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THOMAS D’AQUIN OU LA CHRISTIANISATION DE L’HELLENISME par Claude Geffré ii utuntur philosophicis documentis in sacra scriptura redigendo in obsequium fidei, non mis- cent aquan vino sed convertunt aquam in vinum. S. THOMAS, In Boet. de Tri., q. 2, a. 3, 5m La rencontre du christianisme et de ’hellénisme, malgré des travaux historiques toujours plus éclairants, n’a pas fini de relancer la question de!’interprétation de l’essence méme du christianisme. Méme si la thése de Harnack sur L’Hellé- nisation du christianisme se voit de plus en plus contestée par les historiens les plus sérieux, elle ne cesse de stimuler les théo- logiens modernes dans leur entreprise de déshellénisation du christianisme. La tentative la plus récente et la plus retentis- sante fut celle de Hans Kiing dans Erre chrétien. Il met en effet au compte des catégories métaphysiques de I’hellénisme le passage d’une christologie originelle, fonctionnelle, judéo- chrétienne, a une christologie ontologique qui énonce des pré- dicats essentiels sur l’origine ou I’essence divines de Jésus Py LETRE ET DIEU auprés du Pére. Mais A. Grillmeier, le maitre-historien de la christologie des Péres, refuse de comprendre ce dévelop- pement historique comme un processus d’hellénisation. I! écrit: «Nicée n’est pas V’hellénisation, mais la déshellénisa- tion ou la libération de l'image chrétienne de Dieu hors de Vimpasse et des divisions ou Pentrainait I"hellénisme, Ce ne sont pas les Grecs qui ont fait Nicée, c'est Nicée qui a sur- monté les philosophes grecs!.» En fait, dés qu’il y a véritable inculturation du christia- nisme, on discerne inséparablement un mouvement d’incul- turation du christianisme et un mouvement de christianisation de la culture. I! s’agit de beaucoup plus que d’une adapta- tion au langage et aux modes de pensée de la culture domi- nante. Il s'agit d’une métamorphose des ressources conceptuelles et des valeurs existantes dans une nouvelle synthése dont le message chrétien est ’élément catalyseur. En ce sens, il est parfaitement légitime de parler d’une christia- nisation de VPhellénisme. Tel est d’ailleurs le jugement de J. Quasten a propos de la premiére tentative des Péres apo- logistes: «II est donc possible de parler dune christianisa- tion de ’hellénisme, mais bien peu d’une hellénisation du christianisme, surtout si ?on veut un jugement général sur Peeuvre intellectuelle des apologistes?, » I1n’y a pas de théologie chrétienne sans dialogue avec une culture. La théologie représente un moment de prise de dis- tance par rapport a la foi, mais en vue de mieux manifester Je contenu intelligible de la foi. Sans étre liée & aucune forme de philosophie, la théologie va nécessairement utiliser le lan- gage et les ressources conceptuelles d’une culture donnée. Mais ces divers éléments qui sont hétérogénes au langage de la foi vont étre profondément transmutés sous horizon de la foi et prendront une figure nouvelle dans un champ sémantique qui leur est étranger. Choisissant un moment tardif de la rencontre du christia- nisme et de ’hellénisme, je voudrais vérifier comment Tho- 1, A. GRILLMElER, De Jésus de Nazareth «Dans Vombre du Fils de Diew» au Christ, image de Dieu, trad. fr. dans Comment re chrétien? La réponse de Fians King, Paris, DDB. 1979, p. 128. 2. J. QUASTEN, Initiation aux Peres de lEglise tI, Pavis, Cerf, 1955, p. 213. ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE 25 ‘mas d’ Aquin assume dans sa théologie comme science de Dieu la notion de sagesse qu'il recoit d’ Augustin alors méme que celui-ci ne faisait que reprendre I’héritage des philosophes zgrecs. II s’agit IA d’un moment crucial dans la rencontre entre deux univers de pensée. Quelle distance en effet entre la sagesse grecque comme idéal de la raison humaine et la sagesse chrétienne qui coincide avec la folie de la Croix? Comment voir dans la théologie l’accomplissement de la sagesse des phi- Josophes et en méme temps prendre au sérieux la rupture entre le Logos grec et la Parole de la Croix? Avant d’étudier plus attentivement ’audacieuse acclima- tation de la sagesse grecque en terre chrétienne opérée par . Augustin et par S. Thomas, nous voudrions justement évo- ‘quer deux témoins éloquents de la rupture entre les deux sages- ses, a savoir Luther et Heidegger. LA SAGESSE QUI EST FOLIE POUR LE MONDE On connait les propositions 19 et 20 de la Dispute de Hei- delberg qui expriment ax mieux le refus par Luther de la sagesse théologique telle que la concoit un S. Thomas, c’est-2- dire une sagesse qui croit pouvoir manifester la continuité entre la connaissance naturelle et la connaissance christique de Dieu: «On ne peut appeler 4 bon droit théologien celui qui considére que les choses invisibles de Dieu peuvent étre saisies a partir de celles cui ont été créées, mais plutét celui qui saisit les choses visibles et inférieures de Dieu en les considérant a partir de la passion et de la croix. » Alors que la tradition patristique et médiévale donne toujours de Rm 1, 19.20, une interprétation qui fonde la connaissance naturelle de Dieu et qui justifie un discours sur Dieu a partir de la création et des eréatures, Luther estime qu’ une telle interprétation constitue un contresens complet. La scolastique s’autorisait de ce texte des Romains qui souli gne le mouvement qui va du monde vers Dieu pour assumer 3.M. LutHER, Dispute de Heidelberg, p. 19 et 20, CBuvres, t. 1, Genéve, Labor et Fides, 1957. p. 135. 