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Magazine à dessein philosophique N°1 Mai 2005

DOSSIER

LA DÉPENDANCE
S’ IL NE DOIT EN
RESTER QU’UNE...
page 6
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D

RUBRIQUE LITTÉRAIRE

NANCY, VU PAR STENDHAL.


Dans Lucien Leuwen (1834).
page 19

... Mais aussi :


ACTUALITÉS et manifestations sur la Faculté de Lettres et Sciences Humaines,
RUBRIQUES littéraire, musicale, expression libre...
ÉDITO

De toutes les questions posées concernant notre journal, la plus fréquen-


te fut sûrement : « La Flèche du quoi ? ». Du Parthe. Explication : les
Parthes, peuple scythe iranisé de l’Antiquité, avaient constitué un puissant
royaume que les Romains ne purent jamais conquérir. Dans les batailles, les
cavaliers parthes faisaient mine de s’enfuir et décochaient une flèche par-des-
sus leur épaule : technique imparable pour venir à bout du poursuivant. De
nos jours, la flèche est remplacée par le trait d’humour ou la phrase inatten-
due, mais le principe reste le même : défendre encore l’argument, poursuivre
le débat après la victoire factice de l’assaillant.

Comme les Parthes, notre désir était de constituer un petit royaume d’i-
dées dans lequel le débat et la discussion seraient préservés par le décochage
systématique des opinions contraires et complémentaires.

Dans le numéro 0, nous évoquions (non exhaustivement) la question des Un journal dépend de ses lecteurs, mais, bien au-delà, la vie des idées qu’il
prisons, nous nous attaquons à présent à celui de la dépendance. Au fur et à propose dépend de leur diffusion et de la force des arguments qu’on leur oppo-
mesure de nos investigations, nous avons évidemment réalisé l’ampleur de la se : criblez donc notre boîte de flèches tantôt aimables, tantôt acerbes, afin de
tâche mais, refusant de baisser les bras, nous avons décidé de nous en tenir à prolonger la passionnante délibération que nous avons tenté, à notre échelle,
notre thème : nous attendons vos courriers pour compléter les zones d’ombre de perpétuer.
et les oublis de la rédaction. Mathieu Chauffray.

SOMMAIRE
4 COURRIER DES LECTEURS

6 LE DOSSIER : LA DÉPENDANCE
6 L’addiction : s’il ne doit en rester qu’une... par Platz

8 “ Autrui, pièce maîtresse de mon univers ” par Hélène Tarantola

10 Lettre aux indépendants. Le monde leur sera toujours refusé. par marion

12 Thomas de Quincey. Dandy opiomane. par Mathieu Chauffray

14 Les Paradis artificiels, lieu d'une dépendance infernale ? par Floriane Bruyant

15 CUTTING. La scarification. par Aurélien Guérard

16 7H13. Tribulations mélancoliques. par Mathieu Chauffray

17 ACTUALITÉS 22 RUBRIQUE MUSICALE

19 RUBRIQUE LITTÉRAIRE 23 RUBRIQUE LIBRE


La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

Rédaction Floriane Bruyant


DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Mathieu Chauffray CONCEPTION GRAPHIQUE ET RÉALISATION :
RÉDACTEURS : Raphaël Marche
Alexandre Klein ILLUSTRATIONS :
Marion Renauld David Arlandis
Édité par L’Association Rayon Philo Vincent Palarus IMPRESSION :
Université de Nancy 2 Antoine Alajouanine MGEL (Mutuelle Générale des Étudiants de l'Est)
23, bvd Albert 1er Hélène Tarantola 44, cours Léopold
54015 Nancy CEDEX. Juliette Grange 54000 Nancy.
Aurélien Guérard
3
COURRIER DES LECTEURS

Réactions à propos
du précédent numéro...
J
’ai lu avec attention et fait de leur « faute »
très grand intérêt ayant perdu le statut de
votre fort intéressant « nôtres », alors nous
numéro consacré à la pourrons glisser sans souci
prison. Pourtant, il me vers une gestion privative,
semble qu’il y manque un les transformer en « une
point de réflexion fonda- matière première » que nous
mental, posé par le début échangerons, transfére-
de la privatisation du sys- rons, au gré de nos besoins.
tème carcéral en France. Nous sommes déjà dans
En effet, dans la nais- les prémices du deuxième
sance d’une « économie pri- choix. Nous le verrons se
vée » du monde carcéral développer dans les années
nous assistons au glisse- à venir. En avouons nous
ment d’un concept de « per- conscience ? Tout comme
sonne détenue », vers un avons nous conscience de ce
concept de « matière pre- que ceci implique comme
mière nécessaire au dévelop- « mutation de notre société »,
pement d’une économie de et de ses rapports à ses
marché ». membres ?
Implicitement, nous Déjà, le système carcé-
nous retrouvons dans la ral ne recrute plus de tra-
même situation que face vailleurs sociaux formés
aux Indiens d’Amériques dans les structures clas-
lors de « la controverse de siques du travail social. Il a
Valladolid » … si nous généré ses propres forma-
acceptons que les « détenus », tion en interne, et la termi-
malgré leur « faute » soient nologie même de tra-
encore membres de notre vailleur social disparaît
société, si nous leur recon- pour céder la place à celle «
naissons le droit d’être d’agent d’insertion et de pro-
encore membres des bation ».
« nôtres » bien qu’ayant Il semble important que
franchit certaines des les hauts murs d’enceinte
« limites » que notre des prisons ne nous don-
société s’est fixée comme nent pas l’argument aisé
règles de fonctionnement pour ne pas savoir ce qui
nous aurons un certain s’y passe, d’autant que
type de traitement et d’ac- nous sommes tous concer-
compagnement à leur nés, nous sommes tous
égard. potentiellement « coupa-
Si, comme nous sem- bles ».
RÉPONSE : blons y tendre, nous les
considérons comme du M.Manoha
Chère lectrice assidue et attentive,

Nous souhaitons dans un premier temps vous remercier pour votre courrier sympathique et juste. L’ensemble des remarques
que vous y formulez nous ont paru tant justifiées que pertinentes, ce qui nous a décidé à les publier. Il est vrai que l’approche
socio-économique de la prison que vous abordez, et dont vous tirez habilement des conséquences qui méritent attention, n’a pas
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

fait l’objet d’une réelle étude dans notre précédent numéro, mais nous ne prétendions en rien à l’exhaustivité. Cependant, il nous
semble que les questions sur la considération des détenus par rapport aux membres non-enfermés de la société ont néanmoins
été approchées ou au moins esquissées dans des articles comme celui sur le « G.I.P » ou encore la « carte postale de zonpri ».
En d’autres termes, votre courrier, et c’est là son intérêt, ouvre et perpétue le débat en abordant ces questions majeures d’un point
de vue nouveau. Nous vous remercions encore une fois pour l’intérêt que vous avez porté à notre journal naissant et nous som-
mes heureux que notre travail ait trouvé un écho et qu’il ait pu solliciter de telles réactions à la fois spontanées et réfléchies.
Encore une fois merci.

A.K
4
COURRIER DES LECTEURS

Une jolie histoire de prison

V
ivre et rien d'autre... Sans doute le pire des maux de née par le courrier interne, suivie d'une réponse qui en a appe-
l'emprisonnement outre l'isolement, et surtout pour lée d'autres,puis d'autres puis d'autres. Comment faire naître
les lourdes peines, réside-t-il dans l'impossibilité de se le rêve fou de concrétiser cette relation d'écriture par un maria-
projeter dans un avenir autre que celui d'un quotidien lanci- ge ? Comment trouver l'énergie et la foi suffisantes pour abat-
nant et répétitif que rien ne vient jamais troubler. Être face à tre des montagnes d'impossibles et obtenir enfin l'autorisation
soi et face à cette continuelle répétition des mêmes trajets, des de passer devant un officier d'état civil ? À quoi s'attacher pour
mêmes horaires, des mêmes rencontres. Les pesants couloirs engager sa vie à la vie de quelqu'un que l'on a rencontré pour
aux murs tristes, les portes toujours fermées, les jeux des clefs la première fois une semaine avant ses noces ? Comment per-
dans les serrures sonnent comme autant de rajouts à l'indicible durer quand on sait que ce mariage ne sera jamais consommé
d'un avenir incertain et trouble. Pourtant, dans ce monde sans avant une libération hypothétique à 10 ans si les remises de
lendemain nouveau, quand le rêve ou l'espoir d'une libération peine jouent ? Comment construire lorsque les seules rencont-
sont repoussés vers l'infini par la prononciation d'un jugement res seront les vingt minutes hebdomadaires du parloir de cou-
certains osent encore croire et bâtir des utopies qui sauvent. La ple ? Comment croire que l'on viendra a bout des transferts
preuve en est, de ces deux détenus qui ont convolé il y a peu intempestifs et des autres aléas d'une vie de détenu ? Pourtant
en justes noces dans un petit établissement pénitentiaire du dans leur anonymat, ils ont défié un système, ils ont portés et
Sud de la France. Une histoire anonyme, une rencontre éton- fait aboutir une "jurisprudence" relationnelle ; et puis bien au
nante. Chacun des deux vit dans son quartier d'attribution : lui delà d'un simple "pied de nez" à l'institution pénitentiaire ils
dans celui des hommes, elle dans celui des femmes. Entre les ont osé croire en "vivre malgré tout". Je ne pouvais laisser pas-
deux quelques mètres de couloir, quelques grilles, quelques ser l'opportunité de leur rendre hommage pour ce qu'ils m'ont
portes ; assez pourtant pour que le monde de l'Autre n'existe offert à moi qui ait eu la chance de les côtoyer dans cette
pas. Un seul espace est commun : l'infirmerie. C'est là qu'un démarche. Ils me troublent, me touchent et me rassurent sur
jour deux regards se sont croisés, là qu'il y a quelques deux l'importance de l'entêtement à vivre et je les en remercie.
longues années une histoire s'est tissée dans la mémoire d'un
numéro d'écrou. L'histoire est née d'une première lettre ame- HERA

La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

Lecteurs, cette rubrique est la vôtre.


Vous pouvez nous y faire part de vos commentaires, vos idées, vos réactions.
Adressez vos lettres au Courrier des lecteurs, La Flèche du Parthe - Rayon
Philo, Université Nancy 2, 23 boulevard Albert 1er, 54015 NANCY CEDEX,
ou par courriel à rayonphilo@yahoo.fr

5
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

L’addiction : s’il ne doit en rester qu’une...


p
a « Je crois que mes personnages ont toujours besoin d’ aimer »
r

P
l
I l est une opinion trop vulgaire
qui n’entend la notion d’addiction
Enki Bilal.

que dans son acception la plus


a péjorative qui dénonce les méfaits
t réels de dépendances extrêmes
z comme à l’héroïne ou à la nourritu-
re, alors qu’un sens moins restrictif
du terme nous révèle un visage
autrement plus réjouissant pour
l’addiction : celui de l’humanité.
Être addict signifierait alors plus
être humain qu’être malade par la
dépendance. On nous objectera
peut-être qu’il n’y a rien de
réjouissant à se considérer dépen-
dant d’une condition humaine dont
on connaît certes quelques grands
exploits historiques, mais aussi
nombres d’erreurs tragiques et aut-
res caprices dévastateurs. Or, ce
que l’on peut trouver de réconfor-
tant dans cette forme d’addiction
ne réside pas dans l’objet-même de
la dépendance, cette humanité
source de vertus comme de vices,
mais bien plutôt dans la compré-
hension raisonnée du lien qui rap-
proche le sujet à l’objet de la
dépendance, et surtout l’ouverture
philosophique qu’elle offre pour la
compréhension des autres formes
que revêt l’addiction.

LA SURVIE ET L’ADDICTION
FONDAMENTALE
très singulière de l’animal poli- envers soi-même, comme l’annonce
Mais pourquoi envisager le tique d’Aristote, qui n’est plus rien la Lettre aux indépendants de
sentiment d’humanité comme sour- hors de sa cité, et se battrait alors marion. En effet, l’indépendant
ce d’addiction fondamentale, s’il avec toute l’imagination de trop extrême, dans sa vaine quête
ne doit en rester qu’une ? Robinson pour retrouver une d’une autonomie absolue et qui
L’expérience de pensée de Tournier humanité indissociable de la civili- doit disqualifier les besoins
que reprend Hélène développe l’i- sation. « C’est indéniablement par humains que sont l’échange ou
dée d’une dépendance à autrui, autrui que je me sens exister » encore les sentiments essentiels, ne
mais ce premier déséquilibre que conclut Hélène et « JE suis les liens pourra jamais « accéder » au
nous révèle la survie de Robinson que je tisse avec les autres » confir- monde. C’est alors le déni aveuglé-
en espace dépeuplé n’est-il pas me Albert Jacquard. ment mené contre sa propre condi-
également révélateur d’une projec- On peut également revenir à tion d’être humain, donc aussi
tion extérieure de l’humanité pro- cette forme fondamentale de l’ad- contre ce qui constitue l’humanité
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

fonde de l’aventurier, à travers ses diction à l’humanité en envisa - de l’autre. « Respecte-toi pour pou-
tentatives de réinvestissement de geant son contraire : le refoule- voir respecter l’autre » dit le prover-
l’île au moyen d’éléments caracté- ment catégorique de cette addic- be. Il faut donc accepter les règles
ristiques de sa société ? Ne peut- tion constitutive de l’être humain. de jeu propres à cet « échiquier » si
on pas voir ici une tentative Car si l’on renie en bloc cette particulier qu’est l’existence
désespérée du naufragé à vouloir dépendance à l’altérité extérieure, humaine, c’est à dire l’expérience
réhumaniser son nouvel environ- on est bien loin d’assister à une communautaire répétée, à la fois
nement à partir de données socia- suppression totale et libératrice de condition et terme de l’humanité
les qu’il a incorporées avant, en l’addiction, mais bien plutôt un humainement menée. Mais l’effron-
tant qu’homme civilisé ? On peut y déplacement inévitable du phéno- té indépendant, sans reconnaître
voir autrement une manifestation mène de dépendance, cette fois-ci cette nécessité naturelle de céder
6
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

aux commandements essentiels On retrouve ce mécanisme de chair.


