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Les mémoires de la mémoire anarchiste espagnole

Publié dans :
Mémoire et culture dans le monde luso-hispanophone, Nicole Fourtané et Michèle Guiraud (dir.),
Nancy, Presses universitaires de Nancy (col. Le monde luso-hispanophone), vol. 1, 2008, p. 89-99

Joël Delhom
Université de Bretagne-Sud
ADICORE

“Nada fue en vano; se nos encerraba por miedo, se nos asesinaba por miedo, y
por ese propio miedo se pretende ignorarnos hoy. Nuestra historia se
mistifica, se nos calumnia, se nos niega la sal y el agua, ¿por qué? ¿Te has
parado a pensar el por qué? ¿Cómo se puede tener miedo a los muertos?
Solamente se tiene miedo a los muertos cuando los muertos siguen vivos y
sus ideas, aunque parezca que han sido borradas, siguen persistentemente,
como el viejo topo, cavando y cavando en el subsuelo de la historia...” [...]
Mientras alentemos, nuestra misión es la de remover el tiempo para impedir
que el tiempo muerto entierre al tiempo vivo del espíritu y de la idea.
Abel PAZ1

Le « devoir de conscience », dont parle l’écrivain libertaire Abel Paz dans le prologue à l’un des
volumes de ses mémoires, est aujourd’hui assez largement partagé en Espagne. Les générations qui
n’ont pas vécu la guerre et le franquisme l’ont repris à leur compte et poussé à ses dernières
conséquences – l’exhumation et l’identification des squelettes des victimes de la répression, assorties
de la recherche des responsabilités –, souvent contre la volonté de leurs aînés encore soumis à la peur
intériorisée durant des décennies. Ce mouvement populaire dit de « récupération de la mémoire
historique », qui semble atteindre actuellement son apogée, a été précédé et accompagné d’un
phénomène éditorial qui l’a sans doute favorisé et auquel les chercheurs n’ont pas encore prêté
l’attention qu’il mérite. Il s’agit de la publication d’un nombre important de mémoires et témoignages
de militants anarchistes en exil ou récemment rentrés dans leur pays. Après avoir présenté l’ampleur
de ce phénomène et en avoir précisé quelques caractéristiques, nous tenterons de cerner l’ambition des
auteurs. S’agit-il d’une manifestation du narcissisme caractéristique de la fin du siècle dernier ou bien
faut-il y voir une signification d’une autre nature ?
Un phénomène d’une ampleur insoupçonnée
Depuis ses origines, le mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste espagnol a développé une
tradition d’écriture de son histoire sous la forme de récits synthétiques, de témoignages sur des
événements particuliers ou encore de mémoires. Leur diffusion a rarement atteint un large public et est
restée confinée au cercle idéologique, voire aux amis de l’auteur. Dans les années soixante-dix,
quelques ouvrages ont eu le privilège de collections historiques ou autobiographiques d’éditeurs
d’envergure nationale (Gregorio del Toro, Ariel, Planeta, Bruguera et Crítica), mais il n’y eut pas de
continuité, hormis la publication en 1987 des mémoires de Federica Montseny chez Plaza y Janés2.
1
Al pie del muro (1942-1954), Barcelona, Tot Editorial, 2ª ed. 2000 (1ª ed. 1991), pp. 9-10.
2
Dans l’ordre chronologique : Eduardo de GUZMÁN, La muerte de la esperanza, Madrid, G. del Toro, 1973, 397 p. ; Eduardo de
GUZMÁN, El año de la victoria, Madrid, G. del Toro, 1974, 376 p. ; Eduardo PONS PRADES, Un soldado de la República (itinerario
ibérico de un joven revolucionario), [pról. de Montserrat Roig], Madrid, G. del Toro (Memorias de la Guerra civil), 1974, 357 p. ; Alberto

