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N° 183488.
Université Paris8.
Doctorat en Sciences de l’éducation : Krishnamurti
KRISHNAMURTI
ET
WITTGENSTEIN.
KRISHNAMURTI ET WITTGENSTEIN.
L’homme vit dans deux mondes : celui de la vie matérielle dans un milieu social et
familial, et le monde des symboles. Les symboles servent de base à la pensée qu’ils soient
verbaux, mathématiques, plastiques, musicaux. Les symboles sont donc indispensables à une
culture et une civilisation. Mais ils peuvent être néfaste lorsqu’ils sont plus réels que les
réalités auxquelles ils se rapportent : lire un menu ne nourrira pas un homme affamé.
Le culte des mots a toujours soulevé des protestations surtout au niveau des religions. Ils
n’offrent pourtant aucune aide quant au problème fondamental des rapports qui existent entre
un homme, dans sa totalité psychique, et ses deux mondes, de faits et de symboles.
Je trouve que Wittgenstein et Krishnamurti ont une démarche similaire, tout en faisant
usage d’une utilisation et d’une étude des symboles, différentes. Le processus reste pourtant le
même. C’est ce qui m’a interpellé chez eux.
Élevé par la Société Théosophique depuis l’âge de 7 ans, en 1927 à l’âge de 30 ans,
l’évolution intérieure de Krishnamurti est terminée. Il dit avoir atteint un état intérieur où la
vie est perçue comme un perpétuel jaillissement. Il n’est plus en état de conflit et il explique
dans son discours de 1928 au camp d’Ommen en Hollande, que seule cette réalité est un
bouleversement des valeurs puisqu’à la place des antagonismes s’installe un état de
communion avec soi, le monde et les autres (1). Pour Krishnamurti, tout ce qui sépare les
hommes n’est qu’une création de la pensée, c’est-à-dire une illusion ; la réalité réside dans la
prise de conscience, que Krishnamurti appelle « connaissance de soi », de cette illusion. En
effet, centré sur son ego, l’homme pense, juge, estime, condamne, et réagit. L’enseignement
de Krishnamurti va porter sur la découverte et la compréhension des illusions afin que, face à
la vie, l’être ne réagisse plus mais agisse ; même pas face à la vie, pour que traversé par la vie,
il agisse.
Son évolution intérieure apparaît dans son langage, son vocabulaire et son style. Yvon
Achard en a fait une étude précise dans son livre Le langage de Krishnamurti.(2) L’état vécu
transparaît dans son langage (poétique), le choix des mots et le rythme. Au fil des années, sa
perception devient de plus en plus lucide et le vocabulaire de plus en plus précis et dépouillé.
Krishnamurti tient énormément compte du public auquel il s’adresse et qui contribue à
transformer la façon dont il s’exprime. Son expression verbale se module en fonction du lieu
où il parle, au contact des foules et suivant leur façon de le comprendre ou non.
Pendant cinquante ans, il va ajuster son langage aux fins de transmettre le plus
justement possible la vérité intérieure qu’il vit, en vue de le rendre accessible à tous. Son
anglais est simple, sans termes techniques. Il suffit de posséder les bases de cette langue pour
le comprendre et le lire. « Je voudrais transmettre, au moyen des mots très simples de la vie
quotidienne, un sens plus profond que celui qu’on leur accorde habituellement ; mais cela me
sera difficile si vous ne savez pas écoutez » (3)
Il s’adresse directement aux hommes car ce moyen permet à ceux qui l’écoutent de
participer à cette découverte intérieure. Les mots, facteurs de décomposition, vont les
conduire aux limites de la pensée, donc à leurs propres limites, mais les mots doivent cesser
pour qu’une mutation se produise. La simple lecture d’un de ses textes rendrait-elle cette
découverte de soi moins vivante et réelle ?
Notes
(1) Mary Lyutens, Les années d’éveil, G. Oudart trad., Paris, Arista, 1982, p 308-310
(2) Yvon Achard, Le langage de Krishnamurti, Paris, Le Courrier du Livre, 1970
(3) Krishnamurti, La première et dernière liberté, C. Suarès trad., Stock, 1955, p 23
(4) Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, coll.Tel, 1986
(5) Site Internet, le 11 01 06 : http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/wittgens.htm
(6) Ces autres ouvrages de Wittgenstein ont été publiés après sa mort.
