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Vendredi 11 février 2011
- Par Eric Adelofz
Cette nouvelle a été écrite en 1999 par Théodore Kaczynski. Ce mathématicien américain est emprisonné depuis 15 ans, à la suite d’une
campagne d’attentat – qui lui valut le surnom d’Unabomber – de 18 ans aux États-Unis. Trois personnes trouvèrent la mort, vingt-trois autres étant blessés.
Il s’était attaqué à des acteurs de la société industrielle et technologique (le généticien Charles Epstein, l’informaticien David Gerletner, le publicitaire
Thomas Mosser, le lobbyiste de l’industrie du bois Gilbert P. Murray, etc.) , qu’i l dénonça dans le célèbre manifeste La Société industrielle et son avenir
dont la publication conduisit à son arrestation.
Sa révolte contre le monde moderne est celle d’un homme de Droite, militant écologiste favorable à la restauration de l’ordre naturel : la Nef des
fous (Ship of Fools) est un conte métaphorique où transparaissent quelques-unes des conceptions du Dr. Ted Kaczynski sur l’état du monde et de la société
américaine. Les revendications des protagonistes et l’aveuglement des "chefs" rappellent étrangement l’état de la France, déchirée par les
communautarismes aujourd’hui.
Ted Kaczynski s’est inspiré du livre de Sébastien Brant Das Narrenschiff, dans lequel avait puisé Jérôme Bosch pour son tableau éponyme. Ils
dénonçaient déjà l’inversion des valeurs qui éloignait l’homme de l’ordre naturel.
Nous vous présentons ici le texte traduit par nos soins accompagné d’une animation vidéo de la Nef des fous réalisée par des Américains et sous-
titrée par nos soins (adaptation et sous-titrage libres).
Jérôme Bosch, La Nef des fous
À l’issue de ce discours, le troisième second retourna vers le château de poupe. Comme il repartait, les passagers et l’équipage crièrent après lui : «
Modéré ! Réformiste ! Libéral hypocrite ! Valet du capitaine ! » Ils n’en firent pas moins ce qu’il avait dit. Ils se réunirent en masse devant la dunette,
insultèrent les officiers et présentèrent leurs exigences : « Je veux un salaire supérieur et de meilleures conditions de travail » dit le matelot. « Autant de
couvertures que les hommes ! » dit la passagère. « Je veux recevoir mes ordres en espagnol » dit le marin mexicain. « J’exige le droit d’organiser des
parties de dés » dit le marin indien. « Je refuse d’être traité de tapette » dit le maître d’équipage. « Plus de coups de pied au chien » dit l’amie des
animaux. « La révolution maintenant ! » s’écria le professeur.
Le capitaine et les officiers se réunirent et conférèrent pendant quelques minutes, échangeant tout le temps clins d’œil, signes de tête et sourires. Puis
le capitaine rejoignit l’avant de la dunette et, à grand renfort de démonstration de bienveillance, annonça que le salaire du deuxième classe serait porté à
six shillings par mois, le salaire du Mexicain à deux-tiers d’un marin anglo-saxon et qu’on lui donnerait en espagnol l’ordre de prendre un ris à la voile de
misaine, que les passagères recevraient une couverture supplémentaire, que le marin indien serait autorisé à organiser des parties de dès les samedis
soirs, que le maître d’équipage ne serait plus traité de pédale aussi longtemps qu’il ferait ses pipes dans la plus stricte intimité, et que le chien ne serait plus
frappé, sauf s’il faisait quelque-chose de vraiment vilain, comme voler de la nourriture dans la cuisine.
Les passagers et l’équipage célébrèrent ces concessions comme une grande victoire, mais le lendemain matin ils étaient de nouveau mécontents.
« Six shillings par mois, c’est un salaire de misère, et je me gèle toujours les doigts quand j’arise la voile de misaine ! » grogne le deuxième classe. «
Je n’ai toujours pas le même salaire que les Anglo-Saxons ni assez à manger pour ce climat », dit le marin mexicain. « Nous, les femmes, n’avons toujours
pas assez de couvertures pour nous tenir au chaud », dénonce la passagère. Les autres membres d’équipage et les passagers, poussés par le professeur,
exprimèrent des plaintes semblables.