que lui dicte sa profonde humani- translation de l’addiction fonda- Ce sera finalement le person-
té, reste en marge de ce jeu de la mentale, qui la fait passer d’un nage de Matt qui pourra le mieux
vie dont les solutions restent infi- objet naturel et essentiel à un sub- nous aider à définir cette humanité
nies, et ne voit au contraire que sa strat arbitraire et compensatoire, intérieure qui asservit le genre
propre solution comme valable, dans la présentation que nous a humain dans une addiction exis-
soit : ne vivre plus que dans un fait Floriane du grand Baudelaire. tentielle. Car le maniaque précise :
monde imaginaire comme Ainsi l’addiction dangereuse et « dans l'acte de compter, de vérifier,
Robinson. « Ton reflet chaque secon- démesurée de l’opiomane est pour j'ignore toute pensée. » ... au point
de se pose sur les choses, ta seule le poète, le fait de s'oublier lui-
dépendance, c’est toi-même ». Il reste d’un « homme qui même en occultant
L’expérience commu-
ainsi vain de se dresser orgueilleu- n’accepte pas les lui aussi son rap-
sement contre sa nature propre qui conditions de la vie » nautaire répétée, à la port addictif à l'hu-
fait notre addiction fondamentale et va les rechercher manité, donc son
et existentielle, car celle-ci est tel- ou les redéfinir fois condition et terme être équilibré entre
lement constitutive de l’être qu’elle ailleurs, dans les l'intimité domes-
paraît s’être ici sublimée chez l’in- Paradis artificiels.
de l’humanité tique et la vie socia-
dépendant, sous une autre forme On retrouve alors le. Mais cet équilib-
cette fois-ci non plus neutre mais le schéma du déplacement du pro- re, horizon de plénitude que
dangereuse : l’addiction à un iso- blème qui ne le résout pas pour recherche tout le monde pour sen-
lement mental désolidarisé des exi- autant : l’opiomane a manqué de tir, se sentir et vivre son humanité
gences réelles de la vie humaine. comprendre quelle est la véritable dans toute l'intensité réjouissante
Cette addiction comme donnée addiction universelle qui l’im- qu'elle peut nous procurer, n'ad-
constitutive et omniprésente du plique parce que constitutive de vient qu'au prix d''un bon sens
genre humain peut se retrouver notre humanité ; et en la reniant laissé libre juge de la gestion à
par ailleurs exprimée dans toute contre sa nature et ses véritables faire des données relatives à cette
l’œuvre d’un homme comme celle aspirations d’être humain, un phé- humanité qui en fin de compte, se
de Thomas de Quinçey que nous nomène compensatoire l’invite ressent et se vit autant dans l'exté-
conte Matt. En effet, la vie du alors à développer un autre type riorisation d'états d'âme ou d'ac-
Dandy opiomane illustre étonne- de dépendance. tions, que par l'intériorisation du
ment bien la réunion de trois types L’addiction toute singulière à degré d'humanité que l'on pourra
d’addiction : aux sentiments la scarification que nous dépeint déceler chez l'autre.
humains, à l’opium et à l’imaginai- Aurélien, s’inscrit dans cette
re : « À tout moment, il est possible logique de substitution où certai-
de déceler dans l’œuvre les affres du nes habitudes humaines essentiel- Pour conclure, cette forme
poète, les souffrances de l’opiomane, les sont remplacées par des pra- suprême de l'addiction, qui englo-
les ambitions du dandy, les craintes tiques artificielles : « ce besoin de be les autres, reste insolvable de
du père de famille, les réflexions du reproduire de manière incessante et l'existence : que ce soit celle qui
philosophe, les traits d’esprit de compulsive l’acte, prend le pas sur les fait l'équilibre de l'homme abouti
l’homme du monde ». Ainsi, que ce activités quotidiennes, enfermant et lucide sur la vie ou celle à la
soit dans la création par l’imagi- l'individu dans un monde d'entailles base de la maladie psychologique
naire et la réflexion, dans la crain- et de marques, de souffrance et de qui atteint les dépressifs et les
te d’accepter le monde que trahit la plaisir. » Et tout comme le micro- opiomanes, qu'elle soit dans sa
consommation d’opium, ou finale- cosme de civilisation reconstitué forme fondamentale qui englobe
ment dans la plus naturelle expres- par Robinson était redéfinition toutes les autres ou sous une de ses
sion de sentiments universels sous d'une nouvelle humanité imaginée formes dérivatives secondaires,
le joug de ce que nous appelons pour survivre à la solitude, tout elle trouvera d'elle-même la force
addiction fondamentale, la vie de comme la descente aux enfers de de s'exprimer dans nos actions et
l’écrivain offre un éventail particu- l'héroïnomane ou l'opiomane était notre rapport au monde. Alors
lièrement fourni des diverses for- redéfinition perdue d'avance des amis lecteurs, tout d'abord un
mes secondaires et sublimées que conditions de la vie humaine, la scoop : être accro, être humain
peut prendre le phénomène plus pratique de la scarification est éga- c'est tout aussi naturel que réjouis-
fondamental d’addiction à l’huma- lement une redéfinition du sens de sant (si si!), ensuite un bon conseil :
nité. la vie : « on retrouve cette idée de fuyez votre fumoir habituel quel
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

Il semble donc pour finir, que donner un sens à son existence par qu'il soit et respirez l'air pur de la
si l’addiction dite naturelle et uni- l'écriture de son corps » . Mais si le vie puisque le choix nous en est à
verselle est mal consommée dans sens originel de la seule addiction tous permis !
l’existence, elle paraît prendre cer- qui doit toucher notre existence,
taines formes dérivatives pour per- addiction au sentiment d'être
sister dans ses effets, car si natu- humain qui permet précisément de
relle elle est, au galop elle revien- devenir humain, n'a pas été com-
dra, et insolvable elle restera… pris et cerné dans son authentique
nécessité, alors le sens est cherché
L’ADDICTION MÈRE ET SES ailleurs : dans une fuite toxicoma-
PETITS ne, maniaco-dépressive ou dans sa
7
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

« Autrui, pièce maîtresse de mon univers » (1)


p
a « Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le
r
délire, le trouble de l’audition…le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin,
H notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un grands dieux, quelqu’un ! »

P
é
l
è ourquoi parler d’autrui quand il la conscience de notre propre corps est constitue-t-il un moyen pour lui de
n s’agirait de parler de la dépendance ? construite sur l’altérité. Dès lors, il recréer une sorte d’alter ego dans un
À cela il n’y a qu’une seule réponse : semble qu’autrui me soit indispensable monde où il n’y a plus de possibilité de
e
autrui m’est à la fois indispensable, et pour prendre conscience que j’existe... rencontre avec autrui.
par-là même insupportable, car sans Qui d’entre nous n’a jamais songé
T autrui, que saurais-je de moi-même ? à partir loin, sur une île déserte, loin Parallèlement, sans autrui, son
a Que puis-je savoir du monde et de de tout, loin de tous, loin du regard corps civilisé se détruit, se déconstruit.
r moi-même sans personne pour me des autres, pour ne plus avoir à se jus- Dès lors se pose une question : y a t-il
a confirmer que cela existe ? Seul, ma tifier, pour ne plus avoir à parler, pour un sens à avoir un corps conditionné
vie aurait-elle le même sens ? Qu’est être en paix… Le mythe de Robinson, par la présence des autres quand il n’y
n
autrui pour moi ? Un corps, un un rêve, un cauchemar ? Reprenant à a pas d’autre ? Puis-je me sentir exis-
t regard, une parole ? L’autre, celui que son compte cette fable du naufragé ter comme corps quand il n’y a person-
o je ne suis pas, celui qui me regarde, et solitaire, Michel Tournier va expéri- ne pour me confirmer que ce corps
l qui, par ce regard, me fait ressentir mentalement supprimer autrui à existe ? Et sans ce regard, ne puis-je
a que je vis…Qui est cet autre que je ne Robinson par un naufrage afin de pas faire tout ce que je veux ? Sans un
suis pas ? Pourquoi ressentir cette constater quelles perturbations cela autre pour me rappeler sa présence,
altérité ? Autrui, l’autre, celui que je déclenche dans sa conscience, et ce est-ce que je ne me sens pas libre de
ne suis pas. Qui est-il ? Que m’est-il ? pour chercher à comprendre quel rôle faire tout ce que je veux ? Nous som-
Que serais-je sans autrui ? Que sau- joue autrui dans notre monde. Aussi mes tous finalement comme Robinson
rais-je sans autrui ? L’unique maître peut-on dire que cette île déserte est le : quand nous sommes seuls, et sûrs de
du monde ? Mais à quoi bon être seul ? laboratoire de ma relation ordinaire à ne pas être observés, nous n’avons
Peut-on faire sa part à la solitude ? autrui. plus de règles, nous
Que pourrait-il C’est grâce à autrui que n’avons plus de
Si pour Lacan c’est en prenant donc se passer lors de tenue, nous n’avons
conscience, par son propre regard, de cette re-naturalisa- je peux prendre cons- plus conscience de
son image reflétée dans un miroir que tion ? Seul, que me cience de moi-même nous-même comme
l’enfant prend conscience de l’altérité, resterait-il de la civili- corps civilisé. Et nous
pour Sartre, c’est le regard d’autrui qui sation et de la présence des autres ? Si osons faire ce que d’ordinaire nous ne
est à l’origine même de la constitution le Robinson de Defoe ne peut se sentir ferions pas si quelqu’un d’autre était
de notre propre corps. Autrement dit, seul dans la solitude, c’est car il a là.
incorporé autrui en soi pour le projeter C’est en quelque sorte ce que
dans un espace vierge. Autrement dit, nous suggère Sartre au travers de la
pour Defoe, il ne semble pas y avoir de honte et de la mauvaise foi. En effet,
relation à l’altérité car l’autre semble pour lui, c’est grâce à autrui que je
déjà incorporé en moi. Et ainsi, le soli- peux prendre conscience de moi-
taire ne peut éprouver de solitude. En même, car le regard d’autrui est un pur
revanche, le Robinson de Michel renvoi à moi-même, c’est un intermé-
Tournier va chercher à reproduire sur diaire qui me renvoie de moi à moi-
l’île la civilisation qu’il a incorporée même : « je viens de faire un geste mal-
pour lutter contre la désagrégation de adroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je
la présence d’autrui. C’est ainsi qu’il ne le juge ni ne le blâme, je le vis simple-
tiendra un journal qu’il considérera ment, je le réalise sur le mode du pour-soi.
comme une sorte d’examen intérieur Mais voici tout à coup que je lève la tête :
du « processus de déshumanisation ». quelqu’un est là et m’a vu. Je réalise tout à
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

Aussi nous dit-il qu’il sait « mainte- coup toute la vulgarité de mon geste et j’ai
nant que chaque homme porte en lui – et honte » (2). Autrui m’apparaît donc
comme au-dessus de lui- un fragile et com- comme le « médiateur indispensable
plexe échafaudage d’habitudes, réponses, entre moi et moi-même » car j’ai honte
réflexes, mécanismes, préoccupations, de moi tel que j’apparais à autrui. Et
rêves et implications qui s’est formé et c’est par l’apparition de ce même
continue à se transformer par les attouche- autrui que je peux enfin porter un
ments perpétuels de ses semblables. Privée jugement sur moi-même, et sur moi-
de sève, cette délicate efflorescence s’étiole même comme objet, car c’est comme
Robinson Crusoe, gravure historique tirée de The
Life and Strange Surprising Adventures of Robinson et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse un objet que j’apparais à autrui. Ainsi,
Crusoe of York, de Daniel Defoe, Mariner, 1719. de mon univers… ». Aussi ce journal dans la honte, je reconnais que je suis
8
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

comme autrui me voit. Autrui me sem- ne peut plus distinguer entre lui qui ne mène-t-il pas à la souffrance ? À
ble donc nécessaire pour me connaître, pense et les choses qu’il pense. Sans l’angoisse de n’être plus rien sans
pour me permettre de me reconnaître autrui, mon univers ressemble donc à autrui ? Proust ne dit-il pas que « de
tel que je suis. Ainsi, si je me crois seul un chaos de sensations. tous les modes de production de l’amour,
et que j’observe quelque chose derrière Que faire alors ? Chercher conti- de tous les agents de dissémination du mal
le trou d’une serrure, je n’ai pas cons- nuellement la présence d’autrui pour sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce
cience de moi-même et je suis tout se sentir exister ? Chercher à combattre grand souffle d’agitation qui passe parfois
absorbé par le spectacle qui se passe autrui pour notre propre reconnais- sur nous. Alors l’être avec qui nous nous
derrière cette serrure. Néanmoins, il sance ? Si pour être conscient de soi il plaisions à ce moment là, le sort en est jeté,
semble que je ne peux véritablement faut être conscient de soi par un autre, c’est lui que nous aimerons. Il n’est même
être à l’aise, car j’ai à l’esprit que quel- il semble que je ne peux être moi- pas besoin qu’il nous plût jusque là ou
qu’un peut arriver et me surprendre, même que quand l’autre me reconnaît même autant que d’autres. Ce qu’il fallait,
me figer dans une essence, celle du comme un « moi ». Or il semble c’est que notre goût pour lui devint exclu-
voyeur. Si enfin j’arrive à m’abstraire qu’autrui me reconnaît d’abord comme sif. Et cette condition-là est réalisée quand
de la présence d’autrui, pour Sartre, une chose vivante avant de me recon- – à ce moment où il nous fait défaut – à la
ma conscience colle à naître comme un « recherche des plaisirs que son agrément
mes actes, elle est Que faire alors ? moi ». Peut-être alors nous donnait, s’est brusquement substitué
mes actes et je peux devrions-nous nous en nous un besoin anxieux, qui a pour
ainsi échapper à toute
Chercher continuelle- ranger du côté de objet cet être même, un besoin absurde,
définition provisoire ment la présence Hegel et considérer que les lois de ce monde rendent impossible
de moi-même. Mais si que l’autre est d’abord à satisfaire et difficile à guérir – le besoin
quelqu’un arrive et
d’autrui pour se sentir celui que nous voulons insensé et douloureux de le posséder -. »
me regarde, je prends exister ? supprimer. En effet, il (Du côté de chez Swann). Et posséder
soudain conscience y a toujours conflit, autrui, est-ce réellement ce que nous
de ce que je suis par ce renvoi à autrui. rivalité entre moi et l’autre. Ne som- voulons ? Ne cherchons-nous pas à
J’ai alors honte de moi et je « reconnais mes-nous tous pas finalement perpé- posséder la liberté d’autrui en tant que
que je suis bien cet objet qu’autrui regarde tuellement dans une lutte pour la liberté ? Pourquoi avoir besoin de cela
et juge. Je ne puis avoir honte que de ma reconnaissance ? Ne voulons-nous pas pour se sentir exister ? Faut-il pour
liberté en tant qu’elle m’échappe pour toujours que les autres nous reconnais- s’affirmer envahir l’espace de l’autre ?
devenir objet donné ». Ainsi pour Sartre, sent comme une personne ? Et « tout Au fond, ne sommes nous pas solitude
je dépends donc d’autrui en tant que ce qui vaut pour moi vaut pour autrui. comme le pensait Rilke ? N’est-ce pas
c’est par son regard que je prends Pendant que je tente de me libérer de l’em- par nous-même que nous pouvons
conscience de moi-même. Néanmoins, prise d’autrui, autrui tente de se libérer de pleinement nous réaliser en tant qu’-
cet autre que moi-même ne me regarde la mienne, pendant que je cherche à asser- hommes et en tant que nous choisis-
pas comme une personne mais comme vir autrui, autrui cherche à m’asservir » sons d’être ce que nous voulons être.
un objet, il me fige dans une essence (l’être et le néant). Car si autrui me fait Certes, si autrui me fait prendre cons-
que je ne contrôle pas, et il suffit qu’il être, par-là même il me possède. Telle cience que j’existe et que le monde
me regarde pour que je sois ce que je semble donc l’inévitable conclusion : existe, n’est-ce pas moi-même qui
suis. autrui est à la fois celui qui fait qu’il y devrais choisir mon essence ? Devons-
a un être qui est mon être et il est celui nous fuir inévitablement la solitude
Qu’est-ce à dire ? C’est indénia- qui m’a volé mon être. parce qu’elle est insupportable ? Seul,
blement par autrui que je me sens exis- n’est-on pas finalement à l’abri de l’em-
ter. En effet, nous avons vu que Pouvons-nous sortir de ce conflit prise de l’autre et de toute sollicitation ?
Robinson ne pouvait avoir conscience autrement qu’en recherchant la solitu-
de lui-même dans la solitude. Privé de de ? Même s’il est certain que c’est par Autrui semble donc être le média-
cet autre, il ne pouvait même plus soi-même que nous prenons conscien- teur indispensable entre moi et moi-
avoir conscience de son corps, plus ce que nous existons, c’est par la pré- même. Aussi, pour que je puisse être «
encore, c’est l’espace qui semblait lui sence d’autrui que nous prenons cons- moi », il faut qu’il y en ait un autre
échapper. En effet, comment savoir cience de cette existence. Et si autrui qui me révèle ce que je suis. Ainsi,
que le monde existe sans personne m’est nécessaire pour m’aider à savoir autrui m’est donc indispensable, car je
pour nous montrer qu’il existe ? Un qui je suis et ce que je pense, il est ne peux rien être sans lui, mais par-là
monde dans lequel il n’y a que moi indéniable qu’il y a toujours entre même il m’est insupportable car dès
semble réduit à ce que j’en vois. nous et l’autre une lutte. Autrui, ma lors que mon être dépend de lui, il est
Robinson nous dit alors que partout où chute originelle. Et par l’amour, ne ma chute originelle. Autrui est donc
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