III - Le langage comme outil d’éducation.
À notre époque où la linguistique et la sémantique ont une place importante dans les
sciences humaines, Krishnamurti a trouvé très tôt le rôle que tient le langage dans la
compréhension de notre pensée. Il met l’accent sur le sens des mots dans un enseignement qui
n’en est pas un dans le sens étymologique du terme, puisqu’il ne s’agit ni d'instructions ni de
doctrines. Krishnamurti dévoile à son public ses attaches : toutefois, ses paroles ne se
contentent pas de dire, elles montrent. Cependant, il reste aux hommes à faire le travail en
eux-mêmes et à la lumière de leur propre compréhension.
Dans son livre, Yvon Achard étudiait l’évolution du langage que Krishnamurti
employait pour nous faire part de sa vision du monde. La cassette vidéo réalisée lors de sa
conférence organisée en 1995 à l’Institut Océanographique, et à laquelle participait René
Barbier, montre bien l’émotion et le bonheur que l’auteur avait de traiter un tel sujet. Cette
étude poétique m’avait profondément touché car je trouvais également importante, l‘oralité du
message de Krishnamurti qui affirmait sans cesse que « Le mot n’est pas la chose ». (4)
Sensiblement à la même époque, Korzybski proclamait « la carte n’est pas le territoire ».(5)
Les limites de la pensée (9) m’étaient déjà connues. Mais après avoir relu L’impossible
question, où, nous dit Krishnamurti : « Jamais nous ne posons la question impossible, nous
nous demandons toujours ce qui est possible. Si vous posez une question impossible, votre
esprit doit trouver la réponse en terme de l’impossible – non en fonction du possible » (10), je
suis tombée sur cette proposition de Wittgenstein : « D’une réponse qu’on ne peut formuler
on ne peut non plus formuler la question. » (6.5) (11) J’ai trouvé là un lien entre ces deux
auteurs : limite du langage chez l’un, limite de la pensée chez l’autre ; l’impossible, l’inconnu
chez Krishnamurti rejoint-il l’inexprimable, l’indicible de Wittgenstein ?
IV - L’importance du mot chez Krishnamurti.
Yvon Achard aborde la pensée de Krishnamurti par le biais de son langage. Il nous fait
comprendre l’importance du mot chez Krishnamurti, par lequel l’auditeur peut aborder le
langage universel commun qu’est le silence intérieur.
En effet, pour Krishnamurti, le passage de la vision fragmentaire à la vision totale se
fait par les mots. Les mots possèdent une force individuelle et collective dans laquelle l’esprit
s’enferme empêchant ainsi une véritable relation. Le mot empêche de voir la vie et son
mouvement. « Les mots ont pour but de communiquer, de transmettre quelque chose, mais en
eux-mêmes ils ne sont pas ce qu’il y a de plus important » explique Krishnamurti dans un
discours à Paris en 1961 (12). Et Krishnamurti n’aura de cesse dans son enseignement, de
déconstruire les images-mots dans le but d’en faire comprendre le conditionnement.
L’attention constante aux paroles, aux émotions qu’elles suscitent, aux pensées
qu’elles activent, est la base de cette déconstruction, dans le but de saisir le mot comme si on
l’entendait pour la première fois ; dans le but de montrer l’étendue du silence intérieur d’où il
jaillit. « La plupart d’entre nous, je le crains, demeure au niveau verbal, et, par conséquent, la
communication devient beaucoup plus difficile, parce que ce dont nous voulons parler, se
situe aussi au niveau intellectuel et émotionnel. Nous voulons communiquer d’une façon
globale, compréhensible, et, à cet effet, il nous faut une approche verbale, émotionnelle et
intellectuelle.» (13)
Ce passage est pour Krishnamurti, un changement d’état dans lequel la vie n’est plus
pensée : elle est vécue. Les mots construisent puis conduisent et élargissent la vision du
monde mais ils sont ensuite impuissants. Krishnamurti rétablit à la fois leur utilité et leur
impuissance. La fonction du langage chez Krishnamurti est donc de montrer ce qui n’est pas
et seul le silence peut apporter cette mutation.
