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La honte, la rougeur
La tentation est grande de se tourner trop vite vers ce que signale la honte, ses
fonctions, différentes selon les sociétés, les états de culture, les groupes, la position sociale ou
timidité ou même la peur. De chercher à comprendre sa puissance, comment elle peut inhiber,
sans avoir “ parlé ”, exilé au Chili, puis en Italie et en France dans une communauté
religieuse : le 10 août 1974, à l’âge de 29 ans, il se pendit sur les bords de la Saône,
contrevenant aux règles de la religion à laquelle il s’était voué, et rendant les armes devant ce
qui s’était acharné sur lui et dont on pouvait penser qu’il l’avait surmonté – quelque chose
dont on ne triomphe pas : la honte. Elle peut aussi tuer en faisant mourir, tout simplement : on
peut mourir de honte, elle peut vous pousser dans l’inexistence, vous priver de la nourriture
spirituelle et sociale sans laquelle on ne peut vivre (l’anthropologue Maurice Leenhardt avait
Le présent numéro de Sigila évoque ces questions, les déploie dans différents
domaines, passe en revue ces distinctions, dans des études qui se recoupent et se renforcent,
ou relancent la réflexion dans des directions inattendues. Leur richesse tient en particulier à
leur étayage dans des domaines, des cas, des réalisations singulières : lexicologie des langues
retour sur soi de Hania Yanat réfléchissant à la honte d’être femme dans la société kabyle
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traditionnelle ; exposé d’un “ cas ” social et psychologique singulier par Dorothée Dussy, ou
réflexions de la psychanalyste Lya Tourn sur des paroles prononcées par des patientes au
cours de leur analyse ; et bien sûr des œuvres écrites, qu’elles aient une valeur documentaire
comme les récits de voyageurs portugais de la Renaissance (Ilda Mendes dos Santos), ou qu’il
s’agisse de récits de fiction dans lesquels, à côté du plaisir d’inventer, s’exprime une sorte
d’expérimentation concrète sur des situations de honte, dans Une histoire sans nom de Barbey
Seixo), voire plus généralement dans des œuvres littéraires autobiographiques contemporaines
(Stéphane Jougla). Quant à l’étude très originale de Guy Samama, tout en s’appuyant elle
aussi sur des lectures (de Sartre, de Platon, de Maeterlinck, de Tchekhov), elle cherche à
détecter, en deçà de la honte liée à un acte, une sorte de “ honte d’avant la honte ”, honte
moins d’être vu que d’être visible, honte d’être lié à un corps et donc d’être potentiellement
nu. Tant la honte comme expérience, loin de se restreindre à la conséquence d’une situation
particulière, semble ouvrir, en un corridor sans fin, sur une “ disposition ” essentielle de
est éprouvée, ressentie, avec ses manifestations, sa présence corporelle : car on ne peut
épiderme. Un ange ne peut avoir honte (ni d’ailleurs éprouver de la colère, de la peur, ni
La honte est une émotion, une manifestation physique. Elle est un mouvement de
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C’est sur une étude de la rougeur (“ Blushing ”) que se conclut l’étude à mes yeux
insurpassée de Charles Darwin sur L’expression des émotions chez l’homme et les animaux
(1872). Il y voit “ la plus humaine des expressions ”. Que dans la rougeur les vaisseaux
capillaires du visage, éventuellement du cou, des épaules, du haut des seins, se gorgent de
sang, ne dépend pas d’un mouvement volontaire des muscles. Ce n’est pas non plus une
action que nous puissions provoquer par une action physique (comme on provoque le rire par
des chatouillis, l’érection par des caresses, les pleurs par un coup, etc…) D’où au moins deux
réaction particulière qu’est la rougeur ? À quoi l’on peut ajouter une troisième question : à
quoi sert la rougeur dans la vie sociale ? autrement dit, pourquoi cette émotion doit-elle se
y faut un certain type de pensées, qu’en quelque sorte l’on subit (vouloir s’empêcher de rougir
ne fait qu’accentuer cette manifestation). Les nourrissons ne rougissent pas (pas plus qu’ils ne
Selon Darwin, ce qui est primordial, c’est la conscience que nous avons de notre corps
regardé par autrui (self-consciousness, qu’on peut traduire par “ gêne ”); il suppose que c’est
l’attention que nous portons à notre visage qui l’a rendu plus susceptible qu’une autre partie
du corps de porter les manifestations de la rougeur : le visage qui regarde, qui est regardé, qui
se sait regardé (même si la honte est aussi déclenchée – quand elle a une valeur sexuelle – par
le fait que certaines parties du corps soient dévoilées, ou regardées d’une certaine façon).
