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VINGT SIECLES DE CHRISTIANISME

L'ÉGLISE, DE LA CONTRE-RÉFORME AUX LUMIÈRES


(dix-septième et dix-huitième siècles)

Une histoire éclatée


L'Eglise, ou les Eglises ? Il faut bien constater, à cette époque, la fragmentation du corps
ecclésial en confessions antagonistes. Et ce n'est pas tout. A l'intérieur de chaque confession, le
déroulement historique manque d'homogénéité. L'autonomie de l'Eglise de chaque nation dans le
monde protestant semble rendre cette dispersion naturelle, mais est-elle moindre ailleurs ? Chez
les orthodoxes, beaucoup d'Eglises vivent sous le joug de l'Empire turc-ottoman, et font ce
qu'elles peuvent chacune de son côté pour maintenir la foi et, en Europe du moins, un sentiment
national qui n'a plus qu'elles comme soutien, tandis que l'Eglise russe poursuit à part son destin
de troisième Rome sous l'emprise de tsars interventionnistes. Dans la part de la chrétienté qui est
restée catholique-romaine, le pape n'est pas seul à avoir renforcé son pouvoir après la crise
provoquée par la Réforme, les monarques des grands Etats, Espagne, France, et l'Empereur
autrichien pour la partie de l'Empire qui est demeurée sous son pouvoir direct (l'Allemagne
protestante lui échappe) entendent bien régir en souverains les diocèses de leur territoire. Chaque
pays important a désormais, en quelque sorte, "son" histoire de l'Eglise, décalée ou différente par
rapport à celle du pays voisin. Une crise comme la crise janséniste concerne avant tout l'histoire
du christianisme français, et il est probable qu'on la négligerait pour des lecteurs espagnols.
Voici donc un certain nombres de fragments d'une histoire éclatée. On espère ne s'être
pas trop trompé dans le choix de ceux qui, en eux-mêmes mais aussi pour notre réflexion
d'aujourd'hui, ont paru les plus significatifs.

1. Lumières et ombres de le Contre-Réforme catholique.

A la fin du seizième siècle, la délimitation des zones protestantes et romaines en Europe


est quasiment définitive. Des modifications comme celle que la prédication de François de Sales
obtient dans la petite province savoyarde du Chablais sont rarissimes. Mais à l'intérieur des
territoires qui lui restent, le catholicisme déploie une vitalité extraordinaire.
Le goût d'aujourd'hui pour la pureté de l'architecture romane ne nous porte pas à considé-
rer la profusion décorative de l'art baroque comme un témoignage vraiment chrétien. A
l'époque, c'est pourtant bien ainsi que se présentaient les choses. La richesse des églises construi-
tes ou remeublées alors attestait auprès des populations la puissance de l'institution, et cette
puissance, loin de paraître contredire la pauvreté du charpentier de Nazareth, voulait être un
reflet du pouvoir souverain du Créateur et du triomphe du Ressuscité. La taille et l'élévation des
statues de saints, accrochées aux piliers, attirait le regard vers ces intercesseurs et révélait la
dignité atteinte par ces modèles à imiter. Le mouvement donné sur les peintures et les sculptures
aux grandes scènes de l'histoire du Christ, de la Vierge, de l'Eglise, devait frapper et entraîner la
sensibilité des fidèles, les transporter en imagination dans ces grands événements. Le dôme
prestigieux de Saint-Pierre de Rome, jusque-là comme relégué derrière ce qui restait de la vieille
basilique datant de Constantin, reçoit "enfin" au dix-septième siècle un accès digne de lui avec la
façade et la colonnade que nous pouvons voir encore. Même lorsque nous admirons en amateurs

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d'art, nous nous demandons parfois si tout cela exprime vraiment la foi. Ne commettons pas
d'anachronisme. Cela l'exprimait alors.
Nous comprenons plus facilement l'importance d'une bonne préparation du clergé. Le
Concile de Trente avait insisté là-dessus. L'application de ses consignes demanda beaucoup de
temps. Peu à peu, un évêque puis un autre se montrait plus exigeant. Cela commençait par
l'obligation d'une semaine de formation et de retraite avant toute ordination. Puis la semaine
devenait trois mois, puis il s'agissait d'un an dans un séminaire. A la fin du dix-septième siècle, à
peu près tous les diocèses forment leurs prêtres dans un séminaire. Des compagnies de prêtres
ont été fondées pour remplir cette tâche, c'est la fonction unique des Sulpiciens, créés par
Monsieur Olier en 1641, et les Prêtres de la Mission ou Lazaristes, institués en 1625 par Mon-
sieur Vincent (saint Vincent de Paul) s'en occuperont aussi. La formation sera portée à deux ans
au siècle suivant.
Toutes les tares du système ecclésiastique n'ont pas disparu. Les fonctions d'évêque,
d'abbé de monastère, de chanoine, de curé, continuent à être des "bénéfices" apportant des
revenus souvent substantiels, que l'on continue à toucher lorsqu'on ne réside pas et qu'on se fait
suppléer. Les plus importantes de ces fonctions sont souvent réservées aux cadets de familles
nobles, qui sont destinés à cet état dès l'enfance, et pour qui leurs parents sollicitent le Roi,
dispensateur des meilleures prébendes. Dans les provinces, c'est bien souvent un seigneur local
qui dispose des bénéfices paroissiaux, et cela fragilise l'autorité de l'évêque sur ses curés. Malgré
ces inconvénients les bénéficiaires, mieux formés, portés par une tendance générale, prennent
plus souvent leur tâche à coeur, la dignité de leur vie laisse moins fréquemment à désirer. Le
respect accordé au prêtre devient naturel.
En France, le renouveau spirituel fut largement l'oeuvre d'un certain nombre de person-
nes qui, sans constituer un mouvement organisé, se connaissaient et s'appréciaient. On les
regroupe communément sous le terme d'Ecole française de Spiritualité. Au début du siècle, le
salon d'une bourgeoise parisienne qui élevait pieusement ses six enfants, Madame Acarie (1566-
1618), accueillit les premiers acteurs de ce renouveau. François de Sales fréquentait là lors de
ses séjours à Paris. Avec le futur Cardinal de Bérulle, elle fit d'immenses efforts pour obtenir la
venue en France de disciples de Thérèse d'Avila ; après quelques difficultés, la réforme théré-
sienne fut riche dans le royaume d'une vingtaine de carmels, et Madame Acarie entra elle-même
dans un de ces couvents après son veuvage.
Pierre de Bérulle (1575-1629) fut à la fois un ecclésiastique très actif, qui fonda en 1611
une compagnie de prêtres, l'Oratoire de France, et qui intervint dans la réforme de plusieurs
ordres religieux, et un mystique, soucieux aussi de faire comprendre par ses écrits par quelles
voies on peut "adhérer" à Dieu. Dieu pour lui est tout, le monde a besoin à chaque instant pour
exister que Dieu continue à le créer, et de même l'âme a besoin à tout moment du secours divin.
C'est en contemplant Dieu incarné en Jésus, en intériorisant dans la méditation les épisodes de la
vie du Christ, en les revivant en quelque sorte, qu'on en arrivera de plus en plus à unir son
activité à l'agir de Dieu.
Dans la cas du prêtre, selon une ligne spirituelle qui, à partir de Bérulle, se développera
chez l'oratorien Condren (1588-1641) et chez Monsieur Olier (1608-1657), il s'agira de viser
ainsi l'identification au Christ en son sacerdoce : consacré par le sacrement de l'ordre, le prêtre
revêt la personne du Christ, opère en la personne du Christ, selon Olier. On est loin de la mé-
fiance des premiers siècles de l'Eglise à l'égard de l'idée d'un sacerdoce particulier des clercs.
Cette spiritualité fera sentir ses effets sur la formation donnée dans les séminaires jusqu'en notre
siècle. On est sensible aujourd'hui aux inconvénients de cette mise à part du clergé, de cette
concentration sur le clergé du sacerdoce du Christ. Elle a contribué alors au sérieux avec lequel
des générations de prêtres ont pris leur mission, portée ainsi au même niveau de renoncement à
soi-même que la vocation monastique.

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Saint Vincent de Paul (1581-1660) participe à ce courant, mais ses préoccupations sont
plus larges. Il n'est pas issu de l'aristocratie ni de la bourgeoisie urbaine. Sa vie ne se déroule pas
tout entière dans les cercles cultivés et ecclésiastiques. De famille, c'est un paysan, dont la
jeunesse, sans être misérable, a été pauvre. Il a été un an captif des Barbaresques en Afrique du
Nord. Même devenu pour un temps le chapelain d'une famille de grande noblesse, il ne cessera
jamais d'apercevoir autour de lui la réalité de la condition des petits, des pauvres, des galériens.
Il voit, et il agit. S'il se préoccupe tant de la formation des futurs prêtres, c'est aussi, c'est peut-
être d'abord parce qu'il déplore l'abandon spirituel dans lequel sont laissés tant de pauvres gens
avec des curés ignares, incapables même de prononcer correctement une formule d'absolution :
alors, guider la foi de leurs ouailles, qui pourrait le leur demander ? Et il envoie ses "prêtres de
la Mission" de village en village, faire aux adultes le catéchisme dont ils n'ont pu bénéficier. La
misère, les maladies accablent les gens du peuple ? Il mobilise les grandes dames du milieu
huppé qu'il a été amené à fréquenter, et elles vont soigner de leurs mains les malheureux, chez
eux et dans les hôpitaux. Elles organisent l'assistance aux galériens, aux prisonniers, aux enfants
trouvés. Avec l'aide d'une de ces dames, une veuve, Louise de Marillac, il va réussir ce que peu
auparavant les préjugés répandus dans l'Eglise avaient interdit à François de Sales, la création
d'une congrégation féminine sans clôture, active dans le monde pour soulager les misères et les
maladies, ce seront les "Filles de la Charité, servantes des pauvres malades". Pas de grands
couvents, pas de voeux solennels (cela évite les difficultés rencontrées par François lors de la
fondation de la Visitation), on vit dans les paroisses, au plus près de ceux que l'on sert. D'ailleurs
le recrutement se fait cette fois dans les mêmes milieux populaires, ce sont de vraies pauvres au
service des pauvres, et leur costume qui, avant que les Filles de la Charité l'abandonnent après
Vatican II, nous paraissait tellement bizarre, était tout simplement alors le costume ordinaire des
servantes. En 1643, la Reine régente, Anne d'Autriche, appelle Monsieur Vincent auprès d'elle.
Il ne relâche rien de son action de charité, il développe même l'organisation des secours dans les
régions appauvries par la guerre ou la famine, et en même temps il profite de sa présence au
"Conseil de conscience" (c'est-à-dire des affaires religieuses) pour veiller à ce que les évêchés et
les bénéfices importants ne soient conférés qu'à des gens qui sauront remplir leur charge.
Revenons à l'Eglise (romaine) universelle. Se faire élire pape demeure un objectif
d'ambition, et confère un pouvoir à la fois temporel (les Etats de l'Eglise) et spirituel. Mais la
réforme interne du catholicisme progresse, l'Italie est stabilisée, et le temps n'est plus celui d'un
pape condottiere à la manière de Jules II, ni celui d'un ruffian comme Alexandre VI Borgia. Les
papes du dix-septième siècle, issus comme au siècle précédent d'importantes familles italiennes,
ne se font plus remarquer par une vie privée orageuse, et administrent plutôt sagement l'institu-
tion qui leur est confiée. Eux et les cardinaux présents à Rome continuent à dépenser pas mal
d'argent en commandes aux architectes et aux artistes, mais dans l'ensemble la maison est gérée
avec conscience, par des gens qui ont vraiment la foi, et avec une efficacité accrue. Les "dicastè-
res" et "congrégations" qui servent de ministères à l'Eglise ont un fonctionnement bien rodé.
L'une des innovations les plus marquantes est, en 1622, la création de la congrégation de
propaganda fide (c'est-à-dire : s'occupant de la propagation de la foi) qui aura la haute main sur
les missions hors des terres traditionnellement catholiques. L'envoi de missionnaires de la foi au
delà des mers, fruit jusqu'alors d'initiatives princières ou de décisions d'ordres religieux, est
devenu un souci permanent du centre romain de l'Eglise. On ne saurait trop insister sur l'impact
positif de cette création sur l'élan évangélisateur du catholicisme, en même temps qu'il faut bien
reconnaître que cet organisme romain, dans le strict contrôle qu'il a exercé sur l'activité des
missionnaires, a trop souvent cru que pour préserver l'unité et la pureté de la foi il était légitime
d'imposer aux nouveaux chrétiens l'uniformité des pratiques et des enseignements, en calquant
tout sur l'Europe. Sommes-nous en train de commettre un anachronisme et de juger des déci-
sions anciennes au nom des idées les plus modernes sur la nécessité d'une "inculturation" de la
foi chrétienne, d'une ouverture à la culture des peuples rencontrés ? L'essor puis l'échec de la
mission en Chine sont là pour démontrer que les problèmes se posaient bien ainsi dès les temps

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dont nous parlons. On reviendra sur cet épisode. D'autre part, en décidant que les territoires
majoritairement habités par des protestants ou des orthodoxes relèveraient de la congrégation de
propaganda fide, on faisait bon marché de la foi de ces chrétiens. L'oecuménisme n'était pas
encore inventé.
Dans les vieux pays catholiques, la doctrine est désormais mieux et plus largement
enseignée. On a vu, dès la fin du seizième siècle, la rédaction de catéchismes se développer,
après les premières initiatives de Pierre Canisius. Le mouvement se poursuit, bien encadré. Peu à
peu, au cours du dix-septième siècle, les manuels à l'intention des curés se multiplient, et vont
leur permettre de catéchiser à leur tour les fidèles et les enfants. Les articles du Credo, le Pater,
les commandements, les sacrements, forment la base de cet enseignement. Sommes-nous là si
loin de ce qui faisait l'ossature des catéchismes par questions et réponses d'il y a soixante ans ?
Cet effort pour diffuser et faire connaître à tous les vérités de la foi est très positif en lui-
même. Mais il est le fait d'une Eglise qui s'est reconnue mise en danger par l'"hérésie", et une
hérésie qui s'est répandue et triomphe dans toute une partie de l'Europe. L'esprit est donc aussi
celui d'une forteresse assiégée. Ce climat n'est pas propice à l'innovation, à la réflexion sur le
contenu de la foi ou sur son rapport avec le progrès des sciences. Il y a eu à cette époque, on l'a
vu, une effervescence créative en matière de vie spirituelle. Mais la théologie se fige, et songe
surtout à se défendre. Le Saint-Office s'en charge, parfois de la pire manière. L'affaire Galilée
en témoigne.
Les textes bibliques, lorsqu'ils font allusion à un phénomène astronomique, reflètent
évidemment la vision commune qu'on avait des choses en leur temps : ce qui s'offre au specta-
teur humain qui regarde le ciel, c'est une sorte de sphère portant le soleil, la lune, les étoiles, tout
cela tournant autour de la terre qui nous porte. Le jour se définit par l'apparition et la disparition
du soleil en sa course circulaire autour de la terre, et Dieu permet une fois à Josué de l'arrêter
pour donner le temps aux hébreux de parachever une victoire (Jos 10, 12-13). La philosophie
antique (à l'exception des pythagoriciens, qui plaçaient le feu solaire au centre) confirmait ces
vues. Ainsi se trouvait bibliquement et philosophiquement sacralisée la conception tradition-
nelle, qui de plus apportait avec elle une vision rassurante du cosmos : au centre d'une sphère
harmonieuse parcourue par des mouvements circulaires réguliers (les plus parfaits des mouve-
ments), signe de la perfection de l'oeuvre divine, seule notre terre connaissait un certain désor-
dre, fruit sans doute du péché, un désordre provisoire si nous assurions notre salut en Jésus
Christ. La connaissance de la nature et la science de Dieu se présentaient ainsi comme un tout
indissociable, sous la foi.
C'est ce bel équilibre (apparent !) qu'est venue compromettre en 1543 la proposition du
chanoine polonais Copernic. Puisque le géocentrisme traditionnel n'arrivait pas à rendre compte
du cheminement erratique des planètes, Copernic mettait au centre le soleil (l'héliocentrisme),
faisait tourner autour de lui les planètes sur des cercles concentriques, voyait dans la terre une
planète parmi les autres, et ainsi (épargnons-nous la démonstration) les mouvements conjugués
de notre terre et de ses compagnes expliquaient de manière simple ce qui auparavant faisait
difficulté. Le soleil ne tournant plus autour de nous, c'est la terre qui, en tournant sur elle-même,
en donnait à nos yeux l'impression et créait l'alternance du jour et de la nuit. Mais alors l'homme,
en qui le Fils de Dieu s'est incarné, cessait d'être logé au centre de la création ? Le texte biblique
et la science pouvaient se contredire ? Que devenaient l'unité du savoir, et la régence de tous les
savoirs par la foi ?
Ces interrogations peuvent nous paraître dépassées et obscurantistes. Elles le sont
aujourd'hui, sans avoir disparu : des fondamentalistes refusent, aux Etats-Unis, qu'on enseigne à
leurs enfants que le monde a plus de six mille ans et que l'homme est biologiquement le produit
d'une longue évolution des espèces vivantes. Elles étaient compréhensibles au sortir du Moyen
Age.

