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CONFERENCE DE CONSENSUS :
Comprendre ensemble pour agir
1 INTERVENTION DE MONSIEUR ALAIN TREHONY, DIRECTEUR DE
L’OBSERVATOIRE REGIONAL DE SANTE DE BRETAGNE
On peut démontrer la réalité bretonne d’une surmortalité par suicide. En effet, les
études convergent et donnent comme résultat, depuis 25 ans, des taux supérieurs à la
moyenne nationale variant selon les années et selon les sexes de +40% à 60%. Actuellement,
la Bretagne est la région française au plus fort taux de suicide. L’éventuelle meilleure
déclaration du suicide en Bretagne que dans les autres régions, (cette éventualité n’est pas
prouvée) ne peut en aucun cas expliquer cet écart.
Taux comparatifs de mortalité par suicide hommes et femmes dans les cantons de
France en 1991-1999 (pour 100 000 habitants, France métropolitaine = 20,2)
Les données disponibles les plus récentes, soit celles de 2005, permettent de déterminer
l’excédent de décès par suicide en Bretagne. Si le taux de suicide dans la région était
identique à celui de la France entière, nous aurions dû constater pour la région, 535 décès
par suicide. Le nombre de décès par suicide effectivement constaté en Bretagne a été de 867,
soit un excédent de 332 décès par suicide pour la seule année 2005.
Excédent des décès par suicide selon le sexe en 2005
La surmortalité est généralisée pour toutes les tranches d’âge à l’exception des plus de 75
ans. Elle touche également les deux sexes.
Evolution des taux moyens annuels par âge de mortalité par suicide en 2003-2005
(pour 100 000 habitants)
Bretagne Hommes Bretagne Femmes France métropolitaine Hommes France métropolitaine Femmes
140
120
100
80
60
40
20
0
0 à 4 ans 5 à 14 15 à 24 25 à 34 35 à 44 45 à 54 55 à 64 65 à 74 75 à 84 85 ans et
ans ans ans ans ans ans ans ans +
Elle concerne la totalité du territoire breton. Cependant, certains pays de Bretagne sont plus
touchés que d’autres. Les cartes ci-dessous permettent de montrer les pays les plus touchés
en foncé et les pays les moins touchés en clair. Les autres pays, soit les trois-quarts ne se
différencient pas de la moyenne régionale. Globalement, le département des Côtes d’Armor
est le plus touché des 4 départements bretons.
Les modes opératoires diffèrent selon les sexes : les hommes utilisent la pendaison et l’arme
à feu, les femmes, la pendaison, l’intoxication et la noyade.
Les deux sexes confondus, la pendaison et la noyade sont des modes opératoires plus
fréquents en Bretagne que dans le reste du pays.
4
On peut également affirmer la réalité du fait suicidaire en Bretagne quand on considère les
tentatives de suicide. Il ne s’agit que de données partielles, en effet, contrairement aux
décès, les tentatives de suicide ne donnent pas lieu à déclaration systématique. A l’heure
actuelle en Bretagne, deux sources d’information permettent de décompter le nombre de
tentatives de suicide : la première est une enquête annuelle réalisée auprès des unités
médico-psychologiques des 8 secteurs sanitaires que comporte la région, la seconde est
l’exploitation des données hospitalières issues du programme de médicalisation des
systèmes d’information (PMSI). La comparaison avec les estimations nationales faites par
les services statistiques du Ministère chargé de la santé, fournit un écart de +45% et +55% de
tentatives de suicide en Bretagne. Il ne s’agit que d’un ordre de grandeur, mais il est tel que
l’on peut conclure à une plus grande fréquence des tentatives de suicide en Bretagne qu’en
moyenne nationale.
Source : Base régionale PMSI 2004, base nationale PMSI 2002, INSEE
5
Estimation de l’excédent des tentatives de suicide hospitalisées en MCO-
Sexes confondus
Hospitalisations
en MCO
France métropolitaine
105000
Nombre estimé de d'hospitalisations pour TS
Bretagne
5250
Nombre attendu d'hospitalisations pour TS
Bretagne
8174
Nombre observé d'hospitalisations pour TS
Excédent brut 2924
Excédent en % 56%
Sources : DREES – Base nationale PMSI-MCO 2002, ORS Bretagne – Base régionale PMSI-MCO 2004
Evolution des taux de mortalité par suicide, par âge, entre 1993 et 2005 en Bretagne
15-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-54 ans 55-64 ans 65-74 ans 75-84 ans
Bretagne -54,6% -37,7% -12,8% 0,2% -0,3% -13,5% -26,9%
France métropolitaine -42,9% -33,9% -20,1% -2,4% -12,0% -19,5% -30,9%
Il n’est pas possible de porter un jugement concernant les tentatives de suicide, faute de
données comparatives temporelles.