il n’est pas actuellement règne une nuit voulons-nous pas éprouver encore une pièce maîtresse de mon univers en
insondable. En effet, seul, je ne vois plus profondément cette indispensabi- tant qu’il m’aide à prendre conscience
que devant moi, et le monde ne s’orga- lité ? Ne recherchons-nous pas à sub- de moi-même et du monde.
nise qu’à partir de mon regard. juguer l’autre ? À captiver sa cons- Néanmoins, j’ai toujours le choix de
Autrement dit, la continuité du champ cience ? Car pourquoi voudrais-je décider qui je suis…
spatial semble venir de l’entrecroise- m’approprier autrui si ce n’était juste-
(1) Michel Tournier, Robinson ou les limbes du Pacifique,
ment de nos regards et seul, je ne peux ment en tant qu’autrui me fait être ?
1969, collection folio, Gallimard, p. 54.
m’assurer de la continuité de l’espace. Par l’amour, ne recherchons-nous pas à (2) Sartre, L’être et le néant, Tel, 1995, (1976).
Par ailleurs, Roquentin, le personnage nous emparer de la liberté de l’autre ?
de la Nausée de Sartre semble englué Ne voulons-nous pas être « tout au
dans les choses car dans la solitude, il monde » pour l’être aimé ? Mais cela
9
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

Lettre aux indépendants


Le monde toujours leur sera refusé
p « Description de l’homme
a
r
Dépendance, désir d’indépendance, besoins. »

A
Pascal.
m
a s-tu jamais levé les yeux au ciel pour t’étonner de la avances sur l’échiquier de ta fortune les pions nécessaires à ta
r douceur laiteuse des nuages ? réussite
À la croisée des chemins, tu n’hésites pas, trouvant en toi Toujours gagnant sans aucune obligation extérieure pour-
i
la direction qui te sied au mieux quoi donc te plierais-tu à ce que tu ne désires pas à ce qui ne te
o
Toi le maître de ta vie le sculpteur de tes propres formes plaît ni t’attire à ce que tu ne considères pas être dans l’ordre
n tout à la fois peintre de ton décor et auteur de ton propre per- des choses pourquoi te soumettrais-tu à ce que tu n’acceptes
sonnage pas
Tu dis en somme que nous sommes libres de toute Comme une évidence faire de ta vie une œuvre unique ex
contrainte, libre de cette liberté qui nous donne des ailes, sans nihilo sans autre principe que ceux que tu te donnes instant
attache sans devoir, tu dis en somme que nous avons toujours après instant parce que tu penses avec certitude que l’homme
le choix quelle que soit la donne le monde s’adaptera à tes toujours conduit son destin selon ses intérêts personnels, ani-
désirs mal solitaire dans un relief qu’il se doit d’aménager à sa conve-
Rien ne te retient rien ne t’empêche, ni ton passé ni l’alen- nance
tour ni les autres et pas même l’univers qui prendra sur lui afin Puisque « l’homme est la mesure de toute chose »
de se conformer à toi (Protagoras) et qu’il ne faut jamais se satisfaire de ce qu’on a


Toi le créé déjà
Que ne vaut le temps qui passe et pourquoi te soumet-
la première condition humaine, tu n’as C’est ainsi que tu mènes ta vie vacant
trais-tu à ce que


qu’à vouloir pour pouvoir et tes gestes à tes occupations comme le jardinier sur
informant le réel dessinent sur le sol ce sa pièce de terre quadrillant sa production
qu’il convient que tu aies pour ton
tu n’acceptes pas et plantant des tuteurs à proximité des
existence d’homme intègre végétaux susceptibles de s’égarer
Alors tu vas dans la vie comme l’enfance pleine de capri- Comme Dieu lui-même démiurge aux premières heures
ces et ta parole fait écho sur les parois d’abord insensées qui du jour
t’environnent, comme l’architecte tu bâtis tu élèves à petits Au fond c’est toi qui contrains le monde toi qui domines
coups de mains l’édifice de tes jours à venir toi qui fais dépendre toute chose de ta volonté
Toi au centre de tes décisions ton reflet chaque seconde se Mais le monde dans son extension mais le multiple mais
pose sur les choses ta seule dépendance, c’est toi-même l’autre et sa liberté qu’en fais-tu sinon les jeter en pâture à tes
Et si tu considères malgré tout les autres si tu t’émerveilles propres aversions
si tu ressens si tu agis et si tu prends conscience de certaines Puisque « ma liberté s’arrête là où commence celle des
réalités c’est en les incarnant dans ta propre personne que tu autres »…
leur donnes sens, existence
Bienheureux de pouvoir tout maîtriser tu domines et À penser que tu es incapable de comprendre ceux qui,
peut-être ainsi souffres-tu moins des maux qui t’atteignent tremblants de déplaire, revêtent une carapace de silence et
Parce que tu te sais seul, impavide devant tout accident masque d’invisible
comme l’esprit du gestionnaire tu tires profit pour toi-même du Les discrets les craintifs les sourcils levés comme des
balancement des minutes accents graves ceux qui regardent plus de fois qu’il ne faut
Être là au bon moment rendre efficaces tes relations tu avant de traverser ceux qui se mangent les lèvres de dire une
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

Romuald Thiébaut.

10
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

phrase à côté la langue tournée et retournée entre leur dents qui n’en dépend pas peut-être rirais-tu de la morale du sage
grinçantes les timides les sentimentaux les angoissés stoïcien, la connais-tu seulement et avec elle atteindre l’attitude
Ceux pour qui le monde est un danger permanent une prudente, le juste milieu
bouche béante prête à les engloutir Puisque tu as peur de ce mot, rappelant compromis lâche-
Croisant décroisant leurs jambes guettant du coin de l’œil té absence de résistance mépris pour ceux qui se mettent à l’a-
les moindres gestes aux environs bri de tout souci dans l’équilibre
Ceux qui perdent leur identité dans le regard-juge de l’au- Pourtant c’est au milieu que peuvent en osmose se réunir
tre le monde les hommes et toi, toute petite particule d’être, toi le
Ceux qui portent en eux comme un poids étouffant le mal- changeant le paradoxe l’écartelé, le balancier de l’horloge
aise d’une vie qu’ils ne reconnaissent pas « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? un
Ceux-là dépendent de tout sauf d’eux-mêmes petites néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu
marionnettes aux mains des puissants, incapables d’oser, tou- entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrê-
jours à l’écoute, paralysés devant l’intensité agressive du mes. » (Pascal), et si toi tu es cet homme fasciné par l’infinie
dehors puissance de ta propre raison, eux ils sont ceux qui se laissent
Parce que « le quelque chose a toujours des défauts, seul submerger par l’infini céleste
le rien est parfait » (Zorn), ils ont une certaine tendance au Nous sommes cet entrelacs d’infinitude nous sommes ce
nihilisme à la négation de toute preuve de leur propre existen- lac sombre pris entre ses limites physiques et la profondeur
ce immense de son dedans indéfini
Ils s’oublient ils se blessent ils se noient sans même
demander d’aides ils s’imaginent vides ils se voient inutiles se Oui il s’agit de nous affirmer hors de notre dépendance au
sentent inconsistants ne tirant leur substance que des miettes monde « levez-vous, camarades, échappez à la tyrannie des
d’êtres abandonnées ça et là par les autres pressés choses » (Malevitch) mais comment, comment passer de l’être
Ils vivent par procuration se rassurant dans les rêves ber- donné à l’être pur à l’existence en et hors de la contingence
cés d’illusions vitales De l’échange ou du simple souci de cohérence entre le
Et cigarettes après cigarettes ils consument en silence les dedans et le dehors, comme devenir prisme ou matière en cons-
restes de leur propre personnalité tante mutation, comme une mise en relation des différentes
Les soumis s’avilissant eux-mêmes en croyant avec force cadences du sol foulé par nos pas
n’avoir aucune place ou pensant qu’il vaut mieux la laisser à Pénétrer le réel, l’incarner, le remplir de ta singularité et


ceux qui ont de quoi la remplir respirer l’universel
Amer sentiment de n’être jamais là où il faut et d’ainsi pré- Saluer le soleil et se
férer s’adapter se faire tout petit plutôt que d’affronter le monde croire nuage, en prise nous sommes
plutôt que de le défier plutôt que de marcher fiers et insou- avec les vents de la fortu- cet entrelacs


ciants vers les possibles infinis ne
Trop à l’étroit dans leur corps déjà beaucoup trop grand Ce je-ne-sais-quoi d’infinitude
qui n’en finit pas de nous
C’est ainsi qu’ils mènent leur vie indépendamment de leur étonner, l’impensable, l’indicible, l’imprévu, les mains dans la
volonté c’est ainsi que le monde leur donne forme, eux les inva- terre et les pensées flottantes au-dessus du chaos
lides les infirmes les boiteux toujours en suspens dans l’attente
de l’autre Ainsi
Puisqu’ils ne sont que ce que les autres font d’eux, fanto- Ainsi trois figures sont assises sur le rebord du monde
ches d’une comédie qui les dépasse, pantins névrosés d’une trois paires d’yeux qui se dévisagent, trois statues un peu figées
farce dont ils ignorent l’issue Tu es l’une d’entre elles, celle qui n’a que fort peu d’o-
L’univers les domine l’univers qu’ils reçoivent dans sa reilles, toutes petites, masquées par une chevelure d’un rouge
totalité vibrante la fatalité trace les lignes de leur partition étincelant, une bouche entrouverte toujours même lorsqu’elle
comme une symphonie en autre majeur dans laquelle ils ne se tait, ses yeux sont au-dedans d’elle-même, à l’écoute des bat-
pourraient être pas plus qu’un simple point s’ajoutant à la cro- tements de son cœur, elle est assise presque allongée prenant
che, pas même un soupir pas même une noire, seulement un fil bien plus d’un siège
du papier, une rature Une autre statue les représente, ceux-là si semblablement
Comme « poussière admirant la poussière, et contem- différents de toi, elle se situe dans un coin de la pièce, immobi-
plant obstinément, grain de sable un grain de lumière, en lutte le, recroquevillée, ses cheveux sont lisses et courts qui mettent
dans le firmament » (Hugo), points de suspension en valeur ses oreilles, peu de lèvres et des rides tumultueuses
sur son front si marqué, elle observe, lève les sourcils, épie les
Toi et eux dans le même excès, toi et eux comme les deux plus infimes signes alentour
extrémités d’un rapport perverti au monde, le plus et le moins, La dernière, l’étrangère, celle qui s’installe dans le milieu
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

le trop et le pas assez, la magnanime et le presque rien de la balance, se ballade en va-et-vient incessant entre les deux
Toi et eux au centre d’un déséquilibre, entre action et autres, tantôt son regard les croise, tantôt la tête baissée, elle est
contemplation, à chacun son manque et son absolu et si tu nies là dans la tension de l’instant, attentive et absente dans le même
l’extérieur pour ton for intérieur ils détruisent leur identité temps
pour l’altérité pleine
Et si tu dépends de toi, ils dépendent du reste Et si le monde donnait corps à la magie, l’une serait peut-
Et si tu soumets, ils se soumettent être loup, l’autre mouton et la dernière berger, ou peut-être éga-
Et si tu maîtrises, ils sont alors à ta merci lement les uns les autres tout à fait autres choses

Mais apprendre à distinguer ce qui dépend de nous et ce

11
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

Thomas de Quincey. Dandy Opiomane.