Alors faudrait-il inventer des mots nouveaux ? Non, car lorsque le mot disparaît,
l’observateur disparaît et le problème avec. « L’esprit religieux » se trouve là, comme il a
toujours été là. Les mots, chargés de tout le passé, constituent notre carapace, notre psychisme
conditionné. Le dépouillement du langage est le dépouillement de l’homme qui parvient ainsi
au plus profond de lui-même. L’homme ayant subi cette mutation est mort à l’identification, à
l’isolement, à la fragmentation. Mort à lui-même, il naît au monde.
Notes :
1) Partir de soi.
La première chose qui m’a étonné chez ces auteurs, c’est que le point de départ de leur
réflexion est soi-même.
Pour Krishnamurti, la première révolution doit se faire dans la pensée, au niveau des
mots. Pour réaliser cela, Krishnamurti propose une pratique à partir d’une « pensée vraie »
qu’il appelle « connaissance de soi » et qui doit mener l’homme à une conscience claire. (1)
« Se connaître, c’est s’étudier en action, laquelle est relation. » (2) Il s’agit de partir de ce
qu’on connaît, donc de soi-même. « La compréhension vient avec la perception de ce qui
est ». (2bis) « Ce qui est » est l’actuel, le réel. Pour éviter toute autorité extérieure, sa propre
expérience est nécessaire ; c’est la démarche que propose Krishnamurti pour découvrir notre
propre monde intérieur et extérieur. On se rappelle que pour Krishnamurti, le monde est ce
que je suis.
Le Tractatus suppose une parallèle logico-physique entre l’univers physique et le
langage. Chez Wittgenstein, la connaissance du langage est une connaissance du monde :
« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. » (5.6) Et de soi-même :
« Que le monde soit mon monde se montre en ceci que les frontières du langage (le seul que
je comprenne) signifient les frontières de mon monde. » (5.62 )
Dans cette recherche pour atteindre un monde heureux, Wittgenstein parle de « claire
vision » : « (…) (N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement
douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens
consistait ?) (6.521)
Pour l’un et l’autre, le monde est limite, limite de la conscience pour Krishnamurti,
limite du langage chez Wittgenstein. Ces limites sont atteintes par les sens, la pensée,
l’émotion, ou par l’écriture de la langue, et elles sont en même temps celles du sujet qui ne se
situe pas dans le monde mais en représente les bornes.
2) Dépasser la pensée.
Pour atteindre cette claire vision, tous deux proposent de dépasser la pensée qui traduit
le monde que nous connaissons. C’est ainsi que Krishnamurti rejette les symboles présentés
par autrui car aucun symbole ne peut s’ériger en dogme, un système est une facilité
temporaire. La croyance en des formules ne peut pas nous apporter de solution. Ce n’est que
par notre propre compréhension que peut se constituer un monde où les idées n’existent pas.
Un monde heureux, qui n’est pas conditionné par des forces qui contraignent l’homme à des
actions inadaptées, est accessible.
Pour Wittgenstein, tout ce qui est en réalité le plus important dans la vie réside en
dehors du monde et, à strictement parler, ne peut être dit (c'est-à-dire être dit d'une façon qui
fasse sens), car il est impensable. Nous ne pouvons dire le Beau ou Dieu. La philosophie n'est
pas qualifiée à dire quelque chose du monde parce que le langage qu'elle utilise n'a pas la
clarté d’un langage logique. Selon l’aphorisme suivant, "Ce qui peut être montré ne peut pas
être dit." ( 4.1212, ), la philosophie doit clarifier le langage. Seulement, il ne faut pas s’arrêter
là et aller encore plus loin : « Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui
me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en
passant sur elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être
monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. » (6.54)
« Correctement », c’est-à-dire dans le silence.
3) Découvrir le sens de la vie.