6
Evolution des taux comparatifs de mortalité par suicide de 1979 à 2005
(pour 100 000 habitants)
Bretagne Hommes Bretagne Femmes France métropolitaine Hommes France métropolitaine Femmes
70
60
50
42,1
40
30
27,2
20
14,1
10
8,5
0
1979-1981 1982-1984 1985-1987 1988-1990 1991-1993 1994-1996 1997-1999 2000-2002 2003-2005
Sources :
Sources : INSERM CépiDc, INSEE
Une expérimentation est en cours pour utiliser des données issues du programme de
médicalisation des systèmes d’information hospitaliers (PMSI) des établissements de santé
publics et privés.
Les données épidémiologiques dont nous disposons, en Bretagne comme dans l’ensemble
des autres régions françaises, ne permettent pas de poser un ensemble d’hypothèses
suffisamment précises pour expliquer l’évolution de la mortalité par suicide. Tout au plus,
7
peut-on remarquer que l’âge a une importance particulière : pourquoi la mortalité par
suicide des 15-24 ans a-t-elle été réduite par deux en Bretagne entre 1993 et 2005, alors que
celles des 45-54 ans et des 55-64 ans n’a pas bougé ? On peut supposer que l’attention portée
au suicide des jeunes (repérage des jeunes en difficulté, prévention en milieu scolaire,
universitaire, d’insertion, accueil et suivi des tentatives de suicide par les professionnels de
santé) est un facteur d’explication.
L’attention pourrait être portée aux adultes de la tranche d’âge 45-54 ans qui sont en même
temps les plus nombreux à se suicider (187 décès en 2005), ceux pour qui l’écart entre la
Bretagne et la France est le plus fort, ceux enfin pour lesquels aucune décroissance de
mortalité par suicide n’est intervenue entre 1993 et 2005.
8
2 INTERVENTION DE MONSIEUR ALI AÏT ABDELMALEK, PROFESSEUR DES
UNIVERSITES EN SOCIOLOGIE ET DIRECTEUR DU LADEC-LAS (U.F.R.
« SCIENCES HUMAINES », UNIVERSITE DE RENNES 2 – HAUTE-BRETAGNE)
Au-delà des données épidémiologiques, le suicide s’inscrit dans des réalités régionales
ou locales qui doivent être prises en compte dans la compréhension et l’analyse du
phénomène suicidaire. Les mutations de la société bretonne, les grands changements
économiques et sociaux auxquels elle a dû faire face, mais également certaines
caractéristiques ethnologiques peuvent, dans une certaine mesure, éclairer la
compréhension du phénomène suicidaire. Certaines hypothèses ont pu être formulées
pour expliquer les particularités bretonnes en matière de suicide. Toutes ne s’avèrent
pas pertinentes, il est en conséquence demandé à Ali AÏT ABDELMALEK une lecture
sociologique du suicide en Bretagne qui prenne en compte les dimensions
territoriales, culturelles et économiques de la société bretonne et permette de mettre
en évidence les hypothèses les plus crédibles en matière de compréhension du
phénomène.
Les questions que le comité de pilotage a souhaité poser sont les suivantes :
« AVANT-PROPOS »
9
suicide3 est un acte complexe, qu’on ne peut pas approcher avec une seule discipline ; c’est
pourquoi, lorsqu’on parle de suicide, il est logique de faire appel à la médecine, à la
psychopathologie, la philosophie, l’anthropologie, la sociologie ou encore l’histoire. On peut
mobiliser, par exemple, l’épidémiologie du suicide4 - discipline de l’épidémiologie – qui vise
à connaître l’étude de la répartition et des déterminants du suicide dans les populations.
Dans le monde, 815.000 personnes se sont suicidées en 2000, soit 14,5 décès pour 100.000
habitants (un décès toutes les 40 secondes). L’épidémiologie du suicide reste cependant très
variable selon les pays, et parfois même entre communautés différentes et groupes sociaux
dans un même pays ! A noter, aussi, que dans un grand nombre de cas, le suicide s’intègre à
l’évolution d’une pathologie psychiatrique, le plus souvent état dépressif – un mal largement
sous-estimé ! – schizophrénie, trouble de la personnalité, etc.
En France, le suicide n’est plus réprimé depuis le Code Napoléon de 1810 : le suicide est une
liberté civile, c’est-à-dire qu’il est permis au sens où la loi ne le réprime pas. Le suicide
assisté ou, euthanasie fait encore l’objet de débat. En France, il est actuellement condamné
comme homicide ; la loi entérine, en fait, la réprobation sociale dont le suicide est entaché :
l’aide au suicide est prohibée pour « abstention volontaire de porter assistance à personne
en péril » (art. 223-6 du code pénal, concept plus connu sous le nom de « non assistance à
personne en danger »). Ainsi, à la suite de la publication du livre « Suicide, mode d’emploi »,
a été créé en 1987 le délit de « provocation au suicide » ayant pour conséquence
l’interdiction de publication de l’ouvrage.