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Copernic ne fut pas condamné. Il était mort par chance peu après la publication de son
livre, et son préfacier avait présenté sa théorie comme une hypothèse rendant compte plus
simplement que par le passé des apparences célestes, sans préjudice de ce qui constitue la nature
profonde de la réalité. On se contenta de cette précaution de forme. Giordano Bruno eut moins
de chance. Il fut livré au bûcher en 1600. On ne lui reprochait pas seulement son adhésion aux
théories coperniciennes ; son penchant pour la magie et des thèses philosophiques traversées
d'intuitions fulgurantes, mais hasardeuses et de plus en plus étrangères aux convictions essentiel-
les du christianisme, ont joué aussi, ce qui n'excuse en rien sa condamnation à mort, qu'on a
raison de considérer comme inacceptable, mais explique que son cas ne puisse être considéré
comme aussi emblématique que celui de Galilée.
Galileo Galilei (1564-1642), mathématicien et physicien, professeur à l'université de
Padoue à partir de 1592, s'est adonné de plus en plus à l'astronomie, et il a perfectionné une
lunette d'origine hollandaise : cela lui permet des observations bien plus précises qu'au temps de
Copernic, et il peut affirmer de manière beaucoup plus nette la vérité des théories du polonais, il
va même plus loin en professant, comme déjà Giordano Bruno, que le soleil, centre de notre
système planétaire, n'est pourtant qu'une étoile parmi une multitude d'autres. C'est en 1610 qu'il
se décide à publier ses découvertes dans un livre. Imprudence, alors que le bûcher de Bruno est à
peine refroidi ? Plutôt la conviction que désormais les évidences scientifiques sont telles que les
opposants devront se rendre. Et de fait sa condamnation, intervenue en 1633, son abjuration
forcée (il aurait risqué sa vie en refusant), la résidence surveillée qui lui fut ensuite imposée
jusqu'à sa mort, n'empêchèrent pas ses idées de triompher rapidement dans le monde érudit, et
dès le milieu du siècle tous les savants, y compris jésuites, sont persuadés que la terre tourne sur
elle-même et autour du soleil. La condamnation de ses thèses ne fut en particulier jamais offi-
ciellement reçue en France.
Que s'était-il passé ? Dès 1616 le Saint-Office avait déclaré erronée selon la foi la
proposition selon laquelle notre terre n'est pas au centre du monde ni immobile, et peu après les
oeuvres de Copernic avaient été mises à l'index. Galilée continuait à travailler. Une nouvelle
publication de sa part en 1632 entraîna son procès. Il avait d'ailleurs parfaitement conscience de
l'enjeu pour la foi. Loin de faire l'esprit fort, il avait tenté de comprendre les rapports de la
science et de la religion ; dans une lettre, il écrit : "la Bible n'a pas été écrite pour nous enseigner
l'astronomie, ... l'intention du Saint-Esprit n'est pas de nous montrer comment vont les cieux,
mais comment aller au ciel." Il avait raison et se révélait là, nous le savons maintenant, meilleur
théologien que ses contradicteurs. La vérité, non pas seulement scientifique mais théologique,
qu'il découvrait ainsi ne fut pas admise à Rome, aux yeux des inquisiteurs la rupture de l'unité de
la connaissance mettait la foi en danger. Le pape Urbain VIII qui, encore cardinal, avait semblé
comprendre Galilée et l'avait encouragé à continuer sa recherche, fut pris lui-même de cette peur
pour la foi lorsqu'il se retrouva responsable de toute l'Eglise, et il abandonna le savant aux
rigueurs du Saint-Office. Ce n'est qu'en 1757 que ses ouvrages furent retirés de l'index des livres
prohibés. La leçon de cette triste affaire a-t-elle été entendue ? A-t-on vraiment cessé dans les
Eglises de faire des difficultés et de prendre du retard pour accepter les progrès de la recherche
chaque fois que ces progrès mettent en question la lettre des textes sacrés, qu'il s'agisse de
l'origine de l'espèce humaine, de la formation progressive des textes bibliques, etc. ? Du moins
les savants n'y risquent-ils plus leur vie.

2. Cuius regio eius religio

"La religion des sujets doit se régler sur celle du prince". On se souvient de ce principe,
mis en avant un peu partout au siècle des Réformes. Il s'oppose à la tolérance. Lorsque celle-ci,

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par exemple avec l'Edit de Nantes, est proclamée quelque part, pour beaucoup d'esprits ce ne
peut être qu'une exception destinée à éviter des maux aussi graves que la guerre civile, ce n'est
pas considéré comme un bien, c'est précaire et provisoire. La persécution des minorités repren-
dra plusieurs fois en plusieurs lieux au cours du dix-septième siècle.
En Allemagne, les querelles entre princes ou villes catholiques et protestants avaient
failli dégénérer au tournant des deux siècles, mais l'empereur Rodolphe II (empereur de 1576 à
1612), plus préoccupé d'art, de sciences et de magie que de politique, se montrait personnelle-
ment tolérant dans les territoires qui relevaient directement du patrimoine de la maison de
Habsbourg, l'Autriche et la Bohême, et il ne se souciait pas d'intervenir dans le reste de l'Empire.
En Bohême proprement dite, on comptait probablement alors jusqu'à 90 % de non catholiques1,
en Moravie 60 %. Son frère Mathias (1612-1619) puis son cousin Ferdinand (1619-1637)
voudront au contraire rétablir l'unité religieuse de leurs Etats patrimoniaux, et même regagner en
Allemagne du terrain pour le catholicisme. A la suite de contestations concernant la construction
de temples sur des terres de seigneurs catholiques, les délégués de Mathias sont jetés par la
fenêtre du Château de Prague le 23 mai 1618. C'est le début de la Guerre de Trente Ans, source
de malheurs insupportables pour les populations de l'Allemagne ravagée par les armées.
S'agit-il d'une guerre religieuse ? Les empereurs ont la volonté de rétablir l'unité catholi-
que de leurs possessions et de contraindre les Etats protestants allemands à restituer les églises
confisquées depuis la Réforme à la confession romaine ; cela relève-t-il de leur conviction de foi
ou d'une revendication de puissance ? L'intervention successive des rois luthériens de Danemark
et de Suède en appui de leurs coreligionnaires allemands présente la même ambiguïté, surtout
dans le cas de la Suède dont c'est la première tentative, qui se poursuivra au dix-huitième siècle,
de prendre pied au sud de la Baltique et de s'affirmer comme grande puissance européenne.
Quant à l'aide que le catholique Richelieu apporte aux luthériens allemands alors même qu'il
cherche à détruire la puissance politique et militaire des protestants français, elle veut seulement
abaisser les Habsbourg, qu'ils soient empereurs allemands ou rois espagnols, et hausser la France
au rang de première puissance en Europe.
Les traités de Westphalie, qui mettent fin en 1648 à cette boucherie, consacrent le statu
quo territorial au profit des luthériens allemands. La confession calviniste est désormais elle
aussi reconnue en Allemagne. La liberté des Etats, princes ou villes, sort du conflit renforcée, et
la suprématie de l'empereur sur eux n'est plus guère que nominale. Mais en Bohême, où la
révolte a été militairement écrasée dès 1620 (bataille de la Montagne Blanche), le protestantisme
tchèque a terriblement souffert et a perdu tout espoir de redevenir majoritaire, ses pasteurs et ses
élites ont été bannis, de nombreux fidèles les ont suivis ; il continue cependant à jouer un rôle
dans la maintien du sentiment national face au pouvoir de Vienne.
En Angleterre et dans le reste des Iles Britanniques, la répression contre les minoritaires
n'a jamais cessé. L'Eglise anglicane, stabilisée dans son organisation et sa doctrine sous le règne
d'Elisabeth 1ère, continue d'être seule légale en Angleterre. Le successeur d'Elisabeth, Jacques 1er
(1603-1625), s'en prend aussi bien aux protestants radicaux qu'aux catholiques. Chez ceux-ci il
ne cessera d'y avoir des martyrs, sporadiquement, pendant des décennies, comme il y en avait eu
au siècle précédent. De l'autre côté, des calvinistes ou "puritains", las de subir des pressions,
s'exilent d'abord en Hollande puis, en 1620, ils gagnent l'Amérique du Nord à bord du Mayflo-
wer et fondent la première colonie anglaise du Nouveau Monde. Le conflit qui aboutit à la
guerre civile et à la décapitation du roi Charles 1er (1649) est surtout politique, quoique la
volonté du roi d'imposer le Prayer Book anglican à l'Ecosse calviniste ait joué un rôle. Mais les
conséquences en matière de diversité religieuse et de tolérance sont importantes. L'épouse du roi
déchu est française, catholique, soeur de Louis XIII, elle et son fils tentent de reprendre le
royaume par les armes. Cela n'arrange pas les affaires des catholiques, de toute façon hors-la-loi
1
En incluant parmi eux les "utraquistes", qui avaient obtenu du pape un siècle plus tôt le droit de communier sous
les deux espèces, privilège que Rome ne voulait plus leur reconnaître.

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en principe depuis le temps d'Elisabeth. Dans la république dominée par la personnalité de
Cromwell (au pouvoir de 1649 à 1659), c'est le puritanisme qui tient le haut du pavé, mais seul
le catholicisme est persécuté, et les nouvelles dénominations peuvent se développer, comme les
baptistes, ou encore la Société des Amis (plus connus sous le nom de "quakers") que suscite à
partir de 1647 la prédication de George Fox. Le retour de la monarchie en 1660, en la personne
de Charles II, fils du décapité, anglican tenté par le retour au catholicisme, ramène une plus
grande tolérance au profit des catholiques, mais ensuite son frère Jacques II, catholique, perd son
trône lors de la révolution de 1688 au profit de sa fille Marie (demeurée anglicane) et de son
gendre Guillaume d'Orange, et l'on revient à la situation du début du siècle.
En Ecosse, le sentiment national, hostile à l'emprise anglaise qui s'est installée sous
couvert de l'union dynastique (Jacques 1er était déjà roi d'Ecosse avant d'accéder au trône
anglais) finira par agir à front religieux renversé. L'Ecosse "presbytérienne", c'est-à-dire calvi-
niste, persécutée sous Jacques 1er par l'anglicanisme, soutient la restauration monarchique plus
ou moins catholicisante de 1660, et servira plusieurs fois de base au siècle suivant aux opéra-
tions de reconquête tentées en vain par des prétendants catholiques descendant du roi Jacques II
détrôné en 1688.
Quant à l'Irlande, tombée dans la dépendance de l'Angleterre depuis plusieurs siècles
mais jamais vraiment soumise, sa population proprement irlandaise était restée farouchement
fidèle à Rome au temps de la Réforme, et dans les malheurs extrêmes qu'elle subit au dix-
septième siècle il est impossible de discerner les parts respectives de la répression politique (elle
a soutenu le roi Charles dans la guerre civile), de la persécution anticatholique, et de la spolia-
tion au profit des colons anglais et écossais déjà installés ou fraîchement appelés. En particulier
la campagne qu'y mena Cromwell en 1649 fut sanglante, il estimait légitime d'appliquer contre
les populations catholiques rebelles à son autorité les consignes d'extermination du livre biblique
de Josué. L'immigration de protestants se fit surtout autour de Dublin et dans le nord-est, l'Ulster
d'aujourd'hui. Ces protestants soutinrent les nouveaux souverains en 1688, tandis que l'Irlande
catholique restait fidèle au roi Jacques, qui débarqua sur l'île. La défaite de ses troupes par
Guillaume d'Orange à la bataille de la Boyne (1690) est encore de nos jours commémorée
chaque année par le protestantisme politique de l'Irlande du Nord. En 1697, tous les évêques et
tous les religieux catholiques furent bannis, il ne put demeurer qu'un seul prêtre par paroisse.
L'éradication totale, tentée peu auparavant par Louis XIV au détriment des protestants français,
ne put cependant être programmée, les catholiques restaient trop nombreux. On se contenta de
les maintenir dans la pauvreté et l'humiliation.
Des pays scandinaves, massivement luthériens, de l'Italie et de l'Espagne, où le catholi-
cisme domine incontestablement, on ne dira rien ici, ce qui ne veut pas dire que la vie des
minoritaires y ait été heureuse. En particulier, l'Inquisition continue à sévir en Espagne, elle n'y
disparaîtra définitivement qu'en 1834. C'est en Hollande, officiellement calviniste, mais où
subsistaient des noyaux catholiques tolérés dans certaines des provinces pour peu qu'ils renon-
cent à se mettre en avant, que la tolérance était la plus grande, après quelques soubresauts qui
avaient fait des martyrs. Dans les deux siècles qui nous occupent, la Hollande sera souvent un
pays de refuge pour des esprits en délicatesse avec les autorités religieuses de leur patrie, et le
lieu d'édition de livres ailleurs interdits.
Reste la France. La révocation de l'Edit de Nantes vient évidemment aussitôt à l'esprit.
Paradoxalement, il faut dire que, pendant à peu près les deux tiers du dix-septième siècle, la
tolérance proprement religieuse y avait été respectée plus longtemps qu'ailleurs. Les campagnes
de Richelieu contre les régions protestantes ont visé l'Etat dans l'Etat que constituaient les places
de sûreté et les institutions particulières prévues par l'Edit, et elles ressortissent au même projet
politique que sa lutte contre les actes d'indépendance de la noblesse, elles n'ont pas cherché à
imposer des conversions. Ici s'ouvre un nouveau chapitre : l'essor de l'absolutisme monarchique

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en France a aussi affecté la vie religieuse. On retrouvera plus loin, dans ce contexte, cette
révocation qu'on aurait dû traiter ici.

3. L'Eglise dans la monarchie absolue en France.

Les grandes monarchies n'avaient jamais répugné à influencer les élections papales. La
plupart du temps, il suffisait d'utiliser l'entregent de cardinaux à la dévotion de leur souverain
temporel, qui avait obtenu pour eux cette dignité d'un pontife précédent. En 1644, en 1670, en
1691, on alla plus loin. Tel cardinal fit savoir officiellement que son roi récusait un candidat
qu'on s'apprêtait à élire, et le conclave s'inclina. On a appelé ce veto l'exclusive. L'exclusive fut
pratiquée tour à tour par le roi "très-catholique" d'Espagne, par le roi "très-chrétien" de France, et
par le souverain du "Saint-Empire"!
Dans ces conditions, on comprend que la vie de l'Eglise dans ces monarchies n'ait guère
eu d'indépendance. On se contentera de montrer ici comment, en France, au long du dix-
septième siècle et même au-delà, toute question religieuse importante devint une affaire d'Etat.

La destruction du protestantisme politique en France


La liquidation des positions politiques et militaires des protestants français eut lieu en
deux temps. D'abord, lorsque le jeune Louis XIII voulut, en vertu d'une disposition de l'Edit de
Nantes, rétablir en Béarn le culte catholique qui y avait disparu, l'assemblée générale des protes-
tants du royaume manifesta son opposition (car le Béarn, possession personnelle d'Henri IV
avant son accession à la couronne de France, faisait-il vraiment partie du royaume pour lequel
l'Edit était valable ?). Certains s'armèrent, mais la rébellion fut écrasée par les armées du roi. La
paix qui s'ensuivit (1622) confirma l'Edit de Nantes, mais sans restituer aux huguenots celles des
places de sûreté qui avaient été conquises pendant la campagne.
Quelques années plus tard, un nouveau soulèvement se produisit, sous la conduite du duc
de Rohan et avec l'appui de l'Angleterre. Richelieu vint personnellement diriger le siège de La
Rochelle, qu'il affama grâce à une digue qui coupa tout accès aux secours anglais. Après des
mois de résistance et de souffrance, la place capitula. L'Edit d'Alès (1629) enleva aux protestants
tout droit d'entretenir des garnisons, toutes leurs places de sûreté leur furent retirées. C'était la fin
de cette sorte de république protestante que l'Edit de Nantes avait instituée au sein du royaume.
Mais la liberté de conscience et la liberté de culte ne furent pas touchées. Richelieu et son roi se
montrèrent-ils là sincèrement tolérants ? Ou bien Richelieu agit-il ainsi pour ne pas s'aliéner les
princes luthériens allemands dont l'alliance lui était précieuse face au Habsbourg de Vienne ?
Toujours est-il qu'il se glorifia de la reddition de La Rochelle comme d'une victoire de la foi, et à
Rome le pape Urbain VIII fit célébrer un Te Deum.