26 ETRE ET DIEU en théologie chrétienne la pensée métaphysique et la sagesse grecques. Luther, lui, estime qu’il est impossible de connai- tre Vessence invisible de Dieu a partir de ses créatures. Le vrai théologien n’est done pas le «théologien de la gloire», celui qui connait Dieu a partir de la création, mais le «théologien de la croix», celui qui comprend ce qui dans essence de Dieu est visible et tourné vers le monde en tant que présenté dans la passion et dans la croix. Comme Moise face au Buisson ardent, le vrai théologien ne voit Dieu que de dos: ce que Luther appelle les pasteriora Dei. Dieu se révéle a partir de ce qui est folie et scandale pour la raison. Le Deus absconditus in passionibus est en méme temps le Deus rev. latus. L’homme ne peut contempler face & face Ia majesté de Dieu, le Deus nudus. Il peut seulement connaitre le Dieu alla fois voilé et dévoilé dans Phumanité souffrante du Christ le Deus indutus. La theologia crucis désigne une connaissance indirecte de Dieu. Le Deus absconditus est le Dieu dont TFessence et oeuvre ne peuvent étre connues que sous un signe contraire, sub specie contraria, Dans son commentaire des propositions 19 et 20, Luther rappelle que S. Paul a justement désigné comme «insensés » ceux qui prétendent comprendre essence de Dieu a partir des choses créées (cf. Rm 1, 22) et il renvoie au début de la Premiere Lettre aux Corinthiens oi il nous est dit que Dieu a converti la sagesse de ce monde en folie. «En effet, parce que les hommes ont abusé de la connaissance de Dieu tirée de ses ceuvres, Diew a voulu au contraire étre connu par ses souffrances; il a réprouvé cette science des choses invisibles par la connaissance des visibles, de telle sorte que ceux qui n’ont pas adoré Dieu manifesté par ses ceuvres, ’adoreraient dans ses souffrances, comme la Premiére Lettre aux Corin- thiens le dit: « Parce que le monde n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu a Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication (1 Co 1,21)4.» Aisi, alors que pendant des siécles toute une tradition théo- logique a cherché une continuité entre la raison et la foi, entre le monde et Dieu, entre la sagesse des Grecs et la sagesse chré- tienne, qui trouvent leur unité dans la sagesse sur-éminente de Dieu, Luther réaffirme avec force le scandale du langage 4, Dispute de Heidelbere, op. cit. p. 136. ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE. 27 de la croix, langage de rupture qui convainc de folie la sagesse du monde. Chez Paul, er effet, le langage de la croix inau- gure une mise en croix non seulement du /ogos grec, mais aussi du discours juif. Il faut prendre au sérieux la nouveauté chrétienne, cest-a-dire la folie du kérygme. « Les Juifs deman- dent des miracles et les Grecs recherchent la sagesse, mais nous, nous préchons un messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les paiens» (1 Co 1, 22.23). LA FOLIE DE LA CROIX ET LA FOLIE DE LA PHILOSOPHIE Tout prés de nous, Heidegger se référe aux theses de la Dis- pute de Heidelberg pour critiquer l'utilisation qui a été faite de Rm 1,20, en vue de justifier usage de la métaphysique grecque en théologie chrétienne’. Pour ui comme pour Luther, la théologie est essentiellement «une théologie de la croix», une théologie du « Dieu crucifié» (on trouve chez lui cette expression bien avant Moltmann). Dans 'introduction a Qu’est-ce que la métaphysique? en méme temps qu’il dévoile le caractére théologique de l’onto- logie, il souligne l’incompatibilité entre la théologie chrétienne et la philosophie: «Le ceractére théologique de l’ontologie ne tient pas au fait que la métaphysique grecque fut plus tard assumée par la théologie d’église du christianisme et trans- formée par elle. II tient bien plutdt & la maniére dont ’étant, des Vorigine, s’est dé-celé en tant qu’étant. C’est ce décéle- ment de I’étant qui a d’abord rendu possible que la théolo- sie chrétienne s’empare de la philosophie grecque — pour son profit ou sa perte, les théologiens en décideront, partant de expérience du fait chrétien, s'ils méditent ce qui est écrit dans la Premiére Lettre aux Corinthiens de l’apOtre Paul: « Dieu mattil pas convaincu de folie la sagesse du monde?» (1. Co 1, 20). Or la sagesse du monde est, selon 1, 22, ce que 5. Cf..0. PooeLER, La Persée de Heidegger, trad. fr., Paris, Aubier, 1967, p50. ob il envoie aux cours sur S. Augustin et le plaronisme donnés par Heidegger en 1921. 28 ETRE ET DIEU cherchent les Grecs. La philosophie proprement dite, Aris- tote 'appelle explicitement dz8touméne celle qui est cherchée, La théologie chrétienne se résoudra-t-elle enfin a prendre au sérieux la parole de l'Apétre et, en conséquence, & considé- rer la philosophie comme une folie? » Et dans I'Introduction @ la métaphysique, Heidegger affirme que la parole révélée sur la création: « Au commen- ‘cement Dieu créa le ciel et la terre...» ne saurait en rien fournir une réponse a la question métaphysique par excellence: «Pourquoi donc y a-t-il de l’étant et non pas plutot rien? »; «elle ne peut d’aucune facon constituer une réponse a notre question parce qu’elle n’a aucun rapport avec cette question. Elle n’a aucun rapport avec elle parce qu’elle ne peut pas du tout en avoir. Ce qui est demandé a proprement parler dans notre question est pour la foi une folie’. » Ainsi, a ’époque moderne, Heidegger vient confirmer la thése de Harnack sur Vhellénisation