Conclusion
BILAN ET ENJEUX
DE L'ECOLE DE FRANCFORT
Le moment semble particulitrement opportun de tirer le
bilan des « efforcements théoriques » de I'Ecole de Franc-
fort. On a en effet devant soi un demi-siécle de travaux
une singuligre vitalité, marqué par une variété de direc~
tions de recherche et une diversité de « fronts », qui ne com-
promettent pas impression d’unité dynamique. Cet achar-
nement & délimiter un champ propre, tout en occupant les
terrains connexes, doublé d'une aptitude & reprendre un
nouveau départ, chaque fois qu’une impasse semble se des-
siner, et a se dépayser sans se perdre, nous semble le signe
non équivoque d’une bonne santé philosophique. Or, loin
datre fortuit, ce trait exprime quelque chose @essentiel & la
Théorie critique, de renaitre sans cesse de ses « crises » - &
prendre ici au sens quasi médical — en revivifiant Pimpératif|
qui lie la raison 4 la pratique, par la vocation d’un rationa-
lisme militant dans Phistoire
A Vheure ot Pérosion des systémes, probléme effectif de
la pratique philosophique, sert souvent a accréditer le sté-
réotype idéologique d’une paresse de la pensée, la Théorie
critique donne un exemple de pensée effectivement critique,
celle d’une raison historique pensant sans indulgence ses
propres contradictions, s’ouvrant aux brisures du sens im-
posées au Logos dans la modernité — de la métaphysique a
la politique, en passant par la Kultur ~ sans désemparer de
penser.
Ilya pourtant lieu de repérer ce qui est Ia forme ultime
de la contradiction avec laquelle s’explique la Théorie cri-
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fadntique. Celle-ci semble s’étre nouée non fortuitement dans
Paprés-coup du séisme idéologique de Mai 68 et de ses cor-
rélats européens et éclaire la forme la plus actuelle du chan-
tier de recherches dont Jiirgen Habermas, de retour 4
Francfort en 1983, est Pultime maitre d’ceuvre. Cela nous
aménera A émettre un diagnostic (généalogique) sur
Pentreprise historique de l'Ecole de Francfort, en formulant
prospectivement les lignes de sa contribution la philo-
sophie aujourd'hui
Ce qui se passe alors, c'est une sorte de soupgon adressé
elle-méme par la Théorie critique : non quelle en vienne
douter purement et simplement ¢’elle-méme, mais, ainsi
qu’on I’a vu par le passage du projet de reconquéte de ratio-
nalité de Phistoire (premigre partie) une prise de distance
par rapport a Phistoire au bout de la traversée et de la pro-
blématisation dune science du social (deuxigme partie), ce
qui requiert une nouvelle philosophic de Phistoire question-
nant le destin de la raison de Phistoire (troisiéme partie),
Lenjeu n’en est autre que le statut de Ja praxis et de la
possibilité de transformation effective. Cette crise a conn
des sympt6mes variés selon les représentants de Ecole, ainsi
que des réponses différentes. On peut les décrire 4 travers
Une grande alternative : le retour & des formes de subjectivité
quill s'agit de protéger contre la vague de la raison contré-
lante qui submerge la modernité d’une part, la reviviscence
dune forme de religiosité qui restaure une forme de trans-
cendance d’autre part. Le contraste entre ces deux stratégies
permet de s’approcher du nocud de la contradiction.
Cest_ néanmoins sur la seconde composante qu’il
convient de mettre l’accent en concluant. Cette dimension
de PAltérité et dune « dette envers ’humanité » révéle une
dimension essentielle qui a couru A travers tout le trajet pré~
cédent, sans étre jamais objectivée comme telle : c'est en
quelque sorte la trace d’une sorte de théologie négative qui
eeuvre dans la conception critique comme rationalité et se
retrouve dans la philosophic de Phistoire : celle d’un prin-
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tad re:cipe absent, indéterminable et irreprésentable, qui néan-
moins — et précisément par cela méme — exige inlassable-
ment le passage a la détermination.
Il faut bien s’entendre : ceci n’est pas un credo qui agi-
rait irrationnellement sur le logos et Phistoire : il ne sert
qu’a représenter Vinfinité @ penser, qui est aussi bien infi-
nité de la pensée comme pratique. On ne saurait ici faire
abstraction de la judéité des fondateurs de la Théorie cri-
tique, qui introduit cette dimension d’altérité exigeante et
rétive a la représentation.