La première crise janséniste


Le problème janséniste est né de la jonction entre un mouvement de renouveau spirituel
et un mouvement théologique.
Ce renouveau spirituel, axé sur le retour au sérieux de la vie de foi, de la discipline
monastique, de la rigueur morale, aurait pu prendre place simplement dans ce dont il a déjà été
question à propos de Bérulle, madame Acarie, saint Vincent de Paul. De fait, la mère Angélique
Arnauld qui, toute jeune abbesse, avait rétabli dans sa communauté cistercienne de Port-Royal la
fidélité à la règle et une stricte clôture, a rencontré Bérulle et François de Sales. Les deux

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couvents de Port-Royal de Paris et de Port-Royal des Champs (entre Versailles et Chevreuse)
devinrent un foyer de vie spirituelle intense. Des "Messieurs", laïcs ou prêtres, vinrent s'établir
aux Granges, près du couvent des Champs, et s'y livrèrent dans la solitude et le recueillement au
travail intellectuel (théologie, mais aussi grammaire) et éducatif : c'est dans leurs "petites écoles"
que le jeune Jean Racine a appris le grec et découvert les poètes tragiques.
La théologie que ce milieu adopta est plus problématique. On a vu (Maintenant, Vingt
Siècles de Christianisme, II Le Temps des Pères de l'Eglise, p. 33-34) comment les controverses
avaient amené saint Augustin a durcir de plus en plus à la fin de sa vie sa théologie de la grâce,
d'une manière qui non seulement établissait contre Pélage la complète incapacité de l'homme
nativement pécheur à mériter son salut par lui-même (incapacité que la théologie ultérieure a
ratifiée, encore récemment avec l'accord luthéro-catholique), mais allait jusqu'à laisser dans
l'ombre les textes d'Ecriture qui disent que Dieu veut opérer le salut de tous. On peut arriver
ainsi à une conception de la prédestination qui ménage si peu de place à la réponse de la liberté
humaine qu'elle a quelque chose de désespérant. : si la grâce est irrésistible et si l'enfer existe,
c'est que la grâce n'est pas donnée à tous, Dieu paraît alors choisir ceux qu'il veut vraiment
sauver, et laisser volontairement les autres à la damnation .
Le théologien Jansen (Jansenius en latin), qui après avoir été recteur de l'Université de
Louvain acheva sa vie comme évêque d'Ypres, avait repris et systématisé ces thèses, dans un
ouvrage publié après sa mort en 1640, l'Augustinus. Son ami Saint-Cyran (1581-1643) avait
introduit ses idées en France, et notamment à Port-Royal dont il fut un moment le guide spiri-
tuel. Après lui, Antoine Arnauld (1612-1694), le jeune frère de la mère Angélique, fut le princi-
pal théologien de ceux qu'on appelait désormais les jansénistes. Leur rigueur morale, leur respect
à l'égard des décrets divins qui dispensent souverainement la grâce, leur rendaient inadmissible
la stratégie de négociation avec la liberté humaine qui était depuis plusieurs décennies celle des
jésuites.
Chez ces soldats de la Contre-Réforme, on avait pris ses distances avec la théologie
augustinienne, un peu parce que les réformateurs avaient insisté sur l'absolu de la grâce et que
Calvin avait poussé très loin l'idée de la prédestination, et surtout parce que l'effort apostolique
des jésuites au coeur de la société s'appuyait sur la conviction que tout homme reçoit de Dieu
une grâce suffisante pour faire le bien, mais que la réponse de chacun n'est pas automatique et
doit être sollicitée et encouragée. D'où même une certaine indulgence à l'égard des commençants
encore pris dans les rets du monde, il fallait avant tout garder le contact avec eux : cela pouvait
aboutir à une manière de traiter les cas de conscience selon une casuistique bien douteuse, que
Pascal épinglera dans ses Provinciales..
Les thèses soutenues par les jésuites avaient quelque temps été suspectées à Rome, mais
la Compagnie était un élément efficace et indispensable des efforts de reconquête, et le pape
avait décidé en 1611 qu'il fallait s'abstenir désormais de disputer sur la grâce. L'initiative de
Jansénius et de ses disciples remettait en cause cette paix forcée. L'Inquisition puis le pape
censurèrent l'Augustinus dès 1641 et 1643. Arnauld publia deux Apologies pour Jansénius. En
1653 arriva de Rome une bulle condamnant cinq propositions tirées de l'Augustinus, condamna-
tion renouvelée en 1656, année où Arnauld fut exclu de la faculté de théologie parisienne, et où
Blaise Pascal commença à publier les Provinciales pour soutenir ses amis. Quatre évêques, des
prêtres, les religieuses de Port-Royal refusèrent de signer le formulaire d'obéissance imposé par
Rome. On sortait à peine de la Fronde, les jansénistes apparaissaient comme un "parti", et le
pouvoir royal se mit à sévir : Arnauld dut se cacher, son neveu Lemaître de Sacy fut embastillé
quelque temps, les religieuses de Port-Royal de Paris furent exilées aux Champs. Après quelques
années d'apaisement, la persécution royale reprit en 1679 : défense fut faite aux religieuses de
Port-Royal de recevoir des novices, Arnauld s'exila.
La théologie d'aujourd'hui pose les problèmes autrement, et nous ne nous enflammons
plus sur la distinction entre "grâce suffisante" et "grâce efficace", mais deux aspects des querel-

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les d'alors demeurent d'actualité. Avec Arnauld (De la fréquente communion, 1643) les jansénis-
tes ont insisté sur la révérence due au sacrement et sur l'indignité des pécheurs que nous som-
mes, au point de subordonner la fréquentation de la sainte table à des conditions si sévères
qu'elles entraînent sa rareté ; cet état d'esprit s'est diffusé dans le clergé au-delà des cercles
strictement jansénistes, et a eu des conséquences jusqu'à notre siècle. D'autre part les cinq
propositions condamnées à Rome en 1653 étaient tirées de l'Augustinus en ce sens qu'elles
représentaient, selon les censeurs, la pensée de l'ouvrage, mais elles n'étaient pas des citations
textuelles, et de toute façon la doctrine s'y trouvait durcie d'être coupée des nuances apportées
par le contexte. Beaucoup de jansénistes, Arnauld en tête, protestèrent qu'ils souscriraient
volontiers à la condamnation des cinq propositions, mais qu'elles n'étaient pas dans Jansénius.
Ils distinguaient ainsi le droit et le fait : le magistère était, selon eux, qualifié pour dire en droit
ce qui est conforme ou non à la foi, mais ne l'est pas pour décider si une proposition est en fait
dans un texte ou pas, il suffit pour cela de savoir lire. Le formulaire d'obéissance qu'on voulut
leur faire signer refusait cette distinction et impliquait de reconnaître en la doctrine condamnée
celle de Jansénius. Qui oserait dire qu'à la Congrégation de la Doctrine de la Foi on a pleinement
renoncé aujourd'hui à prétendre savoir mieux que les auteurs de textes controversés le sens de ce
qu'ils ont écrit ?

La crise gallicane
Qui est le chef de l'Eglise en France ? Le roi "très-chrétien", ou le pape ? En matière de
dogme, la foi du catholicisme français est celle de l'Eglise universelle, telle que Rome la définit,
et si l'on subodore à Paris quelque hérésie, le roi en demande la condamnation au pape. Mais
pour le reste, y compris pour sévir contre cette hérésie, le roi, appuyé sur les évêques qu'il a
choisis, s'estime seul responsable, devant Dieu. Lui et les Cours de justice (les "Parlements")
décident si tel ou tel décret pontifical sera publié ou non dans le royaume, publication sans
laquelle ce décret n'y a pas force de loi. A plus forte raison, lorsqu'il s'agit des possessions ou de
l'administration de l'institution ecclésiastique, on n'est pas enclin à permettre au pouvoir romain
de s'en mêler.
La crise éclata avec Rome en 1673, quand Louis XIV prit un édit qui étendait à tous les
diocèses français le "droit de régale", jusque-là traditionnel dans une partie du pays, selon lequel
durant la vacance d'un évêché les revenus et la collation des bénéfices dans le diocèse revenaient
au roi. N'oublions pas que, le roi choisissant les évêques, il pouvait à son gré prolonger la
vacance. Innocent XI lui demanda avec insistance d'abroger son édit. Louis XIV n'en fit rien. Le
conflit se prolongeant, il convoqua même une assemblée générale extraordinaire du clergé, pour
laquelle Bossuet rédigea une Déclaration du clergé gallican sur le pouvoir dans l'Eglise, qui fut
adoptée à l'unanimité (l'assemblée avait été bien préparée), et bientôt érigée en loi du royaume,
en mars 1682.
Les quatre articles de cette Déclaration limitent les pouvoirs de Pierre et ses successeurs
aux matières spirituelles, et encore dans la soumission au concile. Les souverains ne sont pas
assujettis en matière temporelle au pouvoir ecclésiastique, qui ne peut ni les déposer, ni libérer
leurs sujets de l'obéissance à leur égard. Les règles traditionnelles établissant les libertés de
l'Eglise gallicane sont déclarées "inébranlables". La généralisation du droit de régale est réaffir-
mée. La majorité des évêques et du clergé approuva ces principes. Lorsque le roi choisit comme
évêques des clercs qui avaient participé à cette assemblée, Innocent XI leur refusa l'investiture
spirituelle, Louis XIV répliqua en interdisant aux autres évêques qu'il nommait de demander
cette investiture, aucun nouvel évêque ne put donc être consacré. Le nombre des diocèses
dépourvus d'évêque consacré ne cessa d'augmenter au cours des années suivantes.
Des deux côtés cependant, on évita les mesures extrêmes qui auraient conduit à un
schisme déclaré. Deux papes se succédèrent, le roi rencontrait des difficultés politiques, on

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arriva à un compromis en 1693. Le roi renonça à imposer à tous le contenu de l'édit de 1682, les
évêques nommés furent consacrés, à charge pour ceux qui avaient siégé à l'assemblée de 1682 de
présenter à Rome des explications et des excuses, qui ne leur coûtèrent guère puisque l'édit lui-
même ne fut pas retiré, mais seulement mis en sommeil, et la doctrine des quatre articles conti-
nua à inspirer largement l'Eglise de France au long du siècle suivant. Cet état d'esprit fait mieux
comprendre pourquoi, quand en 1789 la souveraineté de la nation eut remplacé celle du roi, il
parut naturel à beaucoup que ses représentants décident de l'organisation de l'Eglise.

Richard Simon et l'exégèse critique de la Bible


L'oratorien Richard Simon, prêtre et savant zélé, s'était mis à une étude approfondie non
seulement de l'Ecriture, mais de ses diverses versions et traductions. Son investigation scientifi-
que le convainquit du caractère composite de certains livres de la Bible. Il publia en 1678 une
Histoire critique du Vieux Testament. L'impression n'était pas achevée que Bossuet, informé
qu'un chapitre avait pour titre : "Moïse ne peut être l'auteur de tout ce qui est dans les livres qui
lui sont attribués", prenait feu et flamme. Il obtint la saisie et la suppression du livre. L'auteur,
chassé de l'Oratoire, tenta de négocier des corrections qui auraient permis une réédition autori-
sée. Peine perdue, il dut faire publier à Rotterdam (1685). Le reste de sa vie fut partagé entre la
continuation semi-clandestine de ses études critiques (Histoire critique des textes du Nouveau
Testament, Rotterdam 1689) et de continuelles polémiques, les protestants et les jansénistes
n'étant pas moins virulents que Bossuet, tant les thèses de Simon les inquiétaient, et leur sem-
blaient saper les bases de la foi, et les bases mêmes de leurs débats interconfessionnels sur
l'interprétation de l'Ecriture. Il mourut dans la solitude en 1712.
Il va de soi que l'exégèse de notre siècle est allée bien plus loin que Simon dans ses
recherches sur la formation progressive des textes bibliques. La foi n'en est pas morte pour
autant. Simon lui-même n'avait jamais cessé de croire en l'inspiration divine de l'Ecriture.

La révocation de l'Edit de Nantes


Au cours du siècle, dans le monde des gens en vue, la position du protestantisme s'était
peu à peu érodée. Un homme aussi respecté que le maréchal de Turenne avait fini par se rallier
au catholicisme, sincèrement semble-t-il, et ce ralliement avait réjoui Madame de Sévigné, sa
correspondance en témoigne. Aux yeux de beaucoup de catholiques, la présence de protestants
en nombre dans certaines régions n'était qu'un legs regrettable d'un passé de troubles, destiné à
disparaître plus ou moins rapidement. Que le roi voulût hâter cette évolution ne choqua malheu-
reusement pas la plupart des catholiques. En réalité, la foi réformée était bien vivace chez
environ un million de personnes, en général loin de Paris et de Versailles il est vrai.
Il existait depuis 1630 une caisse destinée à soutenir matériellement les pasteurs protes-
tants qui se convertissaient. Elle fut développée, étendue à d'autres que les pasteurs : elle comp-
tait en 1682 58.000 bénéficiaires ! C'était véritablement acheter les conversions. L'Académie
protestante de Nîmes fut supprimée. C'est en Poitou qu'on commença à loger des soldats chez les
familles protestantes, avec la permission plus ou moins explicite de se conduire comme en
terrain conquis. Ces sinistres "dragonnades" furent bientôt pratiquées massivement un peu
partout.
Chez beaucoup de protestants, la résistance de la foi était ferme ; chez certains, elle
pouvait se trouver fragilisée par le fait que les sujets protestants du roi avaient jusque-là montré
autant de vénération que les catholiques à l'égard de leur prestigieux et victorieux souverain, et
par l'existence à ce moment du grave conflit qui l'opposait au pape : la religion gallicane du roi
et des évêques français pouvait sembler se démarquer de celle de la "Babylone" romaine. Ces
circonstances, et la pression des dragonnades, expliquent que la politique royale obtint quelque

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succès. Il y eut des conversions, dont il est impossible de mesurer la sincérité. Les rapports qui
arrivaient à Versailles étaient évidemment encore plus optimistes que la réalité ne le justifiait.
Crut-on, ou plutôt feignit-on de croire, que la R.P.R. (la "religion prétendue réformée", comme
on la désignait) était désormais devenue marginale, et que l'Edit de Nantes ne signifiait plus
rien ? Voulut-on, par un acte éclatant, se manifester comme plus catholique que le pape qu'on
combattait, et que l'empereur qui venait de rejeter les Turcs loin de Vienne ? En octobre 1685,
l'Edit fut totalement et définitivement révoqué.
Les mesures d'application visaient une éradication complète : destruction des temples,
interdiction de tout culte, même dans des demeures privées, expulsion hors du royaume de tous
les pasteurs qui ne se convertiraient pas (un tiers se soumirent), mais interdiction d'émigrer pour
les simples fidèles, baptême catholique obligatoire pour les enfants. Les dragonnades continuè-
rent là où il y eut de la résistance ouverte, on alla jusqu'à enlever leurs enfants à des familles
récalcitrantes pour leur donner en pension une éducation catholique. Il n'y eut guère qu'en
Alsace, récemment conquise, que l'application fut mitigée : la cathédrale fut rendue aux catholi-
ques, mais il resta des temples.
Environ deux cent mille protestants fidèles (d'autres parlent de trois cent mille ou plus, le
compte exact est impossible) réussirent à accompagner leurs pasteurs dans leur exil. Dans
l'Allemagne saignée par la Guerre de Trente Ans, mais aussi en Hollande ou en Angleterre, leur
apport au développement économique fut important. Les autres, contraints de demeurer au pays,
ne se soumirent qu'en apparence. Il leur fallait bien faire semblant : dans un royaume où les
registres paroissiaux sont le seul état civil, on n'existe littéralement pas si on n'y est pas inscrit,
et la présence, bien sûr très passive, des "nouveaux convertis" à la messe dominicale était
contrôlée. Leur communion pascale ne se faisait que sous la contrainte, et ils tentaient tout le
possible pour y échapper. On essaya de les convaincre par la prédication, sans grand résultat.
Bientôt des cultes clandestins, à l'écart des agglomérations, "au désert", furent de nou-
veau célébrés par des prédicants itinérants, qui risquaient leur vie. L'exil des pasteurs théologi-
quement formés laissa la place à des ministres improvisés, souvent exaltés, véritables prophètes
de la foi réformée. La répression ne faiblissait pas. Longtemps les assemblées clandestines
restèrent paisibles. Mais, au cours de l'été 1702, l'inspecteur des missions pour l'évêque de
Mende, l'abbé du Chayla, mit une ardeur particulière à pourchasser les hérétiques. Il détenait
prisonniers un groupe de protestants, leurs amis montèrent une expédition pour les délivrer,
l'abbé fut tué dans l'affaire. La répression allait évidemment redoubler, les protestants des
Cévennes n'attendirent pas, leur résistance devint une insurrection, une sorte de guerre de
partisans ; on les nomme "camisards" parce que dans les expéditions nocturnes une chemise
blanche passée sur leurs vêtements les aidait à se reconnaître.
Le pouvoir royal hésita d'abord sur l'importance de la révolte, ce qui donna aux insurgés
un répit pour s'organiser. Mais en 1703 une véritable armée fut envoyée contre eux. Elle terrorisa
le pays, trois cents huguenots furent brûlés ensemble dans un moulin, en un massacre digne
d'Oradour. Les camisards, de leur côté, ne faisaient pas de prisonniers. A l'approche de l'hiver, le
roi approuva des destructions systématiques de villages qui jetèrent les familles dans la faim et
le froid, et furent la cause de nombreuses morts. Les résultats ne furent pas à la hauteur de la
violence exercée, le roi chercha alors un certain apaisement : il délégua le maréchal de Villars,
qui promit la liberté de conscience, et obtint la soumission de l'un des chefs, Cavalier, qui fut
pensionné et commanda comme colonel un régiment de camisards que le roi envoya en Espagne.
L'autre chef principal des insurgés, Pierre Laporte dit Roland, fut trahi et tué en 1704.
Au long du dix-huitième siècle, la persécution se poursuivit sporadiquement, la résis-
tance aussi. Le Musée du Désert, non loin d'Alès, rassemble aujourd'hui les souvenirs de cette
résistance et conserve la mémoire des condamnés aux galères ou des femmes huguenotes
enfermées pendant des années dans la Tour de Constance à Aigues-Mortes. Ce n'est qu'en 1787

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que Louis XVI signa un Edit de Tolérance qui rendit vraiment la tranquillité aux protestants
français.