Tout comme le fait Krishnamurti, Wittgenstein utilise donc le langage et ses symboles
pour soulever un voile d’ignorance. L’intention est la même pour les deux auteurs : découvrir
sinon le bonheur, en tous cas le sens de la vie. Ce qui n’est pas la bonne question à poser pour
Krishnamurti. « Pourquoi me demandez-vous quel est le but et le sens de la vie ? (…) Vivre,
n’est-ce pas son propre but et son propre sens ? Pourquoi voulons-nous plus ? » (3)
Il existe selon Krishnamurti, une spontanéité, une réalité créative, qui ne se révèle que
lorsque l’esprit est dans un état de calme sans dualité et de lucidité qui ne choisit pas. Ce
processus libérateur commence par une perception de nos désirs, et de nos réactions aux
systèmes de symboles qui nous ordonnent ou nous interdisent de vouloir ceci ou cela. Cela est
découvert lorsque la pensée se libère de l’avidité d’être quelque chose, de l’égocentrisme, de
l’ignorance. Cette perception équitable nous conduit à une réalité créatrice, nous ouvre à une
sagesse tranquille, toujours présentes en dépit de nos connaissances qui ne sont qu’une forme
d’ignorance, étant du monde des symboles.
J’ai un petit doute là, car en fait si les propositions dont parle Wittgenstein sont celles
de la logique, on découvre un côté du langage et du monde « dépourvu de sens » ; le monde
correct serai-il celui qui est vu sous ses deux aspects logique et illogique, ou seulement celui
de la logique ? Et le silence ? Il délimite la philosophie qui n’est pas dans le langage logique.
Ne serait-il alors qu’un silence philosophique ? Et si cela était, ne rejoindrait-il pas ce silence
dont parle Krihsnamurti qui est le silence de la pensée ?
Pourtant le processus est le même chez les deux auteurs : partir d’un pôle connu pour
aller jusqu’à sa limite, et découvrir un autre pôle. Puis la perception de ces deux pôles permet
de découvrir une vision juste. C’est pour cela que nous entendons parfois parler de
« niveaux » de perception, de réalité. Ce qui attribue une hiérarchie là où il n’y en a pas. Ce ne
sont que des mots. Une autre interprétation serait que les deux pôles se limitent mutuellement
dans une dialectique réciproque. Peut-être que la vision de la Transdisciplinarité répondrait à
ces questions.
Aussi la perception de Wittgenstein est-elle une vision globale ? La globalité serait-
elle uniquement la logique transcendantale (dans les sens de non-empirique) selon
Wittgenstein ?
4) Pas de sujet.
Pour Krishnamurti, il existe un art d’écouter qui demande d’abandonner tous préjugés,
religieux, sociaux, psychologiques ou scientifiques, toutes résistances provenant des soucis,
des désirs et des craintes, des inclinaisons, des habitudes. Quand nous n’entendons que notre
propre bruit, nous n’allons pas au-delà de l’expression verbale de façon à comprendre
instantanément ce qu’on nous dit, ce qui est l’écoute. Et il conseille si, au cours d’une causerie
nous entendons quelque chose qui ne corresponde pas à notre façon de penser et de croire, de
se borner à écouter, sans résister, sans s’accrocher aux mots qui ont une telle importance
ordinairement. « Veuillez ne pas apprendre cela » répète-t-il. (5)
En effet, lorsque nous traduisons selon notre conditionnement, notre interprétation, la
vérité nous échappe. Admettre « ce qui est » met fin aux conflits qui dépendent de la durée en
tant que pensée - processus psychologique et non pas chronologique. Ce qui exige un esprit
extrêmement souple car « ce qui est » est toujours en mouvement et tant qu’il reste accroché à
quelque croyance, il ne peut s’adapter au mouvement rapide de « ce qui est ».
5) Le fait.
Pour Krishnamurti, le fait est l’événement, la rencontre, qui met en relation. Il serait
d’accord pour un monde de relation, mais il se préoccupe beaucoup plus des relations tissées
entre les humains et les actions qui en résultent. Chez lui, le fait psychologique est aussi
réalité et les relations tissées par la société sont la projection extérieure de nos états intérieurs
psychologiques.
Krishnamurti nous fait comprendre que le monde dans lequel nous vivons est un monde
créé par le cerveau humain avec les identifications, les attributions de valeur. Ce monde
devient reconnaissable par ce processus de dénomination, d’analyse et de catégorisation.
