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BASARAB NICOLESCU

Le Grand Jeu de la Transdisciplinarité

Michel Camus est certainement un des nos derniers grands épistoliers. Nous connaissions tous
sa belle écriture, son style à la fois élégant et vivant. Il écrivait beaucoup à ses amis et amies
et un jour un éditeur devrait se décider à publier sa correspondance. Mais un événement
singulier a marqué nos relations vers la fin de la l'année 1994: une passion soudaine, stable et
réciproque pour la communication par télécopie… Tout se passait comme si, tout en gardant
l'intimité de l'écriture manuscrite, nous pouvions en même temps respecter une pudeur vitale
dans une accélération parfois frénétique de la communication entre nous. Ainsi se sont
accumulées quelques milliers de lettres1 dans la période 1995-1999. Il arrivait même que nous
échangions plus de dix lettres par jour. Tout y passait: du détail le plus banal concernant un
repas (car Michel était un fin gourmet) jusqu'à ses grands amours et ses interrogations
métaphysiques.

Dans cette pénible archéologie de la mémoire que j'entreprends actuellement, travail de deuil
et de résurrection, je ne voudrais partager ici qu'un aspect peu connu même par ses proches.
Michel était, certes d'une manière cachée, un véritable révolutionnaire2. Il croyait, comme
moi, que la seule révolution qui a un sens est celle de la conscience, une révolution
métaphysique expérimentale, qui implique l'être tout entier. Une révolution individuelle,
condition sine qua non de l'évolution sociale, qui se dispense de tout maître extérieur et de
tout groupe initiatique. Pour lui, comme pour moi, le seul maître digne de ce nom est le maître
intérieur et l'initiation vraie est la découverte de ce maître intérieur. Ceci explique son
engagement total, pendant la dernière décennie de sa vie, dans le mouvement
transdisciplinaire. Sa participation active à la transdisciplinarité, par l'action et par l'écrit, a
intrigué et même perturbé certains de ses amis et connaissances du monde littéraire, qui
confondaient science et transdisciplinarité. Michel a même reçu quelques lettres d'une
extrême violence, qui nous ont fait sourire tous les deux, car nous avions ainsi la confirmation
que le milieu littéraire est un milieu aussi disciplinaire qu'un autre, celui, par exemple de la
physique ou de la philosophie, avec ses douaniers et ses gardiens de territoires.

Pour illustrer mes propos je ne retiens que trois moments qui sont gravés dans le tréfonds de
mon être.

Octobre-novembre 1994. Nous nous préparons pour participer au premier Congrès Mondial
de la Transdisciplinarité (Convento da Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994). Quelques
jours avant le congrès, je rédige une première mouture de la Charte de la Transdisciplinarité,
qui sera soumise au vote des participants. Michel est toujours présent dans cette épreuve: le
FAX fonctionne continuellement, quelques fois très tard dans la nuit. Le jour d'avant le
congrès, nous avons une réunion avec les organisateurs et quelques personnalités importantes
pour parler de l'opportunité d'une Charte. Des réserves sont émises: au nom de quelle autorité
pouvons-nous proposer l'adoption d'une Charte, car nous ne sommes ni l'ONU, ni l'UNESCO,
ni un gouvernement. La crise était profonde. La présence de Michel est salvatrice: nous
convenons le lendemain que notre autorité est celle de notre propre œuvre et que la Charte
n'oblige le signataire que par rapport à lui-même. Un comité de rédaction, formé de Lima de
Freitas, Edgar Morin et moi-même, recueille les suggestions des participants et rédige une
version quelque peu édulcorée, fait inévitable pour un document collectif. La séance de
discussion de la Charte, présidée par Roberto Juarroz, Lima de Freitas et moi-même, est
parsemée de discussions interminables, mais la Charte est adoptée pratiquement sans
changements. Là aussi, le rôle de Michel a été capital. Mais Michel garde une amertume
évidente. Dans son article « Regard rétrospectif sur le congrès d'Arrábida », il écrit: « …
Roberto Juarroz a touché du doigt la question-clef, celle du langage de l'expérience
effectivement vécue de l'esprit transdisciplinaire. Langage qui reste à créer de A à Z. On l'a vu
lors de la discussion générale de la Charte. On a vu des chercheurs redevenir des enfants.
Avoir peur des mots. S'y heurter comme à autant de pierres d'achoppement. Quand on ne sent
pas du tout palpiter le sang nourricier du sens, on n'a que des arêtes ou des os à se mettre sous
la dent. Qu'aurait-on entendu si la Charte avait d'avantage verticalisé le sens transcendantal
qu'elle contient en puissance! Là aussi, il faudra bien un jour oser intensifier le langage de
cette première Charte tout comme l'oeuvre au blanc est nécessairement destinée à virer au
rouge. » Un mois après le congrès d' Arrábida, Michel m'écrit: « Comme tu me l'as suggéré,
j'ai comparé la première et la dernière version de la Charte. Il y a atténuation du sens
philosophal. » (lettre du 1er décembre 1994) Dans la même lettre, il affirme que « les audaces
visionnaires qui risquaient d'effaroucher les universitaires » ont été gommées et qu'une
nouvelle Charte, « plus proche des Théorèmes poétiques » devrait être écrite un jour.