La seconde crise janséniste


En 1685, Arnauld a été rejoint aux Pays-Bas par l'oratorien Quesnel. Celui-ci publie en
1695 l'édition définitive de ses Réflexions morales sur la Nouveau Testament, où les thèses
jansénistes trouvent leur place au milieu d'une théologie par ailleurs assez classique pour que
Bossuet ne s'en soit pas formalisé. Cet ouvrage relance les débats. En 1705 les religieuses de
Port-Royal refusent d'accepter une bulle pontificale qui impose de reconnaître l'attribution à
Jansénius des cinq propositions jadis condamnées. Le couvent est fermé, les moniales sont
dispersées, les bâtiments mêmes seront démolis en 1711. Louis XIV, inquiet de l'activité de
Quesnel à l'étranger, obtient de Rome en 1713 la condamnation de 101 propositions (des cita-
tions textuelles cette fois) extraites des Réflexions morales : c'est la bulle Unigenitus, qui, non
contente de censurer des thèses proprement jansénistes, refuse aux simples chrétiens la lecture
directe des textes bibliques, et prétend assujettir totalement les consciences en censurant cette
proposition de Quesnel : "La crainte d'une excommunication injuste ne doit jamais nous empê-
cher de faire notre devoir".
Plusieurs évêques, dont l'archevêque de Paris, refusent de "recevoir" la bulle. Après la
mort de Louis XIV, en 1716, seize évêques suivis par de nombreux clercs demandent un concile
général, devant lequel ils voudraient faire appel de la décision du pape. Au cours du dix-
huitième siècle, l'agitation autour de ces thèmes ira en déclinant, non sans péripéties, comme en
1730-32 les "miracles" et autres convulsions sur la tombe du diacre janséniste Pâris au cimetière
Saint-Médard, mais l'influence janséniste restera d'autant plus forte sur la piété du clergé français
que, dans le refus de laisser le dernier mot au pape, gallicanisme et jansénisme ont désormais
convergé.

Le catholicisme français sous le monarque absolu. Essai de bilan


Ce chapitre laisserait trop facilement croire que le christianisme en France n'a fait à cette
époque que subir l'arbitraire du roi ou de ses proches serviteurs, comme Bossuet. Et encore
n'avons-nous pas développé l'affaire du quiétisme, qui vit Bossuet s'acharner contre Madame
Guyon et Fénelon, coupables d'avoir, la première du moins, utilisé des expressions trop peu
prudentes pour décrire l'expérience intérieure de l'abandon à Dieu dans une quiétude allant
jusqu'à une apparente passivité, coupables surtout de ce que Bossuet ne comprenait pas grand
chose à la vie mystique.
La réalité est plus diverse. L'impulsion donnée dans la première moitié du siècle par
l'Ecole française de spiritualité (qu'on se rappelle le premier chapitre) continue de développer
des effets positifs : saint Jean Eudes (1601-1680) s'attache à la formation d'un clergé capable
d'assumer des tâches missionnaires dans les provinces françaises, et il fonde pour encadrer cette
formation une compagnie de prêtres, la "Congrégation de Jésus et de Marie" ; avec les "Frères
des Ecoles chrétiennes, institués en 1684 par saint Jean-Baptiste de la Salle, c'est un enseigne-
ment destiné aux jeunes garçons des couches populaires qui se met en place pour la première
fois. Pascal n'a pas laissé que des écrits de polémique janséniste et ses Pensées (esquisse d'une
Apologie de la Religion chrétienne qu'il n'a pu achever) ont été favorablement reçues. Les
séminaires se sont multipliés. La piété sincère a existé chez beaucoup, et si les "dévots" de la
Compagnie du Saint-Sacrement ont harcelé Molière, qui le leur a bien rendu, il ne faut pas juger
d'après eux l'ensemble des chrétiens convaincus.

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4. L'Eglise et les civilisations d'outre-mer

Depuis que la route des Indes et de la Chine a été ouverte par les Portugais, depuis que
Colomb a découvert l'accès au continent américain, l'Europe occidentale, catholique puis
protestante, s'est lancée à l'assaut du monde entier. Cette expansion s'accompagne, on le sait,
d'une exploitation souvent féroce, là où la résistance des peuples colonisés a été facilement
désarmée et où les arrivants se donnent bonne conscience face à des "sauvages". Dans des pays
mieux défendus par leurs traditions, comme en Extrême-Orient, la résistance se manifeste, après
les premiers contacts qui leur révèlent le danger, par une fermeture aux apports de l'Occident.
C'est sur ce fond de tableau qu'il faudra toujours replacer l'histoire des entreprises missionnaires.
Les martyrs sont admirables, leurs persécuteurs ne sont bien souvent que des gens qui se protè-
gent d'une expansion globalement agressive. De plus, la conviction largement répandue dans le
monde chrétien que les "idoles" et les cérémonies des peuples rencontrés sont l'oeuvre du diable
et entraînent la damnation de leurs fidèles, ne facilite pas de la part des missionnaires une
attitude de respect dans le dialogue. L'intelligence manifestée par les jésuites en Chine n'en sera
que plus remarquable, mais restera mal comprise en Europe.

Essor et martyre du christianisme japonais


François Xavier avait jeté les bases de la mission au Japon (1549-1551). Ses confrères
jésuites, rejoints bientôt par d'autres religieux, notamment franciscains, développèrent son
oeuvre. Très vite, François s'était rendu compte qu'il s'agissait d'un pays de vieille civilisation,
dont les moines bouddhistes n'ignoraient pas la pénitence et l'ascèse, dont les seigneurs locaux
étaient ouverts au dialogue et à l'échange. On ne pouvait se contenter d'une annonce sommaire.
On traduisit des résumés de la foi, l'évangile, des extraits bibliques, des ouvrages de spiritualité,
en ajustant peu à peu un vocabulaire théologique japonais qui n'allait pas de soi, tant les catégo-
ries de la vieille religion japonaise aussi bien que du bouddhisme étaient différentes.
Les circonstances furent d'abord favorables : dans un Japon où les structures féodales
battent en brèche le pouvoir central, où les sectes bouddhiques sont diverses, le christianisme
apparaît comme une variété religieuse de plus à laquelle on peut, pourquoi pas ? s'intéresser,
surtout si on cherche le contact avec les commerçants portugais avec qui arrivent les missionnai-
res. Des seigneurs se convertirent, l'un d'eux donna une vaste terre aux jésuites à Nagasaki. Vers
1600 les chrétiens étaient probablement plusieurs centaines de mille, issus de toutes les classes
sociales. Il y en avait quelques-uns jusque dans le nord de l'archipel, mais bien plus autour de
Kyoto et dans l'île occidentale de Kyu-shu, avec les villes de Funaï, siège d'un évêché dès 1588,
et de Nagasaki. Entre 1601 et 1613, quinze prêtres japonais furent ordonnés, on pouvait espérer
voir croître une chrétienté véritablement enracinée, d'autant que la dispersion des fidèles et le
nombre limité des missionnaires avaient amené les jésuites à confier à des laïcs des tâches de
catéchèse, et parfois même la célébration de baptêmes.
Parmi les grands féodaux qui se disputaient le pouvoir réel que ne contrôlait plus l'empe-
reur, une famille réussit peu à peu à l'emporter, et à régir de fait l'ensemble du pays avec le titre
de shogun. Ces nouveaux maîtres s'inquiétèrent, d'autant plus que certains seigneurs locaux
avaient favorisé le christianisme pour affaiblir des moines bouddhistes qui contestaient leur
pouvoir, et que la pression commerciale et politique des portugais de l'Inde et des espagnols des
Philippines se faisait insistante. Le 5 février 1597, 9 religieux, franciscains et jésuites ensemble,
et 17 fidèles furent crucifiés à Nagasaki. Les années suivantes furent de nouveau favorables, car
le shogun cherchait alors de bonnes relations avec le Mexique et l'Espagne. La situation se
retourna quand hollandais et anglais, rivaux des portugais et des espagnols, firent courir la
rumeur que les pays ibériques préparaient une invasion. Le shogun résolut d'en finir. Après une
première interdiction prononcée en 1612, un édit de janvier 1614 formalisa la proscription du

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christianisme, et expulsa définitivement les missionnaires. Il y eut des apostasies. Dans les
années et les décennies qui suivirent, la chasse aux missionnaires clandestins et à leurs fidèles ne
se relâcha pas, elle fit de nombreuses victimes, notamment en 1634 et 1637. La dernière exécu-
tion de masse, 35 martyrs, date de 1697. Désormais une poignée de chrétiens clandestins, sans
prêtres, sans sacrements autres que le baptême, va perpétuer l'Eglise dans un Japon hermétique-
ment fermé. On les découvrira avec stupéfaction après la réouverture du pays au milieu du dix-
neuvième siècle.
Plus au sud, au contraire, les Philippines, où les espagnols sont bien implantés, comptent
près de deux millions de chrétiens en 1620. On aimerait parler aussi de ce qui a été tenté en Inde,
au Siam, au Vietnam. Il est impossible de tout traiter.

La Chine, de Matteo Ricci à la querelle des rites


En 1519 les portugais sont arrivés à Macao, qu'ils ne quitteront qu'en 1999. C'est de ce
comptoir que partent les tentatives missionnaires vers la Chine, sous la responsabilité de divers
ordres religieux. Franciscains et dominicains appliquent les méthodes classiques. Pour eux, la
foi ne va pas sans la manière de penser et de célébrer conforme à la tradition de l'Eglise (il
vaudrait mieux dire la tradition de l'Eglise européenne latine, mais pour eux comme pour la
plupart des catholiques du temps c'est la même chose). Cela a pu réussir, au moins partiellement,
auprès d'amérindiens convaincus que leurs dieux ancestraux les ont abandonnés, cela n'a aucune
prise sur la vieille civilisation chinoise. Les jésuites ont une approche beaucoup plus originale.
Le Père Matteo Ricci (1552-1610) a débarqué à Macao en 1582, envoyé par la Compa-
gnie pour seconder le Père Ruggieri déjà à pied d'oeuvre. Il entre en Chine, où il dirigera la
mission jésuite de 1597 à sa mort. A partir de 1601 il réside à Pékin, près de la cour impériale.
Sous Ruggieri et Ricci, les jésuites ont décidé de s'enchinoiser. Ils n'ont pas seulement appris la
langue, ils s'initient à la philosophie chinoise, notamment à la tradition dominante, celle de
Confucius (Confucius avait vécu six siècles avant Jésus, un siècle avant Socrate). S'apercevant
que les bonzes bouddhistes, dont ils avaient d'abord pris le costume, sont méprisés, ils adoptent
la tenue de la classe des lettrés confucéens, dont sont issus les fonctionnaires impériaux. Ils
adaptent leur vocabulaire : lorsque Ruggieri traduit les dix commandements, il les intitule Les
dix Préceptes du Seigneur du ciel transmis par les Ancêtres. Sachant que les chinois, l'empereur
en premier, considèrent comme barbare tout ce qui est extérieur à la Chine, pour se faire accep-
ter ils offrent leurs services dans des domaines où l'Europe jouit alors d'une certaine avance, la
géographie, l'astronomie, l'exactitude du calendrier, diverses techniques : horloges et mappe-
mondes assoient la réputation de Ricci à Pékin. On les verra même plus tard mettre au point les
canons qui donneront une victoire à l'empereur sur une province dissidente ! Dans la prédication
du christianisme, ils vont prudemment, et commencent par les aspects philosophiques, concer-
nant la conception de la divinité unique, que leurs interlocuteurs habitués au confucianisme
peuvent comprendre. Cette préférence pour une annonce lente et progressive, et orientée princi-
palement vers les milieux dirigeants, était probablement la seule présentant quelque efficacité
dans la Chine de cette époque, mais elle scandalise les religieux des ordres concurrents (ne
laisse-t-on pas les pauvres au pouvoir de Satan par ces atermoiements ?) et est difficilement
comprise en Europe.
Dans les décennies du milieu du siècle, la mission subit des vicissitudes, liées aux
troubles qui accompagnent la chute, province après province, de la vieille dynastie des Ming et
l'installation de la dynastie mandchoue. Celle-ci sera définitivement affermie au cours du long
règne de Kangxi (1654-1722), qui succède à son père dès 1662 et renvoie en 1667 ses tuteurs.
Kangxi va se montrer de plus en plus reconnaissant des services que les Pères lui rendent et
favorable au christianisme, au point de promulguer en 1692 un décret qui accorde aux religieux

15
chrétiens les mêmes libertés qu'aux bonzes bouddhistes et aux prêtres taoïstes. Mais les problè-
mes qui vont provoquer un retournement sont déjà en place.
Les jésuites permettaient à leurs convertis de continuer à s'incliner devant les tablettes où
étaient gravés les noms de leurs ancêtres et à vénérer Confucius. Selon un dominicain et un
franciscain qui portent devant le pape en 1633 des "doutes", c'était là "rendre à Confucius et aux
morts les honneurs que les idolâtres de ce pays rendent à ce philosophe et à leurs ancêtres". En
1656, un jésuite objecte devant un autre pape que "Confucius n'a point de temple dans la Chine
... on ne lui rend que les honneurs rendus communément à des maîtres par leurs disciples, et ces
cérémonies ne sont qu'un culte purement civil ". C'est là le point central de la querelle des rites,
même si d'autres adaptations dans la liturgie (la messe en chinois) ont joué aussi, ainsi que les
difficultés du vocabulaire : pour exprimer la notion chrétienne de Dieu, absente de la langue
chinoise, faut-il reprendre l'expression bouddhiste "Seigneur du ciel", ou préférer des expres-
sions en usage chez les lettrés, comme "Principe Suprême" ou "Ciel" ? Chacune comporte des
risques, exploités par l'adversaire.
Car la mission chinoise est aussi prise dans des jeux de pouvoir et des rivalités. Entre
franciscains, dominicains, augustins, jésuites, plus tard les Missions étrangères de Paris, une
saine émulation se mue souvent en compétition. Les portugais veulent que tout passe par eux et
par les sièges épiscopaux des territoires qu'ils contrôlent sur la route de l'Extrême-Orient, tandis
que depuis 1622 la Congrégation romaine de la Propagande tente de superviser toute l'évangéli-
sation catholique et envoie sur le terrain des vicaires apostoliques.
Rome condamne les rites chinois, puis les jésuites obtiennent l'autorisation de continuer
leurs pratiques sans que soit révoqué le décret précédent, ce qui crée une certaine confusion. En
1693, un an après le décret de tolérance de Kangxi, un vicaire apostolique non jésuite condamne
sans nuance l'ensemble de la philosophie chinoise, ce qui est ressenti en Chine comme un
affront. En 1700, Kangxi prend la peine de préciser lui-même qu'il considère le culte de Confu-
cius et des ancêtres comme des cérémonies civiles. Cela n'empêche pas Clément XI d'interdire
en principe les rites chinois en 1704, tandis que l'empereur décide de ne plus laisser entrer que
les missionnaires qui les acceptent. La condamnation romaine ayant été renouvelée en 1715,
Kangxi interdit définitivement en 1717 aux missionnaires de propager leur religion. Ses succes-
seurs les expulseront (une vraie persécution commence en 1746), en ne faisant d'exception que
pour les quelques jésuites qui à Pékin continuent de servir l'empereur par leurs compétences
scientifiques et techniques. Eux-mêmes devront partir en 1775 après la suppression de la Com-
pagnie.
A l'époque la plus faste, il y avait eu en Chine quelque 250.000 chrétiens. La Chine, qui
craint de plus en plus les visées des puissances européennes rivales, se referme. Tout, ou pres-
que, sera à recommencer au siècle suivant.

