Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
LE VIF DE LA CRITIQUE
3. PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Rainer Rochlitz
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Tous les articles reproduits dans ce volume
ont fait l’objet d’une première publication
dans la revue Critique (Éditions de Minuit).
Ils représentent, avec ceux réunis dans les
volumes I et II, la totalité des contributions
de Rainer Rochlitz à cette revue.
Rainer Rochlitz
PHILOSOPHIE CRITIQUE ET 7
C’est à la fin des années 1970 que j’ai fait la connaissance de Rainer
Rochlitz à Paris, à la Bibliothèque nationale qui se trouvait alors rue de
Richelieu. À cette époque Rainer s’y rendait presque chaque jour pour
travailler sur sa thèse consacrée à l’esthétique du jeune Georg Lukács 1.
Après une première période d’études universitaires en Allemagne, Rainer
fut à Paris l’élève de l’éminent spécialiste de Kant et de Lukács, Lucien
Goldmann. Comme le dernier livre de Goldmann, Lukács et Heidegger,
que Rainer venait de traduire en allemand 2, touchait de près mes propres
recherches, nous avons noué des discussions sans fin sur l’un de ses thèmes
principaux : Goldmann avait-il ou non raison de penser que le concept
de « réification de la conscience » (Verdinglichung des Bewusstseins) que
Lukács introduisit dans la théorie marxiste avec son livre Geschichte und
Klassenbewusstsein (Histoire et Conscience de classe [1921]) était à l’ori-
gine des remarques que Heidegger consacra à cette question six ans plus
tard dans Sein und Zeit ? Nos conversations jouèrent en réalité un rôle
1. Ibid., p. 18-55.
2. Ibid., p. 18-55.
3. Cf. infra, « Le Passeport intellectuel du philosophe », p. 139-156.
n’est-il pas de mettre en évidence les principes de son messianisme poli-
tique, visant la réconciliation des ethnies et des religions, en Allemagne
et à l’étranger, dans le cadre d’un socialisme démocratique, de manière
à le distinguer de l’apologie heideggérienne d’un régime fondé sur le
Führerprinzip et la superstition de la race ?
Rainer Rochlitz a soumis à une attaque particulièrement soutenue ces
pensées qui n’hésitent pas à faire un tel amalgame de contextes et de posi-
tions politiques fort différents : il y voyait le signe bien plus répandu d’une
absence de distance critique à l’égard des anciens apologistes du régime
national-socialiste. Dans cette perspective, en visant le « logocentrisme »
de la tradition occidentale, la critique postmoderne met en question non
seulement la rationalité instrumentale, mais l’idéal de rationalité en tant
14 que tel, et elle se montre en cela particulièrement problématique puis-
qu’elle s’inspire de Heidegger et s’inscrit par là dans le sillage de la tradi-
tion d’hostilité à l’égard des Lumières et de la modernité politique. Tout
en reconnaissant que Derrida et d’autres représentants de la tendance post-
moderne avaient rejeté l’attitude politique de Heidegger, Rainer Rochlitz
n’en dénonçait pas moins une certaine complaisance à son égard, source
d’ambiguïté, voire de confusion, dans leurs catégories de conceptualisa-
tion politique.
Dans cette même perspective, Rainer Rochlitz a attiré l’attention sur
le rôle politique particulièrement néfaste d’anciens apologistes du régime
nazi tels que Carl Schmitt, qui défendit des positions politiques à la fois
plus élaborées et plus extrêmes que Heidegger 1. Sans préjudice de son
engagement à gauche de l’échiquier politique, Rainer avait peu de sympa-
thie pour une attitude assez répandue parmi les intellectuels français, très
marqués par l’idéologie de Carl Schmitt, débouchant sur une remise en
cause du caractère démocratique du système parlementaire. L’antiparle-
mentarisme, qu’il soit d’extrême gauche ou d’extrême droite, couplé le
plus souvent avec un antiaméricanisme virulent, lui rappelait furieusement
l’entre-deux-guerres et renvoyait à toutes ces figures qui en étaient venues
1. Voir les remarques de RAINER ROCHLITZ sur l’influence politique de Carl Schmitt en France in
« Souveraineté nationale et supranationalité », cf. infra, p. 237-255.
à soutenir plus ou moins activement le régime de Vichy. Pour Rainer, ce
rejet des formes démocratiques actuelles, d’autant qu’il ne s’accompagne
pas de l’élaboration d’une alternative démocratique viable, était le signe
d’un égarement du jugement politique. Cet égarement s’est montré parti-
culièrement problématique là où il est resté prisonnier d’anciennes patho-
logies collectives, souvent refoulées, que les conflits sociaux et les grands
traumatismes du XXe siècle avaient fortement exacerbées.
C’est à cause de son échec à penser réellement ces pathologies que
Rainer Rochlitz émet des doutes sur le travail d’un autre éminent philo-
sophe français, Paul Ricœur, et notamment sur le livre qu’il publia pendant
la dernière période de sa production, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000).
Dans cet ouvrage, Ricœur exprime le désir de contribuer à la paix sociale
et à l’atténuation du profond malaise provoqué par le douloureux souvenir 15
1. Cf. infra, « Mémoire et pardon. Signification politique des actes symboliques », p. 257-280.
2. Les articles publiés dans le cadre de cette controverse ont été rassemblés in HEINZ WISMANN
(s.l.d.), Devant l’histoire. Les Documents sur la controverse sur la singularité de l’extermination des
Juifs par le régime nazi, trad. Patrick Wotling, Paris, Le Cerf, 1988.
Sans du tout épouser les thèses négationnistes et en reconnaissant l’exis-
tence des chambres à gaz et le chiffre retenu selon l’évidence documen-
taire de 6 000 000 de Juifs et de Tsiganes exterminés, Nolte cherchait à
relativiser l’énormité des crimes nazis en les expliquant comme une réponse
à la menace soviétique 1. Si cette relativisation a fait conclure, au moins
en Allemagne, au révisionnisme de Nolte, il reste encore à déterminer la
finalité politique précise de son analyse comparative. Ses interventions
dans le cadre du conflit des historiens montrent bien que sa visée était de
« normaliser » les crimes nazis : la question se pose cependant de savoir
si cette normalisation est le meilleur moyen de surmonter les pathologies
profondément ancrées dans le passé. Partant, on peut se demander si la
« politique de la juste mémoire » préconisée par Ricœur qui en l’occur-
16 rence s’appuie sur la méthode comparative de Nolte, peut effectivement
conduire à l’apaisement des mémoires blessées. Aux yeux de Rainer Rochlitz,
non seulement le livre de Ricœur sert à « dédramatise[r] l’aspect tendan-
cieux du travail de Nolte », mais il fait courir le risque d’un danger plus
grave encore. Ce danger relève du modèle d’explication comparative de
l’historien allemand que Ricœur semble épouser : celui d’estomper le fait
que la cible spécifique de la solution finale choisie par les nazis fut dési-
gnée sur la base de toute une série de préjugés profondément ancrés dans
une histoire millénaire. Le rappel de cette spécificité, comme Rainer l’af-
firme, constitue une étape essentielle en vue de la nécessaire « appro-
priation critique » de l’héritage du passé. Et seul un tel rapport critique
serait en mesure d’atténuer l’effet néfaste de préjugés qui ne cessent de
resurgir : « Antijudaïsme chrétien, nationalismes ethniques, ressentiments
obtus contre l’émancipation moderne 2. »
1. En effet, Ernst Nolte avait écrit : « Le seul motif pour lequel Hitler et les nazis auraient commis
un crime “asiatique” ne serait-il pas qu’ils se considéraient, eux-mêmes et tous les leurs, comme
les victimes potentielles ou réelles d’un crime “asiatique” ? » (ERNST NOLTE, « Un passé qui ne
veut pas passer. Conférence qui, une fois écrite, ne put être prononcée », in Devant l’histoire, op. cit.,
p. 33). Et c’est dans la revue française Le Débat, dans un numéro consacré au livre de François
Furet, Le Passé d’une illusion, que, sans aucun commentaire éditorial, Nolte s’est encore penché
sur cette question en émettant l’hypothèse selon laquelle il y aurait un « noyau rationnel de l’anti-
judaïsme national-socialiste » et que, par conséquent, il faudrait considérer les juifs moins comme
des victimes d’une entreprise infâme que comme les acteurs d’une tragédie (ERNST NOLTE, « Sur
la théorie du totalitarisme », Le Débat, n° 89, mars-avril 1996, p. 143-146).
2. Cf. infra, « Mémoire et pardon », p. 257-280.
À l’opposé de cette vision désabusée, voire inquiète, Rainer Rochlitz
accueille avec enthousiasme l’idée que l’Europe pourrait jouer un rôle
central dans le travail de réconciliation des peuples, comme le soutient
Jean-Marc Ferry dans La Question de l’État européen 1. Dans cet ouvrage,
qui passe au crible la question de l’identité politique de l’Europe, Ferry
plaide en faveur d’un État européen, moins comme puissance suprana-
tionale, que comme un chemin pour relancer l’idéal de cosmopolitisme,
seul vrai moyen à ses yeux pour assurer la réconciliation et la paix inter-
nationales. Contre les objections des « eurosceptiques » qui craignent que
la montée en puissance d’un État européen ne porte atteinte au principe
de souveraineté nationale, Jean-Marc Ferry plaide en faveur d’une Europe
morale et politique, qui, loin de dissoudre la souveraineté nationale, susci-
terait une identité politique à l’échelle du continent capable de surmonter
les préjugés ancrés dans une perspective trop étroitement nationale. La
vocation première de cet État européen résiderait dans la formation civique
de ses membres, dans la constitution d’un « espace public formateur des
citoyens 2 ». Et c’est dans cette vocation et cet espoir que Rainer Rochlitz
retrouve une idée de cosmopolitisme héritée de la meilleure tradition des
Lumières.
Face à la remontée actuelle, partout en Europe, de particularismes étroits
et de différentes formes de chauvinisme ou de nationalisme, cet appel à
la responsabilité cosmopolitique à l’échelle internationale me paraît parti-
culièrement significatif. Chacune des études de Rainer Rochlitz, consa-
crées à l’articulation d’une nouvelle éthique de la discussion, à une analyse
approfondie des normes du jugement politique à l’époque contemporaine
et à l’examen des modalités d’une appropriation critique de l’héritage du
passé, choisit résolument de sortir du cadre national, et cela pour conférer
un sens à la notion de responsabilité cosmopolitique. Espérons que l’éla-
boration de cette perspective européenne et cosmopolite nous donnera à
l’avenir un moyen de tenir en échec les anciennes superstitions et les mytho-
logies politiques meurtrières qui menacent continuellement de refaire surface.
1. Ibid., p. 257-280.
2. Id.
Critique, n° 464-465, janvier-février 1986, p. 7-39
À LA PENSÉE FRANÇAISE.
ALTERNATIVES À LA PHILOSOPHIE DU SUJET
1. [Depuis la rédaction de cet article, Was ist Neostrukturalismus ?, de MANFRED FRANK, a été
traduit par Christian Berner, dans une version remaniée (Qu’est-ce que le néo-structuralisme? De ../..
du style, des traditions de pensée? Certains contesteront l’idée même d’une
telle abstraction ; ils affirmeront qu’il n’existe pas seulement une diffé-
rence irréductible, mais peut-être une limite dans la compréhension réci-
proque, un abîme remontant à la Réforme et à la Contre-Réforme. Toute
grande tradition de pensée a connu la tentation de prétendre à un accès
privilégié à la vérité ; à cet égard, Heidegger a donné un mauvais exemple,
dans un passé récent. Il reste que vérité signifie validité universelle, à
moins de la réduire à une force d’expression ou de révélation, soustraite
à toute critique, réservée aux initiés. Ce problème préoccupe à la fois des
philosophes français et allemands. Dans un article récent, Louis Dumont
écrit que, jusqu’à la Seconde Guerre au moins, le Français se sentait
« homme » avant de se sentir Français, tandis que pour l’Allemand, c’était
20 le contraire 1. Aujourd’hui, ce sont les Allemands qui se voient reprocher
par certains Français de défendre un universalisme implicitement parti-
culariste et dominateur.
Étonnés d’abord de ce que Hegel et Nietzsche, Freud et Heidegger
sont devenus en France, les Allemands ont commencé à réagir. Précédés
par les cours genevois de Manfred Frank, trois livres importants parus en
1985 sont en grande partie consacrés à la philosophie française récente,
notamment à Michel Foucault et à Jacques Derrida. Ces penseurs ont trouvé
un certain écho en Allemagne ; grâce à eux, une nouvelle lecture de Nietzsche
et de Heidegger a brisé les tabous suscités par l’époque du nazisme. Les
deux grandes tendances de la philosophie allemande d’après-guerre, issues
de l’herméneutique (Frank, disciple de Gadamer, Henrich, Tugendhat,
indirectement aussi de l’école heideggérienne) et de la Théorie critique
(Habermas, Wellmer, Honneth), se devaient de relever ce défi.
Saussure et Lévi-Strauss à Foucault et Lacan, Paris, Le Cerf, 1989, 338 p.) ; l’article éponyme de
Zur Dialektik von Moderne und Postmoderne d’ALBRECHT WELLMER a été traduit par Alain et
Michèle Lhomme, Christian Ozuch et Joël Roman (« Dialectique de la modernité et la postmoder-
nité. La critique de la raison après Adorno », in Les Cahiers de Philosophie, « Jean-François Lyotard :
Réécrire la modernité », 1988, p. 99-161) ; enfin, Der philosophische Diskurs der Moderne de
JÜRGEN HABERMAS a été traduit par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz (Le Discours
philosophique de la modernité. Douze conférences, Paris, Gallimard, 1988, 484 p.) Dans ce qui
suit, nous ne précisons les traductions postérieures que des ouvrages non mentionnés supra. (N.D.É.)]
1. LOUIS DUMONT, « Identités collectives et idéologie universaliste : leur interaction de fait »,
Critique, mai 1985, n° 456, p. 507.
1. Manfred Frank : le singulier et l’universel
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages de l’ouvrage dont il est rendu
compte.
2. C’est d’ailleurs en raison de cette défense du paradigme de la représentation que Jacques Derrida
avait accusé Foucault d’être encore prisonnier du « logocentrisme ». Foucault admet encore qu’il
puisse y avoir une présence à soi de la pensée.
rence entre signifiant et signifié, en même temps que celle d’une activité
synthétisante : sujet transcendantal, force vitale, force de production ou
énergie verbale. C’est la naissance des sciences humaines et l’apparition
d’une rupture entre deux types de sciences : celles appliquées à la nature
et celles préoccupées par l’homme et son histoire. De la représentation
classique, on passe à la représentation subjective. Selon Frank, Foucault
aurait été plus conséquent en pensant le sujet, à la manière de Heidegger
et de Derrida, comme la suite logique du modèle de la représentation.
Mais cela lui était impossible en raison de la valeur qu’il accordait à la
science. Inversement, il aurait pu penser les sciences humaines comme
une autoréflexion de la représentation ; mais alors il aurait fallu renoncer
à la discontinuité irrationnelle des épistémè.
Dans Les Mots et les Choses ce qui constitue pour Foucault le défaut 23
1. Dans un texte de JACQUES DERRIDA sur Foucault, Frank repère d’ailleurs une idée analogue à
propos du cogito de Descartes comme « excès débordant la totalité de ce que l’on peut penser… »
(L’Écriture et la Différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 87), qui ne tarde pas, cependant à se refermer
et à se rassurer.
(529) : la signification suppose l’abstraction idéalisante du sujet et de l’objet
de l’énoncé 1. Derrida dénonce chez Husserl la métaphysique de la présence
à soi qui serait réintroduite par l’idée d’un sujet producteur de significa-
tions ; il pousse « l’expropriation » idéalisante au-delà de Husserl. À cela
Frank oppose l’expérience – selon lui indéniable – d’une unité de la
conscience, irréductible à la métaphysique. De plus, Derrida recourt selon
lui implicitement à des concepts qui supposent une continuité du temps
par ailleurs niée : sans cela, aucune « itérabilité », fondement de la subjec-
tivité, ne serait concevable. La non-identité et la discontinuité radicales
des significations sont autodestructrices. L’itérabilité du substrat maté-
riel du signe ne garantit aucune identité de la signification. Frank renvoie
ici au débat entre Lacan et Derrida sur la possibilité ou l’impossibilité
28 d’interprétations infinies. Il est évident que l’usage du mot interprétation
n’est pas le même chez Lacan, qui subit les contraintes de la situation
analytique, et chez Derrida, qui part de l’interprétation illimitée dans la
lecture de textes.
Frank signale un certain « totalitarisme » de la différence chez Derrida
qui ne laisse subsister, aucune identité du sens dans l’instant de son appa-
rition. Selon Frank, la différence des marques ne suffit pas pour constituer
un ordre symbolique ; chacune d’entre elles suppose la libre interpréta-
tion de son sens – variable – par un sujet ; sinon, elle ne se distinguerait
pas d’un système de molécules – beaucoup de liberté, pourrait-on dire en
variant un mot de Kafka, mais pas pour nous. La modification du sens
d’un signe est chaque fois motivée (552-553) ; c’est pourquoi la subjec-
tivité consciente est selon Frank incontournable dans le processus de la
« différance », subjectivité qui fonde une éthique de la non-identité.
On assiste alors au triomphe de l’herméneutique qui a mis son adver-
saire à genoux au bout de six cent pages, tout en le remerciant de l’avoir
poussée à se retrouver (570). Ce n’est pas chez Frank que l’on trouvera
une lecture compréhensive de l’orientation prise par le néostructuralisme.
Il ne s’intéresse qu’à la pertinence de la théorie. Sans doute la négation
de la subjectivité est-elle due au verdict heideggérien sur la modernité ;
et Habermas
force, de luttes entre les acteurs sociaux; c’est cette conception quasi guer-
rière de luttes permanentes qui séduit Honneth ; il la modifie par une ques-
tion habermassienne sur la stabilité des formes de société et une notion
– proche des sujets collectifs de Lucien Goldmann – de sujets sociaux se
disputant le pouvoir. Mais ce qu’il retient, c’est que l’idée du pouvoir
décentré permet (mieux que le concept marxiste de l’appareil d’État) de
tenir compte des structures de la société moderne. À la place d’un modèle
instrumentaliste, Foucault introduit un modèle stratégique du pouvoir.
Le problème de Foucault, que Honneth tente d’élucider à la lumière
de la théorie de Habermas, est de comprendre l’institutionnalisation du
pouvoir à partir des simples succès stratégiques constamment remis en
question. Une telle stabilité n’est pensable que sur la base d’un certain
consensus établi entre les groupes sociaux en conflit. Faute de penser de
tels accords, Foucault ne peut penser droit et morale qu’en termes d’illu-
sion stratégique, sans y reconnaître en même temps des éléments norma-
tifs. C’est pourquoi les normes sont pour Foucault de simples contraintes
exercées à l’égard des corps, et les sciences humaines, des moyens stra-
tégiques pour normaliser et contrôler les comportements. Il reste une analyse
systémique des techniques et des stratégies toujours plus perfectionnées
du pouvoir, développée dans les études proprement historiques. Dans ces
analyses, les réformes mises en œuvre depuis l’époque des Lumières, les
conquêtes des sciences humaines, ne sont que comme des techniques de
contrôle plus subtiles que les précédentes ; la subjectivité moderne appa-
raît comme l’effet d’un contrôle étendu aux profondeurs de « l’âme »,
entre autres par le moyen de la psychanalyse. Cette théorie est systémique,
parce qu’elle ne considère que la cohérence interne des mécanismes du
pouvoir, à l’exception des processus de légitimation auxquels il est soumis.
Il n’y aurait aucune place, dans cette théorie, pour l’engagement de Foucault
lui-même en faveur des droits des prisonniers et contre la peine de mort ;
ce combat implicitement guidé par des normes humanistes ne pourrait –
selon sa propre analyse – aboutir qu’à des mécanismes de contrôle plus
raffinés. Et la dimension des luttes sociales, qui était le point de départ
de la recherche, disparaît dans une analyse de la seule logique du système.
Comme Adorno, Foucault ne disposerait en dernière instance d’aucun
32 concept permettant de distinguer entre une société totalitaire et une société
démocratique, quels que soient ses défauts (218). Le processus complexe
de la socialisation et de l’intégration sociale est réduit à une domination
de la nature intérieure ou à la discipline des corps. Mais à la différence
d’Adorno, Foucault ne connaît pas l’alternative esthétique d’un rapport
non pas dominateur mais mimétique à la nature extérieure et intérieure ;
c’est ce qui confère à l’analyse de Foucault son caractère objectiviste et
cruel : toute critique au nom d’un principe explicite est ici interdite.
L’évolution de la pensée de Habermas, que Honneth retrace dans la
troisième partie du livre, nous intéresse moins dans notre contexte, bien
que ce soit peut-être la partie la plus originale du livre. Disons simplement
qu’il tente de discerner dans cette œuvre déjà considérable des voies alter-
natives que Habermas n’a pas empruntées, mais que Honneth invoque
pour développer une critique interne : la promesse d’une théorie des conflits
sociaux n’aurait pas été tenue – pas plus que chez Horkheimer et Adorno
ou chez Foucault –, parce que Habermas aurait fait une trop grande place,
dans sa théorie, à la notion de système. Il aurait ainsi neutralisé la sphère
autorégulée du pouvoir, au lieu d’y discerner un mécanisme fragile constam-
ment remis en cause par les luttes sociales. On peut se demander, sans
pouvoir l’approfondir dans notre contexte, si la thèse de la neutralisation
des conflits de classe traditionnels n’a pas de sérieux fondements qui permet-
tent d’expliquer la situation actuelle des sociétés les plus développées ;
si ce n’est pas Honneth qui reste ici proche d’une conception traditionnelle
difficilement défendable sous cette forme ; si les conflits actuels ne nais-
sent pas plutôt, comme l’a montré Habermas dans sa Théorie de l’acti-
vité communicationnelle, à la frontière entre le monde vécu structuré par
l’intersubjectivité de la communication, et le système organisé par l’au-
torégulation anonyme, économique ou bureaucratique. C’est d’ailleurs
sur le chapitre consacré à Marx dans Connaissance et Intérêt ([1968] Paris,
Gallimard, 1976) que se fonde Honneth pour critiquer l’évolution ulté-
rieure de Habermas. De plus, il est obligé de revenir à la notion de « sujets »
collectifs de l’histoire, devenue problématique chez Goldmann lui-même
(voir sa sociologie du roman) et que Habermas a abandonnée.
Pour Manfred Frank et Axel Honneth (nés en 1945 et en 1949), la
pensée française représente les idées d’individualité et de lutte, mais sous
des formes tronquées, autodestructrices ; ils y découvrent des thèmes de 33
1. Qui reproduit l’essai sur l’esthétique d’Adorno, présenté in Critique, n° 450, novembre 1984,
p. 875-877.
2. Wellmer se réfère ici à La Condition postmoderne, Le Différend n’ayant pas encore paru en allemand.
selon Wellmer, c’est de découvrir dans la diversité des contextes, « un
terrain commun d’habitudes de second degré : habitudes d’autodétermi-
nation rationnelle, de décisions démocratiques, de maîtrise non-violente
des conflits » (107). Grâce à cette idée faible d’universalité, Wellmer échappe
à la fois au scepticisme de Lyotard et à l’idée plus rigoureuse de ratio-
nalité, maintenue par Habermas.
Cette différence apparaît encore dans la synthèse d’Adorno et de
Wittgenstein sur laquelle Wellmer construit son idée de la présentation
langagière ; non pas parce que le particulier reculerait devant l’universa-
lité du concept, mais parce que le rapport entre le particulier et l’universel
lui-même – le lien entre langage et monde – est thématisé dans la philo-
sophie. La philosophie traite en même temps la question de savoir comment
36 nous devons nous comprendre nous-mêmes – en tant qu’êtres parlants :
à côté du lien entre langage et monde, le problème de la rationalité est le
thème le plus important de la philosophie. Cependant la finalité de la philo-
sophie n’est ni de démontrer le bien-fondé d’affirmations sur la réalité,
ni de justifier des règles du comportement ; il lui incombe de lever des
confusions, de rappeler ce que tout le monde sait (Wittgenstein) ou de
remémorer ce que nous avons oublié (Adorno). La compréhension visée
par la philosophie est « le fait de s’y retrouver » dans ce que nous faisons
du langage et dans ce que nous sommes par le langage (98). D’où l’im-
portance de la présentation dans la philosophie, déjà soulignée par Benjamin
et Adorno. C’est aussi la raison pour laquelle « l’idée du système philo-
sophique – en tant que système cognitif au sens littéral du terme – repré-
sente un malentendu de la philosophie, quant à sa finalité. Dans la
philosophie, nous nous heurtons réellement, comme le pensait Adorno,
à une limite du concept ; mais seulement parce qu’en pratiquant la philo-
sophie, nous évoluons à la limite du langage ; ni tout à fait à l’intérieur
du langage, ni, comme nous le voudrions, au-delà de la limite » (99).
Wellmer expose dans son livre une conception philosophique origi-
nale, attentive au postmodernisme américain et français et indépendante
de Habermas, tout en restant très proche de lui. On voit que la différence
centrale entre les deux penseurs réside dans la conception du rapport entre
science et philosophie. Pour Habermas, la philosophie n’est pas, selon
l’expression d’Adorno, une « forme » particulière. Comme il l’écrit dans
son livre sur la conscience morale, en répondant à Rorty, il attribue à la
philosophie le double rôle d’interprète médiateur entre les domaines spécia-
lisés du savoir et le monde vécu des profanes, et de gardien d’une place
vide que pourront occuper des théories ambitieuses à tendance univer-
selle, comme celles de Freud ou de Piaget, et qui n’ont nullement besoin
d’une philosophie fondatrice 1. C’est donc, par rapport à la connaissance
et aux pratiques, un rôle analogue à celui du critique d’art qui explique
les œuvres aux profanes et garde en même temps l’espace des innova-
tions qu’il protège contre le traditionalisme du public. La fonction de la
philosophie selon Wellmer est plus thérapeutique, au sens de Wittgenstein,
tout à fait distincte, en tout cas, des sciences avec lesquelles Habermas
maintient un lien étroit, sans pour autant les privilégier par rapport aux
pratiques morales et esthétiques qu’il défend justement contre le privi- 37
38 1. Nietzsche et Heidegger
1. [Rainer Rochlitz donne ici le titre en traduction – qui sera aussi le titre de l’édition française – mais
les références dans ce qui suit renvoient toutes à Der philosophische Diskurs der Moderne. (N.D.É.)]
des moyens conceptuels d’une richesse et d’une souplesse surprenantes.
Hegel et Nietzsche, romantiques et néohégéliens, Horkheimer et Adorno,
Heidegger et Derrida, Bataille et Foucault, Castoriadis et Luhmann, font
l’objet de lectures qui rappellent par leur concision les Profils philoso-
phiques et politiques et le texte sur « la Modernité : un projet inachevé 1 »,
le véritable point de départ du livre.
Selon Habermas, le discours philosophique de la modernité est bien
inauguré par les Critiques de Kant, où le principe de la subjectivité est
formulé en tant que conscience de soi et différencié selon les trois types
fondamentaux de validité discursive. Mais Kant ne présente pas cette
conscience de soi comme phénomène de la modernité, et surtout ne ressent
pas la différenciation comme scission nécessitant une réconciliation; cette
prise de conscience n’intervient qu’avec le romantisme d’Iéna et le 39
1. [Cf. supra p. 19-20 n. 1 pour la traduction française. Toutefois, le chapitre sur Horkheimer et Adorno
avait été traduit en français par Rainer Rochlitz, in Revue d’esthétique, « Adorno », n°8, 1985. (N.D.É.)]
émancipateur de la philosophie ; l’esprit absolu de Hegel est encore moins
actualisable. « Dans cette constellation, écrit Habermas, Nietzsche était
placé devant une alternative : ou bien soumettre une fois de plus la raison
subjective à une critique immanente » – ce sera la voie empruntée par
Habermas – « ou bien abandonner ce programme dans sa totalité. Nietzsche
choisit la seconde solution » (106).
L’argumentation est alors la suivante : 1° Nietzsche « se sert de l’échelle
de la raison historique pour la rejeter au bout du compte et prendre pied
dans le mythe, dans l’autre de la raison » (107) ; il pratique ainsi le para-
doxe d’une autodénonciation de la raison ; 2° la temporalité moderne au
nom de laquelle il fait éclater la raison, est empruntée à la raison esthé-
tique de la modernité et nullement à une forme archaïque de pensée, comme
le suggère le télescopage de Wagner et du dyonysisme. La force de démarche 41
1. Le texte sur Horkheimer et Adorno étant accessible en traduction française (Cf. supra p. 40
note 1), nous nous concentrerons ici sur la critique de la philosophie française. On peut penser
cependant que Wellmer développe en quelque sorte le schème de Habermas en esquissant une
certaine filiation entre Adorno et Lyotard.
appelle une « philosophie première temporalisée », terme qu’il appliquera
aussi à « l’archi-écriture », à la « différance » de Derrida, formes radi-
calisées de l’origine temporalisée. Seule la conscience, le sujet, ont disparu;
la structure de la philosophie du sujet originaire est restée intacte.
Sein und Zeit s’inscrit dans le contexte du tournant néo-ontologique
de la philosophie allemande, à la suite de Rickert, Scheler et Nicolai Hartmann,
pensées qui s’efforcent de concrétiser et de dissoudre le sujet transcen-
dantal. En remplaçant le concept de sujet par celui d’être-là toujours déjà
structuré par une pré-compréhension du monde, Heidegger évite la concep-
tion d’un sujet de la connaissance se rapportant à des objets. Ici, Habermas
observe la proximité entre Heidegger et le pragmatisme. Néanmoins,
Heidegger n’accorde aucune priorité à l’intersubjectivité ; celle-ci est au
44 contraire constituée par l’être-là : Heidegger retombe ainsi dans les schèmes
de la philosophie du sujet. La raison de cette rechute est à chercher, selon
Habermas, dans le maintien du privilège de la relation cognitive,
inchangée dans le passage de la théorie de la connaissance à la question
de l’être. Pendant la période de son adhésion au national-socialisme,
Heidegger ne fait que substituer le sujet-nation à la place de l’être-là, restant
toujours dans les schèmes de la philosophie du sujet.
Le tournant intervenu après la déception politique, vers 1935, ne modifie
rien quant à sa dépendance à l’égard de ces schèmes. L’initiative fonda-
trice de l’être-là est abandonnée à l’être lui-même dont l’histoire appa-
raît comme destin. Heidegger ne renonce pas réellement au principe de
l’origine : celle-ci est temporalisée. Étrangère au sujet, la vérité n’est plus
susceptible d’argumentation et de critique. Cette philosophie tardive irrite
Habermas pour au moins deux raisons : Heidegger ne parvient pas à sa
nouvelle position par un effort de pensée, mais la présente comme un
événement historique subi ; du même coup, il ne se voit pas obligé d’as-
sumer ses décisions antérieures ; il ne trouve pas le moindre mot de regret
pour son engagement dans le nazisme, qui apparaît comme une erreur
objective de l’histoire. La passivité du dernier Heidegger se mettant à
l’écoute de l’histoire de l’être, indépendante de notre volonté, n’est que
l’inversion pure et simple des schèmes de la philosophie du sujet ; celle-
ci n’est donc nullement surmontée.
2. Derrida et Foucault
1. Habermas trouve une confirmation de cette analyse dans un article de SUSAN HANDELMANN,
« Jacques Derrida and the Heretic Hermeneutic », in MARK KRAPNICK (s.l.d.), Displacement, Derrida
and After, Bloomington, Indiana University Press, 1983, p. 98 sq.