1
Plus récemment, des collectivités territoriales animées d’une ambition de sauvegarde de l’histoire
locale ont aussi édité des souvenirs d’enfants du pays3. Toutefois, l’immense majorité des publications
l’a été à compte d’auteur ou bien est passée par des éditeurs proches du milieu libertaire, souvent de
type associatif. Par conséquent, elle ne répond pas à de véritables stratégies commerciales et les
explications du phénomène sont à chercher ailleurs que dans les logiques éditoriales de l’offre et de la
demande.
Au XXe siècle, au moins cent-soixante-dix livres ont paru et de nombreux mémoires inédits sont
aussi restés dans les tiroirs. C’est loin d’être négligeable dans le domaine de l’autobiographie
populaire des pays du sud de l’Europe et c’est unique dans l’histoire de l’anarchisme. Cela confirme la
relation étroite entre conscience idéologique et écriture, mais souligne également la spécificité du cas
espagnol. On pense immédiatement qu’un des facteurs déterminants peut être le grand nombre de
militants engagés dans le processus révolutionnaire ou encore le traumatisme de l’exil massif. Sans
négliger ces aspects quantitatif et qualitatif, d’autres éléments plaident pour une approche de type
contextuel, en relation avec le moment de l’écriture.
L’observation chronologique des parutions montre qu’elles connaissent une première phase de
croissance durant la Seconde République, un pic à la fin de l’ère franquiste et un nouvel essor au cours
de la décennie 1990, ce qui suggère un rapport étroit avec les contextes politique et culturel. Alors que
de 1900 à 1930 nous n’avons relevé qu’une dizaine de titres, on en dénombre une trentaine de 1931 à
1939, presque toujours publiés à Barcelone. Cette croissance accompagne manifestement l’espoir
révolutionnaire, qui légitime le rappel des expériences vécues. Après une époque de répression
déstructurante, la diffusion d’une mémoire collective permet d’asseoir l’identité de la Confédération
nationale du travail (CNT) dans une phase de massification.
En revanche, les trois décennies suivantes forment une période d’étiage avec une vingtaine de
parutions au total de 1940 à 1969, majoritairement éditées en France ou au Mexique. Aux effets
psychologiques résultant de la défaite, il convient d’ajouter l’absence de perspective de changement
dans la Péninsule et l’impossibilité d’y être entendu. Le fossé se creuse entre un exil occupé par ses
propres querelles et le mouvement social de l’intérieur. Seule l’agonie du franquisme vient libérer la
parole individuelle.
On observe alors une envolée sans précédent : plus d’une dizaine de publications de 1970 à
1975 et plus d’une vingtaine de 1976 à 1979. Plus des deux tiers des titres paraissent en Espagne,
surtout à Barcelone. La transition autorise à nouveau l’espoir pour le mouvement libertaire de
reconquérir une influence sociale. La légitimité perdue sur le terrain syndical et politique doit être
compensée dans l’ordre symbolique de la tradition historique. Les récits de vie des exilés essaient de
restituer aux Espagnols restés au pays, ainsi qu’aux nouvelles générations, un pan de leur histoire
commune et visent ainsi à renouer des liens distendus ou rompus. De part et d’autre, méfiance et
sentiment d’abandon se sont emparés des esprits.
Tout en restant importante, la production fléchit légèrement à une petite trentaine d’ouvrages
durant les années quatre-vingts, avant d’atteindre son apogée entre 1990 et 1999 avec une quarantaine

