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I. Il convient tout d’abord de relever les liens existant entre Ibn ’Arabî et
les Shâdhilis, liens qu’al-Taftâzânî reconnaît au demeurant. Premier point
de convergence : leur parcours géographique. En effet, al-Mursî est né,
comme Ibn ’Arabî, à Murcie, en Espagne musulmane, et al-Shâdhilî non
loin de là, près de Ceuta. Les trois ont effectué leur carrière spirituelle au
Proche-Orient, et comptent Abû Madyan (m. 594/1198), grande figure du
soufisme maghrébin, parmi leurs sources initiatiques. Par ailleurs, le
maître andalou et al-Shâdhilî sont contemporains puisque le second
décède dix-huit ans après le premier. L’éventualité d’une rencontre entre
les deux hommes, soulevée par A. ’Ammâr 5, semble peu probable. Par
contre, dans ses Latâ’if al-minan, Ibn ’Atâ’ Allâh témoigne du fait que,
après son installation définitive en Egypte, al-Shâdhilî a été en relation
avec des disciples d’Ibn ’Arabî. Le troisième maître de l’Ordre shâdhilî
rapporte notamment la rencontre entre Sadr al-Dîn al-Qûnawî et al-
Shâdhilî :
Parmi les emprunts doctrinaux faits à Ibn ’Arabî que l’on relève dans
les Latâ’if figure notamment celui de « l’héritage prophétique » dont sont
investis les saints 10, ou encore la vision du Prophète en tant que l’
« Homme parfait » (al-insân al-kâmil) ; notons qu’Ibn ’Atâ’ Allâh emploie
l’expression sayyid kâmil, peut-être pour éviter de prêter le flanc aux
attaques d’Ibn Taymiyya. De même fait-il un riche usage du terme
barzakh (« isthme »), qui désigne la fonction cosmique d’intermédiaire
entre Dieu et les hommes exercée par le Prophète : il applique également
ce terme akbarien aux saints (awliyâ’), en vertu précisément de leur
héritage prophétique. Les Latâ’if al-minan recèlent d’autres emprunts à
l’enseignement d’Ibn ’Arabî, tels que la précellence des œuvres
d’adoration obligatoires (farâ’id) sur les surérogatoires (nawâfil) - ce qui
ressort à la malâma -, une semblable distinction entre les miracles
sensibles (hissiyya) et ceux d’ordre intérieur, spirituel (ma’nawiyya). On
notera encore l’emploi d’expressions provenant directement de la sphère
akbarienne : awliyâ’ al-’adad, pour désigner les saints de la « hiérarchie
ésotérique », al-khayâl al-munfasil, que l’on peut traduire par
« l’imagination disjointe »), etc.
Sur tous ces points, l’enseignement doctrinal contenu dans les Latâ’if al-
minan rejoint et explicite celui, plus sibyllin, des fameuses Hikam. Ainsi en
va-t-il du caractère fondamentalement illusoire (tawahhum) de l’existence
des créatures, mais encore faut-il préciser que c’est le sentiment que
partagent les hommes d’avoir un être propre, autonome, et les séparant
de l’Être de Dieu qui constitue le leurre suprême. Plusieurs « sagesses »
des Hikam vont en ce sens : « Voici la preuve de Sa toute-puissance : Il
se voile à toi par ce qui n’a pas d’être avec Lui ... »17, et surtout : « Ce
n’est pas un être existant avec Dieu qui te Le voile : rien n’existe avec
Lui ! Mais tu as l’illusion que quelque chose existe avec Lui, et c’est cela
qui te Le voile »18.
L’impact des doctrines akbariennes sur les maîtres shâdhilis ira croissant
après Ibn ’Atâ’ Allâh, notamment chez le cheikh ’Alî Wafâ (m. 807/1404)
et ses successeurs de la branche wafâ’iyya. D’évidence, ’Alî Wafâ va au-
delà de l’enseignement du maître éponyme Abû l-Hasan al-Shâdhilî, ou du
moins lui donne-t-il une orientation très akbarienne ; le cheikh ’Alî
affirmait d’ailleurs que son père Muhammad Wafâ (surnommé Bahr al-
safâ, l’Océan de la pureté) avait un rang spirituel supérieur à celui d’al-
Shâdhilî ; en effet, il voyait en lui « le Sceau suprême » de la sainteté
pour son temps, et donc un héritier d’Ibn ’Arabî 22. Il semble pourtant
que ’Alî Wafâ ait infléchi dans un sens particulier la doctrine de la wahdat
al-wujûd, laquelle, rappelons-le, a été systématisée et peut-être gauchie
par certains représentants directs de l’école akbarienne.
Autre thème akbarien délicat, explicité par les Shâdhilis : celui du « Dieu
façonné par les croyances » (ilâh al-mu’taqadât). Selon Ibn ’Arabî, nul
humain ne peut connaître réellement Dieu ; chacun L’adore donc en
fonction de ses prédispositions. En conséquence, même les idolâtres
adorent le Dieu unique, au-delà des divers supports qu’ils choisissent
(statues, arbres, étoiles...), et cela qu’ils en soient conscients ou non 38.
Cette doctrine était également celle du poète mystique ’Umar Ibn al-Fârid
(m. 632/1235) ; or, voici le cheikh shâdhilî Muhammad al-Maghribî (m.
910/1504) commentant deux vers du poète allant dans ce sens :
« L’opinion selon laquelle l’homme niant Dieu (jâhid) en apparence Le
reconnaît en réalité comme Dieu unique (muwahhid) est admise par les
êtres qui comprennent véritablement la Parole divine 39 ». Ce cheikh al-
Maghribî fut le maître spirituel d’al-Suyûtî, et l’on ne s’étonnera pas que
ce dernier ait également procédé au ta’wîl de ces deux vers, s’appuyant lui
aussi sur des versets coraniques 40.
Quoi qu’il en soit, les réserves formulées par certains Shâdhilis quant au
danger de la disponibilité de l’œuvre d’Ibn ’Arabî au regard du quidam ne
sauraient masquer leur reconnaissance du rôle spirituel particulier dévolu
au Shaykh al-Akbar. Le grand détracteur d’Ibn ’Arabî que fut al-Sakhâwî
en témoigne lui-même dans le sixième chapitre de son Qawl munbî,
lorsqu’il place les Shâdhilis en bonne position parmi « ceux qui vénèrent
Ibn ’Arabî » 47.
Notes :
1 Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî, Le Caire, 1958, p.46-47 (rééd. en 1969).
Rappelons qu’Ibn ’Atâ’ Allâh est le troisième maître de l’Ordre shâdhilî,
après al-Shâdhilî lui-même et Abû l-’Abbâs al-Mursî (m. 686/1287).
3 Ibn ’Atâ’ Allâh..., Beyrouth, 1990 (rééd.), p.26. Pour un avis similaire,
on pourra encore se reporter à R. Caspar, « Mystique musulmane - Bilan
d’une décennie » dansIBLA 135, Tunis, 1975, p.69.
4 Voir sur ce point notre Soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers
Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux
culturels, Damas, IFEAD, 1995, p.470.
15 Latâ’if, p.198-199. Sur l’inanité des « ombres » que sont les créatures
par rapport à l’ "original" divin, pure Lumière, cf. S. al-Hakîm, al-Mu’jam
al-sûfî, Beyrouth, 1981, p.747, et Futûhât, II, 303-304.
19 Sur l’étroite parenté sémantique existant entre ces deux termes chez
Ibn ’Arabî, cf. W. Chittick, The Sufi Path of Knowledge, New York, 1989,
p.91.
20 Latâ’if, p.41.
21 Ibid., p.43.
27 Cf. son article « Les idées d’un prédicateur de mosquée au XIVe siècle
dans le Caire des Mamlouks », dans Annales Islamologiques VIII, 1969,
p.66.
28 Cf. al-Daw’ al-lâmi’ fî a’yân al-qarn al-tâsi’, Beyrouth, s.d., VII, 66.
41Ibid., p.80.
46 Cf. Husayn Badr al-Dîn al-Ahdal, Kashf al-ghitâ’ ’an haqâ’iq al-tawhîd
wa ’aqâ’id al-muwahhidîn wa dhikr al-a’imma al-ash’ariyîn wa man
khâlafa-hum min al-mubtadi’în wa bayân hâl Ibn ’Arabî wa atbâ’i-hi al-
mâriqîn, Tunis, 1964, p.263 ; Ibrâhîm Burhân al-Dîn al-Biqâ’î, Tahdhîr al-
’ibâd min ahl al-’inâd, dans Masra’ al-tasawwuf, Le Caire, 1953 (réédité
récemment, s.d.), p.253.
D’où provient une telle assurance des soufis face aux ’ savants de la
lettre ’ (’ulamâ’ al-rusûm) ? C’est que le tasawwuf, loin d’être un
procédé empirique, est présenté par les mystiques comme une science
ésotérique et initiatique qui a ses règles et ses méthodes. Encore faut-il
s’entendre sur le terme ’ilm (’ science ’) que s’approprient, nous l’avons
vu, les savants exotéristes. Les soufis distinguent la science acquise
(al-’ilm al-kasbî), encore appelée la science spéculative (al-’ilm al-
nazarî), de la science octroyée par grâce divine (al-’ilm al-wahbî). Pour
Ibn ’Arabî, le ’ilm wahbî est fondamental puisqu’il constitue la modalité
de toute prophétie : al-nubuwwât kullu-hâ ’ulûm wahbiyya, écrit-il .
Cette science correspond au ’ilm ladunî, science que Khadir, l’initiateur
invisible des saints, reçoit directement de Dieu . Hormis Ibn ’Arabî,
nombreux sont les auteurs musulmans à avoir médité la rencontre,
mentionnée dans le Coran, entre le personnage énigmatique de Khadir
et Moïse . Le second s’en tient aux normes extérieures de la Loi divine
qui lui est révélée, tandis que le premier perçoit la réalité profonde des
choses par la connaissance directe que Dieu lui en donne : sa science
transcende donc la raison.
Un peu plus tard, le grand savant - et soufi - Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m.
911/1505) donne au dévoilement et à l’inspiration un statut scientifique
en introduisant ces phénomènes spirituels dans le domaine de la fatwâ,
chasse gardée jusqu’alors du droit (fiqh) et des autres sciences
exotériques. Dans une fatwâ, il lie implicitement le kashf et la vision
(ru’yâ) au processus de la Révélation (wahî) : parmi ses
contemporains, dit-il, beaucoup nient l’authenticité de la vision et de
son interprétation, car ils négligent la Révélation et la Sunna au profit
des sciences rationnelles et philosophiques . Chez cet auteur, la
science spirituelle des soufis prend un statut quasiment infaillible.
L’inspiration qui les traverse est généralement véridique, et leurs
dévoilements et visions, qui leur ouvrent l’accès aux réalités divines,
nécessitent une exégèse (ta’wîl) comme s’il s’agissait de textes
scripturaires .
• Le cheikh ummî tire son nom du mot umm (’ mère ’), car il est resté tel
que sa mère l’a enfanté. L’état d’enfance qui le caractérise provient du
fait que ce mystique possède pleinement la fitra, c’est-à-dire la ’
disposition naturelle des créatures à connaître Dieu ’, comme le note
Ibn Manzûr dans le Lisân al-’Arab . Cet ’ état d’enfance ’ permet au
ummî d’être investi d’une science à laquelle n’ont pas accès les lettrés,
ou du moins ceux d’entre eux qui ne peuvent se départir de leur
science acquise. L’archétype spirituel en est bien entendu le Prophète,
al-nabî al-ummî , ’ récepteur virginal de la Révélation ’ , lequel, s’il
n’avait pas appris l’écriture selon ’ l’usage et le mode d’acquisition
ordinaires ’ (al-istilâh wa l-ta’allum min al-nâs), la connaissait en vertu
de l’ouverture spirituelle (al-fath al-rabbânî) qui lui fut accordée. Nous
reprenons ici les termes du grand saint marocain ’Abd al-’Azîz al-
Dabbâgh, recueillis par son disciple Ahmad b. Mubârak dans le fameux
Kitâb al-Ibrîz .
Sans être des extatiques définitifs, les grands maîtres du soufisme ont
tous plus ou moins traversé des périodes de ’ravissement’ à leur
raison ; on parle alors de hâl, de l’ ’ état spirituel ’ qui investit un être
avec fulgurance et sans qu’il s’y attende. Une fois revenu à la lucidité,
celui-ci peut formuler son expérience pour en faire profiter autrui. La
doctrine soufie n’est donc pas théorique : elle est fondée sur la
’gustation spirituelle’ (dhawq) et sur la praxis initiatique. Pouvons-nous
voir à notre tour dans le soufisme, fait à la fois d’ivresse et de sobriété,
d’extase et de contrôle de soi, une science expérimentale décrivant
avec assez de précision l’au-delà de la raison ?
Troisième maître de l’ordre (tarîqa) des Shâdhilis, Ibn ’Atâ’ Allâh est l’un de ces nombreux maîtres du soufisme (mystique musulmane) qui ont uni en leur personne les aspects
ésotérique et exotérique de l’islam. Natif d’Alexandrie, il est issu d’une famille de ’juristes’ musulmans (fuqahâ’), et reçoit donc une formation complète dans les diverses sciences
islamiques.
Chez ces ’juristes’, les réticences sont encore nombreuses à l’égard de la mystique, et le jeune homme nourrit tout d’abord de forts préjugés contre le tasawwuf, ce soufisme auquel
il reproche, sans le connaître, de ne pas respecter la lettre de la Loi. Sa rencontre, à l’âge de dix-sept ans, avec Abû l-’Abbâs al-Mursî le bouleverse et donne une nouvelle dimension
à sa vie : dans son livre Latâ’if al-minan, il s’attarde sur cette ’conversion’ à la mystique car, pour lui, elle a valeur d’exemple et peut éclairer l’être qui se cherche.
Son maître lui enjoint cependant de ne pas négliger l’étude des sciences religieuses. Ce souci d’harmonie entre exotérisme et ésotérisme, si affirmé dans la Shâdhiliyya, se concrétise
au Caire, où Ibn ’Atâ’ Allâh va enseigner à la fois le droit musulman et le soufisme. A l’université al-Azhar, il acquiert une grande audience, du fait de son sens aigu de la pédagogie
spirituelle. Il y tenait, nous dit Ibn Hajar, ’ un langage qui apaisait les âmes, mêlant les paroles des soufis à ce qu’on rapporte des pieux devanciers (al-salaf)... Le peuple accourait
pour l’écouter, mais aussi beaucoup de juristes ’.
En 1287, Ibn ’Atâ’ Allâh succède à al-Mursî à la tête de l’ordre shâdhilî, dont il devient ainsi le troisième maître. Il partage désormais sa vie entre l’enseignement, la direction
spirituelle et la rédaction de son œuvre. Il a notamment pour disciple le savant Taqî al-Dîn al-Subkî (m. en 1355). Le rôle prépondérant qui lui revient dans le conflit entre les soufis
cairotes et Ibn Taymiyya (m. en 1328) témoigne de la grande influence qu’il a alors jusque dans les sphères du pouvoir. Il meurt au Caire en 1309, et est enterré dans le cimetière de
la Qarâfa, au pied du Muqattam.
Son œuvre, porteuse d’une grande spiritualité tout en se voulant accessible au commun des croyants, se diffuse rapidement au Proche-Orient et au Maghreb, puis dans le reste du
monde musulman. Le projet fondamental qui l’anime est de transmettre l’enseignement de ses maîtres. En effet, Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. en 1258) et Abû l-’Abbâs al-Mursî n’ont
écrit que des oraisons (ahzâb). Comme beaucoup de maîtres, ils ont répugné à consigner l’expérience ineffable de l’initiation spirituelle.
A quelqu’un lui ayant demandé pourquoi il n’avait rien rédigé sur la Voie soufie, al-Shâdhilî fit cette réponse : ’ Mes disciples me tiennent lieu de livres ’. L’ouvrage d’Ibn ’Atâ’ Allâh
de loin le plus connu est son recueil de sentences spirituelles intitulé al-Hikam (’Sagesses’). Ses Latâ’if al-minan sont un vibrant témoignage sur l’amour spirituel qui l’unissait à son
maître, et dressent en même temps un plaidoyer très étayé en faveur du soufisme et de la sainteté en islam.
Parmi les caractéristiques de la Shâdhiliyya, retenons la concentration sur Dieu seul. L’aspirant doit éviter d’être distrait dans sa contemplation, fût-ce par des phénomènes ou des
plaisirs spirituels. Il faut adorer Dieu pour Lui-même, et se défier des idoles intérieures. Ceci s’accompagne d’une grande sobriété, se manifestant notamment dans la méfiance des
miracles (karâmât), qui appartiennent encore au monde sensible et peuvent cacher une ’ruse’ divine.
La voie shâdhilie est aussi bâtie sur l’agrément du destin (al-ridâ) en toute situation, la remise de la gouverne individuelle à Dieu (al-tafwîd) et l’action de grâces (al-shukr). Elle se
défie par contre de pratiques trop ascétiques. En effet, en mortifiant son ego et en renonçant au monde, l’homme accorde à ceux-ci une place indue ; il tombe donc sous le coup de
l’ ’ associationnisme ’ (shirk) subtil, puisqu’il ne peut les évacuer de sa conscience : ’ Tu glorifies le monde en cherchant à t’en détacher ! ’, avertissait al-Shâdhilî. Commentant
cette parole, Ibn ’Atâ’ Allâh ajoutait qu’il n’y a pas lieu de se détacher de ce qui n’a pas d’existence réelle.
La Shâdhiliyya, dans laquelle l’auteur des Hikam fait référence, est une voie éminemment orthodoxe ; elle a toujours mis l’accent sur la formation en sciences exotériques et sur
l’écriture. Le grand Suyûtî (m. en 1505), qui était rattaché à cet ordre, en a fait l’éloge dans un traité indépendant. René Guénon était lui-même shâdhilî, et le cheikh Ahmad al-
’Alawî (m. en 1934) de Mostaganem a grandement contribué à faire pénétrer cette tarîqa en Occident par la ’Alawiyya, issue de lui, et par l’intermédiaire de Frithjof Schuon et de
ses disciples (Michel Vâlsan, Martin Lings, Sayyed Hossein Nasr, etc.)
Bibliographie essentielle :
Paul Nwyia : Ibn ’Atâ’ Allâh al-Sikandarî et la naissance de la confrérie shâdhilite, Dâr al-Machreq, Beyrouth, 1971.
L’existence est une mer sans cesse agitée par les vagues.
De cette mer, les gens ordinaires ne perçoivent que les vagues.
Vois comme des profondeurs d’innombrables vagues apparaissent à la
surface, tandis que la mer reste cachée sous les vagues.
Jâmî
(mystique et poète iranien du XVe siècle)
Cette réappropriation par les musulmans de l’islam plénie qui est peut-
être, déjà en œuvre - ne peut survenir sans une prise de conscience
radicale : celle de l’action conjuguée de l’Unité et de la multiplicité en
islam et, au-delà, dans toute la création. Avons-nous, à ce jour, d’autre
alternative que de percevoir simultanément, comme l’ont perçu les
gnostiques de l’islam, l’Unité dans la multiplicité et la multiplicité dans
l’Unité ?
Sans cette vision enrichie, nous amputons le regard que nous portons sur
le monde, sur l’islam, sur Dieu même. Si nous nous unifions,
individuellement et collectivement, autour de l’axe du tawhîd, de
l’adhésion intime à l’Unicité divine, nous nous sentons assez forts, assez
structurés pour dialoguer avec le monde, pour nous frotter aux autres en
toute sécurité. Les premiers musulmans vivaient cette axialité intérieure,
qui leur a permis de porter l’islam jusqu’aux confins de la terre.
A toutes les échelles de l’être, dans toutes les dimensions de la vie, l’unité
s’impose à nous à travers la multiplicité des formes et des apparences.
L’islam exprime d’abord cette réalité au niveau métaphysique. La
multiplicité ne se déploie t-elle pas graduellement à partir de l’Unicité
divine, par une succession ininterrompue de théophanies (tajallî ; pl.
tajalliyât) prenant des formes innombrables ? Le monde ne subsiste t-il
pas grâce à cette ’ création sans cesse renouvelée ’, le khalq jadîd évoqué
dans le Coran ?
Dieu ne Se manifeste t-il pas à nous par Ses différents noms, qui
expriment les aspects illimités de Sa création ? ’ Par l’unicité de la
multitude, nous dit Ibn ’Arabî, nous pouvons connaître l’unicité de l’Unique
’ . ’ Il n’y a pas deux fleurs, deux flocons de neige, deux humains
identiques. Chacun de nous est unique, à l’image de l’Unique ’, nous
rappelle le cheikh Bentounès.
Les savants traditionnels de l’islam eux aussi ont perçu d’emblée cette
unité complexe du cosmos. Ils ont observé dans divers champs
d’application l’interdépendance de tout ce qui existe. Leur réflexion sur les
multiples ’ signes ’ divins (âyât) présents dans la création les renvoyait
sans cesse à la contemplation de l’Unique. Loin du savoir moderne, qui
parcellise autant la conscience que le champ d’étude, ils appréhendaient
l’unité primordiale des sciences, et étaient donc à la fois poètes,
mathématiciens, astronomes, médecins, etc.
Par ailleurs, pour les savants de l’islam, Dieu seul sait la vérité, et ceux
qui interprètent Sa parole ne saisissent nécessairement que des reflets
partiels, subjectifs, de cette vérité. Apocryphe ou non, le hadith selon
lequel ’ les divergences d’opinion dans ma communauté [celle du prophète
Muhammad] sont une source de miséricorde ’ , est révélateur de cet esprit
d’ouverture à l’autre et a déterminé une certaine ’ éthique du désaccord ’
qui était la règle parmi les premiers savants. Ne vit-on pas l’imam Mâlik
refuser au calife al-Mansûr que son célèbre ouvrage al-Muwattâ’ soit
imposé comme référence unique du droit dans le monde musulman
d’alors ? Il était nécessaire, à ses yeux, que se maintienne une pluralité
de sources et d’interprétations.
Le Livre saint attire souvent l’attention sur le fait que notre conscience
d’être humain est unique, bien que nous soyons entourés de multiples
formes de vie. Un tel degré de conscience doit amener les musulmans à
dépasser davantage le seuil de la seule fraternité islamique. L’esprit de
corps qui assure la cohésion de la Umma, de la communauté musulmane,
ne doit pas en estomper la vocation universaliste. ’ Cette communauté qui
est la vôtre est une communauté unique, et Je suis votre Seigneur.
Adorez-moi donc !... Ils s’entre-déchirèrent, mais tous, ils retourneront à
Nous ’ (Coran 21 : 92) : pour certains commentateurs, le terme umma (’
communauté ’) désigne ici la communauté des hommes, et non tel ou tel
groupe particulier. Dans cette perspective se comprend mieux l’appel
pressant de Rûmî, ce grand mystique du XIIIe siècle : ’ Viens, viens, qui
que tu sois, infidèle, religieux ou païen, peu importe. Notre caravane n’est
pas celle du désespoir, viens, même si tu as rompu mille fois tes
promesses ’.
Ibn ’Arabî nous enseigne qu’à chaque prophète correspond une sagesse
particulière que le musulman, dans les limites propres à chacun, doit
actualiser. Puisque, selon le prophète Muhammad, il y a eu 124.000
prophètes, le musulman bénéficie d’un formidable patrimoine spirituel,
nécessairement inclusif. Pour certains oulémas, Bouddha, Akhénaton,
Zoroastre, par exemple, figurent parmi cette longue litanie des prophètes
qui nous relie à Adam. Quant aux soufis, ils réalisent intérieurement cet
héritage prophétique. Voici, par exemple, Ibn Hûd, maître andalou ayant
vécu à Damas au XIIIe siècle.
Mais au-delà, face à cette hydre qu’on appelle la mondialisation, face aux
divers périls qui menacent tant la personne que la planète, une union
sacrée des croyants et des réels humanistes ne doit-elle pas voir le jour ?
A tous égards, nous n’avons plus le choix : si nous voulons rester
humains, il nous faut être spirituels; si nous voulons être religieux, il nous
faut être universalistes.
ABD-AL-HAQQ GUIDERDONI
Mais comment vivre vraiment au nom de Dieu ? Il n'est pas facile d'évoquer la
spiritualité, de transmettre ce qui est avant tout un goût (dhawq), celui d'une
connaissance qui dépasse infiniment les limites de nos sens et de notre raison. En
fait, dans le monothéisme, il n'est jamais aisé de parler de Dieu car c'est avant tout
Lui qui parle, qui dit "Je" dans l'histoire pour dévoiler aux hommes les vérités
indispensables à leur salut, vérités que ceux-ci ne peuvent connaître autrement que
par le secours divin.
Nous nous retrouvons donc dans la situation de ce docteur de la Loi dont parle une
histoire racontée par les maîtres du Soufisme, la dimension intérieure de l'islam. Ce
savant demeure insatisfait de ses longues études livresques. Ayant entendu parler
d'un saint qui vit éloigné du monde, dans la montagne, il décide de mettre en route
pour interroger celui-ci à propos de Dieu. Pendant tout le trajet, le docteur de la Loi
s'efforce de clarifier ses idées et de formuler dans sa tête tous les problèmes de
théologie et de jurisprudence qu'il veut soumettre à la sagacité de son interlocuteur.