D’où la possibilité de renouer avec la temporalité de l’art d’avant-garde,
et – selon la formule qu’Adorno appliquait à Benjamin – un retour à ce
lieu historique, que Scholem localise au XVIIIe siècle, où la mystique se
changea en Lumières. Habermas doute cependant que l’on puisse refaire
ce chemin par les moyens d’un fondamentalisme négatif.
Qu’un certain nombre d’élèves d’Adorno se soient tournés vers l’œuvre
de Derrida, ce fait a dû faciliter à Habermas la découverte de quelques
analogies entre « dialectique négative » et « déconstruction ». Dans les
deux cas, il s’agit de dénoncer la raison subjective sans disposer d’autres
moyens que ceux de cette raison même. Adorno, c’est là son immense
mérite, refuse de se soustraire à cette situation paradoxale qui conduit
Heidegger à revendiquer une « pensée » initiée ; il ne renonce pas à la
raison discursive, même si l’expérience artistique en définit les limites. 47
1. Dans L’Histoire de la folie (Paris, Plon, 1961; éd. augmentée, Paris, Gallimard, 1972), il est encore
question de donner la parole à la folie même; cette idée sera abandonnée dans les ouvrages suivants.
2. Les deux tomes de L’Histoire de la sexualité parus en 1984 ne sont pas encore pris en considération.
d’une histoire des sciences humaines, élargie en généalogie et procédant
de manière archéologique, sans s’embrouiller dans les apories de cette
entreprise autoréférentielle » (290).
En adoptant le point de vue extérieur de l’ethnologue, Foucault assi-
mile la contrainte du meilleur argument, celle de la vérité et de la distinc-
tion entre énoncés valides et non valides, à la même exclusion de l’hétérogène
qui caractérise à ses yeux la raison. En revanche, ce qui rend possible la
vérité, la « volonté de vérité », n’est ni vrai ni faux; seule sa fonction peut
être interrogée, comme le fait l’archéologie du savoir, tandis que la généa-
logie en cherche les liens avec un réseau de pratiques du pouvoir. C’est
là l’alternative que Foucault oppose à la philosophie première tempora-
lisée. Tout repose alors sur le concept de pouvoir dont Habermas examine
les présuppositions et les fonctions complexes. 51
2. L’EXIL ET L’ESPÉRANCE. 57
1. GEORG LUKÁCS, Philosophie de l’art. 1912-1914, trad. Alain Pernet et Rainer Rochlitz, Paris,
Klincksieck, 1981 ; Cf. également RAINER ROCHLITZ, Le jeune Lukács, Paris, Payot, 1983.
2. Qu’il n’a vraiment repris que dans sa vieillesse, notamment dans Experimentum mundi, trad.
Gérard Raulet, Paris, Payot, 1981 ; Cf. GÉRARD RAULET, Humanisation de la nature, naturalisa-
tion de l’homme. Ernst Bloch ou le projet d’une autre rationalité, Paris, Klincksiek, 1982 ; Gehemmte
Zukunft, Neuwied, Berlin, 1986 ; ARNO MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst
Bloch, Paris, Aubier, 1985.
La « somme » de Bloch semble avoir été le projet d’une métaphy-
sique systématique dans le style de l’idéalisme allemand. Bloch est alors
fasciné par l’idée d’un retour au « catholicisme » issu de la traversée radi-
cale du protestantisme : il s’agit d’un retour à une moralité substantielle.
Dès 1911, Lukács – à qui Bloch, dans la première version de L’Esprit de
l’utopie [1918], décerne le titre de « génie absolu de la morale » – annonce
le projet d’un système de « castes » éthiques et d’une distinction kierke-
gaardienne entre morale sociale et morale du soi responsable devant Dieu
seul.
Fin octobre 1911, à l’âge de 26 ans, Bloch annonce à Lukács la teneur
de sa « somme » : « Georg, je t’assure que tous les hommes, en Russie
et chez nous à l’Ouest, se sentiront en quelque sorte pris par la main, ils
pleureront et seront émus et délivrés par la grande idée qui relie tout ; 59
[…] l’errance prendra fin, tout sera rempli d’une clarté chaude et finale-
ment ardente ; il y aura une grande santé du corps, une technique assurée
et une idée solide de l’État, une grande architecture et une dramaturgie,
et tous pourront à nouveau servir et prier, et la force de ma foi sera ensei-
gnée à tous ; ils seront enveloppés jusque dans les plus petites heures de
la vie quotidienne et jouiront de la protection d’une nouvelle enfance et
d’une nouvelle jeunesse du mythe, d’un nouveau Moyen Âge et des retrou-
vailles avec l’éternité. Je suis le Paraclet, et les hommes pour lesquels
j’ai été envoyé vivront et comprendront en eux-mêmes ce retour de Dieu »
(I, 66-67 1).
Cette exaltation expressionniste ignore souverainement les exigences
rigoureuses du néokantisme ambiant, que Lukács accepte au contraire tout
en tentant de les faire éclater de l’intérieur par une philosophie de l’his-
toire. En 1913, Bloch écrit plusieurs centaines de pages sur Le Monde et
sa vérité comme problème utopique, tout en lisant les premiers chapitres
de la Philosophie de l’art de Lukács ; suit un essai sur Don Quichotte que
Lukács traite lui aussi, à la même époque, dans la Théorie du roman, et
qu’il semble avoir recommandé à Bloch qui se reconnaît dans le prota-
goniste.
1. Le chiffre romain renvoie au tome de la Correspondance, tandis que les chiffres arabes renvoient
à la pagination.
Quelle est à cette époque la convergence entre Bloch et Lukács ? L’un
et l’autre refusent d’accepter les limites imposées par la philosophie trans-
cendantale, par le néokantisme de Lask et de Max Weber qu’ils fréquen-
tent à Heidelberg ; Lukács, cependant, les rejette avec plus de scrupules
que Bloch. « L’utopie » dont ils parlent tous deux est la transgression de
ces limites. Pour Lukács, l’absolu n’est d’abord accessible que dans l’ap-
parence artistique ; le « système de la réalité utopique », c’est la sphère
de l’art. Dans son éthique, il cherche à remettre en question les restrictions
imposées par le « devoir » kantien. C’est ici qu’interviendra la philosophie
de l’histoire qui annonce la fin de l’époque bourgeoise, de son éthique
formelle et monologique. L’éthique de la bonté est celle d’une intersub-
jectivité non psychologique, d’une connaissance immédiate d’autrui. Sur
60 un mode mystique, Lukács annonce ici une orientation de l’éthique qui
ne pouvait se réaliser sur le terrain d’une philosophie de la conscience,
avant le « tournant linguistique » et une pensée de l’intersubjectivité.
Toute la pensée de Lukács est une réflexion sur le passage, sinon à la
« vie essentielle », du moins à « l’essence vivante » (la transcendance
tragique de la vie empirique) ; réflexion sur le « saut » qui conduit l’in-
dividu empirique à l’œuvre qui le dépasse et se détache de lui ; histori-
quement ensuite, sur la fin du roman comme signe d’une limite atteinte
dans « l’époque de la parfaite culpabilité », et la naissance, entrevue chez
Dostoïevski, d’une nouvelle épopée faite de relations non réifiées entre
les hommes délivrés du monde de la convention ; sur la rupture enfin,
avec le système économique de la réification, grâce à la révolution. La
rupture accomplie, du moins selon sa conviction, – contrairement à Bloch
qui restera toujours sur le seuil de l’espérance – Lukács s’attache à la
justifier, à la consolider, à combattre les « erreurs », afin de démontrer
l’existence et la possibilité d’une « vie essentielle » dans l’immanence.
Chez Bloch, le thème de l’utopie, d’une virtualité ontologique jamais
épuisée et qui fonde le principe espérance, reste constant sans jamais
dépendre d’une analyse historique déterminée ; il s’agit d’un a priori qui
transcende la sphère du social et de l’humain. Chez Lukács, l’art est essen-
tiel dans la mesure où il est la seule satisfaction du désir d’accomplisse-
ment, où il n’y a rien à attendre de la vie extra-artistique ; sinon l’art sert
la théorie : dans le réalisme. Pour Bloch, l’utopie esthétique et l’utopie
sociale sont solidaires, voire une seule et même chose ; expressions diffé-
rentes de la même utopie d’ordre ontologique : latence créatrice de l’in-
tériorité qui sera plus tard celle de la matière, selon une inversion déjà
préfigurée chez Schelling. L’art et la philosophie sont pour Bloch les organes
du pré-apparaître, anticipations des virtualités prometteuses de l’être qui
devient le support transsubjectif de l’imagination transcendantale. Et de
la réalisation de l’utopie sociale, Bloch n’attend que la création des condi-
tions permettant à l’utopie esthétique et spirituelle de se réaliser; la rencontre
de soi-même dans l’expérience d’un nous, prise de conscience de « l’obs-
curité de l’instant vécu » ; avènement de la « figure de la question incons-
tructible ». La transformation de la société a pour but de permettre un
épanouissement des activités métaphysiques et une transparence des énigmes
spirituelles. C’est pourquoi Bloch, au fond, n’a pas besoin de changer, 61
1. ERNST BLOCH, Thomas Münzer. Théologien de la révolution, trad. Maurice de Gandillac, Paris,
UGE, « 10-18 », 1975.
2. Polémique inspirée par Benjamin. Cf. mon avant-propos à SIEGFRIED KRACAUER, Le Roman
policier. Un traité philosophique, Paris, Payot, 1981.
3. Cf. son intéressante étude sur l’ornement de la masse : SIEGFRIED KRACAUER, Das Ornament
der Masse, Francfort-sur-le-Main, 1963 (« L’Ornement de la masse », trad. Ursula Sarrazin, Exercices
de la patience, n° 7, 1986, p. 47-57).
4. Clara Malraux traduira son Genêt, Paris, Gallimard, 1934.
tion micrologique des phénomènes, conduit à la perte de toute structure
conceptuelle : « ni pacifisme, ni communisme, écrit Kracauer sur son roman
Genêt, mais l’apologie du monde dissocié, figurée dans la conscience de
la mort » (I, 290).
Une fois de plus, l’influence de Benjamin et de Kracauer incitera Bloch
à s’exprimer sous forme d’essais et de textes littéraires. C’est ainsi que
naîtra Héritage de ce temps 1 qui refuse d’abandonner le mythe et l’ima-
gination à l’idéologie nationaliste. Benjamin n’y verra qu’un plagiat de ses
intuitions les plus profondes.
L’isolement de l’exil américain, la chaire de philosophie à Leipzig,
l’enseignement à Tübingen, enfin, où il se réfugie en 1961, au moment
de la construction du mur de Berlin, sont l’époque du système. Bloch
revient aux projets d’une « somme » qu’il avait conçue dans sa jeunesse. 63
1. ERNST BLOCH, Héritage de ce temps, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978.
2. ERNST BLOCH, Principe Espérance, trad. Françoise Verhasselt-Wuilmart, t. I et II, Paris, Gallimard,
1976 et 1982. [Le tome III a été traduit également par Françoise Wuilmart, chez le même éditeur,
en 1991. (N.D.É.)]
3. ERNST BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, trad. Denis Authier et Jean Lacoste, Paris,
Payot, 1976.
4. ERNST BLOCH, L’Athéisme dans le christianisme, trad. Éliane Kaufholz et Gérard Raulet, Paris,
Gallimard, 1978.
5. [ERNST BLOCH, Experimentum Mundi, trad. Gérard Raulet, Paris, Payot, 1981. (N.D.É.)]
nouvelle musique, à l’époque où Bloch enseigne à Leipzig ; les solida-
rités politiques de l’exil entraînent des discussions aujourd’hui très datées
et parfois peu lucides ; à New York, Bloch fait croire à ses amis qu’il est
obligé d’abandonner la philosophie pour se consacrer nuit et jour à un
pénible travail manuel ; un appel public à lui venir en aide le contraint au
démenti. Sans oublier la misère réelle, les exils, la gloire et la mise à la
retraite en RDA.
La pensée de Bloch est inlassablement relancée par l’opacité que
rencontre le sujet réflexif de la modernité. Elle se situe dans le contexte
posthégélien de la « dialectique de la raison ». Sans cesse, elle refait le
chemin de « l’en-soi » au « pour-soi » : nous sommes obscurément, mais
nous ne nous possédons pas; la présence et la proximité ne cessent de nous
échapper. L’espérance eschatologique est le moteur de ce processus inter-
minable, profondément aporétique. Aucune déception empirique ne peut
affecter ce principe qui préserve Bloch du scepticisme de ses cadets. Malgré
une certaine raideur, le caractère quasi-transcendantal de ce principe, irré-
ductible à l’économique, a cependant permis à Bloch de traverser le siècle,
« debout », animé d’une invincible idée de la dignité humaine.
Critique, n° 486, novembre 1987, p. 938-961
1. MARTIN HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Paris, Aubier-Montaigne,
1964, p. 151.
que Heidegger et ses disciples – en particulier Derrida pour qui ce texte
fait encore autorité en matière d’éthique – neutralisent la question morale
par la pensée plus « fondamentale » de la vérité de l’Être ou de la trace.
Chez Horkheimer et Adorno, l’éthique moderne – et notamment celle
de Kant – est démasquée à l’appui des grands penseurs subversifs : « L’œuvre
de Sade représente, comme celle de Nietzsche, la critique intransigeante
de la raison pratique 1. » Cette critique s’impose parce que « les doctrines
morales de l’Aufklärung témoignent de l’effort désespéré pour mettre à
la place de la religion affaiblie un motif intellectuel de durer dans la société,
lorsque l’intérêt vient à faire défaut 2 ». Kant « a recours aux forces éthiques
comme à un fait. Sa tentative pour déduire le devoir du respect réciproque
d’une loi de la raison – même s’il est plus prudent que toute la philoso-
66 phie occidentale – ne trouve aucun appui dans la Critique […]. À la base
de l’optimisme kantien selon lequel une action morale serait raisonnable
même si la bassesse a des chances de prévaloir, il y a l’horreur qu’ins-
pire la pensée d’un retour à la barbarie 3 ». La morale ne saurait être justi-
fiée par une raison coupée de ses bases religieuses 4. C’est au nom de la
conservation de soi qu’elle soumet la nature et les hommes à son prin-
cipe d’identité.
Dans son Éthique de la psychanalyse (1959-1960 5), Jacques Lacan
reprend ou réinvente la thèse de Horkheimer et d’Adorno : Sade démasque
le formalisme de l’éthique kantienne qui est dû à une transposition dans
le domaine moral, de la physique newtonienne : « Kant nous invite, quand
nous considérons la maxime qui règle notre action, à la considérer un
instant comme la loi d’une nature où nous serions appelés à vivre 6. »
L’éthique se réduit à une question d’authenticité : « La seule chose
dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique,
1. Ibid., p. 368.
2. Ibid., p. 361.
3. Cf. HUBERT DREYFUS et PAUL RABINOW, Michel Foucault. Un parcours philosophique, trad.
Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 1983, p. 325.
L’utilitarisme pense que le bonheur de la société consiste à augmenter
la somme totale des biens produits. John Rawls lui oppose une théorie
des droits et des libertés de base que peuvent légitimement revendiquer
les citoyens en tant que personnes libres et égales, dans le cadre d’une
démocratie constitutionnelle. Pour fonder une telle théorie, il a « tenté de
généraliser et de porter à un plus haut degré d’abstraction la théorie tradi-
tionnelle du contrat social, telle qu’elle se trouve chez Locke, Rousseau
et Kant » (20 1).
La Théorie de la justice ne distingue pas entre droit et morale. Toutes
les relations interpersonnelles sont fonction de la société dans son ensemble
et relèvent en ce sens du droit. En effet, la justice a pour objet premier
« la structure de base de la société » ; ce n’est que de manière accessoire
68 que Rawls évoque les « devoirs et les obligations naturelles » découlant
d’une « inviolabilité de chaque personne » (29), axiome qui semble aller
de soi. D’une façon générale, Rawls part d’un certain nombre d’évidences
premières; ainsi quant aux biens produits par la société, les hommes « préfè-
rent tous une plus grande part de ces avantages » (30), et notamment une
part égale de libertés. Le primat indiscutable de la liberté définit dès le
départ la pensée de Rawls comme « libérale »; il la croit néanmoins compa-
tible avec un système de propriété collective des moyens de production.
Car malgré sa référence kantienne, la Théorie de la justice inclut dans
l’éthique le souci des biens matériels et leur distribution. En s’appliquant
à la structure de base de la société, elle va jusqu’à empiéter sur le terrain
de l’économie politique, en suggérant une régulation du marché par un
interventionnisme étatique d’esprit social-démocrate. Une grande partie
des discussions sur l’ouvrage de Rawls 2 porte sur cet aspect de l’ouvrage
dont l’originalité réside pourtant plutôt dans la méthode par laquelle il
justifie l’éthique.
Rawls formule son idée centrale de la manière suivante : « les prin-
cipes de la justice valables pour la structure de base de la société sont
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages de l’ouvrage présenté.
2. Cf. JEAN LADRIÈRE et PHILIPPE VAN PARIJS (s.l.d.), Fondements d’une théorie de la justice.
Essais critiques sur la philosophie politique de John Rawls, Louvain-la-Neuve, Institut supérieur de
philosophie, 1984; OTTFRIED HÖFFE (s.l.d.), Über John Rawls’ „Theorie der Gerechtigkeit“, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, 1987.
l’objet de l’accord originel. Ce sont les principes mêmes que des personnes
libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées
dans une position initiale d’égalité, accepteraient… » (37). Le conditionnel
est ici d’une grande importance, de même que la notion de l’imagination
dans la citation suivante : « nous devons imaginer que ceux qui s’enga-
gent dans la coopération sociale choisissent ensemble, par un seul acte
collectif ; les principes qui doivent décider par avance selon quelles règles
ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte
fondatrice de la société » (37). Cette « position originelle » ou « situation
initiale » – et c’est ce qui distingue Rawls des théories classiques du contrat
social – est purement hypothétique (37); elle ne correspond à aucune réalité
historique. Il en est de même pour les conditions dans lesquelles les sujets
décideraient des règles à suivre, et notamment pour le « voile d’igno- 69
rance » qui les prive de toute information quant aux avantages naturels
et sociaux dont ils disposeront dans la société réelle. Ce voile d’igno-
rance – tout comme le fictif « état de nature » du droit naturel – est l’image
concrétiste de l’abstraction nécessaire à une perspective universaliste.
À l’intérieur même de cette fiction, Rawls considère que les sujets en
« situation originelle » se désintéressent du sort d’autrui et ne pensent
qu’à leur propre bien – c’est là encore un point sur lequel il conteste l’al-
truisme philanthropique de nombreux utilitaristes ; les sujets procèdent à
un choix rationnel, selon une rationalité finalisée qui ne se distingue en
rien de la rationalité économique. C’est pourquoi il est faux de parler, à
propos de Rawls, d’une rationalité pratique ou morale. Il le souligne d’ailleurs
lui-même : toute sa réflexion s’inscrit dans le cadre d’une « théorie du choix
rationnel » (43), telle qu’elle a été développée par les économistes. Cette
rationalité n’est en rien d’autre que la « capacité d’employer les moyens
les plus efficaces pour atteindre des fins données » (40).
Le caractère hypothétique et imaginaire de la situation originelle est
lié au fait que Rawls cherche à établir une référence infaillible permet-
tant à chacun de contrôler la justesse de son jugement moral, en dehors
de toute discussion, qui ne pourrait aboutir qu’à un « marchandage » (171).
Rawls a l’ambition de parvenir à une formulation des conditions incon-
tournables sur lesquelles repose toute « société bien ordonnée » et à partir
desquelles on peut déduire « l’équilibre réfléchi » de tout jugement moral
adéquat ; en un mot, il s’agit d’une « géométrie morale » (154), idéal que
Rawls ne prétend pas encore avoir réalisé mais qui lui paraît accessible.
C’est cette ambition qui explique le caractère fictif du dispositif auquel
se réfère chaque décision morale. Seul le philosophe, en effet, accède à
la théorie de la justice dont il établit les principes ; les citoyens n’y parti-
cipent que dans la mesure où ils reconstituent la démarche du philosophe :
« Mon dessein est d’affirmer, écrit Rawls, que certains principes de la
justice sont justifiés parce qu’ils emporteraient l’adhésion dans la situa-
tion originelle d’égalité » ; et il ajoute : « nous pouvons en être convaincus
par une réflexion philosophique » (48).
Selon Rawls, la démarche du philosophe moral est analogue à celle
d’un Chomsky reconstruisant la compétence linguistique (72); quant à lui,
70 il reconstruit nos « sentiments moraux » (75). La question est donc de
savoir si la théorie de la situation originelle et du voile d’ignorance recons-
truit adéquatement nos « sentiments » et nos « jugements » moraux (153) ;
si c’est là la meilleure manière de rendre compte de notre sens de la justice.
Pour en juger, la meilleure façon est d’en voir les applications concrètes
fournies dans l’ouvrage. La seconde originalité du livre de Rawls – à côté
de sa méthode définie par la situation originelle est le « principe de diffé-
rence » qui serait lui aussi accepté par tous en position originelle. Ce prin-
cipe déjà amplement discuté consiste à justifier les inégalités sociales,
dans la mesure où elles profitent à tous. En situation initiale d’égalité
hypothétique, tout homme est supposé admettre – quel que soit par la suite
son rôle dans la société, entrepreneur ou ouvrier, riche propriétaire ou
assisté public – qu’il est préférable d’accepter un partage inégal des richesses,
du pouvoir et des avantages de toute sorte, dans la mesure où une plus
grande égalité entraînerait une diminution des avantages de tous.
Implicitement, Rawls fournit ici une justification au principe de l’initia-
tive privée comme source des richesses sociales; il le complète, cependant,
par l’exigence d’une égalité maximale des chances.
À première vue, ce « principe de différence » est séduisant : si tous
en bénéficient, pourquoi une certaine inégalité serait-elle injuste et injus-
tifiable ? À y regarder de plus près, il est extrêmement difficile de déter-
miner l’inégalité nécessaire à l’avantage de tous. Dans la mesure où Rawls
exclut la discussion en tant que « marchandage », c’est une affirmation
dénuée de tout fondement que de prétendre déduire la bonne dose d’in-
égalité des conditions transcendantales de la situation originelle. Ce qui
saute aux yeux, en revanche, c’est le fait qu’il existe des inégalités dans
les sociétés modernes que Rawls considère comme « bien ordonnées »,
et que Rawls les justifie indépendamment de tout débat réel sur leur carac-
tère acceptable. La situation originelle remplit ici une fonction proprement
idéologique. Au lieu de décrire ouvertement une situation de fait dans les
sociétés occidentales, dont le libéralisme est tempéré par l’État social,
Rawls nous présente une reconstruction transcendantale qui prend des
allures d’utopie 1.
L’hésitation entre description et prescription chez Rawls peut s’ex-
pliquer par la tradition dans laquelle il s’inscrit. Contrairement à Rousseau
et Kant dont il se réclame, contrairement aux penseurs de la Révolution 71
1. Cf. RAYMOND BOUDON, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977, p. 186.
2. HANNAH ARENDT, Essai sur la Révolution, trad. Michel Chrestien, Paris, Gallimard, 1967 ;
JÜRGEN HABERMAS, « Droit naturel et révolution », in Théorie et pratique, trad. Gérard Raulet,
Paris, Payot, 1975, t. I, p. 109-144.
béissance civile 1. Dans la mesure où elle exclut l’intersubjectivité du débat
public, elle fait cependant du ferment critique inhérent à l’exigence ration-
nelle un élément « systémique » par lequel la « société bien ordonnée »
rétablit son équilibre. Tout le mérite de Rawls est d’opposer au polythéisme
des valeurs (qu’il évoque en termes wébériens) un formalisme permettant
de définir un concept fort de justice. Mais ses constructions de la situation
originelle et du principe de différence sont trop fragiles pour s’appliquer
à des sociétés qui n’ont pas encore réalisé une démocratie constitution-
nelle ; d’ailleurs, Rawls a de plus en plus tendance à limiter la validité de
son éthique aux sociétés occidentales développées. C’est pourquoi les
tentatives pour fonder une éthique universaliste ont abandonné les fictions
de Rawls et ont cherché une base plus solide pour les prétentions inévi-
72 tablement très fortes d’une telle éthique.
1. La genèse de la Théorie de la justice remonte aux années des mouvements d’étudiants aux États-
Unis et de l’opposition à la guerre du Vietnam.
2. La traduction du titre original a été allégée : « L’a priori de la communauté de communication
et les fondements de l’éthique… ».
sité historique bien comprise, et celui de la science occidentale qui rejette
l’éthique dans l’irrationalité des décisions subjectives. Rationalisme scien-
tiste et irrationalisme décisionniste sont, aux yeux d’Apel, deux défor-
mations complémentaires, caractéristiques d’une division de la société
en sphère publique et en sphère privée (56). Cette division a pour consé-
quence qu’il n’existe aucun critère positif permettant de définir les fins
souhaitables de l’activité humaine (58-59). Dans l’ensemble, l’analyse de
la situation n’est pas la partie la plus originale de l’essai qui formule sa
tâche de la manière suivante : « assumer une responsabilité morale face
aux conséquences directes et indirectes de la pratique humaine à l’époque
de la planétarisation de la technique industrielle » (60).
À la « planétarisation de la technique », Apel n’oppose pas comme
Heidegger une pensée de l’Être plus « originaire » mais, dans les termes 73
1. Cf. KARL-OTTO APEL, Transformation der Philosophie, 2 t., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973,
et JÜRGEN HABERMAS, Logique des sciences sociales (1966), trad. Rainer Rochlitz, Paris, PUF,
1987, et Connaissance et Intérêt, trad. Gérard Clémençon, Paris, Gallimard, 1976, 1979. [Le premier
tome de Transformation der Philosophie est désormais traduit (Transformation de la philosophie, trad.
Christian Bouchindhomme, Thierry Simonelli et Denis Trierweiler, Paris, Le Cerf, 2007, 448 p.). (N.D.É.)]
avaient repris la distinction classique entre sciences de la nature et sciences
de la culture (sciences humaines et sociales), pour préciser à la suite de
Gadamer le statut des sciences herméneutiques, qui interprètent le sens
non objectivable des activités humaines. Apel était ainsi parvenu à une
« herméneutique transcendantale », tandis que Habermas s’était appuyé
sur le jeune Hegel pour rattacher les sciences objectivantes au travail humain
et les sciences herméneutiques à « l’intérêt pratique » de l’interaction ; il
y avait ajouté l’intérêt « émancipatoire » de l’autoréflexion critique, selon
le modèle de la psychanalyse. Par analogie avec ce modèle, il avait formulé
en 1968 le programme d’une critique de l’idéologie, appelée à lever les
blocages de la communication sociale.
C’est dans ce contexte d’une réflexion herméneutique sur les condi-
74 tions transcendantales de l’entente et d’une théorie de l’interaction sociale,
que le thème de l’éthique a été réactualisé par-delà l’histoire heideggé-
rienne de l’Être et par-delà la philosophie hégélienne et marxienne de
l’histoire. En tant que compréhension universelle, l’herméneutique est
par nature relativiste ; comprenant tout, elle a conduit « à une paralysie
du jugement moral et de l’engagement politico-moral de l’élite intellec-
tuelle allemande » (76). Apel pense ici notamment à Heidegger ; l’ab-
sence d’une éthique, l’absence même de l’idée de responsabilité est selon
lui l’une des raisons de la catastrophe morale qu’a connue l’Allemagne
entre 1933 et 1945.
Cette lacune étant constatée, le problème d’une fondation de l’éthique
reste entier. La difficulté est due au fait qu’Apel respecte rigoureusement
la règle humienne selon laquelle aucune norme ne peut-être déduite d’un
fait. C’est pourquoi Apel commence par poser « la question de savoir si
l’objectivité de la science axiologiquement neutre peut elle-même être
philosophiquement comprise sans présupposer la validité intersubjective
des normes morales » (67, 88)
La thèse qu’il s’agit de défendre consiste donc à dire que « l’argu-
mentation rationnelle, qui est déjà présupposée non seulement dans chaque
science mais aussi dans chaque discussion de problèmes, présuppose elle-
même la validité de normes éthiques universelles » (90); en d’autres termes,
il existe une « Éthique de la logique » (Kuno Lorenz), non pas au sens
où la logique impliquerait par elle-même des normes éthiques, mais au
sens où une éthique du travail réalisé par la communauté scientifique précède
et conditionne nécessairement toute élaboration logique : « La validité
logique des arguments ne peut pas être contrôlée sans présupposer en
principe une communauté de penseurs capables de parvenir à une compré-
hension intersubjective et à la formation d’un consensus » (92-93). Apel
invoque ici Wittgenstein : « Il n’est pas possible pour “un seul” de suivre
une règle » (93) 1.
C’est ce qui permet à Apel de reformuler sa thèse : « La communauté
d’argumentation présuppose la reconnaissance de tous les membres en
tant que partenaires de discussion à égalité de droits. Or, comme toutes
les énonciations linguistiques, et en outre toutes les actions et expressions
corporelles humaines (en tant qu’elles sont verbalisables 2) peuvent être
comprises comme des arguments virtuels, la norme fondamentale de la 75
La critique d’Apel a été menée par deux penseurs proches d’Apel par
leur orientation philosophique, mais qui affirment des positions originales :
Jürgen Habermas et Albrecht Wellmer. On peut dire que Habermas se situe
à mi-chemin entre deux extrêmes représentés par Apel et Wellmer, entre
une affirmation inconditionnelle de principes ultimes et une position qui
se rapproche d’un relativisme historique, en n’admettant qu’une formu-
lation indirecte des principes au nom d’une négation déterminée de ce
qui est chaque fois considéré comme mal et non-sens. Wellmer a ainsi
tendance à identifier Apel et Habermas en tant que théoriciens d’une « éthique
de la discussion » et surtout en tant que défenseurs d’un concept consen-
suel de la vérité. Apel, quant à lui, ne voit guère de différence entre Habermas
et Wellmer, penseurs – selon lui tentés par un contextualisme du monde
vécu. Enfin, Apel, Wellmer et Ernst Tugendhat 1 s’opposent à Habermas
en contestant la nécessité d’une discussion effective entre les intéressés
pour établir le bien-fondé des normes éthiques ou de leur application,
alors que Habermas fait valoir l’idée de communication jusque dans la
pensée solitaire.
Dès le texte d’Apel sur L’Éthique à l’âge de la science, Habermas
apparaît comme l’interlocuteur incontournable du débat sur l’éthique. Sans
en épuiser les enjeux, la théorie morale est chez lui au cœur « d’une théorie
de la société qui s’efforce de justifier ses paramètres critiques 2 ». C’est
que la morale, le droit et la politique sont des pratiques indissociablement
empiriques et transcendantales.
En effet, bien que Morale et Communication soit dédié à Karl-Otto
78 Apel et que Habermas reprenne (sous une forme modifiée) sa théorie de
l’argumentation, sa conception de l’éthique est radicalement différente :
« Les intuitions morales quotidiennes n’ont nul besoin des lumières des
philosophes » (119). C’est pourquoi Habermas n’accorde à la philosophie
morale qu’une valeur thérapeutique et clarificatrice; elle permet de désarmer
le scepticisme moral, le relativisme axiologique et le positivisme juri-
dique qui se sont répandus dans les milieux cultivés et ont pénétré dans
la conscience quotidienne des sociétés modernes.