Dans l’Empire romain, il était d’usage qu’un proche de l’empereur désirant mettre fin à ses
jours demande au préalable l’autorisation de ce dernier. On en trouve l’illustration dans les
Mémoires d’Hadrien. Dans l’Antiquité, le suicide était commis après une défaite dans une
bataille afin d’éviter la capture, les tortures ou la mise en esclavage par l’ennemi (Brutus et
Cassius, les assassins de Jules César, se suicidèrent à la suite de la défaite de la bataille de
Philippes).
Dans la société romaine, le suicide était un moyen accepté par lequel on pouvait préserver
son honneur. A la fin du XVIIIe siècle Goethe publie Les souffrances du jeune Werther, une
histoire romantique où le jeune Werther se suicide parce que son amour est inaccessible. Le
roman connaît un réel succès et cause une vague de suicides en Allemagne.
Jean Améry publie en 1976 un livre sur le suicide où il défend la thèse selon laquelle le
suicide représente l’ultime liberté de l’humanité. Il se suicide deux ans plus tard.
Dans beaucoup de religions, le suicide est considéré comme un péché ; il y a transgression
puisque la personne a voulu disposer de sa vie alors que cette dernière est censée appartenir
à quelqu’un d’autre : Dieu. Les trois religions monothéistes condamnent ainsi fermement le
suicide. Mais, il est perçu différemment selon les cultures ; si dans les sociétés occidentales il
a été longtemps considéré comme immoral et déshonorant, il est dans d’autres sociétés
justement le moyen de retrouver un honneur perdu. En Asie, il existe des formes de suicide
ritualisé comme les jauhâr et satî indiens. Le seppuku japonais quant à lui est un suicide vu
comme une issue honorable face à certaines situations perçues comme trop honteuses ou
sans espoir.
3Un attentat-suicide, par exemple, relève plus du terrorisme ou d’un acte de martyrologie que du suicide.
4Cf. Enquête menée par Agnès Batt (E.N.S.P.) et Ali Aït Abdelmalek (Rennes 2), en collaboration avec Arnaud
Campéon, sur le suicide en Bretagne (Etude : E.N.S.P./Rennes 2 ; 2002).
10
anomique et le suicide fataliste. Dans chaque cas, la désintégration sociale est la cause
première véritable.
a) Le suicide altruiste
Il est particulièrement développé dans les sociétés où l’intégration est suffisamment forte
pour nier l’individualité de ses membres. L’individu – hyper-intégré – est tellement absorbé
dans son groupe que sa vie ne peut exister en dehors des limites de ce groupe.
Exemples de suicides « altruistes » :
• Suicide des prêtres de certaines religions orientales ;
• Suicide des militaires (gendarmes) jeunes retraités
• Suicide de jeunes agriculteurs, modernisés mais très endettés.
b) Le suicide égoïste
Présence ici, à l’inverse du « suicide altruiste », d’une individualisation démesurée et qui
s’affirme au détriment du moi social, ainsi que d’une désagrégation de la société. Il est le
signe d’une hypo-intégration dans une société trop déstructurée pour fournir un motif
valable d’existence à certains de ses individus. C’est, par exemple, le suicide de l’adolescent
solitaire, mais aussi des paysans traditionnels non modernisés, trop éloignés des normes
sociales. La famille et les institutions politiques et sociales protègent, en principe, contre ce
type de suicide.
c) Le suicide « anomique »
Le suicide anomique est dû à des changements sociaux trop rigides pour que les individus
puissent adapter leurs repères moraux. Le mot « anomie » vient du grec « anomia » et
signifie absence de règle, violation de la règle. Il a été emprunté, dans un premier temps, en
philosophie par Jean-Marie Guyau (1854-1888) qui, à la différence des Grecs, l’utilisait de
façon positive : l’anomie représente l’affranchissement des limites virtuelles fixées par
l’homme. Cependant, le sociologue français Emile Durkheim (1858-1917), en étudiant le
comportement suicidaire, utilise une vision plus sombre et négative du mot, où la rupture
des règles peut être très néfaste au psychisme et conduire au suicide. Des études ont montré
que le suicide croît de façon proportionnelle aux dérèglements d’ordre social et d’ordre
économique : qu’il s’agisse de crise boursière ou d’embellie économique, le taux de suicide
augmente car l’individu perd ses repères et ses régulateurs.
d) Le suicide « fataliste »
Le suicide fataliste se définit par la prise en compte par l’individu d’un « destin muré »,
immuable. C’est le suicide du kamikaze, mais on retrouve aussi dans cette catégorie le
suicide des époux trop jeunes et des prisonniers5.
