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L’échappée Comité de rédaction :

Sophie Bobbé

de l’esquisse Antoine Nastasi, rédacteur en chef

Cathie Silvestre

Jean-Claude Stoloff
Comment ne pas perdre la chose, com- ce pas alors la preuve que la magie,
ment rester au plus près de ce qu’elle si elle existe, ne saurait être donnée
Daniel Zaoui.
est ? Comment se souvenir de cette d’emblée ?
proximité avec la fontaine et le mur, Nous espérons des textes courts, pe-
comment ne pas éloigner l’évocation tits, concis, vifs ; un accent enlevé, un
d’une tendresse, comment accepter ton qui l’emporte. Une séquence, un
la force d’une forme pensée et sentie surgissement de pensée qui mène à
pour la première fois ? une rupture et trace une voie subite.
« Oui beaucoup voulurent se déta- Un détail qui s’impose, se fond ou
cher de ces signes qui avaient usurpé s’efface. Un éclairage qui ouvre un
des choses. Mais était-ce possible, regard sur une ombre.
dites-moi ? »1 « Où sont ces temps d’autrefois… où
L’esquisse pourrait être ce qui réunit la il arrivait qu’un poème, un mot juste,
chose et la pensée de la chose ; et qui une idée scientifique agisse sur la vie
ne se perd pas dans son explication. d’hommes mûrs avec la force d’impact
La chose analytique, est-il nécessaire d’un véritable choc émotionnel. »2
de le rappeler, court après une forme
qui lui soit fidèle. Une forme qui tien-
ne de l’art et de la théorie.
Les esquisses ne se nourrissent-elles
1) Y. Bonnefoy, « Une autre époque de l’écriture »,
pas de ce voisinage inattendu entre La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993,
la sûreté du trait et l’acceptation de p. 143.
l’éphémère de la pensée ? Et quand 2) S. Ferenczi, « Ignotus le compréhensif »,
Psychanalyse 3. Œuvres complètes, Paris, Payot,
une belle échappée survient, n’est- 1974, p. 248.

A.N.

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Surprise, sidération

Remuer, parler, rire, pleurer, L’âme est endolorie comme peut


surprendre, être surpris, en un même l’être le membre endormi quand
mouvement. Ca fait mal, ça fait plaisir. le sang se retire. La douleur naît
La surface ne fait pas que quand cesse l’engourdissement
contenir l’intérieur, elle en est affectée. et que le sang circule à nouveau.
Le regard, le souffle marquent un Des représentations viendront vaciller
temps, un voile dedans se lève. jusqu’à ce que des affects, des mots
s’avancent à pas feutrés.
Hébétude, stupéfaction, effroi,
sidération : la mort entre dans le
champ de vision mais le miroir
est voilé, rien ne s’inscrit dans la
profondeur, pas un mot, pas un
geste ne révèle la qualité du vivant.

page 2
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Sommaire du numéro 3
Gamme du bruit qui vient de la vie Page 4
Christian David, psychanalyste