Contrairement à ce que pense Apel, Habermas considère qu’il n’y a
« aucun préjudice à dénier à la justification pragmatico-transcendantale
tout caractère de fondation ultime » (119); l’éthique philosophique ne
peut être à ses yeux que la reconstruction d’une compétence dont dispose
tout sujet capable de parler et d’agir et que la philosophie serait bien inca-
pable de créer. La certitude ultime recherchée par Apel n’ajoute rien à sa
tentative de reconstruction qui n’aura en tout cas qu’une valeur d’hypo-
thèse ; il est en effet vraisemblable que d’autres penseurs reconstruiront
1. ERNST TUGENDHAT, Probleme der Ethik, Stuttgart, Reclam, 1984 ; « Langage et Éthique »,
Critique, n° 413, octobre 1981, et PHILIPPE CONSTANTINEAU, « L’Éthique par-delà la séman-
tique et la pragmatique », Critique, n° 475, décembre 1986.
2. JÜRGEN HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, trad. de Jean-Marc Ferry et Jean-
Louis Schlegel, Paris, Fayard, 1987. Sur la Théorie de l’agir communicationnel, cf. l’article de JEAN
GRONDIN, « Rationalité et agir communicationnel chez Habermas », Critique, n° 464-465, janvier-
février 1986, p. 40-59 et les contributions aux Cahiers de Philosophie, « Habermas. L’activité commu-
nicationnelle », n° 3, 1987.
autrement, selon d’autres paradigmes – et peut-être mieux – notre faculté
d’agir selon des normes et des principes, d’adopter même à leur égard
une attitude réflexive et critique.
La théorie morale de Habermas se distingue fondamentalement de
celles d’Apel, de Tugendhat et Wellmer, dans la mesure où elle n’est pas
intégralement « philosophique » au sens étroit; elle se rattache à une théorie
sociale dont la portée philosophique conduit à une autolimitation de la
philosophie : « Aujourd’hui, la philosophie ne peut plus se rapporter dans
le sens d’un savoir totalisant à l’ensemble du monde, de la nature, de
l’histoire, de la société » (Théorie de l’agir communicationnel [TAC], I, 17).
La philosophie postmétaphysique se concentre sur une théorie de l’ar-
gumentation et de la rationalité, pour laquelle la sociologie est d’une impor-
tance particulière (18). En effet, à la différence de l’anthropologie culturelle, 79
sciences (I, 18); c’est cette constellation que n’acceptent ni Apel ni Wellmer.
Le second argument de Wellmer contre Habermas, à côté de celui qui
a trait au transcendantalisme, est le reproche qu’il lui fait, de confondre
le droit et la morale. L’éthique de la discussion qui conclut à la nécessité
d’un débat réel entre tous les intéressés sur les questions litigieuses, semble
revenir sur la distinction entre droit et morale, telle qu’elle a été établie
par Kant. Selon Wellmer, seules les normes juridiques sont « mises en
vigueur », constitutives d’une pratique systématique et liées à la menace
d’une sanction externe, tandis que les normes éthiques sont indépendantes
de toute validation explicite (« la dignité de l’homme est inviolable »),
elles ne sont pas systématiques, et elles ne sont liées qu’à des sanctions
internes, telles que le sentiment de culpabilité, les regrets, les reproches
que l’on se fait à soi-même ou le mépris de soi (114-118).
Nous avons vu que la question d’une différenciation insuffisante entre
droit et morale s’était posée à propos de Rawls qui ramène la morale à
la justice comprise en un sens juridique, en tant que fondement d’une
« société bien ordonnée » ; Rawls n’évite le problème que parce qu’il
écarte la nécessité d’un débat effectif, en construisant la fiction d’une
situation originelle dont la nécessité est supposée évidente. Il n’en est pas
de même chez Habermas pour qui le droit est dérivé de la morale.
Wellmer suggère que Habermas voudrait instaurer, pour chaque conflit
d’ordre moral, un débat public de style juridique et entraînant des sanc-
tions externes ; en réalité, un tel débat ne s’impose, selon Habermas, qu’à
propos de questions qui ne peuvent être résolues par la compétence morale
acquise, devant des problèmes nouveaux. En effet, une maxime aussi élémen-
taire que celle concernant la dignité de l’homme ne fait guère l’objet d’un
débat contradictoire, dans une société moderne ; tout au plus la rappelle-
t-on pour dénoncer des individus ou des groupes qui bafouent ces prin-
cipes. Ce qui distingue morale et droit, chez Habermas, c’est moins la
différence entre sanctions internes et sanctions externes – sinon, un crime
ne relèverait que du droit et non pas de la morale –, mais le mode de
règlement du conflit, par une explication entre les intéressés eux-mêmes
ou par l’intervention d’un arbitre autorisé par l’État ; quant aux principes
en jeu, la compétence de la morale s’étend à tout le domaine du droit.
84 Cette distinction est étrangère à la pensée de Wellmer qui continue d’op-
poser la conscience intime du juste et de l’injuste à toute extériorité de
la discussion sociale, qu’elle soit débat moral sans pouvoir de sanction
ou délibération juridique autorisée à punir. Wellmer reste ainsi attaché à
la philosophie de la conscience, défendant comme Apel et Tugendhat la
légitimité d’une argumentation monologique. En cela, il est fidèle à la pensée
d’Adorno, de même qu’il refuse la positivité d’une théorie quasi-trans-
cendantale, au nom d’une négation déterminée des injustices historiques 1.
Revenu d’un espoir de transformation sociale radicale, Wellmer – comme
beaucoup d’autres – est devenu sceptique et par certains côtés plus tradi-
tionaliste que Habermas : il ne s’agit plus que de préserver et de déve-
lopper les libertés acquises. Au regard d’une telle modestie – déterminée
par le contexte politique tout comme l’était naguère le radicalisme –, la
théorie de Habermas lui paraît aujourd’hui utopiste, idéaliste et scien-
tiste : elle semble recourir à des idées trop fortes de réconciliation et de
vérité consensuelle. Selon Wellmer, la théorie morale de Habermas est
ainsi à la fois trop kantienne (en tant que théorie transcendantale) et pas
assez kantienne (dans la mesure où elle semble abandonner la différen-
ciation entre droit et morale, acquise depuis Kant).
1. Cf. mes articles in Critique, n° 450, novembre 1984, et n° 464, janvier-février 1986.
Ces objections de Wellmer sont intéressantes, parce qu’elles souli-
gnent la nouveauté et la difficulté de la pensée de Habermas et parce qu’elles
résument les principaux arguments avancés contre Habermas, à l’excep-
tion de celles qui proviennent du fondamentalisme (Apel, Kuhlmann,
Böhler). Ce qui reste difficile à saisir, c’est le statut des arguments trans-
cendantaux chez Habermas et le rapport entre logiques régionales (science,
éthique, art) et histoire empirique. Habermas défend à la fois des logiques
autonomes et unilatérales pour chaque domaine de la rationalité moderne
et une réinsertion contextuelle de ces logiques dans le monde vécu où
elles entrent par ailleurs en relation réciproque. C’est pourquoi il mécon-
tente à la fois les partisans d’un transcendantalisme qui réduit le contexte
à la contingence négligeable pour faire valoir les principes en leur pureté,
et les défenseurs d’une théorie aristotélicienne ou hégélienne de la morale 85
par l’individu au cours de son développement, crises qu’il peut par ailleurs
ne pas surmonter. Il s’agit d’abord du passage du stade préconventionnel,
régi par l’asymétrie entre une autorité parentale et l’enfant, au stade conven-
tionnel, grâce à l’apprentissage du comportement stratégique et grâce à
une première intériorisation de l’autorité, sous la forme de « l’arbitraire
supra-individuel ». Au stade conventionnel, le sujet est capable d’adopter,
vis-à-vis de ses relations avec autrui, l’attitude de l’observateur, et donc
de calculer à l’avance les réactions d’autrui. Le monde social peut se consti-
tuer, dès lors que cet Il s’ajoute aux relations entre Je et Tu jusque-là
seules déterminantes ; car « le fait de s’impliquer dans l’activité straté-
gique fait apparaître du même coup la possibilité d’une activité non stra-
tégique » (155), celle de l’interaction guidée par des normes. Une seconde
étape, toujours à ce niveau conventionnel, étendra les attentes normatives
à tout un système d’institutions qui se présentent comme légitimes et qui
exigent la loyauté. Par un nouveau processus d’intériorisation, l’adoles-
cent fait du pouvoir de sanction qu’il subit de l’extérieur, un système de
1. On lit déjà dans la Théorie de l’agir communicationnel, t. II, p. 107 : « Ce que l’impératif caté-
gorique devait réaliser peut se faire en projetant une formation de la volonté grâce aux conditions
idéalisées d’une discussion universelle. Le sujet capable de jugements moraux ne peut examiner
seulement pour lui-même, mais uniquement dans la communauté de tous les autres participants,
si une norme existante ou proposée l’est dans l’intérêt général et si elle doit éventuellement avoir
une validité sociale » (trad. mod.).
contrôle interne. « Dès l’instant où A considère les sanctions du groupe
comme les siennes propres, dirigées par lui-même contre lui-même, il faut
qu’il présuppose son adhésion à une norme, dont il châtie, de cette manière,
la transgression » (171).
L’ambiguïté de cette adhésion aux normes sociales réside dans le fait
que le sujet n’accepte plus naïvement des impératifs, mais ne considère
pas non plus les normes comme des exigences de validité critiquables.
« Or, dans la mesure où la plupart des normes entrent en vigueur sous la
forme du contrôle social, il y a des signes manifestes d’un caractère répressif »
(171) qui exclut que les normes existantes reposent sur une entente ration-
nellement motivée entre toutes les personnes concernées. Inversement, il
est impossible que les normes sociales effectives reposent exclusivement
88 sur la répression. – C’est sur cette ambiguïté que Habermas fonde sa critique
de la théorie du pouvoir proposée par Foucault, qui en reste au stade de
l’arbitraire supra-individuel en face de corps capables d’agir sur le mode
stratégique, mais qui ont intériorisé les microstructures du pouvoir. En
l’absence d’un concept de légitimité qui est lui aussi présent dans les insti-
tution modernes, il est impossible de fonder une critique. du pouvoir. Mais
à la différence des théoriciens libéraux de la démocratie actuelle, Habermas
ne prétend pas qu’elle a effectivement réalisé cette idée de légitimité sur
laquelle elle se fonde.
La seconde crise, celle qui conduit au niveau supérieur de la morale
postconventionnelle, passe par une prise de conscience du caractère ambigu
des normes sociales et par l’adoption d’une attitude hypothétique et critique
à leur égard : elles sont confrontées à des exigences de validité normative.
Il s’agit là d’une « catastrophe » historique (142) – telle que celle de la
« dépréciation du monde traditionnel » qu’a connue l’Allemagne en se
réveillant du cauchemar du nazisme –, mais que vit tout individu réfléchi
qui intériorise l’exigence de légitimité – par exemple sous la forme des
« droits de l’homme » – et qui la confronte avec la réalité sociale ; c’est
ainsi qu’il faut comprendre le rapport de Rawls à la guerre du Vietnam
et son apologie de la désobéissance civile.
Comme l’apprentissage du point de vue de l’observateur, grâce auquel
nous nous émancipions de l’emprise parentale, l’adoption de l’attitude
hypothétique envers le monde social réel implique une prise de distance,
cette fois dans la dimension du langage, en tant que possibilité de théma-
tiser des normes jusque-là acceptées comme allant de soi. Au niveau post-
conventionnel, nous acquérons la capacité de la « discussion » ou de
l’argumentation, qui nous fait accéder au niveau qui est celui du théori-
cien de la morale. Ainsi, l’argumentation avec ses règles du jeu impliquant
la reconnaissance réciproque, la liberté égale d’expression et de critique,
est-elle la forme de réciprocité vers laquelle tend l’interaction depuis ses
débuts ; et la « discussion » est le terminus ad quem de toute morale : « la
morale fondée par une éthique de la discussion s’appuie sur un modèle
qui est, pour ainsi dire, dès le départ, inhérent à l’entreprise d’intercom-
préhension linguistique » (179). Au niveau postconventionnel, le lien moral
se concentre tout entier dans la force illocutoire d’actes de parole qui inspi-
rent confiance parce qu’ils s’engagent à fonder en raison ce qu’ils énon-
cent. Des normes injustifiables, purement traditionnelles ou factuelles,
sont désormais inacceptables; l’identité postconventionnelle n’est plus celle
d’un groupe, d’une nation, d’une culture; elle est virtuellement universelle.
Il va de soi qu’une telle éthique postconventionnelle est un processus
qui se heurte sans cesse aux normes existantes et aux rapports de force
qui s’y rattachent. Mais il faut insister sur le fait que les sociétés modernes
sont elles-mêmes porteuses de ces principes universalistes qui sont à l’ori-
gine des démocraties occidentales, tout en étant en conflit permanent avec
les intérêts particuliers des nations et des groupes sociaux. « Plus l’agir
communicationnel reprend à la religion la tâche de l’intégration sociale,
plus l’idéal d’une communauté de communication illimitée et sans déchi-
rure doit gagner en efficacité empirique au sein de la communauté de
communication réelle. Comme Durkheim, Mead en cherche la preuve
dans la diffusion des idées démocratiques, avec les évolutions qui marquent
les bases de légitimation de l’État moderne » (TAC, II, 109). À ces prin-
cipes juridiques et politiques, Habermas apporte ici une justification philo-
sophique extrêmement puissante, fondée sur l’universalité du langage
humain. En dépit des tendances « systémiques » à une canalisation écono-
mique ou étatique de toutes les initiatives, la force illocutoire de la parole
argumentée reste le moteur irrépressible de la démocratisation des sociétés
modernes. C’est donc très logiquement que Habermas en vient à préparer
une théorie de la démocratie.
Critique, n° 492, mai 1988, p. 370-383
4. UN ÉCHEC INSTRUCTIF 91
1. [Cet ouvrage fondamental d’ERNST TUGENDHAT a été traduit, en 1995, sous le titre Conscience
de soi et Autodétermination, par Rainer Rochlitz lui-même, dans le cadre de la collection « Théories »
qu’il dirigeait chez Armand Colin. Comme la plupart des ouvrages de la collection, il a malheureu-
sement été retiré du catalogue depuis. (N.D.É)]
Ce consensus très large sur le statut actuel de la pensée contraste avec
une grande diversité de tentatives pour émanciper sans régression la philo-
sophie de ces conceptions heideggériennes quant à l’origine et la fin de
la métaphysique occidentale. Plusieurs des auteurs dont il sera question
les avaient d’abord partagées ; la puissance de séduction de ces idées avait
en effet été considérable en raison d’une apparente radicalité qui faisait
de tout contradicteur l’illustration du processus de déclin que thématisait
cette pensée ; l’histoire de l’Être ressemble en cela à son modèle, l’his-
toire hégélienne de la philosophie.
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient, à chaque fois, aux pages de l’ouvrage présenté.
méthodique et la rationalité pratique, qui nécessitent un autre type de fonda-
tion que celui d’une histoire de l’Être subie comme destin.
II
Les années 1966/1967 voient paraître deux ouvrages décisifs pour la critique
de Heidegger : la Dialectique négative de Theodor W. Adorno et Der
Wahrheitsbegriff bei Husserl und Heidegger d’Ernst Tugendhat. En 1962,
Guido Schneeberger avait fait paraître un certain nombre de textes poli-
tiques de Heidegger (Nachlese zu Heidegger, Berne), suivis en 1963 de
« Parataxe » d’Adorno et en 1964 du Jargon der Eigentlichkeit du même
auteur. Dans cette critique du langage de Heidegger – qui paraît aujour-
94 d’hui presque mesurée en comparaison de certaines réactions aux révé-
lations de Victor Farias, tant elle renonce à exploiter les textes politiques
du philosophe –, Adorno souligne un aspect qui échappe aux lecteurs des
traductions euphémisantes : le langage de Heidegger sonne faux comme
la mauvaise poésie post-rilkéenne et régionaliste. Avant Robert Minder
et Pierre Bourdieu, Adorno montre la violence autoritaire, le kitsch senti-
mental et la prétention vide qui caractérisent l’« habitus » linguistique de
Heidegger : « Le jargon de l’authenticité est idéologie en tant que langage,
abstraction faite de tout contenu particulier. Le sens est affirmé par l’at-
titude de dignité dont Heidegger investit la mort 1. »
Les deux chapitres que la Dialectique négative consacre à Heidegger
sont eux aussi étonnants à la fois par leur démarche compréhensive et
par la violence de certains raccourcis. Le « besoin ontologique » est justifié
comme désir de ne pas accepter la résignation kantienne devant la connais-
sance de l’absolu, ni sa réduction de la philosophie à la science : « Quelque
chose du souvenir de cette vertu que la philosophie critique n’a pas tant
oublié qu’écarté avec zèle en l’honneur de la science qu’elle voulait fonder,
survit dans le besoin ontologique ; la volonté de ne pas laisser déposséder
1. ERNST TUGENDHAT, « Heideggers Idee von Wahrheit », in OTTO PÖGGELER, Heidegger, (1969),
Königstein, Athenäum, 1984, p. 293.
2. Ibid., p. 294.
de vérité désigne déjà la compréhension en elle-même comme « ouver-
ture ». L’important est d’ouvrir un horizon de sens, non d’en examiner la
valeur de vérité : le problème spécifique de la vérité est éludé et avec lui
tout l’héritage de la pensée réflexive. Sous le prétexte d’un dépassement
du subjectivisme moderne, le noyau critique de la philosophie est évacué.
Peu importe alors que Heidegger radicalise sa subversion de la subjec-
tivité en s’engageant dans le « tournant » de sa pensée. Les horizons de
sens successivement ouverts par l’histoire de l’Être ne sont soumis à aucune
instance capable d’en examiner la valeur de vérité. L’alétheia comme
« non-retrait » (Unverborgenheit) ou « déclosion » (Entbergung) ne peut
garantir que la manifestation d’un sens, non la valeur de vérité de ce sens,
ni sa valeur de justesse pratique, ni même sa valeur esthétique. Husserl
avait maintenu ces modes de validité à travers l’idée de « positions objec- 97
III
ne saurait concevoir sans cette familiarité avec soi que postule Henrich.
À cette construction d’une conscience antérieure au soi, par laquelle
Henrich tente d’échapper à la logique de la relation objectivante entre
sujet et objet telle qu’elle est constitutive des philosophies de la conscience,
Tugendhat oppose la théorie (wittgensteinienne) de l’utilisation du langage.
Selon cette théorie, qui prend au sérieux le rôle central que Heidegger
avait lui aussi attribué au langage sans pousser plus loin ses recherches,
l’emploi de la première personne n’est nullement identifiant et ne relève
donc pas d’une conscience de soi prenant possession d’elle-même. La
conscience de soi ne peut être comprise à partir d’un moi qui se rappor-
terait au monde et à soi, sur le mode objectivant de la connaissance.
Dans son livre Selbstbewusstsein und Selbstbestimmung, où il discute
les modes du rapport à soi dans la philosophie moderne, Tugendhat consacre
trois nouveaux chapitres à Être et Temps cette fois sous l’angle de la philo-
sophie pratique. Selon Heidegger, le Dasein « se rapporte à soi en se rappor-
tant à son Être et non selon une relation réflexive conçue suivant le modèle
sujet-objet » (189); il s’agit plutôt d’un rapport à ce que chacun « a à être »,
d’un rapport téléologique visant à réaliser les possibilités propres. Dans
IV
Une nouvelle étape sera franchie en 1985 avec les textes de Habermas et
de Pöggeler. Si l’étude de Habermas impressionne par sa sobriété et par
sa richesse synthétique, celles de Pöggeler étonnent par leurs éléments
critiques. Pour mesurer le chemin parcouru par Pöggeler, il faut s’ima-
giner un Jean Beaufret ou un François Fédier prendre publiquement leurs
distances avec leur maître.
Dans son article de 1953, Habermas s’était révolté contre le refus obstiné
de Heidegger à changer son appréciation initiale du nazisme tel qu’il le
concevait. Le Discours philosophique de la modernité envisage l’œuvre
de Heidegger du point de vue d’une histoire de la pensée moderne. Dans
ce contexte, Heidegger apparaît comme celui qui, s’inspirant à la fois de
la théorie husserlienne de l’intentionnalité, de l’herméneutique diltheyienne,
du tournant ontologique des néokantiens et du thème kierkegaardien de
la responsabilité de chacun pour son propre salut, radicalise la subver-
sion de la subjectivité transcendantale par une ontologie existentiale. Mais
c’est là déjà rectifier la vision que le dernier Heidegger avait lui-même
d’Être et Temps.
L’originalité du texte de 1985 consiste en effet à montrer – à la suite
de Tugendhat – comment Heidegger s’efforce en vain d’échapper à la
logique de la philosophie du sujet ; c’est ce qui permet en outre de réta-
blir la vérité historique sur les trois phases principales de l’œuvre heideg-
gérienne.
Dans Être et Temps Heidegger déconstruit la subjectivité transcen-
dantale en y substituant un ensemble cohérent de renvois qui rend possibles
les relations entre sujet et objet, dont le statut est ainsi dérivé. Or, dans
un deuxième temps, Heidegger retombe dans les contraintes conceptuelles
de la philosophie du sujet : « Car le Dasein conçu de manière solipsiste 101
Les limites et les échecs de Heidegger ont donc été au moins aussi féconds
pour la philosophie d’après-guerre que ses accomplissements. L’évolution
récente d’Otto Pöggeler, pendant longtemps l’un des disciples les plus
fidèles de Heidegger, est à cet égard extrêmement significative. À la lumière
des cours et des textes rédigés depuis 1933, écrits qu’il connaît mieux
que quiconque, ayant eu accès à de nombreux inédits ; à la lumière aussi
1. JÜRGEN HABERMAS, Le Discours philosophique de la modernité, op. cit., 1988, p. 188 sq.
des documents révélés par Hugo Ott 1, Pöggeler a vu sa confiance s’ef-
fondrer. « On est donc bien obligé de voir les “faits” liés à la période du
rectorat de Heidegger autrement que de la façon dont Heidegger se croyait
autorisé à les voir 2. » Cela est vrai notamment pour le début et la fin du
rectorat à Fribourg que Heidegger semble bien avoir abandonné par dépit
de ne pas pouvoir « guider le Führer ». À d’autres moments, Pöggeler
conteste les jugements portés sur Heidegger en avançant des arguments
problématiques, apparentés aux thèses d’Ernst Nolte sur l’histoire du
nazisme : « Les vainqueurs ont toujours imposé leur “vérité” 3. » Mais dans
l’ensemble, il constate avec autant de lucidité que d’amertume, la défaillance
de son maître : pendant la Seconde Guerre mondiale, « Heidegger inter-
prète l’histoire de la métaphysique à la lumière des slogans avancés par
104 la guerre de propagande de l’époque » (38).
En explicitant la célèbre phrase sur la « vérité interne et la grandeur »
du national-socialisme, Pöggeler écrit que Heidegger « exige pour ce moment
historique une humanité qui se laisse entièrement dominer par l’“essence”
de la technique » (38). En effet, dans ses conférences sur Nietzsche, publiées
en 1961, Heidegger explique la victoire allemande sur la France par le
fait que le pays de Descartes n’est plus « à la hauteur de la métaphysique
issue de sa propre histoire » : « la moderne “économie machinaliste”,
écrit-il, la calculation machinalisante de toute action et de toute planifi-
cation sous la forme absolue exigent une humanité neuve qui aille au-
delà de ce que l’homme a été jusqu’alors. » Faisant manifestement allusion
à l’armée allemande, Heidegger poursuit : « Il y faut une humanité qui
soit foncièrement conforme à l’essence fondamentalement singulière de
la technique moderne et à sa vérité métaphysique, c’est-à-dire qui se laisse
1. Le recueil Heidegger und die praktische Philosophie (cf. bibliographie en début d’article) contient,
entre autres, des textes de HUGO OTT, ALEXANDER SCHWAN (l’auteur de Politische Philosophie
im Denken Heideggers, Cologne-Opladen, Westdeutscher, 1965), CARL FRIEDRICH GETHMANN
et ERNST NOLTE.
2. OTTO PÖGGELER, « Den Führer führen. Heidegger und kein Ende », in Philosophische Rundschau,
n° 1/2, 1985, p. 43. Pöggeler rend hommage à LUCIEN GOLDMANN, pour avoir mis en lumière le
rapport de Heidegger au national-socialisme dans son ouvrage posthume, Lukács et Heidegger, Paris,
Denoël-Gonthier, 1973.
3. OTTO PÖGGELER, « Heideggers politisches Selbstverständnis », in Heidegger und die praktische
Philosophie, op. cit., p. 18.
totalement dominer par l’essence de la technique […]. Dans le sens de
la métaphysique de Nietzsche » – que Heidegger ne semble pas ici criti-
quer – « seul le surhomme est conforme à l’“économie machinaliste”
absolue; et inversement : celle-ci est indispensable à celui-là pour instaurer
sa souveraineté sur terre 1. » De telles citations de Heidegger montrent
clairement les limites de son opposition au courant dominant du nazisme.
Pöggeler admet désormais qu’il existe un lien entre la philosophie de
Heidegger et son engagement politique (« Den Führer führen », 46-47).
« Ce qui l’a conduit à cette option en faveur de Hitler, ce n’est pas seule-
ment le choc de la Première Guerre mondiale et l’aveuglement à l’égard
de la tradition démocratique, mais aussi la manière peu différenciée dont
Heidegger rapportait la science et la philosophie à la métaphysique comme
problème, et dont – dans une crise de ses convictions religieuses – il cher- 105
1. MARTIN HEIDEGGER, Nietzsche, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, t. II, p. 133-134.
l’humanité était déjà “noyée” dans le péché ; mais Heidegger n’en a jamais
tiré les conséquences politiques ; car s’il en est ainsi, la politique ne peut
pas miser uniquement sur le changement de l’homme, elle doit accepter
que, craignant les conséquences de leurs actions, les hommes soumettent
leur action à des normes. Cette entente motivée par la crainte n’exclut
pas l’ouverture au nouveau, mais avant d’accepter un risque, elle exigera
une légitimation et ne laissera pas à l’action de l’homme politique la liberté
que l’on peut accorder à l’artiste créateur, dans son domaine particulier »
(56). Même Pöggeler finit ainsi par exiger un sauvetage de la raison, irré-
ductible au « subjectivisme de la métaphysique occidentale ».
Critique, n° 492, mai 1988, p. 437-439
Seconde version d’un texte de 1975 paru dans les Actes de la recherche
en sciences sociales cet essai a été légèrement remanié en fonction du
débat suscité par le livre de Victor Farias (Heidegger et le nazisme, Paris,
Verdier, 1987).
Bourdieu reproche à celui-ci de rester « à la porte de l’œuvre » ou de
n’y entrer « que par effraction, faisant une fois de plus la part belle aux
défenseurs de la lecture interne : rien d’étonnant si le débat qu’il a déclenché
répète celui qui s’était déroulé vingt ans plus tôt » (11 n. 2). L’auteur
considère donc que son texte de 1975 est toujours d’actualité ou plutôt,
hélas !, toujours en avance sur son temps : « il n’est pas sûr que l’effer-
vescence malsaine qui entoure aujourd’hui le philosophe soit réellement
favorable à la bonne réception de ce travail, sans doute toujours aussi
intempestif » (7).
1. [Cet article fut publié dans la rubrique « Notes » de la revue Critique. (N.D.É)]
Bourdieu conçoit son texte avant tout « comme un exercice de méthode »;
de quelle méthode s’agit-il ? D’une lecture, sociologique certes, mais « de
l’œuvre elle-même, de ses doubles sens et de ses sous-entendus » (7),
permettant d’anticiper sur le travail des historiens qui ne peuvent que
confirmer ce que cette lecture déchiffre. Mais cette lecture sociologique
inspirée, nous le verrons, par la psychanalyse freudienne, se présente avant
tout comme une solution de rechange à la démarche philosophique au
sens strict; Bourdieu s’en prend « aux gardiens de l’orthodoxie de la lecture
qui, menacés dans leur différence par le progrès de sciences qui leur échap-
pent, s’accrochent, tels des aristocrates déchus, à une philosophie de la
philosophie dont Heidegger leur a fourni une expression exemplaire en
instaurant une frontière sacrée entre l’ontologie et l’anthropologie » (8).
108 Suivant cette théorie, la pensée de Heidegger est essentiellement poly-
phonique ; elle répond à une pluralité d’exigences : celle du « champ »
philosophique au sens étroit des professionnels, et celles des contextes
non philosophiques, variables selon les circonstances historiques, dans
lesquelles se déploient ses stratégies d’auto-interprétation, de justifica-
tion et de démenti. Ces stratégies sont mi-conscientes, mi-inconscientes ;
c’est pourquoi Bourdieu travaille avec tout un appareil de concepts psycha-
nalytiques : la pulsion expressive, la censure, la répression et l’incitation,
la formation de compromis et surtout la sublimation et l’« euphémisa-
tion », les principes mêmes de l’« ontologie politique ». Ils ont pour fonc-
tion d’arrondir les angles de la « révolution conservatrice » qui est selon
Bourdieu le fond « jungérien » de la pensée de Heidegger.
Cette démarche se rapproche de celle d’Adorno dans le Jargon de
l’authenticité 1 (1964), d’ailleurs cité par l’auteur, sauf qu’« Adorno rapporte
directement les traits pertinents de la philosophie de Heidegger à des carac-
téristiques de la fraction de classe à laquelle il appartient : ce “court-circuit”
le condamne à faire de cette idéologie archaïsante l’expression d’un groupe
d’intellectuels dépassés par la société industrielle » (10) ; « il laisse inévi-
tablement échapper le principe de l’alchimie qui met le discours philo-
du langage une exigence qui, pour Adorno, n’était formulable qu’en tant
que solidarité esthétique « avec la métaphysique au moment de sa chute ».
La véhémence d’Adorno à l’égard de Heidegger ne s’explique pas
seulement par l’allergie à son langage, ni par l’analyse de sa sociologie
implicite. Elle est due au constat d’une affinité. Adorno sait bien que
Heidegger fait de la situation post-hégélienne un diagnostic apparenté au
sien. Ni science ni poésie, la philosophie, en ce qu’elle a de flottant, « n’est
rien d’autre que l’expression de l’inexprimable qu’elle comporte en elle-
même. En ceci, elle est vraiment la sœur de la musique » (Dialectique
négative, 92). Or, « Heidegger a rendu cela sensible », mais – et c’est ce
qu’Adorno ne peut lui pardonner – il a « transformé cette spécificité de
la philosophie, peut-être parce qu’elle est sur le point de s’éteindre, litté-
ralement en une spécialité, en une objectivité d’un ordre quasi supérieur.
[…] Sous le poids de la tradition dont Heidegger veut se débarrasser, l’in-
exprimable se fait explicite et compact dans le mot être. La protestation
contre la réification se trouve réifiée, rendue étrangère au penser et irra-
tionnelle » (92, trad. modifiée). L’expression de l’inexprimable, c’est cette
tentative pour dire ce qui échappe à la philosophie traditionnelle qu’Adorno
retrouve chez Heidegger, mais trahie et détournée dans le sens d’une mysti-
fication conservatrice.
Rapprocher aujourd’hui Adorno et Heidegger ne peut signifier que
dégager des problématiques parallèles, communes aux grandes pensées
de l’époque, non pas effacer des engagements incompatibles, ni amortir
le choc de la critique adornienne ou réitérer le silence hautain de Heidegger.