du_christianisme, L’assomption de la métaphysique grecque en théologie ne peut aboutir qu’a une trahison de la théologie révélée qui est avant tout une théologie du Dieu crucifié. Les théologiens chrétiens sont bien plutdt invités a prendre au sérieux ce qui leur est donné a penser dans la Révélation et & distinguer soigneuse- ‘ment le «théologique» qui vient de la Révélation et le «théo- logique» qui appartient & l’essence de la métaphysique. Dans la fidélité a S. Paul et A Luther, Heidegger est donc trés pro- che du courant le plus remarquable de la théologie protes- tante au Xx° siécle depuis la théologie dialectique de K. Barth jusqu’a la théologie de la mort de Dieu dE. Jiingel. Dans sa conférence Phénoménologie et théologie pronon- cée en 1927 a Tlibingen, Heidegger développe cette these & premiére vue déconcertante: «La théologie est une science positive et, comme telle, elle est absolument différente de la philosophie®. » Il va jusqu’a dire que la théologie révélée se 6. Qu’estce que la métaphysique? tad. fr. dans Questions I, Paris, Gal- limard, 1968, p. 40-41. 7. Introduction @ la métaphysique, trad. fe. PUF, 1958, p. 14. On se reportera au Commentaire qu’en donne H. Bieautt dans «1a foi et la pensée d’aprés Heidegger», in Philosophies chrétiennes (Recherches et Débats) 10, Paris, Fayard. 8, Texte édité ef traduit dans Archives de Philosophie, t. XXXII, 1969, . 3595 1955, p. 108-132, ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE 29 trouve fondamentalemen: plus proche de la chimie et des mathématiques que de la philosophie. La théologie est en effet tune science ontique et positive et non pas une science onto- ogique et réflexive comme la philosophie. Son objet, ce n'est Dieu comme Etre supréme, mais lexistence croyante. La scientificité de la théologie comme science positive, c’est celle d'une science historique. La théologie concerne un événement historique qui n’est accessible que dans la foi. Le noyau de Ia foi, ce que Heidegger appelle la christianité par distine- tion avec le christianisme comme religion historique, c’est Pévénement de la crucifixion. « Ce qui est révélé initialement ala foi et seulement pour zile, I’étant qui comme Révélation produit initialement la foi, c’est pour la foi «chrétienne», le Christ, le Dieu crucifié?. » Crest & partir de historicité propre de la théologie comme science positive qu’il faut comprendre son caractére a la fois systématique et pratique. Elle est nécessairement pratique puisque son objet se définit comme mode d’existence du croyant et que lexister es: praxis. Mais en tant qu’interpré- tation conceptuelle de existence croyante, la théologie est aussi systématique. A condition de préciser tout de suite qu'elle n’emprunte pas & un systéme quelconque, mais qu'elle ne fait que déployer le «systéme» qui est inhérent a I’événe- ment chrétien. «Elle est systématique, non pas parce qu’elle établit un systeme, mais au contraire parce qu’elle lévite, en ce sens qu’elle cherche uniquement & apporter, & découvert et en lumiére, dans histoire de la Révélation, le systema intime de ’événement chrétien en tant que tel, c’est-a-dire Je croyant en tant qu’il comprend par des concepts!9. » En conformité avec le principe luthérien de la sola Scrip- tura, la théologie selon Heidegger est essentiellement une théo- logic néo-testamentaire. Cette théologie systématique d’un genre spécial et radicalement différente de la théologie spé- culative telle que l'ont comprise les théologiens du Moyen Age, c’est-t-dire une théologie qui ne craint pas d’avoir recours & une conceptualité étrangére ’Ecriture et qui n’éta- blit pas de rupture entre le Dieu de la théologie naturelle et le Dieu de la théologie chrétienne. La théologie est essentiel- 9. Archives, ibid., p. 367. 10: Archives, ibide, p. 377 30 ETRE ET DIEU Jement une christologie, car comme pour Luther toute sagesse théologique qui prétendrait partir du monde pour connaitre Diew et confondue par cette sagesse mystérieuse qu se mani- feste dans la folie de la croix. «Etymologiquement, théo-logie signifie science de Dieu. Mais Dieu n'est en aucune maniére Pobjet de sa recherche, comme par exemple les animaux sont le théme de la zoologie. La théologie n’est pas une connais- sance spéculative de Dieu!!.» LA THEOLOGIE AUGUSTINIENNE COMME SAGESSE Notre souci moderne de vouloir dépister toute infiltration grecque dans le christianisme comme s'il s’agissait déja d’une corruption de sa «christianité», de son noyau le plus spéci- fique, aurait bien surpris les Péres. Ils n'avaient pas conscience de se livrer & une «hellénisation du christianisme». L’anti- these, celle dune «christianisation de I’hellénisme», n’est pas plus satisfaisante. I! s‘agissait seulement de restituer & sa vraie source la sagesse naturellement chrétienne des philosophes. C'est particuligrement frappant si on considére la maniére dont le grand docteur Augustin a repris a son compte le dua- lisme platonicien entre la science et la sazesse En définissant la théologie chrétienne comme une sagesse, S. Augustin a le sentiment de prolonger l’idéal des philoso- phes grecs, surtout les platoniciens, dans leur recherche des vérités les plus hautes. La distinction typiquement platoni- cienne entre science et sagesse correspond la différence entre deux registres de réalités, celui des réalités sensibles et tem- porelles d’une part, et celui de la réalité intelligible ou des vérités éternelies d’autre part. En