PÉREZ BARÓ, Treinta meses de colectivismo en Cataluña, Barcelona, Ariel, 1974, 244 p. ; Jacinto TORYHO, No éramos tan malos,
Madrid, G. del Toro (Memorias de la Guerra civil), 1975, 340 p. ; Diego ABAD DE SANTILLÁN, Por qué perdimos la guerra. Una
contribución a la historia de la tragedia española, Madrid, G. del Toro (Memorias de la guerra civil), 1975, 360 p. ; Gregorio GALLEGO,
Madrid, corazón que se desangra, Madrid, G. del Toro (Memorias de la Guerra civil), 1976, 356 p. ; Eduardo de GUZMÁN, Nosotros los
asesinos, Madrid, G. del Toro (Memorias de la Guerra civil), 1976, 431 p. ; Adolfo BUESO, Recuerdos de un cenetista, Barcelona, Ariel
(Horas de España), 2 vol., 1976, 350 p., 1978, 358 p. ; Diego ABAD DE SANTILLÁN, Memorias, 1897-1936, Barcelona, Planeta (Espejo
de España ; Serie biografías y memorias ; 39), 1977, 280 p. ; Cipriano DAMIANO GONZÁLEZ, La resistencia libertaria (1939-1970). La
lucha anarcosindicalista bajo el franquismo, con la colaboración de Carlos Enrique Bayo Falcón, Barcelona, Bruguera (Mosaico de la
Historia ; 11. La era franquista), 1978, 378 p. ; Antonio ROSADO, Tierra y libertad. Memorias de un campesino anarcosindicalista andaluz,
pról. de Antonio-Miguel Bernal, Barcelona, Crítica (Temas Hispánicos ; 46), 1979, 261 p. ; Federica MONTSENY, Mis primeros cuarenta
años, [pról. de Antonina Rodrigo], Esplugues de Llobregat, Plaza y Janés (Biografías y memorias), 1987, 262 p.
3
José GARCÍA SÁNCHEZ, Estampas de nuestra guerra. Recuerdos y vivencias. Cerdanyola 1936-1939, [pról. de Ramón Sentís Biarnau],
Cerdanyola, Ajuntament de Cerdanyola del Vallès (Testimonis ; 1), 1991, 116 p. ; Juan CABA GUIJARRO, Memorias y vivencias de un
campesino anarquista. El colectivismo en Membrilla y Manzanares durante la Guerra Civil, [pról. de Agustín Muñoz Sumozas], [Ciudad
Real], Diputación Provincial, 1999, 487 p. ; Pedro FLORES, Memòries de Pedro Flores. A la recerca de l’ideal anarquista, edició a cura de
Jaume Serra i Carné, Manresa, Centre d’Estudis del Bages–Generalitat de Catalunya–Arxiu Històric Comarcal de Manresa (Memòria ; 8),
2003, 378 p.

2
de titres publiés4. Bien que la Catalogne concentre toujours la majeure partie de la production devant
Madrid, on remarque une plus grande diversité géographique. Les anarchistes luttent désormais pour
que les historiens de la démocratie retrouvée leur accordent une place moins caricaturale. Après le
déni franquiste, l’Espagne est entrée dans l’ère de la concurrence mémorielle. Les différents courants
idéologiques tentent d’imposer leurs interprétations de l’histoire, certains depuis les positions
dominantes qu’offrent les institutions du savoir ou du gouvernement et d’autres depuis leur situation
marginale. Les anarchistes s’opposent alors à une historiographie qui tend à légitimer le système
consensuel et réformiste en stigmatisant les positions extrêmes, rendues responsables de l’échec de la
République. Tous les courants, des conservateurs aux marxistes, sont accusés de disqualifier la culture
anarchiste et le mouvement social anarcho-syndicaliste5. Mais il faut attendre la dernière décennie du
siècle pour que l’on ose véritablement parler du passé sans plus risquer de déstabiliser le régime.
C’est, à notre avis, ce dernier espoir de retrouver leur dignité dans la mémoire collective qui motive les
autobiographes libertaires. Depuis 2000, le mouvement se poursuit à un rythme moins soutenu et
devrait logiquement s’interrompre pour une raison générationnelle, bien qu’une dizaine de
témoignages ait encore été offerte au public et qu’on ne puisse exclure l’exhumation d’inédits.
On l’aura compris, si le nombre de militants engagés dans l’épopée tragique des années trente
permet d’expliquer l’ampleur du phénomène éditorial, il ne rend pas compte des variations
périodiques. L’analyse que nous esquissons en articulant un espoir social à une opportunité politique,
autrement dit une approche en termes d’intentionnalité historique, doit être approfondie. Elle postule
que ces mémoires peuvent être appréhendés comme une forme micro-historique de l’écriture
populaire, aspirant à modifier les représentations sociales dominantes et liée à des conditions de
production spécifiques. Celles-ci incluent aussi bien les déterminations nationales que les fractures
internes au groupe considéré, dès lors qu’elles mettent en jeu les identités. En effet, il ne faut pas
négliger ce que le mémorialisme doit au besoin de justification et de règlement de comptes. Dans les
deux cas, il s’agit pour l’auteur d’établir une vérité historique qui aurait été falsifiée. La spécificité
espagnole tient peut-être à une confluence extraordinaire des dynamiques individuelle et collective de
résistance à l’oubli.
Subordination de l’identité individuelle et sauvegarde de la mémoire collective
L’examen des titres met en évidence l’entrecroisement du parcours singulier et du destin
commun. Cependant, la présence du Je (pronom personnel, adjectif possessif ou nom de l’auteur) est
marginale, puisqu’elle se limite à une trentaine d’occurrences sur près de cent quatre-vingts titres
(16 %)6. L’identité individuelle renvoie généralement au groupe par le biais d’une catégorie sociale ou
d’un processus historique et n’a plus qu’une valeur exemplaire. Celui qui s’exprime n’est qu’un
militant, un paysan, un combattant, un réfugié parmi tant d’autres, un homme commun ou une femme,
un Espagnol en somme, dont la petite histoire dit aussi la grande7. L’intitulé impersonnel concerne très
souvent un événement de la mémoire commune et s’apparente parfois même au rapport administratif,
c’est-à-dire à la pratique syndicale d’enregistrement des actes8. Sans entrer dans une véritable
typologie, cinq grands thèmes peuvent être distingués : l’organisation, les moments révolutionnaires,
les répressions, la guerre et l’exil9. Le titre peut aussi évoquer des personnalités marquantes que