Devant les grandes épreuves du siècle, Heidegger a moralement échoué
et s’est obstiné à se justifier. Être et Temps a ouvert à la philosophie du
langage des voies qui, développées par Gadamer, Apel et Tugendhat ont
permis de sortir des apories de la philosophie du sujet auxquelles Adorno
n’a pas su échapper. Le Jargon de l’authenticité rappelle à la philoso-
phie que sa rhétorique n’est pas innocente et qu’elle ne peut ignorer, au
risque de s’aveugler, les analyses des sciences sociales 1.
1. Cf. aussi la réédition du texte de HERMANN SCHWEPPENHÄUSER, Studien über die Heideggersche
Sprachtheorie, sur la théorie heideggérienne du langage dans la nouvelle collection « Dialektische
Studien » dirigée par Rolf Tiedemann (Munich, edition text + kritik, 1988).
Critique, n° 510, novembre 1989, p. 839-857
1. FRIEDRICH D. E. SCHLEIERMACHER, Hermeneutik und Kritik, texte établi par Manfred Frank,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, p. 87 sq.
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient, selon les sections, aux pages des ouvrages présentés
ici : Herméneutique de SCHLEIERMACHER ; Œuvres 3 de DILTHEY et Introduction… de SZONDI.
3. FRIEDRICH D. E. SCHLEIERMACHER, Hermeneutik und Kritik, op. cit., p. 316.
publie ses Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont
des esprits cultivés 1. Professeur depuis 1810, fondateur de l’université
de Berlin avec Fichte et Humboldt, il est par ailleurs l’auteur d’une traduc-
tion classique de Platon.
Bien qu’il considère la pensée comme un « discours intérieur »,
Schleiermacher distingue encore entre pensée et discours en termes d’in-
térieur et d’extérieur : « discourir n’est rien d’autre que la face externe
de la pensée » (114). De même, si l’herméneutique, ou l’art de l’interpré-
tation, est pour Schleiermacher « l’art d’entrer en possession de toutes
les conditions nécessaires à la compréhension », on aurait tort, selon lui,
d’y inclure « l’exposition de la compréhension » (73). Comprendre n’est
pas la même chose qu’exposer sa compréhension, car une « exposition
est elle-même une espèce de composition et est donc à son tour objet de 121
2. Ibid., p. 459-460.
3. Ibid., p. 460.
comprendre : la compréhension a une double orientation, vers le sujet
comme « organe » de la langue et vers la langue comme « organe » du
sujet. Celui qui cherche à comprendre doit se hisser au même niveau que
l’auteur qu’il s’efforce de comprendre : en s’efforçant d’acquérir une connais-
sance à la fois de la langue, comparable à celle que pouvait avoir l’auteur,
et de la « vie intérieure et extérieure » qui fut la sienne 1. En se mettant
en situation d’égalité avec l’auteur, l’interprète est à même de « mieux
comprendre l’auteur qu’il ne se comprenait lui-même » ; en effet, « dans
la mesure où nous n’avons aucune connaissance immédiate de ce qui est
en lui, nous sommes obligés de chercher à rendre conscientes bien des choses
qui, chez lui, peuvent rester inconscientes, sauf quand, en réfléchissant,
il devient le propre lecteur de lui-même 2 ». L’acquisition de ces connais-
sances est une tâche infinie. Processus circulaire d’interprétation du détail 123
à partir d’un tout anticipé, et du tout à partir d’un détail mieux compris :
c’est la forme élémentaire du cercle herméneutique, étroitement lié à la
mémoire et à l’écriture. Le cercle ne peut en effet être parcouru que dans
la mesure où l’ensemble du discours s’offre à la mémoire : « Il faut attendre
la suite du texte pour avoir la confirmation de la compréhension qui se
donne au début. Il en découle qu’il faut encore, à la fin, avoir le début
/présent à l’esprit/, ce qui signifie, pour tout ensemble dépassant les limites
ordinaires de la mémoire, la nécessité pour le discours de devenir écrit »
(192). Schleiermacher est ainsi amené à privilégier l’interprétation d’œuvres
objectivées ; l’herméneutique des paroles échangées dans le dialogue n’est
qu’une propédeutique de la compréhension des textes, qui en est la pleine
réalisation.
Conformément à la double orientation de l’herméneutique (vers la langue
et vers les pensées), Schleiermacher distingue « l’aspect grammatical » et
« l’aspect technique 3 » de l’interprétation. Comme l’a remarqué Manfred
Frank, cette distinction annonce celle que Saussure – dans une perspec-
1. Ibid., p. 403.
2. Ibid., p. 362.
3. Id.
4. Ibid., p. 363.
5. Cf. les « Idées » de FRIEDRICH SCHLEGEL, in PHILIPPE LACOUE-LABARTHE et JEAN-LUC
NANCY (s.l.d.), L’Absolu littéraire, Paris, Le Seuil, 1978, p. 207.
6. FRIEDRICH D. E. SCHLEIERMACHER, Hermeneutik und Kritik, op. cit., p. 363.
cesseurs rationalistes. Au lieu d’éliminer l’incompréhensible qui surgit
au sein du sens évident, il cherche à reconstruire le tout individuel d’un
discours 1. Au lieu d’opposer à la lettre du sens grammatical l’esprit du
sens allégorique toujours pluriel, Schleiermacher s’efforce de comprendre
le discours de l’autre dans son altérité : selon les dimensions de la langue
et de l’individualité (111). Ce problème était inconnu de l’herméneutique
des Lumières que Szondi présente à travers Johann Martin Chladenius,
Georg Friedrich Meier et Georg Anton Friedrich Ast.
Dans son traité d’herméneutique de 1742, Chladenius (1710-1759)
formule quelques idées audacieuses, dans le cadre d’une conception qui
reste rationaliste. Il découvre à la fois une « logique poétique spécifique »
(24) et « l’élément subjectif », le « point de vue » (55) qui « entre néces-
sairement dans tout acte de compréhension » (36). Mais il continue à 127
1. Cf. surtout MANFRED FRANK, Das individuelle Allgemeine. Textstrukturierung und Textinterpretation
nach Schleiermacher, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977, 1985, et son introduction à FRIEDRICH
D.E. SCHLEIERMACHER, Hermeneutik und Kritik, op. cit., 1977, p. 7-67.
philosophique, Gusdorf accentue unilatéralement l’aspect de l’intériorité
romantique, de l’empathie, de « l’expérience vécue ». Les développe-
ments récents de l’herméneutique après Gadamer lui échappent ; il n’y
perçoit qu’une décadence, dans la mesure où les origines religieuses y
sont radicalement désacralisées. En revanche, il voit bien ce qui est le
propre du premier romantisme par rapport à la pensée de Kant et de Fichte :
l’idéal de la réalisation de soi comme individu : « Aux morales de l’im-
pératif, qui imposent des normes édictées du dehors, Schleiermacher oppose
un mot d’ordre d’accomplissement personnel : “Devenir toujours davan-
tage ce que je suis, voilà mon unique volonté” » (316). Comprendre un
texte c’est comprendre un individu, non une règle ou une loi : « La confron-
tation entre l’interprète et son auteur est conçue sur le mode de la rencontre
130 entre deux individualités en relation de dialogue » (313 sq). D’où la tenta-
tion de l’empathie ; on ne pourra l’éviter qu’en admettant qu’on ne lit pas
un auteur mais un texte. « On pourrait dire, écrit Szondi, que le but de
l’interprétation au XVIIIe siècle est la connaissance de la matière traitée
dans l’œuvre, au XIXe, de l’auteur, et au XXe, de l’œuvre » (77).
Schleiermacher hésite entre une compréhension empathique et une
compréhension rationnelle ; mais il ne franchit jamais la limite qui fait
basculer la compréhension herméneutique dans la mystique des philo-
sophes romantiques de la nature : la nature ne peut être « comprise »
comme peut l’être un sujet capable de parler, de répondre, de se justifier.
Gusdorf risque de compromettre les beaux développements de la première
partie de son livre, par le modèle « biologique » de la connaissance qu’il
défend dans la dernière partie et qui est étranger à l’herméneutique de
Schleiermacher. Dilthey, chez qui l’on trouve les éléments d’un tel vita-
lisme, ne s’aventure pas, quant à lui, dans le domaine d’une philosophie
de la nature.
1. Cf. RAYMOND ARON, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Vrin, 1969, p. 21-109; JÜRGEN
HABERMAS, Connaissance et Intérêt, trad. Gérard Clémençon, Paris, Gallimard, 1976, p. 175-219.
Les Éditions du Cerf annoncent la traduction des Œuvres de Dilthey en sept volumes. [Ce projet semble
avoir été interrompu après 2002 et 5 volumes publiés. Manquent Œuvres 2 et Œuvres 6. (N.D.É.)]
objectivé dans ces réalités extérieures, des fins s’y sont forgées, des valeurs
s’y sont réalisées, et c’est précisément cette dimension spirituelle, inscrite
en elles, que la compréhension saisit » (72). Dilthey développe ainsi un
vitalisme tempéré par une conception néokantienne des exigences de vali-
dité et une notion hégélienne des rapports de reconnaissance : « il y a
entre moi et ces réalités une relation vitale. Leur caractère finalisé est
fondé dans ma faculté de poser des fins, ce qu’il y a en elles de beau et
de bien est fondé dans ma capacité d’instituer des valeurs, leur compré-
hensibilité se fonde dans mon intellect » (72).
Dilthey suppose entre les sujets une identité fondamentale : la compré-
hension repose sur une communauté qui « relie celui qui s’y extériorise
et celui qui comprend ». Comme chez Schelling et Ast, les concepts
132 diltheyiens de vie et d’esprit tendent à effacer la dimension de l’étrangeté
et de l’altérité qui appelle l’herméneutique. C’est le sens qu’a chez lui
l’idée de Vico : « L’esprit ne comprend que ce qu’il a créé » (102) : tout
ce qui a été créé par l’esprit est compréhensible, nous est familier. Mais
lorsqu’il reprend la formule hégélienne de l’esprit objectif, Dilthey ne
pense pas à une objectivation de la raison dans les institutions historiques.
Il est à la fois positiviste et vitaliste : « Hegel construit métaphysique-
ment; nous analysons le donné. Et l’analyse actuelle de l’existence humaine
nous conduit tous à ressentir notre fragilité, la puissance d’obscures forces
pulsionnelles, notre souffrance face à ce qui nous reste inaccessible et
face aux illusions, la finitude inscrite dans tout ce qui est vie collective.
Aussi ne pouvons-nous pas comprendre l’esprit objectif à partir de la raison,
mais nous devons revenir à l’ensemble structurel des unités vitales tel
qu’il se prolonge dans les communautés » (104). L’« esprit objectif »
diltheyien plonge ses racines dans l’énergie biologique sans perdre son
caractère symbolique. C’est parce que nous participons tous au même
processus de la vie que nous sommes capables d’en comprendre les expres-
sions, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent. Dilthey peut ainsi
adopter, vis-à-vis des phénomènes compris, une attitude d’objectivité scien-
tifique; mais il s’agit en réalité d’une régression par rapport à Schleiermacher
qui n’avait jamais cessé de concevoir l’interprétation et la compréhen-
sion comme un processus inachevable entre sujets parlants.
5. Herméneutique, déconstruction, reconstruction
l’être, de même que, chez Kant, l’absolu n’est accessible qu’à travers les
conditions transcendantales de la connaissance humaine. En un sens dérivé,
l’herméneutique est ensuite la « méthodologie des sciences historiques
de l’esprit ». Heidegger cherche ainsi à donner un fondement philoso-
phique plus solide à la « science » herméneutique, positiviste et vitaliste,
de Dilthey. Avant toute étude scientifique – Husserl l’avait souligné –
nous avons toujours déjà une notion préscientifique du monde et des autres
auxquels nous lient les multiples rapports de la vie quotidienne, struc-
turés par une grammaire complexe d’attentes normatives. Heidegger expli-
cite ou « interprète » ces rapports factuels ; le Dasein en est le centre, à
tel point que « l’être-avec » ne définit pas un intersubjectivité primor-
diale, mais une qualité du Dasein « ouvert aux autres » (§ 26).
Si l’interprétation est la tâche de la philosophie, la « compréhension »
est constitutive du Dasein, un mode fondamental de son Être. Elle consiste
à toujours déjà « savoir », explicitement ou non, ce qu’il en est de lui-
même et du monde, et à « connaître » ses possibilités. L’interprétation
est une forme savante de cette compréhension qu’elle présuppose ; elle
se meut ainsi dans un cercle (le « cercle herméneutique », § 32). La compré-
hension s’articule par le langage (§ 34) qui est donc appelé par l’intelli-
gibilité : la signification n’est pas attribuée aux mots; comme chez Husserl,
elle leur est antérieure. – Après le « tournant », le sens sera prédéterminé
par les structures significatives des époques de l’Être qui prendront une
forme langagière à travers la « tradition » de Gadamer ou de Ricœur, ou
à travers l’épistémè de Foucault, qui ne s’inscrit plus dans une succes-
sion orientée.
L’« herméneutique radicale » de Jacques Derrida 1 déconstruit les illu-
sions transcendantales de la tradition occidentale : métaphysique de la
présence, de la proximité, de la propriété, signifié transcendantal. Ce qui
reste est une méthode de lecture qui cherche à libérer la « dissémination »
des signes, le texte ne renvoyant plus qu’à lui-même. À la suite de la
linguistique et de la sémiologie structuralistes, à la suite du « décentre-
ment du sujet » par la psychanalyse et par l’ethnologie, Derrida radica-
lise l’autonomie du texte par rapport à la fonction pragmatique des exigences
de vérité et de droit : il s’agit d’une lecture à dominante esthétique ; tous
134 les textes sont traités comme des textes littéraires. Reconstruire la signi-
fication « intentionnelle » serait simplement « redoubler » le texte 2 :
« produire la structure signifiante », l’opération déconstructive propre-
ment dite, consiste à montrer par une lecture interne que le texte ne parvient
jamais à se transcender vers un signifié ou un référent, mais qu’il reste
pris dans la « textualité » de son texte. Derrida est assez conséquent pour
renvoyer l’analyse déconstructrice à elle-même : « Ce que nous appelons
la production » – de la structure signifiante – « est nécessairement un
texte, le système d’une écriture et d’une lecture dont nous savons a priori,
mais seulement maintenant, et d’un savoir qui n’en est pas un, qu’elles
s’ordonnent autour de leur propre tâche aveugle 3. » Entre l’intention méta-
physique, déconstruite, et la structure signifiante produite, qui renvoie le
texte à lui-même, il n’y a pas de place pour l’argumentation qui ne peut
être réfutée que par d’autres arguments. La déconstruction est une opéra-
tion aussi monologique que l’acte conférant une signification chez Husserl.
1. Cf. JOHN D. CAPUTO, Radical Hermeneutics. Repetition, Deconstruction and the Hermeneutic
Project, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1987.
2. JACQUES DERRIDA, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 227.
3. Ibid., p. 234. Cf. PAUL DE MAN, Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary
Criticism (1971), Minneapolis, University of Minnesota Press, 1983, p. 102 sq. Cf. aussi les argu-
ments « poétiques » de Paul de Man contre une herméneutique définie (de manière restrictive)
comme compréhension du contenu sémantique, abstraction faite des effets (« rhétoriques ») du
signifiant, in PAUL DE MAN, The Resistance to Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press,
1986, p. 54-72, p. 88, etc.
Mais la subversion derridienne se conçoit en même temps, dans l’esprit
du dernier Heidegger, comme un destin advenant à la pensée occidentale 1.
Vérité et Méthode (1960) de Gadamer approche les textes au niveau
même de leur argumentation, mais en considérant que toute compréhen-
sion consiste à comprendre autrement 2. Gadamer identifie ainsi comprendre
et interpréter, alors que Derrida, comme Heidegger, les sépare pour réserver
l’interprétation productrice à la méthode déconstructrice, la compréhen-
sion n’étant que le « redoublement » du discours. Gadamer généralise la
productivité géniale du comprendre. Aucune méthode (scientifique) ne
peut garantir l’accès à la vérité d’un texte; comprendre est un art. Il suppose
que l’on ait conscience de ses propres préjugés pour percevoir l’altérité
du discours qu’il s’agit de comprendre (107) ; les deux horizons peuvent
alors fusionner dans la compréhension tout en maintenant leurs différences 135
1. Voir chez Adorno, le sens du terme « dialectique », à la fois méthode revendiquée et destin histo-
rique subi.
2. HANS-GEORG GADAMER, Vérité et Méthode, trad. Étienne Sacre, Paris, Le Seuil, 1976, p. 137.
[La traduction d’Étienne Sacre, qui n’était que partielle, a été revue et complétée à la demande de Paul
Ricœur par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio pour livrer une traduction intégrale : HANS-
GEORG GADAMER, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris,
Le Seuil, 1996. Dans cette édition, le passage évoqué par Rainer Rochlitz se trouve p. 318. (N.D.É.)]
gique, mais le dialogue ne relève que partiellement de notre initiative ; il
advient. C’est la tradition qui assure la compréhension en dépit du temps
qui passe, et notamment la compréhension de l’écrit transmis dont il n’existe
aucune appropriation exacte et définitive (245). Le danger, pour Gadamer,
ce serait la rupture de la tradition vivante, tandis que pour Derrida, « tradi-
tionnel » a un sens essentiellement péjoratif, désignant la force contraire
à la déconstruction.
Comme Heidegger, Gadamer confère à l’herméneutique un statut onto-
logique : « l’être qui peut être compris est langage » (330, trad. mod.) ;
le centre de gravité du dialogue gadamérien est la référence à l’être qui
parle à son tour à travers cette référence 1 ; c’est donc l’accord sur quelque
chose dans le médium du langage, et non l’entente sur une idée ou un
136 argument. Pour Gadamer, l’entente « est un processus vivant, dans lequel
s’exprime une communauté de vie. Dans cette mesure, l’entente humaine
par la conversation ne diffère pas de l’entente que les animaux forment
entre eux » (298).
Dans l’œuvre de Habermas, le statut de l’herméneutique cesse d’être
ontologique en ce double sens d’un processus vital et d’une présence de
l’être dans le langage à travers la référence. En proposant une recons-
truction des pratiques langagières constitutives de la vie sociale, il révèle
des limites de l’herméneutique traditionnelle qui ne tient pas compte des
prétentions normatives du discours et des liens sociaux qu’elles fondent.
En s’opposant à l’objectivation des sciences, l’herméneutique perd toute
notion rigoureuse de validité. Habermas réconcilie « vérité et méthode » :
« Ce n’est que dans la mesure où ils peuvent inférer les raisons qui seraient
susceptibles de faire apparaître les expressions de l’auteur étudié comme
étant rationnelles de son propre point de vue, que les interprètes compren-
nent ce que l’auteur a voulu dire. Les interprètes ne comprennent donc
la signification d’un texte que dans la mesure où ils voient pourquoi l’au-
teur s’est senti autorisé à présenter (comme vraies) certaines affirmations,
1. Il est intéressant d’observer comment PAUL RICŒUR, à travers La Métaphore vive (Paris, Le Seuil,
1975) et Temps et Récit, op. cit., se voit progressivement obligé d’abandonner une telle conception
ontologique de la référence.
à reconnaître (comme justes) certaines valeurs et certaines normes, à exprimer
(comme sincères) certaines expériences vécues […]. Les interprètes ne
pourront pas comprendre le contenu sémantique d’un texte, s’ils ne sont
pas à même de prendre clairement conscience des raisons que l’auteur
aurait pu produire, le cas échéant, dans les conditions qui étaient les siennes
à l’origine 1. »
Une telle herméneutique ne s’interdit pas la critique, mais elle admet
que l’auteur de la position critiquée était fondé à dire ce qu’il a dit ; ayant
eu des raisons de le faire, il ne peut pas simplement être expliqué, mais
doit être compris. Une interprétation qui passe outre à la compréhension
n’est légitime que dans les cas de discours pathologiques ou d’effets systé-
miques qui ne peuvent être défendus par des raisons, mais seulement par
des intérêts et des motivations. Il n’y a plus lieu, dès lors, de privilégier
ni les traditions, qui se réduisent à des propositions d’arguments criti-
quables, ni les prétentions à un statut d’autorité, qu’elles se veuillent conser-
vatrices ou subversives.
1. HANNAH ARENDT, Rahel Varnhagen. La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme,
trad. Henri Plard, Paris, Tierce, 1986 [rééd. : Paris, Presses Pocket, 1994. (N.D.É.)]; Cf. aussi La
Tradition cachée. Le juif comme paria, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgois, 1987.
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient, selon les sections, aux ouvrages présentés.
de Rahel sur le judaïsme. Ma conférence […] doit montrer que, sur le
terrain de l’existence juive (Judesein), une certaine possibilité de l’exis-
tence peut se faire jour ; provisoirement et à titre indicatif, je l’ai appelée
“destin” (Schicksalhaftigkeit). Ce caractère apparaît justement sur le fond
d’une absence de sol et ne se réalise précisément que dans la rupture
avec le judaïsme » (47). Il s’agit donc d’une reformulation prudente d’un
déterminisme qui affleure toujours à travers l’idée d’une « possibilité »
(spécifique) de l’existence juive.
Inversement, Hannah Arendt peut souligner le caractère probléma-
tique du concept d’identité allemande que Jaspers introduit en 1933, à
propos de Max Weber, lorsqu’il la définit par « raison et humanité fondées
sur la passion » : « Vous comprendrez, écrit-elle, qu’en tant que Juive, je
ne puis dire ni oui ni non à une telle affirmation » (52). « Pour moi, pour- 141
1. Le titre du livre de WALTER BENJAMIN, Allemands (paru en 1936, trad. Georges-Arthur Goldschmidt,
Paris, Hachette, 1979), s’explique par une stratégie analogue.
Jaspers accepte la définition de Hannah Arendt : langue maternelle,
philosophie, poésie ; il voudrait simplement y ajouter « le destin histo-
rico-politique ». Si elle acceptait ce complément il n’y aurait plus alors
entre eux de différence (54). Arendt refuse, la participation des Juifs à ce
destin ayant été trop limitée.
Mais l’un et l’autre se retrouvent, en cette année 1933, pour ne consi-
dérer comme souhaitable qu’une Allemagne intégrée à « l’Europe unie ».
Pour Jaspers, le diable évoqué par Max Weber, c’est – non pas la France,
mais – la « peur philistine et égoïste des Français », peur avec laquelle il
sera néanmoins inéluctable de pactiser. « Car l’empire de l’Allemand,
qui devrait s’étendre de la Hollande à l’Autriche et de la Scandinavie à
la Suisse, est impossible et serait encore trop petit pour l’Europe actuelle »
142 (54). En 1947 encore, Jaspers définira le portrait intellectuel de l’Allemand
en y incluant, tout à la fois, « mes amis juifs », le Suisse et le Hollandais.
De ce point de vue, « Érasme et Spinoza, Rembrandt et Burckhardt » sont
des Allemands (124).
Hannah Arendt ne se prononcera jamais sur cet inquiétant annexion-
nisme. En revanche, elle déclare être elle aussi préoccupée, en 1933, par
« l’union de l’Europe ». Mais, à la différence de Weber et de Jaspers, elle
refuse de pactiser avec le diable français : « Telle que je peux aujour-
d’hui l’imaginer [cette union de l’Europe], écrit-elle, à savoir sous l’hé-
gémonie de la France, et donc précisément du pays qui jouit d’une sécurité
relative et qui n’est guère ébranlé, je ne puis pas la vouloir. Sous cette
forme, l’union serait la chose la plus épouvantable, ce dont aucun redres-
sement de l’Allemagne ne pourrait me consoler » (55).
Exilée, puis internée en France, d’où elle réussira à se réfugier aux
États-Unis, Hannah Arendt changera d’avis sur la France, mais l’idée de
l’unité européenne disparaîtra pour toujours de ses préoccupations.
II
III
145
1. HANNAH ARENDT, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. Anne Guérin,
Paris, Gallimard, 1966.
occidental, une théorie de l’état d’exception (de guerre) comme (révéla-
teur de l’) état normal, etc. Ces thèmes ne sont pas encore clairement arti-
culés, l’auteur passant souvent brusquement d’un sujet à un autre. On
entrevoit néanmoins les contours de la problématique et une certaine pratique
de la lecture.
Jusqu’à un certain point, la démarche de Jacques Derrida, dans
« Interpretations at war » semble relever de la « critique de l’idéologie »
la plus classique. Derrière la logique de surface d’une argumentation, il
s’agit de mettre en évidence à la fois une cohérence idéologique et les
contradictions dans lesquelles elle s’empêtre : « Affichant une sorte d’hy-
pernationalisme allemand, alléguant une symbiose judéo-allemande parfois
définie dans des termes qui heurtent le sens commun », le texte de Cohen
146 « est d’abord destiné aux Juifs américains. Une fois convaincus, ceux-ci
devraient exercer la plus forte pression pour empêcher les États-Unis d’en-
trer en guerre aux côtés d’une Angleterre et surtout d’une France qui, en
s’alliant avec la barbarie tsariste, aurait trahi les idéaux de la Révolution
française. Ces idéaux seraient mieux représentés par le kantisme et par
le socialisme allemand (et n’oublions pas que Cohen est socialiste). Ce
texte a beau être “maudit”, condamné par Rosenzweig, Scholem, Buber,
de nombreux sionistes, il représente pourtant alors, sous une forme savante
et parfois extravagante, élaborée et excessive, quelque chose de typique
dans une certaine intelligentsia juive allemande, celle-là même qui finira
soit en exil (souvent en Amérique, justement), soit dans les camps quelque
vingt-cinq ans plus tard » (224).
À la limite, la « critique de l’idéologie » n’est pas nécessaire. L’histoire
a elle-même démystifié cette idéologie, et il suffit de lire. Bien qu’il soit
extravagant, le texte de Cohen est donc représentatif : « C’est parce qu’il
représente de façon remarquablement élaborée, un certain type de patrio-
tisme militant dans la communauté juive allemande, c’est aussi parce qu’il
mobilise à cet effet la référence kantienne, voire socialiste, nationale et
néokantienne qu’il m’a paru mériter une attention particulière, et straté-
giquement motivée, dans notre contexte » (225).
Ce qui intéresse également Derrida, c’est que c’est là le contexte dans
et contre lequel se sont élevées à la fois la phénoménologie husserlienne
et l’ontologie phénoménologique du premier Heidegger (qui a par ailleurs
succédé à Cohen dans sa chaire de Marbourg, 215). La pensée de Heidegger
est l’une des références normatives de cette lecture.
Ce qui est étranger à Heidegger, c’est, chez Cohen, une reconstruc-
tion de l’histoire de la philosophie dans laquelle judaïsme et hellénisme
se rejoignent pour rendre possible la pensée kantienne, en passant par
Philon d’Alexandrie, le christianisme et surtout le protestantisme. Selon
Cohen, le judaïsme ne saurait donc être déraciné de la généalogie alle-
mande (227) : « En s’expliquant avec le juif, écrit Jacques Derrida, l’al-
lemand s’explique avec lui-même dès lors qu’il porte et réfléchit le judaïsme »
(229). D’une façon assez brusque, Derrida introduit ici la notion d’un
inconscient allemand, hypothèse, dit-il, « dont nous aurions besoin pour
évoquer une psyché qui a bien dû œuvrer jusqu’au génocide, comme une
ultime et meurtrière dénégation de l’origine ou de la ressemblance et une 147
IV
1. Cf. JACQUES DERRIDA, « L’autre cap », Le Monde, 29 septembre 1990, supplément Liber, p. 11.
(235), et donc au centre du logocentrisme 1. La Réforme s’allie à la subjec-
tivité de la science moderne pour développer la conception platonicienne
de l’idée comme hypothèse. Celle-ci et la science sont universelles, écrit
Derrida, sans contredire Cohen. « Mais l’interprétation philosophique inau-
gurale, la détermination de l’idée comme hypothèse ouvrant la problé-
matique de la connaissance scientifique, voilà qui serait platonico-germain »
(238). La Réforme, selon Cohen, « serait au fond la fidèle héritière de
l’hypothétisme platonicien : respect de l’hypothèse, culte du doute, soupçon
quant au dogme […] et aux institutions fondées sur le dogme, culture de
l’interprétation mais d’une interprétation libre et qui, dans son esprit du
moins, tend à s’affranchir de toute autorité institutionnelle » (240).
Dans la mesure où rien ne vaut plus par sa seule existence, « la justi-
fication, voilà le mot d’ordre de la Réforme » (240). Mais, selon Cohen, 149
1. Le catholicisme et les Lumières françaises apparaissent ainsi virtuellement comme des points
d’appui de la déconstruction du logocentrisme selon sa voie royale, judéo-protestante. Plus loin,
Derrida dira de l’Aufklärung que, « à la différence des Lumières et de l’Encyclopédie françaises,
elle ne va pas contre la foi » (p. 246). Plus loin encore, il est dit que dans le protestantisme, « les
questions de la foi ne sont plus livrées au scepticisme, comme elles pouvaient l’être quand seule
la dogmatique de l’institution ecclésiale les garantissait » (p. 248). Désormais, « la moralité n’est
plus la rivale mais l’alliée de la religion. Celle-ci n’est plus l’“infâme” dont les Lumières françaises
(trop catholiques encore [aux yeux de Cohen] puisqu’anticatholiques et j’ajouterai : trop françaises
en 1915!), avec Voltaire, voulaient se débarrasser » (p. 248).
spirituelle aurait son origine dans cette psyché judéo-protestante qui, au
nom du logos, de l’esprit, de la philosophie comme idéalisme, donc du
savoir et de la scientificité comme “conscience [morale] de la philoso-
phie et de la science” serait devenue le centre du monde » (242 sq).
Derrida trouve là une confirmation de ce qu’il a toujours pensé à propos
de l’Occident moderne : si elle se rassemble, confiante dans « cet ensemble
qu’on appelle la science et le discours des droits de l’homme, dans l’unité
de la techno-science et du discours éthico-juridico-politique des droits de
l’homme, à savoir dans son axiomatique commune, officielle et dominante,
alors l’humanité s’unifie bien autour d’un axe platonico-judéo-protestant.
[…] Cette unification de l’anthropos passe en fait par ce qu’on appelle la
culture européenne désormais représentée, dans son unité indissociable, par
150 la puissance économique-technique-scientifique-militaire des États-Unis.
Or si on considère les États-Unis comme une société essentiellement dominée,
dans son esprit, par le judéo-protestantisme […], alors, poursuivrait-on dans
la même hypothèse, l’hypothèse de Cohen au sujet de l’hypothèse plato-
nicienne et de sa descendance ne serait pas si folle, c’est qu’elle traduit la
folie “réelle”, la vérité d’une folie réelle, cette psychose logocentrique qui
se serait emparée de l’humanité, depuis plus de vingt-cinq siècles […] »
(243sq) et dont la déconstruction est l’indispensable révélateur.
1. Jacques Derrida (p. 251) souligne lui aussi la place à part de Rousseau, seul philosophe français à
entrer en ligne de compte pour Hermann Cohen. [Faut-il préciser que Rousseau, mort en 1778, n’était
pas suisse, comme l’avance imprudemment Luc Ferry, mais genevois, ce qui est bien autre chose?
Genève fut une cité-État indépendante, sous influence française, jusqu’en 1792, seulement rattachée
à la Confédération helvétique en 1815, après avoir été ville française, de 1798 à 1813. (N.D.É.)]
de sa tradition catholique et de sa structure centralisée, la pensée française
ignore la « saisie directe de la vérité » que l’Allemagne doit à sa tradition
protestante et qui, en France, est considérée comme un péché d’orgueil.