comprenant ce savoir supréme qu’est la théologie comme une sagesse, Augustin est beaucoup plus soucieux de souligner la différence entre la théologie et toute autre forme de savoir que de se démarquer par rapport a la sagesse des philosophes. II prolonge leur tra- dition en portant leur amour de la contemplation de la verité 11, Archives, ibid., p. 379, ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE 31 4 son plus haut point de perfection. La dualité de la science et de la sagesse qui est commandée par opposition du tem- porel et de ’éternel, correspond chez Augustin a sa distinc- tion du frui et de'Puti. La science concerne les réalités inférieures dont on peut seulement user. La sagesse concerne les vérités les plus hautes dont on peut jouir. Finalement, c'est Je rapport a la Béatitude qui qualifie les degrés du savoir. C'est en effet dans la possession de la vérité que le sage peut accé- der a la vie bienheureuse. Le théologien chrétien trouve la béatitude dans la connaissance de cette vérité supréme qu’est Dieu. Mais c'est déja la recherche de la béatitude par la ‘connaissance des vérités éternelles qui caractérisait l’idéal de Ia sagesse grecque. «Nulla est homini causa philosophandi nisi ut beatus sit», telle est 1a formule éloquente de S. Augustin !2, Ainsi, Augustin ne se croyait pas dans obligation de bap- tiser a sagesse des philosophes. Pour autant qu’elle tendait 4 la possession bienheureuse de la vérité, elle appartenait déja sans le savoir au Christ qui est ’incarnation méme de la science et de la sagesse. On connait ce passage souvent cité du De Doetrina christianc, ot il nous est dit: «Ceux qu’on appelle philosophes, s'il leur est arrivé de dire des choses vraies et conformes a notre foi, surtout les platoniciens, non seule- ment il ne faut pas craindre leurs enseignements, mais s’en emparer & notre usage comme de biens dont ils sont les injustes possesseurs!3,» De méme que les Hébreux se sont emparés, sur Pordre de Dieu, des dépouilles des Egyptiens, il faut que les chrétiens empruntent aux doctrines des paiens tout ce qu’il ya de vrai et qui peut étre utile au culte du vrai Dieu et & la prédication de PEvangile. Quand les Péres de 'Eglise constataient une certaine concordance entre l’enseignement des philosophes et l’ensei- gnement de la Bible, ils n’hésitaient pas a estimer que ceux- ci avaient pu bénéficier d'une illumination spéciale de Dieu, Ils disposaient pour cela de plusieurs théories élabo- rées dans le milieu du judaisme alexandrin. Philon par exem- 12. De Civitate Dei, XIX, 1.3. 13. De Doctrina ehristiana, il, 40. 14. Cf. J. Daniiou, Message évangélique et culture hellénistique aus: ur et ur siécles, Paris, DDB, 1961 2 ‘ETRE ET DIEU ple proposait trois types d’explication pour rendre compte des vérités qui se retrouvaient chez les philosophes grees: «ou bien ils les ont empruntées 4 Moise; ou bien ils les ont décou- vertes par la raison; ou bien certains philosophes ont recu une inspiration de Dieu, paralléle a celle des prophetes» 5, ‘Nous avons vu que depuis Luther, la théologie moderne, surtout protestante, soulignait avec complaisance la rupture entre le logos grec et le logos de la croix. Mais Augustin, comme la plupart des Péres de V’Eglise, ne dissocie jamais, Je logos paulinien de ta croix du logos johannique. La théo- logie du Verbe incarné partir du Prologue de S. Jean per- mettait de fonder Pappartenance au Christ, le Verbe de Dieu, de toutes les vérités partielles dont témoigne histoire de la philosophie. Le Verbe est non seulement le principe de la créa- tion et du salut. Il est aussi le principe de toute connaissance humaine et chrétienne. Toute vérité professée par les philo- sophes est donc chrétienne de droit, et la sagesse des Grecs est une participation au Verbe qui est la Sagesse par excellence. C’est donc bien la sagesse, c’est-i-dire la connaissance savoureuse de Dieu comme vérité supréme, qui donne sa colo- ration propre & ’intellectus fidei augustinien. Cela ne disqua- lifie nullement un travail intense de Vintelligence, et le P. Chenu a bien montré combien il serait erroné de mettre sous le patronage d’ Augustin une certaine théologie affec- tive dont s'est réclamé 'augustinisme ultérieur'®, S. Augus est le premier 4 comprendre Ia théologie comme la foi qui cherche Pintelligence: «Desideravi intellectu videre quod credidi”. » C'est justement le désir de la jouissance de Dieu contemplé face & face qui déclenche et qui porte tout le mou- vement de Pintellectus fidei. Mais il est certain que lorsque S. Augustin parle de la théo- logie chrétienne comme d’une science «par quoi la foi tres salutaire, qui conduit la vraie béatitude, est engendrée, nour- rie, défendue, fortifige», il pense moins a sa portée spéeula- tive qu’a sa fonction morale et propédeutique. En tant que 15. Cké par G. Mapcc, «La christianisation de Phellénismes, in Humanisme et foi chrétienne, Paris, Beauchesne, 1976, p. 403. 16. M.-D. CitENu, La Théologie comme science au Xn sicle, Paris, Vrin, 1957, p. 98. IT. De Trinitare, XV, 25. ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE 33, science de I’Ecriture, par exemple, elle est coextensive a la foi qu'elle nourrit, et comme cette derniére elle est toute subor- donnée a la vision bienheureuse de Dieu. La théologie comme science de la foi est avant tout une science pratique. Elle ccupe donc un rang encore modeste par rapport a la sagesse qui se définit par la contemplation de la vérité. Finalement, pour utiliser des distinctions ultérieures, , Augustin n’a pas clairement distingué entre philosophie, théologie-science et théologie mystique. Le plus important chez lui, c'est I’assomption et la transmutation de la philo- sophie grecque comme amour de la sagesse et qui devient en terre chrétienne la sagesse des saints. Toutes les activités rationnelles, qu’elles relevent de Ia philosophie ou de la théo- logie, sont subordonnées & cztte sagesse mystique comme pos- session savoureuse de la Béatitude. Qu’ils’agisse de la sagesse philosophique ou de la sagesse théologique, toutes les deux sont des servantes de cette sagesse supérieure qui coincide avec Villumination de Pintelligence par le Verbe de Dieu, sagesse du Pére. LA THEOLOGIE-SCIENCE ET LA THEOLOGIE-SAGESSE CHEZ 8. THOMAS Par rapport A ses prédécesseurs immédiats (Kilwardby, Alexandre de Halés, S. Bonaventure, S. Albert) qui demeu- raient fidéles a la dualité platonicienne de la science et de la sagesse que I’on a constatée chez S. Augustin, option de S. Thomas est originale dans la mesure oi il cherche & cons- tituer une théologie-science de Dieu qui vérifie l’idéal de la science au sens aristotélicien, c’est-a-dire un savoir qui pro- céde de principes (connus) & des conclusions (& connaitre) par vwoie de démonstration (cf. I*, g. 1, a. 2). Sans doute, ils avaient déja discerné la fécondité de l'ana- logie entre les principes évidents de la science (les per se nota) et les articles de la foi. Mais ils n’allaient pas jusqu’a appli- quer la notion de science aristotélicienne & la théologie. Et siils y répugnaient, ce n’est pas tant parce que celle-ci procé- dait a partir de principes inévidents ou parce qu’elle portait 34 LBTRE ET DIEU sur ces objets contingents qui sont les faits de l'histoire du salut. C’est beaucoup plus a cause de leur conception méme de la fin du travail théologique, dans la fidélité profonde & S. Augustin, le grand maitre de la théologie latine. Comme ce dernier, ils maintiennent le réle subordonné par la science ar rapport a la sagesse et ils objectent toujours que la science, selon l’idéal d’Aristote, est ordonnée a la perfection de Pintel- ligence humaine, alors que la théologie est ordonnée & la charité'8, L’option audacieuse de S. Thomas consiste a faire de la théologie un savoir principalement spéculatif (cf. I, g. 1, a. 4), entiérement tourné vers la contemplation de la Vérité premiére qui est Dieu. Il se place du cété de l"ceuvre théolo- gique elle-méme (finis operis) et non immédiatement du point de vue du théologien (finis operantis). Cette forme de cha- rité qu’est la sainteté de Vintelligence est au service de la connaissance objective des choses divines, de I’élaboration d'une science sacrée qui a sa consistance épistémologique pro- pre. En dessous de la connaissance infuse et savoureuse de Dieu, il y a place pour un habitus acquis de contemplation théologique qui considére tous les mystéres de la foi en tant, qu’ils sont vrais et qui est un double humain de la science méme de Dieu. L’augustinisme et le thomisme représentent bien deux fami les spirituelles qui seront & origine de deux courants théo- logiques différents a Vintérieur de ’Eglise d’Occident. Mais paradoxalement, en assumant en théologie le logos aristoté- licien et en poursuivant intelligence de la foi (cf. la fides quaerens intellectum de S. Anselme) jusqu’a mettre celle-ci en «état de science» (in statu scientiae), S. Thomas ne fait qu’accomplir le projet initial de S. Augustin concernant la théologie comme intellectus fidei. Et s'il est vrai que, dans la question I de la Somme théologique, on commence par nous dire que la science sacrée est plus spéculative que pratique (cf. a. 4), on nous dit plus loin (cf. a. 6) que la théologie- science vérifie aussi parfaitement le privilége de la sagesse 18. CI. TH. DeMaN, «Composantes de la théologie», in RSPT, 28, 1939, p. 386-434, qui renvoie lui-méme a ouvrage classique de H.-L. MaRkou, S. Augustin et fa fin de la culture antique, Pati, 1938, ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE. 35 augustinienne qui dépasse la division du spéculatif et du pra- tique et qui est tout entiére qualifiée par la vie bienheureuse vers laquelle elle tend. Grace & Aristote, S. Thomas dépasse opposition d’Augus- tin entre la raison supérieure qui concerne la connaissance de Dieu, et la raison inférieure qui concerne la connaissance des choses de ce bas monde. La théologie comme science de Ja foi assume dans une unité supérieure les fonctions de la ‘ascience» et de la «sagesse». Ce qui assure l’unité de la théo- logie, cest son objet formel, & savoir la Révélation, qu'elle porte sur Dieu lui-méme ousur ’histoire du salut, qu’elle soit connaissance spéculative de Dieu ou commentaire de l’Ecri- ture, qu’elle concerne les articles de foi ou l’agir chrétien. La théologie n’est science que dans sa subordination & la science de Dicu en qui science et sagesse coincident. Dans l'article 6 de la question 1 de la Somme, S. Thomas parcourt la hiérar- chie des sagesses, depuis l'art (Varchitecte), la philosophie morale (Ie prudent) jusqu’a la plus haute des sagesses humai- nes selon Pidéal grec, la métaphysique. La théologie est au sommet de la pyramide des sagesses, mais en rupture avec elles puisqu’elle vient d’en haut. La métaphysique connait déja Dieu comme cause ultime des choses, mais c'est a partir des créatures. La doctrine sacrée traite de Dieu en lui-méme (proprissime), quant & ce qui n’est connu que de lui seul (quan- tum ad id quod notum est sibi soli de seipso), et par révéla- tion. Et la théologie n’est qu’une humble reproduction de cette connaissance divine: quaedam impressio divinae scien- tige (I*, 9. 