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Pierre PACHET

La honte, la rougeur

Pourrait-on remonter un peu en arrière ?

La tentation est grande de se tourner trop vite vers ce que signale la honte, ses

fonctions, différentes selon les sociétés, les états de culture, les groupes, la position sociale ou

sexuelle, ou de la définir par différence ou en relation : avec la pudeur, le sens de l’honneur, la

timidité ou même la peur. De chercher à comprendre sa puissance, comment elle peut inhiber,

emprisonner, et bien sûr tuer : en poussant au suicide. Je pense à Tito de Alencar, ce

dominicain torturé au Brésil en 1969-1971 pendant la dictature militaire, finalement libéré

sans avoir “ parlé ”, exilé au Chili, puis en Italie et en France dans une communauté

religieuse : le 10 août 1974, à l’âge de 29 ans, il se pendit sur les bords de la Saône,

contrevenant aux règles de la religion à laquelle il s’était voué, et rendant les armes devant ce

qui s’était acharné sur lui et dont on pouvait penser qu’il l’avait surmonté – quelque chose

dont on ne triomphe pas : la honte. Elle peut aussi tuer en faisant mourir, tout simplement : on

peut mourir de honte, elle peut vous pousser dans l’inexistence, vous priver de la nourriture

spirituelle et sociale sans laquelle on ne peut vivre (l’anthropologue Maurice Leenhardt avait

mentionné des exemples de cela en Nouvelle-Calédonie).

Le présent numéro de Sigila évoque ces questions, les déploie dans différents

domaines, passe en revue ces distinctions, dans des études qui se recoupent et se renforcent,

ou relancent la réflexion dans des directions inattendues. Leur richesse tient en particulier à

leur étayage dans des domaines, des cas, des réalisations singulières : lexicologie des langues

d’Europe occidentale (Charles Baladier) ; anthropologie des Mossi du Burkina-Faso, ou

retour sur soi de Hania Yanat réfléchissant à la honte d’être femme dans la société kabyle

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traditionnelle ; exposé d’un “ cas ” social et psychologique singulier par Dorothée Dussy, ou

réflexions de la psychanalyste Lya Tourn sur des paroles prononcées par des patientes au

cours de leur analyse ; et bien sûr des œuvres écrites, qu’elles aient une valeur documentaire

comme les récits de voyageurs portugais de la Renaissance (Ilda Mendes dos Santos), ou qu’il

s’agisse de récits de fiction dans lesquels, à côté du plaisir d’inventer, s’exprime une sorte

d’expérimentation concrète sur des situations de honte, dans Une histoire sans nom de Barbey

d’Aurevilly (Patrick Avrane), dans La métamorphose de Kafka (Jean-François Solal), dans

Armance de Stendhal (François-Michel Durazzo), dans un roman de Lobo Antunes (M. A.

Seixo), voire plus généralement dans des œuvres littéraires autobiographiques contemporaines

(Stéphane Jougla). Quant à l’étude très originale de Guy Samama, tout en s’appuyant elle

aussi sur des lectures (de Sartre, de Platon, de Maeterlinck, de Tchekhov), elle cherche à

détecter, en deçà de la honte liée à un acte, une sorte de “ honte d’avant la honte ”, honte

moins d’être vu que d’être visible, honte d’être lié à un corps et donc d’être potentiellement

nu. Tant la honte comme expérience, loin de se restreindre à la conséquence d’une situation

particulière, semble ouvrir, en un corridor sans fin, sur une “ disposition ” essentielle de

l’âme : comme si l’âme était indissociable de la possibilité de la honte.

Mais peut-on pour commencer remonter à la honte “ elle-même ”, au moment où elle

est éprouvée, ressentie, avec ses manifestations, sa présence corporelle : car on ne peut

éprouver de honte si on n’a pas un corps, un cœur, un système sanguin, respiratoire, un

épiderme. Un ange ne peut avoir honte (ni d’ailleurs éprouver de la colère, de la peur, ni

aucune autre émotion).

La honte est une émotion, une manifestation physique. Elle est un mouvement de

l’âme-corps, ou dans l’âme-corps.

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C’est sur une étude de la rougeur (“ Blushing ”) que se conclut l’étude à mes yeux

insurpassée de Charles Darwin sur L’expression des émotions chez l’homme et les animaux

(1872). Il y voit “ la plus humaine des expressions ”. Que dans la rougeur les vaisseaux

capillaires du visage, éventuellement du cou, des épaules, du haut des seins, se gorgent de

sang, ne dépend pas d’un mouvement volontaire des muscles. Ce n’est pas non plus une

action que nous puissions provoquer par une action physique (comme on provoque le rire par

des chatouillis, l’érection par des caresses, les pleurs par un coup, etc…) D’où au moins deux

questions, auxquelles Darwin a le mérite d’essayer de répondre : par quel enchaînement

physiologique se produit la rougeur, ou le rougissement caractéristique de la honte, de la

pudeur, de l’embarras ? et pourquoi cette gêne devant le regard d’autrui engendre-t-elle la

réaction particulière qu’est la rougeur ? À quoi l’on peut ajouter une troisième question : à

quoi sert la rougeur dans la vie sociale ? autrement dit, pourquoi cette émotion doit-elle se

manifester à la vue d’autrui ?