5 Le suicide a été utilisé dans l’histoire comme un acte politique d’opposition et de contestations. Mais nous ne
traitons pas, ici, de l’« attentat-suicide » !
11
propos du sujet et/ou ses tentatives de suicide. Il existe donc une prédisposition au suicide ;
la prévention du suicide pour être efficace doit la prendre en compte !
Le suicide peut être dû à des difficultés « psychologiques » - élément minimisé par
Durkheim – notamment une grave dépression. Les autres cas (à la suite d’un déshonneur
par exemple) sont plus rares dans les cultures occidentales. On a observé des cas où un
suicide s’accompagnait du meurtre d’autres personnes (souvent le compagnon, les enfants) ;
on parle dans ce cas de suicide étendu ou élargi. Il peut, ainsi, arriver que la cause du suicide
soit une réflexion sur l’existence même, influencée par la philosophie nihiliste. Mais, dans la
plupart des cas, le suicide a des causes multiples. On peut classer les facteurs menant au
suicide en trois catégories :
6 Bien que Durkheim ait tenté de fournir des explications sociologiques aux phénomènes qu’il étudiait, il a tout de
même inséré des explications sexistes, biologisantes et naturalisantes de certains comportements sociaux. Par
exemple, dans le cas de son étude sur le suicide, il a déclaré que si les femmes se suicidaient moins que les
hommes, après un deuil ou un divorce, « cela était dû à leur état inférieur de nature », donc à plus d’autonomie de
leur part. « Mais, cette conséquence du divorce est spéciale à l’homme ; elle n’atteint pas l’épouse. En effet, les
besoins sexuels de la femme ont un caractère moins mental, parce que d’une manière générale sa vie mentale est
moins développée (…). Une réglementation sociale aussi étroite que celle du mariage et, surtout, du mariage
monogame ne lui est donc pas nécessaire ». E. Durkheim, Le Suicide, p. 306.
12
En définitive, on peut noter des facteurs de protection, qui permettent de contrebalancer
certains effets négatifs des facteurs de risque associés au suicide. Voici quelques exemples :
1. Stratégies de gestion du stress adéquate.
2. Réseau social disponible et significatif.
3. Ouverture à recevoir de l’aide.
4. Estime de soi et confiance en soi élevées.
5. Support des enseignants et d’autres adultes en milieu scolaire.
6. Vision de l’école comme un lieu d’investissement.
7. Confiance en ses capacités à faire face aux obstacles de la vie.
Le problème crucial, dans la société moderne – et qui l’était déjà à l’époque où Durkheim a
étudié le suicide (1897) – est le rapport « individuel-collectif ». Autrement dit, de
l’intégration sociale dans la mesure où la modernité contraint les individus à user de leur
liberté. « Soyez autonome… » est en quelque sorte le commandement contraignant voire
coercitif de notre société moderne. Nous savons, aujourd’hui, que les variations du lien
social et les rapports entre l’individuel et collectif ont des répercussions sur le suicide.
Bref, en société traditionnelle, chacun fait « un peu de tout » dans le cadre du groupe, de la
parenté ; la forme principale de construction des identités individuelles et collectives c’est le
territoire comme espace d’« appartenance ». En société moderne, chacun est plus spécialisé
dans le cadre de métiers également différenciés : la spécialisation peut, pour le moins,
distendre le lien social. C’est donc la différenciation sociale qui explique, autorise la
rationalisation des conduites individuelles. C’est le tout, la structure de la société qui permet,
par son évolution, de comprendre la variation de la division technique ou économique du
travail. Autrement dit, si nous, individus, nous nous spécialisons, ce n’est pas pour pouvoir
produire plus, mais pour pouvoir vivre dans des conditions nouvelles d’existence qui nous
sont faites !
Dans la société rurale traditionnelle, le principe de base de l’organisation sociale d’un groupe
est celui d’une conscience collective et d’une faible conscience individuelle. Pour survivre
dans un environnement hostile, le groupe ne peut tolérer que de faibles écarts. La loi
générale est celle de la ressemblance, de la similitude qui se traduit par une solidarité
mécanique, les rôles et les statuts n’y sont qu’exceptionnellement diversifiés. En tout état de
cause, ils sont fixés et toute déviance y est durement réprimée.
13
Fig. 1 : Schématisation de la bipolarisation
Solidarités
Modernité
organiques
mécaniques
s
Règles
répressives coopératives
Ainsi, dans la société moderne, le droit, qui est contractualiste, organise la coexistence
régulière d’individus différenciés. Ceux-ci, autonomes, peuvent contracter mais en
respectant des règles générales, impersonnelles.