« Nous vivons de mots. » (7)
Pourtant Krishnamurti est un peu logicien car ainsi qu’un logicien, il traite aussi des
faits. David Bohm en est convaincu : « L’œuvre de Krishnamurti est tout imprégnée de ce
qu’on pourrait sans doute appeler l’essence même de l’esprit scientifique tel qu’il apparaît à
son niveau le plus élevé et le plus pur. » (8) Seulement explique Krishnamurti, il s’agit de
faits qui ont lieu au moment où il parle, à l’endroit même. (9) Pour lui, ce qui a lieu demain
n’est pas un fait et Wittgenstein ne le contredira pas : « Que le soleil se lèvera demain est une
hypothèse, et cela veut dire que nous en savons pas s’il se lèvera. » (6. 36311) Pour
Krishnamurti, le fait, c’est la réalité présente, un fait n’est pas une idéologie, une abstraction,
un idéal. La réalité, c’est tous les faits, même les pensées et le monde intérieur, et il va
déconstruire la pensée pour arriver à une vision globale de l’homme : corps, cœur, esprit.
Pour Wittgenstein, il y a relation entre le fait, l’image et la réalité. « L’image est ainsi
rattachée à la réalité ; elle va jusqu’à atteindre la réalité. » (2.511) Ainsi, toute
représentation doit être comparée à la réalité et il ne peut y avoir une pensée dont la vérité
puisse être reconnue à partir de la pensée elle-même. « Pour être une image, le fait doit avoir
quelque chose en commun avec ce qu’il représente. » (2.16)
Or le fait a une palette beaucoup plus large chez Krishnamurti qui formule une
distinction entre les faits. Pour lui, il y a les faits technologiques : connaissances techniques,
avoir où nous habitions, les habitudes physiques. Le cerveau, l’esprit, a donné naissance à de
nombreuses choses importantes scientifiquement. Il est en rapport avec notre vie pour le
fonctionnement au niveau mécanique. Tout ceci est nécessaire pour subsister. (10)
Puis il y a les faits psychologiques : « La mémoire des faits, des choses techniques est
une nécessité bien évidente ; mais la mémoire en tant que « rétentions » psychologiques est
nuisible à la compréhension de la vie, à la communion avec nos semblables. » (11) Par elle,
nous retenons ce qui nous est agréable et rejetons ce qui nous déplait. La mémoire est le passé
et nous abordons la vie avec le passé. Nous répondons aux rencontres de la vie toujours
neuves, avec des réactions toujours vieilles. Nous cultivons la mémoire des faits
psychologiques car nous ne savons pas vivre au présent. Se libérer de la mémoire des faits
psychologiques, c’est vivre au présent. C’est peut-être pourquoi Wittgenstein écrit : « Le
monde est indépendant de ma volonté. » (6.373).
Pour Krishnamurti, nous ne pouvons pas vivre isolés car ce que nous sommes
constitue le monde. « Ce que vous êtes intérieurement a été projeté à l’extérieur sur le
monde ; » (14) Et le monde se désintègre. Une transformation intérieure de notre psychologie
s’avère nécessaire. Et nous devons donc voir le plus tôt possible, que dès qu’un fait
psychologique est perçu, sans réaction, il perd de son importance. C’est pourquoi
Krishnamurti dit que comprendre le fait, voir le fait, enlever tout le poids psychologique à un
événement, libère et il ne reste que lui seul. Toutefois, le fait dans sa totalité empirique,
psychologique, est examiné dans le présent par Krishnamurti, dont le rôle n’est ni d’instruire
ou d’informer, et le public. Il s’agit de percevoir, non dans une certaine direction, ni selon un
certain point de vue, ou une opinion personnelle, mais de comprendre au-delà des mots. Dans
cette perception seulement, l’orateur et le public disparaissent.
6) La structure de la pensée.
C’est le plus ardu. Pour Wittgenstein « L‘image logique des faits est la pensée. » (3.)
Le Tractatus entrevoit un rapport logique entre le langage et l’univers physique : « La
proposition est une image de la réalité. La proposition est un modèle de la réalité telle que
nous nous la figurons. » (4.01) Au sens grammatical, une proposition est une structure
complexe avec des mots, des verbes, des déterminants, des adjectifs. Les propositions peuvent
se décomposer en noms, verbes, mais chacune a un sens. Notre langage est composé de
phrases formées de propositions, reliées par des particules : et, si, ou. Et, précise Wittgenstein
« La totalité des propositions est la langue. » (4.001)
Aux phrases correspondent des faits complexes qui se décomposent en faits simples.