L'installation du christianisme en Amérique du Nord


La France prend possession du Canada à partir de 1603. La ville de Québec est fondée en
1608. Les anglais ont pris pied sur la côte des actuels Etats-Unis depuis 1584. Les arrivants
apportent avec eux leur religion, le catholicisme ou les diverses nuances du protestantisme, ainsi
en 1620 les puritains anglais du Mayflower.
Du côté français, sur les rives du Saint-Laurent et en Acadie, plus tard en Louisiane, les
colons venus de France sont d'abord assez peu nombreux, et parmi eux les religieux, en particu-
lier jésuites, ne manquent pas. Leur ambition est d'évangéliser les populations locales. Le
nomadisme des peuples amérindiens, les guerres qui les opposent entre eux, leur méfiance à
l'égard des européens, les méthodes des missionnaires, qui utilisent les mêmes recettes que pour
les missions dans les campagnes françaises, leur conviction qu'il faut "civiliser" et fixer dans des
villages ces "sauvages", tout cela explique le succès très limité de ces efforts. Et lorsque des
16
jésuites ont réussi une percée chez les Hurons en partageant leur vie, voilà que l'hostilité entre
Hurons et Iroquois, attisée par la rivalité entre Angleterre et France, dégénère en une guerre
cruelle, au cours de laquelle les jésuites affrontent la torture et la mort de la part des Iroquois, en
1649. Ce sont les premiers martyrs de l'Eglise canadienne.
C'est encore dans une intention missionnaire que les premiers hôpitaux et les premières
écoles, pour les filles comme pour les garçons, ont été fondées. On note en particulier, en 1639,
l'arrivée des religieuses ursulines (enseignantes) de Marie de l'Incarnation. Mais peu à peu le
maigre résultat de la mission, les migrations des amérindiens loin des colonisateurs, le déclin
démographique de ces populations dans lesquelles l'alcool européen fait des ravages, l'arrivée de
France de vagues d'immigrants plus nombreuses tandis que le personnel religieux augmente
moins, vont provoquer une réorientation vers les colons de toute cette activité. En 1658 un
vicaire apostolique, Mgr de Montmorency-Laval, est nommé par le pape, en 1674 il est évêque
de plein exercice. Ce nouveau diocèse de Québec est désormais un diocèse comme les autres, et
tout aussi gallican que ceux de France.
Du côté anglais, il y a cette particularité qu'à l'origine chacune des colonies est fondée par
un groupe religieusement homogène : la Virginie par des anglicans, le Maryland par des catholi-
ques, le Massachusetts par des puritains, plus tard la Pennsylvanie par des quakers. Cette
homogénéité subsistera plus longtemps qu'ailleurs en Nouvelle-Angleterre (Massachusetts et
régions voisines) puritaine, avec des communautés locales où un protestantisme de type
"congrégationaliste" (c'est la "congrégation" des fidèles qui a toute l'autorité) régentait toute la
vie civile aussi bien que la vie religieuse. Encore y eut-il même là des ruptures, la colonie de
Rhode-Island fut fondée par des dissidents qui voulaient plus de tolérance. Celle-ci finit par
prévaloir plus ou moins partout, surtout après que des colonies d'abord hollandaises (New-York)
eurent rejoint l'Amérique anglaise, et que des vagues d'immigrants de plus en plus mélangées
eurent grossi la population.
Cette dispersion confessionnelle, l'absence chez beaucoup de toute instance supérieure à
la communauté locale, ne favorisèrent pas la mission en direction des amérindiens, qui de toute
façon rencontrait les mêmes difficultés que du côté français. Quelques pasteurs se donnèrent
cependant à cet apostolat. Au milieu du dix-septième siècle, John Eliot fut le premier qui
traduisit la Bible dans une langue amérindienne.

L'Amérique espagnole et portugaise


Elle échappe largement au contrôle de la congrégation romaine de la Propagande, en
raison du "patronage" concédé dès le début du 16ème siècle aux rois d'Espagne et de Portugal. On
ne redira pas ici les coups portés aux sociétés amérindiennes par la colonisation, les confusions
entre évangélisation et hispanisation, le caractère ambigu du christianisme des convertis, les
horreurs de la traite des nègres ; on ne développera pas non plus les péripéties des rivalités entre
hiérarchie civile (les vice-rois) et hiérarchie religieuse (les archevêques), entre clergé arrivant
d'Europe et clergé "créole" né dans le pays, entre séculiers et réguliers. On se contentera d'évo-
quer deux points.
Les ordres religieux participaient à la société coloniale, la vie de leurs maisons et de leurs
collèges ou hôpitaux dépendait comme en Europe des revenus de leurs possessions, donc plus
ou moins directement de l'exploitation des indigènes. Pourtant, il ne manqua pas d'occasions où
ils se sont souciés de mettre ceux-ci à l'abri des exactions les plus graves perpétrées par les
possesseurs européens de domaines, notamment en matière de travail forcé. Certains religieux
en vinrent à l'idée de rassembler ou maintenir les indigènes chrétiens ou en passe de l'être dans
des zones qui seraient placées par l'autorité civile sous la responsabilité de leur Ordre. On appela
ces sortes de réduits protégés des réductions. Les franciscains firent plusieurs tentatives de ce
genre au nord-ouest du Mexique, au Pérou, au Brésil, mais sans réussir à soustraire durablement

17
ces zones à l'emprise coloniale. La tentative la plus aboutie, qui perdura un siècle et demi, fut
celle des jésuites sur le territoire de l'actuel Paraguay et son voisinage brésilien et argentin : la
fameuse république des Guaranis.
Les jésuites obtinrent du roi Philippe III (1598-1621) le droit d'isoler les missions qu'ils
avaient installées chez les Guaranis du reste des établissements espagnols, et de développer et
organiser ces réductions ; les liens avec la couronne, le tribut dû au roi, passeraient par les seuls
jésuites. Les colons voisins, d'abord contents de ce qui leur paraissait un gage de paix, déchan-
tent vite lorsqu'ils constatent que toute exploitation, tout "recrutement" de travailleurs leur
deviennent impossibles de ce côté-là. Les premières attaques armées contre les réductions datent
de 1629, après un nouvel assaut en 1639 les jésuites créent une véritable petite armée indienne,
qui remporte une victoire en 1641. Il s'agit maintenant d'un véritable Etat séparé, gouverné par
les jésuites, lié directement au roi d'Espagne mais échappant aux espagnols et aux portugais
voisins. Le maximum de développement de cette "république" se situe vers 1700, avec 38
réductions groupant au total environ 150.000 personnes.
Chaque réduction groupe l'essentiel de ses habitants dans une agglomération organisée
autour de la place de l'église et de la résidence des Pères, qui sont les seuls européens admis. Un
conseil municipal élu organise au jour le jour la vie interne de la communauté, sous le contrôle
des Pères, qui régissent seuls la confédération qui unit les réductions. Pas de propriété privée,
chaque famille a la jouissance d'une maison et d'un jardin, tout le reste est collectif. Le travail de
tous est organisé en commun, les résultats en sont distribués en nature (pas de monnaie). Le
temps de travail est limité, le dimanche et le jeudi sont fériés. Les enfants sont éduqués, formés à
un métier - en guarani, on n'apprend l'espagnol à personne. Au début, de nombreux guaranis
n'étaient pas baptisés, on ne les a pas convertis d'autorité, mais les enfants ont fait l'objet d'un
catéchisme assidu, et la seconde génération est chrétienne. N'idéalisons pas, il s'agit d'un régime
paternaliste, les jésuites traitent leurs indigènes comme des enfants en tutelle, et après plus d'un
siècle on n'avait formé aucun prêtre guarani. On est plutôt heureux dans ces réserves, en tout cas
on y vit en paix et mieux qu'ailleurs. Il n'empêche que parfois une famille préfère disparaître
dans la forêt... C'est l'exception.
Bien sûr, pour le voisinage frustré dans ses intérêts ou son appétit de pouvoir (gouver-
neurs et clergé ne sont pas moins hostiles que les colons), c'est un scandale. Voltaire lui-même,
ce redresseur de torts, participera à la calomnie : "Los Padres y ont tout, et le peuple rien" fera-t-
il dire à un de ses personnages dans Candide. Tant que les jésuites eurent l'oreille du souverain,
tout se passa bien. En 1750, un échange de territoires entre l'Espagne et le Portugal fait passer
sous la juridiction portugaise sept réductions, habitées par 30.000 guaranis, auxquels on impose
d'évacuer le pays. Ils s'y refusent, et les jésuites avec eux, malgré l'ordre du pape. Ce fut la
guerre, que les troupes coloniales ne réussissent pas à terminer avec succès. En 1759, Lisbonne
expulse les jésuites de tous les territoires portugais, en 1767 c'est en Espagne que la Compagnie
est interdite : 224 pères jésuites retournent cette année-là en Europe, laissant leurs missions à
d'autres ordres, surtout les franciscains, mais les guaranis laissés à eux-mêmes se dispersent et il
ne restera rien de cette oeuvre. N'était-ce qu'un rêve ?
Le second point qu'on désire évoquer, et il concerne aussi les établissements français des
Antilles et le sud de l'Amérique anglaise, c'est le grand délaissement des esclaves noirs. Ne
parlons pas du principe même de l'esclavage : même s'il avait disparu à certaines époques dans
certains pays chrétiens, il n'avait jamais cessé d'exister ici et là (qu'on songe aux rapports entre
Maures et chrétiens) depuis l'antiquité, et il semblait faire partie de l'ordre du monde. Réduire en
esclavage les prisonniers de guerre était tenu traditionnellement pour légitime. Mais pourquoi,
par exemple, y eut-il de la part des papes et des souverains espagnols maint rescrit, qui certes
restait trop souvent lettre morte de l'autre côté de l'Atlantique, interdisant d'asservir les indiens,
mais point de condamnation de la traite des nègres ? Etait-ce parce que bien souvent c'étaient
leurs propres frères de race qui les vendaient aux négriers sur les côtes de l'Afrique ? Etait-ce

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parce que les européens venaient de découvrir les amérindiens, et voyaient en eux des âmes
vierges, enfantines (le rêve du "bon sauvage"), tandis que le noir était connu depuis longtemps,
et était abusivement mais traditionnellement considéré comme représentant la descendance de
Cham, le fils maudit par Noé ?
Toujours est-il que même ceux qui trouvaient scandaleux les mauvais traitements qu'ils
subissaient, et essayaient d'adoucir leur sort, le père jésuite brésilien Antonio Vieira (1608-1692)
par exemple, ne remettaient pas en question le fait même de leur esclavage. Et, curieusement, les
efforts pour les évangéliser furent bien moins considérables que ceux qu'on faisait en direction
des amérindiens. Passons sur les baptêmes collectifs, sans préparation ni suivi, administrés par
les négriers portugais sur le rivage africain au moment de l'embarquement, ils n'étaient même
pas compris de ceux qui en étaient l'objet. Des consignes pour cette évangélisation arrivèrent
bien d'Europe, soit des souverains, soit du pape ou de la Propagande, mais elles restèrent large-
ment sans effet, les colons pensaient que moins leurs esclaves étaient instruits mieux cela valait
pour leur esprit de soumission (et pourtant la religion telle qu'on la leur apprenait prônait la
résignation !). A l'entrée dans le 19ème siècle, la majorité des esclaves noirs avait perdu une
bonne part de ses repères traditionnels africains, mais n'était pas devenue chrétienne pour autant.

5. La pression ottomane

Pour le chrétien français, le Turc est lointain, et il s'en amuse, voyez Molière. Pour le
catholique autrichien, c'est une menace militaire aux portes de Vienne. Pour l'orthodoxe grec,
c'est l'oppresseur de la nation. Pour le chrétien du Proche-Orient, c'est le souverain musulman de
qui dépend le sort d'une brassée d'Eglises séparées les unes des autres par d'antiques querelles.

La menace militaire
Depuis 1526, la Hongrie est occupée par les Turcs, et la maison de Habsbourg n'en
possède plus qu'une étroite bande en glacis devant Vienne. Les Turcs contrôlent aussi plus de la
moitié de la côte orientale de l'Adriatique, en face de l'Italie. Toute la rive sud de la Méditerra-
née est musulmane et reconnaît leur suzeraineté. Pour le monde chrétien, la menace est perma-
nente.
En 1663-64, une première guerre a opposé l'Empire ottoman à l'Autriche. En Crète,
jusque-là possession vénitienne, où les Turcs ont pris pied en 1644, la résistance chrétienne a dû
cesser en 1669. En 1683, c'est le grand assaut contre Vienne : les troupes turques mettent le
siège devant la ville, et il faut qu'une armée de secours conduite par le roi de Pologne et le duc
de Lorraine arrive à la rescousse pour que Vienne soit sauve. Dès lors une Sainte-Alliance bénie
par le pape (Pologne, Autriche, Venise, et bientôt même la Russie) va repousser les Turcs et
délivrer la Hongrie. La chrétienté respire, mais la présence turque dans les Balkans reste impor-
tante plus au sud, et des noyaux musulmans vont continuer à s'y développer. Dans certaines des
régions abandonnées par les Turcs et qui sont sorties ravagées de la confrontation, des transferts
de population (au Banat, en Transylvanie) bâtissent une mosaïque ethnique qui est souvent aussi
religieuse. En Hongrie, très largement calviniste sous les Turcs, le catholicisme est désormais la
religion officielle et dominante, mais non unique.

Les orthodoxes sous le joug turc

19
Pour ce qui concerne le patriarcat de Constantinople, on ne répétera pas tout ce qui a été
écrit dans le livret L'Eglise au siècle des réformes, p. 2 et p. 44. Les mêmes conditions difficiles
se perpétuent, le patriarcat doit pressurer les évêques, et ceux-ci leur peuple, afin de satisfaire
aux exigences financières du sultan et de son administration. Les patriarches sont souvent
déposés, parfois rappelés. Au civil, le patriarche représente auprès du pouvoir turc l'ensemble
des populations chrétiennes orthodoxes, au religieux sa juridiction est un peu plus étroite,
puisque en Egypte, en Palestine et en Syrie subsistent les antiques patriarcats "grecs" d'Alexan-
drie (quelques dizaines de milliers de fidèles seulement), de Jérusalem et d'Antioche. De plus, en
Europe soumise aux Turcs, certaines régions peuvent voir leur indépendance ecclésiastique
reconnue de manière plus ou moins durable : c'est ainsi qu'un patriarcat serbe fut rétabli à Pec de
1557 à 1766. A la fin du dix-huitième siècle, toutes les communautés orthodoxes d'Europe
turque sont de nouveau sous l'obédience de Constantinople, ainsi que l'Asie mineure
La vie de ces communautés est difficile. La pression fiscale de l'administration ottomane
est lourde. Le rapt de jeunes garçons voués à devenir des janissaires musulmans au service du
sultan ne disparaît qu'à la fin de la période. Des mesures discriminatoires diverses (interdiction
du port de certains vêtements par exemple) manifestent dans le quotidien de la vie que les
chrétiens sont des sujets de second rang. Pour échapper à cette condition inférieure, il suffit de se
convertir à l'Islam. Pour des raisons fiscales cela n'est pas encouragé, mais ces conversions,
associées à une certaine immigration turque, amènent une majorité musulmane dans certaines
régions de Bosnie, d'Albanie, de Bulgarie. Faute de ressources, on ne peut pas former le clergé.
Le prêtre de paroisse vit pauvrement, travaille pour nourrir sa famille (il est marié), n'a pas
d'argent pour se procurer des livres, ni le temps d'en lire ; toute l'instruction des fidèles vient des
cérémonies liturgiques. Dans beaucoup de régions, le monachisme n'est plus aussi prospère
qu'avant, il subsiste pourtant et maintient l'essentiel, dans la presqu'île de l'Athos notamment,
lieu de rencontre de toute l'orthodoxie puisque les moines originaires de Russie ou du Proche-
Orient y voisinent avec ceux de Grèce ou des Balkans.
Pour une formation intellectuelle et théologique sérieuse, il n'y a d'autre solution que
d'aller étudier à Venise, Padoue, ou même Rome, où existent des institutions recevant les
Orientaux. Venise demeure un centre important d'impression de livres grecs. Cela entretient
avec le monde latin des relations ambiguës. On apprécie cet apport, on se méfie de la contagion
latine, on est en garde contre les tentatives de séduction, tout en gardant souvent des bonnes
relations avec tel ou tel : il ne manque pas d'évêques ou de patriarches qui ont entretenu avec des
cardinaux ou des papes une correspondance courtoise. Avec le monde réformé, les rapports sont
plus épisodiques. Le cas du patriarche de Constantinople Cyrille Loukaris, déposé en 1638 à
cause de sa théologie de plus en plus résolument calviniste, est exceptionnel.
Il faut mentionner à part la chrétienté orthodoxe roumaine. Alors que les Grecs, les
Serbes ou les Bulgares sont vraiment sous le joug ottoman, les principautés roumaines de
Moldavie et de Valachie jouissent à cette époque d'une grande autonomie, et leur sujétion ne se
manifeste que par un tribut global. Mosquées et soldats turcs y sont inconnus. La vie religieuse
peut se développer librement, avec notamment une grande activité d'imprimerie de livres non
seulement roumains, mais aussi grecs. C'est là que Dosithée, patriarche de Jérusalem de 1669 à
1707, vient faire imprimer ses nombreux ouvrages de controverse antipapiste. Les patriarches de
Constantinople viennent eux aussi volontiers respirer l'air plus libre de ce pays.