Les formes d’expression de la France sont l’histoire et la littérature, l’art
d’une médiation sociale des idées. En revanche, on enseigne bien dans les
universités françaises Kant et Hegel, plutôt que Cousin et Lachelier. C’est
que la quête protestante de la vérité a porté ses fruits, ceux de la véritable
philosophie. Heidegger lui-même a été en ce sens un authentique philo-
sophe en quête de la vérité, non un « intellectuel » comme le sont ses inter-
prètes français.
Dans ce texte étonnant, qui, de la part d’un jeune philosophe français,
s’adressant à un public allemand, a quelque chose de pathétique et de
résigné, Luc Ferry semble confirmer, par sa « conversion », la thèse de 151
VI
tion qu’il ne faut jamais oublier » ? C’est que Heidegger semble, sinon
réaliser, du moins annoncer une pensée qui échappe au logocentrisme
judéo-protestant. Pour Jacques Derrida, il s’agit de préserver ce potentiel
de déconstruction. À côté des « Lumières françaises », de Maïmonide
(250), peut-être de Spinoza (251), il offre un point d’appui intérieur-exté-
rieur au courant principal du logocentrisme occidental.
Il n’y a rien à dire contre de telles tentatives pour trouver des ressources
critiques dans des domaines méconnus ou négligés de l’histoire de la philo-
sophie. L’entreprise est fort intéressante et, en dépit des stratégies plus
contestables qui l’accompagnent, ne rouvre pas simplement les tranchées
de 14-18. Critiquer d’autres traditions philosophiques est légitime si la
critique repose, non pas sur des procès d’intention, mais sur un effort pour
comprendre les différentes approches, leurs forces et leurs faiblesses, et
sur la conscience d’un travail commun de la pensée. C’est cette conscience
surtout qui semble manquer à Derrida. Les critiques dont il fait l’objet,
dans l’Allemagne d’aujourd’hui, sont-elles réellement réductibles, comme
il le suggère, à une tradition logocentrique illustrée par Cohen ? D’une
façon générale, le rationalisme occidental n’est crédité d’aucune capacité
d’autocritique. Rien n’a été dit, par ailleurs, sur la contribution de Hermann
Cohen à la pensée philosophique, dans ses écrits systématiques.
Qu’est-ce qui n’est pas compatible avec l’antisémitisme ? C’est sans
doute la question la plus sérieuse du texte de Jacques Derrida et peut-être
une clé de son œuvre : la raison occidentale vacille sous le choc de cette
interrogation. C’est aussi la question que pose Lyotard dans son essai
« L’Europe, les Juifs et le Livre » (Libération, le 15 mai 1990), écrit après
la profanation du cimetière de Carpentras. Dans la mesure où elles dispo-
sent de la Loi qui, selon la tradition juive, ne nous appartient pas, la frater-
nité chrétienne et les institutions démocratiques ne seraient pas seulement
compatibles avec l’antisémitisme, mais constitutivement antisémites. –
De telles questions radicales, qui dérobent le sol sous les pieds de celui
qui les pose, expriment une angoisse. Mais elles n’autorisent ni tous les
amalgames ni toutes les contaminations, ni la suspicion unilatérale. Si cette
angoisse est légitime, nul n’est à l’abri d’une défaillance de sa vigilance.
Jacques Derrida et Jean-François Lyotard ont donc eux aussi besoin de la
critique des autres. Seule la solidarité de ceux dont le métier est de réfléchir
– solidarité qui n’exclut pas la nécessaire sévérité de toute critique –, est
une garantie, faible mais sans solution de rechange, contre les défaillances
de la pensée. Quelles que soient les traditions nationales, tous les philo-
sophes ont des problèmes communs, et l’universalité de ces problèmes,
concernant la signification, la vérité et la raison, la meilleure façon d’agir
ou le sens des œuvres d’art, se moque du passeport des philosophes.
Critique, n° 536-537, janvier-février 1992, p. 23-42
des notions d’ordre religieux afin de pallier à ce qui leur semble être une
déficience des concepts philosophiques laïques. Tel pourrait être, entre
autres, le cas de Jean-Marc Ferry. Contrairement à Paul Ricœur, il souligne
par conséquent de façon plutôt insistante l’importance qu’il accorde à la
dimension religieuse.
La pensée de Max Horkheimer fournit un exemple éclairant d’un tel
rapport au religieux. Parti d’une théorie critique de la société, il avait analysé,
avec Marx et Weber, le rétrécissement, au cours de l’époque bourgeoise,
de la raison objective. D’abord incarnée dans les structures sociales, elle
s’était réduite à une raison subjective, dont le seul souci était la conser-
vation de soi. La société postcapitaliste lui apparaissait alors comme le
rétablissement d’une raison objective ou d’un ordre social substantielle-
ment rationnel. Avec la montée du fascisme en Europe, cette perspective
perdait de sa crédibilité, si bien que la critique de la raison subjective
moderne ne pouvait plus s’appuyer sur une telle utopie. Dans la dernière
période de sa pensée, Horkheimer, sans revenir à la foi religieuse, était
convaincu – peut-être en partie sous l’influence des thèmes religieux de
Walter Benjamin – que la religion était désormais « la seule instance qui,
si elle pouvait se faire reconnaître, permettrait de distinguer le vrai et le
1. Ibid., p. 136.
2. Entretien de JÜRGEN HABERMAS avec JEAN-MARC FERRY, « Grenzen des Neohistorismus »
in JÜRGEN HABERMAS, Die nachholende Revolution, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990, p. 156 ;
cf. la traduction partielle, « L’Allemagne, la mémoire et l’histoire », in Globe, n° 30, juillet-août
1988. [La traduction intégrale de cet entretien a été publié depuis in JÜRGEN HABERMAS, De
l’usage public des idées. Écrits politiques 1990-2000, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Fayard,
2005, p. 15-25. (N.D.É.)]
principalement avec la pensée de Habermas que se mesure Jean-Marc
Ferry 1. Ricœur et Habermas, ce sont là les deux pôles d’une réflexion
qui puise par ailleurs ses ressources critiques dans la philosophie de l’idéa-
lisme allemand, chez Kant, chez Fichte et chez le jeune Hegel d’avant la
Phénoménologie de l’esprit. Les puissances de l’expérience – ce titre nous
replace dans un espace philosophique situé entre une pensée schellin-
gienne des « puissances » de l’Être, échelonnées de la matière jusqu’à
l’absolu de l’Esprit, et une très hégélienne Science de l’expérience de la
conscience. La spéculation, assurément présente, se rattache néanmoins
ici à l’horizon d’une anthropologie philosophique et au débat avec les
sciences humaines et sociales.
L’ouvrage déploie une succession de « stades » ou d’« étapes » condui-
162 sant progressivement, à travers une sorte d’Odyssée, jusqu’à la situation
actuelle de l’esprit. Habermas et Ricœur sont les principaux interlocu-
teurs d’un idéalisme allemand pleinement contemporain, ne serait-ce qu’à
travers la schématisation historique qui nous est proposée : à l’âge primitif
de la narration succèdent trois moments déterminants de la pensée : 1° l’âge
« métaphysique » des grandes interprétations cosmologiques et théolo-
giques du monde, philosophies de l’Objet ; 2° l’âge « critique » ou
« moderne », philosophie du Sujet associée, avec le droit et la raison, à
« l’argumentation » et notamment à la pensée de Kant ; enfin, 3° l’âge
« reconstructif », philosophie du Verbe associée, à travers l’histoire et le
langage, à la pensée « contemporaine », pragmatique et herméneutique,
inaugurée par Schleiermacher et Hegel.
En un sens, le XXe siècle n’a donc rien amené de fondamentalement
nouveau, si bien que le moment reconstructif de l’idéalisme allemand est
notre contemporain, de même que nous sommes inéluctablement les siens.
En ce sens, la pensée de Ferry participe – d’une façon qui assurément lui
est propre – de cette relecture actualisante de l’Idéalisme allemand, repré-
sentée, en Allemagne, par Dieter Henrich ou, en France, par d’autres jeunes
philosophes issus du « Collège de philosophie ». Il s’agit d’une concep-
tion de la philosophie qui n’est guère affectée par la césure qu’ont marquée
1. Il est par ailleurs l’auteur d’un Habermas. L’éthique de la communication, Paris, PUF, 1987 et
le traducteur du premier tome de la Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.
les jeunes hégéliens en introduisant un doute à propos de l’autonomie de
la philosophie, à la fois par rapport aux sciences et par rapport au diagnostic
de l’époque. Ainsi, Marx et la sociologie moderne semblent pouvoir être
assimilés sans hiatus au style de pensée de Kant et de Hegel. Il est vrai
que, par rapport à Marx ou Max Weber, Habermas est « revenu » aux
tâches systématiques de la philosophie. Mais un tel retour n’efface pas
chez lui la césure posthégélienne. Pour la pensée néokantienne et néohé-
gélienne contemporaine, par contre, de même que pour une « métaphy-
sique » qui s’inspire de la philosophie analytique, cette césure est peu
importante.
À première vue, un tel oubli n’a pas que des désavantages. Après avoir
failli se réduire, après Marx, au diagnostic de l’époque et, après Nietzsche,
à un défaitisme du concept suspecté de violence, la philosophie ose de 163
mais non oublié –, Jean-Marc Ferry ne peut se passer ni d’un certain volon-
tarisme moral et politique ni de l’invitation à un certain « retour au reli-
gieux ». Au plan politique, il ne recule pas devant le paradoxe d’une « théorie
non décisionniste de la décision » (PE2, 211) : dans la mesure où nous
ne sommes pas d’emblée, comme dans la théorie communicationnelle de
la société, des acteurs sociaux toujours déjà en situation, il faut ici s’en-
gager pour agir, et un tel engagement est le moment intime d’une réso-
lution morale à propos de laquelle, selon Ferry, la discussion serait
« immorale » (PE2, 212).
La morale et la politique ne se suffisent pas ici à elles-mêmes ; elles
puisent leur force dans une inspiration religieuse. Contrairement à Max
Weber, qui accepte avec résignation le déclin du religieux dans la société
capitaliste, Jean-Marc Ferry ne renonce pas à l’idée de réactiver une certaine
religiosité. D’une « façon non régressive », sans abandonner les acquis
de l’argumentation et donc sans régresser vers le mythe ou vers une théo-
1. Ailleurs, Jean-Marc Ferry renvoie aux thèses de Freud ou encore à celles de l’anthropologue Gehlen
pour envisager une tendance autodestructrice de l’humanité : l’histoire est une histoire de la vérité,
des dévoilements et des désenchantements, « dans laquelle les hommes prennent le risque réel de
ne pas survivre aux désillusions » (PE, I, p. 94). « Non seulement la densité démographique peut
dégoûter l’homme de lui-même et l’inciter à vouloir sa propre destruction, mais également la suppres-
sion tendancielle des milieux de socialisation, où traditionnellement se déchargent les pulsions agres-
sives, est génératrice d’angoisse » (PE, II, p. 153).
logie dogmatique, il voudrait « rétablir le lien rompu entre raison et reli-
gion » (PE2, 22). Ce « religieux », il l’entend à vrai dire « en un sens
fortement sécularisé, quasiment métaphorique », et il renvoie surtout à
une « réaffirmation du concept emphatique de “personne” au niveau des
droits fondamentaux eux-mêmes » (PE2, 216). Il s’agit donc d’une reli-
giosité « personnaliste », profondément ancrée dans la philosophie fran-
çaise du XXe siècle. Là encore, on le verra, Ferry s’inspire d’un thème
habermassien, mais ce thème prend chez lui la forme d’un « paradigme »
philosophique à part entière.
Le premier tome de l’ouvrage – « Le sujet et le verbe » – échafaude
les grandes options systématiques de l’auteur. 1° Il conjugue notamment
la triplicité kantienne du théorique, du moral et de l’esthétique et une
166 triplicité anthropologique esquissée par le jeune Hegel : celle du travail,
de l’interaction et de la représentation langagière, en les rattachant à une
pragmatique des trois pronoms personnels, inspirée par Habermas : « Il »
étant le mode de l’objectivation théorique ou technique, « Tu », celui de
la relation morale à autrui et de l’interaction, « Je », celui de l’expression
et de la symbolisation. 2° À cette structuration « horizontale » se super-
posent « verticalement » trois groupes de niveaux hiérarchiques dont la
réflexivité est croissante et à travers lesquels se constitue l’identité des
personnes : (a) le premier conduit du « sentir » au « discourir », en passant
par l’« agir » : c’est le chemin ontogénétique que chacun doit parcourir
pour accéder à l’articulation discursive ; (b) le deuxième conduit du niveau
discursif de la « narration » à la « reconstruction », en passant par l’« inter-
prétation » et l’« argumentation » : c’est le chemin phylogénétique que
l’humanité doit parcourir pour accéder à une compréhension historico-
herméneutique de son identité réflexive; (c) le troisième conduit du niveau
des systèmes sociaux à celui de l’« identité politique » en passant par
l’« identité morale » : c’est le chemin que le contemporain doit parcourir
pour accéder à une solidarité quasi religieuse, celle d’un nouveau cosmo-
politisme qui ne respecte pas seulement la liberté et l’égalité juridiques
d’autrui, mais aussi sa différence et sa souffrance.
Tel est donc le plan d’ensemble solidement construit de ce « système ».
De longues citations, agréablement présentées sous forme d’« encadrés »,
illustrent les différentes étapes de la réflexion. Le second tome présente
un caractère légèrement différent, dans la mesure où le diagnostic de notre
époque et le débat avec les penseurs contemporains y occupent au moins
autant de place que la construction théorique elle-même. – Il est évidem-
ment impossible de discuter ici de façon exhaustive toute la richesse des
propositions et des suggestions contenues dans ces deux tomes d’une grande
densité. Tout au plus est-il possible de caractériser quelques options fonda-
mentales ou de discuter quelques découpages problématiques. Mais quelle
que soit en dernière instance l’appréciation dans le détail, il faut saluer
l’ampleur d’une conception qui se distingue d’autres projets, plus préten-
tieux qu’ambitieux, par son caractère argumenté, par l’absence de préven-
tions contre des suggestions fécondes venues d’horizons très divers, et
par le souci de garder le contact avec les différentes sciences humaines
et sociales. Il sera question ici notamment de la grammaire fondamentale 167
II
III
IV
n’en fait qu’un, opération dont il n’est pas sûr qu’elle soit éclairante et
peu probable qu’elle soit pertinente. Il s’agit probablement d’une projec-
tion rétrospective de la pensée contemporaine sur le débat qui divise, dans
la pensée réflexive de l’Idéalisme allemand, les « étapes » représentées
par Kant et Fichte, d’une part, et par Hegel, de l’autre. Si Kant est déjà
un penseur de l’argumentation, on peut situer l’essentiel de l’éthique argu-
mentative de la discussion (Apel) à un niveau encore « préhégélien » ou
« pré-reconstructif », si bien qu’il est nécessaire de la « dépasser » par
une « reconstruction » conséquente qui intégrera notamment la dimen-
sion religieuse et la philosophie de l’histoire. D’un autre côté, Jean-Marc
Ferry insiste sur le fait que la « reconstruction » ne peut pas renoncer aux
acquis de l’« argumentation », au risque de retomber à un stade mythique
ou théologique de la religion.
1. HANS JONAS, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad.
Jean Greisch, Paris, Le Cerf, 1990. Dès l’introduction de son livre, Jean-Marc Ferry fait de Hans
Jonas l’un des principaux interlocuteurs de sa pensée : celui dont il lui faut infirmer les arguments.
1. ARNOLD GEHLEN, Anthropologie et psychologie sociale, trad. Jean-Louis Bandet, Paris, PUF,
1990.
j’aurais pu être ou [de] ce sans quoi je ne serais pas. Ce n’est plus le para-
digme juridique de la relation morale, mais un paradigme religieux au
sens de Hermann Cohen pour qui la religion respecte l’autre en sa diffé-
rence et sa souffrance plutôt qu’en sa liberté et son égalité » (PE2, 158).
Voilà donc ce qui motive en dernière instance la surenchère de la reli-
gion sur la raison. La raison à elle seule est incapable de défendre ceux
qui ne peuvent pas – ou plus – argumenter : la nature, les enfants, les
victimes, les morts. Jean-Marc Ferry choisit une stratégie de dramatisa-
tion de l’éthique de la communication ; il opte pour le pathos d’un discours
de la reconstruction, contre la sobriété juridique d’une argumentation qui,
par une violence inconsciente, ferait abstraction de la faiblesse, de la souf-
france, de la différence.
Cela dit, si la reconstruction ne doit pas abandonner l’argumentation, 177
1. [Faktizität und Geltung a été traduit en français par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme
en 1997 (Paris, Gallimard), sous le titre Droit et Démocratie. Dans ce qui suit – notamment section
IV –, l’ouvrage, dans son édition allemande, est presque toujours désigné par la traduction appro-
chée de son titre en français : Le Fait et le Droit. (N.D.É.)]
tensions entre le souhait de surmonter les morosités économiques et le
souci de maintenir la cohésion sociale, aux ravages que leurs crises internes
provoquent sur le reste de la planète et que la fermeture des frontières ne
fait pas disparaître.
Ce souci de relégitimation prend des formes assez différentes selon
les contextes. Aux États-Unis, on assiste à un débat triangulaire entre néoli-
béraux « libertariens » (Robert Nozick, Israel Kirzner), contestataires
« communautariens » soucieux de la cohésion des communautés locales
(Michael Walzer, Michael Sandel, Alasdair MacIntyre) et « sociaux-démo-
crates » (John Rawls, Bruce Ackerman). En Allemagne, le débat oppose
notamment théoriciens des systèmes (Niklas Luhmann), philosophes néoa-
ristotéliciens défenseurs de la Tradition (notamment les disciples de Joachim
180 Ritter) et théoriciens de la société partisans d’une démocratisation radi-
cale (Jürgen Habermas). En France, la philosophie du droit, longtemps
l’apanage des facultés les plus conservatrices (par exemple avec Michel
Villey, autre néoaristotélicien), a récemment rencontré l’intérêt de deux
autres courants de pensée. Le premier se fonde sur un autre antimoder-
nisme, celui de Michel Foucault et de ses disciples (François Ewald, Pasquale
Pasquino), qui, comme Carl Schmitt, mais d’un point de vue contesta-
taire, identifient le droit au pouvoir et la norme à la contrainte. Le second
est d’inspiration néokantienne (Alain Renaut) et, sous le patronage de
Kant et de Fichte, à un niveau purement philosophique et sans s’aven-
turer sur le terrain de la théorie sociale, tend à rapprocher John Rawls et
Jürgen Habermas.
Les constellations ne se recoupant pas, les scènes nationales donnent
lieu à de nombreux malentendus et détournements. Les néoaristotéliciens,
qui déplorent la perte de substance juridique provoquée par la culture
moderne, n’ont pas le même statut dans tous les pays : aux États-Unis,
ils se situent souvent à la gauche de l’échiquier politique, alors qu’en
Europe on les trouve surtout dans le camp des conservateurs. De même,
il n’y a guère d’équivalent allemand ou américain des « schmittiens de
gauche », spécificité française issue de l’enseignement foucaldien. Il y a
enfin, des différences considérables entre Rawls, Habermas et les néokan-
tiens français.
1. Le néokantisme et la démocratie défensive
des fracas du monde, mais aussi une intervention dans les débats publics
de nos sociétés » (Qu’est-ce qu’une société juste ?, 11). La méthode de
Van Parijs est celle de la philosophie anglo-saxonne, notamment analy-
tique : selon lui, « le travail propre du philosophe consiste, pour l’essen-
tiel, à clarifier le sens des concepts que nous utilisons et le statut des
propositions que nous avançons » (15 sq). L’effet de cette méthode est
une certaine neutralisation des interrogations traditionnelles. Si l’ouvrage
de Renaut et Sosoe reste prisonnier de l’histoire de la philosophie, celui
de Van Parijs présente le débat entre Rawls et Nozick pour ainsi dire
indépendamment de la tradition historique. Cette impression est renforcée
par la nature anhistorique de la pensée anglo-saxonne elle-même, où la
société juste est définie, par exemple, à partir d’une « position originelle »
dans laquelle n’existent encore des différences ni de rang, ni de pouvoir,
ni de richesse. Lorsque des libertariens comme Nozick introduisent une
notion d’« histoire », c’est pour désigner les premiers venus dans l’ap-
propriation des ressources naturelles – Robinsons découvreurs des biens
de ce monde et de leurs utilisations possibles.
Le souci principal de Van Parijs est de répondre à ce « défi lancé par
le libertarisme, fer de lance philosophique de la pensée néolibérale » (10).
Il tente de reconstruire l’idée de solidarité dans la société moderne, sur la
base de cet atomisme fondamental que présuppose le principe radical de
liberté individuelle. Paru trois ans après la Théorie de la justice de John
Rawls, l’ouvrage de Nozick, Anarchie, État et Utopie, défend l’idée d’une
liberté anarchique, celle, pour chacun, de disposer de son propre corps
ainsi que des ressources naturelles que l’on a été le premier à s’approprier.
Mais il défend cette liberté – le principe de base de l’économie capitaliste
– au niveau même où Rawls développe une théorie de la justice sociale
visant à endiguer les effets dissolvants de l’économie capitaliste. Il confère
en quelque sorte à la liberté égoïste le statut normatif d’une valeur sociale.
Cette stratégie prend d’autant plus de relief qu’elle est formulée au moment
où les idées de solidarité et de justice, dont le marxisme était l’un des garants
intellectuels, sont invalidées par la dissolution des régimes socialistes et
par ses répercussions sur le débat occcidental. L’État-providence qui redis-
tribue les impôts afin de compenser les inégalités trop criantes de ce système
184 économique, se trouve ainsi en ligne de mire d’une contestation fondée
sur le noble principe de liberté. Dans ce contexte, Van Parijs, pour relever
le défi de Nozick (et de certains libertariens encore plus radicaux), part
d’un concept individualiste de personne, propriétaire d’elle-même et des
choses qu’elle acquiert grâce à ses talents et à son travail, pour sauver
néanmoins l’idée de solidarité au nom même de la liberté.
Le défi que le libertarisme constitue aux yeux de Van Parijs réside
dans le fait qu’il affirme deux principes qui lui semblent incontournables
et dont il pense qu’ils ruinent le marxisme : 1° « L’exigence d’accorder
à la liberté une place centrale » ; 2° « Qui dit liberté dit droit de propriété
individuelle » (181). C’est là un défi contestable dans la mesure où le
libertarisme réduit la liberté au principe formel de la propriété individuelle,
étant dès lors incapable de rendre compte de la possibilité réelle de chacun
d’être libre. En réponse à ce défi, Van Parijs réinterprète le « principe de
différence » de Rawls. Selon ce principe, les biens sociaux doivent être
redistribués de telle sorte que la part des plus défavorisés, compte tenu
des inégalités nécessaires à l’efficience de la production, soit la plus grande
possible. Or Van Parijs l’entend comme un principe de « liberté réelle »
et non simplement formelle. Il propose même de substituer son principe
de « maximisation de la liberté réelle » au principe rawlsien de diffé-
rence : « S’il est insoutenable, écrit-il, de vouloir donner à chacun la liberté
réelle de mener sa vie comme il l’entend, il est par contre possible, sans
incohérence, de vouloir donner à tous la liberté réelle la plus grande
possible », autrement dit, de « maximiser la liberté réelle de celui qui en
a le moins, ou encore [d’]abolir toutes les inégalités de liberté réelle qui
ne contribuent pas à accroître la liberté réelle de celui qui, à cet égard,
est le plus défavorisé » (188).
Cela dit, malgré l’extrême variété des discussions présentées, qui va
de l’utilitarisme au marxisme analytique 1 en passant par les différentes
écoles de libertariens – discussions d’une complexité et d’une technicité
élevées – Van Parijs ramène tout de même le débat américain à une inter-
rogation trop étroite. Toutes ces argumentations ne concerneraient, pour
l’essentiel, que la question en dernière instance économique de la liberté
entendue comme propriété de soi-même et de choses naturelles, ainsi que
celle du degré de solidarité ou de redistribution qu’exige le concept même
de liberté. Les « communautariens », qui s’intéressent avant tout à la « parti- 185
cipation active des citoyens à la vie publique » (272) ne sont traités que
de façon allusive (267-274); il en est de même pour la pensée de Dworkin,
abordée sous forme de notes et de remarques allusives. Même Rawls n’ap-
paraît, pour l’essentiel, que sous l’angle de son « principe de différence » ;
les enjeux politiques de son premier principe sont peu discutés. Le livre
de Van Parijs, c’est là peut-être sa faiblesse, se désintéresse de la démo-
cratie politique pour réduire le problème de la justice à celui de la démo-
cratie économique.
Van Parijs distingue entre une conception « propriétariste » – assimilée
à ce que Macpherson avait appelé l’« individualisme possessif » (248) –
et une conception « solidariste ». Selon cette dernière, « une société juste
est une société organisée de telle sorte qu’elle ne traite pas seulement ses
membres avec un égal respect, mais aussi avec une égale sollicitude »
(248). Or cette sollicitude ne concerne une fois de plus que le souci d’une
1. En ce qui concerne le marxisme, qu’il s’agisse des jugements de Nozick, de certains auteurs cités
du marxisme analytique ou de Philippe Van Parijs lui-même, leur connaissance de Marx, apparem-
ment fondée sur la lecture du Programme de Gotha, semble parfois relever d’un manuel de propa-
gande anticommuniste, par exemple, lorsque l’investissement social pour l’augmentation de la
productivité est assimilé à une forme d’exploitation, lorsque l’origine du capital est expliquée par le
fait que les uns sont moins paresseux ou moins dispendiaires que les autres, ou lorsque la valeur-
travail d’une marchandise, au sens de Marx, est mise en relation avec la demande, etc. En revanche,
Van Parijs n’aborde jamais le défaut principal de la théorie marxiste : son mépris pour la démocratie
politique et l’absence de toute réflexion sur ce sujet.
distribution aussi égalitaire que possible (sans nuire à l’efficacité de l’éco-
nomie) des « biens sociaux premiers », pour parler comme Rawls, autre-
ment dit « de ces conditions et moyens généraux dont nous avons tous
besoin pour réaliser les buts que nous poursuivons dans notre vie, quels
qu’ils soient. Il s’agit principalement des libertés […]; des avantages socio-
économiques (revenus et richesse, pouvoir et prérogatives, bases sociales
du respect de soi) […]; et des chances d’accès à ces avantages » (18).
On voit que la conception « solidariste » considère elle aussi la liberté
et les droits comme des biens, comme une propriété qu’il s’agit d’ac-
quérir ou de distribuer. Van Parijs écrit bien : « Exiger que tous aient les
mêmes libertés politiques (droits de vote et d’éligibilité) va au-delà de la
simple propriété de soi-même » (216), mais non au-delà de la notion de
186 « bien », de « biens sociaux premiers ». Or c’est là une erreur fatale à la
philosophie politique. Comme l’écrit Hannah Arendt, citée par Habermas
« la puissance jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et
retombe dès qu’ils se dispersent 1 ». La liberté et les droits sont des réalités
qui appartiennent à l’ordre du langage et de la reconnaissance, des insti-
tutions fondées sur une volonté partagée et renouvelée, et ne peuvent donc
être assimilés à des biens, pas plus que le langage, l’amour ou le respect
ne sont des « biens », en un sens qui se conjuguerait avec une idée quel-
conque de distribution ou d’appropriation. Comme l’utilitarisme et le
marxisme, la pensée libertarienne et le « réal-libertarisme » de Van Parijs
semblent méconnaître la dimension proprement politique pour ne diverger
que sur le degré d’égalité ou d’équité à introduire dans la liberté d’ap-
propriation. Rawls lui-même n’échappe pas à ce vestige d’« individua-
lisme possessif », qui est responsable de la nécessité, chez lui, d’introduire
l’idée du « voile d’ignorance » derrière lequel chaque individu doit évaluer
l’équité et le caractère acceptable des différentes positions offertes par la
société dans laquelle il vit : il ne s’agit pas de se faire face dans une démo-
cratie politique pour y participer en connaissance de cause, mais de calculer
individuellement la part de liberté, de revenu, de pouvoir et de chances
qui revient à chacun pour le plus grand bien de tous.
1. HANNAH ARENDT, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy,
1961 et « Agora », 1983, p. 225.
Par son tournant « réal-libertariste », Van Parijs va même plus loin
que Rawls dans le sens d’une théorie économique de la justice distribu-
tive ; il s’intéresse avant tout à cette concrétisation du principe de diffé-
rence, qui consiste à exiger, à côté du droit de faire ce que l’on désire,
les moyens de le faire, et donc une liberté réelle de se réaliser. Sur ce terrain,
il rejoint un penseur comme André Gorz et son idée d’une « allocation
universelle » (226 1). Van Parijs semble situer cette extension de la « liberté
réelle » sur un terrain strictement capitaliste : « On peut […] conjecturer,
écrit-il, que, essentiellement pour des raisons de dynamisme technolo-
gique, ce réal-libertarisme a de bonnes chances de nous faire pencher du
côté du capitalisme plutôt que du socialisme, que celui-ci soit centralisé
ou autogestionnaire » (226). Cela dit, « rien n’empêche en principe une
institution génératrice d’inefficacité, ni du reste une institution généra- 187
1. Cf. ANDRÉ GORZ, Métamorphoses du travail. Quête du sens. Critique de la raison économique,
Paris, Galilée, 1988, p. 250 sq.
débats et les rapports de force relatifs aux exigences et aux conquêtes
effectives en matière de justice. Il s’agit d’une spéculation pure et simple
sur les principes qui semblent avoir pour eux les arguments les plus solides.
C’est là tout l’intérêt du livre, mais aussi sa principale faiblesse.
3. Limites de l’éthique
1. Cherchant à voler au secours de Habermas, victime d’une critique injuste dans Qu’est-ce que
la philosophie ? de Deleuze et Guattari, le traducteur passe à la contre-attaque : « […] à évacuer
toute notion de vérité au profit de la création ou de la vie, on défend non seulement une position ../..
le dire autrement, l’universalisme n’est pas une position philosophique
acquise, dont il suffirait d’expliciter le sens. Son caractère « procédural »
signifie que la valeur universelle d’une norme ne peut se déduire que d’un
test que lui font subir tous ceux qui sont ou seraient concernés par son
application.
La moitié de l’ouvrage est consacrée aux différentes critiques qui ont
été adressées à l’« éthique de la discussion ». Pour se désolidariser d’en-
treprises qui font de la morale une philosophie première en identifiant les
présupposés rationnels de la communication à la raison pratique,
Habermas soumet notamment la pensée de Karl-Otto Apel, son ancien
maître et collègue à Francfort, à une critique assez sévère. En effet, Apel
ne se contente pas d’exposer les conditions dans lesquelles, en cas de
190 conflit, on peut parvenir à un jugement moral fondé ; il exige que l’on
soit moral et – ce qui revient au même à ses yeux – que l’on admette le
caractère incontournable de sa théorie, celle de la « fondation ultime »
de l’éthique, sous peine de s’exclure de toute discussion sérieuse. Il consi-
dère son approche, la « pragmatique transcendantale », comme un para-
digme de la philosophie première qui succède à ceux de l’ontologie et de
la philosophie de la conscience. Il pense ainsi être en mesure de démon-
trer non seulement une condition structurelle de la pensée philosophique,
mais encore un principe régulateur de la théorie et de l’action politique.