4
En procédant à un découpage chronologique prenant pour axe la mort de Franco, on constate une stabilisation à partir de 1985 : une
vingtaine de publications de 1966 à 1975 ; près du double de 1975 à 1984 ; une trentaine de 1985 à 1994 et de 1995 à 2005. Cette variation
n’est pas de nature à invalider l’analyse.
5
Voir José Luis GUTIÉRREZ MOLINA, « Introducción », in Abel PAZ, Durruti en la Revolución española, Madrid, Fundación de Estudios
Libertarios Anselmo Lorenzo, 1996, 2a ed., pp. 29-43 et Manuel AISA PÀMPOLS, « Prefacio », in George ORWELL, Homenaje a
Cataluña, Barcelona, Virus, 2000, pp. 6-7.
6
En voici un exemple : Federica MONTSENY, Seis años de mi vida (1939-1945), Barcelona, Galba, 1978, 237 p.
7
À titre d’illustration : Albert PÉREZ BARÓ, Els « feliços » anys vint. Memòries d’un militant obrer, 1918-1926, Palma de Mallorca, Ed.
Moll, 1974, 208 p. ; Luciano SUERO SERRANO, Memorias de un campesino andaluz en la revolución española, Madrid, Queimada, 1982,
163 p. ; Sebastián MENDÍVIL URQUIJO, Miliciano, militar y fugitivo, Bilbao, Ed. Beta III Milenio, 1992, 154 p. ; Fernando SOLANO
PALACIO, El éxodo. Por un refugiado español, Valparaíso, 1939 ; José IGLESIAS SADA, Historia de un hombre común, Barcelona ?,
1981 ?, 79 p. ; Federica MONTSENY, Cien días de la vida de una mujer, Toulouse, Universo, 1949-1950, 2 vol. de 48 p. ; Nemesio
RAPOSO, Memorias de un español en el exilio, Barcelona, 1968.
8
Parmi d’autres : Aquilino GAINZARAIN, Federación Nacional de Industria Fabril, Textil, Vestir y Anexo: Taller colectivo de zapateros.
CNT-FAI de Lérida, France, 1946.
9
Par exemple, pour chacun des thèmes : Adolfo BUESO, Cómo fundamos la CNT, Barcelona, Avance, 1976, 138 p. ; Manuel CHIAPUSO,
Los anarquistas y la guerra en Euskadi. La Comuna de San Sebastián, San Sebastián, Txertoa, 1977, 281 p. ; Francisco SIMANCAS, Presos
de la República, Madrid, Queimada, 1983, 141 p. ; Pedro TORRALBA, De Ayerbe a la “Roja y Negra”, 127 Brigada Mixta de la 28