Le Proche-Orient et les marges de l'empire ottoman


Dans ces régions, de l'Egypte à l'Irak actuel, les fractures du cinquième siècle durent
toujours, même si les spécificités d'une théologie "monophysite" ou "nestorienne"2se sont
estompées, et si la multiplicité des Eglises manifeste avant tout la permanence de communautés
2
Le temps des Pères de l'Eglise, p.34-36.
20
qui depuis l'invasion arabe de 635 ont aidé les chrétiens à vivre sous la domination musulmane.
A côté des patriarcats grecs-orthodoxes en communion avec Constantinople, on a donc des
Eglises de tradition monophysite, les coptes en Egypte et les jacobites en Syrie, et d'autres de
tradition nestorienne en Syrie et en Irak. L'Ethiopie demeurée indépendante reçoit cependant son
archevêque du patriarcat copte d'Egypte. Ajoutons les maronites du Mont-Liban, que les vicissi-
tudes de l'histoire ont parfois isolés sans que la communion avec Rome soit jamais rompue, et
les petits noyaux latins présents dans les comptoirs commerciaux et auprès de la custodie
franciscaine de Jérusalem. La concurrence est quelquefois vive entre ces communautés, notam-
ment entre latins et grecs au Saint-Sépulcre à Jérusalem. Le protestantisme est encore pratique-
ment absent.
Plus au Nord, les chrétientés de Géorgie, orthodoxe, et d'Arménie, réputée monophysite,
sont dans une situation encore plus délicate, car leur position géographique les met au coeur des
conflits entre les Ottomans et la Perse, et elles ne peuvent échapper aux uns que pour tomber au
pouvoir des autres. Il existe dès cette époque une importante diaspora arménienne, et l'archevê-
que de la communauté arménienne de Constantinople, quoiqu'il soit religieusement subordonné
au catholicos résidant en Arménie, est considéré par le sultan comme le représentant de toutes
les communautés chrétiennes non orthodoxes, de la même manière que le patriarche l'est pour
les orthodoxes.
Toutes ces communautés connaissent les mêmes difficultés que les communautés
orthodoxes. Elles se maintiennent pourtant.
Au Proche-Orient, la France s'est vu reconnaître depuis le temps de François 1er un rôle
de protectrice des chrétiens auprès des autorités turques. La France est une puissance catholique.
De plus certains évêques apprécient peu que le système turc les subordonne, au moins au civil
mais ce n'est pas sans conséquence au plan religieux, à un hiérarque de Constantinople. Pour-
quoi ne pas essayer de se rapprocher plutôt de Rome, se disent parfois certains, ce qui rendrait
aussi la France plus attentive ? On n'entrera pas dans les détails de ces tentatives. L'issue des
pourparlers, que les manoeuvres des latins importés présents sur place ne facilitent pas, fut en
général la pire : ni ralliement en bloc, ni refus unanime, la hiérarchie épiscopale se divise. On vit
naître ainsi, au dix-septième siècle en Syrie une Eglise grecque-catholique, en 1742 un patriarcat
catholique chez les Arméniens du Liban ; vers les mêmes années, cinq évêques jacobites choi-
sissent Rome ; le catholicos des nestoriens Elie XII se rallie au pape, mais après sa mort en 1778
le neveu qui lui succède remet l'union en question, tandis qu'un autre neveu souhaite la mainte-
nir : il en sortira deux Eglises rivales. Bref, chaque communauté ancienne de la région, sauf les
maronites, se trouve désormais partagée entre deux Eglises, l'une romaine, l'autre orthodoxe ou
indépendante.

6. L'orthodoxie russe

L'arrivée au pouvoir du tsar Michel Romanov, en 1613, met fin à une période de troubles
dont le souverain de Pologne-Lituanie a profité pour essayer de vassaliser la Russie et son
Eglise, avec l'aide de jésuites. La méfiance envers les latins en sort renforcée.
Dans les marges de l'orthodoxie russe, le destin religieux des territoires disputés entre la
Pologne et la Russie est demeuré complexe. Dans ces régions (Ukraine et Biélorussie d'aujour-
d'hui), l'Eglise "uniate" née de l'Union de 1596 n'a pas rempli toutes les attentes de ses promo-
teurs : entre l'hostilité des orthodoxes restés fidèles à leur obédience et la condescendance des
latins polonais, qui estiment le moindre de leurs évêques supérieur au métropolite uniate, leur
vie est difficile. On vit le roi polonais, bon catholique en principe, favoriser contre eux les

21
orthodoxes parce qu'il espérait ainsi sauvegarder la fidélité politique de ces derniers à une
époque de confrontation avec la Russie. En 1649, le roi Jean Casimir décréta même la suppres-
sion de l'Union, les fidèles étaient invités à passer soit à l'orthodoxie, soit au rite latin, mesure
arbitraire qui se révéla inapplicable sur le terrain. En 1667, la Pologne affaiblie dut reconnaître à
la Russie la possession de Kiev et de Smolensk, seul l'ouest de l'Ukraine restait polonais. Là,
l'Eglise uniate fut dominante, mais les influences latines altérèrent progressivement sa spécifici-
té. La vie monastique perdit son originalité et l'Ordre "basilien", sur le modèle des Ordres
occidentaux, regroupa les monastères jusque-là indépendants. Avec les partages de la Pologne à
la fin du dix-huitième siècle, une partie de cette Ukraine occidentale passera sous domination
autrichienne, et les diocèses unis à Rome s'y maintiendront. Dans l'autre partie, devenue russe, la
tsarine et les évêques orthodoxes ne verront dans les uniates que des frères retirés par la force de
la véritable Eglise, des missionnaires seront envoyés, et Catherine II mettra l'administration et
l'armée à leur entière disposition. L'Eglise uniate en Russie connaîtra un répit sous les succes-
seurs de Catherine (morte en 1796), mais la pression reprendra vers 1830, jusqu'à sa suppression
en 1839.
A l'époque de la domination polonaise, les orthodoxes de Kiev avaient fondé, en s'inspi-
rant plus ou moins des institutions jésuites, une Académie allant des rudiments à l'enseignement
supérieur théologique. Cette Académie continua son oeuvre après 1667, les cadres religieux
formés à Kiev furent utilisés dans toute la Russie, et un peu plus tard des institutions similaires
fonctionnèrent à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Le monastère de la Trinité-Saint-Serge dispensa
lui aussi un enseignement théologique. Malheureusement la très grande pauvreté des bibliothè-
ques russes rendait presque impossible l'accès aux Pères de l'Orient antique et médiéval, et l'on
restait tributaire de la scolastique occidentale, juste retouchée pour être fidèle à l'orthodoxie.
Quant aux écoles diocésaines, à peu près généralisées à la fin du dix-huitième siècle, leur niveau
reste élémentaire.
De l'histoire de l'Eglise russe entre 1613 et 1800, on retiendra les épisodes essentiels. Au
début, l'union des deux pouvoirs est extrême : le patriarche n'est autre que le père, devenu
moine, du jeune tsar Michel. Dans les décennies qui suivent, un désir de piété renouvelée et de
réformes se fait sentir. Alexis, tsar de 1645 à 1676, pousse en ce sens, et le patriarche Nikon,
qu'il a choisi en 1652, va mettre en train une importante réforme liturgique. Celle-ci ne manquait
pas de justification, mais elle heurta d'autant plus une partie du peuple et du clergé que Nikon se
révéla autoritaire, et eut tendance à considérer, à tort assez souvent, que tout ce qui en Russie
s'écartait des usages grecs ne pouvait provenir que d'une corruption de la tradition. Ceux qu'on
appelle les "vieux-croyants" entrèrent en dissidence. C'est évidemment caricaturer que de réduire
cette dissidence au refus opposé par les vieux-croyants, qui faisaient le signe de la croix en
joignant deux doigts de la main droite, à l'usage de se signer avec trois doigts introduit par la
réforme ; cela fut pourtant le signe le plus visible de la coupure qui s'opéra parmi les fidèles.
Alexis ne cessa de soutenir la réforme, même après que Nikon se fut aliéné sa faveur et celle des
évêques par ses manières souveraines et eut été déposé en 1666 par un concile russe en présence
des patriarches d'Antioche et d'Alexandrie. Les animateurs de la dissidence furent cruellement
poursuivis : arrestations, exils, mutilations même, et jusqu'à la mort par le feu pour le plus en
vue d'entre eux, Avvakoum, en 1682 sous l'impératrice Sophie. Le sort des dissidents s'améliora
un peu sous Pierre le Grand, mais ils restaient marginalisés jusque dans la vie civile, et il leur
fallut attendre les dernières décennies du dix-neuvième siècle pour jouir d'une pleine tolérance.
Les ressortissants occidentaux attirés en Russie par Pierre virent leur religion acceptée, à condi-
tion que ce soit sans propagande parmi les Russes.
On sait que Pierre le Grand, au pouvoir de 1689 à 1725, entreprit de moderniser la Russie
en s'inspirant sur bien des points de l'Occident. Il ne pouvait envisager qu'une institution quel-
conque demeurât indépendante de son pouvoir. Lorsque le patriarche Adrien meurt en 1700, il
ne laisse pas élire un successeur, et choisit de confier les responsabilités à un simple "vicaire".
S'ouvre alors une période de transition au cours de laquelle, à l'initiative du tsar, l'organisation et
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la discipline de l'Eglise et la gestion de ses biens sont revues pour être mises sous le contrôle de
l'Etat et participer à l'utilité sociale (financement d'hospices par exemple). Le recrutement des
moines est limité au remplacement des vides causés par les décès. En 1721, les évêques sont
contraints d'accepter la suppression de la dignité de patriarche, et l'institution d'un Saint-Synode
collectif qui le remplace, et auprès duquel un procureur général laïc sera l'oeil du tsar et le
messager de ses volontés. Il ne restera plus à Catherine II, en 1764, qu'à séculariser les biens de
l'Eglise pour que cette mise en tutelle soit complète. On ne peut prétendre que la vie religieuse
en ait été améliorée.

7. La montée des Lumières

Il ne peut être question ici de retracer tout le vaste mouvement intellectuel des "Lumiè-
res" au dix-huitième siècle. C'est seulement dans son rapport avec l'histoire du christianisme
qu'il sera examiné.
Déjà au cours du siècle précédent, les sciences se sont développées, on n'en est pas resté
aux découvertes de Galilée. L'essor de la raison scientifique est désormais un phénomène
habituel, et on ne s'étonne plus de voir des lois de la physique établies sous la forme d'équations
mathématiques. Ainsi en 1687 les lois de la gravitation universelle telles que les publie Newton.
Dès lors, on a moins tendance à accepter naïvement le récit de faits extraordinaires, et ce n'est
plus à la Bible mais au travail de la raison humaine que l'homme recourt pour tenter de com-
prendre ce qui se passe autour de lui et jusqu'en lui. Le règne de la raison conquérante a com-
mencé, et la conviction se fait jour qu'ainsi on est en train de passer de l'obscurité de l'ignorance
à la lumière de la science.
Il est d'autres ténèbres encore. Lorsque des hommes maltraitent d'autres hommes non
pour des crimes qu'ils auraient commis mais pour les idées et les croyances qu'ils professent,
cela heurte désormais un nombre croissant de gens - non point tout le monde, car les partisans
des droits absolus de "la vérité" restent nombreux, et le conflit autour de l'idée de tolérance n'est
pas près de s'apaiser. En France, on verra encore en 1766 un garçon de dix-neuf ans décapité
pour ne s'être pas découvert au passage du Saint-Sacrement en procession ; pour faire bonne
mesure, on l'avait accusé aussi d'avoir mutilé un crucifix. Mais en Hollande calviniste on a cessé
de s'en prendre aux catholiques, la messe est tolérée pourvu que les lieux de culte ne soient pas
identifiés de l'extérieur, et le pays devient le refuge de tous ceux qui sont persécutés ou inquié-
tés, jansénistes par exemple (il va se perpétuer à Utrecht une lignée d'évêques jansénistes dont la
consécration s'est faite contre Rome) ou encore marginaux du protestantisme ; Amsterdam
devient le centre d'une activité intense d'impression de livres dont la publication est impossible
ailleurs. La tolérance sera un des grands combats de Voltaire, mentionnons simplement l'affaire
Calas : ce calviniste habitant Toulouse avait cru pouvoir cacher que la mort de son fils aîné était
un suicide, on l'accuse de l'avoir assassiné parce qu'il voulait se convertir au catholicisme, on le
torture, on le condamne, on l'exécute, et l'on maintient sa famille en prison comme complice
(1762), mais la campagne d'opinion orchestrée par Voltaire obtient en 1765 la reconnaissance de
l'erreur judiciaire et la réhabilitation du condamné. L'affaire est emblématique, parce qu'elle unit
plusieurs éléments dont chacun pris à part mérite l'intérêt : le sort fait aux protestants depuis la
Révocation, les préjugés confessionnels menant au soupçon systématique, la cruauté de la
torture et l'aberration de son usage pour la recherche de la vérité. On aurait seulement aimé voir
ce combat des philosophes pour le respect de l'homme aller jusqu'au refus de la traite des nègres.
Ce ne fut que trop rarement le cas.
Plus de science, et plus d'humanité dans les rapports entre les hommes : ces revendica-
tions ne devraient pas être tenues pour antichrétiennes. Sans être tous aussi engagés qu'un Blaise
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Pascal, la plupart des savants qui ont fait alors progresser la physique et l'astronomie ne profes-
saient rien d'hostile à la foi. Et aux yeux de Richard Simon, douter que Moïse soit personnelle-
ment l'auteur des livres bibliques mis sous son nom avait été une nécessité de la critique histori-
que et philologique, mais non une provocation à ne plus croire, ni une invitation à révoquer
l'inspiration divine de l'Ecriture. Pourtant le conflit a eu lieu. Pourquoi ?
Il faut incriminer d'abord l'incompréhension manifestée par les autorités religieuses
devant les requêtes de la raison scientifique. On peut déceler ces réactions négatives chez des
ministres protestants, certes, mais les condamnations du Saint-Office, l'Index des livres prohi-
bés, ont un retentissement bien plus décisif, et le catholicisme se trouve ici en première ligne.
Or, contre l'évidence, la censure qui frappe les publications de Copernic et de Galilée est main-
tenue par Rome jusqu'en 1757. Si l'on est si frileux quand il s'agit d'astronomie, que sera-ce
quand le texte biblique et les conditions de sa constitution sont l'objet de l'étude ! Le refus, ou la
peur, de faire complètement droit aux exigences scientifiques en cette matière subsistera jusque
dans les premières décennies du vingtième siècle. Il n'est donc pas étonnant que parmi les esprits
éclairés certains aient cru n'avoir plus rien à attendre de cette Eglise, et aient conclu que la foi
qu'elle prêchait ne pouvait rien valoir.
Du côté de ces esprits éclairés non plus tout n'est pas sans ambiguïté. Laissons hors du
débat les raisons personnelles qui ont pu incliner tel ou tel à s'affranchir de la tutelle chrétienne.
Plus important, il s'est produit deux confusions, entre la raison scientifique et une philosophie
rationaliste, entre le refus du fanatisme et de l'intolérance et le refus de toute révélation et de tout
dogme.
Raison scientifique et rationalisme. On connaît cette histoire rapportée alors par le savant
et philosophe Fontenelle : un siècle plus tôt, le bruit avait couru que, les dents étant tombées à
un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or dans sa nouvelle dentition. On
avait crié au miracle, savants et historiens avaient raisonné sur la chose, et les prédicateurs
avaient vu là un soutien de Dieu à la cause de la chrétienté face aux Turcs. Jusqu'au jour où,
examinant de plus près la dent, avec l'aide d'un orfèvre, on s'était rendu compte qu'il s'agissait
d'une supercherie, une feuille d'or appliquée là avec beaucoup d'adresse. Fontenelle voit dans
cette affaire un légitime avertissement : il faut tout vérifier, tout passer au crible de la raison,
afin d'échapper aux illusions, aux tromperies, à la superstition. Il y a cependant deux manières
d'aborder cet examen critique quand il s'agit de faits (ou prétendus faits) extraordinaires pouvant
recevoir une interprétation religieuse. On peut pousser au maximum le sérieux de l'investigation
en restant disponible à toute découverte, qu'elle satisfasse ou embarrasse la raison, et s'il reste un
mystère on réservera tout jugement en tant que savant, c'est l'attitude scientifique. On peut aussi
estimer a priori que la chose étant impossible selon la raison il est exclu qu'elle existe vraiment,
on ne mènera l'examen que pour vérifier cet a priori, et si par hasard on est incapable de déceler
comment la dent d'or a été faite on postulera que ce "mystère" se résoudra obligatoirement quand
la science et l'habileté des hommes auront progressé, c'est l'attitude rationaliste. Il est aisé de
passer d'une attitude à l'autre, et, dans l'enthousiasme des découvertes, récemment encore
inimaginables, opérées par la raison, on est tenté de conclure que rien n'échappera bientôt à
l'explication scientifique. Alors ou bien la foi est éliminée, ou bien il ne reste qu'une sorte de
religion naturelle, où l'hypothèse d'un Dieu organisateur du monde garantit la valeur de la raison
et fonde la morale nécessaire à la vie en société.
Refus de l'intolérance et refus de la révélation. On peut certes imaginer un despote qui
réprime par politique ou par ambition les hérétiques d'une foi qui le laisse lui-même indifférent,
mais en général l'intolérant croit sincèrement aux dogmes qu'il veut préserver, et cette sincérité
même, ce service de la vérité auquel il se voue, peuvent lui donner bonne conscience dans son
refus de respecter la liberté des autres, surtout quand à ses yeux c'est une révélation d'origine
divine qui garantit ce qu'il croit ; dans le monde catholique, pour rendre parfaitement claires les
raisons d'écarter cette bonne conscience, il a fallu les textes de Vatican II. Dès lors il était tentant