Q
p
a
r u'on ne se figure pas ce titre est, source d'affliction autant que de bles salons cossus, Thomas de Quincey
comme le sursaut d'une morale puri- terreur dans l'esprit de l'auteur. Il est se réfugie dans la région des Lacs, sur
M taine mais plutôt comme l'expression arrivé à Thomas de Quincey de les traces de Wordsworth. Il devient
de la fascination. Fascination, certes, consommer de l'opium par pure d'ailleurs l'ami du poète auteur du
a
devant le génie littéraire d'un person- recherche de plaisir, mais sa dépen- Prélude et du Recluse.
t nage atypique, mais attendrissement dance ne lui vient pas de cet usage
h également, au regard « d'un des caractè- “ludique”. Son assujettissement à la À cette époque, il épouse `sa
i res les plus affables,— les plus charitables drogue opiacée prend sa source dans Margaret', second ange salvateur après
e qui aient honoré l'histoire des lettres ». un mal, physique, lancinant, une souf- la fugace Ann. On constate que ce sont
u Baudelaire, dans une note des Paradis france qui ne lui laisse de répit que toujours des femmes qui viennent, en
artificiels crie son désespoir aristocrate, dans les rêveries laiteuses suivant la son existence, non pas l'extraire de la
donc pudique, lorsqu'il apprend la prise de drogue. « L'opium ! redoutable souffrance, mais l'y accompagner en
C mort du « Mangeur d'opium anglais », agent d'inimaginables joies comme d'ini- lui donnant la force de persévérer mal-
h Thomas de Quincey. Ce dernier venait maginables peines ! ». En effet, dans le gré le calvaire incessant. « Oui, bien
a de s'éteindre à Edimbourg, à l'âge de même temps que l'opium le soulage, il aimée Margaret, chère compagne de ces
u 75 ans (nous sommes alors en 1859). l'écrase sous l'implacable poing de dernières années, tu fus mon Electre ! Et
l'envie, de l'aboulie, des angoisses. De ni en noblesse d'esprit, ni en affection lon-
f
Curieux article que celui qui, Quincey semble en vouloir à celui qui guement éprouvée, tu n'as permis qu'une
f voulant raconter un homme, débute lui en a fourni le premier : « Le pharma- soeur grecque l'emportât sur une épouse
r par la mort de celui-ci. Thomas de cien -inconscient ministre de plaisirs anglaise. Car tu. faisais peu de cas de t'hu-
a Quincey s'est pourtant toujours nourri divins », certes, mais également pour- milier dans les humbles offices de la bonté
y de cette mélancolie chère aux poètes et voyeur d'une morne maladie, conte- et dans les tâches serviles de la plus tend-
aux philosophes, celle qui se plaît à nue dans de la teinture aux aspects on re affection. » Secourable dans les crises
regarder en face les décrépitudes et l'a- ne peut plus ordinaires. dures et violentes de « la prostration
néantissement des esprits et des corps. devant la noire idole », elle lui donna
Cette décrépitude, physique d'abord, L'auteur des Confessions a donc six enfants. Malgré son accoutumance,
qui mieux que lui peut la décrire D'une vécu l'opium comme quelque chose l'auteur ne cesse de produire, dans les
enfance criblée par les deuils succes- d'imposé, voire de providentiel : le périodes plus calmes, des oeuvres
sifs, le futur auteur n'est capable que pharmacien évoqué plus haut est un « d'une qualité indéniable, et toujours
de tirer une sève tragique. Bercé par pharmacien immortel envoyé ici-bas avec teintées d'un humour anglais tout à
les Ballades lyriques de Wordsworth et une mission particulière à [son] adresse. » fait irrésistible. On retiendra surtout le
Coleridge, le jeune Thomas quitte la Même si l'auteur décrit les délires de la sardonique traité De l'Assassinat consi-
Grammar School de Manchester et drogue avec une élégance et une dis- déré comme un des Beaux Arts, et l'iro-
rompt tout contact avec sa famille à tinction qui lui sont propres, il est nique quoique tendre Derniers jours
l'âge de 17 ans. Il se met à errer au assez clair qu'il lui renie toute autre d'Emmanuel Kant, témoignages de la
Pays de Galles, puis se rend à Londres propriété positive que celle de calmer mélancolie poétique dont nous avons
où il est ruiné par des usuriers en les- la douleur. L'opium ne fait qu'aug- fait l'axe principal de notre propos.
quels il place toute sa confiance. Sa menter, chez le gentleman anglais, les
faillite le réduit à la famine mais il est qualités qu'il possède : ce narcotique Le premier ouvrage s'applique à
sauvé par une apparition quasi-divine, permet « le sain rétablissement de cet état saisir le meurtre, « non pas par son anse
prenant l'apparence d'une jeune que l'esprit recouvrerait de lui-même à la normale » mais d'un point de vue extra-
enfant, Ann, qu'il perd, à son plus disparition de toute profonde irritation sensible, intellectuel et esthétique. Ce
grand désespoir (elle reviendra le han- douloureuse venue troubler et contrecarrer sarcastique traité prend l'assassinat
ter dans des visions de plus en plus les impulsions d'un coeur originellement
effrayantes). Depuis quelques temps juste et bon. » Dans les Confessions, on
pourtant, De Quincey semble se déta- constate d'ailleurs que la place consa-
cher de toutes les misères, portant un crée aux Plaisirs de l'opium est moindre
regard lointain sur les choses, un que celle octroyée aux Souffrances de
regard presque amusé. Lorsqu'il était l'opium.
encore étudiant, il prenait, pour cal- Frustré, fortement agacé, tant par
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

mer des douleurs à l'estomac un cal- sa propre dépendance que par les dis-
mant à base d'opium, le laudanum « cours ennuyeux qui ont lieu dans les
Cette affection devait son origine aux fumeries d'opium, devenues de vérita-
extrémités de la faim que j'avais connue
aux jours de ma première jeunesse. » Thomas de Quincey s’est
(Confessions d'un mangeur d'opium
toujours nourri de cette
anglais, Confessions préliminaires). A
ces douleurs, sourdes mais aisément mélancolie chère aux
corruptibles, vient ensuite s'ajouter la
poètes et aux philosophes
terrible névralgie faciale, torture s'il en

12
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

d'un point de vue qualitatif, à la façon intéressant, mais pas tant que peut l'ê- le premier. Dans la maisonnée, c'est la
dont on examinerait une oeuvre plas- tre, dans le souci de suivre notre thé- stupéfaction, on se demande comment
tique ou un cas médical. Ce roman noir matique, l'examen du déclin spirituel gérer cet étiolement des facultés. On
par excellence, amélioré si l'on peut et physique d'Emmanuel Kant. engage du personnel supplémentaire :
dire par un ton sardonique, prend ses Les Derniers Jours d'Emmanuel il faut aider un vieillard de plus en
racines dans les tressaillements du Kant, biographie de la chute, descrip- plus dépendant, délirant parfois, et
romantisme comme dans les vestiges tion de la détérioration, est également comme la décadence psychique n'est
gothiques du XVII ème siècle le regard fervent d'un philosophe sur que le signe avant-coureur de l'abatte-
(Baudelaire, lorsqu'il évoque Thomas un autre, tout empreint de l'humilité ment du corps, Kant tombe malade.
de Quincey, fait référence au Melmoth propre aux grands esprits. Selon De Malade, lui qui possédait une santé de
du Révérend Maturin). On y parle, Quincey, « il n y a point d'écrivain philo- fer, fondée sur l'alimentation saine et
sous la forme d'une sophique, si l'on excepte le constant évitement de tout excès,
conférence, des cri- À tout moment, il est Aristote, Descartes et malade et faible, le robuste habitant de
mes les plus réussis, Locke, qui puisse prétend- Koenigsberg, qui ne reconnaît plus ni
que cela soit selon le possible de déceler dans re approcher de Kant par ses serviteurs ni ses amis. Au terme
critère de la discré- l’œuvre les affres du l'étendue et la hauteur d'une agonie longuement décrite par
tion, de l'esthétique d'influence qu'il a exercée De Quincey, Kant finit par s'éteindre,
ou de toute autre poète, les souffrances de sur les esprits des hom- « se dissoudre », dernière ponctualité du
qualité appréciable, l’opiomane, les ambitions mes. » Tirant son récit philosophe : il meurt « et exactement à
et ce, d'un point de des mémoires de ce moment la pendule sonna onze heures. »
vue entièrement du dandy Wasianski, Borowski et
amoral. De Quincey Jachmann, De Quincey La dissolution, l'inexorable passa-
s'étend en particulier sur le cas du trace un portrait aussi émouvant que ge du temps, la menace latente bien
machiavélique Williams, meurtrier de caustique qui nous fait entrer, au final, qu'imminente d'une mort qui se joue
la Ratcliff Highway, ayant à son actif dans l'intimité d'un Kant aussi fidèle à des hommes dans un badinage inten-
plusieurs homicides réussis, donc plu- ses habitudes qu'on l'imagine, mais tionnel (si bien qu'on peut étudier les
sieurs victimes savamment éliminées. également amical, jovial, rêveur par- artisans du trépas comme on étudierait
Le traducteur de l'oeuvre, Pierre fois, contre toute attente. Qu'on ne s'i- des peintres ou des architectes), tous
Leyris, dépeint d'ailleurs cette fascina- magine pas De Quincey en chantre de ces thèmes abordés par Thomas de
tion de l'auteur pour la menace assassi- l'iconoclastie, mais bien au contraire Quincey sont autant de moteurs à son
ne comme métaphysique : « L'assassinat, en humble et sensible auteur qui nous oeuvre, torturée, mais pourtant tou-
qui offre l'image de la culpabilité pure et introduirait dans le quotidien d'un jours détachée comme se le doit de
paradoxalement, sous les traits de la victime, philosophe aux allures de froid intel- l'exposer un gentilhomme anglais,
celle aussi de l'inéluctable châtiment, était lectuel solitaire et incapable d'émo- avec humour et grâce. A tout moment,
pour De Quincey, l'image même de notre tion, et ce, afin de nous faire changer il est possible de déceler dans l'oeuvre
destin. » Menace de la fortune, inélucta- d'avis à son sujet. L'humour dont nous les affres du poète, les souffrances de
bilité de la mort, puissance du châti- parlons depuis le commencement de l'opiomane, les ambitions du dandy,
ment, autant de thèmes qui préoccu- notre exposé trouve là toute latitude les craintes du père de famille, les
pent l'auteur, imprégné de ce plaisir de dans les descriptions des situations réflexions du philosophe, les traits
souffrir à la vue de l'inconstance et de (Kant s'endormant le soir sur ses lectu- d'esprit de l'homme du monde : son
la volatilité de l'existence humaine. res et mettant à plusieurs reprises le génie possède des facettes quasiment
feu à son bonnet de nuit au contact des antagonistes qui se renvoient toujours
On est stupéfait de trouver, dans chandelles), des habitudes (Kant a une une image négative les unes aux aut-
le traité de l'assassinat, une anecdote manière tout à fait particulière et répé- res. Cette personnalité tourmentée
dont le principal protagoniste n'est titive de s'enrouler dans ses couvertu- ainsi que les inquiets regards que jette
autre que Descartes. Alors qu'il prend res) ou des `inégalités d'âme' dues à sans cesse l'auteur vers l'au-delà, ne
une barque pour traverser l'Elbe, le des futilités extrêmement drôles (Kant l'ont pas empêché de travailler gaillar-
philosophe se fait agresser par des ne peut prolonger sa réflexion car la dement à l'édification d'un patrimoine
bateliers -détrousseurs qui décident de tour de Loebenicht, qu'il observe tou- littéraire dont on ne peut qu'admirer le
le tuer après l'avoir dépouillé. jours depuis son étude, lui est cachée bancal équilibre, bancal car inachevé,
Seulement, et comme le rapporte par deux peupliers qui ont trop poussé rendu inachevable par l'office final : «
Baillet, « il tira l'épée d'une fierté impré- : on rase les arbres, le philosophe peut Mais la Mort, que nous ne consultons pas
vue, leur parla en leur langue d'un ton qui alors poursuivre « ses calmes médita- sur nos projets et à qui nous ne pouvons
les saisit, et les menaça de les percer sur tions crépusculaires »). Le lecteur atteint pas demander son acquiescement, la Mort,
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

l'heure s'ils osoient luy faire insulte. » par moments l'hilarité, car il n'est rien qui nous laisse rêver de bonheur et de
(Vie de M. Des Cartes, t.I). Parler de l'in- de moins délectable que se repaître des renommée et qui ne dit ni oui ni non, sort
térêt de De Quincey pour la philoso- manies des grands hommes (cela, sans brusquement de son embuscade, et balaye
phie et les philosophes est primordial doute, les rend moins impressionnants d'un coup d'aile nos plans, nos rêves et les
pour comprendre le personnage. Il a à nos yeux) ; mais la gaieté fait soudain architectures idéales où nous abritons en
écrit, en effet, en plus de ses multiples place à la pitié : le philosophe est pensée la gloire de nos derniers jours ! »
articles, essais, romans, des traités d'é- « réduit », il devient « obscur », il lui est (Baudelaire, Les Paradis Artificiels.)
conomie et de philosophie. Le lecteur de plus en plus difficile d'exposer ses
nous excusera de ne point trouver ici thèses, qui d'ailleurs sont entachées
le détail de ces activités. Cela paraît d'erreurs d'inattention : l'esprit dévie

13
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

Les Paradis artificiels, lieu d'une dépendance infernale ?


p

N
a
r
ombre d'artistes et écri - paradis artificiels va à l'encontre » qui conduisent inéluctablement à
vains au XIX ème siècle (Latouche, de la morale chrétienne qui n'offre une dépendance aliénante, aux «
F Musset, Alphonse Karr, Balzac, le salut qu'aux âmes vertueuses et chaînes auprès desquelles, toutes
l Dumas, Gautier, Nerval, Mérimée méritantes : « Nous appelons les autres chaînes du devoir, chaî-
o ...) se sont intéressés de très près escroc le joueur qui a trouvé le nes de l'amour illégitime, ne sont
r aux drogues, parfois prescrites par moyen de jouer à coup sûr ; com- que des trames de gaze et des tis-
i des médecins pour leurs vertus ment nommerons-nous l'homme sus d'araignée ! »
antalgiques comme le haschisch et qui veut acheter, avec un peu de
a
l'opium. Mais c'est souvent par monnaie, le bonheur et le génie ? » Ceux qui en ressortent indem-
n curiosité, par envie de savoir L'interdit religieux transgres- nes, font l'objet d'admiration pour
e qu'ils cèdent à la tenta- Baudelaire : « ceux qui
tion. reviennent du combat (...)
B m'apparaissent comme des
r Au delà de la dépen- Orphées vainqueurs de
dance et des ravages l'Enfer ». Il ne faut donc
u
strictement physiques, pas se fier au titre, les
y Baudelaire nous fait part paradis gagnés artificielle-
a de la dimension immorale ment nous conduisent
n que l'usage de drogues droit aux enfers.
t traduit. Il ne fait pas ici
l'apologie des substances La véritable voie qui
hallucinatoires. Il étudie donne accès aux régions
en profondeur le sujet, célestes est à chercher en
sans rompre radicalement dehors de ces substances
avec l'image du poète aliénantes, et si « le has-
maudit, incompris par la chisch ne révèle à l'indivi-
société et se réfugiant du rien que l'individu,
dans les plaisirs interdits, pour ainsi dire cubé et
« scandaleux ». Ayant poussé à l'extrême » alors
aussi le don de faire fleu- pourquoi ne parviendrait-
rir la beauté du mal dans on pas à force de travail et
sa prose poétique, d'effort à la beauté rêvée,
Baudelaire a pu donner au monde enchanté, à
l'impression de louer les l'inspiration féconde ?
effets de ces substances Malgré tout, seuls les poè-
artificielles, mais c'est tes et les philosophes ont
bien d'une morale dont il droit à ce privilège pour
s'agit (au chapitre IV des Baudelaire « nous, poètes
Paradis artificiels en parti- et philosophes, nous avons
culier) d'une morale régénéré notre âme par le
même chrétienne : « je travail successif et la
veux faire un livre non contemplation, par l'exer-
pas de pure physiologie, cice assidu de la volonté et
mais surtout de morale. Je veux sé, s'ensuit alors une damnation la noblesse permanente de l'inten-
prouver que les chercheurs de logique et fatale qui s'attaque à « tion, nous avons créé à notre usage
paradis font leur enfer, le prépa- la plus précieuse des facultés » : la un jardin de vraie beauté. »
rent, le creusent avec un succès volonté. Dilemme insoluble du
dont la prévision les épouvante- recours à l'artifice : à vouloir aug- Cet article concerne principa-
rait peut-être ». menter son imagination, son génie, lement la première partie des
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

on asservit sa volonté, on brise l'é- Paradis artificiels, « Le poème du


La consommation de drogues quilibre fragile de nos facultés. haschisch ». Mais le reste de l'oeu-
selon Baudelaire est le fait de Ainsi, après l'abus d'alcool, vre intitulé « Un mangeur d'opium
l'homme qui veut dépasser la fini- Baudelaire rapporte : « à peine » ne mérite pas moins notre atten-
tude de son être, la faiblesse de ses debout, qu'un vieux reste d'ivresse tion, il s'agit en effet de l'oeuvre
sensations, de son imagination, vous suit et vous retarde, comme de Quincey (désormais bien connu
qui veut se faire « homme-Dieu » ; le boulet de votre récente servitude cf. article de M. Chauffray) à
or « tout homme qui n'accepte pas ». Cette métaphore de l'enchaîne- laquelle Baudelaire joint ses prop-
les conditions de la vie vend son ment est reprise à plusieurs res réflexions.
âme » à l'instar d'un Faust. L' idée endroits afin de montrer les consé-
même d'accéder si facilement aux quences tragiques de tels « paradis
14
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