Après bien des péripéties, il arrive un beau matin sur la montagne, devant le saint
plongé en prière. Il ouvre la bouche pour formuler sa première question, mais voici
que l'émotion le saisit et un seul mot parvient à sortir : " ... Allâh". Notre docteur de
la Loi, tout confus, attend une réaction de la part du saint. Mais celui-ci demeure
impassible. Les deux hommes restent ainsi face à face toute la journée, dans le
silence, et au soir, dans un souffle, le saint dit seulement : " ... Allâh".
En fait, nous sommes toujours dans cette situation d'espérance, où nous ne savons
que répéter le nom de Dieu en attendant de Le connaître. Notre vie spirituelle
consiste à suivre l'exemple du Prophète Muhammad (sur lui la paix et la
bénédiction de Dieu) à qui Dieu ordonne : "Dis "Allâh" et laisse-les à leurs vains
jeux" [2] ! Mais comme il nous faut bien parler un peu, dans l'attente de la
connaissance que Dieu nous accordera s'Il le veut, essayons de comprendre ce que
la Tradition islamique affirme et nie à propos des Noms divins.
D'une part, Dieu, au-dessus de toute définition et de toute compréhension, est si
différent du monde que nous ne pouvons Le décrire. Sa réalité se tient bien au-delà
des qualités qui Lui sont attribuées. C'est le tanzîh, l'affirmation de
l'incomparabilité divine, défendue par les théologiens comme par les philosophes
musulmans. Puisque Dieu et le monde sont sans commune mesure, Dieu, dans Son
Essence (Dhât) une et absolue, est inconnaissable. "Gloire à Dieu, au delà de ce
qu'ils Lui associent" [3]. "Ne méditez par sur l'Essence" avertit encore la tradition
prophétique [4]. On désigne alors Dieu par le "pronom de l'absent", "Lui" (Huwa),
toujours caché et mystérieux. Ce pronom huwa devient hu ou hi en état d'annexion
grammatical et s'écrit alors avec la seule lettre hâ', qui est la plus secrète des lettres,
parce qu'elle sort du haut de la poitrine, en un souffle à peine perceptible. Cette
lettre apparaît à la fin du nom Allâh où elle assure l'ouverture du nom divin
prononçable et audible, providentiellement révélé, vers l'imprononçable et
l'inaudible, le mystère de Dieu qui reste à jamais caché.
D'autre part, bien qu'Il soit transcendant, Dieu n'est pas abstrait comme une idée ou
un concept, ni isolé du monde auquel Il serait complètement indifférent. Il est
mystérieusement présent dans le monde, et, particulièrement, Il veille sur l'homme :
"Oui, Nous avons créé l'homme. Nous savons ce que son âme lui chuchote. Nous
sommes plus proche de lui que la veine de son cou" [5]. Il est attentif à ce lieu de
connaissance que constitue le cœur : "Sachez que Dieu se place entre l'homme et
son propre cœur" [6]. Dieu est donc tout aussi immanent qu'Il est transcendant, tout
aussi proche qu'Il est lointain "Il est avec vous où que vous soyez. Dieu voit ce que
vous faites" [7].
Bien qu'Il soit incomparable, Dieu se décrit Lui-même dans la révélation coranique,
en utilisant des noms, qualités et attributs. C'est le tashbîh, l'affirmation de la
similitude divine. Le Coran ne cesse d'affirmer tout à la fois Son incomparabilité et
Sa similitude : "Rien n'est semblable à Lui, et Il est Celui qui entend et qui sait" [8].
L'une et l'autre sont indispensables pour sauvegarder le mystère absolu de Dieu, et
réserver aussi, paradoxalement, la possibilité de Le connaître. La négation et
l'affirmation obligent le voyageur à abandonner ses habitudes mentales acquises
dans la connaissance des réalités limitées et mutuellement exclusives de ce monde,
pour l'inviter à une connaissance plus haute, qui seule sera susceptible de le
transformer en profondeur.
L'affirmation de la similitude est telle que Dieu parle de sa Face, de son Regard, de
Sa Main, de Son assise sur Son Trône. Les théologiens de l'islam ont longuement
discuté le statut des noms divins. Pour l'école mu'tazilite, la réponse est claire : les
noms sont strictement identiques à l'Essence dont ils désignent simplement les
nombreuses qualités. En conséquence, les versets dits "anthropomorphiques"
doivent être interprétés allégoriquement. Par exemple, la Face de Dieu représente
Sa gloire, la Main, Sa puissance, le Regard, Sa connaissance, l'assise sur le trône,
Sa stabilité. En revanche, pour l'école ash'arite, les noms ne sont "ni l'Essence elle-
même, ni autre qu'elle" (lâ 'aynuhu wa lâ ghayruhu). Les attributs décrits sont bien
réels, mais "sans comment" (bilâ kayfa). Cette formule d'impuissance, encore
appelée la "balkafah", représente donc le terme de la théologie et le début du
chemin de connaissance spirituel. Bien évidemment, l'anthropomorphisme grossier,
qui consisterait à chercher dans ces attributs divins une signification littérale, c'est-
à-dire "corporelle", n'est qu'impiété. Il faut donc résister à toute tentative de dire
plus que ce qui se trouve dans la révélation coranique et dans l'enseignement
prophétique, car on peut seulement parler de Dieu "comme Il S'est décrit Lui-même
et comme Son envoyé L'a décrit". La grâce de Dieu suppléant à la faiblesse de
notre raison nous permettra de saisir ce que signifient les Noms divins. Il nous est
au moins donné de comprendre que ces Noms ne sont pas des limitations. Dieu est
certes "le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" [11]. Mais ces
affirmations coraniques signifient qu'Il n'y a rien avant Lui, rien après Lui, rien en
dehors de Lui, rien à l'intérieur de Lui. La transcendance de Dieu ne L'éloigne pas
du monde, Son immanence ne L'y enferme pas.
La science divine n'est pas limitée à l'universel, car Dieu connaît aussi le
particulier. Il ne connaît pas l'"homme" en général, mais chaque homme. "Il sait ce
qui habite la terre et la mer. Pas de feuille qui ne tombe sans qu'Il ne le sache ; pas
de grain dans les ténèbres de la terre, rien de vert ou de désséché, qui ne soit dans
un Ecrit explicite" [14]. Son pouvoir n'est pas davantage limité à ce qui est
"logiquement possible". Le Coran rappelle que Dieu fait ce qu'Il veut. Car Dieu
n'est pas contraint par une définition logique de la possibilité, qui Lui pré-existerait.
Il s'agit là d'un point de désaccord important entre les philosophes, d'une part, les
théologiens et les mystiques, d'autre part. Pour ces derniers, c'est Dieu qui
détermine le "possible" et l'"impossible". De même, certains noms de Dieu ne sont
pas des adjectifs : Dieu est le Vrai-Réel (al-Haqq), la Justice (al-'Adl), la Paix (as-
Salâm), la Lumière (an-Nûr). Ces noms nous rappellent qu'il n'est pas de Vrai-Réel,
de Justice, ou de Paix qui pré-existeraient à Dieu et par rapport auxquels Il pourrait
être vrai, juste ou pacifique. Aucune lumière ne nous donne à voir ou à connaître
Dieu sinon Lui-même.
Chaque Révélation apporte, avec le rappel du Dieu unique, attesté avant même le
début du temps, le dévoilement des attributs et actions de Dieu, ainsi que certains
Noms spécifiques qui correspondent ainsi à une grâce particulière. Les juifs
conservent le "Nom ineffable",ha-shem, et les chrétiens aiment à appeler Dieu
"Notre Père" et à rappeler que "Dieu est Amour". Ce n'est pas le nom Allâh qui est
la grâce particulière faite aux musulmans, puisqu'il s'agit là du nom arabe de Dieu,
mais le nom ar-Rahmân, dont la forme grammaticale inusitée, qui traduit un
intensif, a surpris les contemporains du Prophète.
Ar-Rahmân, nom dont les traductions habituelles, comme "le Clément" ou le "très-
Miséricordieux", affaiblissent le sens, est Celui qui fait universellement miséricorde
à toutes les créatures en les amenant à l'existence. C'est le Dieu d'Amour qui se
révèle : "Invoquez Dieu (Allâh) ou invoquez le Miséricordieux (ar-Rahmân). Quel
que soit le nom que vous invoquiez, les plus beaux noms Lui appartiennent" [15].
Dieu a un autre nom formé sur la même racine, ar-Rahîm, qui pardonne et sauve, en
ajoutant, à la Miséricorde universelle, une Miséricorde particulière envers chaque
créature.
Le Soufisme enseigne la doctrine des Noms de Dieu. Qu'il nous soit permis
d'évoquer ici certains aspects de cet enseignement, notamment à travers l'œuvre du
"plus grand des Maîtres", Muhyi-d-dîn Ibn 'Arabî (1165-1240) (que Dieu soit
satisfait de lui). Ibn 'Arabî explique comment Dieu se connaît Lui-même, en Lui-
même, par Lui-même, d'une connaissance qui constitue le secret inépuisable et
ineffable de la vie divine, et qui est appellée l'effusion très-sainte (al-fayd al-
aqdas). Mais Dieu désire partager la connaissance qu'Il a de Lui-même : "J'étais un
Trésor caché et J'ai désiré être connu. Alors J'ai créé le monde" [19]. A l'origine de
la création se trouvent donc le vouloir d'amour (irâdah) et la connaissance
(ma'rifah). "Car la vision qu'a l'être de lui-même en lui-même n'est pas pareille à
celle que lui procure une autre réalité dont il se sert comme d'un miroir : il s'y
manifeste à lui-même sous la forme qui résulte du "lieu" de la vision" [20]. Aussi
Dieu dit-il dans le Coran : "Je n'ai créé les jinns et les hommes que pour qu'ils
M'adorent" [21]. Le secret de la création du monde et de la Prophétie qui l'éclaire
résident donc dans l'adoration qui est, selon le commentaire de Ibn 'Abbâs,
connaissance de Dieu par la reconnaissance que nous sommes serviteurs et que
c'est bien Lui le Seigneur. Cette connaissance de Dieu par Dieu, à travers
l'adoration que les créatures Lui portent, est appelée l'effusion sanctifiée (al-fayd
al-muqaddas).
Mais les possibles connus de toute éternité par la Science de Dieu, qui constituent
les entités immuables (al-a'yân ath-thâbitah), n'existent pas. Ils sont dans la non-
existence ('adam). Par Miséricorde, Dieu, l'Etre absolu (al-Wujûd), les délivre alors
de leur état de permanence non-existante (thubût) pour les amener à l'existence
(wujûd). Ibn 'Arabî appelle "Expir du Tout-Miséricordieux" (nafas ar-Rahmân) le
Souffle miséricordieux de nostalgie amoureuse qui relâche l'état de "contraction"
dans lequel se trouvent les possibles. L'Expir porte l'ordre initial, "Sois (kun)!", qui
est la semence du monde, dans les réceptacles des entités conçues par Dieu. Mais
ces réceptacles ne sont eux-mêmes que le résultat de la connaissance divine des
possibles par l'effusion très-sainte. C'est ainsi que Dieu donne l'être aux entités.
L'être est, selon l'étymologie du mot arabe, ce que l'on "trouve" (wajada). En fait,
puisque Dieu seul est, l'on ne "trouve" jamais les choses, mais l'Etre seul sous des
présences (hadrah) différentes.
La première présence de Dieu est al-hâhût, l'Ipséité, qui est la présence de l'Unité
inconnaissable (al-Ahadiyyah) de l'Essence divine. La deuxième présence est al-
lâhût, la Divinité, présence de l'Unicité (al-Wâhidiyyah) du Dieu personnel qui se
manifeste. Elle est celle des Noms de Dieu. Puis viennent les différentes présences
de la création, où les Noms divins manifestent leurs effets. En fait, toute qualité
positive de Dieu est un Nom divin. Mais la Loi révélée nous en propose certains de
préférence à d'autres, et il nous faut accepter cet ordre providentiel par soumission
aux convenances spirituelles. Les Noms ont un sens (ma'nâ) et une forme (çûrah).
Leur sens est le Nommé (al-Musammâ) qui est Dieu. Leur forme fait référence à tel
ou tel attribut divin. En fait, les Noms ont aussi une autre forme, littérale, qui est
"avec nous, dans notre souffle et dans les lettres que nous combinons". Ces formes
littérales que nous pouvons prononcer constituent, selon Ibn 'Arabî, "les noms des
Noms divins, et ils sont comme les vêtements sur les Noms. Nous exprimons les
Noms divins à travers les formes de ces Noms dans notre souffle (nafas). (...) Les
formes des Noms divins par lesquelles Dieu se mentionne Lui-même dans Sa
Parole sont leur existence à l'intérieur du Nom ar-Rahmân" [22]. Ces formes sont à
l'intérieur du Souffle, ou Expir, du Tout-Miséricordieux. Quant aux sens des Noms,
qui appartiennent au Nom Allâh, ils sont en-dehors du contrôle de l'Expir.
Le Nom ar-Rahmân est celui qui fait référence aux formes des Noms. Quant au
Nom Allâh, il est le Nom de la synthèse (ism al-jâmi') et désigne Dieu dans toutes
les présences. Les Noms n'ont pas d'existence, si ce n'est à travers leurs propriétés.
Dieu ne devient pas multiple à travers eux, de même qu'un seul homme peut être à
la fois fils, époux et père, en fonction des relations qui le lient à autrui. Les Noms
sont des relations (nisab) non-existantes entre la Réalité divine et la création. En
effet, chaque entité n'est en fait qu'un ensemble de "prédispositions" (isti'dâdât) à
se revêtir de certaines qualités divines, et se trouve ainsi soumise aux Noms selon
sa contenance particulière.
La mention du Nom de Dieu polit le cœur et nettoie l'âme des "pensées errantes"
dont nous sommes les esclaves plus ou moins consentants. Le cours impétueux de
celles-ci ne peut s'arrêter sans une influence spirituelle qui vienne d'au-dessus de
nous-mêmes. C'est ainsi que nous pouvons, selon le conseil prophétique, "mourir
avant de mourir" [32], c'est-à-dire mourir à notre âme passionnelle et commencer
notre voyage vers la réalisation (tahqîq) de la connaissance de Dieu. "N'est-ce pas
au souvenir de Dieu (dhikr Allâh) que les cœurs s'apaisent" [33] ? Les maîtres
incitent l'invocateur à passer du "souvenir de la langue" (dhikr al-lisân) au
"souvenir du cœur" (dhikr al-qalb), qui est concentration sur l'Invoqué seul, puis au
"souvenir du secret" (dhikr as-sirr) qui est présence totale de l'être à Dieu et
extinction en Lui. Mais alors, qui arrive au terme de la voie spirituelle, si la
conscience de l'invocateur disparaît ? Le Soufisme nous enseigne que c'est Dieu
seul qui S'invoque Lui-même, tout en mentionnant Son serviteur dans la
permanence de Sa miséricorde, selon la promesse coranique: "Souvenez-vous de
Moi, Je me souviendrai de vous" [34].
Abd-al-Haqq GUIDERDONI
Directeur de l'Institut des Hautes Etudes Islamiques
NOTES ET RÉFÉRENCES
[1] Cette tradition se trouve, par exemple, dans les recueils de Bukhârî et Muslim.
[4] La tradition est rapportée avec plusieurs variantes par Suyûtî dans Al-Jâmi' aç-
çaghîr.
[10] Tirmidhî.
[19] Cete tradition ne se trouve pas dans les recueils canoniques, mais elle est
souvent citée par les soufis.
[20] Fuçûç al-Hikam, Trad. Titus Burckhardt, La Sagesse des Prophètes, Albin
Michel, Paris.
[22] Al-Futûhât al-Makkiyyah II 396.30. Trad. William Chittick, The Sufi Path of
Knowledge, SUNY.
[26] Tirmidhî.
[27] Bukhârî.
[28] Muslim.
[31] Tirmîdhî.
[32] Tirmidhî.
« Les ’ulama’ sont les héritiers des prophètes » : ce hadith illustre parfaitement notre
propos 2, si l’on précise que, pour les soufis, les ulama’ visés par cette tradition ne sont
pas de simples « savants », mais les « connaissants », les « gnostiques », c’est-à-dire les
saints. L’héritage prophétique pré-islamique 3 n’apparaît nulle part autant qu’au Proche-
Orient, berceau des monothéismes. Le fait que les saints musulmans héritent
spirituellement des prophètes4 doit être lié à l’enseignement du maître andalou Ibn Arabi
suivant lequel le nabi (prophète) ou le rasul (envoyé) est avant tout un wali (saint)5. La
dévotion populaire, nous le verrons, concorde sur ce point avec la doctrine du soufisme.
Grâce à sa proximité des lieux saints du Hedjaz et sa position centrale dans l’aire
musulmane, notre région se distingue également par le fait qu’un grand nombre de
personnalités de la première période de l’Islam y sont enterrées. Muhammad aurait ainsi
vanté les vertus du Bilad al-Sam à ses Compagnons et les aurait incité à s’y établir ; ceci,
ainsi que l’expansion précoce de l’Islam en Syrie, explique la présence importante des
tombes de Sahaba. Par ailleurs, l’imam ’Ali et son fils al-Husayn ont connu le martyr en
Irak, et d’autres membres de la famille du Prophète reposent à Bagdad et à Damas. De
la nébuleuse chiite, partie d’Irak, sont sorties, outre les duodécimains, des sectes
communément appelées « extrémistes ». Si ces sectes n’adhèrent pas à l’orthodoxie -
qu’elle soit sunnite ou chiite -, elles appartiennent de près ou de loin à la sphère de
l’Islam ; c’est pourquoi nous avons inclu dans cet article les Alaouites et les Druzes. Les
Yézidis occupent une position plus marginale encore, mais sur la question du culte des
saints leur cas, comme celui des sectes chiites, apporte un élément de comparaison
intéressant avec ce qui se pratique en milieu sunnite. En outre, le voisinage des deux
autres religions monothéistes contribue à former une véritable mosaïque cultuelle dans la
région, source évidente d’influences réciproques en ce qui concerne notre sujet.
De ce qui a été dit découle une autre caractéristique : venant après les prophètes, les
Compagnons et les Alides, les « saints musulmans », au sens habituel de l’expression, ne
représentent que la dernière strate de la superposition de la walayaau Proche-Orient.
Divers termes désignent en arabe le tombeau d’un saint, mais les fidèles du Proche-
Orient affectionnent particulièrement celui de maqam.. Ce dernier signifie en théorie
« cénotaphe », c’est-à-dire un tombeau vide perpétuant la mémoire d’un saint mort
ailleurs, mais dans la pratique le saint est souvent réellement inhumé en cet endroit. Les
Irakiens utilisent fréquemment le mot marqad, tandis que celui de hadras’applique
uniquement aux prophètes, en Palestine. Le mashad indique un martyrium en milieu
sunnite, et un mausolée d’Alide chez les chiites, les Imams et leurs familles étant
considérés par ceux-ci comme des martyrs. Le terme mazar, quant à lui, qualifie tout
sanctuaire faisant l’objet de visites pieuses (ziyara).
La reconnaissance de ce culte par le califat abbaside se mue, lorsque pointent les périls
franc et mongol, en incitation ouverte dictée par la tactique politique. Dans leBilad al-
Sam particulièrement exposé, la présence du saint signifie avant tout affirmation de la
souveraineté de l’Islam sur son territoire. Le sultan mamelouk Baybars (m. 676 / 1277)
avait bien perçu ce fait, puisqu’il fit élever en Palestine des complexes monumentaux sur
les maqam-s de Musa (Moïse) et de Salih, le prophète du peuple de Thamoud. Baybars
créa également des fêtes saisonnières (mawsim) sur ces lieux, dédiées à ces
personnages : les populations musulmanes devaient s’y rendre nombreuses et armées,
pour impressionner les pèlerins chrétiens orthodoxes qui déferlaient à Pâques vers
Jérusalem7. Par ailleurs, l’effervescence qui règne dans la grande mosquée de Homs
provient de la présence de Halid Ibn al-Walid (m. 21 / 642), Compagnon et chef de
l’armée musulmane ayant permis la conquête de la Syrie par sa victoire sur le Yarmouk
en 15 / 636. De même, la dévotion que les Damascènes manifestent à l’égard de cheikh
Arslan (m. vers 541 / 1146) s’explique en grande partie par le fait que le saint ait bâti
son ribat à l’endroit où Halid aurait établi son camp lors de la prise de la ville en 14 /
635. Selon la tradition, la première mosquée de Damas aurait été élevée sur ce lieu. En
outre, de son ribat qui se trouvait extra-muros, le cheikh a mené le gihad contre les
Francs, ce qui lui a valu le surnom de « protecteur de la terre et de la Syrie » (hami l-
barr wa l-Sam)8. De nos jours encore, la mosquée de cheikh Arslan est située à la lisière
du quartier chrétien de Bab Tuma.
Seuls les prophètes ou les grands saints bénéficient d’ensembles funéraires comprenant
une salle de prière adjacente, appelée musalla, masgid ou même gami . Généralement,
de tels édifices ne sont pas bâtis dans des cimetières préexistants, en vertu d’un hadith
interdisant de « choisir les tombes comme mosquées »9 ; cette règle souffre toutefois de
nombreuses exceptions, notamment à Bagdad où les dômes de soufis comme Ma’ruf al-
Karhi et Gunayd ponctuent la nécropole de Karh. Hormis les cas particuliers de Zakariyya
et de Yahya, les sanctuaires de prophètes les plus importants se trouvent en Palestine.
Mais, par leur éloignement dans le temps, lesanbiya’ ont laissé peu de traces matérielles,
et leur présence dans la tombe que la tradition leur a assignée est loin d’être sûre. Leur
ancrage dans la cité en pâtit donc, mais non le statut privilégié dont ils jouissent dans
l’ensemble du Proche-Orient.
Par contre, l’histoire des awliya’ est étroitement liée à celle de leur ville. Qu’ils en soient
natifs ou qu’ils aient choisi d’y résider - tel Ibn Arabi à Damas -, dans tous les cas ils
honorent la ville. Une familiarité de longue date, tissée par les ziyarat mais aussi par la
vision nocturne de saints et leur mention fréquente dans la vie quotidienne, existe entre
eux et la population, au point que celle-ci les a élus « saints patrons ». A Damas, cheikh
Arslan et Ibn ’Arabi se partagent l’attraction spirituelle, le premier étant lié à la ville
intra-muros et à la mosquée des Omeyyades, le second régissant les pentes du Mont
Qassyoun. L’axe établi par le mausolée du maître andalou (m. 638 / 1240) et, en allant
vers le nord, par les sanctuaires plus récents de ’Abd al-Gani al-Nabulusi (m. 1143 /
1731) et du cheikh kurde naqshbandi Amin Kuftaru (m. 1938) trace comme une ligne de
démarcation entre l’univers de la montagne et celui de la ville. Ibn Arabi détient la
préséance tant doctrinale que temporelle, car les deux autres saints ont été marqués par
son enseignement. Des séances de dikr soufi se tiennent régulièrement dans ces maqam,
mais la mosquée du cheikh Kuftaru, qui représente le poumon du quartier kurde de
Damas, est maintenant la plus active. Au-dessus de la tombe du cheikh s’élève un
immense bâtiment abritant un institut d’études religieuses, des dortoirs, des
appartements et bien sûr une vaste salle de prières ; plusieurs centaines de personnes
entrent et sortent chaque jour de cette ruche.
Les grands sanctuaires urbains portent la marque de la ferveur, mais aussi des luttes
religieuses et idéologiques qui tirent parti du charisme des saints. Si la Syrie a vu
s’affirmer l’identité musulmane contre les Croisés, Bagdad, quant à elle, a été le théâtre
de rivalités séculaires entre sunnisme et chiisme. L’imam Abu Hanifa et le cheikh ’Abd al-
Qadir al-Gilani, plus particulièrement, ont représenté et représentent encore des enjeux
importants. Lorsqu’il prit Bagdad aux Séfévides, en 941 / 1534, l’Ottoman Soliman le
Magnifique trouva les mausolées de l’imam et du cheikh détruits ; celui d’Abu Hanifa était
de plus couvert d’immondices10. Quelques vingt ans plus tôt, Sélim, le père de Soliman,
avait découvert le maqam d’Ibn ’Arabi à Damas dans un état similaire, et avait aussitôt
ordonné la construction du sanctuaire actuel ; mais les adversaires étaient ici les
« hommes de la lettre », les fuqaha’ 11. Soliman suivit l’exemple de son père, édifiant
une mosquée et une madrasa à côté de la tombe d’Abu Hanifa, une grande mosquée et
un imaret pour nourrir les pauvres près de la coupole d’al-Gilani 12. Les deux mausolées
de Bagdad furent à nouveau saccagés par les troupes séfévides en 1623, puis restaurés
après la reconquête ottomane de 1638... La ziyara qu’effectuent de nos jours de
nombreux Turcs revêt donc à leurs yeux une grande portée symbolique, car elle
commémore la lutte anti-chiite que mena la Sublime Porte. Dans le sillage de l’Empire
ottoman, les Turcs se réclament en effet exclusivement du rite juridique hanafite et
vouent une profonde vénération à leur imam ; quant à leur pèlerinage chez le maître de
la Qadiriyya, il ne fait que s’inscrire dans la dévotion générale pour le saint, qui fera
l’objet de notre étude de cas.
