Introduction
Je dois d'abord préciser que, tout au long de ces pages,
Je désignerai par le mot Mystére ce que d'ordinaire l'on
appelle « Dieu». Autrement dit, je me servirai de ce
Wocable pour représenter ce qui m’apparait_ comme
énigme d'une réalité partout immanente mais en méme
temps sans cesse transcendante et irréductible quoi
autre qu’elle-méme. On ne confondra done
as le Mystére avec linconnu. Celui-ci, étant en effet
de ordre quantitatif et scientifique, peut toujours tre
considéré comme provisoire et devenir tot ou tard
fonnaissable ~ alors que le Mystére est de ordre qua-
litatif et métaphysique d'une expérience (a la
Jective et objective) qui ne saurait avoir de signification
que vécue en tant que telle* par tout étre humain
dénommé par suite « mystique » au sens strict ob une
relation particuliére s'établit entre lui et le Mystere
Cest pourquoi je me vois sans cesse tenu par moi-
méme et par Vactivité poétique de me demander si,
malgré la présence de ce Mystére devant lequel nous
sommes tous (positivement ou négativement) placés, je
ne suis pas un homme dont lexpérience spirituelle ext
Prise au pigge des mots et & leur seul pidge. Aussi
Ed, cl ghiG Renard, Le Liew du voyageur. Notes sur le Mystere,
Ed. du Seuil, Paris, 1980.INTRODUCTION
importait-il (et continuera-t-il d'importer) que jastreigne
celle-ci A une sorte de controle aussi permanent que
possible. Car elle s'exprime en moi par un phénoméne
dont la nature «mystique », sous réserve de n’étre pas
illusoire, semble résider paradoxalement dans le senti-
ment méme de sa « non-mysticité ». J’entends que je ne
sais rien de ce qui se produit en fait, J"éprouve unique-
ment Pimpression de me trouver parfois dans un état de
vide total qui, sans que je puisse expliquer pourquoi, me
saisit d'une maniére abrupte comme une absence dési-
gnant une présence, du néant désignant de l’étre, ou
encore comme une évidence sans évidence, la manifes-
tation d'un silence ressenti comme chargé d'une parole
informulable. En d’autres termes, survient en moi, et
par conséquent dans le monde oii je vis, un donné qui,
en méme temps, n'est plus au monde ni du monde parce
quiil n'est plus nommable. C'est ainsi que je rencontre,
si du moins il y a rencontre proprement dite, le Mystere.
Le dehors informe alors le dedans — le devient tout en
demeurant le dehors. Le non-sens provoque le désir
inassouvissable du sens. Il se propose comme figure du
non-représentable. Par 12, il fait signe comme a partir
du rien pour que quelque chose, par le rien, puisse
exister en soi-méme au-dela du sens : avant ou aprés lui
~"laissant éclater la lumineuse et foudroyante ténébre
oi linconnaissable parait s'offrir la re-connaissance.
DAMA AA AAA A AAR H AHuub
Une interrogation permanente
Hl me faut done remettre constamment en cause les
réponses que je puis étre tenté d’apporter aux questions
que cette expérience m'impose a travers la clarté, obs.
Curité, l'ambiguité ou le mélange de doutes et de cert
tudes (peut-étre interchangeables) dont elle est pour moi
constituée. Ces questions sont en effet implacables. Ce
que j'appelle ma « foi» est-elle une vraie foi ou n'est.
elle qu'une « fable » créée par le langage qui la commente?
Estelle de l'ordre d’une pure intériorité subjective qui
se limite & elle-méme sans se traduire lextérieur par
une modification objective du comportement personnel
entrainant une modification objective du comportement
social? Ou est-elle au contraire le principe d'une trans-
formation réelle incarnée dans Maction et attestée par
celle-ci? Ce qu’elle vit ou croit vivre du dedans et au.
dedans de soi correspond-il ou non & une « méditation »
authentique? Cette derniére est-elle ou non plus qu'une
simple réflexion égocentrique du « moi » sur lui-méme?