CUTTING. La scarification.
p

L
a
r
a scarification, pratique consis- france existentiellement insupportable soi.
tant à s’entailler superficiellement la constitue le point d’articulation de la pra- La définition du terme de scari-
A peau, est une conduite de plus en plus tique de scarification à une certaine fication renvoie in fine à celle du
u rencontrée chez les adolescents, en parti- forme de dépendance. verbe écrire : il a pour origine le terme
r culier chez les filles. En effet, la douleur ressentie pro- latin scribere apparenté au grec skariphao-
é Certaines études estiment que 0,5 % des duit une décharge de dopamine (sub- mai « faire une égratignure » et skariphos
l adolescentes de 13 à 19 ans la pratiquent stance du plaisir) dans le cerveau qui « style », reflétant tous deux l’activité
régulièrement, ce qui représente environ procure une sensation de bien-être chez matérielle de grattage d’une surface que
i
2 millions de personnes aux Etats-Unis. celui qui se scarifie ; c’est cette sensation représentait à l’origine l’écriture. La sca-
e Ce comportement s’observe plus de plaisir qui pousse à la répétition. rification entretient donc un rapport inti-
n largement chez les jeunes filles, puisqu’il me à l’écriture de soi, de son corps, sur
a été démontré que celles-ci employaient, Ce besoin de reproduire de manière son corps, à l’inscription sur soi et en soi
G dans les atteintes d’elles-mêmes, des incessante et compulsive l’acte prend le de son identité propre.
moyens moins extrêmes que les garçons. pas sur les activités quotidiennes, enfer- En outre, le terme latin ad-dicere,
u
Or, il s’avère que la scarification mant l’individu dans un monde d’en- dont dérive le français addiction, signifie
é inclut ces adolescentes dans une spirale tailles et de marques, de souffrance et de « dire à », au sens de donner à, d’attri-
r plaisir. Rapidement la sca- buer à. On retrouve donc cette idée de
a rification en tant qu’elle est donner un sens à son existence par l’écri-
r une recherche de plaisir ture de son corps.
d s’instaure comme une
nécessité. Dès lors, le La pratique addictive de la scarifi-
caractère répétitif et néces- cation est une tentative de se dire soi-
saire de cette pratique même, une écriture toujours inachevée
constitue le cadre d’une de son identité sur et dans son propre
aliénation propre à la sca- corps. C’est une manière singulière de
rification. L’individu est donner un sens à la souffrance endurée,
alors obnubilé par sa pra- ressentie, vécue, afin de signifier son
tique au détriment de propre mode d’ « être-au-monde ».
toute vie sociale, se renfer-
mant sur lui-même, sa La scarification représente donc
souffrance, sur son propre une forme d’addiction de plus en
corps. plus largement répandue. Cette nou-
velle pratique répond à un nouveau
Cette aliénation rend besoin de limite auquel le corps sem-
l’individu esclave de sa ble répondre. En quoi et pourquoi le
de répétition qui les contraint à s’en- souffrance, dépendant de son corps. corps en vient à cristalliser toute
tailler « encore et encore » le corps. Cette relation d’aliénation peut être, en notre attention et toutes nos pra-
En ce sens, il semble que la scarifi- accord avec l’étymologie du terme, défi- tiques, c’est à cette vaste question
cation peut être assimilée à un comporte- nie comme une addiction. En effet, l’ad- que nous sommes finalement
ment de dépendance, une certaine forme diction a pour origine le terme latin confrontés.
d’addiction (1). addictus signifiant « esclave pour dette ». (1) Dans cet article, l’addiction sera entendue comme une
En effet, la scarification répond L’individu acquiert le statut d’un esclave forme de dépendance afin de ne pas entrer dans des
rapidement, mais pour un court laps de ayant contracté une dette (2) envers, détails, ici certainement superflus.
(2) À entendre dans un sens métaphorique, sans connota-
temps, à l’évacuation d’une souffrance d’une certaine façon, lui-même. De cette tion psychologique forte.
qui est vécue comme insoutenable. Le dette découle une souffrance à laquelle
soulagement momentané, provoqué par l’individu est enchaîné ; chaque incision
la coupure et associé au caractère insou- de la peau étant dès lors une tentative
tenable d’une souffrance qui est profon- vaine de rompre ces chaînes.
dément ancrée dans l’existence, conduit Le caractère infructueux de cette
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

ces jeunes filles à reproduire encore et pratique développe le cercle vicieux


encore cet acte afin de retrouver cette qu’est l’addiction.
sensation d’apaisement.
Cherchant à en finir définitive- Mais au-delà de cette caractérisa-
ment avec cette souffrance, elles multi- tion négative de l’aspect addictif de la
plient les tentatives éphémères et fuga- scarification, il est possible de mettre en
ces de soulagement sans pourtant y par- lumière une approche différente de ce
venir. phénomène. Il s’agit pour cela de rappro-
cher étymologiquement les termes d’ad-
Cette douleur qui les libère diction et de scarification selon un nou-
momentanément du poids d’une souf- veau point de vue : celui de l’écriture de
15
DOSSIER : LA DÉPENDANCE

7H13. Tribulations mélancoliques.

7
p
a
r h13. 7 et 1 qui font 8 et 3, ça fait 11. 11 ? Excellent pour un Je viens de me rendre compte que j’avais oublié d’user du
nombre, 11. Ce sont deux chiffres semblables, et 1, c’est l’unité coton tige. Miséricorde ! Tout le monde va croire que je suis
M : je sens que je peux me lever en toute confiance, le décompte négligé. Il faut que je m’arrête dans une pharmacie : ils n’ont
a laisse présager d’un jour fortuné. pas de coton tige blancs, que des rouges et des jaunes ! Plus
jamais je ne me lèverai à 7h13.
t
Je pose les pieds sur la moquette immaculée : il faudra quand
h même que je la vérifie, ce soir, en rentrant : toujours vérifier Le bus est parti maintenant, il faut que j’attende le suivant.
i les choses trois fois, pour être sûr. La porte, le loquet, les chaus- C’est un grand moment dans ma journée : le tableau dans l’a-
e sures dans le placard : je regarde toujours trois fois. Un, deux, bri bus est rempli de numéros, je peux les additionner à ma
u trois, cette gymnastique me calme, m’apaise, je m’y abandon- guise, les soustraire dans l’ordre qui m’agrée, les multiplier,
ne. jouer avec eux jusqu’à ce qu’apparaisse quelque chiffre qui
m’apaise. Alors que le bus 77 approche, je n’ai pas encore trou-
C
Devant la porte de l’armoire ouverte, je cherche la tasse bleue. vé ce fameux chiffre. Tant pis, je reste, le suivant sera là dans
h Malheur, elle n’y est pas… il ne reste que l’horrible jaune qui a dix minutes à peine. Cela vaut le coup. Il est 9h 20, et voilà
a une fissure sur le côté : je ne peux pas boire mon café là- deux heures que je souffre.
u dedans ! Le jaune c’est une couleur neutre, qui ne signifie rien
f que le médiocre, le néant du milieu ! Mais le bleu… positive- Parfois, je prends la décision de cesser. Cela m’arrive fréquem-
f ment bleu, gentiment bleu, posément bleu. Si encore il y avait ment à vrai dire. Le regard des autres ou leurs remarques ainsi
le bol vert, je ne dis pas, mais la tasse jaune fendue … que l’inconfort de ma situation me font prendre conscience de
r
l’urgence. Dès lors, je décide d’être comme tout le monde. Je
a Toujours deux biscuits, pas plus. Ne pas faire de miette. Ne résiste à l’envie de compter, de vérifier, de nettoyer. Au début,
y surtout pas faire de miette. Il y a trois semaines, j’ai fait des je me sens rasséréné : j’ai maîtrisé ce qui m’empêche. Je regar-
miettes… maintenant je prends mon petit déjeuner au-dessus de sereinement ma bibliothèque, mon évier, il m’arrive même
de l’évier de la cuisine, on ne sait jamais. Alors les morceaux de de laisser traîner négligemment ma veste sur mon lit. Un court


biscuit peuvent bien tomber et maculer instant plus tard, hélas, une furieuse
l’inox, cela ne me fait rien, je rince, je tension m’envahit, qu’il faut que je
mange, je rince encore.
Comme une pendule, un soulage, un fort sentiment d’inconfort,
métronome, j’oscille dans de honte m’empoigne : il faut que je
Avant d’entrer dans la douche, il faut la lutte. Je parviens à combattre l’envie
nettoyer. Le produit dans la boîte bleue, l’inconsciente habitude pendant quelques minutes, quelques
bien sûr, et l’éponge verte. Frotter fran- heures parfois, mais une insidieuse et
chement, s’assurer que tout cela resplen-
de mon existence, entre sournoise petite voix vient me répéter


disse. Après la douche, il faut la nettoyer. douleur et agrément. à chaque fois les mêmes mots qui me
Je me suis levé assez tôt, ce matin, j’ai le font irrémédiablement lâcher prise :
temps. D’ailleurs, je me couche de plus en plus tôt pour avoir
le temps de tout faire le matin, avant de partir : passer un coup « Tu peux te laisser glisser. Tu n’es pas différent, car tout le
de chiffon sur les livres, les compter, regarder encore dans le monde a des habitudes. Le conducteur de bus, tu te souviens,
placard si les chaussures sont rangées et cirées, faire six pas il dit toujours : « ça va, la forme, bien ? ». Et ta voisine, qui,
entre la chambre et le salon, six entre le salon et la salle de à la même heure, ferme ses volets, habillée de la même robe de
bains. Et là : un cheveu dans le lavabo. Tout recommencer, je chambre ? Et ton frère, qui, chaque soir retourne dans le
vais être en retard finalement, mais je ne puis m’en empê- même bar, à la même table, pour boire la même bière ? Et les
cher… qu’on se figure que ce cheveu est peut être tombé de ma émissions de télévision, les saisons, les tournois sportifs ?
tête avant que je ne me lave. Tout cela n’est-il pas recommencement ? Et les recensements,
les votes, l’appel dans la classe, le comptage, les statistiques ?
Dans l’acte de compter, de vérifier, j’ignore toute pensée. Je me Tout cela est-il plus rationnel que ton envie de savoir si tu as
laisse simplement aller au divin plaisir de n’agir que par méca- toujours 187 livres ? L’irrépressible envie qu’ont les gens de
nisme. Comme une pendule, un métronome, j’oscille dans l’in- tondre leur pelouse, tailler leurs haies, ranger leurs poubelles,
consciente habitude de mon existence, entre douleur et agré- trier leurs déchets, manger à heures fixes, faire leur vaisselle,
ment. Agrément seulement, jamais satisfaction, car qui se satis- sortir dans les mêmes cinémas, les mêmes théâtres, les mêmes
ferait d’un jour haché par la vérification et d’une nuit brouillée boîtes de nuit ! Le terrible désir humain d’aplanir, agencer,
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

par la prière et la peur ? distinguer, sélectionner, ordonner, classer, aménager, installer,


disposer, ÉTABLIR ! L’effroyable entreprise humaine de
Il faut que je parte. Le bus 77 est à vingt cinq minutes, mais cela dépistage, bornage, « cartographiage », fléchage !
vaut mieux que de prendre le 15… Je marche la tête baissée et L’inextinguible plaisir de disposer du monde ne te vient-il pas
compte les plaques d’égout : elles s’appellent N12987 ou de ce que tu es homme ? »
B90877 selon la rue et l’emplacement. Il est important de les
recenser, qui sait ce qui arriverait dans un monde où le Alors, je range ma veste un vague sourire aux lèvres et
décompte n’aurait pas lieu ? Je m’imagine en tout cas que le reprends le cours d’une vie bleue : je structure, comme je le
chaos enivrerait l’homme jusqu’à le rendre dément. peux, un réel qui m’apeure autant qu’il me fascine.