Rougir, ce mouvement typiquement humain, ne peut se commander volontairement : il

y faut un certain type de pensées, qu’en quelque sorte l’on subit (vouloir s’empêcher de rougir

ne fait qu’accentuer cette manifestation). Les nourrissons ne rougissent pas (pas plus qu’ils ne

pleurent à proprement parler) ; on apprend à rougir comme à pleurer.

Selon Darwin, ce qui est primordial, c’est la conscience que nous avons de notre corps

regardé par autrui (self-consciousness, qu’on peut traduire par “ gêne ”); il suppose que c’est

l’attention que nous portons à notre visage qui l’a rendu plus susceptible qu’une autre partie

du corps de porter les manifestations de la rougeur : le visage qui regarde, qui est regardé, qui

se sait regardé (même si la honte est aussi déclenchée – quand elle a une valeur sexuelle – par

le fait que certaines parties du corps soient dévoilées, ou regardées d’une certaine façon).

L’attention portée à son corps a ce pouvoir. Prêter attention à son rythme cardiaque l’accélère

ou le dérègle ; appréhender une crise d’épilepsie peut la hâter ; voir quelqu’un bâiller, ou rire,

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déclenche en nous ce mouvement involontaire. Même prendre conscience de sa salivation

peut l’accroître. D’ailleurs la rougeur peut être accompagnée, ou remplacée, par des

mouvements que nous faisons pour baisser les yeux, détourner la tête, voire (les enfants)

cacher notre visage dans le giron ou les jambes d’un parent. Darwin insiste sur l’idée que la

honte est déclenchée par notre apparence physique, avant de l’être par la conscience que nous

avons de notre comportement moral, d’être en faute. Ce qui compte est évidemment non notre

apparence corporelle à elle seule, mais ce que nous pensons de ce qu’autrui en pense.

Mais quel avantage y a-t-il à rendre cette gêne sensible à autrui, par la rougeur ?

S’agit-il de manifester à autrui notre qualité morale, et ainsi d’essayer d’atténuer sa

condamnation ? Darwin cite la remarque méprisante, rapportée par l’explorateur Alexandre de

Humboldt, d’un Espagnol (à propos d’Indiens d’Amérique du Sud, dont la rougeur lui était

imperceptible) : “ Comment avoir confiance en quelqu’un qui ne sait pas rougir ? ”. La honte,

qui nous tourmente tant, aurait ainsi une valeur positive dans notre vie relationnelle : elle

servirait entre autres (comme le sourire), à apaiser autrui. Voire – en dépit de notre volonté là

encore – à lui faire connaître notre émotivité, ainsi dans la rougeur à signification sexuelle,

qui à la fois nous “ trahit ”, et peut nous faciliter les choses. Comme les autres émotions, la

honte nous alerte physiologiquement sur ce que nous éprouvons ; et elle renforce

paradoxalement, et même douloureusement, notre lien avec autrui. Pas seulement parce

qu’elle montre à autrui à quel point son regard peut nous affecter, nous toucher au plus

profond ; mais aussi parce qu’elle fait connaître qu’être un humain suppose une différence

d’avec soi, une non coïncidence, une vulnérabilité quasi pathologique par laquelle nous

pouvons paradoxalement nous reconnaître les uns les autres comme des semblables,

identiquement dépourvus d’une assise stable, identiquement susceptibles d’être dégradés.

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Reste à se demander en quoi la honte serait du ressort d’une revue comme Sigila qui

s’est donné comme objet “ le secret ”. La honte n’est-elle pas liée à la révélation, à la mise à

nu ou à la découverte de la force de la nudité, à l’apparition au grand jour et sous le regard

d’autrui de ce que le secret au contraire enferme et dissimule ? Les deux thèmes, en ce sens,

seraient à la fois intimement liés, et antinomiques. Liés parce que la honte révèle ce qu’on

voudrait garder secret, même si tout secret n’entraîne pas la honte quand il est révélé : il y a

des secrets glorieux (on peut être secrètement un héros), ou condamnables mais qui

n’entraînent pas la honte (je suis un agent secret, voire un criminel qui se dissimule : une fois

découvert, je paierai le prix sans nécessairement me sentir honteux). Antinomiques parce que

la honte, elle (telle que la rougeur la signale), exclut le secret. “ Peut-on rougir de honte dans

l'obscurité ? Je crois que l'on peut pâlir d'épouvante dans le noir, mais point y rougir. Ainsi,

l'on pâlit à cause de soi, mais l'on rougit à cause d'autrui. ” écrit Georg Christoph

Lichtenberg, qui ajoute malicieusement : “ - Le problème de savoir si les femmes rougissent

dans l'obscurité est une épineuse question, au moins l'une de celles qu'on ne met que

difficilement en lumière. ”

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