Chaque fait simple montre une relation entre des objets, qui sont représentés par des noms
dans les propositions. Le monde est un ensemble de faits particuliers comme le langage est
une ensemble de propositions élémentaires. Nous ne pouvons donc exprimer le réel autrement
que sur le modèle de notre langage : « La proposition montre la forme logique de la réalité. »
(4. 121) Seulement, il ne faut pas oublier que le monde est limité et que « Les frontières de
mon langage sont les frontières de mon monde. » (5.6)
Le langage apparaît donc comme un ensemble de propositions et le monde un
ensemble de faits, pas d’objets. À l’espace réel dans lequel surviennent les faits, correspondra
un espace logique dans lequel se situent les propositions.
LANGAGE MONDE
Espace logique Espace réel
Nom Objet
Articulation Relation
Proposition élémentaire Fait simple
Proposition complexe Fait complexe
La pensée est l’image logique des faits car elle a une similarité de structure avec les
faits qu’elle représente. Le fait a une structure qui est la relation entre des objets. La relation
interne de figuration est la même dans le langage et le monde. « La proposition est la figure
d’une situation réelle dans l’exacte mesure où elle est logiquement articulée. » (4.032) (15)
La proposition a en commun avec le monde la forme logique qui est une disposition de
symboles qui représente l’aspect du fait. Les deux doivent être similaires.
Si l’image logique des faits est la pensée, « La pensée n’est autre que la proposition
sensée. » (4.), et il existe donc aussi des propositions, ou des pensées, qui n’ont pas de sens.
On peut dire que cette proposition a tel sens si elle représente telle situation réelle. Le sens
d’une proposition est donc son accord, ou son désaccord, avec la possibilité d’existence, ou de
non-existence, d’un fait. Une proposition est sensée non si elle correspond à la réalité, « mais
quand elle est vérifiable, c’est-à-dire qu’elle correspond à la possibilité d’un fait. » (4.063)
(16) C'est la réalité de son sens qui la rend vraie. Il ne peut y avoir de contradiction.
PENSÉE
7) L’indicible et l’inconnu.
Durant toute sa vie, Krishnamurti n’aura de cesse d’emmener les personnes « au seuil
du silence ». Quel est-il ? Il passe par la compréhension intellectuelle, nous l’avons vue, qui
contient l’analyse. Analyse implique division entre l’analyseur et la chose à analyser et
l’analyseur devient censeur. Doit-t-on rejeter l’analyse ? Non. Soit on se contente d’examiner
analytiquement, ou bien on perçoit « de façon immédiate » quelle est l’origine de l’analyse. Il
ne s’agit pas de donner une réponse verbale, mais d’examiner justement non verbalement la
racine de cette contradiction, du conflit. Car, poursuit-il, « Il est d’une importance primordiale
de découvrir une qualité d’esprit qui soit, dans son essence, faite de beauté et de clarté, dénuée
de toute agressivité ; en comprenant cela, non seulement verbalement ou intellectuellement
mais en le vivant quotidiennement, nous pourrons instaurer une paix intérieure et sociale. »
(23)
Observer sans analyser est une façon de vivre complètement différente car si elle
comporte une totale liberté. Ce qui l’alimente, son énergie, c’est une grande passion, qui
permet une observation totale. Cette action complète consiste à observer seulement un fait et
de découvrir ainsi qu’il est possible de vivre sans aucun conflit : « C’est la seule et unique
révolution. » (24)
Au cœur du silence, dit Krishnamurti, jaillit quelque chose que les mots ne sauraient
transmettre et qui est d’une importance première pour notre vie : quelque chose de neuf et de
créatif. Car pour Krishnamurti « Être neuf c’est être créatif et être créatif c’est être
heureux. »(25) On peut rapprocher cette phrase de la pensée de Wittgenstein qui veut un
monde heureux. De plus quand Krishnamurti dit : « Et il n’y a de bonheur qu’en notre propre
fin. » (25bis), cette réflexion correspond bien aux limites de soi, du monde, du langage,
exprimées par le philosophe. Il devient possible alors à « l’immesurable » (26) d’entrer en jeu,
ou l’ineffable, ou l’indicible de Wittgenstein.