16
ACTUALITÉS
par Alexandre Klein
Colloque
« Savoir toucher :
intention et
action corporelles »
23 et 24 mars 2005

L
es 23 et 24 mars der- né, la
niers se déroulait confiance,
dans l’enceinte de l’intention, le
l’IUFM de Lorraine ainsi toucher a été
que dans la salle Raymond abordé, lors
Ruyer autrement connue de ces jour-
comme l’institut de philo- nées, sous
sophie de l’Université nombres de
Nancy 2, un rendez-vous ses formes,
Roger Pouivet et Philippe Rochat
audacieux de spécialistes afin de cer-
de tout ordre autour d’un vaste programme : le corps, ner son
ses intentions et ses actions. influence et
son impor- Stéphane Héas et Karine Duclos
Organisée par le philosophe Bernard Andrieu, cette tance dans la
rencontre inédite fut l’occasion de débats animés et d’é- constitution de l’identité, dans le rapport entre les gens,
changes enrichissants grâce à la programmation diversi- entre les corps, ou entre le corps et le monde.
fiée : psychologues, philosophes, sociologues, historiens
et enseignants originaires de tous horizons (Suisse, Etats- Cette notion commune mais protéiforme, s’avère en
Unis, Brésil, mais également de toute la France). fait plus complexe qu’il n’y paraît et méritait donc que
des penseurs et des praticiens de toutes disciplines s’y
Une maman qui porte son bébé tout contre elle, deux arrêtent ensemble afin d’en saisir les enjeux et les problè-
personnes qui se frôlent et se confondent alors en excu- mes qui sont en fait au cœur de notre société et de notre
ses, un travailleur quittant son poste pour une séance de vie quotidienne. C’est finalement ce que ces journées ont
massage offerte par l’entreprise, un joueur de rugby pla- permis : toucher du doigt le toucher…
qué au sol… Toutes ces histoires sont des histoires de
toucher qui mettent en lumière la diversité des propos
rassemblés sous cet étendard. Ronald Guilloux et Karine Duclos

L’interdit ou la peur de toucher dont témoigne notre


société ne permet pas ou plus de penser adéquatement le
toucher, de rendre compte de la façon dont nous tou-
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

chons tant physiquement que symboliquement les autres.


Qu’est-ce que finalement toucher l’Autre ? Qu’est-ce que
le toucher face au contact, à l’impact, à la relation entre
les êtres ? Comment toucher ? Qu’est-ce que nous tou-
chons ? Savons-nous toucher ? Toutes ces questions ont
constitué le cœur de ces journées d’échanges.

À travers le massage, le bain, le rugby, la publicité,


la médecine chinoise, la relaxation, le handicap, l’ensei-
gnement, la sophrologie, le développement du nouveau-

17
ACTUALITÉS

« Les Machins »
Une histoire de balai et d’épée... et de tarte au flan.

U
n comédien raté, Romain ambition est, selon son créateur, « de
Machin, tente désespérément faire rire », sans se prendre au sérieux, le
d’interpréter à lui seul le dernier théâtre et le rôle de comédien sont plai-
acte de la tragédie Pyrame et Thisbé. Il est samment tournés en dérision. Entre scè-
rapidement interrompu dans ses décla- nes d’amour parodiques et combats d’es-
mations par Laurent Machin, un crime finement mis en scène, le but est
balayeur foncièrement naïf, voire benêt, atteint et ce spectacle est un pur moment
et insensible à l’art dramatique, qui ne de détente et de rire qui a ravi des spec-
cherche qu’à accomplir sa mission de tateurs de tout âge du 28 avril au 1 er mai
nettoyage. Aussi têtus l’un que l’autre, au Théâtre Mon Désert de Nancy.
les deux « Machins » vont dès lors se
disputer la scène. Telle est la trame de
cette pièce loufoque et drôle écrite et Il sera de nouveau possible d’aller
conçue par le jeune comédien Romain applaudir le duo comique des Machins
Dieudonné qui l’interprète avec Laurent lors d’une représentation gratuite offerte
Gix. dans le cadre du festival de théâtre « Les
Tréteaux de Nancy » au début du mois de
« En résumé : des combats achar- juin. De plus, des représentations supplé-
nés, des scènes d’amour émouvantes, de mentaires vont sans doute être program-
la tarte au flan et de la belle musique. Et mées sur Nancy et dans d’autres villes.
si ça se trouve, ça finit bien (ou pas). » Pour tout renseignement, Romain et
Laurent Machin sont à votre disposition
Dans cette pièce dont la principale au 06-83-55-39-93.

La bibliothèque de Philo fait peau neuve…

L
es visiteurs de l’institut de philosophie ont pu s’aperce- afin d’offrir, sur le seul mur solide (et libre) de la salle, une peti-
voir ces derniers jours que la disposition des armoires te place à une cinquième armoire venant du mur incertain, le
avait changé. Plus qu’un déménagement, cette aventure tout dans une ambiance conviviale et amicale. C’est ainsi qu’u-
fut l’occasion d’une petite révolution dont je vais me charger ici ne poignée d’étudiants, associée à une pincée de volonté et à
de vous conter l’histoire. quelques coups de mains, a permis de mettre à l’abri de la des-
truction une petite bibliothèque de philosophie qui leur tenait à
Tout est parti d’une question technique qui s’est finale- cœur, et qui peut maintenant espérer devenir le centre névral-
ment avérée être une question de vie ou de mort…. gique animé d’un département vivant et motivé…
L’association des étudiants du département de philoso-
phie de l’Université, justement nommée « Rayon Philo » fut à
l’origine créée dans le but de sauver la bibliothèque de l’institut
de philosophie de l’abandon voire de la disparition pure et sim-
ple. Des problèmes de sécurité mettaient en effet en péril cette
chaleureuse structure : un mur construit là sans réelle concer-
tation, il y a déjà plusieurs dizaines d’années, ne permettait
plus de soutenir le poids imposant des armoires pleines de liv-
res. Deux solutions se présentaient alors : soit alléger le poids
pesant sur ien (par absence de mur de soutien à l’étage du des-
sous), soit déplacer entièrement la bibliothèque loin du cœur
du département. C’est évidemment la première qui fut à l’una-
nimité adoptée. Et voici comment une bonne dizaine d’étu-
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

diants philosophes volontaires se retrouvèrent un beau vendre-


di de printemps à vider et déplacer pas moins de cinq armoires
de 150 kilos chacune (poids à vide… bien sûr).

Ce qui paraissait au début une idée un peu folle s’est fina-


lement transformé en une action rondement et joyeusement
menée, solutionnant de façon quasi définitive les problèmes L’association Rayon Philo remercie l’ensemble des participants de cette
aventure, étudiants, femmes de ménages, ouvriers de maintenance, M.
menaçant ce petit coin de paradis philosophique (bien sûr l’ho-
Bouriau le directeur du département de philosophie pour avoir cru en nous,
rizon d’un déplacement de cette bibliothèque n’est pas totale- Mme Grange, professeur de philosophie pour sa présence et sa volonté à
ment anihilé, mais bon…). toute épreuve, Mme Lefranc du service des bibliothèques pour son soutien, et
En quelques heures, quatre armoires furent déplacées Vincent Palarus, son président ,pour avoir eu cette idée folle.
18
RUBRIQUE LITTÉRAIRE

Lucien Leuwen, de Stendhal.


p
a
r

J
L a ville de Nancy a une existence romanesque. Un des
grands romans du XIXème siècle, Lucien Leuwen (1834) prend
L'identité du
héros, sa possible
pour cadre cette ville. Stendhal, qui écrit De l’amour et inventa description par les
u le terme célèbre de cristallisation pour exprimer la soudaine mots renvoie au
l constitution cristalline qu’est la "prise" dans l’amour, signe là un questionnement du
i des chefs-d'œuvre de la littérature romantique, un roman d'ap- lecteur sur sa prop-
prentissage (le héros a vingt-deux ans) de l'amour et de la vie re identité. Que
e
sociale. veut dire riche,
t Nancy aujourd'hui est si loin d'avoir le charme des villes ita- pauvre, fort, faible,
t liennes tant prisées par Stendhal. Pour qui arrive sans habitu- heureux, malheu-
e des ou relations, c'est une petite bourgeoise, fort aisée, très élé- reux ? Dans Lucien
gante, qui "pense bien", mais que le sens du convenable et le Leuwen, on voit que
superficiel de ses bonnes manières prive peut-être d'énergie. les échecs peuvent
G
Obstinément française, le métissage social y est absent et aussi être des réussites et
r cette jovialité des villes commerçantes que sont Strasbourg ou les réussites des
a Metz. Elle est souvent le dos tourné à Paris, à la Lorraine sidé- échecs. On hésite.
n rurgique et ouvrière, aux Vosges et à la Moselle rurales. Si elle Ce roman si long —
g évite les extrémismes, elle dort un peu et semble s'ennuyer, nos- mais sans lon-
e talgique des grands moments de son passé culturel. gueurs et finalement inachevé ou achevé sur une interrogation
Je voulus en savoir plus. La ville du roman a-t-elle — est-il le récit d'une destruction ? D'une construction de soi ?
quelque chose à voir avec la Nancy d'aujourd'hui ? Si la capita- Comme dans L'Éducation sentimentale le succès social com-
le de la Lorraine s'ennuie pensais-je, n'est-ce pas par déficit d'i- pense — compense-t-il ? — la perte (volontaire ou presque)
maginaire, parce qu'elle manque de la complexité des villes de l'amour, l'amour compense la perte du rôle social et poli-
frontières, de l'ouverture au rêve, ou de la force qu'est la pré- tique.
sence de l'océan, de celle qu'apporte la traversée d'un grand Il reste que le sérieux de l'amour est étranger à la comédie
fleuve ? Que sa cathédrale est vide et froide, si différente de ces des rôles sociaux. Mais n'est-ce pas là une bien naïve et étrange
vigies de pierre d'Amiens, Chartres ou Strasbourg. Aucun écri- illusion ? L'amour peut-il être chaste ? Qu'est-ce que le bon-
vain ne nous en dresse un portrait qui vous la rende aimable ou heur ? Voici donc l'intérêt du roman dont l'intrigue et le cadre
mystérieuse. importe donc finalement peu.
Effrayée par l'idée d'aborder un "chef d'œuvre" de la litté- Stendhal si férocement lucide et tout le contraire d'un naïf,
rature française de six cents pages, je craignais longtemps d'é- n'est jamais cynique (ce serait répondre aux questions, non les
changer l'ennui nancéen contre un ennui plus grand, un rappel poser) ni désabusé. Il provoque l'intelligence du lecteur à
des morceaux choisis du Rouge et le noir étudiés au lycée. Nancy chaque page. Le style dépourvu de lyrisme ou de lourdeur
dans le roman de Stendhal est sale et boueuse, elle sent le crot- sentimentale semble tracer de la pointe d'une aiguille les
tin de cheval, la cavalerie y étant casernée ; les cafés, cabarets et contours d'une énigme très concrète, celle du sens des mots
pensions pour soldats y pullulent. N'est-ce pas très loin de la et de la réalité qu'ils désignent : nos sentiments.
ville contemporaine ? Le cadre d'un roman historique en « Nous mettons un mot où commence notre igno-
quelque sorte. rance et quand nous ne voyons plus au-delà. Par exemple
Puis un jour par hasard, je plongeais dans Lucien Leuwen. le mot moi, le mot faire, le mot subir. Ce sont peut-être des
L'écriture si sèche, si précise, si nerveuse du livre donne l'im- lignes d'horizon de notre connaissance, mais non pas des
pression d'une neutralité résolue, d'une sensibilité extrême, vérités ». (Notes de Ecce homo). Il y a dans Lucien Leuwen le
d'un questionnement constant qui se manifeste en acte et reflè- refus en acte des justifications idéalisantes, des illusions du
te le vif désir de décrire très exactement, de saisir d'un trait fin moi, de la conscience.
et minutieux la complexité des sentiments ou situations. Cette méditation sur le bonheur et sur le Moi et l'énergie
Très vite, l'intérêt pour le "cadre" du roman disparut, (qu'il d'être soi comporte bien d'autres richesses : ah! la description
se passe à Nancy n'a que peu d'importance) pour goûter l'ex- des magouilles électorales, les portraits charges des responsa-
pression d'un questionnement sur le monde peut-être plus fort bles politiques, progressistes ou réactionnaires, nancéens ou
que le questionnement philosophique car plus légèrement parisiens !
exposé. Ceci n'est qu'apparemment paradoxal. Les questions La littérature est là pour nous rendre amoureux de l'a-
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

que le roman amène à poser tombent par surprise dans l'esprit mour (Stendhal lui-même développe cette idée). Voici donc un
du lecteur qui ne se défend pas, persuadé qu'il est de lire un roman stimulant. Elle est là aussi pour procurer une forme de
texte pour son plaisir. Je me souvins alors que Nietzsche célèb- bonheur. Le bonheur : "longue habitude de raisonner juste"
re le nihilisme de Stendhal et dit de lui qu'il a le génie de l'in- (Stendhal encore), de se frotter au monde, aux faits, à la réalité.
terrogation : « un point d'interrogation fait homme ». Bonheur par la lucidité à laquelle, paradoxalement, ce roman et
Qui suis-je ? Cette question est celle de la jeunesse et celle la littérature en général participent.
de ce roman. Lucien, héros anti-héros, semble très bien défini
au début du texte : riche, jeune, beau, successfull. Il deviendra (Lucien Leuwen, en format de poche : GF Flammarion, 2 volumes.)

pauvre, solitaire, obscur. Mais qu'est-ce qu'une vie réussie ?


demande le livre. Qu'est-ce que le bonheur ? Comment s'ac-
complir ?
19
RUBRIQUE LITTÉRAIRE

L’adieu du samouraï, de Bertrand Petit et Keiko Yokoyama.


p
a

G
r

V uerrier et
i poète, voilà deux ter-
n mes qui semblent
paradoxaux. L’idée
c
qu’un guerrier puis-
e se être raffiné surp-
n rend fréquemment,
t eu égard à l’image
que nous avons du
P chevalier européen
du moyen-âge. Les feuillages et l’herbe qui ont dépéri
a
l
Pourtant, bien loin si seulement le seigneur était encore
d’ici, sur une île qui
a se nomme le Japon
en vie
r s’est développé un ne renaîtraient-ils pas encore, inchangés ?
u autre type de guer-
s rier : le samouraï.
SUWA YORISHIGE
Le samouraï ne
repose pas sa
conduite sur d’u-
niques vertus guer-
rières, son esprit lui
est tout autant
indispensable que son bras. L’esprit qu’il développe se base sur
les héritages du bouddhisme et du confucianisme. Si celui qui
veut devenir samouraï doit étudier le maniement du sabre, de
l’arc ou encore de l’équitation, il ne néglige pas la calligraphie,
l’histoire ou la littérature. La place de la poésie dans l’art japo-
nais reste d’ailleurs loin d’être négligeable. La poésie est très
prisée dans toutes les couches de la société sous des formes
plus ou moins simples et précises.

Il s’agit avec ce livre de découvrir des « jiseiku », littérale- Au paradis


ment « quitter-ce-monde-poème », rédigés par des samouraïs
qui se savent condamnés à une fin prochaine. aussi bien qu’en enfer
Cet ouvrage est une véritable mine d’or dans laquelle on la lune d’automne brillant à l’aurore
découvre sans cesse de nouveaux mélanges plus harmonieux :
la samouraï et la poésie, la poésie et la délivrance, la calligra-
est accrochée à mon cœur
phie et la poésie, le livre et le plaisir… La calligraphie illustre la
pensée, la lecture du poème communique de forts sentiments. splendeur d’un rêve à l’âge
L’intérêt de ce recueil est d’aborder une fraction de la cul- de quarante-neuf ans
ture littéraire japonaise sans philtre occidental mais avec un d’une vie belle comme une fleur
accès direct à la poésie japonaise.
comme une coupe de saké.
Magnifiquement illustré par Keiko Yokohama, ce très
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

beau livre aussi menu qu’attirant, contient des textes rassem- UESUGI KENSHIN
blés par Bertrand Petit qui accompagne chaque poème de
quelques lignes sur la vie de l’auteur, donnant parfois une autre
dimension à ce fragment de vie et de pensée qu’il nous ait
donné de lire.

