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La présence et la perte
I.A QUINZAINE
1
André Frénaud comme une substance, alors qu'il
Depuis toujours déjà s'agit d'une force, d'une «éner·
Gallimard éd., 140 p. gie ». Ainsi nous imaginons -
mais comment le spectacle du
La poeSIe d'André Frénaud monde ne nous y pousserait-il
n'est ni difficile ni obscure. Elle pas? - qu'il y a des «choses
parle de choses que nous connais· à dire '>, alors qu'il y a seulement
sons tous et dont s'occupent vo- une nécessité de dire. Que cer-
lontiers les poètes: l'enfance, la tains instants, certains lieux, cer-
campagne, l'amour, la mort. Mais tains visages sont privilégiés, alors
c'est peut.être cette simplicité qui que l'être « gronde» partout.
égare. Ajoutons.y l'extrême diver· Dans un second temps (qui est
sité des tons (épique, lyrique, gra· inséparable, bien sûr, du pre·
cieux, familier, comique, amer), mier), le poème tente de se plier
une forme parfois rude, voire ro- à cette force, de se faire l'écho
cailleuse, contrastant avec des de cet ébranlement, et c'est alors
moments d'une grâce extrême, un seulement qu'il devient vraiment
certain passéisme allié curieuse- poème. Un texte déjà ancien, pu·
ment à la flamme révolutionnaire, blié en annexe de Passage de la
un mélange inhabituel de bon- Visitation (1), décrit l'acte poéti.
homie et d'amertume: autant de que comme l'effet d'une expé.
traits qui brouillent le portrait, rience d'être, fulgurante et fugi-
autant de pistes où le lecteur ris- tive, qui, à l'instant où elle se
que de s'engager tour à tour en produit, impose silence au poète
perdant de vue l'essentiel, qui est et ne lui donne la parole qu'après,
une contradiction volontairement, dans le sillage de son retrait. Re-
obstinément maintenue. levons le mot «passage» : il indi-
«Insoutenable amour », «har- que bien que cet événement, s'il
monie violente », «bonté téné· est vécu dans «l'ébranlement du
breuse »: ces quelques expres- souffle », ne peut être reconnu
sions glanées dans Depuis tou· (nommé) qu'une fois passé, dans
jours déjà (le plus beau, à mon la trace qu'il laisse derrière lui.
sens, des trois recueils où Fré- C'est dire que l'occasion de l'évé-
naud a voulu, depuis huit ans, re- nement importe peu. Mais c'est
grouper la majeure partie de 8es dire aussi qu'il n'y a que des
poèmes) peuvent nous servir d'in- occasions. La parole qui veut
dices. Le paradoxe apparent « attraper» l'événement doit se
qu'elles évoquent se retrouvera laisser prendre à l'expérience.
dans les «paroles -du poème », à Elle ne peut être parole pure,
la fois «justes et ambiguës », sans visée, qui s'enchanterait
«jamais rencontrées » mais «évi- d'elle-même. Bref, ce quelque
dentes », «retenues» mais aussi chose à dire où elle se piège, il
« sorties ». Tout se passe comme faut encore qu'elle le dise pour
si, dans un premier temps, il ne qu'il prenne valeur de trace. Paroles du poème
s'agissait que de regarder et d'en- Ainsi, avec un entêtement qu'on
tendre: le monde est là, devant pourrait croire aveugle, la poésie
nous, débordant d'être, reposant de Frénaud ne cesse de vouloir Si mince l'infractuosité d'où sortait la voix,
dans sa plénitude silencieuse, prêt faire retour à l'origine. Et pour-
à être recueilli par la parole hu- tant les diverses « origines» si exténuant l'édifice entrevu,
maine. Mais à peine essaie·t·on de qü'elle se découvre, tel lieu autre-
le dire que ce monde contemplé, fois habité ou visité, telle image s; brûlants sont les monstres, terrible l'harmonie,
parcouru, savouré, dont la «bien- d'enfance, telle figure féminine, si lointain le parcours, si aiguë la blessure
veillance» est entière, échappe tel moment inoubliable, ne sont
au discours. Non pas le monde, pas de vraies origines - et le et si gardée la nuit.
mais ce qui le fait être monde, poète le sait bien: car l'être ne
sa brillance secrète, cet être insai· peut s'y loger. L'important dans Il faudrait qu'elles fussent justes et ambiguës,
sissable et pourtant répandu. Et le souvenir, si émouvant, si fasci·
cela qui «depuis toujours déjà» nant soit·il, est sa perte, qui dé- jamais rencontrées, évidentes, reconnues,
semble s'offrir est donc aussi de· signe le passage, l'ébranlement, la sorties du ventre, retenues, sorties,
puis toujours déjà perdu. Perdu « visitation ». Il faut, en somme,
mais présent. Perdu mais vivant. qu'existe un «depuis toujours dé· serrées comme des grains dans la bouche d'un rat,
Perdu mais brûlant. jà» pour que surgisse le bel serrées, ordonnées comme les grains dans l'épi,
Comment expliquer cette rup- « après» du poème. Mais nous
ture ? L'erreur inévitable - c'est n'en connaîtrons (de l'événement) secrètes comme est l'ordre
l'infirmité de notre regard qui que cet après.
nous la fait commettre - est de A la limite, les deux temps vont
que font luire ensemble les arbres du paradis,
chosifier l'être, de le considérer se confondre : cette présence qui les paroles du poème.
La Q!!IDzaiDe I.Ittéralre, du 1" au 15 1970 3
BI. TOI ••