Mais il faut savoir que dès qu’on tente de le décrire, ce n’est plus le réel, d’où cet
attrait pour le silence. Car dès que l’on essaye de traduire l’inconnu en connu, il cesse d’être
l’inconnu. On ne peut pas rechercher l’inconnu, il vient à soi tout seul si l’on porte l’attention
à « ce qui est », qui est tout ce qui est connu. Les limites en sont atteintes. La réalité est dans
ce qui est, dans le présent, elle n’est pas dans le lointain. « L’éternel, ou l’intemporel est
maintenant, et le maintenant ne peut pas être compris par l’homme qui est pris dans le réseau
du temps. » (27) C’est « être avec ce qui est. », sans distraction, ni identification. (28)
Aujourd’hui n‘est jamais semblable à hier et c’est cela la beauté de la vie, son rythme, sa
danse.
Pour Wittgenstein également, le présent est intemporel et éternel. Seulement pour lui,
chaque proposition décrit un état de choses possible mais pas nécessairement un état de
choses réel. Nous avons vu également que les véritables propositions logiques (les
tautologies) ne disent rien du monde mais montrent quelque chose concernant les propriétés
du langage. De même, les interrogations religieuses sur la vie, la mort, l'éternité, ne peuvent
se dire dans des propositions qui sont des images du monde : toute représentation doit être
comparée à la réalité et il ne peut y avoir une pensée dont la vérité puisse être reconnue à
partir de la pensée elle-même.
Ce qui ne peut se dire est logiquement dénué de sens. Il s'opère donc une véritable
conversion, car le dicible a pour fin de manifester l'indicible : « Il y a assurément de
l'indicible, il se montre, c'est le Mystique.» (6.522 ) La totalité est-elle les deux versants du
logique et de l’illogique ? Dans ce cas, ne donnent-ils pas naissance au tiers inclus ?
Tout ce qui est hors de ces faits (les valeurs, le bien, le beau, Dieu), bref tout ce qui
relève de l'éthique ou de l'esthétique, ne peut être objet de science. « Il est clair que l’éthique
ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule
et même chose.) » (6.421)
Le Mystique vient de ce que la science ne peut résoudre nos problèmes. « La saisie
du monde sub specie oeternit est sa saisie comme totalité bornée. Le sentiment du monde
comme totalité bornée est le Mystique. » (6.45 ) Le mot « Mystique » a le sens de « ce qui ne
peut s’exprimer », « ce qui est indicible ». (29) Une émotion, un sentiment, une expérience
affective ne peuvent s’exprimer car elle ne peut les décrire scientifiquement. Elles se situent
dans l’existentiel. Le mystique, c’est reconnaître le fait de l’existence du monde dans laquelle
« l’étonnement » de l’existence du monde est réel (30). « Ce n’est pas comment est le monde
qui est le Mystique, mais qu’il soit. » (6.44) De plus le sentiment mystique est l’intuition du
monde en tant que totalité limitée. « Totalité limitée » concerne le rapport entre sujet et objet
qui constituent les deux moitiés de la totalité du monde en se limitant réciproquement. (31)
C’est là la logique que j’ai trouvée également chez Lupasco.
Wittgenstein, en insistant sur les limites du langage, veut montrer un état de sagesse
silencieuse qui serait atteint par celui qui aurait dépassé les propositions du Tractatus (27) et
qui correspond à l’esprit immobile de Krishnamurti. Le discours du livre remplit sa fonction
et laisse place « au silence d’une vie de sagesses, dans laquelle le problème de la vie sera
résolu par sa propre disparition. » (32) La disparition du moi et de la pensée entraîne la
disparition du problème pour Krishnamurti. « Ce que nous démontrons, c’est notre ignorance
à son égard, c’est notre incapacité d’en parler, notre aphasie ». (33) Nous pourrions lire et
finir n’importe quel livre de cette façon.
Ainsi, tout ce qui est en réalité le plus important dans la vie réside en dehors du monde
et, à strictement parler, ne peut être dit (c'est-à-dire être dit d'une façon qui fasse sens), car il
est impensable. Nous ne pouvons dire le Beau ou Dieu, peu importe le nom que l’on donne à
la Vie. (Nous ne pouvons que le vivre.)
8) Tableau comparatif.