Apel introduit un « principe complémentaire » permettant selon lui,
de passer de la justification philosophique du principe moral à sa réali-
sation. Selon Habermas, il voudrait trancher un débat qui relève de la
« formation de la volonté politique, en fonction de situations et de possi-
bilités concrètes. Par la construction hiérarchique de sa théorie, Apel cède
manifestement à la tentation de trancher “à pic”, au moyen d’un super-
principe, dans le vif de questions relevant de l’éthique politique, ques-
tions qui ne se posent absolument pas au même niveau que la fondation
autoréfutative, mais encore néo-fasciste » (p. 7 n. 1). Au lieu de faire de tels rapprochements poli-
tiques – que certains de ses adversaires pratiquent avec la même facilité –, il me semble que
Habermas chercherait plutôt à comprendre en quoi Deleuze et Guattari, en dépit de leurs suren-
chères, visent non sans pertinence à « briser les chaînes d’une fausse et prétendue universalité »
et, pas plus que l’anti-universalisme d’un Rorty, ne sont assimilables à des mouvements politiques
réactionnaires.
du principe moral. Derrière l’homme politique solitaire, tel que se le repré-
sente Apel, se cache le philosophe-roi qui veut remettre le monde en ordre
– en tous les cas, pas le citoyen d’une communauté démocratique » (175,
trad. mod.).
La philosophie morale ne saurait faire cavalier seul pour y apporter
une solution déduite de ses principes. « En règle générale, précise Habermas,
le problème de savoir si une action moralement obligatoire est exigible
ne se pose, à vrai dire, que lorsqu’on passe de la théorie morale à la théorie
du droit. […] Seule une institutionnalisation juridique peut garantir l’ob-
servation universelle des normes moralement valides. C’est là, d’une façon
générale, la justification morale du droit » (176, trad. mod.). Pour mettre
en évidence les limites, à la fois des théories normatives du « droit » (qui,
comme Rawls, rencontrent la difficulté de réaliser leurs idées) et des socio- 191
4. Le droit et la démocratie
1. « Actuellement, je réfléchis sur le rapport complexe entre droit, morale, et vie éthique, en véri-
fiant mes thèses sur la juridification, qui sont peut-être trop hasardeuses », Théorie de l’agir commu-
nicationnel, t. 1, « Préface à l’édition française » (1987), trad. Jean-Marc Ferry, Paris, Fayard, 1987,
p. 10 (trad. mod.). Dans Faktizität und Geltung, le terme de « juridification » a perdu ses connota-
tions péjoratives (cf. p. 161, 306, 502). [Verrechtlichung a été traduit, dans Droit et Démocratie
(cf.supra, n. 1), par « juridicisation », qui a désormais droit de cité en français, et non « juridification ».
Les passages évoqués ci-dessus se trouvent dans l’édition traduite, p. 145, 274, 444. (N.D.É.)]
systémiques dans des secteurs de la vie sociale qui devraient être réservés
à la seule responsabilité des individus. C’est pourquoi une « éthique »,
Morale et Communication 1, avait en un premier temps, complété la Théorie
de l’agir communicationnel. Le Fait et le Droit souligne au contraire l’im-
portance du droit en tant que complément de la morale, dès lors que l’on
passe d’une société traditionnelle à une société moderne : « Jusqu’ici, la
théorie de la discussion a été élaborée en fonction d’une formation de la
volonté individuelle et a fait ses preuves dans le domaine de la philoso-
phie morale et dans celui de l’éthique. D’un point de vue fonctionnel, on
peut toutefois montrer que la forme posttraditionnelle d’une morale guidée
par des principes appelle le complément d’un droit positif. C’est pour-
quoi les questions soulevées par la théorie du droit font, dès le départ,
192 éclater le cadre d’une approche purement normative » (Faktizität und
Geltung, 21).
Les questions théoriques rejoignent ainsi les questions d’actualité. Une
fois de plus, en effet, Habermas place sa « recherche fondamentale » sous
le signe d’un diagnostic de l’époque. La Théorie de 1981 répondait au
changement profond intervenu dans la constellation sociopolitique vers
la fin des années 1970 – néoconservatisme américain et allemand, critique
de la croissance, remise en question de l’État-providence, postmodernisme
philosophique –, en proposant une explication des nouveaux types de conflits
et de mouvements sociaux. Aux mécanismes systémiques du marché et
du pouvoir bureaucratique, elle opposait la ressource vitale de la solida-
rité. Le Fait et le Droit reprend cette thèse dans le contexte des sociétés
occidentales privées de leur adversaire idéologique, au terme de cette « guerre
civile mondiale » qui avait opposé capitalisme et communisme : « Devant
le défi considérable que constituent la limitation écologique de la crois-
sance économique et la disparité croissante des conditions de vie du Nord
et du Sud ; devant la tâche historique inédite de reconvertir les sociétés
fondées sur le socialisme d’État aux mécanismes d’un système écono-
mique différencié ; sous la pression des flux migratoires venant des régions
appauvries du Sud, auxquelles s’ajoutent, aujourd’hui, celles de l’Est ; en
de plus en plus vigilant qui n’est pas simplement le destinataire des droits,
mais peut se comprendre comme l’auteur des normes (52). C’est à cette
condition que le droit demeurera une force d’intégration sociale et traduira
la solidarité des citoyens. Habermas a le pressentiment « que, dans les
conditions d’une politique parfaitement sécularisée, l’État de droit ne peut
être ni réalisé ni maintenu sans démocratie radicale. Faire de ce pressen-
timent une connaissance, tel est le but de l’étude que je présente ici » (13).
Le passage de la morale au droit ne s’explique donc pas simplement
par des questions relatives à la construction de la théorie sociale, ni par
des considérations purement méthodologiques. Le droit acquiert ici une
nouvelle importance pour le projet d’une théorie critique de la société.
L’approche normative d’une morale ou d’une théorie de la justice est inca-
pable, à elle seule, d’indiquer les voies d’une réalisation ou d’une appli-
cation de ses principes. En revanche, « le droit fonctionne en quelque
sorte comme un transformateur garantissant que le réseau de la commu-
nication qui, au niveau de la société dans son ensemble, assure l’inté-
gration sociale, ne se déchire pas. Dans le langage du droit seulement,
les messages à teneur normative sont capables de rayonner sur toute l’étendue
de la société ; sans la traduction dans le code juridique, ouvert à la fois
au monde vécu et au système, ces messages, à l’intérieur des domaines
d’action régulés par les médias systémiques, tomberaient dans des oreilles
de sourds » (78). Ou encore, en termes d’efficacité, « pour autant que
mobiles et orientations axiologiques sont liés dans le droit en tant que
système d’action, les propositions juridiques ont une efficacité pratique
qui fait défaut aux jugements moraux » (106).
Ici encore, comme dans la Théorie de 1981, Habermas se laisse guider
par les démarches de Max Weber, de Durkheim et de Parsons, pour aborder
le « fait juridique » à la fois d’un point de vue interne et d’un point de
vue externe. Il cherche à élaborer « une approche reconstructive qui intègre
les deux perspectives à la fois : celle de la théorie sociologique du droit
et celle de la théorie philosophique de la justice » (22). Ainsi, le noyau
du droit moderne est selon lui formé par une « régulation normative d’in-
teractions stratégiques ». Autrement dit. dans la société moderne, les libertés
individuelles – notamment le droit de poursuivre stratégiquement ses propres
194 intérêts – sont soumises à la contrainte d’une loi qui est en même temps
légitimée par un droit rationnel, susceptible d’être approuvé par tous. Cette
formule de la « contrainte légitime » définit dans son ensemble le droit
moderne : « Le mode de validité du droit associe à la fois la factualité du
pouvoir étatique à l’imposer, et la force légitimante d’une procédure qui
garantit la liberté de l’instituer » (46). D’où l’impossibilité d’interpréter
l’opposition kantienne entre légalité et légitimité comme une émancipa-
tion du droit et de la politique par rapport à la raison pratique, émanci-
pation qui les réduirait à de simples rapports de force. En affranchissant
certains types d’action de la morale, le droit les soumet néanmoins, dans
leur ensemble, à la législation d’une raison pratique qui leur confère le
caractère de lois fondées sur la liberté.
Les écrits antérieurs de Habermas ne différenciaient pas clairement
entre le principe général de la discussion et les modalités particulières
d’un principe moral qui semblait directement en découler. Le Fait et le
Droit distingue entre le principe général d’une justification impartiale par
la discussion et les manières chaque fois différentes dont il est mis en
œuvre, selon qu’il s’agit de problèmes pragmatiques, éthico-existentiels,
moraux, juridiques ou politiques. C’est une des idées directrices de Habermas
de dégager une pluralité de logiques, irréductibles les unes aux autres,
selon lesquelles le sujet moderne est obligé à la fois de porter des juge-
ments différenciés et d’agir. D’où la dualité, souvent présentée de façon
ironique, entre l’homme d’affaires fin stratège et le bon citoyen, ou entre
l’assassin et le tendre père de famille – Monsieur Verdoux –, phénomènes
pathologiques d’une incapacité à s’adapter à la pluralité des logiques
modernes. D’où aussi le refus postmoderne de différencier clairement
entre art et philosophie.
Le Fait et le Droit souligne notamment que le principe moral et le
principe démocratique ne se situent pas au même niveau. Cette différence
ne concerne pas la distinction entre sphère privée et sphère publique. En
effet, qu’il s’agisse, par exemple, de l’interruption de grossesse ou du
financement des partis politiques, la délibération du législateur ne peut
pas faire abstraction des aspects moraux des matières qui appellent une
réglementation. Le principe moral concerne la possibilité de trancher ration-
nellement des différends portant sur des normes ; en revanche, le prin-
cipe démocratique « présuppose déjà la possibilité de trancher rationnellement 195
5. Du droit au fait
toute force pure et simple, quel que soit le masque sous lequel elle se
présente » (471). Il ne s’agit plus ici d’une simple exigence de justice,
mais d’une mobilisation de la dimension normative du droit, historique-
ment acquise et où sommeille, méconnue du grand public, la source de
légitimité de tout pouvoir.
Une fois de plus, chez Habermas, il s’agit de changer de « paradigme »,
cette fois non plus seulement au niveau de la théorie sociale, mais dans la
théorie aussi bien que dans la pratique du droit et de la politique. Le concept
d’État social était encore trop prisonnier du modèle libéral. Il se contentait
d’en compenser les insuffisances et renonçait à régénérer l’autonomie poli-
tique des citoyens. Comme le montre l’ouvrage de Van Parijs à propos de
Rawls, il considérait les libertés comme des « biens » à distribuer ou à
redistribuer. Au lieu de radicaliser la démocratie et d’élargir les espaces de
liberté des individus, il en faisait l’objet de « mesures » et de « traitements »,
souvent humiliants pour les intéressés qui les vivent comme une ingérence
bureaucratique dans leur vie personnelle. L’État social n’a par conséquent
développé ni la liberté ni, malgré son intention centrale, la solidarité. C’est
là une des raisons de la désaffection que connaît actuellement la politique
dans de nombreuses démocraties occidentales, y compris en France. Le
nouveau paradigme du droit, quant à lui, a pour ambition de sauver les
potentiels d’émancipation et d’utopie de la démocratie contre les penchants
spontanés d’un pouvoir administratif qui les vide de leur substance.
Faire en sorte que ce projet ne soit pas une simple exigence, tel est le
pari de Habermas, pari relancé de livre en livre depuis Connaissance et
Intérêt qui tente d’ancrer l’émancipation dans un « intérêt de connais-
sance » de nature anthropologique. La Théorie de l’agir communicationnel
cherche à puiser, dans les exigences inhérentes à notre pratique quoti-
dienne du langage, les ressources d’une solidarité qui confère son sens
aux systèmes abstraits du marché et des administrations, tout en en défi-
nissant les limites. Le Fait et le Droit renonce aujourd’hui au reste d’im-
médiateté qui s’attache au concept de « monde vécu », pour trouver dans
le droit une médiation, non seulement entre la vie (individuelle et collec-
tive) des personnes et les systèmes anonymes des marchés et des pouvoirs
administratifs, mais encore entre l’impuissance d’un discours philoso-
200 phique sur la justice et l’efficacité institutionnelle d’une action juridique
qui se répercute sur l’ensemble de la société.
La Théorie de l’agir communicationnel s’efforce de rendre compte
d’un nouveau type de mouvements sociaux, surgis aux frontières entre
système et monde vécu ; le texte sur « La souveraineté populaire comme
procédure 1 » concevait encore le rapport des citoyens au pouvoir admi-
nistratif comme une fonction « assiégeante 2 ». Le Fait et le Droit (531)
renonce explicitement à une telle exterritorialité par rapport au droit, vestige
d’une longue tradition de méfiance, y compris à l’égard des institutions
démocratiques dont les fondements empiriques restent ceux de stratifi-
cations et de rapports d’exploitation archaïques. Il ne s’agit évidemment
pas d’accepter la réalité juridique dans sa totalité effective – celle des lois
modifiables, souvent encore sources d’injustices –, mais de s’appuyer sur
les principes qui structurent le droit dans son ensemble et qui garantis-
sent les libertés fondamentales. Peu convaincu par ceux qui fondent leur
espoir sur les communautés locales et traditionnelles, Habermas ne voit
guère d’autre potentiel critique susceptible de régénérer une solidarité qui
1. JACQUES DERRIDA, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle inter-
nationale, Paris, Galilée, 1993.
2. Ibid., p. 110.
3. FRANCIS FUKUYAMA, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. Denis-Armand Canal, Paris,
Flammarion, 1992.
en partie son existence à un idéal d’égalité qui conserve son attrait, si grands
soient les crimes commis et les désastres économiques produits en son nom.
Les sociétés démocratiques n’ont pas trouvé le moyen de satisfaire cet
idéal 1. » Tous ces penseurs ne peuvent donc plus se contenter de redéfinir
la raison pratique, la morale, les droits de l’homme, la justice, mais doivent
réfléchir sur les moyens permettant de traduire ces principes dans les faits.
Depuis les années 1970, notamment aux États-Unis et en Allemagne,
on a assisté à une floraison d’ouvrages de philosophie morale qui n’ont
commencé à pénétrer en France que depuis la seconde moitié des années
1980. La création d’une collection comme « Philosophie morale » (aux
Presses Universitaires de France) en 1993 est symptomatique. La résis-
tance de fortes traditions contestataires cultivant le rêve d’une société radi-
calement différente, la virulence d’une culture esthétique apparemment 205
Le rationnel et le raisonnable
Or, à peine son premier livre commence-t-il à être connu, que Rawls propose
de profondes révisions de sa conception. Libéralisme politique, le titre
de son nouveau livre, indique clairement que, lorsqu’il parle de libéra-
lisme, il ne fait plus référence au sens économique du terme, encore sous-
jacent dans la Théorie de la justice 2. Herbert L. A. Hart 3 a convaincu
1. THOMAS NAGEL, Égalité et partialité, trad. Claire Beauvillard, Paris, PUF, 1994, p. 4.
2. JOHN RAWLS a déclaré dès 1985 que c’était « une erreur (et une source de graves malentendus)
que de décrire la théorie de la justice comme une partie de la théorie du choix rationnel », Justice
et démocratie, [JD], p. 223 n. 19.
3. Cf. HERBERT L. A. HART, « Rawls on Liberty and its Priority », in NORMAN DANIELS (s.l.d.),
Reading Rawls, New York, Basic Books, 1975 ; cf. aussi HERBERT L. A. HART, Le Concept de droit,
trad. Michel van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1976, 3e éd., 1988.
Rawls que les seuls intérêts rationnels ne permettent pas de fonder les
libertés politiques (JD, 156). La distinction entre le rationnel et le raison-
nable, introduite par Rawls depuis 1980 (JD, 91 sq, 167 sq) cherche à
répondre à cette objection sans remettre en cause la structure fondamen-
tale de la théorie.
La Théorie de la justice [TJ] avait prétendu exposer les problèmes de
la justice sur la base d’une théorie du choix rationnel, d’ailleurs attribuée
à Kant (TJ, 288). Rawls avait alors exclu toute idée d’une raison pratique
différente de la rationalité tout court : « L’argumentation en faveur des
deux principes de la justice ne suppose pas que les partenaires aient certaines
fins particulières, mais seulement qu’ils désirent certains biens premiers.
Ces biens sont ce qu’il est rationnel de vouloir, quels que soient les autres
206 désirs que l’on ait » (TJ, 290). On ne voit pas toutefois ce qui pourrait
amener une personne qui ne disposerait que de ce type de rationalité, à
renoncer à la poursuite de ses intérêts rationnels pour privilégier le respect
commun d’une norme. C’est la raison pour laquelle Rawls avait été amené,
dans son premier livre, à introduire une notion de « devoirs naturels »
« qui s’appliquent à nous, sans tenir compte de nos actes volontaires. […]
Ainsi, nous avons le devoir naturel de ne pas être cruels, le devoir d’aider
autrui, que nous nous soyons ou non engagés à agir ainsi » (TJ, 144). Ces
devoirs, aujourd’hui disparus, n’étaient donc susceptibles d’aucune justi-
fication rationnelle telle qu’on l’attend d’une théorie morale.
Aujourd’hui, Rawls affirme que le raisonnable, le principe propre-
ment dit de la raison pratique par opposition à une raison qui permet à
chacun de poursuivre au mieux ses propres intérêts, est indéductible du
rationnel (Political liberalism, [PL], 52 sq). Il est défini par « les termes
équitables de la coopération ». Il s’agit, précise Rawls, « de termes que
l’on peut s’attendre à voir raisonnablement acceptés par chaque partici-
pant à condition que tous les autres les acceptent également. La notion
inclut donc une idée de réciprocité et de mutualité. Tous ceux qui coopè-
rent doivent être bénéficiaires ou partager les charges communes d’une
façon relativement satisfaisante, évaluée par un critère adéquat de compa-
raison » (JD, 91).
Rawls définit donc le principe moral de sa théorie suivant la Règle
d’or, principe classique du contractualisme. « Tous doivent être bénéfi-
ciaires » – cette notion de bénéfice révèle cependant que le Raisonnable
ne s’est que partiellement émancipé du calcul intéressé qui motivait le
« choix rationnel ». Rawls continue à penser les droits et les libertés en
termes de biens et à penser la participation politique comme le partage
de parts d’un gâteau 1. Hart avait pourtant montré que l’hiatus entre biens
et normes ne pouvait pas être franchi sur la base d’une rationalité qui
n’était régie que par le choix des moyens les plus efficaces pour réaliser
une fin et par le souci d’éviter des sanctions. Il fallait encore distinguer
entre un point de vue externe qui examine les normes en tant que régu-
larités permettant de prédire des sanctions en cas de violations, et un point
de vue interne, la conscience de leur validité en tant que règles, qui justifie
ces sanctions au nom de raisons que chacun est susceptible de faire siennes 2.
Rawls voudrait éviter aux sujets d’avoir à se poser ce genre de ques- 207
De la morale à la politique
1. Cf. en revanche, TJ, p. 293 : « On peut alors considérer la position originelle comme une inter-
prétation procédurale de la conception kantienne de l’autonomie et de l’impératif catégorique, dans
le cadre d’une théorie empirique. »
En rapport avec cette relativisation des Lumières, la réflexion sur le
rôle historique de la Réforme joue un rôle majeur dans la nouvelle théorie
de Rawls. À travers l’importance qu’elle accordait au point de vue rationnel
de chaque individu, la Théorie de la justice avait, en effet, pu apparaître
comme une doctrine « protestante », indifférente aux valeurs de solida-
rité et d’appartenance collective privilégiées par d’autres religions. C’est
peut-être la raison pour laquelle Rawls insiste sur les conséquences néfastes
de la Réforme : « La Réforme a entraîné des conséquences considérables.
Lorsqu’une religion autoritaire, et notamment une doctrine du salut expan-
sionniste comme le christianisme médiéval, se divise, cela fait inévita-
blement surgir l’apparition, à l’intérieur de la même société, d’une religion
autoritaire rivale, elle aussi doctrine du salut, différente sous certains aspects
212 de la religion primitive dont elle est née par scission, mais présentant
pendant un certain temps beaucoup de traits analogues. Luther et Calvin
étaient aussi dogmatiques et intolérants que l’avait été l’Église romaine.
[…] Comme l’a bien vu Hegel, le pluralisme a rendu possible la liberté
religieuse, ce qui n’est certainement pas vrai pour l’intention de Luther
et de Calvin » (PL, 23 sq).
Le problème que rencontre dès lors Rawls est de concilier une théorie
de la justice fondée sur un « constructivisme kantien » et qui cherchait à
rendre compte des institutions de base de nos démocraties, avec un plura-
lisme des visions du monde dans lequel les principes issus des Lumières
n’ont plus aucune légitimité universelle, n’étant pas partagés par tous :
« En matière de pratique politique, aucune conception morale générale
ne peut fournir un fondement publiquement reconnu pour une concep-
tion de la justice, dans le cadre d’un État démocratique moderne. Les
conditions historiques et sociales de ces États ont leurs origines dans les
guerres de Religion qui ont suivi la Réforme et dans le développement
ultérieur du principe de tolérance » (JD, 208).
Rawls abandonne la conviction, qui était encore la sienne en 1971,
selon laquelle une théorie d’inspiration kantienne, purement procédurale,
serait capable de surmonter le pluralisme des doctrines en se fondant sur
un « ordre moral inhérent à la nature humaine » (PL, 26). Selon son dernier
ouvrage, une telle théorie relève d’un « libéralisme compréhensif » ou
d’une vision du monde libérale, non d’un libéralisme politique qui ne dépend
pas d’une vision du monde déterminée mais permet la coexistence de
différentes doctrines dans une société pluraliste.
Il est néanmoins difficile de nier que des principes comme l’autonomie
et l’individualisme, indépendamment de leurs origines idéologiques éven-
tuellement sectaires, sont aujourd’hui inscrits dans les constitutions des
sociétés démocratiques. En relativiser la portée, sous prétexte qu’ils provien-
nent d’un libéralisme « compréhensif » et non d’un libéralisme « poli-
tique », revient à donner une interprétation réductrice de ces constitutions,
et ce au nom de la stabilité, autrement dit de considérations fonctionna-
listes. Le problème n’est pas simplement de savoir si le principe de tolé-
rance est suffisant pour fonder une conception de la justice à laquelle tous
les citoyens peuvent adhérer en dépit de la différence de leurs visions du
monde. Il s’agit de savoir quelle interprétation nous privilégions, à la fois 213
1. L’accord est ici, comme chez Perelman, une valeur en soi par opposition à l’emploi de la violence.
Cf. CHAÏM PERELMAN et LUCIE OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l’argumentation. La Nouvelle
Rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 5e éd., 1988, p. 72sq. Cf. aussi l’ap-
préciation des Lumières par Perelman, tout à fait analogue à celle du dernier Rawls : « Le XVIIIe siècle,
français et allemand, nous fournit l’exemple d’une tentative, certes utopique, mais à coup sûr émou-
vante, d’établir une catholicité des esprits sur la base d’un rationalisme dogmatique, permettant d’as-
surer des fondements sociaux stables à une humanité pénétrée de principes rationnels » (ibid., p. 75).
Rawls cherche à concilier les avantages du compromis (la souplesse et
la tolérance) et du consensus argumenté (la norme qui engage et qui assure
la stabilité).
La fascination et la séduction qu’exerce cette pensée pourrait tenir au
fait qu’elle s’abstient autant que possible de toute affirmation normative.
Rawls semble être convaincu que notre intérêt rationnel, encadré soit par
le dispositif hypothétique de la « situation originelle », soit par une faculté
morale du raisonnable tenue pour acquise, suffit pour nous amener à ce
que Kant a appelé la « raison pratique ». Le raisonnable est posé en toute
simplicité ; il est présent dans n’importe quelle conception de la coopé-
ration sociale » (JD, 91). Comme dans la Théorie de la justice, la simple
réflexion sur nos intérêts bien compris est supposée nous amener à une
conception morale de la citoyenneté : « La justice politique est quelque 215
chose qu’il est rationnel pour chaque citoyen d’attendre de tous les autres.
Cela donne un sens plus profond à l’idée selon laquelle une conception
politique soutenue par un consensus par recoupement est une conception
morale adoptée pour des raisons morales » (JD, 318). Mais en quoi consiste
une « raison morale » si elle doit être soustraite à la délibération ration-
nelle des individus ? (JD, 96). Et qui fixe les « contraintes dans le cadre
desquelles ces délibérations ont lieu » (JD, 96) ? Rawls se réserve impli-
citement le droit de poser ces définitions préalables. Or si l’assentiment
des citoyens doit être effectif et effectivement renouvelé pour maintenir
une culture démocratique, il faut leur accorder une raison pratique qui ne
se réduit ni à un ensemble de contraintes préalables ni à une « faculté
morale » fondée sur la Règle d’or. Il faut alors que tous disposent de la
capacité à argumenter sur la justesse des normes en vigueur. Quelles que
soient les différentes conceptions du bien auxquelles chacun adhère, la
démarche par laquelle on établit à l’échelle sociale les normes à respecter
relève alors d’une « procédure » dont Rawls, avant de prendre ses distances
avec la « doctrine compréhensive » et le « sectarisme » des Lumières,
avait trouvé le schéma chez Kant. Il se peut que cette concession au commu-
nautarisme prive la « politique » de Rawls de son nerf d’argumentation
solide pour assurer à la théorie de la justice un impact réel et un espoir
de stabilisation.
La participation politique
1. Cf. JEAN L. COHEN, ANDREW ARATO, Civil Society and Political Theory, Cambridge (Ma), The
MIT Press, 1992.
Critique, n° 565-566, juin-juillet 1994, p. 478-493
1. [La traduction française de cet ouvrage a été assurée par Marie-Noëlle Ryan, qui fréquentait le
séminaire de Rainer Rochlitz (Conférences sur l’éthique, Paris, PUF, 1998, 424 p.). (N.D.É.)]
2. Traduction française parue aux Éditions du Cerf (Paris, 1993).
3. ERNST TUGENDHAT, Philosophische Aufsätze, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992.
4. KARL-OTTO APEL, L’Éthique à l’âge de la science. L’a priori de la communauté communica-
tionnelle et les fondements de l’éthique, trad. Raphaël Lellouche et Inga Mittmann, Presses Universitaires
de Lille, 1987 ; JÜRGEN HABERMAS, Morale et Communication, trad. Christian Bouchindhomme,
Paris, Le Cerf, 1987 ; JÜRGEN HABERMAS, De l’éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi,
Paris, Le Cerf, 1992 ; ALBRECHT WELLMER, Ethik und Dialog. Elemente des moralischen Urteils
bei Kant und in der Diskursethik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986.
Habermas à l’Institut Max Planck 1. Notamment en ce qui concerne la
« fondation » de l’éthique (9 2), il pense aujourd’hui être parvenu à une
position plus solide, et surtout nettement distincte de ce « phénomène
spécifiquement allemand de la fin des années 1960 et des années 1970 »
qu’est l’éthique de la discussion (161).
« Quelle attitude adopter, vis-à-vis de l’éthique, lorsque la fondation
religieuse a disparu ? Ce sera la principale question de ces conférences »
(14). Selon Tugendhat, c’est à partir de ce moment seulement que se pose
véritablement le problème de justifier des conceptions morales qui, jusque-
là, reposaient sur l’autorité des différentes traditions. L’impossibilité de
partir d’une tradition religieuse est, bien entendu, également le point de
départ de Hobbes, de Rousseau ou de Kant et, aujourd’hui, de Rawls, de
220 Habermas et de la plupart des philosophes contemporains. Aucune éthique
qui cherche, aujourd’hui, à établir les bases d’une conception normative
que tous les êtres humains puissent partager ne peut se fonder sur la reli-
gion, autrement dit, sur une religion inévitablement particulière, sans vali-
dité pour ceux qui ont été élevés dans d’autres traditions religieuses. Malgré
la revendication de son identité juive, Tugendhat n’a donc jamais envi-
sagé de recourir aux traditions du judaïsme pour fonder l’éthique ; quels
que soient son privilège historique et les résistances symptomatiques à
son égard, ce ne serait là qu’un particularisme de plus, incapable de rallier
l’ensemble de l’humanité ou de rendre compte de ce qui, du point de vue
éthique, est commun à tous les hommes.
Or, selon Tugendhat, cet élément commun n’a rien non plus à voir
avec la raison. Comme Peter Frederick Strawson, Tugendhat accorde,
certes, aux critères éthiques un statut objectif (51). Notre révolte – ou
notre sentiment de honte – à propos d’actes répréhensibles, notamment
dans le domaine politique mais aussi dans la vie de tous les jours, ne sont
pas purement subjectifs. Selon Tugendhat, c’est d’ailleurs ce fondement
objectif qui, seul, peut légitimer une « théorie critique de la société »
1. On peut suivre quelques étapes de cette évolution à travers l’essai « Langage et éthique », trad.
Philippe Constantineau, Critique, n°413, octobre 1981, p. 1038-1075 et à travers le recueil d’ERNST
TUGENDHAT, Probleme der Ethik, Stuttgart, Reclam, 1984.
2. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de Vorlesungen über Ethik.
(16-18), dès lors qu’une telle théorie ne peut plus s’appuyer sur une tendance
objective de l’histoire ou sur un sujet universel. Tugendhat doute cepen-
dant que ces critères objectifs soient des critères rationnels. Et pourtant,
dans un contexte moderne, étant donné que nous sommes obligés de nous
entendre avec tous les autres dans une société planétaire, ces critères doivent
être à la fois universalistes et égalitaristes (84). Tugendhat introduit ces
notions d’universalité et d’égalité en suggérant qu’elles se déduisent du
fait « que les règles ne sont plus comprises dans un sens instrumental. En
effet, disparaît du même coup leur limitation, constitutive du contractualisme,
à ceux avec qui je souhaite engager un rapport de coopération (comme
dans une troupe de brigands). Dès lors que l’élément déterminant n’est
plus ce qui m’est utile, mais le respect d’autrui, il n’existe plus aucune
possibilité pour moi de déterminer qui sont ces autres. Les règles s’ap- 221
1. Dans des essais antérieurs, Rawls a été discuté à plusieurs reprises (notamment, « Bemerkungen
zu einigen methodischen Aspekten von Rawls’ Eine Theorie der Gerechtigkeit », 1976, in ERNST
TUGENDHAT, Probleme der Ethik, op. cit., p. 10-32 ; et compte rendu de la Theorie de la justice
in Die Zeit, 4 mars 1983 ; ici (Vorlesungen über Ethik), p. 364-391.
relles sans les fonder ; il les écarte donc assez rapidement. De plus, le
« contractualisme », tel que le renouvelle notamment Rawls ne repré-
sente, aux yeux de Tugendhat, qu’une version minimale de la morale,
certes importante dans le contexte postreligieux, mais insuffisante et même
totalement impuissante devant les problèmes éthiques d’une société multi-
culturelle et planétaire 1.