Je me permets de citer deux poèmes, parmi mes favoris,


afin de vous attirer vers cette alléchante et stimulante lecture
que représente « l’adieu du samouraï » :

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RUBRIQUE ARTS

EGON SCHIELE (1890-1918)


Une vie fugitive, une œuvre fulgurante.
p
a
r

F
E gon Schiele meurt à vingt- huit ans
en 1918 de la grippe espagnole, trois jours
après sa femme, alors enceinte, emportée
re dont la vue lui est insoutenable. À l’éviden-
ce, il ne s’agit plus d’une peinture qui reproduit
le réel apparent mais d’une peinture qui en
l par la même maladie : un destin tragique extrait la torpeur, la violence sous-jacente.
o qui a aussi contribué à faire de ce peintre L’artiste semble être celui qui n’a plus le voile
autrichien un artiste maudit. Il nous reste de Maya devant les yeux, le voile qui nous
r
de lui des oeuvres rarement porteuses cache la nature, telle qu’elle est, dans un monde
i d’espoir, puissamment expressives bien qui exige d’être conçu de façon utilitaire pour
a que souvent énigmatiques. survivre. Cela, Schiele le revendique à une
n Comme si l’artiste avait pressenti époque où la société de consommation prend
e qu’un temps réduit lui serait imparti, il son essor : « l’art ne saurait être utilitaire ».
s’est dépêché de vivre et de peindre. Âgé
de seize ans à peine, il entre à l’Académie La plupart de ses autoportraits n’ont pas
des Beaux-Arts de Vienne et impressionne de fond et souvent, le corps nu seul s’exhibe
par la sûreté de ses dessins. Il apprend dans des attitudes faisant penser à celles d’alié-
certes les techniques conventionnelles nés, par la nature exacerbée des expressions
Autoportrait, crayon, 1913,
mais il se singularise très tôt tout en subis- (© National Museum Stockholm.)
corporelles. Les mains tout particulièrement
sant l’influence de Gustave Klimt, de l’art frappent dans sa peinture : toujours squelet-
nouveau et de la « Sécession viennoise » qui rompt avec l’aca- tiques, crispées, les doigts étrangement écartés, aux couleurs
démisme et le naturalisme. C’est lors de la 49ème exposition en proches de la décomposition. Les corps sont aussi tachetés,
1918 qu’est révélé au grand jour le génie de Schiele. piquetés de rouge comme révélateur d’un état moribond.
Mais les sujets de ses peintures ont suscité des réactions
hostiles ; certains ont qualifié ses tableaux de pornogra- Il est intéressant de voir que sur les photographies qui ont
phiques, les ont réduits à l’œuvre d’un « pervers » ou n’en ont été faites de lui, Schiele travaillait de la même façon ses postu-
fait qu’une interprétation purement psychanalytique et patho- res et expressions, jouait aussi avec ses mains tordues, ses
logique. Quoi qu’il en soit, on reconnaît dans sa peinture une doigts écartés. S’observant de manière obsédante, de façon
recherche constante de l’expressivité des corps pris dans des maniaque, il se lança convulsivement dans une quête de l’iden-
postures inattendues, érotiques et sulfureuses mais jamais flat- tité allant parfois jusqu’aux frontières de la schizophrénie (cf. Le
teuses. La grande majorité de ses tableaux provoque chez le Prophète 1911, Double autoportrait 1911, Celui qui se voit lui-même
spectateur un premier mouvement de recul, mais n’est-ce pas la 1910). Il serait tentant d’identifier Schiele à la définition que
marque d’une vérité atteinte, vérité qui ne se fait pas ici sans donne Nietzsche de l’artiste moderne, sa « psychologie se rap-
douleur ? Schiele lui-même, dans une lettre à son oncle du 1er proche le plus de l’hystérie » et « il porte également les traits de cette
septembre 1911, écrivait : « J’irai si loin qu’on sera saisi d’effroi maladie dans son caractère (…), il n’est plus une personne, tout au
devant chacune de mes œuvres d’art « vivant » ». La foi plus un rendez-vous de personnes dont chacune jaillira tour à tour
inébranlable que Schiele avait en son génie artistique est avec une impudique assurance (…) que les médecins étudient de près,
impressionnante. C’est surtout dans ses ébahis par la virtuosité de leurs mimiques,
correspondances qu’elle se remarque ; « J’irai si loin qu’on sera saisi de la transfiguration, de l’intrusion dans
jamais il ne doutera de lui ou ne songe- presque tout caractère obligé et attendu. »
ra à faire autre chose que de la peintu-
d’effroi devant chacune de mes Mais Schiele paraît demeurer lucide et
re, même s’il est réduit à réclamer de œuvres d’art « vivant » » faire preuve d’ un travail conscient et
l’argent à sa mère, une veuve sans gran- appliqué sur les comportements et
des ressources, ou à des connaissances compatissantes afin de manifestations physiques exagérés. Il a ainsi réalisé des dessins
manger à sa faim et d ‘acheter des toiles et des peintures. Il dans un asile d’aliénés en vue d’une conférence qui devait trai-
aura ainsi des rapports assez tendus et parfois durs avec sa ter de l’expression pathologique dans le portrait.
mère, « crois- moi tu es injuste… je veux me réjouir de la vie,
c’est pourquoi je puis créer, mais malheur à celui qui m’en Cet article n’a pas le dessein de faire une synthèse exhaus-
empêche. De rien, et personne ne m’a aidé, je ne dois mon exis- tive de l’œuvre de Schiele, il serait passionnant aussi de voir
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

tence qu’à moi-même. » dans ses tableaux, la place de la mort, son lien avec la vie, avec
l’amour. Il ne faudrait pas oublier non plus le contexte de la pre-
Il n’est guère surprenant que cet artiste qu’on peut quali- mière guerre mondiale… Mais ne perdons pas de vue l’œuvre
fier de narcissique, ait autant privilégié l’autoportrait (environ picturale elle-même. C’est d’abord vers elle que doit se porter
une centaine !). Pourtant bel homme, comme le montre ses notre attention, et répondre ainsi au défi lancé par Egon
photographies, il se représente souvent de manière hideuse, Schiele : « Portez votre regard à l’intérieur de l’œuvre, si vous en
déshumanisée. On peut ainsi faire un rapprochement entre les êtes capable ».
portraits d’Egon Schiele et le Portait de Dorian Gray d’Oscar
Wilde : le héros éponyme, grâce à un pacte, conservera éternel- Bibliographie :
- Tout l’œuvre peint de Schiele, Flammarion - Les classiques de l’art, 1983.
lement sa beauté et sa jeunesse mais son portrait va vieillir et - Schiele, R. Steiner, Taschen, 2004.
exprimer la noirceur de son âme au point d’en faire un monst-
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RUBRIQUE ARTS

Lumière, lueurs et cendres


Sur L’Étreinte, d’Egon Schiele (1917).
p
a

© Osterreichische Galerie im Belvedere, Vienne.


r

1917, Huile sur toile, 100 x170,2 cm


a
r
i
o
n

N ous sommes les spectateurs d’une intimité, comme sur le toit du monde et munis de jumelles, vils voyeuristes d’une
scène qui ne se partage pas
Nous sommes à regarder ce que nous devons vivre, dédoublement de l’être hors de lui-même, à la découverte de sa propre
gestuelle, complices et juges à la fois, complices du silence et de l’émotion, juges devant la danse des autres, nous sommes éloignés
de force de l’acte le plus singulier, soumis à un cadre serré et clos, les barbelés ne semblent pas si improbables
Désagréable sensation de voir ce qui ne nous regarde pas, et pourtant
Incapables d’indifférence, le miroir a été posé devant
la délicatesse, quelqu’un nous surprend en plein vol, vol du sensible, tentatives hésitantes à préserver le beau, le possiblement
beau, l’honorable
Dignité de l’homme dans le seul entrelacs sincère du tangible, Musset disait à peu près, la femme est vaniteuse perfide mani-
pulatrice sorcière enchanteresse tentatrice fourbe, l’homme est calculateur stratège narcissique sournois malappris distant glacial,
mais il est une belle chose au-delà de toute autre, l’union sainte et suprême de ces deux êtres si imparfaits et si affreux

Lumière lueurs lucioles


Sont-ils amants sont-ils amis l’un et l’autre dans leurs nébuleuses d’attente et de douceur, sont-ils joueurs sont-ils amours
voluptueuses
Il l’enlace elle l’écoute elle écoute le chant de la délivrance, corps agonisants renaissent des cendres du désir vécu, le linceul
blanc est devenu berceau, écumes de la résurrection, draps froissés après la tempête fébrile
Ils ne se regardent pas ils se touchent se sentent se découvrent et se caressent, ils ont déposés leurs angoisses à l’entrée du nid
et plongent plus légers dans les plis charnels de l’existence
À peine embrassés comme tremblants encore de la consécration des rêves, l’étreinte est chose bien fragile, entre-deux si fuga-
ce, ne trouve sa force que dans l’instant bientôt noyé, éphémère figé, présence comme le vent dans les feuilles,
Presque amour
presque désir et presque joie, précaire vérité du déferlement des harmonies rejouées jusque dans la tombe

Lumière lueurs et cendres


La mort, les corps nés pour se désarticuler, le dehors mutilant le dedans, la figure cruelle d’une humanité pathétique et déri-
soire
On a soulevé le rideau crasseux et troué le réel sans pudeur, désossé, autopsié, dénudé, dissolution de l’arrière-monde, peut-
on croire encore à la pureté de l’union
Les mains portant le sceau de la douleur, le dos crispé tourmenté torturé, les visages se cachent dans le flou des peurs, caden-
ce heurtée, prophétie d’apocalypse, esthétique d’une révolte, la misère a remplacé la foi

On ne sait plus ce qu’il faut voir, les rares instants où tout respire, l’annonciation du chaos, la tendresse offerte et transcen-
dante, la décomposition des corps aliénés étouffants, la croyance le possible l’illusion sournoise de l’autre,
Faille faible flottant
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famélique foule amorphe foutaise et fantaisies mais surtout failles failles failles
Sommes-nous capables d’étreindre, si engoncés dans nos individualités, sommes-nous capables de nous défaire de nous-
mêmes pour l’autre vers lui, désir sensé d’altérité pleine et fulgurante, tant nous sommes tournés sur nos propres vies in indiffé-
rents au reste du paysage, condescendants imperméables huileux

Sommes-nous capables d’une telle fusion, inconnus d’une équation insolvable, tellement indivisibles tellement soi hors de
toute addition et l’infini s’étendant au-delà de nous demeure infini fuyant à toute tentative d’escalade duale
Cendres incandescentes sur les terres arides du rêve

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RUBRIQUE MUSICALE

Nick Cave and The Bad Seeds : ballades mortelles.


La rime criminelle d’un meurtrier lyrique.
p
« When you’re sad and when you’re lonely
a
r And you haven’t got a friend

L
Just remember that Death is not the end »
M
a es Murder Ballads de Nick Cave et
t de ses « mauvaises graines » se termi-
h nent sur cette longue et belle complainte
où se rencontrent aussi bien PJ Harvey et
i
Thomas Wydler que Kylie Minogue. La
e chanson, qui est une reprise de Dylan,
u donne toute son ampleur à un album
qui, entre tous, révèle le caractère noir
mais secrètement teinté d’espoir du
C groupe qui l’interprète. Il semble que
h Cave, qui a écrit et composé tous les
a morceaux, ne sache conclure qu’avec les
mots d’un autre ce défilé de chansons
u
macabres aux mélodies intenses.
f
f Nick Cave maîtrise l’expression de
r la noirceur, il laisse l'espérance positive
au maître Dylan ; plutôt qu’une incapa-
a
cité, cela révèle une réelle et sincère
y pudeur.

L’auteur est non seulement cette


contradiction ambulante du punk rebelle
qui croit en Dieu (de nombreuses réfé-
rences bibliques traversent ses textes,
témoins de son intérêt pour la religion
anglicane et de ses préoccupations spiri-
Nick Cave maîtrise l’expression de la noirceur, il laisse
tuelles) mais aussi un personnage que la l'espérance positive au maître Dylan
culture et l’intelligence semblent porter à
l’interrogation. En l’occurrence, c’est
dans de profonds sentiments que pren- Cave reprend la même thématique cynique avec tout ce que cela suppose
nent source l’inspiration du compositeur que Baudelaire : ce ne sont que soleils de réelle investigation au niveau musical
mais aussi la pulsion de meurtre de ses rouges, corbeaux, nuits froides et lin- sur ce qui est à représenter ou non dans
personnages : de cette adéquation sont ceuls… Comme le poète français désire son art. Les affirmations quant à ces
nées les Murder Ballads. en finir avec Celle qui est trop gaie, le chan- interrogations esthétiques ne sont pas
teur australien cherche à punir sa Lovely pure spéculation, car, avant de se lancer
Ainsi, l’amour, la jalousie, la ten- Creature. Et le Vin des Assassins ! Encore dans la musique avec ses nombreux
dresse, la haine, la douceur se succèdent une fois Cave reprend l’idée baudelai- groupes (des Boys Next Door de 1978 aux
sans se contredire dans le souci de rend- rienne (inconsciemment ou non) et, par Birthday Party qui mettent le feu à la
re esthétique un événement aussi hideux miracle ou pratique personnelle, change scène punk londonienne pour arriver
que banal : la destruction d’un être le vin en whiskey ! Nous voilà dans aux Bad Seeds qui possèdent des ramifi-
humain par un autre. Les protagonistes O’Malley Bar, fumant et buvant avec les cations étendues dans la scène rock indé-
criminels (inventés ou choisis dans le « tueurs « ô bouteille profonde, les baumes pendante), Cave a étudié les beaux-arts à
bestiaire » des tueurs célèbres) sont tou- pénétrants de ta panse féconde ! » (Le vin la Monash University de Melbourne.
jours interprétés par Nick Cave ; il s’y du solitaire).
identifie dans le désir de disposer d’un Dans les Murder Ballads, attendez-
point de vue « savant » et éclairé : « Nick Cave est donc un véritable vous donc à ce que les assassinées por-
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voilà ce qu’il se passe dans ma tête de artiste moderne, non pas contemporain. tent des robes victoriennes somptueuses
tueur, voilà ce qui me pousse, l’irrépres- Sa recherche est ancrée dans le souci et la et à ce que les cris des corbeaux n’irritent
sible envie, la douloureuse nécessité, le question du beau (tant musical que litté- plus mais apaisent votre écoute d’un
penchant coupable. » Toute proportion raire car il est l’auteur de plusieurs enregistrement plus qu’étrange. Les
gardée, les Murder Ballads participent du romans, pièces de théâtre et essais dont roses s’enroulent ici autour des poignets
même élan que les Fleurs du Mal : prou- un commentaire de l’Évangile de St des victimes, les morts chantent en dan-
ver que le beau peut émerger de l’im- Marc), il n’est pas limité au refus nihilis- sant joyeusement autour des tombeaux
monde ou du mauvais. Dans son célèbre te ou à la prose surréaliste stérile. Cave, béants et les meurtriers s’en sortent tou-
The Wild Rose, Cave termine sur « All c’est encore l’auteur un peu alcoolique et jours… mais peut être pas jusqu’à l’ulti-
beauty must die », phrase ô combien auréolé de fumée de cigarette, un peu me issue : « Just remember that Death is
significative. violent, voyageur, sans concession et not the end. »