Les lieux saints chiites du sud de l’Irak sont eux aussi convoités, tant par les croyants
que par les puissances du Moyen-Orient. Saddam Hussein a pu ainsi faire rénover les
sanctuaires grandioses que sont Najaf et Kerbela - lieux de sépulture de l’imam ’Ali et de
son fils al-Husayn - tout en réprimant la communauté chiite 13. La dévotion chiite trouve
son expression dans la centralité des mausolées alides, situés au milieu d’une grande
cour (sahn). L’analogie avec la Ka ba est frappante, d’autant plus que les pèlerins
effectuent par trois fois la circumambulation (tawaf) autour du sanctuaire ; comme à la
Mecque, on fait accomplir ce rite aux défunts en les transportant dans de précaires
cercueils en bois. La munificence de ces « seuils sacrés » (atabat muqaddasa), aux
coupoles et minarets resplendissant d’or, n’a pas son pareil au Proche-Orient. Ils sont
insérés au coeur de l’habitat, et le contraste n’en est que plus grand avec « la ville basse
essentiellement construite en terre » 14. A proximité de Damas reposerait Sitt Zaynab,
fille de l’imam ’Ali, dans une bourgade qui porte son nom. Or, la facture de ce mausolée
et la répartition de l’espace sont rigoureusement semblables à celles des lieux saints
d’Irak, c’est-à-dire purement persanes. Les liens unissant les régimes de Téhéran et de
Damas ont en effet permis aux artisans iraniens envoyés en Syrie de travailler dans les
meilleures conditions. Le chiisme a désormais pénétré au coeur de la vieille ville de
Damas, à deux pas des Omeyyades, par la mosquée récemment terminée de Sayyida
Roqayya, fille de Husayn : la topographie spirituelle recèle décidément une dimension
géo-politique...
Restons dans l’univers du chiisme, pour remarquer que les mazar -s des Alaouites de
Syrie ne sont pas orientés vers la Mecque. De fait, étant donné que les membres de cette
secte n’accomplissent pas la prière rituelle (al-salat), ces lieux ne contiennent pas de
salle de prière ; il ne s’agit d’ailleurs que d’édicules disséminés dans la montagne.
La praesentia des saints, avons-nous dit, génère la vie autour d’elle. De fait, Najaf, à
l’origine « hauteur stérile en forme de plateau » 15, est depuis longtemps un des plus
grands centres de l’enseignement islamique, avec ses nombreux instituts religieux et ses
bibliothèques. Les plus grands savants chiites (mugtahid, marga’) y ont résidé, dont
Khomeyni. L’effervescence religieuse ne saurait y être dissociée, comme ailleurs dans le
monde musulman, d’une activité mercantile intense 16. Al-Harawi (m. 611 / 1215)
présente Kerbela comme un village, alors que la ville actuelle compte plus de quatre-
vingt mille habitants, auxquels s’ajoutent les cent mille pèlerins durant le mois de
Muharram 17. En milieu sunnite, les environs des sanctuaires urbains peuvent connaître
un développement considérable ; la coupole d’al-Gilani à Bagdad, affirme L. Massignon,
« est entourée d’une véritable cité de qadiryin »18, tandis que le quartier kurde de Damas
prospère entre ses deux pôles spirituels, le cheikh Amin Kuftaru au sud et le cheikh Halid
Naqsbandi au nord. F. De Jong constate de son côté que la présence d’Abraham et des
autres patriarches à Hébron a eu pour conséquence la concentration d’un grand nombre
de zawiya-s dans les alentours19.
Plus fréquemment, le wali donne son nom au quartier dans lequel il est enterré. Sur la
rive gauche du Tigre, celui d’al-A’zamiyyeh - autrefois un village indépendant de Bagdad
- s’appelle ainsi en l’honneur d’al-imam al-a’zam Abu Hanifa, et une porte plus au sud a
été nommée Bab al-Mu’azzam20. Sur l’autre rive du fleuve, fait face à l’A’zamiyyeh le
faubourg de Kazimayn, du nom de Musa Kazim, descendant de ’Ali, et de son petit-fils
Muhammad al-Gawad : les septième et neuvième Imams chiites sont enterrés sous deux
coupoles dorées jumelles. A Hébron, il existe un « quartier ’Ali al-Bakka’ » qui rappelle la
faveur dont a joui ce cheikh (m. 670 / 1271) auprès des premiers Mamelouks21. On ne
saurait passer sous silence le quartier « cheikh Muhyi l-din » à Damas ; le mausolée
d’Ibn ’Arabi s’y trouve enserré dans un réseau étroit de venelles qui abrite un des
marchés les plus fréquentés de la ville.
Les hommes recherchent le voisinage des sanctuaires de leur vivant mais aussi après
leur mort, dans l’attente de la vie future. Le cimetière deWadi al-salam, à Najaf,
constitue la plus vaste et la plus spectaculaire nécropole de notre zone. Beaucoup de
chiites s’y rendent âgés ou malades pour y mourir, ou demandent à s’y faire inhumer22.
Cet immense chaos de tombes bigarrées ne cesse d’accueillir des cercueils déchargés des
toits de voitures ou d’autobus, et la ville connaît une intense activité dans le domaine de
l’industrie funéraire23. Les chiites croient en effet que ceux qui sont enterrés à Najaf ou à
Kerbela ne goûtent pas les tourments d’outre-tombe ; à cet égard, l’attraction qu’exerce
sur eux le mausolée de l’imam ’Ali est comparable au désir qu’éprouvent les musulmans
en général de reposer près du Prophète à Médine. A Bagdad, les affinités existant entre
les saints et différents corps sociaux déterminaient une répartition assez nette des lieux
de sépulture ; ainsi la vieille aristocratie se faisait enterrer près de Ma’ruf al-Karhi ou de
Gunayd, tandis que les esclaves noirs allaient près d’al-Hallag, « le saint proscrit »24.
Nombre de hanbalites sont inhumés à l’ombre d’Ibn al-Hanbal, et il en va de même pour
les hanafites autour d’Abu Hanifa25. Les membres de la tariqa Qadiriyya, quant à eux,
n’ont rapidement plus trouvé place dans l’enceinte du sanctuaire de leur maître
éponyme, et reposent le plus souvent dans le cimetière de Ma’ruf al-Karhi.
A Damas, cheikh Arslan a attiré depuis des siècles ’ulama’ et soufis, qui se faisaient
enterrer près de son maqam selon un rite de passage très précis : les Damascènes
effectuaient pour eux la prière des morts à la mosquée des Omeyyades, puis le cortège -
souvent gigantesque - s’ébranlait jusqu’à « cheikh Arslan ». Ce rite fut encore suivi
récemment, car le saint le plus populaire de la ville au XXème siècle, Ahmad al-Harun,
fut enseveli en 1962 dans le sanctuaire même de cheikh Arslan, tandis que la tombe du
savant Muhammad Salih Farfur, décédé en 1986, se trouve dans l’antichambre.
Cependant, l’islam sunnite est lui aussi sensible au symbolisme spirituel de la montagne.
Les Syriens considèrent depuis fort longtemps la chaîne du Liban comme le refuge
des abdal, catégorie de saints qui, selon le Prophète, résiderait dans le Bilad al-Sam 30.
Quant au mont Qassyoun, où plusieurs centaines de prophètes auraient séjourné ou
seraient morts 31, les poètes damascènes en célèbrent les vertus 32, et certains cheikhs
parcouraient ses pentes chaque vendredi, marchant pieds nus « par respect pour les
savants et les saints qui y sont enterrés » 33. Presque au sommet du Qassyoun, au-delà
de tout habitat, se trouve le « Sanctuaire des Quarante » (Maqam al-Arba’in) ; cet
ensemble comprend notamment une salle avec quarante niches (mihrab) attribuées
tantôt à des prophètes tantôt aux abdal, ainsi que la Grotte du sang (magarat al-dam) où
Caïn aurait tué Abel. Dans celle-ci, on peut voir une cavité naturelle représentant la
gueule de la montagne, où l’on distingue nettement une langue énorme et de solides
dents ; l’orifice en a été peint en rouge vif... De deux endroits du plafond de la grotte
coulent les « larmes » du Qassyoun pleurant Abel : l’osmose entre les règnes minéral et
humain est ici totale. En outre, la rougeur des roches entourant le maqam atteste, selon
la tradition damascène, que le premier meurtre de l’humanité a bien eu lieu en cet
endroit 34.
1. Notre étude porte sur le Bilad al-Sam (Jordanie, Liban, Palestine-Israël, Syrie) et sur l’Irak.
3. Le terme pré-muhammadien conviendrait mieux, car les prophètes précédant Muhammadsont tous considérés comme muslimun , c’est-à-dire « soumis à la Loi
divine ».
5. Ibn Arabi, Kitab al-qurba, p.9, édité dans les Rasa’il Ibn ’Arabi, Haydarabad, 1948.
6. Cf. L. Massignon, « Les saints musulmans enterrés à Bagdad », dans Revue de l’Histoire des Religions, t. LVIII, n°1, 1908, pp.332-334.
7. Cf. Tewfik Canaan, Mohammedan Saints and Sanctuaries in Palestine, Londres, 1927 (reprod. Jérusalem, 1982), p.299 ; Nabil Halid al-Aga, Mada’in Filistin,
Beyrouth, 1993, p.141.
8. Cf. ’Izzat Hasriyya, Al-Sayh Arslan al-Dimasqi, Damas, 1965, pp.101-106. La connotation du gihad est tellement attachée à cheikh Arslan que, selon l’auteur, la
simple invocation de son nom par les résistants syriens au mandat français suffisait à ranimer leur ardeur.
10. Ibn Battuta écrit que lorsqu’il visita Bagdad, la zawiya d’Abu Hanifa était la seule de la ville à servir de la nourriture aux passants ; cf. sa Rihla, Beyrouth, 1968,
p.220.
11. Notons que la vindicte chiite s’affiche à l’heure actuelle à Damas, car plusieurs habitants de la ville nous ont assuré que beaucoup d’Iraniens effectuant
une ziyara à Damas allaient sur la tombe du calife omeyyade Mu’awiya, près de la grande mosquée, pour l’insulter et y verser des détritus. On sait que ce calife
s’opposa à ’Ali b. Abi Talib, notamment à Siffin.
12. A Damas, la cantine populaire élevée en face du mausolée d’Ibn ’Arabi s’appelait la Takiyya Salimiyya.
14. Pierre-Jean Luizard, La formation de l’Irak contemporain, Paris, 1991, pp.144-145 en ce qui concerne Najaf, p.149 pour Kerbela.
17. Cf. Abu l-Hasan ’Ali al-Harawi, Guide des lieux de pèlerinage, traduit et annoté par Janine Sourdel-Thomine, Damas, 1957, p.175 ; E.I. 2, art. Karbala’, IV, 665.
19. Cf. « The Sufi Orders in Nineteenth and Twentieth-Century Palestine », dansStudia Islamica LVIII, 1983, p.173.
20. Cf. G. Le Strange, Baghdad during the Abbasid Caliphate, Oxford, 1900, pp.192, 282, 349 ; L. Massignon, op. cit., p.336. En 567 / 1171, un voyageur occidental
visitant Bagdad évoquait le « quartier populaire d’Abu Hanifa » ; cf.E.I. 2, I, 928.
21. Sur al-Bakka’ et sa zawiya, cf. Mugir al-din al-’Ulaymi (m. 928 / 1521), Al-Uns al-galil bi-tarih al-Quds wa l-Halil, Le Caire, 1866, pp.425, 492.
22. Un rapport britannique de 1911 mentionne le chiffre de six mille dépouilles inhumées par an dans le grand cimetière de Najaf (P. J. Luizard, op. cit.,, p.165). Selon
les auteurs chiites, seule l’argile avoisinant la tombe de Husayn, à Kerbela, a des vertus curatives (cf. D. M. Donaldson, The Shiite Religion, Londres, 1933, p.90).
24. L. Massignon, « Les pèlerinages populaires à Bagdad », dans Revue du Monde Musulman, 1908 n°6, p.648.
26. Les Yézidis forment une secte issue de l’Islam, mais ayant intégré beaucoup d’éléments syncrétiques ; ils habitent la montagne kurde au nord-ouest de Mossoul.
27. Cf. Roger Lescot, Enquête sur les Yezidis de Syrie et du Djebel Sindjar, Beyrouth, 1938, p.78.
29. Cf. Hasim ’Utman, Al-’Alawiyyun bayna l-ustura wa l-haqiqa, Beyrouth, 1985, p.227.
30. Cf. par exemple Galal al-din al-Suyuti, Al-Hawi lil-fatawi, Beyrouth, s.d. (nouvelle édition), II, 456-458.
32. Cf. Mahmud al-’Adawi (m. 1032 / 1622), Kitab al-ziyarat bi-Dimasq, Damas, 1956, pp.5, 8.
33. Cf. Musa Saraf al-din Ibn Ayyub, Al-Rawd al-’atir fima tayassara min ahbar ahl al-qarn al-sabi ’ ila hitam al-qarn al-’asir, écrit en 999 / 1590, ms. Damas, fol.225a.
34. Sur le maqam, voir Ibn Battuta, Rihla, p.97 ; Muhammad Amin, Al-’Iqd al-tamin fi Maqam al-Arba’in, Damas, s.d. Un autre mausolée d’Abel se trouve au sommet
d’une colline, près de la route conduisant de Damas au Mont Liban.
Le culte des saints au Proche-orient (partie 2)
Les croyants vénèrent les empreintes de prophètes conservées dans la roche, car elles
constituent bien souvent les seules traces matérielles du passage de ceux-ci en ce
monde. L’homme peut ainsi traverser en toute impunité les siècles et les millénaires. Le
Rocher de Jérusalem (18 m. de long sur 14 de large), qui forme le sommet du mont
Moriah, joue de ce point de vue un rôle tout à fait particulier : Abraham s’y est rendu
pour sacrifier son fils, le Saint des Saints du temple de Salomon est localisé à cet endroit,
et c’est de là que Muhammad accomplit sonMi’rag. Ce rocher condense à lui seul la
sainteté du Masgid al-aqsa, ainsi que les énormes enjeux politiques et stratégiques qui
en découlent : nous avons vu comment les Omeyyades lui ont rapidement donné une
marque islamique4. Dans la banlieue sud de Damas, le Masgid al-aqdam (ou al-qadam,
c’est-à-dire « le pied ») abriterait également une roche ayant gardé l’empreinte du pied
de Moïse ou de Muhammad. Ibn Battuta rapporte qu’il assista en 749 / 1348 à la longue
procession des Damascènes - âges, sexes et religions confondus - venus implorer Dieu
de les délivrer de la grande peste (al-ta’un al-a’zam), mais à notre époque le sanctuaire
n’a plus guère d’importance5.
L’eau qui ruisselle ou jaillit à proximité des sanctuaires est considérée comme sacrée, car
émanant de la terre qui porte le saint. Le puits de cheikh Arslan à Damas, la source du
Nabi Ayyub (Job) dans le Hawran ou celle du Nabi Yunus près de Ninive, le bassin de Sitti
Maryam (Marie) à Jérusalem...12 : toutes ces eaux ont, ou avaient, des vertus curatives
multiples ; elles sont polyvalentes, comme le remarque A. Dupront à propos de l’eau de
Zemzem à la Mecque13. Toutefois, les maladies pour lesquelles les pèlerins les sollicitent
se résument essentiellement à la stérilité, la fièvre et l’eczéma14. Les habitants de la
région d’Alep rendent visite à cheikh Rih, dans le village de Yal Baba, car l’eau de sa
source est réputée guérir des rhumatismes ; ce type d’affections a pour nom al-rih en
dialecte alépin, et le saint - s’il a jamais existé - a donc été appelé du nom de la maladie
dont il soulage.
La présence de l’eau génère celle de l’arbre. Cette association concerne surtout lesmazar-
s des zones rurales ou montagneuses. En pays alaouite, chaque sanctuaire est jumelé à
un arbre gigantesque et millénaire (un chêne, généralement). Dans la montagne kurde et
dans la campagne palestinienne, les fidèles enroulent des bandes d’étoffe aux branches
en guise d’ex-votos15. La végétation du mausolée appartient au saint, et nombreuses
sont les anecdotes dans lesquelles le wali apparaît en vision à l’impudent qui a coupé de
son bois, et lui adresse des menaces16.
2 - L’héritage pré-musulman.
Les soufis, c’est-à-dire les saints virtuels de l’Islam, puisent eux-mêmes à la source
prophétique et en retirent une assistance spirituelle. Certains cheikhs damascènes
affirment ainsi que le « conseil des saints » (diwan al-awliya’) du Bilad al-Sam se réunit -
en esprit seulement - auprès de Yahya dans la mosquée des Omeyyades ; ce prophète
présiderait l’assemblée chaque vendredi avant la prière de la gumu’a. La vision (al-
ru’ya), qui constitue un autre événement spirituel se déroulant dans le monde subtil,
atteste également des liens existant entre anbiya’ et awliya’. Muhammad Ibn Abi l-Lutf
(m. 993 / 1585), qui fut mufti à Jérusalem, participa un jour chez un soufi à
un dikr durant lequel il vit l’entité spirituelle (ruhaniyya) du prophète Ibrahim sortir de sa
tombe et participer à la séance25. De manière générale, les mystiques de l’Islam se
montrent les plus réceptifs à l’héritage prophétique que le commun des croyants. A
Berzé, une famille de rifa’is veille sur la grotte où serait né Ibrahim ; chaque semaine se
tient dans la mosquée adjacente une nawba qui ressemble sans doute à celle d’Hébron
que condamnait Ibn Taymiyya. Non loin de là, les soufis et les ulama’ venaient passer
jusqu’à une époque récente plusieurs jours en retraite au Maqam al-Arba’in, sur ce
Qassyoun qui aurait servi de refuge à tant de prophètes26.
Les auteurs stipulent toutefois que seuls les prophètes Muhammad et Ibrahim reposent
de façon certaine l’un à Médine et l’autre à Hébron, le lieu de sépulture des autres étant
purement conjectural 27. Les musulmans visitent bien le Saint Sépulcre (kanisat al-
qiyama) à Jérusalem, mais selon le dogme islamique officiel Jésus n’a pas été crucifié : il
a été enlevé aux cieux d’où il descendra à la fin des temps pour combattre l’Antéchrist.
L’imprécision quant au lieu d’enterrement des prophètes explique le grand nombre
de maqam parfois attribué à un seul nabi. Limitons-nous à quelques exemples : la tombe
de Moïse se trouverait à la fois près de Jéricho et à Damas 28 ; celle de Josué (Yusa’ b.
Nun) à Tripoli, à Naplouse, à al-Ma’arra en Syrie, ou à Bagdad 29. En Israël, près de la
frontière libanaise, Su’ayb, le prophète de Madyan, a un maqam vénéré plus
spécialement par les Druzes, mais il en a un autre en Jordanie. Quant à Jonas, T. Canaan
ne dénombre pas moins de six cénotaphes pour la seule Palestine 30, auxquels il faut
ajouter celui que les Irakiens visitent près de Mossoul.
Cette course aux sanctuaires est bien souvent l’expression d’une rivalité existant entre
deux villes. Ainsi Damas et Alep prétendent-elles toutes deux abriter la relique de
Yahya 31, et avant l’implantation israélienne survint un conflit entre les populations de
Ramlé et de Lod car, aux dires de la première, la seconde aurait essayé de démolir le
minaret de la mosquée de Salih pour le reconstruire à Lod 32 ! Dans la dévotion dont les
prophètes sont l’objet, l’esprit de compétition dépasse le cadre intra-islamique pour
atteindre l’échelle des trois religions monothéistes. Il se matérialise du côté musulman
par les mawsim-s (musem en dialectal), fêtes saisonnières dévolues aux saints. Ce genre
de manifestation existe de façon ponctuelle en Syrie du nord 33 ; mais il est surtout
répandu en Palestine, où son institution avait un dessein stratégique : le sultan Baïbars,
nous l’avons vu, a créé plusieurs mawsim-s dans le but d’impressionner les chrétiens
venant célébrer Pâques en Terre Sainte. Pour cette raison, celui de Moïse débutait le
vendredi précédant les Rameaux et finissait le Jeudi Saint.
Ces mawsim-s soudaient la communauté autour des notables religieux et des cheikhs
de tariqa. La famille noble des Husayni dirigeait la procession qui partait de Jérusalem
pour se rendre au sanctuaire du Nabi Musa, à quelques kilomètres de la ville ; chaque
confrérie déployait sa bannière, les Husayni ayant également la leur. A Ramlé, la famille
Gasin joue un grand rôle en qualité de gardienne des terres et de la zawiyad’Abu Yazid
al-Bistami 34. La ville célèbre encore le mawsim du Nabi Salih, mais de façon restreinte. A
cette occasion, l’étendard du prophète Salih, qui a pour nom al-bayraq, est placé sur le
dos d’un cheval. Entouré par le cortège, celui-ci part dumaqam d’al-Bistami et se dirige
vers la tombe du prophète. Le représentant de la famille Gasin se saisit alors de
l’étendard et l’embrasse, puis il prononce un discours 35.
Le destin particulier de la Palestine au XXe siècle a conféré au mawsim du Nabi Musa, qui
rassemblait jusqu’à vingt-cinq mille personnes, une portée politique qui s’inscrit dans le
sillage du dessein de Baïbars. Dès le début du siècle, cette célébration a symbolisé aux
yeux des Palestiniens la résistance nationale, face à la présence des Anglais et à leurs
promesses non tenues, face surtout au spectre de l’implantation juive. Ainsi éclata une
« révolution » à l’occasion du festival du printemps 1920, qui opposa pendant une
semaine les Palestiniens - musulmans et chrétiens - aux juifs et aux Anglais. Ces derniers
interdirent alors le mawsim, qui n’eut lieu par la suite que de façon sporadique. F. De
Jong affirme qu’il a été supprimé « juste avant ou au début de la Deuxième Guerre
mondiale » 36, mais l’Etat hébreu l’a, semble-t-il, parfois autorisé depuis 1967, sans qu’il
ait l’ampleur d’autrefois. D’autres sources nous ont assuré que l’armée israélienne l’avait
prohibé à la fin des années 1970, à cause de la proximité du sanctuaire d’une zone
militaire. Quoi qu’il en soit, cette fête religieuse n’a plus cours depuis le début de
l’Intifada, malgré les demandes réitérées des notables musulmans de Jérusalem 37.
L’incertitude qui règne quant à la localisation des sépultures des prophètes empêche les
différentes communautés de se regrouper autour des mêmes mausolées ; apparaissent
alors des affinités entre tel saint et telle famille religieuse. Ainsi lemawsim de Su’ayb,
évoqué plus haut, est fréquenté par des Druzes venant du Liban mais aussi du Hawran
syrien, à l’exclusion d’autres groupes apparentés à l’Islam. De même, celui du Nabi Yusa’
(Josué), à Tripoli, est visité uniquement par les Alaouites. Contrairement aux chrétiens
palestiniens, les juifs n’ont jamais participé au mawsimde Moïse puisque, selon eux, son
lieu d’inhumation est inconnu. Certains musulmans reconnaissent ce fait, mais ils
considèrent que la baraka émanant du lieu l’emporte sur la précision historique. T.
Canaan cite plusieurs cas de personnages honorés en Palestine comme des prophètes,
alors qu’une enquête étymologique attribue une autre identité à ces personnages 38. Il va
de soi que certains « réformateurs » ont réagi contre ce laxisme ; à leur tête vient Ibn
Taymiyya, qui démentit l’authenticité de nombreux maqam-s, dont celui de Noé 39.
La visite des sanctuaires et les festivités annuelles qui s’y déroulent ne constituent pas
les seules marques de vénération des prophètes. Après la reconquête de la Palestine sur
les Francs, une donation (waqf) a été instituée au profit du complexe funéraire
d’Abraham à Hébron. Cette donation prévoyait notamment de nourrir les pèlerins de
passage avec des lentilles (’ads) cuites sur place et mélangées à du pain. Les habitants
devaient sans doute en préparer de leur propre initiative, d’après ce que rapporte al-
’Ulaymi 40. Cette pratique était en tous cas assez connue pour qu’Ibn Taymiyya lui
consacre une page, dans laquelle il vilipende ceux qui croient en la vertu de ce mets
parce qu’il est cuisiné dans ce lieu saint 41. La coutume a survécu au polémiste, puisque
le smat al-Halil (« le plat d’Abraham ») désigne chez les Palestiniens actuels une recette
de lentilles et de pâtes auxquelles on ajoute du sucre. A Jérusalem, des vieilles femmes
issues des milieux soufis servaient encore il y a quelques années une soupe de lentilles
aux pauvres, dans la zawiya de leur famille. Restons dans le registre culinaire, pour
signaler les patisseries confectionnées dans les maisons à l’occasion du mawsim du Nabi
Musa : aucun régime - politique - ne pourra sans doute les interdire...