C’est la raison pour laquelle Tugendhat ouvre plus largement l’éven-
tail des modèles éthiques dignes de considération en discutant en détail,
notamment la pensée de Schopenhauer, d’Aristote et de MacIntyre, d’Adam
Smith enfin. Ce qui rapproche ces dernières théories, c’est qu’elles intro-
duisent deux dimensions qui manquent aussi bien au contractualisme qu’à
la pensée kantienne ; c’est, d’une part, la dimension de l’affectivité ou de
la « sympathie », et, de l’autre, le souci du bonheur fondé sur un déve- 223
1. Tugendhat n’a pas, jusqu’ici, pris position par rapport au dernier livre de JOHN RAWLS, Political
Liberalism (New York, Columbia University Press, 1993), qui tente justement de proposer un modèle
viable de société multiculturelle.
ralisme qui ne comporte aucune obligation : « Sommes-nous obligés
d’éprouver de la pitié ? » (183). Ce sentiment « naturel » que nous éprou-
vons « plus ou moins » ne peut offrir aucune motivation stable : « Selon
Schopenhauer, l’éthique doit se contenter de constater qu’à côté d’ac-
tions égoïstes, il existe également des actions altruistes, celles précisé-
ment qui sont motivées par la pitié. Peut-on encore parler de morale à ce
propos? » (183). D’un autre côté, Tugendhat est attiré par l’idée d’ancrer
le sentiment moral dans l’affect plutôt que dans un principe : « Schopenhauer
n’a-t-il pas raison de dire que nous ne considérons comme “authentiquement
morale” qu’une action inspirée, non pas par un principe, mais par une
participation immédiate et spontanée ? » (184). Schopenhauer sert donc
ici à corriger le rationalisme kantien : « Le respect signifie reconnaissance
224 [d’autrui] comme sujet de droit, mais ce respect est lui-même quelque
chose d’affectif et quelque chose que l’on donne à entendre à l’autre affec-
tivement en le prenant au sérieux (ce qui est plus nettement perceptible
dans l’attitude opposée, lorsque nous humilions l’autre et le lui donnons
à entendre) » (184).
Inversement, Schopenhauer doit être corrigé, non par l’a priori de la
raison kantienne comme fondement de l’impératif catégorique, mais tout
de même par son idée d’une obligation universelle. Ce qui compte n’est
pas ce que nous partageons avec tous les hommes, comme la vulnérabi-
lité et la capacité à souffrir, mais « ce à quoi nous oblige une morale, vis-
à-vis de tous les êtres humains, et c’est, dans le cas d’une morale du respect
universel, une idée du bien qui n’est plus restreinte par des prémisses
transcendantes. Contrairement à la pitié, celle-ci se rapporte intrinsèque-
ment à l’universalité » (186).
D’une façon analogue, Tugendhat salue chez Nietzsche le rejet de tout
fondement rationnel de la morale et le recours à la seule volonté. Mais
si, au lieu de fonder sur la volonté, ou sur la volonté de puissance, une
nouvelle métaphysique, « l’on comprend sans préjugé le fait d’être renvoyé
à son propre vouloir, il ne signifie pas que le vouloir en tant que tel devient
son propre contenu, mais que l’on est renvoyé à la question suivante :
qu’est-ce donc que je veux ? La volonté n’est pas renvoyée à elle-même
comme à une force isolée, mais nous sommes renvoyés à nos sentiments,
nos désirs, nos mobiles. La question “qu’est-ce que je veux ? Comment
est-ce que je veux vivre ?” nous ramène à la vieille question, effective-
ment aristotélicienne : “qu’est-ce qui est susceptible de me rendre heureux?”
or, nous le verrons, c’est une question qui peut renvoyer à la morale » (218).
Avec MacIntyre dont il conteste la conception quasi heideggérienne du
déclin qui affecterait l’Occident en raison de la disparition du religieux,
Tugendhat souhaite néanmoins actualiser la théorie aristotélicienne des
vertus comme « qualités objectives de l’homme en tant qu’être coopé-
ratif » (224) qui doivent compléter une « morale des règles » et des normes
(227), mais sans se substituer à cette dernière. Les vertus sont des « dispo-
sitions stables de la volonté » (229) qui permettent d’ancrer les règles
dans le caractère. Le caractère « vertueux » est celui qui se tient « au milieu »
de deux extrêmes, comme la générosité entre l’avarice et le gaspillage.
De telles dispositions ou attitudes équilibrées 1 correspondent à « ce que 225
1. Ernst Tugendhat trouve chez Erich Fromm un développement moderne de ces intuitions aristo-
téliciennes (p. 263-281).
2. Fondation et motivation
L’examen des différentes théories morales est complété par une lecture
minutieuse des Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant, texte
auquel Tugendhat consacre deux chapitres, partagés entre une immense
admiration pour l’un des chefs-d’œuvre de la littérature philosophique et
une démystification de ses ressorts conceptuels. Comme une grande partie
des éthiques contemporaines, celle de Tugendhat part donc de Kant. Mais
elle y révèle un fond d’ambiguïtés qui permet de ne retenir que le contenu
et de rejeter la forme rationnelle. Rawls a pertinemment distingué entre
une conception « compréhensive » et une conception « politique » ou
procédurale 1 du constructivisme kantien. L’éthique de Tugendhat appar-
226 tient plutôt à la première catégorie. Aussi son concept central n’est-il pas
le « juste », mais le « bon » ou le « bien » opposé au « mauvais » ou au
« mal ». L’emploi moral du terme de « bon » (et de « mauvais ») – qu’il
examine préalablement en analyste du langage – lui semble être celui qui
juge un comportement, par exemple l’humiliation d’une personne,
« mauvais » absolument, ou qui qualifie le rejet d’une compromission,
de « bon » absolument (37). Il ne s’agit donc pas ici de savoir si telle
règle de comportement est « bonne pour tous » au sens de « juste », il ne
s’agit pas de ce que l’on « doit » faire, mais de savoir si tel acte, dans
son contexte précis, est « bon » ou « mauvais ». L’éthique de Tugendhat
est « compréhensive » au sens de Rawls, parce qu’elle ne se ramène pas
à l’examen formel d’une action, d’un jugement, d’une norme, établissant
leur caractère universalisable – « ce que tous peuvent vouloir » –, mais
explicite l’idée de ce qu’est, par-delà les différentes traditions culturelles,
un « bon membre de la coopération sociale » (56). Tugendhat souligne
lui-même que c’est là déjà la conception d’Aristote : « Au sens d’Aristote,
une action est bonne dès lors que c’est l’action d’un homme bon. » (56).
La question directrice de cette éthique n’est donc pas « quelles sont
les normes justes dont tous peuvent approuver l’application et les consé-
quences, comment les définir et, par conséquent, “que dois-tu faire” ? »,
1. Cf. aussi ERNST TUGENDHAT, Philosophische Aufsätze, op. cit., p. 320 : « Le blâme s’adresse
à la personne en tant que telle. »
égalitaire » (336), telle qu’elle converge, non, certes, avec la déduction
mais avec le contenu de l’impératif catégorique kantien, a des conséquences
pour l’ensemble de la structure sociale et donc pour la politique. « L’atti-
tude morale, écrit Tugendhat, consiste à reconnaître toute autre personne
comme sujet de droits égaux ; aux devoirs que nous avons vis-à-vis d’au-
trui correspondent donc, de son côté, des droits » (336). Il s’en déduit
une morale politique très exigeante : « Par jugements de morale politique,
j’entends des jugements appréciant la bonne ou la mauvaise qualité d’un
État tout comme les jugements moraux apprécient les individus » (337).
De même qu’une promesse, un prêt entraînent des droits du bénéficiaire
(339), de même les droits moraux impliquent le droit de tout être humain
à un respect égal. Tugendhat en tire des conclusions audacieuses : « Les
droits se déduisent des besoins, dans la mesure où cela paraît souhaitable 229
1. Voici comment le concept de « bon » se substitue à celui de « juste » : « Non seulement ce à quoi
engage l’exigence d’être bon n’est réalisable qu’au moyen d’un État, mais, inversement, il nous faut
dire qu’un État ne peut être considéré comme moralement bon que dans la mesure où il assure les
droits de l’homme en ce sens large qu’il garantit la dignité humaine et donc aussi les droits écono-
miques de ses citoyens » (Vorlesungen über Ethik, p. 364).
de la pensée de Tugendhat, c’est l’idée d’une morale politique guidant
l’action et l’engagement des citoyens pour faire valoir les droits formulés
par voie de déduction et pour les traduire en actes et en institutionnali-
sations. Or Tugendhat exige le renforcement de l’État social, au moment
précis où il est remis en cause de par le monde, mais sa théorie politique,
fondée sur le respect et la sympathie ne lui donne guère les moyens de
faire des sujets des droits, des sujets politiques capables de s’affirmer. La
protection des individus et le soin apporté aux faibles sont des exigences
qui favorisent le développement d’un État fort – et la dépolitisation des
citoyens ; la sécurité est ici mise en avant au détriment des libertés et des
engagements politiques. Or si Kant et l’éthique moderne ont privilégié
le sujet adulte, capable de se défendre et de s’affirmer vis-à-vis de l’État
et de la tradition, ce n’est peut-être pas uniquement pour avoir oublié 231
l’existence des faibles, mais pour assurer la mise en valeur des intérêts
politiques d’émancipation qui ne peuvent guère être défendus que par des
sujets majeurs, lesquels sont en même temps les meilleurs garants à la
fois de l’État de droit et des garanties sociales pour ceux qui ne peuvent
se défendre eux-mêmes. Il se pourrait que la fondation rationnelle de
l’éthique, contestée par Tugendhat au nom d’une idée radicale d’auto-
nomie, soit elle aussi étroitement liée à cette perspective politique.
sellement acceptable.
Tugendhat reproche à Kant comme à Habermas de fonder la morale
sur la « raison » ; lui-même propose de la fonder sur la volonté autonome.
Une telle fondation ne peut, évidemment, s’opérer qu’au moyen de raisons;
mais ce ne sont là que des raisons de connaissance (du théoricien de l’éthique)
et non des raisons d’être (de la morale des sujets agissants). Pour Tugendhat,
ces sujets n’ont pas besoin de se préoccuper de la justification de leurs
normes. En revanche, ils doivent se poser la question existentielle de savoir
si, oui ou non, ils souhaitent faire partie de la communauté morale, et ils
ont toujours la liberté de dire non (88 sq). Une fois qu’ils ont répondu
favorablement à cette question, l’obligation universelle et égalitaire semble
aller de soi.
La critique que Tugendhat développe à propos de Habermas se réduit,
pour l’essentiel, à deux objections déjà esquissées dans des textes anté-
rieurs. D’une part, il conteste l’idée selon laquelle l’argumentation en général
relève des règles pragmatiques de la communication; de l’autre, il reproche
à l’idée de fonder la morale universaliste sur une argumentation égali-
taire, d’être circulaire et de présupposer ce qu’il s’agit de fonder. La première
objection suppose qu’il est possible d’argumenter, que ce soit à propos
1. LEO STRAUSS, Remarques sur La Notion de politique de Carl Schmitt [1932], trad. Jean-Louis
Schlegel, in CARL SCHMITT, Parlementarisme et Démocratie, Paris, Le Seuil, 1988, p. 214.
cratie ne fait que rendre plus complexe, plus paradoxale la logique de
l’État qui doit selon lui rester celle d’une instance de commandement.
Cela dit, dans le monde actuel, qu’on le veuille ou non, « la tendance
lourde est plutôt celle de la démocratisation » (215). En un sens, il semble
donc que l’on doive s’y faire. Beaud s’y fait en considérant cette tendance
comme une contingence historique, qui ne sera pas forcément la tendance
de demain. Sinon, il ne pourrait guère s’employer à développer un autre
concept de démocratie que celui qui prévaut aujourd’hui. Ce concept reste
proche de celui de Carl Schmitt en privilégiant l’expression plébiscitaire
de la volonté populaire par rapport au principe de la représentation parle-
mentaire : « II semble cependant qu’une analyse dogmatique de la souve-
raineté […] fait ressortir une autre expression juridique de la démocratie
244 [que celle de la représentation] : celle du pouvoir constituant, forme essen-
tielle d’expression de la souveraineté du peuple » (201). Sans entrer ici
dans la discussion, O. Beaud renvoie par ailleurs à « l’immense débat
philosophico-politique sur la possibilité de distinguer la démocratie du
libéralisme (c’est-à-dire sur la possibilité d’une démocratie césarienne) »
(302), pour laquelle il semble avoir quelque sympathie.
Il est évident que la « tendance lourde à la démocratisation » ne corres-
pond nullement, dans l’esprit d’Olivier Beaud, à un processus d’appren-
tissage de l’humanité et donc à quelque chose comme la prise de conscience
d’une solution plus rationnelle que celle des États non démocratiques.
Puisque la volonté est maître en la matière, l’humanité, ou plus précisé-
ment chaque État, reste libre d’adopter une conception quelconque de
l’ordre politique et d’engendrer un type de société aujourd’hui encore
inconcevable.
Il ne semble donc y avoir aucune logique cognitive dans le passage
de l’État des sujets à l’État des citoyens, aucune nécessité interne dans
la progression de la souveraineté de l’État à la souveraineté du peuple. Il
n’y aurait que l’évolution contingente vers une multiplication des volontés
et une aspiration individuelle à l’autonomie. En rappelant l’idée de Hauriou
selon laquelle la prétention moderne à la désobéissance aux ordres injustes
est au fond illégitime, Beaud suggère que cette aspiration est fondamen-
talement limitée par le droit de l’État à se faire obéir ; l’évolution libé-
rale est donc susceptible d’être remise en cause par l’État. Beaud refuse
ainsi d’admettre le bien-fondé de l’exigence moderne de n’obéir qu’à soi-
même. Tant qu’il y aura un État – et un État supranational serait toujours
un État –, l’obéissance qui lui est due semble être en contradiction avec
l’idée moderne de n’obéir qu’à soi-même, prétention capricieuse qui ne
semble guère être compatible avec le concept d’État.
C’est pourquoi Olivier Beaud croit devoir souligner une contradic-
tion interne de la démocratie : » Le problème par excellence de la démo-
cratie est alors de savoir comment l’on peut à la fois affirmer que le peuple,
en raison de son pouvoir constituant, est souverain et justifier l’obéis-
sance de ses membres à l’acte qu’ils ont en commun édicté » (260). Ou
encore : « L’ambivalence de la constitution dans un régime démocratique
tient donc à ce que, d’un côté, elle impose aux sujets l’obéissance et que,
de l’autre, elle impose au peuple, aux mêmes sujets, un devoir de résis- 245
C’est ici que l’héritage de Carl Schmitt est le plus sensible. Ayant adopté
la définition schmittienne de la démocratie, Olivier Beaud va s’efforcer
de présenter la démocratie libérale issue des révolutions modernes comme
un détournement de l’impulsion « démocratique » originelle. Reprenant
la terminologie de Carl Schmitt, Olivier Beaud parle à ce propos de la
« “dictature souveraine” reposant sur un “fondement démocratique” »
(293). Issue d’une révolution, la démocratie est donc au fond une dicta-
ture ou un commandement autoritaire émis par le peuple souverain. Et
elle reste une dictature, dans la mesure où la substance dictatoriale de sa
constitution reste en vigueur. Si l’on accepte cette logique, la constitu-
tion démocratique ne peut donc être modifiée sur des points importants
que par une nouvelle révolution, par un nouveau pouvoir constituant.
On comprend dès lors que, interprétée en ces termes tendancieux, la
démocratie est au fond incompatible avec le libéralisme. D’où la lecture
très particulière de Sieyès qui nous est proposée. D’un côté, il est « le
premier théoricien du pouvoir constituant » (207) ; il « est un peu à la
théorie du pouvoir constituant ce que Bodin est à la théorie de la souve-
raineté » (224). En ce sens – rousseauiste –, il semble pouvoir être consi-
déré comme un précurseur de la conception schmittienne, bien que ce
soit faire injure à la fois à Rousseau et à Sieyès. Ce dernier « proclame
que “de quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille ;
toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême” 1 »
(224). C’est là – selon Beaud – la face rousseauiste de Sieyès, purement
volontariste – comme si une volonté générale pouvait se former sans procé-
dure rationnelle. Mais il y a une autre face de Sieyès, la face pernicieuse
de l’idéologue. Il « est contraint de maquiller cette justification du droit
à l’insurrection par une mise en scène juridique. Il légitime le recours au
pouvoir constituant en le concevant non pas comme un Législateur, mais
comme un Juge souverain. Ce dernier est censé résoudre un conflit consti-
tutionnel majeur » (225). Par ce côté, Sieyès apparaît donc comme un
idéologue libéral des droits de l’homme, qui, selon Beaud, trahit le déci-
sionnisme révolutionnaire du pouvoir constituant : « Il s’agit pour Sieyès,
comme pour les autres révolutionnaires de 1789, de fonder un ordre poli- 247
1. EMMANUEL SIEYÈS, Qu’est-ce que le Tiers État ? [1789], Paris, PUF, 1982, p. 69.
2. Ibid., p. 64.
délibération ou la confrontation des arguments ; or celle-ci ne peut être
menée dans une société complexe que par des représentants. Mais du même
coup, on assiste à la déperdition de la volonté concentrée du pouvoir consti-
tuant, détournée par les représentants du peuple : « la doctrine de la repré-
sentation constituante […] méconnaît la nature de la souveraineté qui est
toujours un pouvoir de volonté ou de décision. Au lieu d’adopter la
Constitution par une décision souveraine, la nation se borne à élire ses
représentants ; le tour de passe-passe consiste ici à réduire le pouvoir à
l’idée de pouvoir d’investiture. Or la réalité du pouvoir, donc la souve-
raineté, réside essentiellement, sinon exclusivement, dans la prise de déci-
sion politique, dans l’édiction d’un acte juridique de commandement et
certainement pas dans la seule fonction élective, d’investiture. En d’autres
248 termes, pour retrouver une véritable souveraineté constituante du peuple,
il faudra adjoindre ou substituer à son pouvoir commettant la forme déci-
sionnelle de la sanction-ratification (232) ». Ici, Olivier Beaud ne fait qu’ap-
prouver le recours à la pratique référendaire dans la Ve République. Mais
Sieyès est par ailleurs « désarmé face au problème de l’éventuelle usur-
pation de la souveraineté nationale par l’Assemblée constituante » (232 sq).
Avec Carl Schmitt, Beaud se méfie davantage des représentants parle-
mentaires que des chefs d’État qui sollicitent le plébiscite.
En d’autres termes, Olivier Beaud fait l’impasse sur des siècles de
débats spécialisés à propos des avantages respectifs du régime représen-
tatif et de l’acclamation référendaire, comme s’il était établi que la « déci-
sion » populaire sur une question constituante était moins sujette aux
manipulations que le débat public d’une assemblée. Qui formule la ques-
tion ou le texte soumis à la sanction populaire ? En quoi le peuple souve-
rain a-t-il l’initiative lorsqu’il décide de ratifier un texte qui lui est soumis ?
Aucun de ces problèmes n’effleure le partisan enthousiaste du « pouvoir
constituant ». Or, si la « doctrine de la représentation constituante » est
« critiquable » (232), la doctrine du pouvoir constituant l’est aussi, et il
y a de nombreuses raisons de la trouver inquiétante. On peut se demander,
notamment, ce qui fait de Carl Schmitt, l’un des principaux juristes du nazisme,
une référence démocratique plus recommandable que plusieurs siècles
de théoriciens de la démocratie libérale. Cette énigme est sans doute encore
plus insondable que celle qui, ces dernières décennies, a fait de Heidegger
la principale référence de la pensée antitotalitaire en France ; au moins
Heidegger ignorait-il à peu près tout de la politique et s’était-il égaré dans
les méandres du nazisme par simple affinité avec certains affects anti-
modernes et réactionnaires, tandis que Schmitt avait récolté en 1933 les
fruits d’un long travail de sape contre la démocratie parlementaire. Bien
entendu, comme Heidegger, Schmitt se croyait infiniment supérieur aux
nazis vulgaires et bornés, mais, comme lui, il se flattait de pouvoir leur
servir de guide intellectuel.
Or Beaud n’hésite pas à falsifier l’histoire en faisant de Schmitt le
constitutionnaliste vigilant qui prévient ses compatriotes et les juristes
positivistes du monde contre les risques d’un détournement totalitaire de
la constitution démocratique. En d’autres termes, si l’on avait écouté Schmitt,
il n’y aurait eu ni Mussolini, ni Hitler, ni Pétain ; aucun de ces dictateurs 249
3. De Versailles à Maastricht
1. OLIVIER BEAUD, « Carl Schmitt ou le juriste engagé », in CARL SCHMITT, Théorie de la Constitution,
trad. Liliane Deroche, Paris, PUF, 1993, p. 95.
elle-même relever d’une technique apparentée. En un premier temps,
l’attitude de Schmitt semble être dénoncée par plusieurs mots forts à conno-
tation péjorative : « néo-absolutiste », appui apporté aux « forces ultra-
conservatrices », « dictature », « réactionnaire » : « Schmitt, lit-on dans
ce passage, subvertit le projet des fondateurs de la République [de Weimar]
en proposant la solution néo-absolutiste d’une souveraineté présidentielle.
Il n’est pas un précurseur génial qui aurait eu la prescience de l’évolu-
tion constitutionnelle vers la direction politique par l’Exécutif car sa défense
de la prééminence présidentielle sous Weimar était destinée à appuyer
les forces ultra-conservatrices de l’époque, c’est-à-dire l’administration
et l’armée. Sa dictature présidentielle visait à défendre la primauté du
pouvoir militaire sur le pouvoir civil, et donc à promouvoir un retour à
254 l’ère de Bismarck que les hommes de Weimar ont voulu abolir. Sa thèse
n’était pas prospective, mais réactionnaire 1. » Mais la phrase suivante
projette un éclairage tout à fait différent sur tous ces termes négativement
chargés. L’opération subversive du juriste est en effet supposée ravir le
lecteur : « Que l’auteur réussisse, dans la Verfassungslehre, à dissimuler
cette entreprise subversive en inventant des notions, en recourant à sa
prodigieuse érudition et en jouant de ses talents rhétoriques, voilà un fait
que nous laissons au lecteur le plaisir de découvrir 2 ». Un tel plaisir suppo-
sant à tout le moins une certaine complicité avec les options idéologiques
de l’auteur – sinon le lecteur ne peut guère éprouver autre chose que du
dégoût – il n’est pas absurde de se demander si Olivier Beaud ne s’adresse
pas ici à un public qui se réjouit de voir se glisser dans le milieu fermé
des juristes français un idéologue aux arrière-pensées peu recommandables.
À la fin de son introduction, Beaud souligne une fois de plus que le
juriste allemand avance masqué : « Partiellement dissimulé sous la République
de Weimar, l’engagement du juriste conservateur et nationaliste devint
manifeste sous le IIIe Reich. Étudiée à travers le double prisme de l’œuvre
antérieure et de l’œuvre postérieure, la Verfassungslehre apparaît sous le
même jour : elle est le produit d’un processus d’euphémisation de thèses
politiquement radicales mené à bien grâce au recours par l’auteur à l’art
1. Ibid., p. 107.
2. Ibid., p. 107 sq.
d’écrire 1. » Ainsi prévenu, le lecteur de l’ouvrage La Puissance de l’État
se pose inévitablement la question de savoir si le jeune juriste français
n’est pas, à son tour, en train de pratiquer quelque « art d’écrire » et à
quelles fins.
L’expression « art d’écrire » est empruntée à Leo Strauss. « La répres-
sion de la pensée indépendante, lit-on dans La Persécution et l’Art d’écrire,
a existé assez fréquemment dans le passé. Il est en outre raisonnable de
supposer que les époques antérieures ont produit proportionnellement autant
d’hommes capables de pensée indépendante qu’il en existe aujourd’hui,
et que certains de ces hommes au moins joignaient la prudence à l’intel-
ligence. On peut ainsi se demander si certains des grands écrivains du
passé n’ont pas adapté leur technique littéraire aux exigences de la persé-
cution en exprimant exclusivement entre les lignes leurs opinions sur toutes
les questions cruciales d’alors 2 ». La persécution dont parlait Leo Strauss
était toutefois celle que pratiquaient des régimes autoritaires à l’égard
d’auteurs qui œuvraient pour l’émancipation de l’humanité. Ici, dans le
cas de Carl Schmitt comme dans celui de son jeune émule Olivier Beaud,
il s’agit d’une situation inversée : c’est l’antilibéralisme qui se considère
comme « persécuté » et qui ruse avec une éventuelle censure. Inversion
dérisoire chez des auteurs qui avaient ou qui ont pignon sur rue dans le
monde universitaire comme dans l’édition de leur temps.
Lorsque l’auteur de La Puissance de l’État écrit, à propos de Schmitt,
que « la réhabilitation de la notion de souveraineté apparaît comme un
appel à un sursaut national contre l’occupation étrangère 3 », lorsqu’on
lit sa condamnation du traité de Maastricht, on se demande inévitable-
ment si telle n’est pas aussi son intention : faire en sorte que les peuples
d’Europe, encouragés à s’exprimer « souverainement », profitent de cette
liberté pour renvoyer aux oubliettes tous les projets d’union politique supra-
nationale et pour ouvrir la voie à des régimes nationaux émancipés de la
« démocratie libérale ».
1. Ibid., p. 113.
2. LEO STRAUSS, La Persécution et l’Art d’écrire, trad. Olivier Berrichon-Sedeyn, Paris, Presses
Pocket, 1989, p. 60.
3. CARL SCHMITT, Théorie de la Constitution, op. cit., p. 112.
Critique, n° 646, mars 2001, p. 163-186
1. Les citations dans le texte renvoient à La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli de PAUL RICŒUR, désigné
infra par [MHO], et à La Question de l’État européen de JEAN-MARC FERRY, désigné par [QÉE].
2. L’influence déterminante était alors celle de Vérité et Méthode (1960) de HANS-GEORG GADAMER.
3. Si la notion est encore parfois revendiquée, elle a perdu le statut central qu’elle occupait dans
Temps et Récit. Pour la nouvelle discussion des thèses de Hayden White, voir : La Mémoire, l’Histoire,
l’Oubli, p. 324-333.
nous avons pour l’histoire et qui est lié, comme l’avait bien vu Walter
Benjamin, aux affinités qu’un présent se découvre avec un passé déter-
miné, par lequel il « se sent visé ». Les faits historiques nous « regar-
dent» et par là suscitent notre intérêt tantôt identitaire, tantôt moral et
universel. C’est à cet intérêt trop vif que Paul Ricœur souhaite désormais
soustraire le travail de l’historien qui lui semble menacé par la mémoire
des communautés lésées.
1. Paul Ricœur ne défend pas sa conception de l’ancrage factuel pour
la seule méthodologie de l’histoire, mais cherche à l’ancrer dans la théorie
de la mémoire. Celle-ci est conçue comme essentiellement véritative, et
la vérité du souvenir est considérée comme index sui. La mémoire, selon
Paul Ricœur, est intrinsèquement fidèle au passé remémoré. Il est ques-
tion d’entrée de jeu d’une « prétention de la mémoire à la fidélité à l’égard 259
reste-t-il, dès lors que tout fait historique est de toute façon singulier ?
Peu de chose, sauf si, contrairement aux « tendances générales de l’his-
toire contemporaine » (MHO, 433) – plutôt fonctionnaliste –, on s’en tient
à une lecture intentionnaliste des faits en les imputant à des agents indi-
viduels. On entre alors dans le débat infernal de l’inculpation et de la
disculpation, dont Paul Ricœur aimerait justement débarrasser l’histo-
riographie (MHO, 436).
Ad 3. Contrairement à ce que suggère Paul Ricœur – qui suit sur ce
point Ernst Nolte –, la théorie de la singularité du génocide juif ne comporte
aucune dénégation des crimes staliniens. Le débat est parti d’une contes-
tation des tendances révisionnistes de l’historiographie allemande : chan-
gements d’échelle et comparaisons discutables, visiblement opérées aux
seules fins d’une disculpation de l’Allemagne.
La démarche proposée par Paul Ricœur, qui s’inspire de certains passages
d’un livre de Mark Osiel 2 consiste – en lieu et place de tout jugement
moral – à organiser le dissensus éducatif, soit autour de la tenue publique
des grands procès criminels (type de contexte juridique qui n’a plus guère
1. ERNST NOLTE, « Un passé qui ne veut pas passer », trad. Brigitte Vergne-Cain, in Devant l’his-
toire, Paris, Le Cerf, 1988, p. 33.
2. MARK OSIEL, Mass Atrocity, Collective Memory, and the Law, New Brunswick/Londres, Transaction
Publishers, 1997.
d’avenir, aujourd’hui, en ce qui concerne les crimes commis pendant la
Seconde Guerre), soit à l’occasion de controverses du type de celle qu’a
connue l’Allemagne en 1986. En quoi cette proposition, en quoi le plai-
doyer pour cette « juste mémoire » se distinguent-ils de la critique déve-
loppée par les adversaires de Nolte? Paul Ricœur suggère que cette critique
était trop exclusivement « morale et politique » et s’opposait à une histo-
ricisation objectivante. Le dissensus, au contraire, est censé favoriser une
pédagogie publique et renforcer la démocratie. Or Mark Osiel lui-même
ne réclame de tels dissensus éducatifs sur des actes contraires aux droits
de l’homme que pour les sociétés ayant connu des « régimes autoritaires
récemment renversés 1 ». De ce point de vue, les procès de Barbie, de
Touvier ou de Papon n’entrent pas dans le schéma d’Osiel, dans la mesure
266 où la société française, plus de quarante ans après la chute du « régime
autoritaire », bénéficiait déjà majoritairement d’un consensus sur les faits
qui leur furent reprochés et n’avait pas à affronter la division postautori-
taire caractéristique, pour laquelle Osiel propose la solution d’un appren-
tissage judiciaire de la démocratie. Celui-ci doit selon lui prendre la forme
d’un simple « consensus par recoupement » rawlsien, ou d’un accord sur
les règles d’un débat non violent, sans espoir de parvenir à un accord sur
le fond. Si on adopte, aujourd’hui, ce modèle du consensus social minimal
sorte de pacte de non-agression –, il est évident que la notion morale de
« devoir de mémoire » est trop exigeante.
Dans le cas de la « controverse des historiens », une telle présenta-
tion du problème – Nolte et Habermas contribuant pareillement au dissensus
éducatif – n’est guère éclairante. Osiel lui-même écrit : « S’il est possible
de reconstruire la mémoire collective […], cela ne peut sûrement pas se
faire au moyen de la “solution rapide” que constituent les procès 2. » À
plus forte raison à un moment où la période des grands procès était – en
Allemagne du moins – achevée et où, pourtant, le révisionnisme histo-
rique se développait à grande échelle 3. Ce qui était en cause au moment
1. MARK OSIEL, Mass Atrocity, Collective Memory, and the Law, op. cit., p. 1.
2. Ibid., p. 205.
3. Il faut se souvenir que c’est en 1978, au terme de « l’automne » dramatique lié aux actions du
groupe Baader-Meinhof, que les conservateurs allemands avaient accusé toute la gauche allemande ../..
de la « controverse des historiens », en 1986, c’étaient la nature de la
démocratie allemande et les continuités qu’elle était en droit de revendi-
quer pour son histoire. Sans la « protestation » de Habermas et de certains
historiens qui lui ont emboîté le pas, cette « controverse » n’aurait même
pas eu lieu ; il n’y aurait eu aucun dissensus. Si Ernst Nolte n’avait pas
formulé ses thèses provocatrices pour « faire passer le passé », il n’y aurait
pas non plus eu lieu de les contester. Le reproche contre une critique exclu-
sivement « morale et politique » semble donc porter à faux.