1, a. 3, ad 3). Le dualisme platonicien de la science et de la sagesse auquel Augustin demeure encore fidéle est donc dépassé. Mais la théologie de S. Thomas est ’héritiére de la sagesse augusti- nienne comme appétit radical de la foi qui cherche 2 voir. Pour Thomas d’ Aquin comme pour Augustin, le dynamisme de la théologie comme cogitatio fidei est commandé par la distance entre la foi initiale et la possession bienheureuse du mystére de Dieu. On pourrait dire que S. Thomas prend tellement au sérieux cette cogitatio de la foi qu’il va jusqu’a assumer la théorie aristotélicienne de la science. Mais contrairement & opposition ruineuse entre la théologie spé- culative et la spiritualité ou théologie affective que connat- tra le thomisme ultérieur, S. Thomas ne dissocie jamais, pas 36 L’BTRE ET DIEU plus dans I’acte de connaissance théologique que dans l’acte de foi, l'assentiment a la vérité et l’adhésion savoureuse ala Réalité méme de Dieu. LA SAGESSE THEOLOGIQUE ET LA SAGESSE DES SAINTS Quand $. Thomas montre pourquoi la Doctrina sacra mérite le nom de sagesse, il distingue nettement la connais- sance théologique, qui est un savoir acquis par I’étude, et la connaissance mystique qui est un don du Saint-Esprit (ef. a. 6, sol. 3). Mais puisque la théologie comme science n’est qu'une conséquence de I’incarnation de la foi dans intelligence, on ne peut dissocier dans l’acte théologique lui-méme la part de construction rationnelle et la part d’expérience savoureuse de la Réalité méme de Dieu. C’est ce qui permettait au P. Chenu décrire que «c'est en tant méme qu’elle est mystique que la théologie est une science». Ainsi, méme s'il est vrai que la sagesse des saints est supérieure a la sagesse théologique, celle- cine lui est pas étrangére pour autant qu’elle s’enracine dans la foi. SiS. Augustin et S. Thomas a sa suite n’hésitent pas a reprendre le mot et la réalité de la Sagesse pour désigner la connaissance du Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ, c'est qu'il s'agit 1a du mot le plus adéquat pour désigner Pexpé- rience savoureuse de Dieu. On sait qu'il faut attendre le XVUIt siécle pour que le mot «mystique» devienne d’un usage cou- rant pour exprimer la connaissance infuse de Dieu au-dela une connaissance conceptuelle. En d'autres termes, méme si, a cause du «mystére impiété» qui a aveuglé la sagesse des sages, Dieu a trans- formé en folie la sagesse du monde, la sagesse grecque était christianisable parce qu’elle désignait déja la perfection de esprit humain dans sa quéte d’une contemplation bienheu- reuse de la vérité. S. Thomas veut faire de la théologie un savoir rigoureux, mais méme dans ses constructions les plus spéculatives, elle demeure fidéle a Pidéal augustinien de la sagesse. Et la sagesse augustinienne, c’est la métamorphose de la sagesse grecque par le don de l'Esprit, c’est-a-di ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE. 37 ,, une connaissance savoureuse de la gloire de Dieu qui est sur le visage du Christ (2 Co 4,6). L'idéal grec de la contemplation est complétement métamorphosé par le dyna- misme de la foi qui, sous le mouvance de Esprit, est toute tendue vers la contemplation déiforme de Dieu qui s’est fait, connaitre en son Fils. Nous avons dit: ala différence de S. Augustin, en toute rigueur épistémologique, $. Thomas a le souci de ne pas confondre la sagesse théologique et la sagesse dite mystique. Mais puisque la théologie n’est que l’éclatement de la foi en. quéte d’intelligence, elle est tout enveloppée par l’expérience théologale de la foi qui cherche toujours a rejoindre la Réa- lité méme de Dieu au-dela des propositions auxquelles elle adhére. Comprendre la théologie-science de S. Thomas dans tun sens étroitement aristotélicien, ce serait méconnaitre sa ‘conception sapientielle et eschatologique de la foi et ce serait ‘oublier sa doctrine des dons du Saint-Esprit qui viennent per- fectionner Ia foi. 'S, Thomas a manifestement été fasciné par le mot de S. Jean: «La vie éternelle est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ» (in 17,3). C'est a partir de ce texte qu’il faut comprendre sa conception sapientielle dela foi. Contrairement & une théo- ogie baroque décadente pour laquelle le motif formel de la foi sera la certitude que Dieu a parlé, certitude qui a recu la garantie de l’'autorité du magistere, ici le motif formel de la foi, c’est Dieu lui-méme comme Vérité premiere, c’est-a-dire tel qu’il se connait lui-méme. Par la foi, nous participons & la connaissance que Dieu a de lui-méme et de tout ce qu’il connait & partir de Iui-méme dans son Verbe. Et puisque Diew connu comme Vérité premigre est en méme temps objet de Béatitude, on ne peut pas séparer 1a foi et 1a charité, la connaissance et l'amour. Les dons du Saint-Esprit viennent perfectionner la foi et lui conférent cette stabilité qui est Veeuvre de Esprit. Au-dela de la foi qui adhére a un certain nombre d’énon- és, le don d’ intelligence precure une connaissance intime qui permet de pénétrer jusqu’a lessence méme de la Réalité divine (cf. II* 118, q. 8, a. 1, resp.). Et sila science théologique est, formellement distincte de la science des saints qui est un don de