24
de voir dans l'acceptation même de l'idée d'une révélation et dans l'adhésion à des dogmes la
source des actes de fanatisme qu'on combattait. Cela d'autant plus que, même si l'authentique vie
chrétienne consistait certainement comme aujourd'hui en une adhésion personnelle à Jésus
Christ, la présentation des catéchismes mettait en tête une collection de vérités à croire. Cessons
de nous attacher à des dogmes, à une révélation obscure, ne gardons des religions qui s'affron-
tent que ce qui est utile à la morale sociale, contentons-nous de ce sur quoi la raison nous met
d'accord, le fanatisme disparaîtra. Croire cela était une illusion bien sûr, et l'échafaud de la
Terreur voisinera avec le culte de la Raison et de l'Etre Suprême, mais Voltaire est mort trop tôt
pour le voir.
Ces confusions entre un combat légitime pour la science et la tolérance et une mise à
l'écart de toute foi religieuse furent favorisées par le fait que les athées convaincus, peu nom-
breux, risquaient leur vie, ou en tout cas leur liberté, s'ils s'avançaient sans masques. Les textes
les plus explicites de Diderot n'ont été connus que bien après sa mort. Les critiques de la foi
chrétienne se dissimulent donc derrière des diatribes contre les "superstitions païennes" ou le
"fanatisme des sectateurs de Mahomet", les attaques les plus décidées prennent des formes
indirectes. Il était bien difficile de distinguer aussi nettement que nous pouvons le faire aujour-
d'hui la pleine irréligion d'un Diderot ou d'un D'Alembert, le déisme d'un Voltaire, la religiosité
encore imprégnée de christianisme d'un Rousseau, et le désir de plus de tolérance et de plus de
respect pour l'autonomie de la science présent chez d'authentiques croyants chrétiens. Hors de
France, et notamment en Europe du Nord, le courant des Lumières fut d'ailleurs moins éloigné
du christianisme que chez nous, notamment parce que la multiplicité des communautés issues du
protestantisme et l'absence d'institutions centralisées garantes d'une orthodoxie donnèrent plus
de champ à la liberté d'oser sans rompre. Il peut se trouver là, par exemple, des gens qui gom-
ment la divinité de Jésus et mettent surtout en avant sa mission de prophète moral sans se
retrouver hors de toute communauté, même si ce faisant ils scandalisent d'autres groupes. Il put
donc y avoir des tendances à un christianisme "éclairé", qui préparaient le protestantisme libéral
du siècle suivant.

Au premier rang des bêtes noires honnies des gens éclairés, il y avait les jésuites, à la fois
pour des raisons compréhensibles et pour d'autres fort mauvaises. Raisons compréhensibles : la
Compagnie de Jésus est une milice, très hiérarchisée, au service de l'Eglise romaine et du pape, à
qui chaque jésuite obéit sans réserve en vertu d'un voeu particulier. Comme en plus les jésuites
ont pour stratégie d'influencer la société en faveur de la foi et de l'Eglise en portant leurs efforts
sur les lieux de pouvoir présents (être confesseurs des princes) et futurs (éduquer les futures
élites dans leurs collèges), on réagit en face d'eux comme face à un groupe prêt à tout pour
réaliser les buts qu'il s'est fixés. En ce temps où progresse le goût du libre examen, leur obéis-
sance extrême est condamnée comme fanatique. Raisons peu recommandables : en Amérique
espagnole et portugaise, les jésuites font ce qu'ils peuvent pour soustraire les indigènes à l'ex-
ploitation forcenée des colons, les "réductions " des Guaranis en sont l'exemple le plus poussé,
on les accusera donc d'exploiter eux-mêmes leurs protégés alors qu'ils ne sont qu'excessivement
paternalistes. En Chine, leur succès auprès de l'empereur Kangxi avait excité la jalousie des
autres Ordres, et la controverse sur les rites chinois, qui fait qu'aujourd'hui on reconnaît en eux
les précurseurs de l'effort contemporain d'inculturation du christianisme dans les sociétés non
européennes, leur a donné alors la réputation d'être capables d'aller jusqu'aux plus graves
compromissions avec l'idolâtrie pour obtenir quelques résultats.
Ainsi l'hostilité contre eux unit l'anticatholicisme des Lumières, le christianisme jansé-
niste ou conservateur, et les intérêts colonialistes. Ils ont succombé. La Compagnie vit ses
activités interdites au Portugal en 1759 (conséquence directe de la résistance des Guaranis face
aux troupes portugaises), en 1762 en France, par décision des Parlements de justice, en 1767 en
Espagne. Le pape Clément XIII les défendait comme il pouvait, c'est-à-dire sans succès. Il suffit

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d'une succession papale amenant un pape faible et issu d'un Ordre hostile pour que les puissan-
ces obtiennent la suppression générale de la Compagnie en 1773. Quand ses biens eurent été
confisqués, on s'étonna de la trouver moins riche qu'on ne l'espérait. En France, les anciens
jésuites purent continuer un ministère de simples prêtres. La Compagnie subsista chez le protes-
tant philosophe Frédéric II de Prusse et l'orthodoxe Catherine II de Russie ! Pie VII rétablira
officiellement les jésuites en 1814.
On peut également mettre au compte de l'influence des Lumières, en même temps que
des tendances gallicanes ou, dans d'autres pays, analogues, les mesures prises par les princes
catholiques dans la seconde moitié du dix-huitième siècle pour réformer l'Eglise à leur manière.
Les religieux qui prient dans leurs monastères, sans avoir d'activité enseignante ou caritative,
sont considérés comme inutiles à la société. En France comme dans les territoires autrichiens,
l'âge auquel il est permis de faire profession est relevé, les dons aux Ordres religieux sont limités
et de nombreux couvents sont fermés, leurs moines regroupés, par décision de l'Etat. Cette prise
en main de l'Eglise par le souverain éclairé fut la plus nette dans les pays soumis à l'autorité
autrichienne, Autriche, Bohême, Hongrie, Pologne du sud, actuelle Belgique. On a appelé cela le
"joséphisme", du nom de l'empereur Joseph II, d'abord associé à sa mère Marie-Thérèse (morte
en 1780) puis seul jusqu'à sa propre disparition en 1790. Il n'y avait de sa part aucune intention
irréligieuse, les sommes récupérées sur les biens des jésuites ou sur les couvents fermés furent
affectées à la création de nouvelles paroisses en grand nombre et à la formation et à l'entretien de
leurs curés, mais il est significatif qu'il ait été demandé à ces curés de ne pas prêcher la foi
seulement, mais aussi d'être parmi leurs ouailles des agents d'hygiène et d'instruction et des
dispensateurs de secours. Le souverain laisse au pape et aux évêques la foi et les sacrements, et
se tient pour intendant de tout le reste, Eglise comprise. Rome et des évêques protestent, en vain,
malgré une visite de Pie VI à Vienne en 1782. C'est la même année que 700 couvents contem-
platifs sont fermés et 38.000 religieux relevés de leurs voeux.
Dans cet esprit, c'est au souverain qu'il revient aussi de décider quel sort doit être réservé
aux dissidents. La leçon de la Révocation française a porté, et Joseph II ne tient pas du tout à
voir émigrer chez son rival Frédéric de Prusse les protestants de ses Etats. En 1781, par une
"patente de tolérance", il permet aux protestants et aux orthodoxes de construire des temples et
des églises, sous réserve d'une certaine discrétion architecturale. Dans les mêmes années, l'accès
aux universités du pays et à la fonction publique leur est reconnu. En 1782, la tolérance est
étendue aux juifs. On sait qu'en France, en 1787, un "édit de tolérance" sera pris en faveur des
protestants. En 1778, en Angleterre, un bill du Parlement accorde aux catholiques un début de
reconnaissance, mais il suscite encore la protestation de Wesley, le fondateur du méthodisme,
pour qui "chaque converti au papisme est, par principe, un ennemi du pays". En revanche, dans
les territoires prussiens, majoritairement luthériens avec une dynastie calviniste et un roi philo-
sophe, la tolérance englobait même les jésuites ! Précisons cependant qu'il ne s'agit toujours à
cette époque que de tolérance (on tolère ce qu'on ne pourrait empêcher qu'au prix de maux jugés
inacceptables), non d'une véritable acceptation du pluralisme. Et Rome continue à condamner
cette tolérance. Seuls les jeunes Etats-Unis d'Amérique vont établir nommément la liberté de
religion (1786) et même l'intégrer à leur Constitution (1791).

8. Le dix-huitième siècle, un grand siècle religieux ?

Les Lumières ont surtout concerné, en un premier temps, les couches supérieures de la
société et les milieux qu'on appelle aujourd'hui "intellectuels". On sait que l'Encyclopédie connut
un grand succès, ce grand succès veut dire simplement 4.000 souscripteurs. C'est seulement à la
veille de la Révolution française que les thèmes mis à la mode par les "philosophes" commen-

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cent à se banaliser. En réaction contre une vision de ce siècle qui n'y perçoit que mise en ques-
tion et en accusation des traditions religieuses, on a pu proposer l'idée qu'il fut un grand siècle
chrétien. Qu'en est-il ? Etablir un bilan sur deux colonnes en regard est impossible. On ne peut
nier qu'une crise était en germe : le nombre des vocations baisse en France dans la seconde
moitié du siècle, et bien des couvents sécularisés par la Révolution étaient déjà presque vides.
Mais que de signes de vitalité par ailleurs, chez les protestants et chez les catholiques !

Dans les pays catholiques, des congrégations déjà établies (capucins, jésuites) ou
nouvelles ("Prêtres de la mission", appelés aussi lazaristes, de Vincent de Paul, Congrégation de
Jésus et de Marie, ou eudistes, de Jean Eudes) ont développé les missions de l'intérieur dès le
siècle précédent. Durant un temps de trois à cinq semaines, les missionnaires qui ont débarqué
dans une paroisse ou un groupe de paroisses ne cessent de prêcher les articles de la doctrine
(avec la multiplicité désormais installée des confessions chrétiennes, une adhésion très générale
à la foi n'est plus tenue pour suffisante), d'exhorter à plus de moralité et à des gestes de réconci-
liation, de faire craindre le Jugement, pour aboutir au plus grand nombre possible de confessions
et à une communion générale.
Autour de 1700, cet effort s'accentue encore, et surtout s'infléchit par un plus grand souci
de porter la mission jusque dans les campagnes reculées et déshéritées, de s'adresser d'une
manière adaptée aux plus pauvres. De nouveaux acteurs apparaissent. Louis-Marie Grignion de
Montfort (mort en 1716) parcourt en missionnaire tout l'ouest de la France, et fonde pour
continuer son oeuvre deux congrégations spécialisées, les Montfortains et les Filles de la Sa-
gesse. Les régions où il est intervenu resteront massivement catholiques durant plus de deux
siècles. En Italie, Alphonse de Liguori fonde en 1732 la congrégation du Très-Saint-Rédempteur
(les rédemptoristes), et va délibérément à la rencontre des villageois éparpillés, dans des régions
pauvres où les relations sociales sont empreintes de dureté. Les missions des rédemptoristes sont
souvent plus longues, et pour éviter les flambées sans lendemain ils reviennent quelques mois
plus tard pour un "retour de mission". En Bavière, en Bohême, en Hongrie, des efforts similaires
sont faits et rencontrent des succès.
C'est au dix-huitième siècle qu'on se met à inclure dans les cérémonies célébrées au cours
des missions un renouvellement des promesses du baptême, ainsi qu'à solenniser à cette occa-
sion la première communion des enfants catéchisés. En dehors même des missions, dans l'effort
quotidien des diocèses, ce siècle voit les curés développer parallèlement le catéchisme des
enfants et l'alphabétisation. Si l'écriture pose encore bien des problèmes, la lecture se répand, et
au bout de quelques années de catéchisme oral, on met entre les mains des enfants un livre. En
France les éditions de catéchismes diocésains se multiplient, alors qu'ailleurs ont reprend plutôt
les catéchismes devenus traditionnels de Pierre Canisius (dans les pays de langue allemande) ou
de Bellarmin. Ces catéchismes ne commencent à mettre en garde contre les thèses des "philoso-
phes" que très tard dans le siècle, signe que la propagande des Lumières ne s'est pas encore
diffusée dans le peuple. On peut donc penser que le dix-huitième siècle a été un siècle où la
Contre-Réforme continuée est descendue plus profondément qu'avant dans les masses catholi-
ques, au moins dans un grand nombre de régions.

Du côté des Eglises issues de la Réforme, le dix-huitième siècle se caractérise par un


certain nombre de mouvements de "réveil" ou, comme disent les anglais, de revival,.
En Angleterre, l'Eglise anglicane, officielle, se trouve concurrencée par des communautés
dissidentes, "presbytériennes" (sans évêques, ayant le type calviniste d'organisation) et "congré-
gationalistes" (indépendance de l'assemblée locale des fidèles). Ces dissidents avaient été
sporadiquement persécutés ; en 1689, au lendemain de la Révolution qui a chassé Jacques II, un
"Acte de tolérance" a été pris en leur faveur. C'est cependant à l'intérieur de l'Eglise officielle

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que se manifeste d'abord le "réveil". John Wesley, un jeune prêtre anglican, ne fut pas le premier
à connaître (le 24 mai 1738 dans son cas) l'expérience intérieure d'être sauvé par la grâce et
converti à une existence nouvelle, mais c'est à partir de sa parole que ce réveil va devenir un
mouvement évangélique important, avec des prédications populaires réunissant parfois en plein
air des milliers de personnes . Ce mouvement "méthodiste" réagit contre la tendance qu'avait eue
l'Eglise d'Angleterre, dans les décennies précédentes, à n'exiger de ses fidèles que l'accord sur
quelques grands principes communs, le salut par la foi et par l'Ecriture, l'union de l'Eglise et de
l'Etat, en les laissant libres pour le reste de leurs interprétations personnelles. Sans renier la
confrontation personnelle avec l'Ecriture, bien au contraire, Wesley et ses amis s'opposent à une
largeur d'esprit qui pouvait laisser trop de champ aux interprétations plus ou moins rationalistes
et déistes, et prêchent une lecture fondamentaliste de la Bible et une conversion de chacun à une
vie centrée sur l'union à la Croix du Christ. Les convertis se font activistes, veulent ramener à
Dieu le plus grand nombre possible d'âmes. L'enthousiasme manifesté par prédicateurs et
convertis parut aux autorités de l'Eglise susceptible de raviver les vieilles querelles, et la hiérar-
chie prit ses distances. Entre le mouvement méthodiste et les communautés dissidentes il y eut
des passages, des échanges, mais Wesley pour sa part ne chercha jamais à quitter l'Eglise
d'Angleterre, tout en donnant à l'activité de ses prédicateurs, des laïcs en majorité, une organisa-
tion ferme, avec une conférence annuelle à partir de 1784. A sa mort, qui survint en 1791, le
mouvement constituait déjà en fait une communauté distincte, et la séparation d'avec l'Eglise
officielle fut constatée tout naturellement. Le méthodisme connut des succès importants dans les
Etats-Unis d'Amérique tout juste indépendants.
En Allemagne, le réveil prend la forme du "piétisme". Sans se scléroser véritablement, le
luthéranisme allemand s'était un peu raidi autour d'une orthodoxie appuyée sur les confessions
de foi et autres "concordes" élaborées au seizième siècle, une scolastique luthérienne s'était
développée. A partir de 1670 environ, on vit se former parmi les fidèles des groupes, les collegia
pietatis, où on lit ensemble la Bible et où on s'encourage à une piété plus active. Ils sont souvent
animés par des laïcs. Mais ces groupes, tout en apportant une certaine contestation dans l'Eglise
établie, n'ont pas dérivé vers des élans incontrôlés, car ils ont subi l'influence d'authentiques
théologiens, comme Spener (1635-1705), qui prônait la mise en valeur du sacerdoce de tous les
fidèles, et une rénovation des études de théologie à partir de l'exégèse biblique. Des foyers de
piétisme se développèrent notamment à Berlin, à Halle où il investit l'université en même temps
que le pasteur Francke (1663-1727) multiplie les activités de charité et d'enseignement, et dans
le Wurtemberg où Bengel (1687-1752) remplace, dans la formation qu'il donne à plusieurs
générations de pasteurs, la théologie scolastique par une théologie biblique. Comme dans le cas
du méthodisme anglais, l'engagement piétiste a souvent pour point de départ une expérience
personnelle de conversion, ainsi chez Francke, et le mouvement a compté dans ses rangs des
mystiques : on trouve chez Tersteegen (1697-1769) des accents que n'étonneraient pas chez
Thérèse d'Avila ou Jean de la Croix.
Dans les Eglises issues de la Réforme (et il faudrait étudier aussi le calvinisme, qui se
présente alors en unités plus dispersées et d'évolution moins homogène, en Ecosse, en Hollande,
en Suisse, dans une diaspora allemande et jusqu'aux confins orientaux de l'empire des Habs-
bourg) coexistent ainsi des réveils très importants, qui auront encore une influence vivifiante au
siècle suivant, et des tendances à une présentation quelque peu rationalisante de la foi, sous
l'influence des Lumières.