Efface-telle ou dépasse-t-elle ou non la dualité du meme
et de Tautre, du «je» et du « Tout», etc.? Voit-elle en
cette dualité une réalité ou win leurre? Inclut-elle une
véritable « spiritualité » ou n'est-elle que Villusion spi
rituelle d'un strict intellectualisme? Y a-til dans la
conduite mystique plus qu'une fuite devant les pro-
blémes redoutables et sans solution apparente auxquels
WLUNE INTERROGATION PERMANENTE
nous affronte existence? Ou ne cache-telle que la
recherche d’un refuge contre cet affrontement? La
fausse rencontre de quelqu’un la of il n'y aurait per-
sonne ni rien qu'un inaccessible secret? La fondation
menteuse d'un sens 1d od il n'y aurait que non-sens?
Une ruse de la mauvaise conscience - sinon la feinte
méme du mal? Etc,
Jerre, parmi ces questions, comme dans un labyrinthe
dont l'on sait que les structures, depuis I'époque paléo-
lithique, représentent & la fois la prison dont l'on essaye
de s'échapper et le sanctuaire dont l'on s‘efforce de
découvrir I'entrée, le lieu de jonction du sacré et du jeu,
et espace oi! homme féte les mystéres de la nature.
Me méfiant également de tout ce qui pourrait en moi
ne recouvrir qu'une invention née d'une effervescence,
trompeuse en la matiére, de l'affectivité et du psychisme,
je dois aussi m'interroger sans reléche sur le caractére
le moins aléatoire de ce que je vis ou crois vivre. Par
contrecoup, je dois de méme me demander — quitte, en
occurrence, 4 ne pouvoir rien affirmer parce que (répé-
tons-le) nous ne savons pas avec une objectivité assez
nette si et quand nous croyons ou non véritablement —
dans quelle mesure limpression de croire ne risque pas
de remplacer parfois I'acte de croire ou ne se réduit pas
simplement au besoin de croire. Ma seule assurance est
qu'en dépit de cette interrogation qui n’arréte pas de me
harceler d'une fagon simultanément négative et positive,
autant qu’en raison de ce qui me questionne en elle sur
‘ma propre sincérité comme sur la sincérité de ma foi,
je ne peux pas ne point croire. Mieux : je ne pense pas
que je pourrais exister sans croire ~ fiit-ce a cause de la
simple énigme d’étre - et que jugeant méme ma foi
muette et morte, je ne pourrais en fait continuer de vivre
que si, méme en T'ignorant, je continuais encore de croire
du fond de son silence et de sa mort.
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THOT HANNAN TAT AnneWO aaa
Huu
UNE INTERROGATION PERMANENTE
Ayant enfin conscience de passer par la voie obscure
plutot que par la voie claire de l'expérience spirituelle
de rencontrer la présence inscrite dans le Mystere plutot
en sa distance qu’en sa proximité tout en la
Pourtant intimement, tantét d'une maniére imméd
tantét d'une maniére médiate, il m'est done apparu
nécessaire, pour tenter a la fois de la mieux comprendre
et de me mieux comprendre, de la comparer & l'une des
formes d’expérience intérieure les plus opposées a la
mienne. Car cette antinomie seule me permettrait de
Jauger précisément les données capables, en la contre.
disant, de déterminer et de justifier peut-étre, du méme
coup, le moins inexactement possible, la nature et la
signification réelles de mes rapports avec la dimension
du Mystére.
Crest pourquoi, afin de mieux saisir aussi ce qui a pu
conditioner ma propre évolution religieuse, j'ai choisi
de confronter mon chemin avec celui du chrétien devenu
athée que fut Georges Bataille. Son expérience (décrite
dans l'Expérience intérieure) était en effet pour moi
d'autant plus fascinante qu'elle posait également, d'une
fagon directe, la question de la possibilité d’étre ou non
réellement athée. Car elle marque que si l'on peut le
devenir, rien n’assure qu'on puisse l’ésre originellement
malgré la pulsion naturelle qui semble universellement
orienter l'homme vers le sacré, la transcendance, l'absolu
= et par-dela elle le demeurer 4 état pur tout au long
dune vie. Je veux dire que seul un atheisme de ce type
serait, s'il existe, authentique. Mais est-il susceptible
d'exister? Autre est Pacte de ne plus croire en « Dieu »
Et dautant plus distinct de P’éventualité d’un athéisme
inné qu'il s'obstine sans raison a parler de ce qui, pour
lui, n’est pas. Au lieu de garder un silence qui serait du
moins logique en I'occurrence, I'athée est peut-étre, para-
doxalement, la personne qui ne réussit que le plus diffi
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