Or tout se passe comme si, au fur et A mesure des décep-
tions de Phistoire et de la mise en cause du destin instru-
mental de la raison qui scinde Phistoire méme, cette dimen-
sion était revenue au premier plan, comme épurée. La
religi d’Horkheimer 4 la fin de sa vie n’est donc pas
qu’un refuge désillusionné : c’est selon nous la (re)présenti-
fication du probleme de Paltérité. L’Ecole de Franefort n’a
cessé de questionner histoire 4 la lucur du matérialisme et
du rationalisme dans le langage (critique) de la science, sans
quéter de « supplément d’4me ». Mais ce qui revient, sous la
forme d’un irréductible de la rationalité historique méme,
C’est la question de Valtérité, A entendre non comme trans-
cendance verticale a l'histoire — jamais il n'a été question de
« fidéisme », méme déguisé -, mais comme ce contre quoi le
sujet de Uhistoire vient buter.
Dans cette perspective, Pceuvre inachevée de Walter Ben-
jamin s'avére particuligrement représentative d’une problé-
‘matique qui aborde histoire résolument du point de vue de
Paltérité — par une dimension théologique -, sans céder sur
la dimension immanente que requiert le matérialisme histo-
rique — respectivement représentés comme le « nain bossu »
et la « poupée » ! Ainsi le messianisme se réinvestit-il — dans
le sillage du renouvellement du judaisme dans le premier
quart du sicle -, curieusement @ travers Ia radicalité du
pessimisme. C’est parce que ’Autre manque a histoire que
Phistoire se constitue dans la temporalité apocalyptique qui
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res!
fadnréintroduit la virtualité de la catastrophe & chaque instant
de Phistoire comme devenir.
Alors que chez Ernst Bloch, lutopie est systématisée
comme une rationalité sui generis (du_« pas-encore »),
Putopie qui se profile ici est celle du sens des « ruines » qui
commande une réémergence.
En contraste avec cette théologie matérialiste de
histoire, la derniére émanation de l’Ecole, Jiirgen Haber-
mas réintroduit de fagon déterminée le poids de linter-
subjectivité communicationnelle, comme on I’a vu. C’est Ia
une stratégie si différente qu’on peut se demander si la rup-
ture n’est pas si radicale qu’il n’y aurait plus lieu de parler
dune commune appartenance. Mais, replacée dans la ge-
nese précédente, cette insistance sur lintersubjectivité pour-
rait se déchiffrer justement comme une volonté de rompre
avec la conscience historique malheureuse de la Théorie cri-
tique, pour réintroduire laltérité au coeur méme du lien hu-
main, conjurant ainsi P’exil dans lequel se retrouve la cons-
cience esseulée
Il rest nullement fortuit que le dernier ouvrage impor-
tant de ce courant contienne une charge contre le subjecti-
visme sous-jacent au discours philosophique de Ia moder-
nité. Ce qui est dénoncé, c’est cette « structure du rapport
& soi (Selbstbeziehung) du sujet connaissant » et de Peffet
de miroir (Spiegelbild) corrélatif. Si ce qui est notamment
visé est la philosophie frangaise contemporaine, c’est bien,
au-dela, le destin subjectiviste dont la Théorie critique
méme offre un exemple, comme si elle avait été
condamnée & répéter le redoublement infini critique, qui
avait joué des tours a la gauche hégélienne!, ou bien a se
vouer Pinfini de PAltérité.
Mais précisément, 1a est le probléme : le rationalisme de
la communication vaut-il comme une alternative ou ne
fait-il qu’acclimater la contradiction en substituant au
L. Marxisme et théorie critique, op. cit. chap. 1
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res!