En fait, plus la société se complexifie, s’éloigne du type « simple », et plus l’individu s’éloigne
aussi de son milieu natal et ainsi se soustrait à l’action des anciens, plus généralement de
l’autorité, de la tradition.
Tel est le principe de fonctionnement de la société moderne « durkheimienne », perçue
comme fondamentalement harmonieuse, ce qui n’exclut pas les expressions anormales ou
pathologiques. A cet égard, Durkheim tend à faire appel à la justice, à la fraternité pour
dépasser, prévenir l’anormal ; il revalorise le social en proposant une intégration optimale
par la corporation (tradition). En conséquence, la corporation pourrait (re)devenir la base de
l’organisation politique car, d’un côté, l’Etat est trop éloigné des individus, de l’autre, la
famille, plus exactement la parenté, est trop proche, trop contraignante. Cette proposition a
été récusée tout à la fois par les libéraux – au nom de l’individualisme – et par les
7 Cf. l’astreinte d’un travail régulier et persistant que cet autre fait social, le chômage, ne doit pas occulter !
14
révolutionnaires au nom de la rupture avec le capitalisme ; on peut la retrouver actuellement
sous les traits de l’interprofession8, du néo-corporatisme9.
Notons encore, ici, que ce n’est pas seulement le sens commun vulgaire qui individualisait le
suicide il y a plus d’un siècle, c’est aussi le sens commun savant. Durkheim se doit en
conséquence de montrer que les théories en vigueur ne rendent pas correctement compte du
fait observé. Un exemple pour illustrer comment Durkheim autonomise son territoire,
dessine peu à peu la frontière de la sociologie. La neurasthénie, ou plus généralement la
« folie » - fait psycho-pathologique et non sociologique – ne serait-elle pas facteur de
suicide ?
Un peu plus de femmes, en France, dans les asiles et elles se suicident beaucoup
moins que les hommes.
Les classements des divers pays suivant ces deux variables sont divergents.
Par ailleurs, le taux de suicide tend à croître avec l’âge alors que le taux de folie est
plus élevé durant l’âge de la maturité (vers la trentaine).
Il y a donc absence de corrélation et a fortiori de causalité. Ceci étant, on n’exclut pas que les
états psycho-pathologiques puissent éventuellement faciliter le suicide mais ce n’est, au plus,
qu’un facteur parmi d’autres. Au nombre des explications écartées, celle de l’alcoolisme : les
deux cartes – taux de suicide et d’alcoolisme – pour la France, sont assez similaires mais
c’est trompeur. D’une part, ce n’est pas le cas à l’étranger ; d’autre part, la consommation de
boissons alcoolisées en France est trop diversement corrélée avec le suicide : dans le Midi,
on boit plus de vin et on s’y suicide peu… Tandis qu’en Bretagne on boit du cidre, de l’eau de
vie, et aujourd’hui du vin et de la bière et… on se suicide beaucoup (depuis le XIXe siècle) !
Autre réfutation, l’influence cosmique : en fait, plus de suicide, durant la journée et l’été car
la vie sociale y est plus intense. Il faut supposer en conséquence et en congruence avec la
théorie de Durkheim que l’intégration y est ressentie comme y étant alors : ou trop faible ou
trop forte10.
Ce travail sur les statistiques n’a pas pour seul effet d’objectiver le phénomène étudié. Plus
crucialement à notre avis, il concrétise la seconde règle énoncée par Durkheim. Rappelons-
la.
Expliciter le social par le social en tant que tel, pour s’intéresser aux concomitants sociaux
(contextes) ou milieux (par exemple les confessions religieuses, les familles, les groupements
politiques, professionnels etc). C’est la construction de l’objet par mise en relation d’une
variable à expliquer (suicide) et de variables explicatives (faits sociaux antécédents). Du
singulier trop général – le suicide – aux catégories ou types construits, Durkheim propose
une administration de la preuve, résultant du travail de construction de l’objet, puis
d’explication du « social par le social ». Le sociologue met ainsi en exergue une « loi
humaine » (fig. 2).
8 Cf. le corporatisme ; en effet, le secteur agricole en est, ici, l’exemple implicite (cf. A. Aït Abdelmalek, thèse de
doctorat de l’E.H.E.S.S., 1993 et H.D.R. en sociologie, 2003 et ouvrage : L’Europe communautaire, L’Etat-nation
et la société rurale..., Paris : L’Harmattan, 1996).