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RUBRIQUE LIBRE

« Dialogues inachevés concernant l’incidence de la


providence divine sur l’arbitraire de l’actualité humaine »
p
a
r pour lequel il faut agir en un sens certain.

l - Vo u s p a r a i s s e z g l i s s e r d e s n u a n c e s e n t r e l e s d i f f é -
’ rentes formes de dépendance… serait-ce honnête
q u e d ’a f f i r m e r l a l i b e r t é d ’a c t i o n d e l ’ h o m m e s e u l e -
a
m e n t e n r a p p o r t a ve c c e l l e q u e D i e u e s t s u s c e p t i b l e
c de lui concéder ? Car assurément pour vous nous
c marchons sur une route, certes sans chaîne mais sur
i le bord de laquelle Dieu a planté ses flèches.
d
e - Libre à vous de faire demi-tour si cela vous amuse !
C a r c h a q u e a u t r e r o u t e , c h a q u e c h e m i n d e t r a ve r s e ,
n
c h a q u e s e n t i e r d e c a m p a g n e s e r ve n t u n d e s s e i n q u i
t vo u s d é p a s s e . Vo t r e l i b e r t é d ’a c t i o n e s t a s s e z va s t e
e en somme, mais la Main sait lire dans chaque che-
l m i n e m e n t l ’a c t u a l i s a t i o n d e l a Vo l o n t é .
l
e - M a i s j e n e ve u x p a s a c t u a l i s e r a i n s i l a vo l o n t é d ’ u n
autre !

e - Judicieuse remarque ; introduire ici la question de

A
t l a vo l o n t é m e p a r a î t a p p r o p r i é . S a c h e z p r é a l a b l e -
m e n t q u ’ I l n e l u i e s t p a s n é c e s s a i r e q u e vo u s a c t u a -
l i n s i vo u s c r o ye z t o u j o u r s q u e l ’ h o m m e e s t l i s i e z S e s v œ u x . E n b r e f , j e d i r a i s q u ’ i l s e t r o u ve q u e
un pantin, petite marionnette de chair dont les fils n o t r e vo l o n t é m ê m e d e n e p a s vo u l o i r a c t u a l i s e r l e s
e
i n v i s i b l e s s ’e n t r e l a c e n t a u t o u r d e s a r t i c u l a t i o n s plans de Dieu est dans Son projet puisque cela ne
m u s c l é e s d e vo t r e D i e u ? Lui est pas nécessaire.
c
r - U n p a n t i n d i t e s - vo u s ? U n e s i m p l e m a r i o n n e t t e d e - S e r i e z - vo u s e n t r a i n d e f a i r e e n t r e r m o n h é r é s i e
é chair ? d a n s l e s p l a n s d e D i e u ? J e d o u t e q u ’ i l vo i e c e l a
é C o l o s s a l e e r r e u r s i m p l i f i c a t r i c e … c a r, e n f i n , i l m e d’un bon œil… Il est évident que pour Dieu, rien
semble que, en tant que créature, il est en notre n’e s t n é c e s s a i r e p u i s q u e vo u s l e p r é s e n t e z p a r f a i t !
nature même de posséder le libre-arbitre. M a i s a l o r s , q u e d o i s - j e f a i r e ? Q u e m ’e s t - i l p e r m i s
de faire si tout est déjà prévu ?
- Comment se peut-il qu’un être créé par un autre
( j e vo u s l e c o n c è d e , b i e n p l u s p u i s s a n t ) s o i t c a p a b l e
- C e q u e vo u s ê t e s , m a c h è r e , n e d é p e n d n u l l e m e n t
de ne pas dépendre corps et de vous. Auriez-vous, essence
âme de son créateur ? préalable, décidé de devenir
P e r me t t ez - m o i d e n e p as h u m a i n e ? D é c i s i o n c r u e l l e e n t r e
- L a d é p e n d a n c e , e n l ’o c c u r r e n - cr o i r e e t d ’ a f f i r me r i c i : t o u t e s q u e vo u s vo u s i n f l i g e â t e s ,
ce, est réelle. Un maître disait q u a n d o n s a i t l a d i f f i c u l t é d ’ê t r e
: « Nous sommes reliés à
j e s ui s s e u l e me n t c e q u e homme ! Mais vous auriez pu
l’Autel par une chaîne souple je décide d’être ! d i r e , s a n s m e c o n t r a r i e r, q u e
qui nous retient sans nous vo u s d e ve n e z q u e l q u e p e u c e q u e
a s s e r v i r » . I c i l a M a i n , i c i l ’e n f a n t : l e s f i n s s o n t vo u s d é c i d e z , m a i s c e l a e s t d u d o m a i n e d e l a m é t a -
connues par Celui qui guide et la liberté est mainte- p h o r e j e c r o i s : vo u s d é p e n d e z d e c e q u e vo u s ê t e s
nue. n a t u r e l l e m e n t e t n e p o u ve z d e ve n i r a u t r e .
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

- Vo u s s e m b l e z b i e n s û r d e vo u s , p e u t - ê t r e a ve u g l é - A u c u n n o ya u i d e n t i t a i r e n e s a u r a i t p r é e x i s t e r à
p a r t o u t e s c e s p a r o l e s q u e vo u s d i c t e vo t r e m a î t r e . mon être, tout de chair et de sélection. Dès lors,
Q u e va u t l a l i b e r t é d u va l e t d e va n t l ’e x i g e n c e d ’o - comment est-il possible de dépendre d’une cause
béir aux desseins de son seigneur ? Liberté de invisible et seulement supposée indémontrable ?
pique-assiette…
- To u t d e c h a i r i n f o r m é e , t o u t d e s é l e c t i o n p r é é t a -
- N u l l e m e n t a ve u g l é , m a i s g u i d é , j e l e c o n c è d e . b l i e vo u l i e z - vo u s d i r e ! Q u a n t à l a c a u s e , n e p e u t -
E n c o r e , i l n ’e s t p o i n t d e d e s t i n e n l e q u e l i l f a u t s e e l l e e x i s t e r s a n s ê t r e v i s i b l e ? Vi s i b i l i t é e t d é m o n s -
croire irrémédiablement poussé mais un avenir t r a t i o n n e vo n t p a s d e p a i r e t j e p u i s d é m o n t r e r q u e

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RUBRIQUE LIBRE

l e ve n t m e u t l e n a v i r e s a n s l ’e n t r e vo i r … L’ i n v i s i b l e e l l e p a s d a n s s a c a p a c i t é à s ’é l e ve r s e u l , à s e r é a l i s e r
n ‘ e s t p a s l e s u p p o s é , l e d é m o n t r a b l e n ’e s t p a s f o r c é - s a n s a i d e d i v i n e , à s ’a u t o d é t e r m i n e r p a r l a s e u l e
ment palpable. force de ses convictions ?

- Voyo n s ! À s u p p o s e r q u e n o u s d é p e n d i o n s e f f e c t i - - C ’e s t d e l ’a p p a r e n t e c o n t r a d i c t i o n d e l ’ h u m a i n
ve m e n t d ’ u n e c a u s e s u p é r i e u r e – q u ’e l l e s o i t r é e l l e m ê m e d o n t i l e s t q u e s t i o n ! Â m e e t c h a i r, e s p r i t e t
o u f i c t i ve - t o u t l ’a r t d ’ê t r e h o m m e s e r a i t d o n c d e corps, le tout uni, le tout plongé dans un monde où
dérouler les conséquences logiques de cette impli- r è g n e n t l ’ u r g e n c e d e l ’a c t i o n e t l ’ i n s a t i a b l e l u t t e
c a t i o n a u f i l d e s â g e s . L’ i n t e n t i o n d e s a c t i o n s n e pour le bonheur terrestre…
s e r a i t a l o r s q u ’ i l l u s o i r e , p r ê t é e p a r D i e u . Po u r q u o i Ma foi est ma certitude, ma liberté est ma convic-
u n e t e l l e r u s e d e l a r a i s o n ? N ’a vo n s - n o u s p a s l e tion, mes désirs sont mon combat et chacune de mes
d r o i t d e d é v i e r, d e s e d é r o b e r a u c o u r s n o r m a l d e l a idées et actions retentissent étrangement.
fatalité ? J e vo u d r a i s a t t e i n d r e l e b o n h e u r, m a i s j e l e s a i s s i
e x i g e a n t q u ’ i l m ’a p p a r a î t i n a c c e s s i b l e … C ’e s t c e t t e
- Dépendance ontologique ne signifie pas dépen- d o u l e u r d o n t j e vo u s f a i s f o r t . N ’a d m i r e z p a s m a
d a n c e d e l ’a c t i o n o u d e s o n i n t e n t i o n … Vo u s a ve z f o i , m a i s C e l u i q u i m ’e n a f a i t d o n ; C e l u i d o n t j ’ai
raison de dire que l’homme désire, refuse, agit, conscience dépendre depuis.
a va n c e o u r e c u l e s e l o n s a vo l o n t é ! Vo u s a u r i e z r a i -
son même de dire qu’il a ce défaut ! Mais cela ne - J ’a d m i r e p o u r t a n t u n e t e l l e f o r c e d e c o n v i c t i o n , e t
change en rien sa nature propre de créature. La j e m e s e n s s i f a i b l e d e va n t t a n t d e m a g n i f i c e n c e . J e
déviance, le mal, appelons-le comme il se doit, est s a i s q u e q u e l q u e c h o s e n o u s d é p a s s e , q u e vo u s
b i e n l a p r e u ve d e c e q u e vo u s a va n c e z : i l n e s ’ i n s - a p p e l e z D i e u , q u e j ’e n t r e vo i s l u e u r, d e s t i n o u s e n s
crit pas dans le plan, mais dans la désobéissance au u n i ve r s e l . Q u e l q u e c h o s e q u i n o u s r e n d h u m b l e e t
plan. reconnaissant, et qui nous installe sans cesse dans
l ’e n t r e - d e u x : e n t r e l ’ i n f i n i c é l e s t e e t l ’ i n f i n i m o r a l ,
- I l e s t t r o p a r r a n g e a n t d ’e s t i m e r q u e l ’ i n j u s t e v i e n t e n t r e m i s è r e e t g r a n d e u r, e n t r e l e “ j e - n e - s a i s - q u o i ”
de ce que l’homme possède un certain libre-arbitre et “ le presque-rien ”. Une seule question demeure :
t a n d i s q u e l ’a c t i o n m o r a l e n ’e s t q u e l e d é ve l o p p e - va u t - i l m i e u x m e t t r e e n l u m i è r e l a d é p e n d a n c e d e
ment de l’influence divine sur nous. Je refuse de l ’ h o m m e e n ve r s l ’ i n s a i s i s s a b l e e t q u i l e d é t e r m i n e
penser la liberté humaine comme unique cause de p u i s s a m m e n t o u s o n p o u vo i r d e l i b r e - a r b i t r e q u i
l ’e r r e u r. l ’o b l i g e à s e s e n t i r r e s p o n s a b l e d e s e s a c t e s e t d e
son existence ? Ce qui est humain en l’homme,
- E t c ’e s t d e c e t t e f a m e u s e p h r a s e d o n t vo u s p a r l e z : n’est-ce pas précisément cet intervalle vide en
« Dieu est responsable du Mal qui punit et non du nous-même qui appelle à être rempli par nos prop-
M a l q u i s o u i l l e ». I l e s t c l a i r q u e n o u s n e p o u vo n s res mains ?
attribuer à Dieu le Mal, il est clair qu’il nous a créé
cependant : où est la faute, a qui est-elle ? Je ne me
r a n g e p a s d u c o t é d e l ’ i m p o s s i b i l i t é d e l ’a c t e m o r a l ,
j e r e f u s e d e vo i r e n l ’ h o m m e l ’e f f e c t i v i t é d u B i e n .
De nous deux, lequel est le plus en paix ?

- C e l u i q u i v i t d a n s l ’é q u i l i b r e , c e l u i q u i s a i t c e q u i
d é p e n d d e l u i e t c e q u i n ’e n d é p e n d p a s , c e l u i q u i
ose contredire le destin et sa destinée, celui, au
f o n d , à q u i D i e u n ’e s t p a s n é c e s s a i r e .

- C e r t e s n é c e s s a i r e , m a i s p a s n o n c o m m e m o ye n ,
plutôt comme cause ! Plutôt comme Père! Plutôt
c o m m e J u g e … C r o i r e e n L u i c ’e s t d é j à n e p a s vo u -
l o i r L e c o n t r e d i r e e t s a vo i r p o u r q u o i ! J e n e c r o i s
p a s a u d e s t i n , m a i s à l a P r o v i d e n c e ! A i n s i j ’a g i s , j e
p a l p i t e , j ’a va n c e , m a i s a ve c c e t t e f o r c e e n c o r e e n
p l u s q u e j e r e f u s e d e m e s e n t i r l i é e t e s c l a ve : m a
l i b e r t é e s t d a n s l e m i e u x , e f f e c t i ve c a r é ve i l l é e à s a
La Flèche Du Parthe N°1 Mai 2005

réalité, à sa nature.

- É t r a n g e m a n i è r e d ’ê t r e ! Vo u s r e f u s e z c e à q u o i
vo u s a d h é r e z , vo u s d é f e n d e z vo t r e p o s i t i o n d e c r é a -
t u r e t o u t e n vo u l a n t s a u ve r l e p o i d s d e vo s o p i -
n i o n s . M a i s s i vo t r e f o i e s t a d m i r a b l e , e l l e vo u s
g u i d e a ve c t a n t d e f e r ve u r q u ’e l l e d é t r u i t l a p o s s i b i -
l i t é d ’ u n e i n d é p e n d a n c e . J e s a i s q u e vo u s ê t e s h e u -
r e u x , l o r s q u e vo t r e vo l o n t é s ’a c c o r d e a ve c c e l l e d e
Dieu, cependant la dignité de l’homme ne réside-t-

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