3
l’auteur a côtoyées et donner au livre une tournure biographique ; certains énoncent même une
ambition historique10.
Dans un travail précédent fondé sur l’analyse de douze textes autobiographiques de militants,
nous avons montré une tendance à privilégier la dimension collective, celle-ci conférant la légitimité
nécessaire à l’expression du singulier11. L’affectivité, la vie privée, l’intimité sont amplement
refoulées au profit du récit historique d’ordre général, y compris d’événements qui n’ont pas été vécus
directement par l’auteur. Il est paradoxal de constater que l’histoire cesse d’être l’environnement dans
lequel évolue le personnage pour accéder au statut de thème sinon de protagoniste principal. C’est
flagrant dans les mémoires d’Enrique Martín, dont la première moitié, pauvre en expériences
personnelles, retrace les épisodes nationaux des années 1931-1934 et s’apparente à un essai12. Les
disproportions dans le récit apparaissent aussi dans le traitement comparatif de certains sujets. Par
exemple, Fernando Mir consacre une ligne à la mort de son père et vingt-neuf à celle du célèbre
anarchiste Durruti. Alors qu’il ne dit rien de ses propres conditions de travail, il évoque dans un long
paragraphe des aspects socio-professionnels du franquisme13. Ses chapitres deux et trois s’intéressent à
l’histoire sociale et politique depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à 1923, avec une focalisation sur sa
ville natale. Généralement, l’ambition historique s’applique à un champ restreint comme, dans le cas
de José Fortea, celui du bataillon dans lequel il a servi, ou dans celui d’Alfons Martorell, « l’histoire
locale d’un point de vue populaire »14. Les auteurs précisent qu’ils ne sont ni des historiens ni des
écrivains professionnels, mais considèrent plus ou moins explicitement qu’ils sont les mieux placés
pour parler de certains événements, les ayant eux-mêmes vécus.
Les introductions, préfaces et autres péritextes mettent en exergue la valeur supposée collective
des récits de vie. « […] sobre todo, lo que la obra de Borrás pone de manifiesto es la gran epopeya
vivida por tantos miles de hombres y mujeres […] », peut-on lire sur la quatrième de couverture des
mémoires de ce militant, ou encore dans un prologue : « Federica Montseny, hablándonos de sus
compañeros de lucha [...] nos da a conocer otras vidas, estrechamente imbricadas con la suya [...].
Aquí están, ella y sus compañeros, encarnando a miles de luchadores anónimos [...] »15. Au milieu des
années soixante-dix, Juan García Oliver justifie son entreprise par l’impératif de communiquer la
véritable histoire de l’anarcho-syndicalisme, celle de ses hommes. En réaction contre l’histoire des
organisations, il prétend que le récit individuel est porteur d’un surcroît d’authenticité16. Une dizaine
d’années plus tard, dans son introduction aux mémoires de José Peirats, Ignacio de Llorens ne dit pas
autre chose, tout en soulevant la question de la représentativité de tels écrits :
Para la comprensión de lo que supone el anarquismo hispánico, para la reconstrucción de una
época, de unas mentalidades y actitudes ricas y complejas, para situarnos ante la cotidianidad de este
formidable movimiento de liberación, una de las fuentes más importantes son las memorias de sus
protagonistas. [...]
Las memorias de este escritor y ladrillero, de este historiador y militante obrero tienen una
importancia especial como exponentes de una época, de una generación de luchadores libertarios. [...]
[Peirats] Da la impresión de que se sitúa ante el lector con el ánimo de ofrecerle una vida que, como
decíamos, resulte exponente, ya que por su propia singularidad no puede ser representativa, del
movimiento en el cual halló sentido y a través del cual se entiende.17