9 Sur le « corporatisme sectoriel », cf. B. Jobert, P. Müller, L’Etat en action, Paris : PUF, 1987, 256 p.
10 E. Durkheim ne suit pas, ici, la théorie de son « maître » Montesquieu, pour qui le climat est l’un des facteurs
15
Fig. 2 : « La loi de l’intégration sociale »
Société
Traditionnelle Moderne
Intégration
Forte Rapport à autrui : altruiste Rapport à soi : égoïste
Insuffisance de règles :
Faible Excès de règles : fataliste
anomique
Le suicide égoïste est opposé dans ses variations au suicide altruiste des sociétés
traditionnelles. La règle manque aux activités elles-mêmes, on ne peut s’y attacher, s’y
rattacher. Généralement, c’est l’intégration au groupe qui est en cause ; ce que Durkheim
montre notamment avec l’exemple de trois religions monothéistes occidentales qui
condamnent quasi-également le suicide (fig. 3) :
+
Protestants
Taux de suicide
Catholiques
Juifs
Les protestants se tuent beaucoup plus que les catholiques et ce qui divise essentiellement
ces deux rameaux de la chrétienté n’est autre, selon Durkheim, que le rapport aux autorités :
Très faible chez les protestants appelés à être auteurs de leur croyance par le libre
examen, le rapport direct à Dieu.
Très fort chez les catholiques encadrés par tout un système hiérarchique
d’autorités et notamment de théologiens, qui font que lesdits catholiques
reçoivent la foi sans examen.
Les juifs se tuent très rarement eu égard à leur forte propension au regroupement, à leur
cohésion générée par les intolérances dont ils sont historiquement l’objet et à la faible place
que laisse le judaïsme « au jugement individuel ».
Le suicide anomique est lié à l’état d’une société obscurcissant ses normes, désorientant de
fait les individus : « On ne sait plus ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste et
ce qui est injuste… ».
Les situations de crise, conjugales et encore plus économiques au 19ème siècle et la
modernisation de la société au 20ème siècle font croître l’état d’anomie car les passions, les
désirs y sont moins disciplinés au moment où ils auraient le plus besoin de l’être.
Concernant l’agriculture par exemple, la crise économique malheureuse et aussi heureuse,
mais trop soudaine, est à l’origine d’une trop forte mobilité, de déclassement, de perte de
16
repères et de relations, … Mais ne généralisons pas hâtivement : toute crise ne fait pas
croître le suicide ; par exemple une guerre, qui mobilise les énergies, le fait décroître.
En résumé, l’évolution des structures sociales favorise le suicide lorsque l’intégration au
groupe est trop faible, et c’est le cas du suicide des « paysans », ou trop forte (courbe en U) et
c’est, par exemple, le cas du suicide des chefs d’entreprise familiale agricole, moderne et
compétitive11. La variation essentielle étant alors à situer au niveau de l’intégration optimale,
de sa variabilité par-delà sa personne.
Enfin, le droit conçu non comme une science mais comme un corps de règles à observer par
une personne qui veut vivre en société, remplace peu à peu la morale ; pour cela, « il faut de
toute nécessité qu’il y ait une autorité dont les hommes reconnaissent la supériorité, et qui
dise le droit »12. Cette autorité ne serait pas juridique ni même politique mais sociétale :
inhérente, pour l’essentiel, à la force d’une société rationnelle, propre à s’auto-diriger comme
y aspirait Auguste Comte13. L’analyse durkheimienne du suicide a ainsi constitué un des
meilleurs exemples de la manière dont une théorie sociologique – celle d’Emile Durkheim
(1858-1917) – peut être reliée aux données empiriques par l’intermédiaire d’une typologie
appropriée. Il s’agissait de se distancier de la philosophie pour donner corps à la sociologie,
science sociale des sociétés complexes ou modernes14.
13 Que l’idéal moral soit simultanément social et scientifique, pour ne pas dire sociologique !
14 Cf. A. Aït Abdelmalek, Edgar Morin, penseur de la complexité, à paraître à Lisbonne (Instituto Piaget).
17
3 INTERVENTION DE MONSIEUR PHILIPPE LECORP, CONSULTANT, ANCIEN
PROFESSEUR DE L’ECOLE NATIONALE DE SANTE PUBLIQUE (ENSP)
La vie se représente communément comme un continuum naturel, qui prend sa source à la naissance
et s’épuise au grand âge, imagerie relevant d’une acception passablement frivole de la condition
humaine. Représentation simpliste qui retient un âge acceptable pour mourir ; d’où la question
automatique à l’annonce d’une mort : mais quel âge avait-il ? En accrochant la mort aux vieux, comme
attribut légitime, on rend leur mort supportable aux vivants. En revanche et dans le même
mouvement, la mort reste scandaleuse et inacceptable pour tout autre. Exception faite il est vrai, des
personnes gravement malades. Pour celles-ci on a inventé le vocable de « mourant ». Catégorisé
comme tel par la médecine, le « mourant » en assumant son rôle, protége les vivants qui l’entourent
de l’incontournable angoisse de leur propre mort. Robert Williams Higgins 15 soutient que l’invention
du « mourant », certifie que moi qui ne le suis pas, je suis vivant ! Le temps de la mort pour moi est
ainsi repoussé.
