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Alexandre
La date probable a été établie entre 1648 et 1656, parfois plus tard (après les Ménines, selon
Justi et Beruete). La présence du tableau est attestée dans la collection de Don Pedro de Arce,
proche de Philippe IV, dès 1664, dans une notice d’inventaire perdue trois siècles durant,
jusqu’à sa publication par Maria Luisa Caturla en 1948. Le tableau y est inventorié sous le
titre « la légende d’Arachné » et avec ses mesures originelles (167x250cm). Il a subi des
ajouts importants au XVIIIe siècle, encore présents aujourd’hui, et n’a pu être à nouveau
visible dans ses dimensions originelles que très récemment, en 2007, à l’occasion d’une
exposition temporaire au Prado (où il est conservé), mettant en œuvre un dispositif
scénographique spécial.
Il est aujourd’hui communément admis qu’il représente, du moins à l’arrière-plan, l’épisode
de l’affrontement entre Arachné, brillante tisseuse, et la déesse Pallas -Athéna-, blessée dans
son orgueil par le talent de la mortelle, au livre VI des Métamorphoses d’Ovide.
Formellement, la liberté de la touche est frappante (on parle souvent du détail des rayons du
rouet qui disparaissent sous l’action du mouvement), et le tableau a ainsi contribué à la forte
impression qu’a pu laisser le maître sur les impressionnistes à la fin du XIXe ; Renoir déclare
à sa vue « Je ne connais rien de plus beau. Il y a là un fond, c’est de l’or et des diamants ! ».
Il est néanmoins dangereux de s’arrêter à cette vision, souvent fantasmée, d’une touche
absolument libre et avant-gardiste : les œuvres tardives de Vélasquez restent en effet avant
tout des pièces tout à fait ancrées dans une culture de grande érudition, comme l’a pressenti
Mengs, de passage en Espagne en 1776, en affirmant à propos des Fileuses que « la main ne
semble avoir pris aucune part dans l’exécution, que la volonté seule est intervenue dans sa
peinture ».
Sa composition a marqué un grand nombre de critiques et d’historiens par l’impressionnante
mise en abyme et l’imbrication sémantique qui s’y jouent, et fait du tableau, au même titre
que les Ménines, un exemple frappant d’écueil pour la méthode iconographique traditionnelle.
Comme le montre la subdivision historique de Karin Hellwig, c’est avec l’entrée dans le XX e
siècle que se profilent les premières interprétations renouant avec l’identification d’une scène
mythologique. Deux critiques d’art effectuent alors, indépendamment l’un de l’autre, les
premiers rapprochements entre la tapisserie à l’arrière-plan et l’épisode de l’enlèvement
d’Europe : Emile Michel, en 1894, puis Charles Ricketts en 1903. Ces deux identifications ne
connaissent cependant pas de large diffusion et n’ont que peu d’impact sur la pensée
historique pendant plus de vingt ans, l’évocation mythologique n’effectuant son grand retour
dans le paysage des interprétations qu’avec les recherches de Warburg.
L’identification de Ricketts devance l’intuition – néanmoins surprenante – d’Emile Michel
(qui s’était contenté de chercher, en vain, les traces d’une éventuelle tapisserie réalisée sous
2
Karin Hellwig, « Interpretaciones iconographicas de las Hilanderas hasta Aby Warburg y Angulo Iñiguez », Boletin del
Museo del Prado n°XXII, 2004
3
Santa Isabel est alors la manufacture royale de tapisserie, installée dans le quartier du même nom à Madrid. Philippe IV
avait décidé à travers le patronage d’une manufacture officielle espagnole de rétablir l’équilibre face aux hollandais,
monopolisant alors le marché des ouvrages textiles en Espagne.
4
Tous deux auteurs des premières grandes monographies sur Vélasquez, respectivement en 1888 et 1898
5
Vélasquez est nommé chevalier de l’ordre de Santiago en 1659, occasion à laquelle il retouche le célèbre détail de son
costume dans les Menines pour y ajouter sa décoration.
Philippe IV sur le même thème) : l’écrivain anglais reconnaît, le premier, la source indirecte
de Vélasquez en le rapprochant de l’Enlèvement d’Europe du Titien. Son interprétation est
doublement intéressante car il est également le premier à se pencher sérieusement sur la
question des arrière-plans, en analysant l’œuvre de l’arrière vers l’avant, et dégage ainsi
l’hypothèse brillante que les deux figures mythologiques confrontées sont sur un plan séparé
de la tapisserie, un « espace intermédiaire » volontairement confus6, l’espace du fond étant
donc lui-même subdivisé en trois plans. Cette analyse sera notamment reprise dans les années
1950 par Charles de Tonlay.