División, Barcelona, Gráficas Fernando, 1980 ; José MUÑOZ CONGOST, Por tierras de moros. El exilio español en el Magreb, Móstoles,
Madre Tierra, 1989, 351 p. ;
10
Manuel BUENACASA, El movimiento obrero español, 1886-1926. Historia y crítica, Figuras ejemplares que conocí, Barcelona, 1928.
11
« Lo íntimo en algunas memorias de anarquistas españoles », communication présentée à Alcalá de Henares lors du VIIIe Congrès
d’Histoire de la Culture Écrite (5-8 juillet 2005) ; les actes sont en cours de préparation.
12
Enrique MARTÍN, Recuerdos de un militante de la CNT, [pref. de Sara Berenguer], Barcelona, Ed. Picazo, 1979, 159 p.
13
Fernando MIR VERDIELL, Vida y vivencias de un sindicalista confederal, Barcelona, 2002, pp. 26 et 60.
14
José FORTEA GRACIA, Mi paso por la Columna Durruti 26 División (Primer Batallón de la 119 Brigada Mixta), Badalona, Centre
d’Estudis Llibertaris Federica Montseny, 2005, p. 14 ; Alfons MARTORELL GAVALDÀ, Memorias de un libertario. De la República al
exilio, [pról. de Manuel Belanche], Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 2003, p. 11.
15
Respectivement : José BORRÁS, Del Radical-Socialismo al Socialismo Radical y Libertario. Memorias de un Libertario, Madrid,
Fundación Salvador Seguí, 1998, 237 p. ; Antonina RODRIGO, « Prólogo », in Federica MONTSENY, Mis primeros cuarenta años, op. cit.,
pp. 9-10.
16
Juan GARCÍA OLIVER, El eco de los pasos. El anarcosindicalismo en la calle, en el Comité de Milicias, en el gobierno, en el exilio,
Paris-Barcelone, Ruedo Ibérico, 1978, p. 10.
17
Ignacio de LLORENS, « Introducción », Suplementos Anthropos. Revista de documentación científica de la cultura, Barcelona, Antologías
temáticas n° 18, enero de 1990, pp. 4-5.

4
La nuance, à première vue quelque peu casuistique, entre l’indice18 et la représentation mérite sans
doute réflexion, car c’est là que se noue, pour le mémorialiste, la décision d’écrire. Celui-ci a
conscience que la vie singulière des individus a été portée – pour ne pas dire déterminée –, par les
vents d’une époque et qu’elle en recèle une part de souffle. Quels que soient l’originalité du parcours
et le degré d’implication militante de la personne, son destin parle de l’aventure collective qui lui
octroie du sens. Inversement, ce sont les millions de vies individuelles qui expliquent la marche des
événements et, sans elles, l’histoire ne peut être exhaustive et vraie. Or, les « héros anonymes des
combats quotidiens ou des grandes luttes » n’ont pas droit de cité, comme le reconnaît un grand
éditeur en 197919. D’une manière paradoxale, selon ce point de vue, l’objectivité de l’histoire
collective ne peut reposer que sur la subjectivité des histoires singulières. C’est, nous semble-t-il, le
message que délivre dans son incipit Ana Delso :
Estas memorias son una aportación a la memoria colectiva del pueblo español. [...]
He querido, con mis propias palabras, palabras sencillas, contar una revolución, la mía, a la que,
como persona anónima he contribuido, así como la historia de un puñado de gente que un día quiso ser
libre.20
Et aussi celui de l’épilogue de Sara Berenguer : « En principio la historia no la escribe quien la vive y
si bien en su entorno ocurren mil eventos que no ha conocido, cuando uno relata sus vivencias, son
sólo un diminuto eslabón de esa larga y sangrienta historia de España »21. Il s’agit, sans doute, d’une
confusion entre mémoire et histoire chez ceux qui, méprisés par la seconde, fondent tous leurs espoirs
dans la première22. La mémoire sert alors à se réapproprier l’histoire. Conformément à la philosophie
libertaire, cette démarche correspond aussi à la prise en charge par la base de la production et de la
diffusion du savoir, dont les élites détiennent le monopole. L’élaboration d’une contre-histoire fait
partie intégrante du projet beaucoup plus vaste de contre-culture anarchiste et en est la manifestation la
plus tardive dans la vie militante. Sur le rabat de la couverture du livre d’Enrique Martín, publié en
1979, on lit une déclaration d’intention allant dans ce sens :
La historia de nuestros últimos cuarenta años se nos ha venido escamoteando sistemática e
implacablemente. Se nos ha querido privar de nuestra identidad y de nuestra memoria colectiva. [...]
Es necesario, pues, empezar a recuperar nuestra propia identidad y nuestra memoria colectiva.
Para ello es preciso que vayamos reconstruyendo, entre todos, ese inmenso mosaico que es la historia a
base de ir juntando las infinitas piezas que lo componen.23
Les libertaires considèrent que l’œuvre franquiste d’occultation a été poursuivie par les
principaux bénéficiaires politiques de la démocratisation. Ainsi Ángel Urzáiz écrit-il dans un prologue
que les socialistes espagnols, inexistants dans l’opposition interne au régime militaire, ont tout fait
pour détruire la mémoire de la résistance24. En 2005, Rafael Sánchez pense même qu’il sera
impossible de restaurer la mémoire historique parce qu’il n’y a pas eu de processus institutionnel de
jugement du franquisme25. Cela trahit une défiance vis-à-vis de la mission des historiens. Outre
l’argument du déni d’histoire, celui, connexe, de la falsification est parfois avancé. Vicente Espín fait
alors référence à la responsabilité morale qui incombe aux témoins de rétablir la « vérité » :
« Decidimos, en fin, recordar aquellos hechos y sus consecuencias, poniendo la verdad en el lugar
que le corresponde y que diversos atrevidos pseudo-historiadores han tergiversado [...] »26. Dans ce
cas précis, ce n’est pas seulement l’histoire académique qui est mise en cause, mais le récit historique
produit au sein même du mouvement anarcho-syndicaliste. En effet, la concurrence des mémoires
résulte aussi des luttes internes de clans et de courants. Cela se traduit assez souvent par des attaques