Novembre-décembre 1995. Stimulé par le congrès d'Arrábida, je me décide, enfin, d'écrire le


Manifeste de la transdisciplinarité, livre dont j'ai signé le contrat avec les Éditions du Rocher
en 1986… Quelle merveille l'existence d'un éditeur comme Jean-Paul Bertrand, qui sait
attendre avec patience le mûrissement d'un livre! En apprenant ma décision, Michel m'écrit le
30 novembre 1995: « Un Manifeste fiat lux, car la confusion est générale. Un manifeste pour
les chercheurs. Pour les autres, ça restera lettre morte."La lumière brille dans les ténèbres et
les ténèbres ne l'ont point reçue". Ce Manifeste, je sais bien qu'il va s'écrire de lui-même
comme si tu étais le Calame d'une impérative nécessité. Il vient à l'heure juste! » Michel ne
savait pas si bien dire. Par une étrange coïncidence, une grande grève générale se déclenche
qui paralyse la France. Auparavant happé par mes obligations professionnelles, je trouve enfin
le temps d'écrire. Le 6 décembre 1995, Michel m'écrit: « Tu "Manifestes" à l'intérieur pendant
que les grévistes manifestent dehors. Travail interne d'un côté et arrêt de travail externe de
l'autre. Sans ton travail, tout s'écroulerait puisque "l'étude de la Kabbale soutient le monde" ».
Et l'impensable se produit: le livre s'est écrit en un mois. La présence de Michel, qui lisait
chaque jour ce qui s'écrivait avec une attention à la fois amicale et exigeante, a été un soutien
incomparable. En recevant le manuscrit d'un chapitre du Manifeste, Michel m'écrit: « C'est
une véritable création de langage que je trouve "géniale" : à un sens plus lumineux que celui
de Platon. Création de langage signifiant ici adéquation à la vision nouvelle - et justesse de la
rigueur… clémente! » (lettre du 13 décembre 1995). Je trouve le temps de lui proposer de
réécrire la Charte de la Transdisciplinarité pour lui-même (lettre du 1er décembre 1995).
Quelques jours après je reçois un extraordinaire document La Charte [bis] - destinée au
Cercle intérieur du Grand Jeu Transdisciplinaire. Qui faisait partie de ce « cercle intérieur »,
à part moi et Michel? Eh bien, nous avons fait signer cette Charte bis par René Daumal et
Jean Carteret… Ce Grand Jeu Transdisciplinaire est un feu ardent qui se trouve dans le
prolongement direct du Grand Jeu des années 30. Je félicite Michel pour la « clarté
transcendantale » de sa Charte bis (lettre du 10 décembre 1995), dont certains passages ont
d'ailleurs été repris dans la Déclaration de Locarno de 1997. Dans le contexte de la grève,
nous nous interrogions sur le sens politique de mon Manifeste. C'est ainsi que nous avons
inventé l'expression socialisme transcendantal, qui sera, pendant des longues années, un mot
de passe entre nous3, mais qui n'a pas été mentionné dans le Manifeste. Le 31 décembre 1995,
Michel m'écrit quelques mots, à mon goût excessifs, mais qui montrent l'état intérieur de
Michel lui-même: « Un livre se fait Bible, ou Livre digne de la majuscule, si son "pouvoir-
dire dépasse son vouloir-dire", s'il "contient plus qu'il ne contient" (Levinas). Par sa densité
(son excès de sens densifié) le Manifeste de la transdisciplinarité conduit le lecteur à la
création du surplus de sens que l'un et l'autre contiennent en puissance. Noces de la rencontre,
dirait Jean Carteret. » Le soir du 1er Janvier je l'annonce que le livre est terminé et une
explosion de joie accueille cette nouvelle. Il est bien évident que sans la présence active de
Michel Camus je n'aurais jamais eu le courage d'accomplir, en un temps record, ma tâche.