Quand ils eurent terminé, le garçon de cabine prit la parole – cette fois plus fort pour que personne ne puisse l’ignorer aussi facilement que la première
fois.
« C’est vraiment terrible que le chien soit frappé parce qu’il a volé un morceau de pain dans la cuisine et que les femmes n’aient pas autant de
couvertures que les hommes, et que le matelot se gèle les doigts, et je ne vois pas pourquoi le maître d’équipage ne pourrait pas sucer des bites s’il en a
envie. Mais regardez l’épaisseur des icebergs maintenant et comme le vent souffle de plus en plus fort. Nous devons virer de bord et mettre le cap au sud,
car si nous continuons vers le nord nous allons faire naufrage et nous noyer. »
« Oh oui, dit le maître d’équipage. C’est vraiment affreux que nous poursuivions vers le nord. Mais pourquoi devrais-je me contenter des toilettes pour
sucer des bites ? Pourquoi devrais-je être traité de tapette ? Ne suis-je pas aussi bien que n’importe qui ? »
« Naviguer vers le nord est terrible, dit la passagère. Mais ne voyez-vous pas que c’est exactement pour cela que les femmes ont besoin de davantage
de couvertures pour avoir chaud ? Je demande le même nombre de couverture pour les femmes, immédiatement ! »
« Il est tout à fait exact, dit le professeur, que voguer vers le nord crée de grands problèmes à tous. Mais changer de cap pour aller au sud serait
irréaliste. Vous ne pouvez pas revenir en arrière. Nous devons trouver un moyen raisonnable de gérer la situation. »
« Écoutez, dit le garçon de cabine. Si nous laissons les quatre fous de la dunette agir à leur guise, nous finirons tous noyés. Si nous parvenons à mettre
le navire hors de danger, alors nous pourrons nous soucier des conditions de travail, des couvertures pour les femmes et du droit à sucer des bites. Mais
avant tout, nous devons obtenir de virer de bord. Si quelques-uns d’entre nous se réunissent, élaborent un plan et agissent avec courage, nous pourrons
nous sauver. Nous n’avons pas besoin d’être nombreux : six ou huit suffiraient. Nous pourrions prendre d’assaut la dunette, balancer ces fous par-dessus
bord et tourner le navire vers le sud. »
Le professeur leva le nez et dit sévèrement : « Je ne crois pas à la violence, c’est immoral. »
« Il n’est jamais éthique d’utiliser la violence » dit le maître d’équipage.
« La violence me terrifie » dit la passagère.
Le capitaine et les officiers avaient regardé et écouté tout le temps. Au signal du capitaine, le troisième second rejoignit sur le pont. Il alla parmi les
passagers et l’équipage en disant qu’il restait de nombreux problèmes sur le navire.
« Nous avons fait beaucoup de progrès, dit-il, mais il reste beaucoup à faire. Les conditions de travail du deuxième classe restent difficiles, le Mexicain
n’a toujours pas le même salaire que les Européens, les femmes n’ont toujours pas autant de couvertures que les hommes, les parties de dés du samedi
soir de l’Indien sont un dédommagement dérisoire considérant ses terres perdues, il est injuste que le maître d’équipage doive rester dans les toilettes pour
sucer des bites et que le chien reçoive encore parfois des coups de pied. »
« Je pense que le capitaine a besoin d’être poussé encore. Il faudrait que vous organisiez tous une autre manifestation – pourvu qu’elle reste non-
violente. »
Comme le troisième second retournait vers l’arrière, les passager et l’équipage l’insultèrent, mais firent néanmoins ce qu’il avait dit et se réunirent devant
la dunette pour une autre manifestation. Ils fulminèrent, s’emportèrent, brandissant le poing et ils lancèrent même un œuf pourri sur le capitaine (qui
l’esquiva habilement).
Après avoir écouté leurs plaintes, le capitaine et les officiers se réunirent pour une conférence, durant laquelle ils se firent des clins d’œil et de larges
sourires.