18
Le Diccionario de uso del español de María MOLINER définit ainsi le terme « exponente » : « Se aplica a una cosa que sirve para poder
juzgar el grado de otra que se expresa: ‘Se toma el analfabetismo como exponente del atraso de un país’. Ô *Índice ».
19
« Nota de los editores », in Antonio ROSADO, op. cit., p. [7].
20
Ana DELSO, Trescientos hombres y yo. Estampa de una revolución, pref. de Martha Ackelsberg, trad. del francés de Antonia Ruiz
Cabezas, Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 1998, p. [13].
21
Sara BERENGUER, Entre el sol y la tormenta: treinta y dos meses de guerra, 1936-1939, Barcelona, Seuba Ediciones, 1988, p. 319.
22
Ana DELSO s’indigne face aux oublis de l’histoire officielle et justifie indirectement l’écriture de mémoires, op. cit., p. 110.
23
Enrique MARTÍN, op. cit. Manuel CRUELLS tient des propos comparables : « Pròleg », in Frederica MONTSENY, Cent dies de la vida
d’una dona (1939-1940), Barcelona, Galba, 1977, pp. 7-13.
24
Ángel URZÁIZ, « Prólogo », in Evasión del Penal de Ocaña, 1948. [Una página desconocida de la lucha del movimiento libertario
contra el franquismo], Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, 1993, p. 15.
25
Rafael SÁNCHEZ GARCÍA, « Prólogo », in José FORTEA GRACIA, op. cit., p. 10.
26
Evasión del Penal de Ocaña, 1948, op. cit., p. 74.