Le patrimoine prophétique est encore vivifié en Palestine par la présence de Jésus. Celui
que Muhammad appelait « mon frère Isa » jouit d’une grande dévotion, qu’il partage
avec sa mère. Les musulmans visitent en effet l’église de la Vierge, en contrebas de
Jérusalem, et se lient à elle par des voeux. Al-’Ulaymi affirme qu’après la conquête de la
ville le calife Umar b. al-Hattab pria en ce lieu deux rak’at 42, et il y a encore quelques
décennies, les femmes stériles allaient se baigner dans le bain de « Sitti Maryam ». Les
musulmans fréquentent également l’église de Bethléem (kanisat al-mahd), dans laquelle
Muhammad aurait prié lors de son voyage nocturne (isra’) de la Mecque à Jérusalem 43.
Dans les milieux populaires palestiniens mais aussi chez les Druzes et les Alaouites, on
prend fréquemment à témoin Jésus et des serments se font en son nom : « Wa hayat al-
Masih illi masah al-dunya bi-yamino... », c’est-à-dire : « Je jure par le Messie qui a nivelé
le monde de sa main droite... ». Par contre, l’origine chrétienne assignée par T. Canaan
au symbolisme du chiffre quarante (à propos des différents maqam ou mashad al-
Arba’in) est sujette à caution, vu l’importance de ce chiffre dans la tradition
islamiqueengénéral 44.
Plus on s’éloigne de la Palestine - où, selon un adage, il n’y a pas un endroit où les
prophètes n’aient prié - plus le souvenir des anbiya’ s’estompe devant le rayonnement
plus récent des awliya’. Hormis le cas particulier de Yahya à Damas, il faut mentionner,
en ce qui concerne la Syrie, la vocation abrahamique d’Alep. Ibrahim a donné son nom à
la cité (Halab), car il aurait trait sa vache grise (= halaba al-sahba’) sur la colline où la
Citadelle a été par la suite édifiée 45. Jusqu’à une époque récente, les Alépins se
baignaient dans les « sept bassins d’Abraham », qui alimentaient la ville en eau. A Urfa,
lieu de naissance déjà cité du patriarche, se trouve un lac qui lui est dédié ; la population
musulmane n’en pêche pas les carpes sacrées car elles appartiennent à « sayyidna
Ibrahim », et les chrétiens vénèrent également l’endroit 46. En Irak, plusieurs strates ont
recouvert l’héritage prophétique, qui était pourtant vivifié aux premiers temps de
l’Islam ; ainsi, selon certaines traditions, le mausolée de Najaf aurait été érigé sur
l’emplacement des tombeaux d’Adam et de Noé. A partir du IIIe siècle de l’Hégire, l’école
soufie de Bagdad va donner un essor aux pèlerinages et centrer sur ses cheikhs l’idée de
sainteté 47. Les principaux sanctuaires de prophètes qui restent visités de nos jours sont
ceux de Danyal (Daniel) et de Yunus à Mossoul, Du l-Kifl (Ezéchiel) à Hilla 48.
Peter Brown constate un « léger décalage du culte des saints en Islam, par rapport à
l’orthodoxie musulmane »49. A lire Ibn Taymiyya, il s’agirait plutôt d’une faille béante,
que le polémiste impute à la survivance de pratiques pré-islamiques au sein de l’Islam.
Des réminiscences chrétiennes caractériseraient ainsi la dévotion excessive avec laquelle
les pèlerins s’adressent aux saints musulmans. Le cheikh syrien prend notamment
l’exemple du rite suivi à son époque pour la visite à ’Abd al-Qadir al-Gilani, mais nous y
reviendrons dans notre étude de cas. Il existe jusqu’à nos jours de fortes minorités
chrétiennes dans tous les pays du Proche-Orient, et l’islam palestinien, nous l’avons vu, a
intégré plusieurs éléments cultuels propres à cette confession. Il ne s’agit pas à
proprement parler de syncrétisme, mais de convivialité religieuse déterminant des
influences réciproques. De manière évidente, celles-ci n’apparaissent pas tant au niveau
des dogmes qu’à celui des pratiques. Prenons l’exemple de la Syrie, où la séparation
entre les deux religions est pourtant plus étanche qu’en Palestine : dans les années
1980, on voyait des Damascènes musulmans rendre visite à Mirna, jeune femme
chrétienne ayant reçu les stigmates ainsi que des messages de la Vierge, et des mains de
laquelle suintait de l’huile d’olive. Mirna habite d’ailleurs à proximité du mausolée de
cheikh Arslan.
Obsédé par son souci de purifier l’Islam de toute intrusion étrangère, Ibn Taymiyya se
serait opposé, d’après Hava Lazarus-Yafeh, à l’idée de la sainteté de Jérusalem, qui
faisait la part trop belle au Judaïsme. L’auteur constate en outre que l’intervention du
cheikh syrien a eu lieu trop tard dans l’histoire islamique pour éradiquer une telle
influence50. Cependant, le Kitab al-ziyara ne laisse apparaître aucune prévention du
polémiste contre la sainteté de Jérusalem ; ce dernier réprouve uniquement la visite des
lieux saints juifs et chrétiens de Palestine, comme la colline de Sion et les églises de
Jérusalem et de Bethléem51. Par ailleurs, al-’Ulaymi rappelle que le pèlerin doit prier sur
Muhammad chaque fois qu’il visite le sanctuaire d’un prophète, afin de préserver
le caractère islamique de sa ziyara 52.
1. Cf. Al-Uns al-galil, p.427.
3. Cf. l’art. Djudi dans E.I.2, II, 588-589, ainsi qu’al-Harawi, Guide, p.152.
Suivant la Bible, l’Arche se serait arrêté sur le Mont Ararat, en Turquie
orientale (Arménie).
6. Ma min nabi illa wa lahu gar ; cf. T. Canaan, op. cit., p.59. Sur le
symbolisme spirituel de la grotte, cf. Alphonse Dupront, Du Sacré, Paris,
1987, p.390.
9. Cf. Kamil al-Halabi al-Gazzi, Nahr al-dahab fi tarih Halab, Alep, 1926, I,
550.
11. Les sunnites comme les chiites la visitent encore de nos jours. On
pourra se reporter à P. J. Luizard, op. cit., p.152, et J. Sourdel-
Thomine,Guide des lieux de pèlerinage, p.160.
13. Du Sacré, p.400. Les sources des prophètes Ayyub et Yunus sont
encore visitées dans un but curatif.
19. Cf. le Kitab al-ziyara, qui regroupe l’ensemble des fatwas du cheikh sur
la visite des tombes (édité et annoté par Sayf al-din al-Katib), Beyrouth,
1980, pp.15, 21, 117...
23. Le sultan ottoman ’Abd al-Hamid était affilié à sa voie, laquelle s’est
répandue dans l’ensemble du Proche Orient.
25. Cf. Nagm al-din al-Gazzi, Al-Kawakib al-sa’ira bi a’yan al-mi’a al-’asira,
édité par G. Gabbur, Beyrouth, 1945, III, 11-12. Dans une fatwa, Ibn
Taymiyya dénonce la nawbat al-Halil ; il s’agissait d’un concert spirituel
(sama’) donné par des soufis près du sanctuaire d’Ibrahim à Hébron. Le
muezzin de la mosquée y jouait de la flûte ; cf. Kitab al-ziyara, pp.112-
113, 116. Il faut rappeler à ce propos que la ville d’Hébron est si bien
associée à Abraham que les musulmans l’ont appelée du surnom du
prophète : al-Halil, « l’ami intime de Dieu ».
31. Cf. Ibn Saddad, Al-A’laq al-hatira fi dikr umara’ al-Sam wa l-Gazira,
édité par Sami Dahhan, Damas, 1956, p.48 ; J. Sourdel, op. cit., p.75.
33. Le mawsim d’Ibrahim Ibn Adham qui attirait à Jéblé, selon Ibn Battuta,
beaucoup de fuqara’ n’a plus lieu (Rihla, p.75). De même, dans la région
d’Alep, le cheikh Rih, dont nous parlerons plus loin, était fêté au début de
l’été (cf. Nahr al-dahab, p.371), mais son mawsim n’existe plus.
34. Abu Yazid n’ayant jamais quitté le Hurasan, il s’agit donc d’un
cénotaphe ; un autre maqam dédié au saint est visité près de Damas.
37. T. Canaan a décrit en détail le mawsim dans les années 1920 ; cf.op.
cit., pp.193-214.
39. Cf. K. al-ziyara, p.56 ; le cheikh ne précise pas quel sanctuaire il vise,
car on en dénombre plusieurs, en Jordanie (Kérak) et en Israël.
41. Al-Fatawa al-kubra, Beyrouth, 1966, II, 220. Par la même occasion,
lesayh al-Islam invalide le hadith prônant de manger des lentilles ; selon
cette tradition, elles adouciraient le caractère et auraient été très
appréciées des prophètes. Pour Ibn Taymiyya, ce sont au contraire les juifs
qui étaient friands de cette plante ! Pour un avis opposé sur les lentilles, cf.
Suyuti, Al-Hawi lil-fatawi, II, 193.
45. Les sources mentionnent parfois une brebis, à la place d’une vache ;
cf. Muhammad Ibn al-Sihna, Al-Durr al-muntahab fi tarih mamlakat Halab,
Damas, 1984, p.24.
46. Nahr al-dahab, p.514. Nos informateurs nous ont confirmé ce fait pour
l’époque contemporaine.
48. Al-Harawi les mentionne au début du XIIIe siècle (Guide, pp.154, 156,
174).
49. Le Culte des Saints, Paris, 1984 (traduit par Aline Rousselle), pp.21-
22.
En milieu palestinien et libanais, ainsi que chez les Druzes et les Alaouites,
Hadir est identifié à Saint Georges, martyr chrétien du IVe siècle que la
légende dépeint terrassant le dragon. Les Alaouites vont ainsi visiter le
couvent de Saint-Georges (dayr Mar Girgis), qui fut fondé au VIe siècle et
se situe au pied du Crac des Chevaliers, en Syrie (9). Les musulmans
palestiniens vont prier à l’église de Hadir, dans le village du même nom
qui se trouve près de Bethléem (10) ; de même, ils participent à la fête
chrétienne qui a encore lieu à Lod en l’honneur du saint. En outre, ils sont
nombreux à posséder chez eux une icône de Saint-Georges, chose
inconcevable dans une autre ambiance sunnite. Les deux communautés
prêtent serment en son nom, au même titre qu’en Jésus (wa haqq al-Hadr
al-Ahdar...), et lui attribuent la faculté de guérir les troubles mentaux et
nerveux (11). La vénération que lui portent ces populations est justifiée
par la tradition islamique, qui le fait habiter à Jérusalem (12). Hadir
représente donc un point important de convergence entre le christianisme
et l’islam palestiniens.
A Bagdad, la prolifique école soufie des IIIe et IVe siècles a laissé des
noms illustres qui s’inscrivent encore dans la pierre, mais L. Massignon
écrivait avec raison à leur sujet, en 1908, que « le mouvement des
pèlerins se restreint » (20). Selon les sources anciennes en effet, la tombe
de Ma’ruf al-Karhi (m. 200 / 815), un des quatre patrons de la ville, était
très prisée (21) : elle avait « la réputation d’être un tiryaq(thériaque,
panacée), parce qu’un grand nombre de maladies y ont trouvé leur
guérison » (22). Mais il n’y a plus guère désormais que les soufis et les
étrangers pour le visiter, lui et d’autres maîtres comme Gunayd et Hallag.
Al-Gilani et ses disciples ont évincé en grande partie leurs prédécesseurs.
En Syrie, les seuls mystiques de la première époque retenant l’attention
de la population sont Abu Sulayman al-Darani (m. 215 / 830), encore
visité à Daraya près de Damas (23), et Ibrahim Ibn Adham (m. 162 /
778), le fameux prince du Hurasan converti à l’ascèse, dont le maqam se
trouve à Jéblé sur la côte syrienne. Rabi’a al-Samiyya, souvent confondue
avec Rabi’a al-’Adawiyya de Basra, est, à Damas même où elle repose,
beaucoup moins connue que sa célèbre homonyme irakienne (24).
Toutefois, des saints ayant pratiqué le gihad ont réellement existé. Cheikh
Arslan est sans doute passé à la postérité grâce à la protection du prince
Nur al-din Zanki (m. 569 / 1174), et à la vénération que ce dernier lui
vouait (26). Le souverain lui-même a été intégré dans la sphère de la
sainteté, notamment pour la lutte implacable qu’il a menée contre les
Francs. Perçu comme le « champion de la Sunna », il est jusqu’à nos jours
appelé sahid (« héros militaire », ici, plutôt que « martyr ») par les
Damascènes, et certains voient en lui le sixième « calife juste », après les
quatre successeurs du Prophète et le calife omeyyade ’Umar b. ’Abd al-
’Aziz. Il voyait fréquemment, dit-on, l’Envoyé en rêve, et sa réputation de
prince intègre lui vaut d’être sollicité plus spécialement pour la libération
des prisonniers politiques syriens. Lorsque leur voeu est exaucé, les gens
font brûler des bougies près de sa tombe ; celle-ci se situe dans la
madrasa Nuriyya, où se tiennent régulièrement des séances de dikr soufi.
Le célèbre Saladin ne jouit pas d’une telle aura : peu visité, il n’est pas
considéré comme un wali par les sources (27) ; la même remarque
s’impose à propos d’un autre « sauveur de l’Islam » enterré à Damas, le
sultan mamelouk Baïbars.
Le culte des saints en milieu sunnite prend une grande extension à partir
du VIe / XIIe siècle, avec l’émergence des voies initiatiques, qui se
cristalliseront bien plus tard en « confréries ». La ziyara au sanctuaire du
maître éponyme - à défaut d’être souvent le réel fondateur - matérialise
une dévotion qui se manifeste également par une abondante production
hagiographique. Ces faits sont connus, mais il faut noter que l’absence de
grands « fondateurs » en Syrie a entraîné la diffusion dans cette aire des
voies irakiennes. Le rôle majeur qu’y joue ’Abd al-Qadir al-Gilani provient
de l’implantation très rapide de descendants directs du saint à Hama
notamment, et du prestige des Maqadisa palestiniens, qadiris autant que
hanbalites. La Syrie connaît bien une variante locale de la tétralogie des
Pôles spirituels (al-aqtab al-arba’a), mais y apparaît pourtant la dette de
la Syrie envers l’Irak : à côté de M. al-Karhi et d’al-Gilani, figurent Hayat
al-Harrani (m. 581 / 1185) et son disciple ’Aqil al-Manbigi (la date de sa
mort est incertaine) (28). La version répandue, depuis sans doute le XVe
siècle, des « quatre Pôles » mentionne les deux Irakiens al-Rifa’i et al-
Gilani, ainsi que les deux Egyptiens Ahmad al-Badawi et Ibrahim al-Disuqi.
Cette carence de la Syrie explique en partie qu’on n’y célèbre pas
de mawlid de saint, alors que la Palestine, avec ses nombreux mawsim-s,
suit le modèle nilotique. Dans le domaine initiatique, l’influence de
l’Egypte sur cette région est d’ailleurs beaucoup plus manifeste que sur le
reste du Bilad al-Sam (29).
Si populaire que soit « sidi Muhyi al-din » à Damas, les gens ont
conscience que leur ville ne fait qu’abriter cet hôte illustre : par la portée
universelle de sa doctrine, Ibn ’Arabi (m. 638 / 1240) ne leur appartient
pas, et ils ont plutôt vu en cheikh Arslan le saint patron de la cité ; celui-ci
n’est pas plus damascène que le maître andalou (il vient de Qal’at Ga’bar,
sur l’Euphrate), mais son histoire personnelle est étroitement liée à celle
de Damas à l’époque des Croisades. Les relations entre la ville et le
Cheikh al-Akbar ont d’ailleurs été capricieuses, oscillant entre l’opprobre
complet jeté par lesfuqaha’ et la vénération sans bornes des Ottomans,
entre une tombe maintenue en friches et servant de dépotoir, et le
mausolée élevé par le sultan Sélim sous sa propre direction, en 923 /
1517 (30). Le détracteur principal d’Ibn ’Arabi, Ibn Taymiyya (m. 728 /
1327), n’en a pas moins été inhumé au « cimetière des soufis » (31).
Nous savons que sa tombe était visitée au début de l’époque ottomane, ce
que confirme un texte hagiographique de cette période faisant de lui
un wali gratifié de miracles (32). La tombe subsiste toujours au sein de
l’université de Baramké, ancienne caserne ottomane bâtie sur la maqbarat
al-sufiyya, mais le cheikh n’est plus sollicité ; en effet, comme nous le
disait un cheikh damascène, « les soufis voient en lui un mécréant
(kafir) (33), et les réformistes salafis [qui ont adopté ses idées]
s’interdisent toute visite pieuse... ».
Parmi les saints proprement syriens, ’Adi b. Musafir, déjà mentionné, a eu
un destin spirituel étrange puisque ce cheikh au sunnisme bien tempéré,
loué par Ibn Taymiyya, est encore l’objet, de la part des Yézidis, d’un réel
« culte » allant parfois jusqu’à la déification (34) ; mais nous sortons là de
la sphère islamique... Sa’d al-din al-Gibawi (m. sans doute à la fin du VIe
/ XIIe siècle) représente un authentique maître de voie initiatique, laquelle
trouve son origine dans la Rifa’iyya. Alors qu’il s’adonnait au brigandage, il
fut plongé dans un profond état de torpeur et, à l’instar du Persan Fudayl
Ibn ’Iyad (m. 187 / 803), se convertit à la vie spirituelle. Il s’installa à
Giba, à une trentaine de kilomètres de Damas, et le Mont Hermon voisin
s’appellerait Gabal al-sayh ("la Montagne du cheikh") parce qu’il s’y serait
réfugié après avoir été saisi par « l’attraction divine » (gadb). Sa’d al-din
et ses successeurs étaient réputés pour guérir de la folie, et l’on peut
encore voir, dans la zawiya de Giba, l’endroit où officiait le cheikh. La
construction récente d’une grande mosquée attenante au mausolée
témoigne de la vitalité de l’endroit et de l’importance du flux de pèlerins
venant de l’étranger (notamment des Balkans, où la voie est bien
implantée).
A suivre...
7. Sur ces débats, voir notre thèse, dont l’édition est prévue à l’Institut
Français d’Etudes Arabes de Damas : Le soufisme en Egypte et en Syrie :
implications culturelles et enjeux spirituels. Fin époque mamelouke -
début période ottomane, sous la direction de MM. J. Cl. Garcin et D. Gril,
Aix-en-Provence, juillet 1993, pp.413-418.
14. Parmi les lieux qui lui sont consacrés, celui de Bab al-Nasr est
certainement le plus honoré à ce jour : dans l’espoir de faire disparaître
leurs verrues, certains Alépins placent leur main dans la cavité - qui moule
en creux les doigts et le pouce - d’un mur proche de cette porte.
16. Cf. Marc Gaborieau, « The Cult of Saints in Nepal and Northern
India », dans Saints and their Cults, Cambridge, 1983, pp.301-302.
17. Notons qu’Ibn Battuta évoque ces imams en même temps que les
soufis (Rihla, p.220).
18. Cf. S. Ory, art. Makbara, E.I.2, VI, 121. La tombe d’Ibn Hanbal a par
la suite été emportée par le Tigre, et celle que visitent de nos jours les
musulmans est en fait la tombe de son fils ’Abd Allah (cf. G. Le Strange,
pp.166, 350).
19. Il est « la lune des Bani Hasim », « le père des têtes brûlantes »,
« celui qui a abreuvé les assoifés de Kerbela », etc.
26. Il se fit enterrer avec un morceau de la scie d’Arslan ; cf. notre article
« L’empreinte de la sainteté », dans Damas, miroir brisé d’un Orient
arabe, numéro spécial de la revue « Autrement », H.S. 65, janvier 1993,
p.171. Sur Nur al-din, voir également al-Harawi, p.40 ; al-’Adawi, pp.39-
41 ; J. Sourdel, p.82.
28. Manbig et Harran sont toutes deux situées au nord-est d’Alep. ’Aqil fut
le maître de plusieurs saints, dont cheikh Arslan et ’Adi b. Musafir. Les
Alépins vont encore le visiter, surtout en cas de « possession » par des
djinns ; sur lui, cf. Sa’rani, Tabaqat, I, 151.
29. F. De Jong dresse un constat identique pour le XIXe siècle (cf. « The
Sufi Orders... », pp.149-151) ; l’Ahmadiyyaet la Disuqiyya, notamment,
ont eu peu d’impact en Syrie, contrairement à la Palestine.
31. Il n’y a nul lieu de s’en étonner, car cette nécropole n’accueillait pas
seulement des sufiyya ; par ailleurs, le polémiste syrien, affilié lui-même à
la Qadiriyya, n’était pas globalement hostile à la mystique.
33. Les causes de cette condamnation sont évoquées dans notre thèse,
pp.438-439, 441-443.
Le cosmos peut se déployer dans la multiplicité parce qu’il est maintenu par
l’axe du Tawhîd(l’Unicité). Dans la première sourate, Dieu se présente
comme le Seigneur des mondes (rabb al-‘âlamîn) [ii]. Les visages de la
création sont innombrables parce qu’ils proviennent de Lui et se résorbent en
Lui. Maints versets coraniques expriment ce retour/résorption en Dieu, des
âmes humaines mais aussi des causes de divergence entre elles lors de leur
séjour sur terre. L’être un tant soit peu éveillé sait que « par l’unicité de la
multitude, nous pouvons connaître l’unicité de l’Unique », ainsi que l’affirme
Ibn ‘Arabî [iii]. Si l’Essence divine, dans son unitude, est insondable, Dieu se
fait néanmoins multiple dans la Manifestation universelle, en se faisant
connaître par Ses noms et Ses attributs. Il se met de la sorte à la portée de
l’intellection humaine, et crée une indéfectible solidarité entre les plans divin et
humain. En conséquence, la reconnaissance de l’Unicité qui est requise du
fidèle musulman devrait avoir pour implication immédiate dans sa conscience
celle de la solidarité et de l’interdépendance entre tous les règnes de la
création. Pensons à la parole du Prophète : « La création tout entière est la
famille de Dieu » (al-khalq ‘iyâl Allâh). Avant les écologistes modernes, l’émir
Abd El Kader énonçait déjà que « le flux divin qui parvient au moucheron est
celui-là même qui se déverse dans tout l’univers [iv] ». L’objectif des sciences
islamiques traditionnelles est d’ailleurs d’amener l’homme, « par la
contemplation du cosmos, à celle du principe divin [v] ».
Entre les auteurs musulmans ‘‘inclusivistes’’, qui citent volontiers les versets
coraniques d’ouverture aux autres religions, et les ‘‘exclusivistes » », qui
s’appuient sur des versets appelant à la rigueur, voire à l’agression vis-à-vis
des non-musulmans, les débats n’ont eu de cesse : au gré des environnements
spatio-temporels dans lesquels vivaient ces auteurs, c’étaient et ce sont deux
visions du monde qui s’opposent ; parfois aussi de pures stratégies politiques…
De façon schématique, l’avis qui s’impose chez les exégètes, anciens ou
modernes, est celui-ci : les textes scripturaires de l’islam consacrent la diversité
interreligieuse au sein de la Révélation ; le Coran est la seule Ecriture qui, dans
sa lettre même, par nature pourrait-on dire, établit l’universalisme de la
Révélation. Être musulman signifie donc reconnaître l’authenticité de toutes
les religions révélées avant l’islam. Ainsi le verset 5 : 48, sur lequel nous
allons nous arrêter plus loin, présente le pluralisme religieux comme
l’expression de la volonté divine, et Martin Lings note qu’on ne peut rien lui
trouver de comparable dans le judaïsme ou dans le christianisme [x].
L’universalisme de l’islam trouve son origine dans la Fitra : tout être humain
porte en lui l’empreinte de Dieu, qu’il en soit conscient ou non. Il prend racine
dans la prophétologie, doctrine majeure en islam, et bien balisée : « Nous
t’avons révélé comme Nous avions révélé à Noé et à d’autres prophètes après
lui [suit une énumération de prophètes]. Nous avons révélé à des prophètes
dont Nous t’avons conté l’histoire et à d’autres dont Nous ne t’avons rien
dit [xi] » ; « Chaque communauté a reçu un envoyé [prophète] [xii] ». Dans
l’exact prolongement de ces versets, le Prophète affirmait qu’il y a eu 124000
prophètes dans l’humanité, lui-même en étant le dernier dans l’ordre
historique. Or, seulement vingt-sept sont mentionnés dans le Coran ; il faut
donc chercher les traces de la prophétie à l’échelle de l’humanité tout entière.