À partir de l’étude des réflexions de ces deux auteurs, nous pouvons dégager des
similitudes et des différences et les rassembler en un tableau comparatif suivant :
Similitudes :
K W
Différences :
K W
Nous retrouvons ces trois étapes dans l’enseignement de Krishnamurti : analyser, voir,
agir.
Je compte faire un autre travail sur les niveaux de perception et de conscience qui
concernera Krishnamurti et Lupasco. Je pourrai revenir sur ces niveaux.
Un autre travail portera sur le langage dans le voyage, et son lien avec la vie et
l’évolution de Krishnamurti : quand on ne connaît pas la langue, on ne sait plus ni lire, ni
écrire, ni parler. N’y-a-t-il de communication que dans la parole ? Quels changements dans
l’esprit cette situation provoque-t-elle ?
Notes.
Grâce au langage et à l’écriture, des ponts ont été jetés entre les hommes. Chaque
génération a enrichi et refaçonné un acquis qu’elle a transmis à la génération suivante qui l’a
modifié à son tour. Ainsi la société humaine élabore des cultures et fait évoluer ses
civilisations.
Cependant, la manière dont nous pensons et celle dont nous nous exprimons, sont
intimement liées. La puissance de suggestion du mot est telle qu'elle influence aisément les
sentiments et les idées dont découlent nos divers comportements. Krishnamurti et
Wittgenstein ont voulu montrer qu’au désordre qui règne dans l'emploi que nous faisons du
langage, un désordre correspondant règne dans notre pensée. En effet, une pensée confuse ou
incorrecte se répercute et se reflète dans nos modes d'expression, d'où une communication
verbale, entre individus, incertaine ou déformée. Généralement, il y a désaccord entre la
structure des faits et celle du langage.
Notre civilisation a un de haut degré de développement technique, où le langage
mathématique possède une structure similaire à celle des faits, mais dans d'autres domaines, il
reste peu évolué. Pourtant selon Wittgenstein, le langage mathématique aurait une structure
similaire à celle des faits - et certains scientifiques pensent qu’elle est même semblable à
celle du système nerveux humain.
Pour Krishnamurti et Wittgenstein, la réalité ne doit pas étre oubliée. Le langage
représente la réalité à l’aide de symboles mais le mot n’est pas ce qu’il représente, il est juste
une image. Une vision globale, non-aristotélicienne, non-élémentaliste, et relationnelle est
nécessaire. Surtout quand le langage représente le donné vécu.
Dans le langage courant, le contenu significatif, symbolique de chaque mot varie d'une
personne à l'autre, d'une situation à l'autre. Pour une bonne compréhension mutuelle, sa
structure doit être similaire à celle des faits. D'où une attitude de vigilance, de prudence, de
méfiance à l'égard de l'utilisation de ce langage. Krishnamurti a fait ce travail d’exploration
des mots afin de les déconditionner. Et pour Wittgenstein, seul le langage mathématique
permet le moins de subir une déformation pendant la communication, il y a peu de risque de
malentendus.
J’ai trouvé là un lien entre deux auteurs : limite du langage chez Wittgenstein, logicien
et philosophe, limite de la pensée chez Krishnamurti, éducateur et chercheur. La
compréhension verbale n’est-elle pas, pour tous les deux, un premier obstacle à la
compréhension intégrale ? Ou bien le vers une compréhension intégrale ?
Philosophie ? Nouvelle éducation ? Recherche spirituelle ? Même s’il n’y croit pas,
Pierre Hadot parle cependant de thérapeutique quand : « Tout le discours du livre aura été
rejetée comme une échelle devenue inutile, se détruisant lui-même après avoir rempli sa
fonction thérapeutique (comme le discours philosophique des sceptiques de l’Antiquité qu’ils
considéraient comme un simple purgatif éliminé avec les mauvaises humeurs), pour laisser la
place au silence d’une vie de sagesse dans laquelle le problème de la vie sera résolu par sa
propre disparition. » (4) La disparition du sujet entraîne la disparition du problème ; il ne reste
que le fait et l’action.
Notes.
Bibliographie.
Site Internet :
Le 11 01 06 : http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/wittgens.htm
Cassette vidéo :
Krishnamurti, 1984, L’attention est comme le feu, 3e conférence à Ojaï, n°186.