Bien que l’analyse majeure de l’œuvre restée à la postérité soit indubitablement celle fournie
par Angulo Íñiguez en 1948, la rétrospective dressée par Karin Hellwig a permis la
reconsidération d’une analyse bien antérieure et d’une richesse peu comparable à celles
proposées jusqu’alors ; Il s’agit d’une note d’Aby Warburg restée enfouie dans le journal de la
Bibliothèque Warburg, datée de 1927 et signalant (en réponse aux recherches contemporaines
de Fritz Saxl sur la peinture espagnole du grand siècle), que l’arrière-plan du tableau
« représente de [son] point de vue Pallas et Arachné, et serait ainsi une glorification de l’art
textile et non un “Liebermann”7 [...] ». Hellwig explique le surprenant intérêt du père de
l’iconologie pour ce tableau, qu’il ne connaissait qu’à travers des reproductions (et sans
jamais s’être réellement intéressé à Velázquez), par le fait qu’il ait été amené dans ses
recherches pour le colossal projet du Bilderatlas Mnemosyne a étudié un grand nombre
d’illustrations des Métamorphoses8. Illustrations parmi lesquelles on trouve notamment les
gravures d’Antonio Tempesta (aux alentours de 1600) dont l’une représente Pallas et Arachné
dans une configuration troublante de proximité avec l’arrière-plan des Fileuses, mais
symétriquement inversée par le propre de la technique de gravure.
Quoiqu’il en soit, la véritable innovation apportée par Warburg est celle d’une première
esquisse de lien entre les « deux tableaux », le premier et le second plan, à travers l’idée d’une
allégorie de l’art du tissage. Cet angle d’analyse reste aujourd’hui un des rares permettant de
conserver une cohérence solide entre les deux espaces du tableau ; il est dans les
interprétations modernes de plus en plus considéré, attribuant ainsi à Warburg un rôle
longtemps insoupçonné (ses notes n’ont en effet jamais été publiés et n’ont donc connu
aucune diffusion directe).
Un des éléments les moins couramment analysés reste l’instrument de musique disposé sur la
scène de l’arrière-plan. On a parfois proposé de l’élucider par la référence à la musique en
tant qu’antidote au venin produit par Arachné après sa métamorphose, mais la seule
interprétation permettant de l’intégrer de manière cohérente est certainement celle du lien
avec le théâtre, sur laquelle nous reviendrons.
L’œuvre est l’occasion d’une relecture du texte ovidien par le peintre, après deux siècles de
domination d’un Ovide Moralisé présentant les métamorphoses sous un angle exclusivement
chrétien et moralisateur. Comme Rubens avant lui, Vélasquez recherche dans l’épisode du
duel entre Pallas et Arachné un prétexte à la glorification de la figure du peintre. En effet,
comme le souligne l’étude comparée de Romaine Wolf-Bonvin9 consacrée à la
métamorphose d’Arachné dans les deux versions du texte, l’apparent avilissement de la figure
d’Arachné dans l’Ovide Moralisé faisait obstacle, et ce jusqu’à la redécouverte progressive du
texte original par les érudits, à une conception positive du personnage. Et pour cause : non
seulement le texte de la version christianisée masque l’ambiguïté volontaire de l’approche
d’Ovide10, mais il insiste en plus très largement sur la culpabilité d’Arachné et la justice du
9
Romaine Wolf-Bonvin, « L’Art de Disparaître », dans Nouvelles Etudes sur l’Ovide Moralisé, sous la direction de
Marylène Possamaï-Perez, 2009
10
On a souvent considéré Ovide comme s’identifiant implicitement à la figure d’Arachné, par association d’idée autour de
l’ekphrasis qui occupe presque tout l’épisode : Arachné, comme Ovide, narre en effet dans sa tapisserie les épisodes peu
glorieux des amours des dieux, soulignant ainsi la cruauté dont ils sont capables envers les mortels. Ce problème de la prise
de position implicite d’Ovide dans les Métamorphoses est abordé dans le récent essai Métamorphoses d'Arachné - l'Artiste en
Araignée dans la Littérature Occidentale de Sylvie Ballestra-Puech.
La question est également soulevée par Romaine Wolf-Bonvin (“Après tout, cette défaillance en est-elle vraiment une ?” ),
qui développe dans son étude la thèse d’une subsistance de l’ambiguïté jusque dans l’approche du texte chrétien, au-delà de
la moralisation première (Araigne y reste malgré tout décrite comme une subtile ouvrière).
châtiment qu’elle reçoit ; Ainsi, l’épisode comporte dans l’Ovide Moralisé des ajouts
considérables visant à déprécier la tisseuse et à extrêmiser son arrogance :
Les peintres sont donc les « premiers à redécouvrir en Arachné une figure de l’artiste et à se
reconnaître en elle »17, comme le souligne Sylvie Ballestra-Puech.
Outre le rôle de la redécouverte du texte ovidien, le récent essai de cette universitaire
française reconsidère l’importance de l’association étroite entre l’araignée et l’art pictural
dans la littérature antique, principalement à travers la Galerie de Tableaux de Philostrate18 –
qui connaît une certaine diffusion à la Renaissance grâce à la traduction de Blaise de
Vigenère. Ces éléments d’analyse, fournis par un milieu purement littéraire et assez éloigné
de l’iconographie ou de l’histoire de l’art, offrent pourtant des perspectives extrêmement
intéressantes pour surmonter l’enchevêtrement de sens et le monument d’érudition que
représente un tableau comme les Fileuses.