Des auteurs musulmans égyptiens, pris en considération par l’université al-
Azhar, qui reste une référence pour le monde sunnite, identifient ainsi Osiris au
prophète Idrîs, et le pharaon Akhenaton au prophète Job (Ayyûb). Pour eux, les
2800 divinités du panthéon égyptien ancien ne seraient que des représentations
des Noms et Attributs du Dieu unique… C’est pourquoi encore, selon certains
oulémas, le Bouddha pourrait être intégré dans l’économie islamique de la
Révélation, ceci d’autant plus que le Coran le mentionnerait de façon
allusive [xiii].
Quid encore des versets 2 : 111-112, qui donnent au salut une plus large
perspective encore ? « Les Gens du Livre ont dit : ‘‘N’entreront au paradis que
les juifs ou les chrétiens’’, exprimant ainsi leurs désirs. Dis-leur d’en donner la
preuve s’ils sont sincères. En vérité, quiconque soumet sa face à Dieu en
faisant montre de vertu trouvera sa récompense auprès de son Seigneur, et il ne
connaîtra ni peur ni affliction ». L’expression « soumettre sa face à Dieu » ne
définit aucune confession particulière ; elle décrit une attitude religieuse
universelle, comme l’induit également le verset 2 : 148 : « Il y a pour chacun
une direction vers laquelle il se tourne. Cherchez plutôt à vous surpasser les
uns les autres dans les bonnes actions ».
Les fidèles d’autres religions peuvent-ils être sauvés alors que, l’islam
étant parmi nous, ils ne l’ont pas intégré ? Se pose ici le problème délicat de
l’abrogation des religions précédentes par l’islam, considéré par les musulmans
comme l’ultime modalité du Message adressé à l’humanité. Là encore, les avis
sont très partagés parmi les oulémas. Certains exégètes ont avancé que le
verset 2 : 62, vu précédemment (« Certes, ceux qui croient, juifs, chrétiens et
sabéens… ») avait été abrogé par le verset 3 : 85 « Celui qui recherche une
religion autre que l’islam se verra refuser son choix, et il sera dans la vie future
parmi les perdants », mais nous venons de voir quelle valeur il fallait donner au
mot islâmdans ce verset. D’autres exégètes, tel Tabarî et le chiite Tabarsî (m.
1153), ont nié en ce sens que Dieu puisse faillir à la promesse de salut
accordée aux non-musulmans dans le verset 2 : 62. Le processus de
l’abrogation, précisent-ils, ne peut s’appliquer qu’aux jugements légaux
(prescriptions et interdits), lesquels en effet s’adaptent à chaque nouveau
contexte.
« Les religions révélées sont toutes des lumières. Parmi ces religions,
celle de Muhammad est comme la lumière du soleil parmi les lumières des
autres astres. Lorsque le soleil apparaît, les lumières des astres se cachent et
sont inclues dans la lumière du soleil. Leur existence cachée est comparable à
celle des religions révélées, abrogées par la religion du Prophète : ces
religions continuent bien à exister, tout comme la lumière des astres [autres
que le soleil]. C’est pourquoi notre religion nous intime de croire en tous les
envoyés [les prophètes] et en toutes les religions qu’ils ont amenées. Elles sont
vérité, et ne peuvent être considérées caduques par l’abrogation – c’est là
l’opinion des ignorants ![xxi] »
En vérité, les religions révélées sont diverses parce que chacune est
établie dans une relation particulière à Dieu [xxii]. En vertu de ce pluralisme
religieux voulu par Dieu, le terme « abrogation » ne saurait ni signifier
l’invalidation des religions précédant l’islam, ni leur dénier l’efficacité du
salut. « Il est tout à fait possible de pratiquer l’islam, explique Reza Shah-
Kazemi, en croyant sincèrement d’une part que c’est la religion la plus
achevée, car la plus récemment révélée, d’autre part que les autres religions ont
gardé leur fonction illuminatrice et leur efficacité spirituelle pour leurs adeptes.
Jusqu’à quel point cette fonction et cette efficacité subsistent est une question
qui relève de l’évaluation et de la sensibilité, plutôt que d’un rejet a priori basé
sur des préjugés » [xxiii]. Dans cette veine, l’islamologue tunisien Abdelmajid
Charfi affirme que le Coran « n’a jamais dit que le message de Muhammad
abroge les messages précédents : il le considère seulement comme les
confirmant, les dominant. Or, domination ne signifie pas abrogation ! [xxiv] ».
De fait, des versets induisent que l’islam, par son caractère de « sceau » de la
Révélation, se doit de protéger les différentes formes de la foi. La première
autorisation qui fut donnée aux musulmans de recourir à la lutte
armée défensive est liée à la préservation des lieux de culte en général :
« Autorisation est donnée aux victimes d’agression de se défendre, car elles
sont vraiment lésées, et Dieu a tout pouvoir pour les secourir. [Elle est donnée
à] ceux qui ont été expulsés injustement de leurs foyers pour avoir seulement
dit : ‘‘Notre Seigneur est Dieu !’’ Si Dieu ne repoussait pas certains hommes
par d’autres [en l’occurrence les polythéistes mecquois par les croyants], des
ermitages eussent été détruits ainsi que des églises, des synagogues et des
mosquées où le Nom de Dieu est fréquemment invoqué [xxv] ». Ce passage
coranique fait de la défense de la liberté religieuse la cause supérieure pour
laquelle il peut être fait recours aux armes ; sa portée dépasse largement le seul
contexte islamique (d’après les commentateurs, les Mecquois harcelaient les
musulmans nouvellement installés à Médine, mais le Prophète attendait un
ordre divin pour recourir au combat). Le début du long verset 5 : 48, mis à
profit plus haut, est aussi interprété comme le devoir qui incombe à l’islam de
protéger les religions antérieures : « A toi aussi Nous avons révélé le Livre,
expression de la pure Vérité, qui est venu confirmer les Ecritures antérieures et
les préserver de toute altération ».
[ii] Cor. 1 : 2.
[xvi] Notamment Tabarî, Jâmi‘ al-bayân ‘an ta’wîl âyî al-Qur’ân, Beyrouth, s.d.,
III, p. 212 ; Ibn ‘Arabî, Fusûs al-hikam, éd. ‘Afîfî, Beyrouth, s.d., I, p. 94-95 ; al-
Qâshânî, Tafsîr al-Qur’ân al-karîm (attribué à Ibn ‘Arabî), Beyrouth, I, p. 174 ; Ibn
‘Ajîba, Al-bahr al-madîd fî tafsîr al-Qur’ân al-majîd, Beyrouth, 2002, I, p. 300…
[xx] Parmi les anciens : Qâshânî, op. cit., I, p. 199 ; Alûsî, op. cit., II, p. 216 ; Ibn
‘Ajîba, op. cit., I, p. 343. Parmi les modernes R. Ridâ, Tafsîr al-Manâr ; le chiite
Tabataba’i, al-Mîzân fî tafsîr al-Qur’ân ; F. Esack, Qur’ân, op. cit., p. 163.
[xxi] Ibn ‘Arabî, Al-Futûhât al-makkiyya, III, p. 153.
[xxiv] A. Charfi, L’islam entre le message et l’histoire, Albin Michel, Paris, 2004,
p. 50. [le texte existe aussi en arabe, mais je n’ai pas les références]
[xxvi] Chez les modernes, limitons-nous à I. Goldziher, Le dogme et la loi dans l’islam, L’éclat et
Geuthner, Paris, 2005 (rééd. de 1920), p. 29-30 ; A. Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays
d`Islam, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1958 ; B. Lewis, Le retour de l’islam, Gallimard, Paris, 1985,
p. 27 ou Juifs en terre d’islam, Callman-Lévy, Paris, 1986, p. 71.
[xxix] Voir Cor. 57 : 20, où le terme kuffâr peut être traduit par « agriculteurs »
ou, par dérivation sémantique, par « ceux qui ont enfoui la semence de la foi ».
Pour les auteurs les plus radicaux, tels que Ahmad ‘Abd al-Rahîm al-
Sâbih, nous ne sommes pas sortis des Croisades, car l’orientalisme n’a
été, à leurs yeux, qu’un support pour la déislamisation et la tentative
d’évangélisation de l’Orient (tabshîr). Toutefois, il faut le souligner, la
plupart des auteurs consultés mettent moindrement en relief cette
dimension religieuse et, lorsqu’ils s’y prêtent, ils l’inscrivent dans un
cadre d’idéologie impérialiste. Pour Mahmûd al-Miqdâd par exemple, le
dessein de christianiser l’Orient, de la part de l’Occident, venait après
les objectifs d’hégémonie linguistique, culturelle et économique [4].
Cela est d’autant plus vrai, bien évidemment, que l’on se rapproche de
notre époque. Mais revenons à al-Sâbih. Selon lui, les orientalistes,
animés par des motivations pernicieuses, n’auraient fait que défigurer
la réalité de l’islam.
Ahmad al-Shaykh constate que les orientalistes sont attaqués, non pas
du fait qu’ils ne sont pas musulmans, mais parce que leurs méthodes
soi-disant scientifiques ne correspondent pas à la réalité du vécu
arabo-musulman [17]. Il remarque à ce propos qu’Edward Saïd et
l’Egyptien Anouar Abd el-Malek, auteurs très virulents vis-à-vis de
l’orientalisme, sont ... chrétiens [18]. Les chercheurs actuels sur le
monde musulman sont certes ouverts aux nouvelles sciences
humaines, avance t-il, mais par l’usage qu’ils en font, ils ne se
distinguent guère des anciens orientalistes. Etant extérieurs à
l’expérience religieuse et spirituelle du musulman, ils abordent le Coran
comme s’il s’agissait de n’importe quel texte profane, et la personnalité
du Prophète comme s’il avait été un homme ordinaire. Par là-même,
ajoute-il, ils se coupent d’une dimension objective, car réelle, de leur
objet d’étude [19]. Ahmad al-Shaykh cite l’ouvrage de Maxime
Rodinson, « Mahomet », qui soulève jusqu’à maintenant beaucoup
d’indignation dans le monde musulman [20].
Autant les éditions critiques de manuscrits effectuées par les néo-
orientalistes sont louables pour leur rigueur, poursuit Ahmad al-Shaykh,
autant les commentaires auxquels ceux-ci se livrent lui semblent
entachés de partialité. L’auteur égyptien prend à témoin les conclusions
auxquelles sont parvenus les participants d’un colloque tenu à
l’occasion du 850e anniversaire de la naissance du philosophe andalou
Maïmonide : ceux-ci ont totalement occulté l’évidente influence qu’ont
exercé sur lui les philosophes arabo-musulmans, afin de mieux mettre
en relief sa judaïté. L’islamologue Jean Jolivet, avec lequel l’auteur
égyptien dialogue alors, acquiesce à cette remarque [21].
En définitive, peu importe que les méthodes employées par les néo-
orientalistes soient récentes ou non : elles restent faites par des
Occidentaux et pour des Occidentaux, et n’ont donc pas valeur
universelle. Il s’agit là, peut-être, de la plus grave remise en question de
l’orientalisme. Pour Ahmad al-Shaykh, seules des personnes
appartenant à la culture religieuse qu’ils étudient sont à même d’en
saisir le sens profond. L’analyse du Coran par un chercheur étranger à
l’islam manquerait donc fatalement de pertinence [22]. Une telle
position pèche bien sûr par ses excès, et introduit même une
contradiction dans la démarche d’Ahmad al-Shaykh. A d’autres
moments en effet, il agrée le travail d’orientalistes sympathisants tels
que Jacques Berque. A titre d’appréciation générale sur le personnage,
il cite ainsi cette phrase de lui : « Je suis un catholique qui aime
l’islam » [23]. Le bruit n’a t-il pas couru, de façon insistante, que Berque
était devenu musulman ?
[18] Ibid., p.55. Abd al-Malek, il est vrai, fonctionnait sur des critères
politiques et non religieux. Marxiste, il a ainsi esquivé toute critique à
l’égard de l’orientalisme "soviétique" (je remercie M. Barbot de m’avoir
fait part de cette remarque). En outre, à écouter M. Rodinson, il s’en
serait pris fortement au milieu orientaliste français ...par dépit ; il aurait
été en effet éconduit du Collège de France, où il briguait une chaire
(ibid., p.42).
Selon l’islam, le Coran est le point terminal de la Révélation pour cette humanité. Il se
présente de fait comme la récapitulation et la synthèse des messages antérieurs, et
maints récits bibliques y sont relatés de façon condensée et allusive. Le caractère sibyllin
du « Livre », on va s’en rendre compte, apparaît nettement dans l’épisode du sacrifice
d’Abraham.
Cet épisode, évoqué dans la sourate 37, ressort au thème coranique de l’épreuve (balâ’),
qui agit comme une véritable pédagogie spirituelle à l’adresse des croyants et à fortiori
des prophètes : l’élection et l’investiture ont pour passage obligé la purification. Abraham
(Ibrâhîm en arabe) a été choisi comme « ami intime de Dieu » (khalîl Allâh) parce qu’il a
subi avec succès maintes épreuves1. L’une des plus intenses fut sans doute ce songe au
cours duquel le patriarche se vit en train d’immoler son fils :
- « Père, répondit le fils, fais ce qui t’est ordonné. Tu me trouveras, si Dieu veut, parmi
ceux qui supportent [l’épreuve] » (Cor. 37 : 102).
Tous les traducteurs rendent ce passage au temps passé (« Ô mon fils, j’ai vu en rêve
que... »), mais il importe de restituer le présent employé dans le texte arabe, car celui-ci
a pour fonction de susciter l’instantanéité de la vision d’Abraham. Si l’on nous permet
l’image, celui-ci vit la vision en direct, non en différé. Les commentateurs insistent sur la
dimension onirique de la scène - absente du récit biblique -, et Ibn ‘Arabî, le grand maître
du soufisme souligne que c’est en fait un bélier qui est apparu à Abraham durant son
sommeil, mais sous les traits de son fils. Cependant, Abraham n’a pas interprété,
« transposé » dit l’arabe, cette vision car, selon l’avis des commentateurs, le songe ou la
vision des prophètes relève de la révélation (wahy), et est perçu par eux comme une
réalité immédiate. En effet :
- « Voici certes l’épreuve évidente » (106) : épreuve suprême de soumission à Dieu que
de se croire contraint d’égorger son fils ! Selon certains soufis, l’épreuve consistait à
donner son vrai sens à la vision. Ils font remarquer que l’enfant est le symbole de l’âme.
C’est donc son "moi" que Dieu demande à Abraham d’immoler, cette âme prophétique
élevée, certes, mais encore capable d’amour pour un autre que Dieu. Or, afin d’être
investi pleinement de l’intimité divine, Abraham doit vider son coeur de tout attachement
aux créatures. D’ailleurs, l’épisode du sacrifice suit immédiatement un passage où l’on
voit Abraham détruire les idoles adorées par son peuple (84-98). Dans son cas, la
réalisation ultime de l’Unicité (tawhîd) supposait la destruction de tout penchant naturel,
de tout résidu égotique, forme subtile d’idolâtrie.
- « Nous le rachetâmes par un sacrifice solennel » (107), car l’enjeu est immense. Un
bélier venant, selon la tradition, du paradis, et conduit sur terre par l’ange Gabriel pour le
sacrifice, se substitue au fils : grâce à ce transfert, Dieu rachète à Abraham toute sa
descendance, prophétique et autre, afin de mieux la préserver et la bénir. Ainsi, « Nous
perpétuâmes [le souvenir d’Abraham] parmi les générations postérieures (108). Paix sur
Abraham ! » (109) : après la soumission (islâm) vient la paix (salâm). L’animal, être pur
parce qu’il connaît par intuition directe son Créateur, à l’instar des règnes minéral et
végétal (Ibn ‘Arabî), peut en effet prendre la place d’un humain pur, prophète et fils de
prophète. Par son sacrifice consenti, il permet aux « fils d’Adam » - et pas seulement
d’Abraham - de régénérer leurs énergies vitale et spirituelle.
Pour qui connaît le Coran, l’ambiguïté du discours divin à propos d’Isaac et d’Ismaël est
délibérée. Elle rappelle celle qui plane sur le récit coranique de la crucifixion ou la non-
crucifixion du Christ3, lequel, selon les chrétiens, s’est sacrifié sur la croix pour le rachat
de l’humanité. Enfin, le silence coranique sur l’identité du fils sacrifié - ou sanctifié -, au
regard du contexte actuel, peut être perçu comme une source tantôt de rivalité et
d’inimitié, tantôt de proximité voire d’intimité entre juifs et musulmans. Ne serait-ce pas
dans le dépassement de l’ego, vrai sens du sacrifice abrahamique, que les uns et les
autres parviendront à restaurer une harmonie séculaire mise à mal par des
développements politiques récents ?
Notes :
L’époque médiévale
L’histoire s’écrit parfois davantage en filigranes qu’en traits pleins. C‘est le cas lorsqu’il
s’agit des rapports entre des voies spirituelles ou ésotériques issues de religions différentes. Si
l’influence de la civilisation islamique sur l’Europe est avérée dans les domaines des sciences
et de la philosophie, nous sommes par contre réduits à des « conjectures » en ce qui concerne
la discipline du soufisme (tasawwuf) [1].
A l’époque médiévale, les docteurs chrétiens d’Europe focalisent clairement leur intérêt pour
les auteurs musulmans sur la pensée aristotélicienne. De Ghazâlî (« Algazel », m. 1111), ils
traduisent les textes philosophiques mais non les écrits mystiques, pourtant bien diffusés en
terre d’islam, et ils prennent d’Ibn Sab‘în le logicien et le philosophe, non le métaphysicien
extatique de « l’Unicité absolue ».
Que le maître andalou Ibn ‘Arabî (m. 1240) n’ait pas été connu en Europe avant l’époque
moderne – son influence sur Dante, à ce jour, reste plus qu’hypothétique – n’est guère
étonnant pour deux raisons au moins : en pays musulman même, son œuvre a circulé
longtemps dans des milieux restreints, et les latins n’avaient pas les clés pour déchiffrer son
langage le plus souvent hermétique.
Mais que les manuels de soufisme rédigés aux Xe et XIe siècles n’aient reçu aucun écho en
Europe ne cesse de surprendre. Le Catalan Ramon Lulle (m. 1315) a certainement eu accès à
la littérature mystique de l’islam et côtoyé des milieux soufis, à Majorque et au Maghreb,
mais sans réellement s’en pénétrer [2]. Quoi qu’il en soit, il ne relève pas du monde français
qui nous retient ici.
Plus rarement, il évoque une influence directe de l’ésotérisme islamique – soufi ou ismaélien
– sur les Templiers [5], mais il ne fournit aucun élément historique objectif. La légende du
Graal, il est vrai, telle qu’elle apparaît dans le Parzival de Wolfram Von Eschenbach, écrit à
l’époque de la quatrième croisade, véhicule des données provenant de plusieurs traditions
ésotériques orientales [6]. La version ‘française’ de la légende par Chrétien de Troyes, un peu
antérieure à celle de Wolfram, en est, elle, cependant, totalement dépourvue.
René Guénon lui aussi affirme que les Templiers auraient été en contact effectif avec les
milieux initiatiques du Proche Orient et que, après leur élimination par le roi Philippe le Bel
(1314), les initiés chrétiens se seraient réorganisés en accord avec les initiés musulmans [7]. Il
n’apporte, lui non plus, aucun justificatif concret. Certes, les Templiers se sont montrés plus
tolérants que les autres Francs. Ainsi, un chroniqueur musulman témoigne que des Templiers
sont intervenus à plusieurs reprises, à Jérusalem, pour chasser un Franc qui voulait l’empêcher
de prier [8].
On peut même admettre que l’Ordre, de militaire, soit devenu de plus en plus mystique, mais
cela ne signifie pas qu’il ait été perméable à l’islam ou à son ésotérisme. Les sources arabes
s’en seraient fait l’écho et, au demeurant, elles montrent que les soufis considéraient tous les
Francs comme des envahisseurs et des ennemis, et qu’ils les combattaient. Les chiites
ismaéliens pratiquaient entre eux la discipline de l’arcane, et on les voit mal initier des
guerriers francs. Des échanges en matière de spiritualité ont sans doute eu lieu, mais les visées
politiques devaient prédominer.
Guénon va plus loin concernant les Rose Croix – dont les modernes Rosicruciens se
prétendent les héritiers – puisqu’il y aurait eu, selon lui, une sorte d’osmose initiatique entre
ceux-ci et les soufis [9]. Les premiers se seraient retirés en « Orient » au XVIIe siècle, lorsque
toute possibilité de véritable initiation aurait disparu en Occident [10]. Ailleurs, il affirme que
les Rose Croix, qu’il se voit fondé à appeler « ‘‘soufis’’ européens », établissaient un contact
permanent avec les soufis [11].
Ces données relèvent plus de la métahistoire que de la discipline historique critique, mais
c’est, pour notre domaine, une dimension que l’on ne peut écarter. L’intérêt de ces assertions
provient aussi du fait qu’elles proviennent de René Guénon. Des affinités entre Saint François
d’Assise et le soufisme, concernant notamment la doctrine de la « pauvreté spirituelle », ont
été notées, d’autant plus que François s’est rendu en Egypte où il a pu échanger avec le sultan
et des oulémas, mais il est italien… Des Franciscains français contemporains ont cependant
écrit sur ce sujet.
Une des seules traces tangibles de la présence du soufisme en France à l’époque médiévale
provient d’un proche du roi Saint Louis, son chroniqueur et ami Joinville (m. 1317). Celui-ci
cite le Dominicain Yves Le Breton, arabisant, qui avait rencontré à Acre au XIIIe siècle une
femme tenant le même langage sur l’amour divin que Râbi‘a ‘Adawiyya (m. 801), la sainte
musulmane la plus renommée en terre d’islam.
Cette sainte irakienne n’est pas identifiée par Joinville, mais sa figure mythifiée va nourrir le
débat théologique sur l’amour de Dieu qui agite la France… au XVIIe siècle, et elle suscite
l’admiration des partisans du Pur Amour : il faut aimer Dieu ni par désir de Son paradis ni par
crainte de Son enfer [12]. Pour autant, cette légende transmuée de Râbi‘a ne prouve en rien
une réception positive du soufisme en France.
L’époque moderne
Hormis quelques relations de voyageurs français ayant décrit, entre les XVIe et XVIIIe
siècles, avec force partialité, les milieux des « derviches » en Orient (de Nicolay, Chardin…),
ou encore la traduction française des Mille et Une Nuits par Galland, à la fin du XVIIIe siècle,
où figurent les exploits des Kalandars, il faut attendre le XIXe siècle pour que le public
français ait accès à une connaissance plus objective du soufisme. Le Voyage en Orient de
Gérard de Nerval (1843) représente à cet égard une rupture décisive, par le témoignage
empathique qu’il livre, voire la profonde fascination qu’exercent sur l’auteur les derviches du
Caire et d’Istanbul.
Le terme occidental « soufisme » apparaît, sous la forme latine de Sufismus, dans un ouvrage
publié à Berlin en 1821. La première moitié du XIXe siècle voit se développer l’orientalisme
académique, dans lequel la France occupe une place prépondérante. Le soufisme suscite dès
lors un nombre croissant d’études et de traductions, centrées d’abord sur le monde persan.
D’évidence, cette érudition un peu sèche n’est pas animée par une quête intérieure, comme
c’était le cas chez les auteurs médiévaux [14], et de plus elle charrie implicitement l’idéologie
de la suprématie européenne ; elle fournit pourtant une matière objective qui va nourrir les
générations postérieures. Parallèlement, des officiers français des « affaires indigènes »,
motivés, certes, par le contrôle des populations locales, vont rédiger des rapports et des
ouvrages très documentés sur les confréries maghrébines.
Au XXe siècle, l’orientalisme français joue un rôle de plus en plus déterminant dans la
connaissance ‘‘gustative’’ du soufisme, du fait sans doute que ses plus éminents spécialistes
sont eux-mêmes engagés dans une quête spirituelle. Dans leur démarche respective de
chrétiens, Louis Massignon et Henry Corbin se sont alimentés à la mystique musulmane et, à
leur tour, ont alimenté un public se situant à la limite entre académisme et recherche
intérieure.
Si leur enjeu personnel affleure souvent dans leur travail et s’il infléchit parfois leur
objectivité, leur riche personnalité a contribué à diffuser la culture soufie en France. Les
‘‘soufis’’ contemporains reconnaissent également une dette à l’égard de religieux chrétiens
qui ont présenté des pans majeurs du patrimoine soufi : Louis Gardet, Laugier de Beaurecueil,
Paul Nwyia… Certains chercheurs ont conjoint domaine d’étude et orientation spirituelle en
pratiquant l’islam soufi, tel Eva de Vitray-Meyerovitch (m. 1998) et Michel Chodkiewicz.
La première présence effective en France d’un soufi ou d’un groupe soufi remonte à nul autre
que l’émir Abd El-Kader, qui a été retenu dans notre pays durant cinq années (1847-1852).
Tous les Français qui l’ont alors approché ont été séduits par son charisme, et des documents
inédits nous montrent des sœurs chrétiennes désirant le suivre jusque dans son exil spirituel en
Orient.