Puis le capitaine alla à l’avant de la dunette et annonça que le matelot recevrait des gants pour qu’il ait les doigts au chaud, que le marin mexicain
recevrait un salaire égal aux trois-quarts du salaire d’un Anglo-Saxon, que les femmes allaient recevoir une nouvelle couverture, que le marin indien
pourrait organiser des parties de dés tous les samedi et dimanche soirs, que le maître d’équipage serait autorisé à sucer des bites en public la nuit et que
personne ne pourrait frapper le chien sans une permission spéciale du capitaine.
Les passagers et l’équipage s’extasièrent devant cette grande victoire révolutionnaire, mais le lendemain matin, ils étaient de nouveau mécontents et
recommencèrent à se plaindre des mêmes difficultés.
Cette fois le garçon de cabine se mit en colère :
« Bande d’idiots ! cria-t-il. Ne voyez-vous pas ce que le capitaine et les officiers sont en train de faire ? Ils vous occupent l’esprit avec vos réclamations
dérisoires sur les couvertures, les salaires, les coups de pied au chien, de sorte que vous ne pensiez pas à ce qui est vraiment problématique sur ce bateau
– nous sommes toujours plus loin vers le nord et nous allons tous être noyés. Si quelques-uns d’entre nous reviennent à la raison, se réunissent et
attaquent la dunette, nous pourrons virer de bord et sauver nos vies. Mais vous ne faites que vous lamenter sur vos petits problèmes insignifiants, comme
les conditions de travail, les jeux de dés et le droit de sucer des bites. »
Les passagers et l’équipage furent outrés de ces propos.
« Insignifiant !! s’exclama le Mexicain. Vous trouvez normal que je ne reçoive que les trois-quarts du salaire d’un marin anglais ? Cela est insignifiant ? »
« Comment pouvez-vous qualifier mes griefs d’insignifiant ? s’écria le maître d’équipage. Ignorez-vous combien il est humiliant d’être traité de tapette ?
»
« Donner des coups de pied au chien n’est pas un "petit problème insignifiant" ! hurla l’amie des animaux, c’est un acte insensible, cruel et brutal ! »
« Bon, d’accord, répondit le garçon de cabine, ces problèmes ne sont ni insignifiants, ni dérisoires. Donner des coups de pied au chien est cruel et brutal
et il est humiliant de se faire traiter de tapette. Mais par rapport à notre vrai problème – par rapport au fait que le navire se dirige toujours vers le nord – vos
réclamations sont mineures et mesquines, parce que si nous n’obtenons pas que ce navire change de cap, nous allons tous nous noyer. »
« Fasciste ! » dit le professeur.
« Contre-révolutionnaire ! » s’écria la passagère.
Et tous les passagers et l’équipage renchérirent les uns après les autres, traitant le garçon de cabine de fasciste et de contre-révolutionnaire. Ils le
repoussèrent et se remirent à grogner à propos des salaires, et à propos des couvertures à donner aux femmes, et à propos du droit de sucer des bites et
à propos de la manière dont le chien devait être traité. Le navire poursuivit vers le nord, avant, au bout d’un moment, de finir broyé entre deux icebergs et
tout le monde se noya.
1. L’hybris ou l’hubris est une notion du mal chez les Grecs exprimant la démesure, propre à ceux qui refusent ce que leur accorde le destin. « Démesure, il
faut l’éteindre plus encore qu’incendie » dit Héraclite. Hérodote évoque l’hybris en d’autres termes : « Regarde les animaux qui sont d’une taille
exceptionnelle : le ciel les foudroie et ne les laisse pas jouir de leur supériorité ; mais les petits n’excitent point sa jalousie. Regarde les maisons les plus
hautes, et les arbres aussi : sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure ».
2. Interjection mexicaine exprimant la colère, le dépit, qui pourrait être traduite ici par « Putain ! » ou « Merde ! »
3. Le spécisme est une théorie inventée par les antispécistes. Le spécisme considère l’homme comme une espèce animale supérieure aux autres espèces.
L’homme a donc le droit de disposer des autres espèces comme il l’entend.
4. La dunette ou château de poupe est la superstructure s'étendant sur toute la largeur et l'arrière d'un navire, accueillant les logements officiers. C’est
également la plate-forme supérieure où se trouve la barre et le gaillard d'arrière.