fadndrame de la subjectivité et de Paltérité un humanisme bardé
de « communicationalité »? Quoique nous puissions ren-
voyer la réponse a cette question @ quelque bilan ultérieur,
nous ne terminerons pas sans articuler la contradiction par
rapport 4 ce qui nous en semble le nerf : le statut du sujet de
Phistoire. :
La crise de histoire que P'cole de Francfort expéri-
mente comme la forme historique du nihilisme moderne et
dont elle produit une belle phénoménologie revient & la dé-
couverte de cette division du savoir du sujet historique et de
la vérité du processus — ce qui s‘exprime par une crise du
mode d’idéalisation social corrélatif. Ce n’est done pas par
hhasard que Marx, Nietzsche et Freud — chacun au niveau
propre de la crise ~ se trouvent impliqués dans cette lecture
de la crise. Corrélativement, le destin humaniste de la Rai-
son dans histoire se trouve mis en cause : ce n’est done pas
un hasard si la Théorie critique, résolument optimisante en
son rationalisme, en vient 4 jouer avec Pidée dun mal radi-
cal de Vhistoire. Mais ce « vertige » ne débouche jamais sur
un irrationalisme ou un « escapisme » esthétique, tout au
plus sur une tentation quiétiste qui n’empéche pas la ques-
tion de se reporter sur une critique éclairée, vint-elle 4 dou-
ter du destin des Lumiéres. Ce qui empécha I’Ecole de méri-
ter Pétiquette, jolie mais sévere que lui attribua Lukdcs
en 1962, de « Grand Hotel de ’Abime » !
Et si précisément, la lecon de cette aventure était la mise
jour du fait que, comme le sujet de Vinconscient, le sujet
de Vhistoire est « divisé » — détermination structurelle qui
traverse histoire de part en part! ? Cela n'est pourtant ja-
mais effectivement articulé par les tenants de Ecole et la
théorie habermasienne de la communication va plutot dans
le sens consistant a déchiffrer cette « division » comme un
malentendu, Il se pourrait bien néanmoins que le cceur de
1. Cf. PL. Assoun, Marx et la répétition historique, Pur, 1978, nou
velle édition « Quadrige », 1999.
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tad re:Pentreprise soit & situer du c6té de cette dialectique du sujet
avec les formes socio-historiques daltérité. Contre cette
forme d’altérité repérée par Tocqueville’, offrant a ses sujets
un bonheur assorti d’un « interdit de penser », la Théorie
critique réintroduit le souci du «trouble de penser » qui
rappelle au sujet les leurres du pouvoir et leur commande
Waffronter cofte que codte la « peine de vivre ».
‘Au moment oii il est tant question de la crise des systé-
mes, voire de histoire, Poriginalité de I’Ecole de Francfort
est qu’elle pense la crise sans jamais abdiquer de 'ambition
rationnelle, Cette disjonction du réel et du rationnel fonc-
tionne comme un impératif de réintroduire de la raison
dans Vhistoire. La raison reste ainsi, selon la définition
d’Horkheimer, «la catégorie fondamentale de la pensée
philosophique, la seule qui rattache celle-ci au destin de
Phumanité ». :
Crest pourquoi si I’Ecole analyse le destin de « la raison
administrée », non sans résonance avec la critique de la so-
ciété disciplinaire que l'on trouve chez Michel Foucault, elle
ne va jamais jusqu’a l'idée Pune historicité radicale, Phis
toire restant médiée par le sujet humain, II n’est que plus ré-
vélateur que lorsque Foucault, au milieu des années 1970,
réintroduira un point de vue du sujet, sa théorie des formes
de subjectivation sociale cétoiera, selon son propre aveu, la
problématique de PEcole.
De méme, la critique des systémes idéologiques ne dé-
bouche jamais sur un repli pur et simple sur une vision libé-
rale du monde classique ou sur un retour au culte des faits
(dans le style de « Phistoire des mentalités »). Le point de
vue de la pensée est systématique par définition, en sorte
que le mode de penser critique ne revient jamais & niveler la
vision de Phistoire. Le rapport au marxisme est caractéris-
tique de ce point de vue : la Théorie critique fut suffisam-
ment libre a son égard pour ne pas le résilier d’un trait de
1. De la démocratie en Amérique, conclusion.
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res!
fadnplume quand fut devenue visible la crise de la raison histo-
rique. C’est par cet attachement au point de vue de jure,
contre tous les systémes et les idéologies factualistes, que
PEcole de Francfort demeure une pensée philosophique ef-
fective, qui ne désespére pas du logos, tout en en affrontant
les « symptémes »'.
1. CE P-L. Assoun, Freud et les sciences sociales, Psychanalyse et
théorie de la culture, Armand Colin, « Cursus », 1993.
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