Le paradoxe du colonialisme français, à la fin du XIXe siècle, est qu’il permet à quelques
nationaux issus de la métropole d’échapper à la civilisation d’ores et déjà désenchantée de
l’Occident, et de se ressourcer dans le « désert », ou en « Orient », comme on voudra. Ces
premiers soufis français – ou de culture française – sont souvent des artistes-peintres (Etienne
Dinet, Yvan Agueli) ou des écrivains (Isabelle Eberhardt). Ils souscrivent au ‘‘mythe’’ de
l’Orient spirituel et l’incarnent dans leur vie et leur œuvre. Ils se rattachent à des confréries
régulières, et ceux qui vivent en Algérie sont rejetés par des colons français.
L’importance d’Agueli réside dans le fait qu’il a planté le premier arbre initiatique en France
et qu’il a affilié Guénon à la Shâdhiliyya, en 1912, à Paris même. Le parcours – bref,
puisqu’elle est morte à vingt-sept ans – d’Isabelle Eberhardt (m. 1904) est plus fantasque. Ses
origines sont troubles, puisque certains attribuent sa paternité à Arthur Rimbaud. Devenue
française en épousant un soufi algérien, elle pratique dûment le soufisme dans la confrérie
Rahmâniyya [15].
Même lorsqu’elle ne possède pas cette texture légendaire, la vie de ces pionniers devient par
la suite un roman. Ainsi d’Aurélie Picard (m. 1933), héroïne de Djebel Amour (Frison Roche),
Lorraine qui épouse en 1872 un cheikh tijâni du Sud algérien et développe la
grande zâwiya après la mort de celui-ci. Autre figure féminine atypique de cette période, la
comtesse Valentine de Saint Point (m. 1953), arrière petite-nièce de Lamartine qui, après
avoir mené une vie excentrique en Occident, entre en islam et s’établit au Caire, où elle est
proche de Guénon.
René Guénon est le principal artisan de la pénétration du soufisme en France au XXe siècle.
Sa pratique islamique et son appartenance soufie ont pourtant été marquées du sceau de la
discrétion, mais son œuvre ainsi que la correspondance qu’il a entretenue avec beaucoup de
‘‘chercheurs de vérité’’, a déterminé l’entrée dans la Voie de nombreux Français ; ceux-ci
seront souvent affiliés à la même voie-mère que Guénon, la Shâdhiliyya, qui a généralement
incarné un soufisme sobre et lettré. Son œuvre formule à l’intention du public européen la
doctrine de la « Tradition primordiale », d’où émanent toutes les religions historiques, et la
dégénérescence de la modernité occidentale.
Le « cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahia », tel qu’il est connu en milieu musulman, établi au Caire
en 1930 et décédé en 1951, continue d’exercer une influence singulière en Occident et dans
quelques cercles en terre d’islam. De Guénon est issu le courant ‘‘traditionnaliste’’ du
soufisme occidental, dont la figure majeure est Frithjof Schuon (m. 1998). Artiste et poète,
celui-ci rédige une œuvre doctrinale puissante ; depuis la Suisse où il réside jusqu’en 1981,
date de son installation aux USA, il touche surtout des intellectuels occidentaux. Son
représentant initial à Paris, le Roumain Michel Vâlsan (m. 1974), lui reproche en 1950 de
s’affranchir de plus en plus de la norme islamique et de verser dans le syncrétisme.
[1] Pour reprendre le titre d’un article de M. Chodkiewicz, « La réception du soufisme par
l’Occident : conjectures et certitudes », The Introduction of Arabic Philosophy into Europe (éd. par
C. Butterworth et B.A. Kessel), Leiden, 1994, p. 136-149.
[3] Voir par exemple P. du Puys de Clinchamps, La Chevalerie, Paris, 1961, p. 12.
[4] L’homme et son ange – Initiation et chevalerie spirituelle, Paris, 1983, p. 219, 221, 223-224 ; p.
228-229, il donne comme exemple la fondation, au XIVe siècle, de l’Ile Verte, à Strasbourg.
[8] Chroniques arabes des Croisades, textes recueillis et présentés par F. Gabrieli, Paris, 1977, p.
106-107.
[13] La Risâla de Safî al-dîn Ibn Abî Mansûr, introduction, édition et traduction par D. Gril, IFAO, Le
Caire, 1986, p. 201-202.
[15] Hormis divers ouvrages non académiques, notamment d’Edmonde Charles-Roux, on se reportera
à M. Sedgwick, Against the Modern World, Oxford, 2004, p. 63-65.
L’époque contemporaine
a) Le paysage confrérique
Implantée en France depuis les années 1920, la tarîqa ‘Alâwiyya, toutes branches confondues,
est la voie qui a le plus marqué le soufisme français au XXe siècle. Initiée par un saint au
charisme incontesté, le cheikh algérien Ahmad al-‘Alâwî (m. 1934), elle a été orientée dès ses
débuts vers une ouverture au monde chrétien d’Europe, et a compté rapidement dans ses rangs
des disciples français. Le cheikh ‘Adda Bentounès, successeur du cheikh ‘Alâwî, a ainsi créé
l’association « Les Amis de l’Islam » en 1949 à Paris, dans le but de mieux faire connaître
l’islam spirituel en Europe.
À partir des années 1970, on assiste à un développement très rapide de la présence du soufisme en Europe, et notamment en France. Plusieurs groupes
soufis émanant des grandes voies - Shâdhiliyya, Naqshbandiyya, Qâdiriyya, Tijâniyya…- voient alors le jour. Cette expansion n’est pas une simple
conséquence de l’émigration, car les cheikhs ‘‘orientaux’’ considèrent depuis longtemps l’Occident comme une terre providentielle.
Constatant que la pression socio-politique qui pèse dans leurs pays peut entraver le développement individuel, ils voient dans l’Occident un espace de
liberté et constatent une réelle attente dans le domaine spirituel. Des musulmans de souche, étudiants ou travailleurs, découvrent ainsi en Occident un
soufisme dans lequel ils ne voyaient que superstition ou routine.
Quelques maîtres ‘‘orientaux’’ s’y établissent bientôt, tandis qu’un petit nombre d’Occidentaux formés opèrent comme représentants d’un maître
étranger, ou accèdent au statut de cheikh.
Ainsi, le cheikh Khaled Bentounès, maître actuel de la ‘Alâwiyya, vit en France, où il s’efforce de porter le message universaliste du soufisme. La zâwiya-
mère, cependant, reste à Mostaganem, dans l’Ouest algérien. Frithjof Schuon était issu de la ‘Alâwiyya, et l’on retrouve chez lui, exprimé différemment,
cet universalisme, ainsi qu’un fort impact en milieu chrétien. Il a d’ailleurs nommé sa voie « la voie de Marie », al-Maryamiyya.
Le monde confrérique français est très fluide, à l’image de ce qu’il est ou était en pays musulman. La Shâdhiliyya par exemple, fondée au XIIIe siècle en
Egypte, est représentée par la ‘Alâwiyya et ses ramifications (dont la Madaniyya tunisienne), par plusieurs groupes provenant de la Darqâwiyya (Maroc –
XVIIIe siècle), ou encore se rattachant à l’héritage de Michel Vâlsan. Une voie-mère peut donner naissance à des groupes très différents quant aux options
et aux modalités choisies, comme cela apparaît dans la Naqshbandiyya.
Certains groupes sont volontairement discrets, tandis que d’autres s’affichent davantage. La Butchîchiyya marocaine, qui se rattache à la voie-mère
Qâdiriyya, consacre beaucoup d’énergie à médiatiser le message de cheikh Hamza, par le biais de sites Internet, séminaires, et conférences assurées
parfois par Faouzi Skali, représentant de la voie connu en France. Puisque désormais « c’est le maître qui cherche le disciple », il faut toucher un public
large, même non musulman.
Ce monde confrérique est également fluide en raison de ses origines géographiques diverses, et l’on peut dire que l’Europe, et en particulier la France,
sont en train de devenir une terre de rencontre entre les différentes traditions du soufisme existant dans le monde musulman.
Si l’Iran est quelque peu présent grâce aux Ni‘matullahis et aux Uvaysis, de la Turquie viennent plusieurs groupes naqshbandis, du Soudan les Burhânis, du
Maghreb – hormis la grande famille Shâdhilî – les Tijânis, et d’Afrique sub-saharienne les Tijânis et les Mourides. Ceux-ci ont des relais communautaires
importants en France, car liés à un système complexe d’immigration du Sénégal vers la France.
Toute cette mouvance se prévaut d’un soufisme orthodoxe, car les affiliés restent fidèles aux prescriptions de l’islam et sont parfois versés dans les
sciences islamiques. La plupart des membres gardent un lien avec l’un ou l’autre pays musulman, et effectuent des visites régulières à leur zâwiya-mère
respective. La question de l’adaptation au contexte occidental n’est pas résolue dans tous les cas : parmi ceux qui ont été initiés et formés en Orient,
certains ont tendance à importer des coutumes arabes, africaines ou autres.
D’autres groupes se sont en revanche détachés de la forme islamique pour mieux dégager, à leurs yeux, l’universalisme de la sagesse soufie. Ouvrant la
porte du syncrétisme, ces groupes appellent de leurs vœux une sorte de "mondialisation" de l’Esprit. Ils participent de ce que certains appellent le « néo-
soufisme », qui désigne un courant purement occidental professant un soufisme radicalement différent de celui pratiqué en pays musulman [1].
Ses représentants sont souvent des ‘‘orientaux’’ tels qu’Idries Shah (m. 1996), en Angleterre, et Pir Vilayat Khan (m. 2004), aux USA et en France. Les
adeptes du soufisme ‘‘islamique’’ les tiennent pour des charlatans, et rappellent qu’il n’y a d’initiation qu’à l’intérieur d’une forme religieuse définie.
Pour eux, l’universalisme ne nécessite nul syncrétisme, car il s’énonce dans l’exploration de la révélation islamique.
D’une façon générale, le soufisme de France professe l’orthodoxie pour plusieurs raisons : - la religion musulmane est de plus en plus prégnante en
France, et elle modèle aussi les comportements des soufis, - le soufisme de France est encore imprégné du fidéisme qui prévaut en pays musulman, -
l’influence de Guénon, qui porte à l’intériorisation, reste très présente et censure des comportements de type New Age, que l’on trouve plus facilement
en climat anglo-saxon.
Le profil social des affilés au soufisme est plus varié que celui des musulmans en général, car
on y rencontre davantage de personnes atypiques, pluriculturelles par exemple, ou ayant un
parcours complexe. Le nombre des ‘‘convertis’’ y est nettement supérieur : sauf dans des
groupes d’immigrés repliés sur eux-mêmes, il oscille entre un quart des adeptes à …la quasi-
totalité ; c’est le cas dans la Idrîsiyya du cheikh italien Abd al-Wahid Pallavicini, dont le
représentant le plus connu en France est Abd al-Haqq Guiderdoni.
Une confrérie un peu élargie a en son sein des adeptes aux profils très variés, car le charisme
du cheikh, ou de son représentant, est supposé estomper ces différences. Dans l’histoire des
pays d’islam, les confréries traversaient le plus souvent toutes les classes sociales.
Quoi qu’il en soit, les cheikhs demandent à leurs disciples de poursuivre leurs études,
d’acquérir des qualifications et donc une reconnaissance sociale. Ils refusent que se reproduise
en France le schéma d’un confrérisme populaire qui, attaqué par les salafis et les réformistes,
n’a que trop nui à l’image du soufisme en pays musulman.
Pour l’instant, l’implication strictement politique se réduit, pour les soufis, à participer, à un
niveau ou à un autre, au Conseil Français du Culte Musulman (CFCM), non sans difficulté
d’ailleurs [4].
Le terrain de prédilection des soufis français reste la culture. Beaucoup de groupes, déclarés
en associations de type loi 1901, organisent séminaires de formation sur l’islam ou sur le
soufisme, colloques, conférences et expositions, parfois à un haut niveau (Unesco, Sénat,
Conseil de l’Europe, dans le cas de la ‘Alâwiyya).
Au XIIe siècle, les soufis du Proche Orient ont été en grande partie à l’origine de la
célébration du Mawlid, fête anniversaire de la naissance du Prophète, et de la même façon la
‘Alâwiyya a institué cette célébration sous forme publique, à Paris et en province, suivie
désormais par d’autres groupes soufis.
Le soufisme de France, encore jeune, bénéficie d’une faculté d’adaptation susceptible de créer
des formes inédites [8], et d’une liberté doctrinale qui fait défaut dans certains pays
musulmans : les travaux fondamentaux accomplis sur la métaphysique d’Ibn ‘Arabî, en
France notamment, n’auraient pu y voir le jour. L’Occident est aussi un terrain privilégié de
rencontre entre les spiritualités, pas uniquement ‘‘monothéistes’’ [9].
L’attraction que le soufisme exerce actuellement en France, palpable chez le public féminin
en particulier, dépasse le phénomène de mode. Elle correspond à un besoin réel de spiritualité
et de sagesse dans ce monde en perte de valeurs et de repères intérieurs, besoin qui s’exprime
également dans d’autres spiritualités représentées sur notre territoire.
En France, le soufisme peut apporter une réponse aux jeunes ‘‘issus de l’immigration’’ qui
revendiquent une spiritualité universaliste puisque, à l’instar des autres membres de la société,
ils sont pris dans la spirale de la mondialisation. Par sa verticalité, le soufisme peut les aider à
s’ancrer dans une tradition islamique millénaire, par le biais du rattachement à l’une des
grandes voies, mais aussi à se libérer des réflexes identitaires, des carcans ethniques ou
familiaux.
Au-delà d’un apport proprement initiatique qui ne peut concerner qu’un nombre restreint de
personnes, la culture soufie contribue à restaurer la primordialité spirituelle du message
islamique, trop souvent étouffée par le juridisme, et à briser les facteurs d’instrumentalisation
de la religion. S’il offre une voie spirituelle à certains Européens, le soufisme sert plus
largement de médiateur entre l’islam et l’Occident.
[1] C. Keller, « Le soufisme en Europe occidentale », Scholarly Approaches to Religion Interreligious Perceptions, and Islam (éd. par J. Waardenburg),
Berne, 1995, p. 381 et sq. ; M. Sedgwick, « European Neo-Sufi Movements in the Interwar Period », ?
[2] Nous plaçons ce mot entre guillemets car les personnes concernées ne l’aiment guère. Guénon disait que toute personne consciente de l’unité des
traditions spirituelles était nécessairement « inconvertissable à quoi que ce soit » ; Etudes traditionnelles n° 270, sept. 1948, p. 237.
[3] L. Le Pape, « Engagement religieux, engagements politiques : Sociologie de la conversion dans une confrérie musulmane », in : n° spécial de la
revue Archives des Sciences Sociales des Religions(éditions de l’EHESS), à paraître prochainement. Cette publication fait suite à une table ronde organisée
en juin 2004 par H. Elboudrari, M. Haddad et M. Nabti à l’IISMM (EHESS), Paris.
[5] Voir à ce sujet E. Geoffroy, « Le soufisme et l’ouverture interreligieuse », chapitre V de Initiation au soufisme, Paris, 2003.
[7] Par ailleurs, le cheikh Bentounès est le fondateur des Scouts Musulmans de France et leur guide spirituel.
[8] C. Hamès, « L’Europe occidentale contemporaine », dans Les Voies d’Allah, Paris, 1996, p. 447.
[9] Cf. le séminaire annuel « Islam-Dharma » (Dharma étant le véritable nom de la voie bouddhiste).
Les hommes de religion dans le Moyen-Orient
ayyoubide et mamelouk XIIe - XVIe siècles (partie 1)
Eric "Younès" Geoffroy
(mercredi 11 juin 2003)
1. Les ’ulamâ’
Le terme ’ulamâ’ qualifie tous ceux qui ont suivi un cursus en sciences
islamiques, et dont la compétence est reconnue dans une ou plusieurs de
ces disciplines. Ils sont nommés et rétribués par le pouvoir sultanien
comme les autres fonctionnaires. Ils ne constituent pas un "clergé", ni
même un corps homogène car les tâches qu’ils assument sont
d’importance variable. Ainsi ceux qui ont les charges les moins
prestigieuses, donc les moins rémunérées, se livrent-ils à d’autres
travaux. Les disparités existant au sein de ce milieu sont renforcées par
son caractère cosmopolite. Le Caire est devenue, surtout à partir des
Mamelouks, une capitale d’empire jouissant d’un formidable pouvoir
d’attraction aux yeux des savants musulmans de tous horizons. De façon
générale, l’homo islamicus se définit comme un voyageur, un éternel
pérégrin en quête de la science. Dans ce monde islamique encore ouvert,
dont la koinè est l’arabe, on n’hésite pas à parcourir des milliers de
kilomètres pour étudier auprès de grands savants.
Le prestige dont jouissent les enseignants est en grande partie lié à l’essor
de lamadrasa. Implantée en Iran puis à Bagdad au XIe siècle, et réservée
à priori à l’enseignement du droit, elle connaît une grande extension dans
les domaines ayyoubide et mamelouk, où elle doit contribuer à renforcer
un islam sunnite menacé par la propagande ismaélienne, le pouvoir
fatimide et les Croisés. Elle prend alors son indépendance par rapport à la
mosquée, et concentre en son sein l’enseignement de la plupart des
sciences.
Notes de lecture :
4 Ibid., p.107.
5 Ibid., p.131-132.
2. Les soufis.
L’appui du pouvoir
La politique initiée par Saladin, suivie par les Mamelouks et plus tard par
les Ottomans, favorise l’ancrage et le rayonnement du soufisme dans la
culture islamique. Dans son œuvre de promotion du sunnisme, Saladin
s’appuie sur une mystique bien tempérée, orthodoxe, "officielle" car
financée en partie par l’Etat, qui doit contrebalancer les influences
spirituelles étrangères, ismaélienne, mazdéenne 1 ou autres. Au siècle
suivant, la dislocation de l’Empire abbasside sous les coups des Mongols
ruine le sentiment de sécurité qu’éprouvaient jusqu’alors les musulmans,
et entraîne l’effondrement des structures religieuses traditionnelles.
L’enseignement des sciences exotériques montre d’ailleurs des signes de
sclérose. L’autorité des cheikhs soufis en sort renforcée, car ceux-ci
proposent de nouveaux réseaux de solidarité, ainsi qu’une vision du
monde cohérente car elle transcende les aléas de l’histoire. C’est à cette
époque que se développent les "voies initiatiques particulières" ou
confréries (tarîqa ; pl. turuq). Les émirs sollicitent désormais le charisme
des cheikhs, plus rassembleurs que la plupart des ’ulamâ’.
Ce n’est pas seulement la masse anonyme qui revêt les cheikhs soufis des
attributs du pouvoir, mais aussi les sultans. Il ne fait pas de doute que les
dirigeants temporels donnent dans leur ensemble du crédit à cette
souveraineté qui se superpose à la leur ; du moins ont-ils conscience du
pouvoir surnaturel des cheikhs (khâtir), et, à lire maintes anecdotes, ils
craignent que celui-ci se retourne contre eux ! Ils éprouvent plus que tout
autre groupe social le fameux i’tiqâd, « croyance en la sainteté » des
cheikhs. Avancer qu’ils cherchent par là à justifier leur pouvoir, face à des
populations fascinées par la sainteté, est trop réducteur. Le prince quête
chez le saint le madad, l’assistance spirituelle. Lorsque, en 1516, le sultan
al-Ghawrî demande aux cheikhs soufis de l’accompagner dans la bataille
qu’il va livrer aux Ottomans, il ne s’agit pas pour lui d’une tactique
politique mais du désir de s’assurer leur secours dans cette opération
fatale. Les relations entre autorité spirituelle et pouvoir temporel ne sont
certes pas toujours aussi idylliques, et évoluent parfois en confrontation
directe.
La soif de sainteté, patente dans la société, est étanchée en partie par les
miracles, qui échoient en priorité aux soufis ; ceux-ci en font parfois un
objet de surenchères et de compétition entre eux mais, plus
généralement, ils les mettent au service de la communauté. La karâma, le
miracle réservé aux saints par opposition à la mu’jiza réservée aux
prophètes, ne signifie-t-elle pas la « générosité » ? Générosité divine
envers le saint, afin que ce dernier puisse être également généreux avec
les créatures. Cette grâce prend la forme de la multiplication du pain et de
la nourriture, mais le plus souvent le cheikh puise des ressources du
monde invisible, qu’il verse immédiatement à ceux qui l’ont sollicité.
Le cheikh de zâwiya
Dans quel contexte, dans quel lieu le rayonnement des soufis agit-il ?
Partout, est-on tenté de répondre, car les sermonnaires soufis emplissent
l’université al-Azhar de leur auditoire, les confréries tiennent séance dans
les plus grandes mosquées, les textes doctrinaux du soufisme sont étudiés
dans les madrasa ... et les extatiques règnent dans la rue. Mais c’est
la zâwiya, animée par son cheikh, qui représente, de plus en plus, le cœur
vivant du soufisme. Saladin avait promu la khânqâh, établissement
d’origine persane, qui abrite des soufis rétribués pour se consacrer
presque entièrement à la dévotion. Les Mamelouks, à leur tour,
subventionnent ce "soufisme d’Etat", sur lequel ils ont droit de regard. Le
personnel d’encadrement y est composé d’enseignants des quatre rites
juridiques, comme c’est le cas pour les madrasas. La khânqâh propose
donc des emplois stables aux ’ulamâ’, ce qui contribue à intégrer le
soufisme dans la vie islamique. Mais généralement le supérieur de
la khânqâh est un savant, nommé et destitué par le pouvoir, qui a peu de
liens avec le soufisme et occupe ce poste parmi d’autres ; c’est le cas
d’Ibn Khaldûn, par exemple 7.
Notes de lecture :
7 Cf. C. Petry, The Civilian Elite of Cairo in the Later Middle Ages,
Princeton, 1981, p.221. Voir également L. Fernandes, The Evolution of a
Sufi Institution in Mamluk Egypt : the Khanqah, Berlin, 1988.
15 Ibn ’Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, présenté et traduit par
E. Geoffroy, Paris, 1998, p.235-236, 294.
Eric Younès Geoffroy - Les voies d’accès à la Réalité dans le soufisme
Résumé :
I. Questions d’épistémologie
L’épistémè soufie
(hadîth)
Ainsi Dieu est unique parce qu’Il est le seul Réel. S’Il est le seul réel,
cela implique que la création n’a qu’une existence relative, plus ou
moins illusoire. Ce thème a un appui scripturaire puisque le Prophète a
confirmé cette parole du poète arabe Labîd (qui embrassa l’islam après
avoir rencontré le Prophète) : « Toute chose, hormis Dieu, n’est-elle
pas vaine ? ». Les écoles métaphysiques du soufisme observent des
nuances à ce propos. Pour Ibn ‘Arabî (m. 1240), le cosmos est à la fois
réel et illusoire, « Lui et non Lui ». Il est une complète illusion lorsqu’il
est envisagé comme une entité autonome distincte de l’Être divin, mais
il est réel tant qu’il est maintenu en relation (nisba) avec Lui. Il en va de
même dans le Vedanta hindou : « Le monde phénoménal ne devient
non réel ou faux (jagan mithyâ) que lorsqu’il est pris pour une réalité
ultime, subsistant par elle-même. Il n’est pas du tout faux et illusoire en
tant qu’il est le Brahman tel que le perçoit notre conscience relative ».
C’est ici que l’initié doit dépasser l’opposition entre transcendance
(tanzîh) et immanence (tashbîh).
Les Noms ont une fonction d’« isthme », c’est-à-dire de lieu d’échange
entre le Nommé et les créatures. Toujours selon Ibn ‘Arabî, le principe
de la théophanie a sa source scripturaire dans le verset suivant :
« Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes
jusqu’à ce qu’ils voient clairement que c’est le Réel » (Cor. 41 : 53) . La
multiplicité se déploie graduellement à partir de l’Unicité par une
succession ininterrompue de théophanies prenant des formes
innombrables et qui ne se répètent jamais. Par l’« irrradiation » du Réel
en elles, les créatures passent du néant à l’existence, ou d’une
existence virtuelle à une existence effective. Toute chose ou tout être
est donc un « lieu théophanique » (mazhar, majlâ), un réceptacle qui
reçoit cette irradiation en fonction de ses prédispositions (isti‘dâd) .
L’alliance que j’ai conclue avec Elle est très ancienne ; Quoi
qu’il en soit, je ne sais L’aimer comme il se doit. Sa silhouette,
telle une apparition, me rendait visite auparavant, mais elle a
maintenant disparu. Pourquoi ?