L’idée de Mark Osiel consiste à renoncer à rechercher le consensus
moral, dans un contexte historique – en fait prédémocratique – dans lequel
il est inaccessible. L’auteur pense qu’il faut se contenter – notamment à
partir de l’expérience des grands procès – de réaliser les conditions d’un
simple « respect mutuel » en dépit du désaccord moral. Telle est à ses 267
../.. de complicité avec le terrorisme. Dans ce climat délétère, Dolf Sternberger avait forgé en 1979
le terme de « patriotisme constitutionnel » : la base d’un consensus politique indépendant à la fois
du nationalisme et des positions des différents partis de droite ou de gauche. En 1986, lorsque le
révisionnisme historique, notamment avec Ernst Nolte, avait trouvé son expression dans la presse,
Habermas avait alors fait usage de ce terme : selon lui, compte tenu du pluralisme culturel des
citoyens, le « patriotisme constitutionnel » – l’adhésion commune à la culture politique – est tout
ce qui est requis dans une démocratie moderne, aucune adhésion plus profonde à la tradition natio-
nale n’étant exigible.
ments eux-mêmes ; ils restent de nature propositionnelle : le fait que…
C’est précisément à ce titre qu’ils sont susceptibles d’être avérés » (MHO,
443). Dans la mesure où Paul Ricœur insiste sur la nécessité de permettre,
dans l’intérêt de la démocratie !, l’expression des thèses contraires aux
protestations morales, il semble souhaiter que se prolonge le débat contra-
dictoire sur ces thèses qui n’ont guère de fondement rationnel 1. Lorsqu’on
se focalise exclusivement sur l’exactitude des faits, on risque effective-
ment de méconnaître les effets moraux et politiques désastreux qu’en-
traîne ce genre de débats dans lesquels s’expriment les thèses les plus
aberrantes. Or cette perspective est en contradiction flagrante avec le souhait
du même Paul Ricœur de voir advenir une mémoire apaisée.
Cependant, l’exactitude des faits documentaires n’est pas le seul souci
268 de Paul Ricœur. L’autre n’est pas « moral », mais « éthique » au sens
d’un idéal existentiel de « vie bonne ». Dès le début du livre, il évoque
son idée directrice d’une « politique de la juste mémoire » (MHO, I),
« juste » renvoyant ici, moins à une exigence morale de justice qu’à un
équilibre entre le « trop » et le « trop peu », une sorte de « juste milieu »
ou d’« équité » par rapport à des revendications contradictoires. C’est ce
souci éthique de l’équilibre et de l’apaisement, on l’a vu, qui semble expli-
quer l’étrange sympathie pour Ernst Nolte : « Une société ne peut être
indéfiniment en colère avec elle-même », affirme Paul Ricœur (MHO, 651).
Cela dit, une telle « colère » peut-elle être apaisée par une dénonciation
du « devoir de mémoire »? Elle ne peut disparaître qu’avec les raisons de
la colère. La paix ne peut venir ni d’une mise entre parenthèses des argu-
ments moraux, ni d’un changement d’échelle qui relativise l’horreur au
sein de la séquence de la « guerre civile européenne », ni d’une organi-
sation du dissensus qui fait remonter à la surface les ressentiments et les
préjugés péniblement endormis dans certains milieux de la population.
Or c’est ce même désir d’apaisement qui semble expliquer la pénible
et absurde croisade de Paul Ricœur contre le « prétendu devoir de mémoire »
(105), le « fameux devoir de mémoire » (MHO, 537), le « présumé devoir
1. Un autre passage est heureusement moins ambigu : il y est question de « désarmer les néga-
tionnistes des grands crimes qui doivent trouver leur défaite aux archives » (p. 182).
de mémoire » (MHO, 542 1). Les abus faits de cette notion (victimisa-
tion, intimidation, « exhortation à commémorer à temps et contretemps »
MHO, 108 sq) existent évidemment. Mais il ne peut y avoir d’abus que
là où un usage légitime existe. D’une part, ces « abus » sont plutôt inof-
fensifs et, de l’autre, les discours accusateurs à leur égard risquent de
masquer le vrai problème. Quiconque peut-il se dire quitte, dans l’Europe
d’aujourd’hui, d’événements qui n’ont été possibles qu’en vertu de préjugés
profondément ancrés dans nos traditions et qui ne cessent de resurgir :
antijudaïsme chrétien, nationalismes ethniques, ressentiments obtus contre
l’émancipation moderne? Avec la dénonciation morale, ce que Ricœur
semble rejeter, c’est une attitude d’appropriation critique des traditions
occidentales, avec lesquelles il voudrait réconcilier ses lecteurs. Ce rejet
l’amène par ailleurs à considérer le choix entre une perspective moderne 269
1. Cf. aussi la conférence de PAUL RICŒUR du 13 juin 2000 (« L’écriture de l’histoire et la repré-
sentation du passé », conférence Marc-Bloch parue dans Le Monde du 14 juin : texte complet dans
les Annales, n° 4, juillet-août 2000, 731-747). C’est à propos du verdict sans nuances que Paul
Ricœur y formule sur le « devoir de mémoire » que j’ai publié mon article, « La mémoire privatisée »,
dans Le Monde du 25/26 juin – au risque d’être considéré comme donneur de leçon « hypermoral ».
Qu’un philosophe puisse sommer une communauté de victimes de cesser de se lamenter (« au risque
de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier », Annales, n°4,
2000, p. 736) m’avait semblé à la fois indécent, philosophiquement inconsistant et parfaitement
inutile. PIERRE BOURETZ explique cet écart par un « arrière-plan théologique » – une opposition
à l’injonction de l’Ancien Testament à se souvenir (« La mémoire, entre fidélité et vérité », Le Monde
des débats, n° 17, septembre 2000, p. 23) et demande lui aussi : « Le souvenir des victimes fait-
il outrage à la solidarité des vivants ? » – Le thème de « l’abus de mémoire » est également déve-
loppé par TZVETAN TODOROV, Les Abus de mémoire, Paris, Arléa, 1998 ; Mémoire du mal. Tentation
du bien, Paris, Robert Laffont, 2000.
par le passé, au sens où Walter Benjamin parlait d’un « rendez-vous tacite
entre les générations passées et la nôtre 1 » – demande à laquelle on peut
répondre de diverses manières. En ce sens, le devoir de mémoire, dans
lequel le « travail de mémoire » préconisé par Ricœur trouve sa motiva-
tion, relève sans doute de la « mémoire involontaire » plus que d’un effort
conscient et d’une exhortation – le cas échéant abusive – d’autrui. Le devoir
de mémoire renvoie à l’inoubliable, à ce dont l’oubli se paie d’une hantise
par le passé – hantise dont Paul Ricœur voudrait justement nous libérer.
Dans la dernière partie du livre, le thème de cet « oubli commandé »
qu’est l’amnistie introduit à celui du pardon « difficile », par lequel Paul
Ricœur aborde, en guise de conclusion, un sujet plus religieux que philo-
sophique, une « eschatologie de la représentation du passé » (MHO, 593).
270 Cette partie est l’aboutissement logique du voeu d’une « mémoire heureuse
et apaisée » (MHO, 595), c’est-à-dire du versant existentiel de l’ouvrage.
Mais la Shoah, une fois de plus placée au centre de la réflexion, est-elle
assimilable à une faute susceptible d’être pardonnée ? Diverses attitudes
se sont exprimées à cet égard. Pour Jacques Derrida, le pardon – incon-
ditionnel car non négociable comme le « don » selon Mauss – s’adresse
toujours à l’impardonnable. Pour Vladimir Jankélévitch, il n’y avait pas
de pardon sans demande de pardon, demande qu’il n’avait jamais entendue.
Ricœur propose, quant à lui, une réponse à mi-chemin entre ces deux
auteurs : celle d’un pardon accordé de façon inconditionnelle, certes, mais
purement symbolique : « il faut que la justice passe. On ne saurait substi-
tuer la grâce à la justice » (MHO, 612). Ici, le pardon est le complément
religieux d’un droit inflexible, la morale séculière étant une fois de plus
exclue. Du même coup, le problème ne se pose au fond – contrairement
à ce qui se passe chez Derrida ou chez Jankélévitch – que par rapport à
des criminels avérés.
Quant aux peuples passifs (MHO, 616), plus ou moins complices, l’ana-
lyse de Paul Ricœur est d’une étonnante sécheresse. « Les peuples sont-
ils capables de pardonner? […] La réponse est malheureusement négative.
1. WALTER BENJAMIN, « Sur le concept d’histoire », trad. Pierre Rusch in WALTER BENJAMIN,
Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 428.
Il faut en conclure que les discours sur “la réconciliation des peuples restent
un vœu pieux 1”. La collectivité n’a pas de conscience morale ; confrontés
à la culpabilité “au-dehors”, les peuples retombent dans le ressassement
des vieilles haines, des antiques humiliations. La pensée politique bute
ici sur un phénomène majeur : l’irréductibilité de la relation ami-ennemi,
sur laquelle Carl Schmitt avait construit sa philosophie politique, aux rela-
tions d’inimitié entre individus » (MHO, 617 sq). Certes, Paul Ricœur
examinera encore, de façon prudente, les travaux de la commission « Vérité
et Réconciliation » en Afrique du Sud, pour laisser entrevoir une pers-
pective moins désespérée, mais ce sont en fin de compte « les limites
inhérentes à un tel projet de réconciliation » (MHO, 629) qui retiennent
son attention. Il revient à son scepticisme initial. Tel est donc – résumé
sous un certain angle – le parcours de ce long livre étrangement partagé 271
c’est une structure politique inédite, à la fois union informelle des peuples
européens et espace public formateur des citoyens. Le concept d’État privi-
légié par Ferry est celui d’un organe qui n’exerce aucun pouvoir souve-
rain, mais possède une finalité exclusivement éthique, celle d’assurer la
« formation civique » (QÉE, 275). Autrement dit, l’Europe en tant qu’« État »
est conçue comme une structure politique qui se donne les moyens de
former les citoyens du « peuple européen », dans le cadre d’une entité
qui n’a rien de supranational et où les nations conservent pour l’essen-
tiel leur souveraineté politique.
Comment cet État peut-il être réalisé si, avec toute supranationalité,
l’idée de fédération est elle aussi exclue ? La réponse est sans ambiguïté :
d’abord grâce à la réconciliation (éthique) entre les peuples et au déve-
loppement d’un esprit cosmopolitique. C’est ici que Jean-Marc Ferry rejoint
Paul Ricœur – à vrai dire, une étape antérieure de la pensée de ce dernier –
dont il revendique d’ailleurs l’influence. On l’a déjà vu : le concept systé-
matique sur lequel se fonde cette tâche considérable de réconciliation est
celui d’une « éthique reconstructive ». Pourtant, sur plusieurs points impor-
tants, le désaccord ne saurait être plus grand entre Paul Ricœur et Jean-
Marc Ferry. Car pour Paul Ricœur, l’union de l’Europe et le cosmopolitisme
sont au mieux de vaines utopies : « l’État-nation reste le pôle organisa-
teur des référents ordinaires du discours historique, faute d’accès à un
point de vue cosmopolitique » (MHO, 354 sq).
Or Jean-Marc Ferry fait, quant à lui, du pari à la fois sur l’Europe et
sur le cosmopolitisme le credo central de son livre, ces deux notions et
ces deux perspectives de l’action politique étant étroitement liées dans
son esprit. Cette conception a ses racines dans une défense rigoureuse de
l’idée de « devoir de mémoire ». Ferry évoque, en effet, le cas « des victimes
qui n’ont jamais pu dire l’offense. C’est là que, tout spécialement, une
éthique reconstructive est requise » (L’Éthique reconstructive, [ÉR], 40).
« Il faut faire apparaître, ajoute l’auteur, la violence de l’injustice contre
les tendances intéressées à refouler ce passé, une violence seconde qui
marque la plupart des gestions politiques de mémoires nationales » (ÉR,
40). La « reconstruction » est le concept original par lequel Ferry souhaite
compléter une théorie morale qui privilégie l’argumentation (Habermas).
274 Chez Jean-Marc Ferry, ce concept a des implications puissamment norma-
tives. Il présente quelques analogies avec la cure psychanalytique au moyen
de laquelle un sujet « reconstruit » son identité en y intégrant des éléments
jusque-là forclos. Les nations doivent elles aussi se « reconstruire » en
réintégrant les parties exclues de leur mémoire et en accédant ainsi à une
communication décrispée avec leurs ennemis héréditaires. Deux séries
de réflexions étaient cette perspective audacieuse : une critique de la cris-
pation nationale-républicaine en France et une analyse des demandes de
pardon entre nations européennes.
1. Jean-Marc Ferry n’ignore rien de l’euroscepticisme ambiant et de
la ferveur nationale-républicaine. On verra que non seulement il y consacre
quelques-unes de ses meilleures pages, mais qu’il prend ses adversaires
au sérieux, qu’il partage leurs inquiétudes tout en restant insensible à leurs
passions régressives et à leurs craintes déraisonnables. Car Ferry ne démord
pas d’une autre vision de l’Europe : celle-ci y apparaît comme « la bonne
aventure », comme « l’opportunité à saisir pour changer la vie, recom-
poser la liberté, réarticuler des exigences sociales […], pour que l’on se
sente enfin mieux chez soi » (8).
La critique du national-républicanisme français 1 est l’un des points
forts du livre. Ferry s’efforce de montrer que la nation n’est pas « le seul
1. Selon Jean-Marc Ferry, Régis Debray, Max Gallo, Dominique Schnapper – qui récuse le terme –,
Paul Thibaud et Emmanuel Todd forment le noyau de ce courant de pensée.
espace où put historiquement se concrétiser une forme (toujours) limitée
d’universel ». Il ne faut pas absolument « aux individus une communauté
définie de valeurs, de croyances, de traditions, de visions du monde parta-
gées, voire une communauté d’histoire propre – bref : une communauté
morale substantielle, pour qu’il y ait communauté politique ». La nation
n’est pas le seul lieu de passage « de l’ethnos au demos » (QÉE, 21 sq).
S’appuyant sur l’analogie entre national-républicanisme et communau-
tarisme, il réfute les deux thèses centrales de ce courant : a) le caractère
non démocratique de l’Europe et, b) le fait que l’Europe sape les fonde-
ments de la nation républicaine.
a) La démocratie supranationale est jugée impossible, parce que
dépourvue de base participative ; les origines artificielles, construites, de
la nation républicaine elle-même sont oubliées – comme si un « peuple » 275
1. PAUL RICŒUR, « Sanction, réhabilitation, pardon », in Le Juste, Paris, Esprit, 1995, p. 199.
BIBLIOGRAPHIE DE RAINER ROCHLITZ
Cette bibliographie est la plus complète que nous janvier 1995 au Nouveau Musée-Institut 283
ayons pu réunir, pour l’instant. Cela ne signifie d’art contemporain.)
pas qu’elle soit, tant s’en faut, exhaustive. 5. L’Art au banc d’essai. Esthétique et
critique, Paris, Gallimard, 1998. (Trad.
I. Ouvrages partielles en anglais et en espagnol.)
6. Feu la critique. Essais sur l’art et la litté-
1. Le jeune Lukács (1911-1916). Théorie de rature, Bruxelles, La Lettre volée, 2002.
la forme et philosophie de l’histoire,
Paris, Payot, 1983. II. Direction d’ouvrages
2. Le Désenchantement de l’art. La philo-
sophie de Walter Benjamin, Paris, Galli- 1. Théories esthétiques après Adorno, trad.
mard, 1992. (Traduction en anglais Rainer Rochlitz et Christian Bouchind-
(États-Unis) : The Disenchantment of Art: homme, Arles, Actes Sud, 1990.
the Philosophy of Walter Benjamin, trad. 2. Temps et récit de Paul Ricœur en débat,
Jane Marie Todd, New York/Londres, (en collab. avec Christian Bouchindhomme),
Guilford Press, 1996 ; traduction en portu- Paris, Le Cerf, 1990.
gais (Brésil) : O Desencantamento da arte. 3. « Budapest », coordination de Critique,
A Filosofia de Walter Benjamin, trad. Maria n° 517-518, juin-juillet 1990.
Elena Ortiz Assumpção, Bauru, Editoria 4. « Berlin », coordination et présentation de
da Universidade do Sagrado Coração, 2003.) Critique, n°531-532, août-septembre 1991.
3. Subversion et Subvention. Art contemporain 5. L’Art sans compas. Redéfinitions de l’es-
et argumentation esthétique, Paris, Galli- thétique, (en collab. avec Christian Bou-
mard, 1994. (Traduction en anglais : Sub- chindhomme), Paris, Le Cerf, 1992.
version and Subsidy. Contemporary Art and 6. Habermas, la raison, la critique, (en
Aesthetics, trad. Dafydd Roberts, Londres/ collab. avec Christian Bouchindhomme),
New York/Calcutta, Seagull, 2008.) Paris, Le Cerf, 1996.
4. Logique esthétique, Villeurbanne, Nouveau 7. « Stratégies de l’art », coordination de
Musée-Institut d’art contemporain, 1996. Critique, n° 586, mars 1996.
(Texte de la conférence prononcée le 12 8. L’Esthétique des philosophes, (en collab.
avec Jacques Serrano), Paris, Dis Voir, 5. « Avant-Propos » in SIEGFRIED KRACAUER,
1996. Le Roman policier. Un traité philoso-
9. WALTER BENJAMIN, Œuvres, 3 tomes, phique, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz,
trad. Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Paris, Payot & Rivages, 2001 (1ère éd.,
Gallimard, 2000. 1981), p. 5-23.
10. Habermas, l’usage public de la raison, 6. « Présentation », « Chronologie », « Biblio-
Paris, PUF, 2002. graphie » in WALTER BENJAMIN, Œuvres,
11. Walter Benjamin. Critique philosophique 3 tomes, trad. Rainer Rochlitz et Pierre
de l’art, Paris, PUF, 2005. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 7-88.
ADORNO, THEODOR W., 8, 9, 13, 19, 25, 29-32, 35-41, BOURDIEU, PIERRE, 12, 94, 107-110 293
43, 47, 49- 50, 57, 61-62, 64-67, 74, 81, 85, 94-95, 108, BOURETZ, PIERRE, 268
109, 111-115, 135, 144 BROCH, HERMANN, 57
ANDERS, GÜNTHER, 142 BUBER, MARTIN, 62, 145
APEL, KARL-OTTO, 12, 34, 65, 67, 72-79, 84-86, 116, 133, BUBNER, RÜDIGER, 100
175, 190, 219 BURCKHARDT, JACOB, 141
ARATO, ANDREW, 217 CALVIN, JEAN, 212
ARENDT, HANNAH, 9, 71, 114, 139-144, 154, 180, 185- CAPUTO, JOHN D., 134
186, 197, 263 CARRÉ DE MALBERG, RAYMOND, 237
ARISTOTE, 125, 223, 226, 258 CASTORIADIS, CORNELIUS, 39, 172
ARON, RAYMOND, 131, 203 CHLADENIUS, JOHANN MARTIN, 127, 128
AST, GEORG ANTON FRIEDRICH, 127, 128, 132 CHOMSKY, NOAM, 70, 75
AUGUSTIN, (ÉVÊQUE D’HIPPONE), 93, 127 COHEN, HERMANN, 13, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150,
AUSTIN, JOHN LANGSHAW, 46, 48, 75, 81 152, 153, 154, 155, 177
AUSTIN, JOHN, 239 COHEN, JEAN L., 217
BARTHES, ROLAND, 118, 129 CONSTANTINEAU, PHILIPPE, 78, 219
BATAILLE, GEORGES, 39, 43, 50 DAHRENDORF, RALF, 203
BAUDELAIRE, CHARLES, 42 DE MAN, PAUL, 19, 20, 35, 135
BAUMGARTEN, ALEXANDER GOTTLIEB, 127 DEBRAY, RÉGIS, 274
BEAUD, OLIVIER, 12, 237-255 DELEUZE, GILLES, 20, 22, 189
BEAUFRET, JEAN, 101 DERRIDA, JACQUES, 13, 14, 20, 22-29, 35, 39, 43-49, 52,
BECKER, ARNO, 106 54, 65, 118, 129, 133-135, 141, 144-153, 155, 203, 270
BECKER, OTTO, 106 DILTHEY, WILHELM, 109, 116, 119, 124, 130-133, 171
BEETHOVEN, LUDWIG VAN, 171 DON QUICHOTTE (MIGUEL DE CERVANTÈS), 59
BENJAMIN, WALTER, 8, 9, 36, 41, 47, 57, 61, 62, 63, 64, DOSTOÏEVSKI, FIODOR MIKHAÏLOVITCH, 60
128, 140, 144, 153, 157, 159, 161, 176, 258, 269 DREYFUS, HUBERT, 14, 67
BERGSON, HENRI, 150, 151, 258 DUGUIT, LÉON, 239
BERNHARD, THOMAS, 38, 113 DUNDES, ALAN, 170
BISMARCK, OTTO VON, 154, 253 DURKHEIM, ÉMILE, 35, 81, 82, 91, 193
BLANCHOT, MAURICE, 154 DWORKIN, RONALD, 185, 195, 237, 239
BLOCH, ERNST, 9, 10, 57-64, 153, 157 ÉRASME, DIDIER, 141, 144
BLÜCHER, HEINRICH, 142-143 EWALD, FRANÇOIS, 179, 180
BODIN, JEAN, 237, 238, 239, 240, 241, 245, 246, 251 FARIAS, VICTOR, 94, 107, 110
BÖHLER, DIETRICH, 86 FERRY, JEAN-MARC, 12, 17, 25, 79, 150, 158-177, 191,
BÖHME, JAKOB, 57 257, 271-279
FERRY, LUC, 150-151 109, 133-135, 154
FICHTE, JOHANN GOTTLIEB, 24, 33, 40, 53, 120, 124, JANKÉLÉVITCH, VLADIMIR, 270
130, 132, 141, 152, 161, 171, 175, 179, 180 JASPERS, KARL, 9, 139-144
FINNEGANS WAKE (JAMES JOYCE), 38 JONAS, HANS, 176
FOUCAULT, MICHEL, 12, 19, 20, 22-24, 27, 29-32, 39, 43, KAFKA, FRANZ, 28
45, 50-56, 67, 89, 118, 124, 134, 163, 179, 201 KANT, EMMANUEL, 7, 13, 39, 41, 52, 65-68, 71, 74, 77,
FRANCFORT, (ÉCOLE DE), 9 80, 84, 86, 130-133, 139, 144, 146, 150, 152, 157, 161-
FRANCIS, SAM, 203 162, 174-175, 179, 196, 206, 211, 215, 219, 220-222,
FRANK, MANFRED, 19-29, 33, 35, 119, 121, 123, 129 225, 227, 229, 231, 233
FREUD, SIGMUND, 20, 23, 37, 164 KEARNEY, JEAN, 156
FUKUYAMA, FRANCIS, 203 KIERKEGAARD, SØREN, 93, 157
FURET, FRANÇOIS, 16 KIRZNER, ISRAEL, 179
GADAMER, HANS GEORG, 20, 74, 114, 116, 128, 130, KLEMPERER, OTTO, 57
133, 134, 135, 136, 257 KLOSSOWSKI, PIERRE, 105
GALLO, MAX, 274 KODALLE, KLAUS M., 270
GEHLEN, ARNOLD, 164, 176 KUHLMANN, WOLFGANG, 86
GETHMANN, CARL FRIEDRICH, 104 LACAN, JACQUES, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 28, 43, 66,
GETHMANN-SIEFERT, ANNE-MARIE, 91 67, 74
GOLDMANN, LUCIEN, 7, 31, 33, 104 LACOUE-LABARTHE, PHILIPPE, 126
294 GORZ, ANDRÉ, 186 LADRIÈRE, JEAN, 68
GREISCH, JEAN, 156, 158, 176 LASK, EMIL, 59
GROTIUS, HUGO (HUGO DE GROOT), 240 LE PEN, JEAN-MARIE, 152
GUATTARI, FÉLIX, 20, 189 LELLOUCHE, RAPHAËL, 65, 219
GUSDORF, GEORGES, 127-130 LEVINAS, EMMANUEL, 114
HABERMAS, JÜRGEN, 8, 11-13, 19-20, 24-27, 29-56, 65, LOCKE, JOHN, 68, 71, 216
67, 71, 74-89, 91-94, 101-104, 131, 133, 137, 159-167, LORENZ, KUNO, 75
174-202, 207, 215, 219, 220, 222, 232-235, 237, 264- LORIES, DANIELLE, 139
266, 273 LUKÁCS, GEORG (GYÖRGY), 7, 35, 50, 57, 58, 59, 60,
HART, HERBERT LIONEL ADOLPHUS, 205, 207, 239 61, 62, 63, 67, 81, 105
HARTMANN, NICOLAI, 44 LURIA, ISAAC, 57
HAURIOU, MAURICE, 239, 240, 241, 244, 250 LUTHER, MARTIN, 106, 212
HEGEL, GEORG WILHELM FRIEDRICH, 10, 20, 26, 39, LYOTARD, JEAN-FRANÇOIS, 19, 20, 35, 37, 38, 43, 155
40, 41, 48, 74, 76, 80, 82, 93, 112, 128, 132, 139, 150- MACINTYRE, ALASDAIR, 179, 223, 224, 236
152, 157, 161-162, 166, 167, 171, 175, 212, 276 MAÏMONIDE, MOÏSE, 155
HEIDEGGER, MARTIN, 7, 13, 14, 15, 19, 20-25, 38-39, 42- MALLARMÉ, STÉPHANE, 23, 42
45, 47, 49, 50, 52, 53, 54, 65, 67, 73, 74, 91-115, 133, MALRAUX, ANDRÉ, 62
135-136, 143, 145, 146, 150, 153, 154, 159, 171, 180, MARCUSE, HERBERT, 114, 154
182, 226, 238, 248 MARX, KARL, 10, 33, 35, 67, 81, 158, 162, 182, 184, 201,
HEINE, HEINRICH (HENRI), 142, 151 203
HENRICH, DIETER, 20, 24, 25, 26, 27, 40, 98, 99, 100, 162 MAUS, INGEBORG, 240
HILLGRUBER, ANDREAS, 262, 264 MAUSS, MARCEL, 270
HITLER, ADOLF, 8, 10, 16, 106, 154, 248, 249 MEAD, GEORGE HERBERT, 35, 81, 82, 91
HOBBES, THOMAS, 70, 229, 238, 242 MEIER, GEORG FRIEDRICH, 127, 128
HÖLDERLIN, (JOHANN CHRISTIAN) FRIEDRICH, 39, MINDER, ROBERT, 94
102, 128 MOZART, WOLFGANG AMADEUS, 171
HONNETH, AXEL, 12, 19, 20, 24, 29, 30-33 MÜNSTER, ARNO, 58
HORKHEIMER, MAX, 8, 9, 29, 30, 32, 35, 39, 41, 43, 65- MUSSOLINI, BENITO, 248, 249
67, 74, 158, 159 NAGEL, THOMAS, 204
HUGO, CHARLES, 104, 111 NANCY, JEAN-LUC, 126
HUGO, VICTOR, 104, 111 NIETZSCHE, FRIEDRICH, 20, 23, 24, 38, 39, 41- 42, 44,
HUMBOLDT, WILHELM VON, 120, 129, 132, 174 45, 50, 65, 96, 102, 104-105, 113, 118, 152, 162, 224,
HUME, DAVID, 232 260
HUSSERL, EDMUND, 25, 28, 44, 46, 92, 94, 96, 97, 106, NOLTE, ERNST, 16, 104, 105, 263-267
NOZICK, ROBERT, 179, 182, 183, 184 SCHMITT, CARL, 14, 15, 179, 203, 236-239, 241-243, 245,
OAKESHOTT, MICHAEL, 236 248-250, 252-253, 255, 270
OSIEL, MARK, 264, 265, 266 SCHNAPPER, DOMINIQUE, 274, 275
OTT, HUGO, 104, 111 SCHNEEBERGER, GUIDO, 94
PAINE, THOMAS, 71 SCHOLEM, GERSHOM, 47, 145, 153
PARSONS, TALCOTT, 30, 35, 81, 193 SCHOPENHAUER, ARTHUR, 223, 224
PASQUINO, PASQUALE, 179 SCHWAN, ALEXANDER, 104
PEIRCE, CHARLES SANDERS, 76 SCHWEPPENHÄUSER, HERMANN, 116
PERELMAN, CHAÏM, 214, 215 SEARLE, JOHN ROGERS, 27, 46, 48, 75, 81
PLATON, 120, 125, 150 SIEYÈS, EMMANUEL, 246, 251
PÖGGELER, OTTO, 91, 97, 101, 104-106 SIMMEL, GEORG, 57
POPPER, KARL, 73 SMITH, ADAM, 223, 225
PROUST, MARCEL, 258 SMITH, DAVID, 223, 225
RABINOW, PAUL, 67 SOSOE, LUKAS, 12, 178, 180, 181, 182
RAWLS, JOHN, 12, 65-72, 75-77, 84, 87, 179-190, 195, 199, SPINOZA, BARUCH, 141, 144, 155
202-217, 220, 222, 225, 226, 237, 265 STERN, GÜNTHER (VOIR GÜNTHER ANDERS), 142
REMBRANDT, 141, 144 STERNBERGER, DOLF, 267
RENAUT, ALAIN, 12, 178-182 STEVENS, BERNARD, 139
RIALS, STÉPHANE, 236 STRAWSON, PETER FREDERICK, 220
RICKERT, HEINRICH, 44 SZONDI, PETER, 116, 119, 127-129
RICŒUR, PAUL, 15, 16, 114, 119, 134-136, 156, 157-158, THIBAUD, PAUL, 274
160-162, 175, 257-279 TIEDEMANN, ROLF, 116
RITTER, JOACHIM, 179 TOCQUEVILLE, ALEXIS DE, 132
RORTY, RICHARD, 37, 189 TODD, EMMANUEL, 274
ROSENZWEIG, FRANZ, 62, 144, 145, 157 TOULMIN, STEPHEN, 174
ROUSSEAU, JEAN-JACQUES, 68, 71, 150, 196, 216, 220, TUGENDHAT, ERNST, 12, 20, 25, 34, 78-79, 85, 91, 94-
246 101, 116, 219-236
SADE, DONATIEN ALPHONSE FRANÇOIS, 65, 66 VAN PARIJS, PHILIPPE, 178, 182-187, 199
SANDEL, MICHAEL, 179 VARNHAGEN, RAHEL, 139
SARTRE, JEAN-PAUL, 25, 118, 150 VATTIMO, GIANNI, 133
SAUSSURE, FERDINAND DE, 19, 20, 22, 23, 123 VICO, GIAMBATTISTA, 132
SCHELER, MAX, 44, 154 WAGNER, RICHARD, 41, 42
SCHELLING, FRIEDRICH WILHELM JOSEPH VON, 24, WALZER, MICHAEL, 179, 210
39, 57, 60, 128, 132 WEBER, MAX, 35, 59, 73, 80, 81, 140, 141, 158, 162, 164,
SCHLEGEL, (KARL WILHELM) FRIEDRICH, 25, 79, 120, 165, 193
126, 131, 163, 242 WELLMER, ALBRECHT, 12, 19, 20, 33, 35-38, 43, 65, 67,
SCHLEGEL, AUGUST WILHELM, 120, 131 78-79, 83-86, 133, 219
SCHLEGEL, FRIEDRICH, 25, 79, 120, 126, 131, 163, 242 WHITE, HAYDEN, 257, 261, 262
SCHLEIERMACHER, FRIEDRICH DANIEL ERNST, 21, WITTGENSTEIN, LUDWIG, 26, 35, 36, 37, 38, 75, 81, 118,
24, 116, 119, 120-133, 157, 162, 174 121, 167, 174
TABLE
2. L’exil et l’espérance.
La correspondance d’Ernst Bloch . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Critique, n ° 468, mai 1986, p. 539-545
ERNST BLOCH, Briefe 1903-1975
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN OCTOBRE 2010