Que peut-on en dire d’ailleurs ? La mort échappe à notre maîtrise, comme quelque chose
d’absolument inconnaissable, « (…) d’irreprésentable, une expérience qui n’a jamais été faite, que
l’on fait pour la première et dernière fois, la première étant aussi la dernière. » 16 Plus encore, nous
dit Vladimir Jankélévitch, « la mort est le passage de quelque chose à rien du tout. »17 C’est bien
normal que ce rien du tout, cet arrachement au passé, ce décollement du présent, cette impossibilité
de se projeter vers un futur, plonge dans l’effroi. Chacun sait qu’il est inéluctable de mourir un jour ou
l’autre, mais pourquoi serait-il nécessaire que ce soit maintenant ? C’est ce paradoxe dont s’amuse le
philosophe : « A quel moment est-il nécessaire de mourir ? Eh bien, il n’est jamais nécessaire de
mourir, et pourtant il faut bien mourir un jour. »18 La mort pour soi, ça n’est pas pensable
15 Robert William Higgins, « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée », Esprit, janvier 2003, p.152
16 Vladimir Jankélévitch, Penser la mort, Liana Levi, piccolo, 1994 p.105
17 ibid . p.108
18 ibid. p. 24-25
18
maintenant. La mort n’est jamais d’actualité, n’est jamais un présent ! Pour chacun, le temps de la
mort est toujours au futur.19
Il faudra bien pourtant l’affronter : « Pour ce qui est de mourir, rappelait Vladimir Jankélévitch cela,
chacun le fait pour soi. C’est la chose pour laquelle personne ne peut se faire remplacer. Je peux
vous remplacer dans certaines circonstances, me sacrifier à votre place, mais je ne peux pas mourir
votre mort à votre place. Chacun meurt pour soi, sa propre mort, pour son propre compte. »20 C’est
là, la cruauté propre à la condition humaine d’attendre sa propre mort, dans l’angoisse, rarement dans
la sérénité, sans savoir ni le jour ni l’heure.
La mort est le propre de l’homme. Selon Heidegger, seul l’homme « être pour la mort »21 meurt, parce
qu’il a conscience de sa finitude. Pour autant, la mort est rejetée de la représentation. La souffrance et
la mort ne sont acceptables que comme conséquences de carences dues à l’âge, aux pathologies, aux
accidents. Elles n’interpellent plus l’être de l’homme qui préfère s’aveugler dans sa quête de l’absolu
du bonheur. Comment supporter alors la mort de ceux qui ne sont ni vieux, ni malades ? Comment le
suicide, mort volontaire, peut-il être appréhendé ?
Voilà l’insoutenable ! L’homme entretiendrait un rapport singulier à la vie qui oblige à questionner ce
fait qu’il ne désire pas nécessairement vivre ! En effet, le plus fondamental pour lui serait la question
du sens de l’exister et la réponse à cette question pouvant le conduire jusqu'à la négation de sa propre
vie au nom de valeurs qui la dépassent.
19 Philippe Lecorps « Le temps de la mort est toujours au futur » in E. Hirsch (sous la dir.) Face aux fins de vie et à
la mort, éthique et pratiques professionnelles au cœur du débat VUIBERT 2004. Le texte avait été présenté lors
de la 4ème journée du Centre Hospitalier du Vexin, le jeudi 25 septembre 2003.
20 Vladimir Jankélévitch,op.cit, p.33
21 L’expression est de Heidegger dans Etre et Temps (1927), Gallimard, 1986, § 50-53. Heidegger écrit : “ Etant
vers (pour) sa mort, il (l’homme) meurt facticement et même constamment, tant qu’il n’est pas arrivé à son
décès. ” (P. 259)
22 C.Baudelot, R. Establet, Suicide, l’envers de notre monde.p.19
23 ibid. pp 239-260
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difficultés des jeunes à s’insérer dans les rapports de parenté, se construire une identité, une place
dans le monde du travail ; pour les adultes, le poids du stress au travail, les effets délétères du
chômage, la disqualification, la précarisation, sans oublier l’isolement et la solitude du grand âge, tous
ces signes de non reconnaissance de la valeur personnelle du sujet, créent le terreau favorable aux
pensées suicidaires.
On comprend cette attente de l’opinion d’une prévention efficace. En revanche, on ne peut laisser
l’opinion dans une représentation de la prévention comme machinerie collective et toute puissante
qui annulerait la possibilité du suicide considéré comme un mal. La prévention du suicide supposerait
que l’on ait identifié l’ensemble des processus qui mènent à l’exécution du projet et que sur chacun
des segments de causalité potentielle on disposât de leviers efficaces pour en empêcher l’exécution !