10 décembre 1996. Nous participons à un colloque débat à la Sorbonne Mircea Eliade -


écrivain et historien des religions. Nous étions curieux d'entendre un des orateurs, Daniel
Dubuisson, devenu soudainement célèbre en 1993 par une attaque ignoble contre l'œuvre
d'Eliade. La thèse de cet auteur est qu'Eliade a transféré ses convictions d'extrême droite de sa
jeunesse, comme sympathisant de la Garde de Fer, dans les domaine de l'histoire des religions
et il voit dans le concept de sacré chez Eliade une preuve d'antisémitisme… Informé de notre
présence dans la salle, l'orateur parle d'un autre sujet: Eliade comme plagiaire de René
Guénon! Pendant les débats je pose la question évidente: quelle est la valeur scientifique de
l'accusation d'antisémitisme concernant l'œuvre d'historien des religions de Mircea Eliade?
L'orateur balbutie quelques mots sans répondre à la question. Je me lève et pose à nouveau ma
question mais on tente de couper ma parole. Un tumulte traverse la salle et Michel se lève à
son tour, protestant contre la monopolisation abusive du colloque par quelques personnages
qui évitent l'information correcte du public. Je vois encore devant mes yeux l'image de Michel
sursautant sur sa place et vociférant avec passion dans l'honorable amphithéâtre de la
Sorbonne. L'incident a fait le tour des amis d'Eliade et la nouvelle s'est propagée vite et en
France et en Roumanie. Le grand anthropologue Gilbert Durand (participant au congrès
d'Arrábida) m'écrit le 24 janvier 1997: « Pour revenir à "l'affaire", il est notoire que l'offensive
contre toute spiritualité portée par des esprits de première grandeur (Eliade, Corbin, Jung,
etc.) ne date pas d'hier: jadis cette offensive était organisée par le KGB… ». Et pour Michel et
pour moi il était clair que les attaques contre l'œuvre d'Eliade dissimulaient l'haine du sacré.
Certains historiens post-eliadiens des religions ne voyait dans le sacré qu'un phénomène
historique, une simple hypothèse de travail qui devait se soumettre au critère poppérien de
réfutabilité… Le soir du 10 décembre, Michel m'écrit: « C'est épuisant d'entendre tous ces
débiles en proie à la langue de bois! Ils dégagent vraiment une odeur mortifère… La
Sorbonne à l'époque de Maître Albert et de Maître Eckhart, c'était autre chose. Oublions ça et
parlons tango. » Le 1er décembre 1996 il continue: « Ils sont au sommet du niveau
hiérarchique de l'Université tout en étant à un niveau ontologique nul… Haine du sacré, haine
du secret, haine de la transcendance, haine de la lumière, c'est du pareil au même! Comme on
disait en mai 68: "Continuons le combat!" .» À la fin de l'année, Michel, toujours travaillé par
la question du sacré, critique l'«, objectivisme » des historiens post-eliadiens des religions
consistant à dire « À chacun son sacré! Les nazis avaient le leur, nous avons le nôtre ». Et
Michel commente cette position : « Ça me rappelle Sartre qui prônait l'équivalence des
valeurs ». Leur concept du sacré est, selon Michel, « … un concept intellectuel. Rien à voir
avec la lumière secrète du cœur à laquelle faisait allusion le Mehr Licht de Goethe. Là
où « l'Absolu » est absolument absent, on peut dire tout et n'importe quoi avec la meilleure foi
du monde". Ces mots de Michel Camus sont aujourd'hui plus actuels que jamais.

Note de l'auteur. Les documents cités dans ces articles, documents auxquels Michel Camus
est directement lié, sont les suivants:
- La Charte de la Transdisciplinarité, qui peut être consultée en plusieurs langues (français,
anglais, arabe, espagnol, portugais, turc, italien et roumain) sur le site Internet du Centre
International de Recherches et Études Transdisciplinaires (CIRET)
- La Déclaration de Locarno, publiée dans « Rencontres Transdisciplinaires » n° 11 - Le
congrès de Locarno « Quelle Université pour demain ? », CIRET, Paris, 1997

Il me semble important d'indiquer aussi une bibliographie transdisciplinaire aussi complète


que possible de Michel Camus, un des plus importants penseurs de la transdisciplinarité.

Basarab Nicolescu

NOTES

1
Je garde à la disposition des futurs biographes de Michel Camus l'ensemble de ces lettres, à l'exception, bien
entendu, de celles trop intimes pour être portées à la connaissance publique.

2
Le mot « révolution » est souvent présent dans les essais de Michel Camus.

3
Ainsi le 30 juin 1998, je lui ai cité une phrase trouvée chez René Daumal: « Conscience révolutionnaire est un
pléonasme » (in Carlo Suares, Critique de la raison impure, Stock, 1955).

Bibliographie transdisciplinaire de Michel Camus (sélection)

Livres:

Aphorismes sorciers, Rocher, Collection « Transdisciplinarité », Monaco, 1996.

Michel Camus et Basarab Nicolescu, Les racines de la liberté, Accarias - L’Originel, Paris,
2001.