Esprit Saint, le vrai théologien ne peut ignorer ce « flair» 38 L°BTRE ET DIEU qui vient de Esprit et qui procure un jugement sir et droit cen matigre de foi (cf. II" 1%, q. 9, a. 1, resp.). Enfin et sur- tout, le don de sagesse, qui est un fruit de la charité, procure ce jugement de connaturalité qui est d’un autre ordre que le jugement procédant & partir d’un savoir, 1] nous donne le olit (sapere) de la gloire de Dieu qui est sur le visage du Christ et il nous transforme en cette méme image, de gloire en gloire, par le Seigneur qui est Esprit 22 Co 3, 18). On mesure la toute la distance entre la sagesse grecque comme remontée de l’esprit jusqu’a la contemplation de la cause supréme de tout, et la sagesse chrétienne comme connaissance filiale du Pére en union avec le Fils par le don de PEsprit. LE LOGOS JOHANNIQUE ET LE LOGOS DE LA CROIX L’assomption de la sagesse grecque par la théologie chré- tienne telle que nous I’'avons vérifiée chez Augustin et Tho- mas d’ Aquin n’était pas sans conséquences pour l'avenir de la pensée chrétienne. Certains pourront linterpréter comme une hellénisation dangereuse du christianisme qui aboutira A cette «théologie de la gloire» dénoncée justement par Luther. Mais au moins faut-il admettre que, non seulement dans leur intention mais dans la pratique théologique dont témoigne leur discours, nos deux auteurs ont eu conscience de contribuer une christianisation de ’hellénisme. Selon image de I’eau changée en vin lors des noces de Cana, le 19. 11° 11, q. 45, a. 2, resp.: «Au sujet des choses divines, avoir un jugement droit par Une recherche de la raison appartient a la sagesse qi est une vertu intellectuelle, mais avoir un jugement droit sur celles-c, selon lune certaine connaturalité, appartient la sagesse en tant qu'elle est un ddon de I’Esprit Saint. Ainsi Denys dit au II chapitre des Noms divins, {que Higrotheus est parfait dans les choses divines non seulement en pat lant mais aussi en patissant les choses dines (non solu discens sed etiam ‘patiens divina). De cette maniére en effet, la compassion ou la connatura- Tité aux choses divines se fait par la charité qui nous unit & Dieu selon 1.Co 6,17: “Celui qui s'unit au Seigneur est avec lui un seul Esprit.""» TRADITION Br DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE 39 -théologien qui utilise les ressources conceptuelles de la sagesse humaine ne coupe pas d’eau le vin fort de la sagesse divine. Bien plutdt, il «convertit » la sagesse des hommes en sagesse divine, Le lieu de cette conversion ou métamorphose, c’est esprit de ’homme qui est devenu dans la foi, de par le don de PEsprit, un homme nouveau. ‘La question demeure cependant de savoir comment S. Tho- ‘mas a pu concilier la sagesse des Grecs avec la folie de la croix. «Dieu n'a-t-il pas rendu folle la sagesse du monde? » Comme nous l’avons vu, selon Heidegger, la philosophie sera tou- jours une folie pour une théologie chrétienne qui se veut fidéle au langage de la croix. ‘Dans son commentaire du premier chapitre de la Premiére Lettre aux Corinthiens, S. Thomas s’emploie & montrer que {a croix qui apparait comme une folie de Dieu est en fait plus sage que la sagesse des hommes et nous renvoie a la sagesse sur-éminente de Dieu, «car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes» (1 Co 1,25): «jam aliquod divinum videtur esse stultum, non quia deficit a sapientia, sed quia superexcedit sapientiam humanam», «si quelque chose de divin nous semble fou, ce n’est point parce que la sagesse lui ferait défaut, mais parce que cela surpasse la sagesse humaine 1», Et dans son commentaire des Noms divins de Denys (cap. 7, lectio 1, n. 702), il écrit: «... L’Apétre loue en Dieu la folie (de la croix) en raison de ce qui, en Dieu, excéde notre rai- son par la suréminence d’une sagesse qui nous déconcerte, ‘Yu que nous ne pouvons comprendre, c’est-a-dire faire le tour de la sagesse de Dieu. Mais c’est par la que notre raison est dlevée a la vérité divine, ineffable pour nous et qui excéde toute humaine raison. » Voici le commentaire que l’on peut en donner: «L’Aquinate interpréte donc la négation si éner- gique de Paul dans le sens d’une éminence. Au fond, la folie de Dieu n’est que l’excés dune supersagesse qui nous décon- certe en un premier temps, pour nous élever ensuite au mystére de lincompréhensible. C’est pourquoi, en demniére analyse, 20. In Boet. de Trint.s. 2, a. 3, $ m. 21. In Epist. ad Cor., ee. Ii, 62 40 L'BTRE ET DIEU la révélation chrétienne, loin d’étre en rupture abrupte avec les deux mondes, grec et juif, qui en ont été le berceau, en synthétise toutes les richesses®2. » Folie pour les gentils, scandale pour les Juifs, la croix nous conduit a un dépassement de la sagesse des Grecs et du mes- sianisme des Juifs. II y a bien rupture. Mais pour Thomas 4d’ Aquin, 1a rupture de la sagesse chrétienne et de la sagesse grecque ne vient pas comme pour Heidegger de la différence radicale entre interrogation de la philosophie et la Révéla- tion. Si la sagesse du monde devient folie, c’est a cause du mystere d’impiété qui est dans ’homme (ef. 2 Th 2, 7). Cer- tes, le langage de la croix, comme langage paradoxal, condamne en quelque manire le langage humain de la sagesse comme il fait éclater un langage qui ne serait encore que le langage juif. Il crée son propre espace, et c’est pourquoi, aujourd’hui comme hier, le langage chrétien inaugure tou- jours un élément de rupture et de restructuration a l’égard