Or il n’y a pas de suicide, mais plutôt, on l’a dit, une multitude de suicides selon les milieux sociaux,
les âges de la vie. Si les sciences humaines proposent des classifications, des groupes à risques, des
situations favorisantes utiles à la compréhension, en revanche elles sont dans l’impossibilité concrète
d’anticiper pour nous dire ce qui va amener cette personne singulière à penser l’acte suicidaire comme
geste approprié.
Voilà la grande difficulté de saisir cet objet multiforme qui nous concerne tous. Nous ne disposons pas
d’une théorie explicative des relations causales entre les variables impliquées dans la survenue du
suicide, nous ne disposons pas de leviers objectivables pour en diminuer l’incidence. Alors peut-on
réduire le taux de suicide de 20% comme le demandaient les autorités sanitaires dans la loi de santé
publique de 2004 ? Au-delà de la difficulté du recueil de données fiables, il faut reconnaître le sens de
cet affichage. Plus qu’une volonté de mesurer la diminution chiffrée de l’occurrence des suicides, il
s’agissait de mettre sur agenda politique ce fait social qui autrement resterait à la marge. Votre
présence aujourd’hui ici atteste de l’importance de l’engagement politique.
À quelles conditions une prévention du suicide est-elle possible ? On ne peut attendre tout de l’État.
Pour autant, on attend des pouvoirs publics qu’ils créent les conditions qui permettent à la vie de se
déployer25. C’est dans l’organisation concrète de la société qu’une politique de prévention peut
s’élaborer. Sur ce champ, beaucoup de domaines de recherche sont à investiguer.
On vient de vivre récemment une série de suicides sur les lieux de travail, l’un d’entre eux a pu même
être reconnu comme accident du travail ! Vouloir prévenir les suicides au travail exigerait de mieux
connaître leur nombre, d’identifier les entreprises où le suicide s’est déroulé pour interroger les
conditions de leur survenue. Quels sont les déterminants repérés dans la vie de cette entreprise et sur
lesquels une action pourrait être menée? S’agit-il d’un défaut de management humain, d’une
organisation du travail qui fixe des objectifs ambitieux mais inatteignables, de compétitions entre
travailleurs angoissés par les plans sociaux successifs, etc?
L’environnement social d’une démarche suicidaire ne peut suffire à expliquer le suicide. L’acte
suicidaire est toujours singulier dans son système causal. On a rarement accès aux raisons intimes de
ces passages à l’acte. La singularité des suicides demande une analyse très fine des processus qui y
conduisent. Dans l’après de la tentative, mais aussi du suicide lui-même, on aurait besoin d’études
sous forme d’anamnèse des processus. Des enquêtes auprès des personnes concernées, le suicidant
survivant, sa famille, ses amis, ses collègues de travail pour tenter de repérer des itinéraires, des
modalités d’action, des conditions. Bien sûr on n’obtiendrait pas de ces « anamnèses psychiques et
sociales » le fin mot de l’affaire, en revanche, on éclairerait ainsi des segments sur lesquels une
intervention serait possible.
Plus largement, la prise en charge des souffrances psychiques exige la mise en place de relais de
vigilance26, en milieu scolaire, dans certaines zones urbaines, ou à disposition de professionnels. Les
acteurs du champ sanitaire et social ont besoin d’espaces de parole pour mieux prendre en charge les
questions des suicidants et de leurs familles. Des formations au dépistage, mais aussi à l’intervention
peuvent être organisées pour les différents acteurs du champ, ainsi que des initiations à la mise en
place des procédures, des filières de recours… Le concept de réseau est sans doute ici fondamental. Si
une prévention du suicide est possible, elle passe par une amélioration du maillage des professionnels
dans l’exercice de leurs fonctions et dans l’accomplissement de leurs missions, en s’appuyant sur les
travaux issus des « rencontres citoyennes » du type de celles organisées par SOS amitié et diverses
associations de personnes concernées.
25 sur le rôle de l’État dans le domaine de la santé, lire : Ph. Lecorps et J-B. Paturet, Santé publique, du biopouvoir
à la démocratie,ENSP édit. 1999, 186 p.
26 A. Batt, A. Campéon, D. Leguay, P. Lecorps , Épidémiologie du phénomène suicidaire : complexité, pluralité
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Alors, pouvons-nous prévenir les suicides ? Rappelons qu’au XVIe siècle, prévenir a signifié aller au
devant des désirs, d'où est resté dans l’usage moderne le qualificatif prévenant, que l’on applique à
quelqu’un rempli de sollicitude vis-à-vis de l’autre. Nous devons interroger les conditions nécessaires
à l’inscription de toute démarche de prévention dans cette dimension de prévenance, c'est-à-dire
d’attention, de délicatesse et de respect de l’autre dans son rapport à la vie.
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