L’auteur fait remonter cette association des figures de l’araignée et de l’artiste dans les
consciences à la confusion provoquée par un passage du texte de Philostrate rapprochant
l’activité du tissage de Pénélope à celle d’une araignée tissant sa toile :
Mais l’élément d’analyse principal que nous apportent ces études littéraires est celui du
retournement de l’ekphrasis opéré par le tableau : là où l’on avait, chez Ovide et chez
Philostrate, la vaste description d’une œuvre d’art désignant par là même l’ambition de
l’écriture, on a dans les Fileuses la remise en image de l’ekphrasis désignant, cette fois, le
pouvoir de la peinture. Et ce pouvoir est d’autant plus valorisé que la mise en abyme du texte
ovidien20 y est redoublée : Vélasquez donne à voir non seulement l’épisode du triomphe
d’Arachné en tant que représentation, encadré par l’espace central, mais aussi dans le même
temps celui de l’enlèvement d’Europe, second niveau de représentation imbriqué dans le
premier, lui même prétexte à une double référence à la gloire de la peinture par le biais du
Titien et de la copie de Rubens.
Il est frappant, pour conclure, de constater à quel point bien peu des multiples interprétations
proposées pour les Fileuses depuis deux siècles permettent d’établir une véritable relation
entre les différents espaces qui s’y imbriquent, et à quel point aucune ne résiste vraiment à
l’impressionnante polysémie qu’abrite l’œuvre.
Sorte de quintessence de l’apologie de la peinture, les Fileuses a pu tromper un temps en
guidant en apparence vers une interprétation purement mythologique (avec Angulo Íñiguez),
mais s’empresse aussitôt de dénoncer l’impuissance de la méthode iconologique panofskienne
face à une œuvre trop riche, en reléguant la scène mythologique dans un arrière plan
volontairement confus, sans attributs évidents ni aucun lien solide avec le premier plan. Les
supposées tisseuses n’en sont pas, puisqu’elles ne font que filer la laine, le supposé atelier,
aux dimensions tout à fait improbables, non plus. C’est bien qu’on nous invite à y chercher
plus, à chercher dans la peinture.
Reste la voie ouverte par Warburg et Tonlay, aujourd’hui complétée par les récentes études
20
Le texte ovidien présente une première mise en abyme par la description indirecte d’un épisode narré précédemment à
travers la tapisserie d’Arachné.
21
Voir plus haut les références à Mnemosyne, et les notes de Warburg à propos des gestes repertoriés : « Pathos de
l’enlèvement, totalement baroque. Théatre. »
22
Sylvie Ballestra-Puech, Métamorphoses d'Arachné - l'Artiste en Araignée dans la Littérature Occidentale.
Voir également pour cette question de l’ « espace intermédiaire » l’analyse d’Arasse de la Venus d’Urbino du Titien.
A propos du théatre, Sylvie Ballestra-Puech développe de manière très convaincante l’idée du theatrum mundi issue du
théatre baroque, rejoignant l’analyse de la théatralité du baroque chez Yves Bonnefoy dans Rome 1630, pour qui le baroque
est précisément le lieu où l’image se « dénonce elle même en temps que simulacre. »
littéraires sur la complexité du texte Ovidien et des sources antiques : celle de l’allégorie des
arts, de la glorification de l’artiste à travers la figure arachnéenne, véritable héritage de
l’approche d’Ovide. Le « portrait de l’artiste en araignée » de Sylvie Ballestra-Puech, ou
plutôt : en Arachné. Mais n’est-elle pas elle même toujours limitée ? Qu’en est-il du
traitement de l’espace, de l’ambiguïté recherchée dans l’appartenance des personnages à
différents plans ? Vélasquez cherche certes à s’inscrire, avec affirmation, dans l’histoire de
l’art, se référant aux maîtres l’ayant précédé, pour mieux mettre en avant la noblesse de l’art
de peindre, capable de rivaliser avec les ekphrasis antiques ; mais ne cherche t-il pas, en
même temps, à travers une mise en abyme complexe de l’idée de représentation, à désigner sa
propre mise scène, à reconnaître le jeu d’illusions que constitue l’image tout en la glorifiant ?
En confrontant l’analyste à l’impossibilité d’une lecture unilatérale, la peinture de Vélasquez
contraint ici à reconnaître qu’une peinture peut et doit se lire sous différents angles, car une
peinture a le pouvoir d’autoriser simultanément ces multiples niveaux de lecture, et c’est là sa
force. Surtout quand il s’agit de la Peinture qui se peint elle même.
annexes
tableau avec les ajouts XVIIIe
tableau original
Décomposition des plans :
Titien, l’Enlèvement d’Europe
Rubens,
l’Enlèvement d’Europe, 1628
Les représentations du mythe d’Arachné avant Vélasquez :
Ignudi de la chapelle Sixtine de Michel-Ange rapprochés des deux figures du
premier plan par Diego Angulo Iniguez :