9. Le choc de la Révolution française

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La religion peut-elle, doit-elle, rester le fondement du lien social et national ? Cette
question demeurera posée tout au long du dix-neuvième siècle et au-delà (peut-être même
jusqu'aux funérailles catholiques souhaitées par un François Mitterrand agnostique). Sans qu'on
en ait eu conscience d'emblée, elle a été mise en évidence par la Révolution française. Si la
réponse est non, on peut s'acheminer vers cette neutralité de l'Etat que prévoit dès cette époque
le premier amendement à la Constitution américaine et que nous vivons aujourd'hui, mais, même
si certains textes votés par les assemblées révolutionnaires en 1795 sont allés dans cette direc-
tion, ce n'était pas mûr dans l'esprit des gens, ni du côté de la hiérarchie catholique, ni chez les
révolutionnaires, et on n'a pu se retenir d'opposer religion à religion, mystique républicaine à
engagement chrétien, et ainsi de déclencher une persécution religieuse, qui est allée bien au-delà
de la défense légitime des acquis politiques et humains de la Révolution.
Tout n'avait pourtant pas si mal commencé. Quand les Etats Généraux se réunissent en
mai 1789, la représentation du clergé compte 208 curés (dont l'abbé Grégoire, curé d'Embermé-
nil en Lorraine) en face de 47 évêques et 35 réguliers. Ce sont surtout les curés, plus proches de
leurs ouailles et souvent pauvres, qui vont lancer le mouvement de ralliement au Tiers Etat qui
transformera cette assemblée des trois "ordres" du royaume en Assemblée Nationale Consti-
tuante substituant la souveraineté de la Nation, qu'elle représente, à celle du roi. Il y a donc au
départ un accord sincère de la grande majorité des clercs, comme d'ailleurs de leurs fidèles, y
compris dans la future Vendée, avec l'évolution qui s'enclenche. Certes, l'abolition des privilèges
(la Nuit du 4 août) prive l'Eglise de ses dîmes. Certes, la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen omet d'ajouter la mention de quelques devoirs, dont les devoirs envers Dieu que Gré-
goire aurait voulu mettre au premier rang. Cela ne crée pas encore de divorce. Les protestants
bénéficiaient depuis 1787 d'une simple tolérance, ils accèdent à une pleine citoyenneté (24
décembre 1789), sans opposition majeure (les juifs devront attendre encore deux ans).
La mise à la disposition de la Nation des biens de l'Eglise (2 novembre 89) aura plus de
conséquence. Ces biens étaient considérables, et l'Etat manquait de ressources. D'ailleurs le bas-
clergé ne jouissait guère de cette richesse. La mesure fut donc adoptée, malgré les réticences de
Grégoire : ce révolutionnaire sincère était conscient que le système bénéficial (toute charge
d'Eglise procure à son titulaire les revenus d'un bien défini), si lourd de défauts qu'il soit dans
son application, a cependant l'avantage de garantir au clergé une certaine indépendance. Privés
par l'Etat de revenus propres, les clercs vont recevoir de lui un traitement, qui fera d'eux des
fonctionnaires du culte comme d'autres le sont de l'administration ou de la justice. Il faut donc
organiser ce corps de fonctionnaires ecclésiastiques. La Constitution civile du clergé est en
germe dans la décision prise.
Approuvée par l'Assemblée le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé calque la
carte des diocèses sur celle des départements nouvellement créés, prévoit que les évêques seront
élus par l'assemblée électorale du département parmi les ecclésiastiques ayant exercé quinze ans
au moins, et que les curés le seront par l'assemblée du district. Des traitements sont alloués selon
l'importance du poste, y compris aux vicaires qui assistent les curés. Probablement pour des
raisons d'économie, des paroisses seront regroupées. Il peut nous paraître aberrant que l'Assem-
blée ait pu ne pas voir qu'elle allait vers une crise majeure en prenant unilatéralement de telles
mesures alors qu'un concordat avec Rome régissait depuis 1516 les rôles respectifs du pape et du
roi dans l'Eglise de France, en révoquant de fait les évêques en place, en décidant que tous les
citoyens indistinctement, catholiques ou non, éliraient les évêques comme pour n'importe quelle
élection politique, en éliminant le recours au pape, qui serait seulement informé, pour l'investi-
ture spirituelle de l'élu, en décidant aussi de supprimer des paroisses auxquelles les gens étaient
attachés. Pour comprendre cette illusion, il faut faire la part du gallicanisme diffus dans l'Eglise
et le pays, et se souvenir qu'on était habitué à voir le roi choisir les évêques (l'investiture papale
étant automatique, sauf conflit majeur pour d'autres raisons) : or la Révolution commençante
substitue partout la souveraineté de la Nation à celle du roi devenu le premier fonctionnaire.
Cela est si vrai qu'en un premier temps le pieux Louis XVI lui-même n'y vit point de mal et
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ratifia la loi, tandis que sur 331 députés membres du clergé, la majorité acceptera d'abord de
jurer fidélité à la Constitution, soit sans réserve (101) soit en ajoutant "sous réserve des choses
spirituelles" (143). Pendant ce temps, le pape Pie VI se taisait, et ce silence dura huit mois.
Espérait-il, ou lui fit-on espérer, des corrections ?
Dans ces conditions, la moitié des curés environ accepte le serment, mais de manière très
inégale selon les régions. L'Ouest et l'Alsace se distinguent déjà par leur résistance. Le 10 mars
1791 tombe la condamnation romaine, et le pape exige la rétractation des jureurs, tandis que
l'Assemblée a refusé de prendre en compte l'adjonction d'une réserve. Désormais il y a les
jureurs et les réfractaires, une Eglise constitutionnelle et une Eglise romaine. Le schisme est
consommé. Les évêques d'Ancien Régime émigrent presque tous, une partie des prêtres réfrac-
taires en fait autant, les autres deviennent clandestins. L'Eglise constitutionnelle se met en place,
ses curés ne sont pas bien accueillis partout. Des évêques sont élus (Grégoire dans le Loir-et-
Cher) et prennent au sérieux leur tâche pastorale. Ils ont été consacrés, validement, par quelques
prélats ralliés à la Révolution. Sans exception, ils ont écrit à Rome pour notifier leur élection et
protester de leur fidélité doctrinale et de leur révérence envers le pape.
Dès février 1790, les congrégations à voeux solennels ont été supprimées, mesure déjà
prise dans les pays autrichiens par le catholique Joseph II, ne l'oublions pas. Les congrégations
enseignantes et hospitalières sont préservées, mais seront condamnées à leur tour en août 92. Car
la Révolution s'accélère, la guerre a été déclarée à l'Autriche, la royauté tombe, une coalition de
rois et de princes envahit la France, c'est le temps de la "patrie en danger". On voit des suspects
et des traîtres partout, d'où des arrestations massives, notamment parmi les prêtres réfractaires, et
l'on improvise des prisons dans les anciens couvents. Lorsque, à l'annonce de l'approche des
armées ennemies, Paris s'enflamme, des bandes excitées envahissent ces prisons, et ce sont les
massacres des 2 et 3 septembre 92. Les prêtres tués dans ces massacres l'ont-ils été en haine de
la foi ? Directement pour cette raison, c'est loin d'être assuré, car le déchaînement meurtrier de
ces journées a fait beaucoup d'autres victimes "ennemies du peuple", mais c'est bien pour leur
fidélité à l'Eglise romaine qu'ils avaient été suspectés, puis arrêtés, ce qui les a exposés à ce sort.
Avant de disparaître au profit de la Convention, l'Assemblée Législative, par une loi du
20 septembre 92, crée l'état civil : désormais les actes de naissance, de mariage et de décès
seront dressés par les officiers municipaux, et non plus par l'Eglise. Les curés constitutionnels ne
voient aucun mal à cela ; ils continueront évidemment à tenir des registres de chrétienté (baptê-
mes, sacrement de mariage, obsèques religieuses), à titre privé. Ils ne se doutent pas que bientôt
certains d'entre eux seront déférés au tribunal révolutionnaire pour l'avoir fait ! La même loi
autorise le divorce.
L'automne 93 verra une aggravation de la situation. D'une part, c'est la révolte de la
Vendée. De l'autre, c'est le déclenchement d'une violente campagne antireligieuse, qui ne
persécute pas la seule Eglise réfractaire, mais s'en prend aussi aux constitutionnels et aux
protestants.
La Vendée. Les historiens s'épuisent à débattre sur les raisons du soulèvement, elles n'ont
probablement pas été les mêmes pour tous les acteurs. Le motif religieux, la défense de la foi
traditionnelle et de l'allégeance romaine, n'est donc pas le seul, il y a aussi des fidélités royalis-
tes, la disette, le rejet par les paysans du bocage du républicanisme des villes, la réaction à la
levée en masse de conscrits qui iraient mourir sur des frontières bien lointaines. Il est certain
cependant que l'armée des révoltés se dénommera "catholique et royale", et que les campagnes
soulevées sont celles qu'ont sillonnées pendant des décennies les missionnaires disciples de
Grignion de Montfort. Ce fut une atroce guerre civile, sans quartier de part ni d'autre, d'abord au
sud de la Loire, puis au nord (les "Chouans") quand les troupes républicaines eurent reconquis
en grande partie le sud. Le plus grand nombre de victimes fut probablement provoqué par les
"colonnes infernales" que fit circuler le général républicain Turreau. En 1795, après un débar-
quement raté d'émigrés à Quiberon, la lassitude et les méthodes plus douces du général Hoche

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ouvriront la voie à une extinction progressive de l'insurrection. On notera qu'au temps des succès
des vendéens, les protestants du Poitou se sont sentis menacés et ont pris les armes, prêts à
résister à une invasion qui finalement n'est pas venue.
La campagne antireligieuse. On est à un moment où divers pouvoirs, officiels et offi-
cieux, se chevauchent. La Convention, en principe souveraine, est doublée par le Comité de
Salut Public et le Comité de Sûreté Générale, qui émanent pourtant d'elle. Les autorités locales
sont surveillées et doublées par des "représentants en mission" venus de Paris. Les assemblées
des clubs font la loi et sont souvent plus puissantes que les autorités établies. D'où une grande
incohérence. Ce sont surtout le Comité de Sûreté Générale, des représentants en mission et les
clubs qui attisent la haine du "fanatisme". On s'attaque aux édifices du culte, à leurs statues, à
leur mobilier, aux bibliothèques. Pour stigmatiser cette rage imbécile, Grégoire invente le mot
"vandalisme" ("Je créai le mot pour tuer la chose", écrira-t-il dans ses Mémoires). On ridiculise
les cérémonies religieuses par des mascarades. Le calendrier chrétien doit laisser la place au
calendrier révolutionnaire, le dimanche céder au décadi. On ferme au culte Notre-Dame de Paris
et on y célèbre la déesse Raison. On fond les cloches, mais là il y a une autre raison, on en a
besoin pour fabriquer des canons. Surtout, on s'en prend aux ministres du culte, prêtres réfractai-
res quand on met la main sur eux, mais aussi constitutionnels et jusqu'aux pasteurs protestants,
et on les somme d'"abdiquer" leur charge, de remettre les lettres de mission reçues de leurs
supérieurs, de se marier sous peine de déportation. Une minorité s'incline volontiers, d'autres le
font par peur, d'autres rusent avec la complicité de leurs paroissiens : il y a des mariages blancs,
un représentant en mission découvre avec stupeur que des prêtres en principe abdicataires
continuent à célébrer d'accord avec les villageois. Certains sont effectivement déportés, dénon-
cés aux tribunaux révolutionnaires, exécutés. Grégoire, que le Loir-et-Cher a fait à la fois évêque
et député à la Convention, continue à venir aux séances en bas violets et calotte sur le crâne,
sans se démonter.
On aura compris que ces violences sont très inégalement répandues sur le territoire et au
long des mois de cette période politiquement chaotique qui vit monter à l'échafaud successive-
ment les girondins, les dantonistes ou "indulgents", les hébertistes ou "enragés", et finalement
Robespierre et ses amis. Parmi les révolutionnaires, le vandalisme a suscité des indignations, et
la campagne antireligieuse a fini par inquiéter certains : sous couvert de lutte contre le fanatisme,
n'est-on pas en train de supprimer tous les repères moraux ? Lorsque Robespierre a fait reconnaî-
tre par un décret de la Convention l'Etre Suprême et l'immortalité de l'âme, il s'agissait d'une
sorte de contre-feu.
Après la chute de Robespierre (27 juillet 94), on revient peu à peu à plus de calme. De
nombreux prêtres meurent encore d'épuisement et de typhus sur les pontons de Rochefort au
cours de l'hiver 94-95. Le principe d'une véritable liberté religieuse, sans participation de l'Etat
(suppression du budget des cultes) est inscrit dans les lois élaborées à la fin de la Convention.
Sous le Directoire ces principes vont être appliqués de manière intermittente. On verra des
églises affectées simultanément à plusieurs cultes : messe constitutionnelle, culte protestant,
cérémonies patriotiques et "théophilanthropiques", et même messe romaine ici ou là tolérée,
peuvent s'y succéder. Un regain de violence antichrétienne se produira dans la seconde période
du Directoire, après septembre 1797.
Dans l'ensemble, cependant, les années du Directoire (1795-1799) seront des années de
reconstruction pastorale pour les deux Eglises rivales. Du côté réfractaire, les évêques émigrés (à
peu près tous de famille noble) demeurent dans leur exil, mais profitent de la relative tolérance
pour déléguer des pouvoirs à des prêtres qui rentrent. La fusion entre ces "rentrants" et ceux qui
ont vécu et oeuvré dans la clandestinité et le danger n'est pas toujours facile, mais la reconstitu-
tion d'une véritable vie d'Eglise est réelle et, aussi bien dans l'exil que dans la clandestinité, il y a
eu un apprentissage de la collégialité qui porte ses fruits. Du côté constitutionnel, un événement
important est le Concile national de 1795.

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Du 15 août au 12 novembre 1797, il rassemble 31 évêques, 70 prêtres délégués par le
presbyterium d'un diocèse (notamment quand l'évêque est empêché ou disparu et non remplacé),
6 théologiens. Tant le gouvernement que l'Eglise réfractaire voudraient considérer cette réunion
comme négligeable, mais comment faire alors que des correspondants venus des territoires
occupés par l'armée française ou érigés en républiques soeurs, et même d'Allemagne et d'Angle-
terre, rehaussent sa solennité, et que le sérieux des travaux est évident ? Le Concile s'affirme
fidèle aux dispositions du Concile de Trente, rappelle l'indissolubilité du mariage sacramentel,
interdit aux laïcs d'usurper les fonctions du prêtre, maintient le célibat sacerdotal, insiste sur les
devoirs civiques (paiement de l'impôt). Cette fidélité à la tradition mécontente le gouvernement,
qui n'avait autorisé la réunion qu'avec l'espoir de voir l'Eglise autoriser le divorce, accepter le
mariage des prêtres, supprimer la confession ! Au plan pastoral, on propose un usage plus large
du français dans la liturgie (sans mettre en question le latin des paroles sacramentelles), on
cherche les moyens de mieux associer les laïcs à la vie de l'Eglise dans le respect des responsabi-
lités de l'évêque3. Le Concile s'achève par l'envoi au pape d'une lettre de communion qui lui
transmet le résultat des travaux et le supplie de réunir un concile oecuménique où seraient
invités les protestants et "les représentants de la judaïcité". Un beau rêve prématuré.
A l'approche de la signature (16 juillet 1801) du Concordat sur lequel Pie VII et Bona-
parte se sont mis d'accord, les deux Eglises catholiques concurrentes sortaient convalescentes de
l'épreuve et se révélaient vivantes et inventives. On a vu que le Concile des constitutionnels
avait manifesté quelques intuitions qui devront attendre Vatican II pour produire des réalisa-
tions. Le Concordat a permis la réunification, et ce n'est pas rien, mais il a aussi donné au
pouvoir politique la possibilité de remettre la main sur l'Eglise, et d'y maintenir l'ordre aux
dépens de la créativité qui s'était révélée. Mais ceci est une autre histoire. Quant aux protestants
et aux juifs, ils avaient gagné à cette période troublée d'être complètement émancipés, et cela
aussi n'est pas rien.

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Sur ces sujets, des débats auront lieu et des mémoires seront rédigés au cours des années suivantes, et auraient pu
aboutir lors du second Concile qui fut tenu en 1801, mais devint aussitôt caduc par la signature du Concordat.

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