Transpoétique - La main cachée entre poésie et science, Lettres Vives/Trait d’Union,


Paris/Montréal, 2002.

Contributions à des ouvrages collectifs:

Cyberespace et conscience, in VideoArt n° 16, 1995; republié in L'Art Vidéo 1980-1989 -


Vingt ans du VideoArt Festival, Locarno (Recherches, théorie perspectives), Edizione
Mazzotta, Milano, 1999, pp. 323-328, sous la direction de Vittorio Fagone, préface de Rinaldo
et Ines Bianda, photos de Lorenzo Bianda.

Michel Camus, Basarab Nicolescu et Philippe Quéau, Fin du système et avenir de la


conscience, in Michel Random, La pensée transdisciplinaire et le réel, Dervy, Paris, 1996,
avant-propos de Michel Camus, en collaboration avec; traduction en portugais: O pensamento
Transdisciplinar e o Real, éditions TRIOM, São Paulo, Brésil, 2000, traduction de Lucia
Pereira de Souza.

De la mort et du silence, in Michel Random, La pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit.

La parole dernière du langage, enrtretien avec Michel Random, in Michel Random, La


pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit.

Stéphane Lupasco et la revue Lettre Ouverte en 1960, in Stéphane Lupasco - L’homme et


l’oeuvre, Rocher, Collection « Transdisciplinarité », Monaco, 1999, ouvrage dirigé par Horia
Badescu et Basarab Nicolescu

Préfaces:

Transpoésie des athéorèmes, préface à Basarab Nicolescu, Théorèmes poétiques, Rocher,


Monaco, 1994.

Avant-propos à Michel Random, La pensée transdisciplinaire et le réel, op. cit.

Articles:

Basarab Nicolescu et la transdisciplinarité, Sources n° 13, Maison de la Poésie de Namur,


Namur, Septembre 1993.

Regard rétrospectif sur le congrès d’Arrabida, Rencontres transdisciplinaires n° 3-4, CIRET,


Paris, 1995

Lettre à Basarab Nicolescu sur notre ami Roberto Juarroz, Rencontres transdisciplinaires n°
5- « Hommage à Roberto Juarroz », CIRET, Paris, 1995

Transpoésie: un art sorcier ou sourcier?, Jour de Lettre n° 10, Éditions Opales, juin 1995.

Sciences et poésie, Motivation n° 21, Paris, janvier 1996.

La lutte magique des contraires, Phréatique n° 78-79, 1996.

Au-delà des deux cultures, Rencontres Transdisciplinaires n° 7-8, CIRET, Paris, Avril 1996.
Traduction en portugais : Para além das duas culturas : A via transdisciplinar, Thot, São
Paulo, n° 65, 1997.

Quelle Université pour demain?, Rencontres transdisciplinaires n° 9-10 - Le projet CIRET-


UNESCO « Évolution transdisciplinaire de l'Université », CIRET, Paris, 1997

Un point de repère prophétique en 1996 : La Transdiscipinarité, manifeste de Basarab


Nicolescu, Le Mensuel Littéraire et Poétique n° 248, Bruxelles, Mars 1997; traduction en
roumain par Horia Badescu: Romania literara n° 20, Bucarest, 21-27 mai 1997.
Paradigme de la transpoésie, Transversales Science/Culture n° 44, mars-avril 1997.

Le défi du futur: la voie transpoétique, Motivation n° 24, 1997.

Michel Camus, Thierry Magnin, Basarab Nicolescu and Karen-Claire Voss, Levels of
Representation and Levels of Reality: Towards an Ontology of Science, in The Concept of
Nature in Science and Theology (part II), Éditions Labor et Fides, Genève, 1998, pp. 94-103,
edited by Niels H. Gregersen, Michael W.S. Parsons and Christoph Wassermann.

Paradigme de la transpoésie, Rencontres transdisciplinaires n° 12, CIRET, Paris, 1998, texte


original en français et traductions en anglais, portugais et espagnol

Au-delà de deux cultures: la voie transdisciplinaire, dans Mémoire du XXIe siècle n° 1, Ed.
du Rocher, 1999.

La voie transpoétique de René Daumal, Poésie 99, n° 78, juin 1999.

La main cachée entre poésie et science, Rencontres transdisciplinaires n° 15, CIRET, Paris,
2000

Homo sui transcendentalis, Mémoire du XXIe siècle n° 2, 2000.

Poésie, art et nature, L'Arbre, n° 2-3, Paris, 2000, pp. 22-24, entretien avec Basarab
Nicolescu.

Création transpoétique = transcréation, Mémoire du XXIe siècle n° 3-4, 2001.

La révolution de Basarab Nicolescu, Le Mensuel Littéraire et Poétique n° 300, Bruxelles,


Mars 2002.

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