L’attention portée à son corps a ce pouvoir. Prêter attention à son rythme cardiaque l’accélère
ou le dérègle ; appréhender une crise d’épilepsie peut la hâter ; voir quelqu’un bâiller, ou rire,
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déclenche en nous ce mouvement involontaire. Même prendre conscience de sa salivation
peut l’accroître. D’ailleurs la rougeur peut être accompagnée, ou remplacée, par des
mouvements que nous faisons pour baisser les yeux, détourner la tête, voire (les enfants)
cacher notre visage dans le giron ou les jambes d’un parent. Darwin insiste sur l’idée que la
honte est déclenchée par notre apparence physique, avant de l’être par la conscience que nous
avons de notre comportement moral, d’être en faute. Ce qui compte est évidemment non notre
apparence corporelle à elle seule, mais ce que nous pensons de ce qu’autrui en pense.
Mais quel avantage y a-t-il à rendre cette gêne sensible à autrui, par la rougeur ?
Humboldt, d’un Espagnol (à propos d’Indiens d’Amérique du Sud, dont la rougeur lui était
imperceptible) : “ Comment avoir confiance en quelqu’un qui ne sait pas rougir ? ”. La honte,
qui nous tourmente tant, aurait ainsi une valeur positive dans notre vie relationnelle : elle
servirait entre autres (comme le sourire), à apaiser autrui. Voire – en dépit de notre volonté là
encore – à lui faire connaître notre émotivité, ainsi dans la rougeur à signification sexuelle,
qui à la fois nous “ trahit ”, et peut nous faciliter les choses. Comme les autres émotions, la
honte nous alerte physiologiquement sur ce que nous éprouvons ; et elle renforce
paradoxalement, et même douloureusement, notre lien avec autrui. Pas seulement parce
qu’elle montre à autrui à quel point son regard peut nous affecter, nous toucher au plus
profond ; mais aussi parce qu’elle fait connaître qu’être un humain suppose une différence
d’avec soi, une non coïncidence, une vulnérabilité quasi pathologique par laquelle nous
pouvons paradoxalement nous reconnaître les uns les autres comme des semblables,
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Reste à se demander en quoi la honte serait du ressort d’une revue comme Sigila qui
s’est donné comme objet “ le secret ”. La honte n’est-elle pas liée à la révélation, à la mise à
d’autrui de ce que le secret au contraire enferme et dissimule ? Les deux thèmes, en ce sens,
seraient à la fois intimement liés, et antinomiques. Liés parce que la honte révèle ce qu’on
voudrait garder secret, même si tout secret n’entraîne pas la honte quand il est révélé : il y a
des secrets glorieux (on peut être secrètement un héros), ou condamnables mais qui
n’entraînent pas la honte (je suis un agent secret, voire un criminel qui se dissimule : une fois
découvert, je paierai le prix sans nécessairement me sentir honteux). Antinomiques parce que
la honte, elle (telle que la rougeur la signale), exclut le secret. “ Peut-on rougir de honte dans
l'obscurité ? Je crois que l'on peut pâlir d'épouvante dans le noir, mais point y rougir. Ainsi,
l'on pâlit à cause de soi, mais l'on rougit à cause d'autrui. ” écrit Georg Christoph
dans l'obscurité est une épineuse question, au moins l'une de celles qu'on ne met que
difficilement en lumière. ”