La « voie négative »
Il n’y a pour s’en convaincre qu’à considérer les lieux saints de l’islam :
lorsqu’ils effectuent la prière rituelle, les musulmans s’orientent vers la
Ka‘ba, ce cube vide, ce « lieu du Sans-lieu , cet « être mort », selon Ibn
‘Arabî, qui assimile la circumambulation (tawâf) à une « prière faite sur
un cadavre ». Le sanctuaire de La Mecque ne se situe-t-il pas « dans
une vallée stérile » (Cor. 14 : 37) ? Mais l’apophatisme est peut-être
encore plus tangible à ‘Arafât, immense plaine désertique, lorsqu’on la
visite hors de la saison du hajj, d’où la vue s’échappe sur d’austères
montagnes. Dans ce no-man’s land, on ne se trouve plus dans un
environnement familier, mais sur quelque planète lointaine. La plaine
de ‘Arafât est en fait un lieu métaphysique, et donc un non-lieu
physique ; pour cette raison sans doute, elle ne fait pas partie, et contre
toute attente, du territoire sacré (haram). A ‘Arafât, la théophanie divine
n’est liée à aucune forme particulière, alors qu’à La Mecque elle a pour
siège le Temple saint, la « maison de Dieu ». A ‘Arafât, il n’y a pas le
moindre support, arbre, mémorial, construction ou autre ; il y a juste ce
face-à-face dépouillé et grandiose du croyant avec l’Absolu ».
La voie du cœur
Les soufis postulent que la seule solution pour connaître Dieu est de
s’anéantir dans Son unicité ; de la sorte, l’homme réalise par une
expérience tangible que son être et celui du monde n’ont pas de teneur
objective : la conscience trompeuse d’être un sujet autonome est
pulvérisée, la dualité du sujet/objet est dépassée puisque le sujet s’est
volatilisé. En termes mystiques, l’amant est devenu l’Aimé, le
contemplant le Contemplé. Le fanâ’ est vécu comme une libération des
souffrances qu’impliquent les limitations de l’ego. Il n’y a pas d’autre
issue au labyrinthe de la conscience individuelle conditionnée, en effet,
que de détruire celle-ci. Cette immersion dans « l’océan de l’Unicité »
s’accompagne d’une ivresse (sukr) sans pareille. Sur le plan cognitif,
elle correspond à la « conscience unitive » (jam‘). Celle-ci fait suite à
l’état ordinaire, profane, de la « conscience séparative » (farq) qui
oppose le Réel au monde phénoménal. Par le jam‘, l’individu rassemble
(de la racine J M ‘A) toutes les choses qui constituent le monde pour
les ramener à leur indifférenciation originelle. Il est tellement dominé
par la vision de Dieu qu’il ne perçoit aucune séparation entre les
choses et lui .
Un tel être est appelé en soufisme « celui qui possède les deux yeux »
(dhû l-‘aynayn), en référence au Coran : « Ne lui [l’homme] avons-Nous
pas donné deux yeux […] Ne lui avons-Nous pas montré les deux
voies ? » (Cor. 90 : 8, 10). La plupart des hommes ont une vision
borgne du monde : ils ne voient que le monde manifesté, et tout le reste
leur est voilé ; il en va de même, bien sûr, pour les scientifiques
positivistes. Les théologiens exotéristes et le commun des croyants ne
voient à leur tour que d’un œil, car ils considèrent Dieu comme
transcendant ou immanent, alors qu’Il est les deux à la fois.
L’astrophysicien Hubert Reeves tient des propos d’une similitude
saisissante : « Nous ne pouvons pas vivre une seule démarche, à
peine de devenir fous ou de nous dessécher complètement. Il nous faut
apprendre à vivre maintenant en pratiquant à la fois la science et la
poésie, il nous faut apprendre à garder les deux yeux ouverts en même
temps ».
Même chez les initiés, la vision des « deux yeux » n’est pas assurée.
Ceux qui sont plongés dans le fanâ’ voient que « tout est Lui » et donc
ils ne voient que l’Unité. Seul « celui qui a les deux yeux », qui est dans
le baqâ’, a une vision plénière de la Réalité. « De son œil droit il voit
l’Unité : la Réalité abolue et rien d’autre que l’Unité ; et de son œil
gauche il voit la multiplicité : le monde phénoménal. Mais le plus
important, dans le cas de cet homme, c’est qu’en plus de sa vision
simultanée de l’Unité et de la multiplicité, il sait que celles-ci sont, en
dernière analyse, une seule et même chose » : c’est le jam‘ al-jam‘.
La question que l’on peut se poser ensuite porte sur la nature et sur les
objectifs respectifs de chaque science. I. Barbour soulève ce problème
dans sa critique du livre de Fritjof Capra, Le Tao de la physique, et
remarque que d’autres auteurs se montrent plus prudents quant à la
pertinence des relations entre métaphysique orientale et physique
quantique . Envisageons ces deux citations :
Conclusion
Ibn ‘Arabî, Istalahât al-sûfiyya, op. cit., II, p.6 ; Emir Abd el-Kader, Ecrits
spirituels, présentés et traduits par M. Chodkiewicz, Paris, 1982, p.64.
Qushayrî, Risâla, op. cit., p.280. E. Geoffroy, Initiation au soufisme, op.
cit., p. 28-29. T. Izutsu, op. cit., p. 26-27. ‘Abd al-Ghanî al-Nâbulusî, cité
par E. Geoffroy, Jihâd et Contemplation, op. cit., p. 131. Cité par
M. Cazenave, La science et l’âme du monde, Paris, 1996, p. 12. Ansârî
Harawî, cité par W. Chittick, art. wahdat al-shuhûd, Encyclopédie de
l’Islam 2, XI, p. 38. T. Izutsu, op. cit., p.29. I. G. Barbour, Quand la
science rencontre la religion, Monaco, 2005, p. 100-103. M. Heller,
« Science et transcendance », dans Science et quête de sens, op. cit.,
p. 310. L. Anvar-Chenderoff, Rûmî, op. cit., p. 198. Trinh Xuan Thuan,
« Science et bouddhisme », op. cit., p. 248. P. Fenton et M. Gloton,
Introduction à La production des cercles d’Ibn ‘Arabî, op. cit., p. XXX. B.
Nicolescu, op. cit., p. 55. Voir notamment René Guénon, Aperçus sur
l’ésotérisme islamique et le taoïsme, Gallimard, Paris, 1973, p.48, n. 1 ;
L’homme et son devenir, p.194, n. 1 ; Frithjof Schuon, De l’unité
transcendante des religions, Le Seuil, Paris, 1979, p.174, n.1. L. Gardet
et O. Lacombe, L’expérience du Soi, étude de mystique comparée,
Paris, 1981, p.246. J. Kovalevsky, « Science et religion », Science et
quête de sens, op. cit., p. 185-186. Cf. E. Geoffroy, Le soufisme en
Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers
Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas-Paris,
1995, p. 443-444. Sur la « double vérité », voir Averroès, Discours
décisif, Introduction d’Alain de Libera, Paris, 1996, p. 60-67.
Pour une Approche Pluridimensionnelle de l’Objectivité Scientifique
Malgré ce qui vient d’être dit, ne tombons pas dans le pessimisme, qui
avait suscité à Michel Foucault cette réflexion : « Les sciences
humaines sont de fausses sciences, ce ne sont pas des sciences du
tout ». Gardons du moins à l’esprit que, à l’instar du relativisme culturel
dont des hommes éclairés se sont rapidement fait l’avocat, relayés
ensuite par les anthropologues, le relativisme scientifique s’impose à
nous. J’entends par là que la remise en cause permanente qui fonde
notre démarche critique doit certes s’appliquer à l’objet étudié, mais en
premier lieu c’est nous-mêmes qu’elle concerne.
Venons-en maintenant à l’islam. J’ai été frappé par le fait que celui-ci
n’a pas une conception monolithique, unidimensionnelle de la
"science". La science, al-‘ilm, est une, comme le souligne le maître
soufi Ibn ‘Arabî, puisqu’elle procède de Dieu l’Unique, mais les
modalités de la connaissance, elles, sont multiples. Pour cette raison,
les diverses branches de la science ont globalement fait bon ménage
en islam classique.
Ces savants ne font en fait que confirmer ce qu’ont toujours énoncé les
maîtres du soufisme, à savoir que le tasawwuf est une science
expérimentale - et non conceptuelle - ayant ses règles, ses méthodes
et sa terminologie. Il n’est pas indifférent qu’elle soit appelée « la
science de la Réalité - spirituelle, s’entend » (‘ilm al-Haqîqa) et qu’elle
aboutisse logiquement à la Connaissance, à la gnose (al-ma‘rifa). Sous
ce rapport, il importe de souligner que toute science spirituelle
authentique - car le spirituel est plus perméable que tout autre domaine
aux déviations et parodies - est supra-rationnelle, et non pas
irrationnelle. Elle ne nie pas le rationnel, elle l’intègre pour mieux le
dépasser. Sans l’esprit humain, qui lui sert de réceptacle, elle ne
pourrait s’ancrer dans la matière. C’est pour cela qu’en islam
l’acquisition de la science exotérique constitue un préalable à la quête
de la science ésotérique. Toutefois, le mental (al-‘aql) a ses limites :
comme le rappellent les soufis, ce terme ‘aql signifie l’entrave, le lien.
Quoi qu’il en soit, les maîtres des différentes traditions spirituelles
témoignent, par leur exemple, que l’on peut user du rationnel et être
réceptifs au supra-rationnel, et qu’activité intellectuelle et vie spirituelle
se fécondent mutuellement.
[8] Voir sur ce point les propos éclairants d’Alain de Libera dans son
introduction à l’édition bilingue du Fa&Mac215;l al-Maqâl / Discours
décisif d’Averroès (traduction de Marc Geoffroy), Paris, 1996,
notamment p.63 à 67.
[9] Op. cit., p.172.
« Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce qu’ils voient clairement que ceci est la Vérité [1] ». Depuis le XVIIe siècle
au moins, la civilisation prédominante – l’Occident – n’a développé que la dimension « horizontale », soit la raison unidimensionnelle, utilitariste,
délaissant ainsi l’approche intérieure, introspective. Mais le vécu religieux musulman a lui-même évolué vers un formalisme sclérosant, ce qu’on a pu
appeler ici ou là le « matérialisme religieux ».
Dans la civilisation islamique, le soufisme a toujours eu pour rôle de rétablir l’équilibre rompu par le « juridisme », et de rétablir la hiérarchie des
valeurs : partir du métaphysique pour descendre vers le physique. Les enjeux contemporains, cependant, nécessitent désormais des réponses qui
dépassent largement celles données auparavant par le soufisme historique, lesquelles étaient limitées à la sphère musulmane du monde.
Face à la fulgurance de la mondialisation et aux défis péremptoires de la postmodernité, c’est une révolution du sens qu’il faut susciter. Une telle
‘‘conversion’’ nous oblige à renouveler notre regard, à reconsidérer notre quête des « signes » (âyât) qui pointent vers le sens primordial de la Révélation
et du projet divin qui la sous-tend. A vrai dire, elle nous est demandée chaque jour !
Le soufisme lui-même ne peut échapper, dans son vécu actuel, à une ‘‘refonte de sens’’ similaire à celle qui doit être opérée sur les sciences normatives
de l’islam exotérique.
Dans cette spiritualité, l’essentiel est parfois devenu accessoire, et l’accessoire essentiel,
ce qu’avaient bien montré les maîtres du « soufisme réformé » de la fin du XVIIIe siècle
et début du XIXe (Ahmad Ibn Idrîs, notamment). Or, ce qu’on peut attendre du soufisme,
dans notre nouvel espace-temps, est un constant dépassement des schémas mentaux,
piétistes, routiniers, car la routine est suicidaire en matière de spiritualité. Il ne s’agit pas
de rejeter l’immense patrimoine soufi - pas plus qu’il ne faut rejeter celui de l’islam
global - mais d’apprendre à assimiler sa quintessence pour mieux se l’approprier, et ainsi
le faire vivre dans notre environnement, ici et maintenant.
C’est ce que l’on peut appeler le ‘‘fondamentisme’’ spirituel, par contraste avec le fondamentalisme religieux, qui se crispe sur la lettre, c’est-à-dire sur
un contexte spatio-temporel qui ne nous concerne plus.
La lettre doit être pleinement considérée, mais comme un point d’ascension, non comme un terminus. La gnose brûle tout ce qui est vil dans le corps du
gnostique, disait Abû Yazîd Bistâmî. De même, une spiritualité exigeante permet d’aller à l’essentiel : elle nettoie plus encore la conscience que les
acquis et les savoirs extérieurs.
L’un des symptômes de la modernité/mondialisation est incontestablement l’accélération du temps, ou du moins la perception que l’on a d’une telle
accélération, laquelle va de pair avec l’abolition des distances géographiques. Le Prophète faisait de cette contraction toujours plus accentuée du temps
l’un des signes de la « fin des temps », ou d’un cycle. Les oulémas anciens se sont d’ailleurs interrogés sur les modalités de la pratique rituelle qui
prévaudraient à un tel moment : ainsi, comment effectuer les cinq prières quotidiennes dans un temps contracté ?
Le phénomène ou la sensation d’accélération se construit sur les mythes du ‘‘nouveau’’, de ‘‘l’inédit’’, sans cesse remis à l’ouvrage. « Toute chose est en
perpétuel changement. La seule vérité absolue est la totale ‘fluidité’ et le changement continu [2] ». Dans ce monde de l’ « idolâtrie du nouveau »,
selon l’expression du philosophe Vattimo, de la révolution informatique et de l’instantané médiatique, comment maintenir une conscience spirituelle, un
espace intérieur, non altérés ?
Il y a de bonnes raisons de penser que la démarche dialectique ‘‘horizontale’’ ne suffit pas pour répondre aux défis. Celle-ci a versé dans un positivisme
unidimensionnel, tantôt ‘‘religieux’’, tantôt sécularisé, montrant son incapacité à épanouir l’homme, et même son potentiel de nuisance. Autant de
constats qui appellent à reconsidérer la pensée soufie, selon laquelle on ne saurait s’attacher à aucune forme puisque « Dieu renouvelle à chaque instant
Sa création [3] ».
Le soufi a pour devise d’être le « Fils de l’Instant », ou de son époque. Il tend ainsi à observer l’effet de la Présence divine dans tout contexte spatio-
temporel. Cette Présence, soyons-en assurés, va prendre des formes qui vont nous surprendre de plus en plus...
Être le « fils de l’Instant » suppose donc une disponibilité sans faille aux théophanies, aux manifestations, incessantes, mais toujours renouvelées, de Dieu
dans le monde et en l’homme. Voyons ici l’une des nombreuses applications possibles de la fameuse parole du maître de Bagdad, Junayd (m. 911). Dans
notre contexte, son aphorisme « L’eau est de la couleur de son récipient » se traduit ainsi : « La Présence est de la couleur de l’instant, de l’époque ».
Le musulman, et en l’occurrence le soufi, devrait être toujours ‘‘moderne’’, si l’on se fie à l’étymologie grecque ancienne du terme modernité, qui
signifie « d’aujourd’hui ». Serviteur du « Vivant » (al-Hayy, Nom divin majeur), il a potentiellement la faculté de percevoir la sagesse sous-jacente aux
mutations brutales que nous connaissons. Il accepte, accueille même, les conditions cycliques dans lesquelles sa vie s’insère, car il voit en elles
l’expression et l’actualisation de la volonté divine.
Le salafiste, au contraire, se crispe sur un vécu qui est mort dans sa forme spatio-temporelle : l’Arabie du VIIe siècle. « N’insultez pas le temps, car Dieu
est le temps », est-il rapporté dans un hadîth qudsî. Le terme arabe dahr, que l’on traduit par « temps » ou « durée », est considéré par certains auteurs
musulmans comme un Nom divin. Le temps est donc le temps : il n’y a pas de temps ou d’espace profane, car tout est investi par la Présence.
A cet égard, ce serait « enfouir la vérité » ou « être ingrat » - tous sens du mot kâfir qu’on traduit plus superficiellement par « mécréant » – que de nier
que la modernité soit une providence. D’évidence, Dieu ne s’est certainement pas trompé en créant le monde moderne : il y a mis une intention que nous
devons décrypter. Que nous vivions une époque de ‘‘ténèbres’’ ou non, importe peu en définitive, car Dieu compense : il est bien connu que c’est au plus
fort des ténèbres que jaillit la lumière et, certes, c’est dans le désert que l’absolu s’impose souverainement. Dans notre nouvel espace-temps caractérisé
par l’immédiateté, l’instantanéité et la simultanéité, Dieu n’a sans doute jamais été aussi immanent.
Il va sans dire que cette saisie de l’Instant, chez les soufis, est un idéal, que contredisent parfois ou souvent les archaïsmes que l’on peut constater dans
tel ou tel milieu soufi. Il reste que le soufisme, en tant que discipline islamique, pourrait apporter plus de mobilité et de ‘‘plasticité’’ dans l’attitude
intérieure du fidèle musulman. La dialectique mentale qui observe le monde phénoménal décompose la structure du temps, dans un ‘‘aller et retour’’ de
la pensée horizontale, alors que la contemplation spirituelle perçoit ce monde en une seule saisie globale, synthétique, ‘‘verticale’’.
Les soufis illustrent leur quête d’un équilibre entre raison et supra-raison par l’expression « l’homme aux deux yeux » (dhû l-‘aynayn). La référence
coranique en est : « Ne lui [l’homme] avons-Nous pas donné deux yeux […] Ne lui avons-Nous pas montré les deux voies ? [1] ». Avec son œil ‘‘droit’’, ou
œil intérieur, l’être éveillé voit l’Unicité ; avec son œil ‘‘gauche’’, ou œil extérieur, il voit le monde phénoménal dans sa multiplicité. Ainsi ancré à la
fois dans l’Unicité et la multiplicité, il a une vision unifiante de la réalité, car la vision d’un œil ne cache pas celle de l’autre.
La culture islamique et soufie traditionnelles exprime cela en termes de « balance » (mîzân), c’est-à-dire d’équilibre entre les différents aspects de la
réalité. Or, le regard que nous portons sur le monde, nous autres modernes ou contemporains, est borgne : notre perception, bien souvent, s’arrête au
monde manifesté et ne suppose même pas l’existence d’une autre dimension. C’est par ce qualificatif de « borgne » que le Prophète décrivait
l’Antéchrist (Dajjâl). Le soufisme, précisément, se doit de fournir à l’homme cette qualité de multidimensionalité, du Coran, du monde, et de la Réalité
en général.
A une époque où l’homme doute de lui-même et de la pertinence de son existence sur cette
planète, où s’imposent la massification, l’uniformisation et la mercantilisation de l’être
humain, le soufisme nous rappelle que l’homme est la théophanie suprême de Dieu sur terre,
l’image privilégiée du Réel (nuskhat al-Haqq), que le projet divin à son égard a un sens -
même s’il nous échappe souvent - et enfin que, parmi les humains, la femme est l’expression
la plus accomplie de la théophanie (pour Ibn ‘Arabî en particulier).
Les repères rituels formels, extérieurs, ont donc une importance très relative en islam, ainsi
qu’en témoignent, par exemple, les ‘‘mosquées’’ du désert, délimitées symboliquement par un
simple tracé de pierres alignées sur le sol. Si les sociétés traditionnelles, qui fournissaient ces
repères, sont affaiblies, voire en train de mourir, le soufisme répond que l’homme peut
trouver ici et maintenant son axialité en lui-même.
Plus que jamais, avec la mondialisation, la terre entière devient une « mosquée pure », comme
l’indiquait le Prophète, en dépit de sa pollution matérielle... Le processus d’individualisation
du vécu religieux va en ce sens : dans un contexte d’émancipation vis-à-vis des églises, et
parfois même des lieux de culte traditionnels, les repères seront intérieurs ou ne seront pas.
Si le soufi n’est pas, idéalement, tributaire du temps, il doit également ne pas l’être du lieu.
L’islam est une religion fondée sur la hijra, et cette « hégire », qui s’est concrétisée par un
déplacement physique du Prophète et des premiers musulmans, est constitutive de l’identité
musulmane. Selon l’enseignement soufi, nous sommes en effet de perpétuels pèlerins, et il en
va de même pour toutes les créatures !
Cependant, le croyant monothéiste dont la foi est encore entachée de dualisme (Dieu d’un
côté, ou ‘‘dans le ciel’’, et le monde de l’autre) est-il véritablement libéré de l’idolâtrie
« cachée » (al-shirk al-khafî) qu’évoquait le Prophète ? Mais qui peut relever, aujourd’hui, le
défi d’une telle exigence ? « Celui qui meurt sans s’être imprégné de notre science [spirituelle
sur l’Unicité] est semblable au mourant qui ne s’est pas repenti de ses péchés graves », tels
que le meurtre ou l’adultère.
Cette assertion d’al-Shâdhilî n’est-elle pas propre à décourager les meilleures volontés ?
L’enseignement des soufis, en vérité, vise la perfection, al-ihsân, que, selon eux, l’homme
porte en lui. Il œuvre à activer le potentiel d’éveil qui repose au fond de notre conscience. Le
prix à payer, cependant, est à la hauteur de l’enjeu, qui serait une amorce au moins de
libération des divers conditionnements dans lesquels nous nous enferrons. Or les
conditionnements religieux sont d’autant plus difficiles à combattre qu’ils sont parés d’une
bonne conscience inébranlable…
Seule la dimension verticale, spirituelle, en effet, libère l’homme des divers mécanismes
d’identification horizontaux mis en place par la psyché humaine, lesquels, s’ils ont bien sûr
des aspects positifs, peuvent aussi aliéner : le travail, la famille, la patrie, la politique, la
religion... Dans ce dernier domaine plus précisément, si malmené actuellement par
l’idéologie, faut-il promouvoir une « théologie de la libération soufie » ? Nul doute qu’elle
constituerait une sortie par le haut des diverses logiques d’enfermement dogmatique.
Quel ijtihâd spirituel ?
Mais quel ancrage peut avoir l’ijtihâd spirituel dans la réalité sociale, dans les chantiers
immenses qui attendent le musulman contemporain : la promotion de l’esprit critique dans les
sociétés musulmanes, l’évolution indispensable d’une pression sociale sur les comportements
religieux vers un rapport individuel assumé au divin, l’éveil d’une conscience éthique, etc. ?
On ne peut mener une vie spirituelle authentique sans avoir une conscience aiguë des défis
contemporains, liés à la mercantilisation du monde, au déséquilibre Nord-Sud, à la crise
écologique, etc.
Conclusion
Les soufis seront-ils à la hauteur du rôle que doit jouer la spiritualité islamique dans les temps
à venir, et de la demande, venant d’Occident comme des pays musulmans, qui lui est
adressée ? Le rôle du soufi est, en quelque sorte, d’anticiper en lui, dans son expérience
personnelle, jusque dans son corps, ce que vit, ce que doit vivre l’humanité.
[1]Coran 90 : 8, 10.
Quelques repères pour l’histoire du soufisme
Les auteurs invoquent une autre interprétation du mot sûfi, qui revêt un
caractère historique, ou plutôt métahistorique. Elle fait venir le mot sûfi
des ahl al- suffa, « les Gens du Banc » qui vivaient dans un
dépouillement total dans la mosquée du Prophète à Médine, et
auxquels celui-ci aurait prodigué un enseignement particulier. Avec eux
comme avec d’autres Compagnons, le Prophète fonde le modèle de la
relation de maître à disciple (suhba) en islam. Le lien immatériel qui
existe entre le Yéménite Uways al-Qaranî et le Prophète, sans qu’ils ne
se soient jamais rencontrés, ouvre le champ à un mode d’initiation
spécifique, dit uwaysî. Par la suite en effet, des mystiques affirmeront
avoir été initiés par un maître défunt - parfois depuis plusieurs siècles -,
lequel se manifeste sous la forme d’une entité spirituelle (rûhâniyya).
Selon les maîtres, les quatre premiers califes « bien dirigés », proches
du Prophète, furent des Pôles ayant détenu à la fois le califat
exotérique et ésotérique ; Abû Bakr et ’Alî, principalement, sont
reconnus comme deux grandes figures spirituelles ayant transmis aux
générations postérieures l’influx initiatique (baraka) du Prophète.
Intériorisation de la foi
Malâma et tasawwuf
À l’instar des exotéristes, mais pour des raisons différentes, des soufis
ont également réprouvé une telle formulation de l’ésotérisme ; à leurs
yeux, les ouvrages d’Ibn ’Arabî et de son école mettent
dangereusement à la portée du croyant ordinaire un enseignement qui
ne lui est pas adapté et peut nuire à sa bonne compréhension du
dogme de l’islam. Certains maîtres, comme Simnânî (m. 1336), ont
préféré s’en tenir à « l’unicité de la contemplation » (wahdat al-shuhûd),
héritière de l’expérience de « l’extinction en Dieu » (fanâ’). La
distinction entre les deux modes de réalisation de l’Unicité n’a pourtant
qu’une valeur toute relative, ce que montreront les cheikhs de la
Shâdhiliyya et le naqshbandî Ahmad Sirhindî (m. 1624).
Sur le plan structurel, les tarîqas-mères qui ont vu le jour aux XlIe et
XIlle siècles donnent rapidement naissance à diverses branches ; le
plus souvent, celles-ci deviennent autonomes par rapport à leur voie
d’origine. L’ordre soufi est un organisme vivant, qui évolue au cours des
siècles : périodiquement, des personnalités spirituelles éprouvent le
besoin d’adapter au nouvel environnement les modalités initiatiques et
rituelles de leur ordre, sans pour autant modifier les fondements
doctrinaux de celui-ci. À l’époque ottomane, le grand nombre des
adeptes nécessite une organisation hiérarchique, avec délégation de
l’autorité à des représentants du maître (khalîfa, muqaddam).