du langage de la culture dominante dans lequel on s’efforce de le retraduire. Mais cependant, S. Thomas ne craint pas de faire servir le langage de la sagesse de ce monde pour mieux manifester le mystére de la sagesse chrétienne. Car toute sagesse humaine authentique participe & cette plénitude de la sagesse qui est dans le Christ Verbe de Dieu. Déja pour Paul, le Messie crucifié, c’est aussi le «Seigneur de gloire», celui qui nous a révélé la profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu (cf. Rm 11,33). Mais sur- tout, une théologie chrétienne doit concilier le logos pauli- nien de la croix qui condamne toute sagesse humaine et le Jogos johannique qui semble justifier & 'avance la reprise créa~ trice de la sagesse grecque par les théologiens. CONCLUSION Cette bréve enquéte concernant un théme aussi riche et aussi complexe que celui de la sagesse, nous aura au moins convaincu des ambiguités que recéle la thése trop péremp- 22. 8. BRETON, Le Verbe et la croix, Paris, Desclée, 1981, p. 29. ‘TRADITION ET DEPASSEMENT DE L'ONTO-THEOLOGIE 41 toire de "hellénisation du christianisme. Comme on I’a vu, itest plus vrai de parler de christianisation de I’hellénisme, méme s'il s'agit d’une reprise créatrice du discours antérieur de la sagesse en vertu de laquelle cette derniére se voit pro- fondément métamorphosée au contact de la Sagesse mysté- rieuse de Dieu qui est au-dela de l’opposition entre le logos grec et Ie logos de la croix. L’outre porteuse de ce vin nou- Yeau qu’est le vin fort de la Sagesse chrétienne a éclaté, Mais, ce serait méconnaitre la radicale historicité du christianisme paissant que d’imaginer un christianisme qui n’aurait point 6 marqué par le langage et les modes de pensée du génie grec. Dés l’origine, la nouveauté chrétienne a cherché son pro- pre langage en empruntant & la fois au langage grec et au lan- gage biblique. Que I’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, cela appartient au destin historial de la pensée chrétienne. Depuis Harnack surtout, la théologie moderne n’a cessé dintenter un procés aux catégories et aux modes de pensée huellénistiques dans sa quéte toujours reprise de Pidentité chré- tienne. Mais il est permis de penser que ce procés visait davan- tage 'héritage dogmatique et théologique de ceux qui furent {es pionniers de la rencontre créatrice entre le christianisme et 'hellénisme. Les trés grands comme Augustin et Thomas @’Aquin surent se garder de compromettre le vin de la sagesse chrétienne en le mélangeant avec l'eau de la sagesse philoso- phique, méme si leur audace méme comportait le risque dune dérive possible, celle d’une évacuation du paradoxe de la croix au profit de I’harmonie rassurante du logos grec. ‘Aujourd’hui, ce qui est en question, ce n’est pas tant le destin grec du christianisme que le destin méme de la métaphy- sique. Et A cause de la crise actuelle de la métaphysique, on est tenté de porter un jugement sévere sur cette réussite incom- parable que fut la rencontre du christianisme et de I’hellé- nisme. Mais en fait, nous sommes sans doute dans une situation privilégiée pour conserver bien des «créations» typi- quement chrétiennes qui sont au point de rencontre de la Parole de Dieu et du logos grec, mais en prenant de maniére plus décidée une distance critique & ’égard des ressources pro- pres de la pensée métaphysique comme pensée de la repré- sentation et pensée sous le signe du méme. Un S. Thomas a su trouver un point d’équilibre fragile entre les exigences du logos grec et du logos dela croix. Mais trés vite cet €quili- 42 LBTRE ET DIEU bre a été rompu au profit de la logique trop évidente de la ssagesse grecque. Aprés avoir privilégié pendant des sicles ses racines greeques, la théologie chrétienne de l'avenir est sans doute invitée a retrouver ses racines juives, non pas pour Judaiser, mais pour mieux maintenir la difference instaurée par le langage de la croix dans tous les discours de la sagesse humaine?’, 23, tude parue dans Archivio di filosofia, LIM, 1985, 1 I LE RAPPORT: ETRE-DIEU CHEZ MAITRE ECKHART par Stanislas Breton Liintitulé de cette étude devrait étre aussitét corrigé. Le singulier «le rapport» risque, en effet, de suggérer que, chez Maitre Eckhart, il n’y eut qu’une seule maniére de considé- rer le couple « Deus-Esse». Je crois nécessaire de Iui substi- tuer un pluriel; un pluriel oi se refléte une histoire assez tourmentée, qui unit indissolublement aux tournants d’une vie spirituelle les métamorphoses du langage religieux. Car trop souvent lorsqu’on agite, comme c’est le cas de nos jours, une question librement disputée, que, chez nos vieux maitres, le discours n’est jamais innocent; lorsqu’il change, il indique une mutation, ou un approfondissement, du devenir spirituel; si bien que le «dire» et le «faire», loin de mener une existence séparée et paralléle, ne sont plus que les deux versants dune méme réalisation. L’ontologie, si tant est qu’il y en ait une, ne se dissocie plus d’une ontogénic. Dans un travail antérieur!, jai tenté de retracer les vicis- situdes de litinéraire eckhartien. J’y distinguais trois étapes, 1. Cf, mon étude «Métamorphoses du langage religieux chez Maitre Eckhart», in Recherches de science religieuse,t.61,n. 3, 1979, . 373-395, et article qui la prévéde. « Métaahysique et mystique chez Maitre Eckhart, in Recherches de science religiews, t. 64, n. 2, 1976, p. 161-181. Enfi

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