5
ad hominem27. L’exaltation de l’identité collective n’exclut pas une attitude parfois très critique sur ce
que furent la CNT, ses responsables et leurs choix stratégiques. Peut-être même qu’un sentiment de
trahison de l’esprit révolutionnaire des premiers mois de la guerre contribue au désir de préservation
de la mémoire et de bilan. Ceci dit, il est encore plus fréquent de lire des diatribes contre les
communistes, perçus par les anarchistes comme les principaux « falsificateurs » de l’histoire28.
Enfin, la confusion entre mémoire et histoire a été entretenue par le renouvellement
méthodologique qui a conduit à accorder davantage d’intérêt aux témoignages de militants anonymes.
On en trouve la trace dès 1976, bien que son réel essor soit postérieur de plus d’une décennie. Après
avoir dressé un bilan historiographique de la guerre civile très négatif, Antonio-Miguel Bernal écrivait,
dans le prologue à l’édition chez Crítica des mémoires d’Antonio Rosado, qu’il convenait de
reconsidérer totalement la période à partir de nouvelles sources, parmi lesquelles les témoignages des
sans grade :
[...] son ellos, esos hombres, los que actuando colectivamente en pos de unos ideales, de unos
intereses, los que detentan las claves más elementales de un inicial conocimiento histórico. De aquí la
importancia capital para nuestro afán de conocer y de nuestro interés de historiador cuando nos
encontramos que uno de esos innominados protagonistas –y víctimas– nos tiene algo que decir: sin
ánimos de protagonismos porque pasaron desapercibidos, sin pretensiones de justificación porque nunca
participaron del poder al que estuvieron sometidos, y sin esperanza de contabilizar mercedes futuras
porque están literalmente acabados.29
Ces propos autorisés ne pouvaient que stimuler et valoriser la prétention à dire l’histoire collective par
la voix individuelle, dont témoignent les fréquentes fusions du singulier et du pluriel dans les textes
comme dans les titres30. Avec moins d’ingénuité mais tout autant de conviction, l’éditeur des
mémoires d’Ismael Roig revendique toujours, vingt ans plus tard, une histoire moins politisée, qui
serait le fruit d’une démocratisation et reposerait sur « ceux qui à partir de leur expérience anonyme et
individuelle, contribuent à la reconstruction narrative du passé ». Le témoignage vient désormais
compléter et nuancer les connaissances acquises, mais il n’en reste pas moins que « l’expérience
personnelle devient mémoire collective »31.
Quelle que puisse être la valeur historique, sociologique ou même littéraire intrinsèque de ces
mémoires, témoignages et autres récits autobiographiques pour la connaissance des organisations ou
de la culture anarchistes, leur existence même est digne d’intérêt. Il convient de s’interroger sur leurs
conditions de production et de réfléchir à ce qu’ils nous disent d’une société et de ses rapports à
l’histoire. Leur nombre, l’effort de rédaction et l’investissement financier qu’ils supposent pour des
auteurs d’origine populaire, montrent qu’ils sont une réponse sociale à une situation de trouble de la
mémoire, ou plutôt de sa transmission, dans un contexte de suspicion à l’égard des historiens. C’est
pourquoi l’identité individuelle y apparaît subordonnée à l’identité collective et la célébration de soi au
devoir de mémoire historique. Tandis que s’opérait un processus de réhabilitation et de légitimation
des partis politiques antagonistes, seul l’anarchisme restait stigmatisé et son œuvre révolutionnaire
dénigrée. Les derniers témoins, dans l’espoir de transformer les représentations sociales dominantes,
ont fait un ultime pari, celui de l’écrit : scripta manent.

27
Par exemple chez José PEIRATS, « Memorias », Suplementos Anthropos. Revista de documentación científica de la cultura, Barcelona,
Antologías temáticas n° 18, enero de 1990, pp. 7-111.
28
Voir notamment Fernando GÓMEZ PELÁEZ, « Prefacio », in Cipriano MERA, Guerra, exilio y cárcel de un anarcosindicalista, Paris,
Ruedo ibérico, 1976, pp. 9-11.
29
Antonio-Miguel BERNAL, « Prólogo », in Antonio ROSADO, op. cit., pp. 10-11 (le prologue est daté en 1976).
30
Nous avons étudié quelques aspects de l’énonciation dans « Les mémoires inédits de Manuel Sirvent Romero (1890-1968) : le texte et ses
dessous », à paraître dans Regards (Nanterre). Le titre illustrant le plus parfaitement cette fusion est celui des mémoires d’Ismael ROIG
SOLER, Así luchábamos. República, guerra, clandestinidad y exilio de un anarcosindicalista, Benicull de Xúquer, 7 i Mig Editorial, 1999,
294 p.
31
Ibidem, quatrième de couverture [qui peut être attribuée aux directeurs de la collection Francesc J. Hernàndez i Pere J. Beneyto].

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