De nos jours, les tensions créées en pays musulman par la rencontre entre le ‘‘local’’ et le ‘‘global’’ sont très vives. Les
musulmans sont ainsi amenés à déterminer ce qui, dans leurs cultures, doit être préservé. Le processus actuel, irréversible,
de la mondialisation comporte donc pour les musulmans un défi paradoxalement très positif : ils sont désormais sommés de
redécouvrir l’universalisme fondateur de l’islam, de dépasser les replis nationalistes, les clivages dogmatiques ou rituels (le
ta‘assub madhhabî), et d’aller à l’essentiel du message islamique en se départissant des mœurs et des coutumes locales
(arabes, berbères, africaines, turques, etc.), qu’il assimilent trop souvent à l’enseignement de l’islam, créant ainsi des
amalgames pernicieux.
L’expansion fulgurante de l’islam, en plusieurs phases, a été possible parce que les musulmans portaient en eux l’axialité
intérieure du Tawhîd, et que, par conséquent, ils se sentaient chez eux partout dans le monde. Ils savaient reconnaître
l’Unicité dans la multiplicité des cultures, des langues et des religions ; ils avaient en effet une vision conjointe de ces deux
niveaux de réalité – l’Unicité et la multiplicité - ce qui leur permettait d’être en phase avec leur modernité, et nous
permettrait d’être en phase avec la nôtre. Ils étaient assez unifiés, individuellement et collectivement, autour de l’axe du
Tawhîd, pour dialoguer avec le monde, pour se frotter aux autres en toute sécurité. Ils étaient avides de connaître et
d’assimiler les autres civilisations. L’islam classique a donc vécu, et même promu une sorte de mondialisation, mais dans son
meilleur aspect, celui de l’universalisme spirituel et non de l’uniformisation matérialiste actuelle.
Cependant, l’usure du temps a produit une sclérose de la culture islamique, depuis au moins le XVe siècle. Les musulmans se
bornèrent dès lors à reproduire des comportements hérités, figés car n’étant plus adaptés à leur réalité. Selon l’avis
d’observateurs experts tels qu’Ibn Khaldûn, la faute en revient au fait qu’un juridisme galopant a envahi la culture
islamique ; le juridisme, c’est-à-dire un développement démesuré du droit par rapport aux autres disciplines de la vie
religieuse.
S’appropriant le terme de fiqh, qui signifie à l’origine « réflexion », « compréhension », et non « jurisprudence », le droit
musulman a étouffé des disciplines majeures telles que la théologie (sous ses différents noms : ‘ilm al-kalâm, ‘ilm al-
tawhîd…), la philosophie, jugée concurrente de la Révélation, et surtout la spiritualité, qu’on l’appelle tasawwuf ou autre.
Cette surdétermination du fiqh a produit et produit toujours un pharisaïsme, une hypocrisie religieuse dont beaucoup de pays
musulmans ne sont pas sortis.
En effet, le monde des formes, que gère le fiqh, s’il n’est pas animé par la spiritualité, ne peut que générer un décalage,
une ‘‘schizophrénie’’ entre les prescriptions anciennement établies et la réalité toujours changeante. C’est pour cette raison
que des ‘ulamâ’ – égyptiens – comme Suyûtî et Sha‘rânî parlaient de la nécessité du recours à l’ijtihâd spirituel : toute
religion ne peut vivre en phase avec la modernité que si sa spiritualité lui permet de transmuer le monde des formes : Kulla
yawm Huwa fî sha’n : « Chaque jour, Il est à l’œuvre » (Cor. 29 : 55).
Mais revenons à l’histoire. Plus les musulmans s’affaiblissaient, à partir des IXe / Xe siècles (XVe / XVIe siècles), sur les plans
spirituel, culturel et matériel, plus l’hégémonie de l’Occident s’affirmait et, par conséquent, plus les musulmans se
sentaient agressés, se repliaient sur eux-mêmes, se fermant aux autres cultures et aux autres religions. Le colonialisme
blessa en profondeur l’identité musulmane et, face à ce phénomène, les musulmans ont pris l’habitude de ne plus agir, mais
seulement de réagir à l’impérialisme occidental.
Une conception figée et monolithique de la norme islamique prévalut alors, restreignant la dimension universaliste de
l’islam. Parallèlement, le territoire de l’islam se fractionnait, se compartimentait, et les musulmans, ne pouvant guère
désormais se déplacer à l’intérieur de ce vaste espace, assimilèrent souvent leur religion à des coutumes et à des
particularismes locaux. L’ampleur de vue et l’esprit de découverte qui caractérisaient la civilisation de l’islam classique
avaient disparu.
Au XXe siècle, le monde arabo-musulman a connu diverses idéologies plus ou moins ‘‘laïques’’ qui se sont soldées par un
échec, car elles ne répondaient pas à la question de la véritable identité des peuples concernés : le nationalisme arabe, le
panarabisme, le socialisme… Parallèlement, ceux qui suivaient le modèle occidental ont fini par percevoir le
« désenchantement » et la crise des valeurs qui sévissent en Occident, et certains ont commencé à chercher des solutions
dans leur propre culture islamique ; ils constataient d’ailleurs que l’occidentalisation à marche forcée menée par certains
régimes avait généré des clivages psychologiques et des inégalités sociales énormes.
Le retour sur l’identité islamique est donc une réaction logique : il s’agit tout simplement du réflexe vital de ‘‘rentrer chez
soi’’. Mais quelle identité islamique cherchons-nous à promouvoir ? Celle de la frustration, de la ‘‘pensée unique’’ et du repli
sur soi, ou bien celle d’un humanisme spirituel qui a su panser les blessures du passé et recouvrer une vision universaliste du
monde ? Les pays musulmans doivent se donner les moyens de dépasser le stade du ressentiment afin qu’y émerge une
psychologie positive. Bien sûr, il règne un « deux poids deux mesures » dans le traitement par l’Occident du monde
musulman ; bien sûr, comme l’écrit Marcel Gauchet, « l’Occident est aveugle sur les effets de la mondialisation de
l’économie et des mœurs » en pays musulman, il « ne mesure pas combien la pénétration de ses façons de faire et de penser
est destructrice pour les rapports sociaux en place 1 ».
Mais le monde musulman doit s’adonner davantage à l’autocritique, à une autocritique objective et constructive, afin 1) de
mieux se comprendre lui-même et 2) de délivrer une meilleure image de lui.
La ré-islamisation de la société, qui serait en cours dans maints pays musulmans ne doit pas être brandie comme un slogan ;
elle ne doit pas déboucher sur une uniformisation de l’habit comme de la pensée ; elle doit plutôt se vivre comme une
lecture contemporaine, et donc adaptée, du patrimoine riche et complexe de l’islam.
Elle ne doit pas se limiter au monde des formes : globalement, les musulmans ont intégré la technique occidentale, comme
le souhaitait déjà Rashîd Ridâ, mais cela ne suffit pas (les responsables des attentats du 11 septembre 2001 eux aussi avaient
intégré la technique…). Ce sont avant tout les comportements psychologiques qui doivent changer, car ils déterminent les
structures politiques et sociales. Ainsi, en tant qu’occidental, je constate un manque de rigueur et d’efficacité dans
certaines sociétés musulmanes, ce qui est bien sûr contraire à l’éthique de l’islam.
En Occident, des penseurs musulmans affirment qu’une « théologie de la libération » devrait être suscitée en pays d’islam, à
l’instar de celle qui avait été mise en œuvre en Amérique du Sud par certains milieux chrétiens : de la sorte, les musulmans
pourraient mieux faire le tri entre d’une part les valeurs réelles et fondamentales de l’islam, et d’autre part
l’amoncellement de mentalités et de coutumes qui se sont ajoutées au cours des siècles.
Les musulmans ont pourtant des atouts, dont ils semblent parfois peu conscients :
- Le référent religieux islamique gère encore leurs vies, ce qui leur procure une force morale collective qui reste, malgré
tous les handicaps, très dynamique ; ce n’est pas le cas dans d’autres régions du monde, frappées encore une fois par le
« désenchantement » matérialiste, qui mène au nihilisme. En dépit des chocs violents qu’a suscitée l’irruption de la
modernité en pays musulman, il y reste une baraka perceptible car l’islam est une religion vivante, et qui maintient en son
sein une spiritualité vivante.
- Il y a en pays musulman un potentiel humain, j’entends par là de ‘‘chaleur humaine’’ qui manque de plus en plus en
Occident. Malgré la présence d’une certaine hypocrisie, il reste un tissu social, maintenu par la vie religieuse, qui fait
cruellement défaut en Occident. C’est pourquoi des Européens – retraités ou non – vont s’installer au Maghreb, au Maroc
surtout ainsi qu’en Tunisie, tandis que les anciens colons « pieds-noirs » se rendent à nouveau en Algérie.
- Au-delà, le monde musulman peut apporter – et apporte déjà – à l’Occident l’exemple d’une foi forte – quand elle est
présentée de façon intelligente – et même une nourriture spirituelle. L’Occident touche en effet le fond de la civilisation
matérialiste : s’il se sent encore sûr de lui sur le plan de l’avoir, il est plus que jamais en quête de l’être. Dans nos sociétés
passablement destructurées, où la diversité des expériences individuelles peut donner le vertige, la spiritualité islamique
équilibre et éveille des jeunes issus de l’immigration maghrébine, mais aussi des Européens de souche.
Les perspectives/propositions :
- La solution n’est pas dans le passéisme, qu’on l’appelle « salafisme » ou autrement. Il faut regarder l’avenir en misant sur
l’universalisme spirituel de l’islam. Seule la spiritualité donne sens à l’identité musulmane, car elle permet de dépasser les
antagonismes et les logiques d’affrontement.
- Au nom du Furqân, principe islamique du « discernement », les musulmans doivent trouver la voie du milieu entre
l’imitation aveugle de l’Occident et son rejet viscéral : ils peuvent y puiser des vertus telles que l’esprit d’organisation et de
civisme, des outils d’analyse pris aux sciences humaines, etc., ceci sans aucunement trahir leur personnalité islamique
profonde. Au passage, je peux témoigner qu’en Occident aussi sévit une certaine ‘‘pensée unique’’, un ‘‘politiquement
correct’’ qui impose assez subtilement des idées et des comportements, qui exerce une censure et des pressions, indirectes
mais réelles.
- Les pays musulmans doivent faire un effort sur la formation de leurs populations, s’ils veulent éviter le « choc des
ignorances ». Il faut enseigner à ces populations la richesse et la diversité de la culture islamique classique afin qu’elles
rejettent le « prêt-à-porter » islamique et ne laissent pas autrui leur imposer un mode de vie standardisé : une « islamic
globalization » qui uniformise la vie religieuse et sociale n’est pas plus souhaitable, à mon sens, que l’« american
globalization ».
- Les différentes instances musulmanes ne savent pas communiquer, notamment avec les pays étrangers ; elles devraient
mener des actions d’information dirigées vers les médias occidentaux et autres, qui leur reprochent de ne pas dénoncer
suffisamment les actes terroristes commis au nom de l’islam.
Les médias occidentaux mettent toujours en relief ces actes, mais passent sous silence l’énorme travail de développement
humain et d’éducation à la paix effectué par de nombreux groupes musulmans, à quelque sensibilité qu’ils appartiennent.
Pour présenter au monde le message essentiel de l’islam, les Etats musulmans et les organisations islamiques doivent veiller
à faire émerger une élite civile, diversifiée et libre, et qui ait accès aux médias internationaux.
En vérité, il faut donner une âme à la mondialisation, et l’islam peut grandement y contribuer.
Communication au congrès du Conseil Suprême des Affaires Religieuses, Le Caire, avril 06.
« Retour du religieux », ou « retour du spirituel » ?
Eric "Younès" Geoffroy
(vendredi 7 mars 2008)
C’est dire que le soufisme historique n’est donc pas ce courant marginal,
sectaire et déviant qu’on nous présente parfois. Il a imprégné toute la
culture islamique jusqu’au XIXe siècle, et favorisé l’intégration de
nombreuses couches de la société dans cette culture1. Attaqué par les
wahhabites et autres salafis, puis par les modernistes, le soufisme s’est
trouvé dans le creux de la vague au XXe siècle, du fait de sa propre
sclérose plus que des attaques des réformistes (Afghânî, ‘Abduh...) :
ceux-ci, en effet, sont pour la plupart restés attachés à leur patrimoine
soufi2. Parallèlement, depuis le XVIIIe siècle, des maîtres ont procédé à
une réforme interne du soufisme.
Depuis les années 1980, la situation a radicalement changé. Suite à
l’échec des diverses idéologies qu’a connues le monde arabo-musulman
au XXe siècle (nationalisme, marxisme, islamisme...), et au
désenchantement de ceux qui suivaient le modèle occidental, le soufisme
connaît actuellement un regain de vigueur en pays musulman. Pour
beaucoup, la seule démarche authentique ne peut qu’être intérieure. Cela
ne veut pas dire qu’il faille négliger le monde extérieur mais, à leurs yeux,
la solution aux problèmes que rencontre les sociétés musulmanes et
l’humanité en général ne peut venir que d’ "en-haut".
Notes :
Si l’on admet que le tasawwuf n’est pas une science de l’irrationnel mais du supra-
rationnel, les saints ummî ne sont pas alors des « illettrés » - comme on le traduit
généralement - mais des « sur-lettrés ». Peu importe qu’ils aient acquis ou non les codes
humains en matière d’écriture ou de lecture, car là n’est pas l’essentiel. ‘Alî al-Khawwâs,
qui nous intéresse ici, était, semble-t-il, analphabète, tandis que ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh
(m. 1142/1720), qui illustre le mieux la sainteté ummî au Maroc, savait, quant à lui, lire
et écrire [1]. Leur singularité sur le plan spirituel réside dans la nature de la science dont
ils sont gratifiés : la science innée (‘ilm wahbî), inspirée, « émanant de Dieu » (‘ilm
ladunî). Selon les sources, cette science a stupéfait les savants exotéristes venus
éprouver les ummî, car elle est pour eux l’expression d’un don divin (karâma) qui serait
l’héritier du miracle prophétique (mu‘jiza). La mu‘jizamajeure que l’islam reconnaît à
Muhammad, le prophète ummî (Coran 7 : 157-158) est en effet d’avoir reçu le Livre.
Pour autant, ni les auteurs musulmans ni les orientalistes ne sont certains que le
Prophète ait été réellement analphabète [2].
Il faut donc comprendre sa ummiyya comme une virginité spirituelle - le ummî est resté
tel que sa mère (umm) l’a enfanté - en vertu de laquelle Muhammad a été choisi comme
réceptacle de la Révélation. Ibn Khaldûn note en ce sens que laummiyya prophétique,
loin de trahir quelque déficience, manifeste au contraire la perfection [3]. Les héritiers
muhammadiens que sont les saints ummî puisent ainsi leur science directement à la
source de l’Ecriture, dans la « Table bien gardée » (al-lawh al-mahfûz) [4]. Le statut de
la ummiyya, a priori négatif et dégradant dans la vie profane, s’inverse donc dans le
domaine spirituel, où la ummiyya implique un surcroît de grâce, un « sur-lettrisme » qui
supplante les relais ordinaires de la science acquise (al-‘ilm al-muktasab).
Le cheikh ummî, comme l’indique Sha‘rânî, est d’évidence muhammadien [5], et donc
sunnite au sens le plus profond du terme. Pour ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, le Prophète est
la clé de la manifestation divine dans le cosmos, et sa lumière (al-nûr al-muhammadî)
est à l’origine de toute la création [6]. La plupart des soufis partagent cette doctrine, mais
celle-ci a une incidence directe sur la vie spirituelle des ummî. Pour ces derniers, toute
initiation trouve sa source chez le Prophète, et l’illumination spirituelle (fath), de quelque
nature qu’elle soit, ne peut survenir que par imprégnation du modèle muhammadien. Al-
Khawwâs explique ainsi à Sha‘rânî que les rites du Pèlerinage à La Mecque et à Arafat ont
pour but de préparer le fidèle à « l’ouverture muhammadienne » (al-fath al-muhammadî)
susceptible de se produire lors de la visite à Médine [7]. Al-Dabbâgh affirme de son côté
que celui qui a reçu quelque illumination est en danger tant qu’il n’a pas perçu le degré
spirituel du Prophète [8]. Même s’il est rattaché à un maître terrestre, le ummî bénéficie
donc d’une initiation directe du Prophète : ce fut le cas d’al-Khawwâs et, avant lui, de son
cheikh Ibrâhîm al-Matbûlî [9]. Cette Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya)
a pour support privilégié la « prière sur le Prophète » (al-salât ‘alâ al-nabî), qu’al-
Khawwâs répétait 50.000 fois par jour [10]. On notera à cet égard que la formule de prière
utilisée le plus souvent dans les voies initiatiques jusqu’à nos jours s’appelle la salât
ummiyya : « Allahumma salli ‘alâ sayyidinâ Muhammad ‘abdika wa rasûlika al-nabî al-
ummî... ». A l’instar d’autres grands initiés, al-Khawwâs aurait reçu des formules de
prière spécifiques de la part du Prophète, lors de visions se produisant durant le sommeil
ou à l’état de veille [11].
Pour un saint ummî, la Sunna ne consiste donc pas en un modèle extérieur, formel ou
figé dans le temps. Personne ne peut prétendre être sur les traces du Prophète, affirme
al-Khawwâs, sans le prendre à témoin pour tous ses actes quotidiens et sans lui
demander une autorisation préalable. Si l’aspirant applique cette prescription, il peut
arriver au degré de proximité du Prophète qu’avaient les Compagnons [12]. Cette intimité
avec le Prophète qui échoit au ummî lui permet d’appréhender le sens profond de ses
paroles (hadîth) et de juger de leur authenticité. Le cheikh ummîmesure les hadîth à
l’aune de son dévoilement spirituel (kashf), ce qui lui permet de résoudre les
contradictions apparentes existant entre certains d’entre eux [13].
L’ "orthodoxie" muhammadienne
Les cheikhs ummî ne sont donc pas ces derviches déviants, extatiques ou illuminés que
l’on pourrait imaginer. Ils se défient d’ailleurs des majdhûb, qui ne sont pas utiles à la
société et ne peuvent guider autrui sur la Voie. Or, al-Khawwâs et al-Dabbâgh donnent
une grande importance à l’éducation spirituelle (tarbiya) ainsi qu’au lien de maître à
disciple [22]. D’une façon générale, tous les êtres qui se laissent dominer par l’ivresse
spirituelle trahissent une déficience, car le modèle muhammadien impose à l’homme, en
dernière instance, de revenir à la lucidité pour servir Dieu et l’humanité[23]. Le
« cheminant » (sâlik) est donc de loin supérieur au « ravi en Dieu » (majdhûb), et al-
Khawwâs demande à Sha‘rânî qu’il prenne pour maître, après sa mort, un être chargé
d’épreuves (balâ’) [24].
Les cheikhs ummî appartiennent souvent au milieu des petits artisans et marchants
urbains - où se rencontrent nombre d’extatiques - ou encore à celui des paysans, mais
cela ne suffit pas à en faire des représentants d’une religiosité populaire, peu ou prou
hétérodoxe, qui s’opposerait à l’establishment des ‘ulamâ’. Leur critique des milieux de la
science exotérique est d’une nature plus profonde. « Le cheikh ummî, précise en effet
Ibn ‘Arabî, est celui dont le coeur n’a pas été souillé par la pensée discursive (al-nazar al-
fikrî) » [25]. De fait, ‘Alî al-Khawwâs émet de grandes réserves à l’égard de la théologie
scolastique (al-kalâm) : « Parmi les écoles islamiques, il n’y a pas pire que les
théologiens (al-mutakallimûn) qui discourent sur l’Essence divine avec leur esprit
limité » [26]. Il s’oppose également à la philosophie hellénistique (falsafa) car elle
relativise l’importance de la Révélation muhammadienne, en passant celle-ci au filtre de
la raison humaine [27].
Pourtant, les grands savants exotéristes se mettent à leur école, « se soumettent à leur
parole », comme le rapporte un auteur à propos d’al-Khawwâs [31]. « J’ai été plongé toute
ma vie, avoue le grand cadi hanbalite Shihâb al-Dîn al-Futûhî, dans les livres de
la Sharî‘a, et je n’ai jamais eu conscience qu’une telle science [le soufisme] puisse
exister » [32]. C’est après la rencontre que Sha‘rânî ménagea entre al-Khawwâs et le
grand cadi que celui-ci se voua entièrement à la Voie. Sha‘rânî cite
d’autres ‘ulamâ’ exotéristes qui ont été édifiés par la science de l’ « illettré »
Khawwâs [33], et un théologien azharî tardif (XIXe siècle) a même intégré les paroles d’al-
Khawwâs dans un ouvrage renommé de tawhîd : quand l’establishment de l’islam
reconnaît la science inspirée du ummî [34]. Le ‘âlim sûfî qu’est Sha‘rânî recueille avec
humilité les propos d’al-Khawwâs, comme le fera le distingué savant de Fès, Ahmad Ibn
al-Mubârak, venu d’abord mettre à l’épreuve al-Dabbâgh. Un regard extérieur peut
inviter à considérer l’assurance avec laquelle les saints ummî parlent des réalités
ésotériques comme un phénomène de compensation : face à la science quantifiable,
objective des savants exotéristes, ces inspirés opèreraient une sorte de surenchère en
illusionnant leur auditoire... Mais comment expliquer la fascination que les
authentiques ummî - rares au demeurant - ont exercée à toute époque sur ces savants,
ainsi que la fonction initiatique qu’ils ont assumée à l’égard de grands noms du soufisme
tels qu’Ibn ‘Arabî [35] ?
Al-Sha‘rânî, Durar al-ghawwâs fî fatâwâ al-Khawwâs, Le Caire, 1985, p.23 ; Ibn al-
[1]
Mubârak, Al-Ibrîz min kalâm sîdî al-ghawth ‘Abd al-‘Azîz al-Dabbâgh, Damas, 1984, I, 33.
[2]
Art. Ummî , Encyclopédie de l’Islam II (E. Geoffroy), t. , 931-932.
[3]
Muqaddima, Beyrouth, s. d., p.465.
E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers
[4]
[5]
Durar, p.23.
[6]
Ibrîz, II, 191-193.
[7]
Durar, p.70-71.
[8]
Ibrîz, I, 400.
[9]
Sha‘rânî, Al-Anwâr al-qudsiyya fî ma‘rifat qawâ‘id al-sûfiyya, Beyrouth, 1985, I, 32.
[11]
M. al-Sanûsî, Al-Salsabîl al-ma‘în fî l-tarâ’iq al-arba‘în, Beyrouth, 1968, p.10.
[12]
Sha‘rânî, Al-Tabaqât al-kubrâ, Le Caire, 1954, II, 153.
En ce qui concerne al-Khawwâs, cf. Durar, p.30-31 ; pour al-Dabbâgh, cf. Ibrîz, I, 111,
[13]
125, 318.
[15]
Sha‘rânî, Durar, p.94-95 ; Anwâr qudsiyya, II, 196-197.
[16]
Sha‘rânî, Ajwiba, fol. 195b ; Ibn al-Mubârak, Ibrîz, I, 502 ; II, 122.
[17]
Ajwiba, fol. 59a, 67a.
[18]
Durar, p.123.
généreux à travers les Akhlâq matbûliyya de Sha‘rânî », dans Le saint et son milieu, éd. par R.
Chih et D. Gril, IFAO, Le Caire, 2000, p.88.
[20]
Ajwiba, fol. 204a.
Voir dans le présent volume l’art. de Adam Sabra, « Illiterate Sufis and Learned Artisans :
[21]
Durar, p.77, 101, 144 ; E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.502 ; Ibrîz, II, 47
[22]
et sq.
[23]
Durar, p.78, 137, 143 ; Tabaqât kubrâ, II, 160 ; Ibrîz, II, 30-36, 191.
[24]
Durar, p.83.
[25]
Al-Futûhât al-makkiyya, ed. de Beyrouth, II, 644.
[26]
Tabaqât kubrâ, II, 158.
M. Winter, Society and religion in early Ottoman Egypt, New Brunswick et Londres, 1982,
[27]
p.310.
[28]
Tabaqât kubrâ, II, 152.
[29]
Ibrîz, I, 340-347.
[30]
Tabaqât kubrâ, II, 169 ; Durar, p.23.
[31]
N. al-Ghazzî, Al-Kawâkib al-sâ’ira bi a‘yân al-mi’a al-‘âshira, Beyrouth, 1945, II, 221.
[32]
Sha‘rânî, Al-Tabaqât al-sughrâ, Le Caire, 1970, p.81.
[33]
Tabaqât kubrâ, II, 152.
[34]
E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.306, note 62.
[35]
Op. cit., p.307.