La sidération et son envers Page 7


Nadine Amar, psychanalyste

Sidération, après-coup Page 9


Cathie Silvestre, psychanalyste

Sidérant entracte Page 12


Gildas Bourdet, metteur en scène

Sousprendre Page 15
Denis Bernier, artiste photographe

Surprise Page 18
Gérard Bourgadier, éditeur

La Fée occasion Page 19


Michel Zaoui, avocat au Barreau de Paris

Elle a dû détester Page 21


Catherine Kestemberg-Hardenberg, psychanalyste

Quelques notes sur le yiddish Page 23


Marc-Alain Ouaknin, philosophe

Une prise d’ombre Page 26


Antoine Nastasi, psychanalyste

Sider Page 27
Elisabeth Vitou, historienne de l’art

Et un accompagnement de Marcel Proust... Page 29

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Christian David

Gamme du bruit monsieur d’un certain âge en robe de


chambre, le bonnet de voyage sur la
tête, entra chez moi. Je supposai qu’il

qui vient de la vie s’était trompé de direction en quittant


le cabinet qui se trouvait entre deux
compartiments et qu’il était entré
dans le mien par erreur. Je me levai
précipitamment pour le détromper
mais je m’aperçus bientôt, abasourdi,
que l’intrus était ma propre image
renvoyée par le miroir de la porte
intermédiaire. Je sais encore que
cette apparition m’avait foncièrement
déplu  ».2 A mi-chemin entre surprise
et sidération, nous voilà devant un
« Bouche bée une exultation prolongée s’exprimant motif déclenchant l’émoi qui n’est pas
l’enfant regarde tomber les fleurs – par des mouvements de tout le comme dans l’évocation précédente
c’est un Bouddha ! » corps et surtout par un éclat de rire de nature économique mais topique :
inextinguible, un véritable fou rire, au un vacillement identitaire explique
Il est dans le cœur des choses le moment où j’enflammai un bâtonnet le trouble, le vécu d’unheimlichkeit.
petit, entièrement absorbé dans son produisant une floraison d’étincelles. Quoi de plus familier que mon visage
regard sur ce qui advient autour de La surprise et la joie déclenchées chez ou ma silhouette dans un miroir et
lui de nouveau et de plaisant, tout à elle étaient d’évidence si intenses brusquement je me perçois, souvent
son heureuse surprise. Il y a déjà eu que très vite elles en étaient venues dans un moment régressif, comme
aussi pour lui, bien sûr, de mauvaises à déborder sa capacité réceptive. La étranger. Je ne me reconnais pas moi-
surprises, l’étonnement devenant stimulation soudaine et l’agitation même, je le constate après coup et
malaise, déception, souffrance. aboutirent en effet, le premier c’est… un coup : j’en reste pantois,
L’expérience en est également moment d’extrême plaisir passé, à son « abasourdi ». Comme le bébé de huit
première et primordiale mais si les renversement en anxiété, les pleurs mois jadis décrit par R. Spitz, je suis
épreuves des premiers pas dans le succédant au rire. Sans aller jusqu’à la saisi d’une réaction de déplaisir devant
monde n’ont pas été trop sévères il sidération proprement dite certes mais l’étranger, devant une personne que je
pourra rester bouche bée à regarder attestant d’un excès d’excitation assez ne connais pas et dont l’intrusion me
tomber les fleurs… proche du traumatisme. fait peur. Accident dans le maintien
Ce haï-kaï d’Otani Kubutsu1 m’a fait du métabolisme narcissique de base,
retrouver le souvenir lointain d’un «  J’étais assis tout seul dans un dirai-je. La méconnaissance de moi-
bébé de neuf mois, une petite fille compartiment de wagon-lit [nous même, une lacune imprévisible dans
bien éveillée, réagissant lors d’une raconte Freud], lorsque sous l’effet mon propre investissement spéculaire
célébration de Noël autour du sapin par d’un cahot. La porte qui menait aux 2) S. Freud, « L’inquiétante étrangeté (Das Unhei-
1) Haïku : Anthologie du poème court japonais, toilettes attenantes s’ouvrit et un mliche) », Essais de psychanalyse appliquée, Paris,
Paris, Gallimard, 2002 : 58. Gallimard, 1980 [1919] : 204, note 1.
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se traduit par un vif déplaisir, un parfois même de la stupéfaction que voyageurs se figent ; les autres, à qui
bref mouvement de mauvaise ressent l’analysant et, hors situation personne n’a passé le mot, assistent,
humeur. Micro événement dans analytique, tout un chacun confronté éberlués, à la scène. Le 12 Mars 2008
la psychopathologie de la vie à une prise de conscience nouvelle, au Champ de Mars à Paris trois mille
quotidienne comme en connaît à une révélation de quelque chose de personnes ont réalisé un freezing de
chacun d’entre nous, ordinairement caché en lui-même, auparavant jamais grande ampleur. Et voici qu’il arrive
sans conséquence mais qui en dit long représenté ni verbalisé. Il peut souvent dans les établissements scolaires,
sur la précarité subjective. Je songe ici s’agir d’une isolation défensive ou ainsi qu’en atteste un article de
à une forme de maîtrise sublimatoire bien d’un vrai clivage entre deux Sylvie Kerviel paru dans le quotidien
particulière de cette précarité : la versants représentatifs. Je crois parler Le Monde à la fin Janvier 2009.
pratique de l’autoportrait en peinture en toute lucidité et sereinement de mes L’invention et l’organisation de ces
et notamment, singulièrement réactions à l’approche d’un danger, freezing supposent de la part d’une
émouvante et spectaculaire, je pense externe ou interne, et puis voici minorité avertie, une exploitation
à l’abondante série d’autoportraits de que brusquement à l’occasion d’un émotionnelle active et délibérée des
Rembrandt réalisée tout au long de incident anodin, je me trouve saisi effets traumatiques - certes a minima en
sa vie où le regard sur soi-même se d’une angoisse intense qui m’envahit l’occurrence - de la surprise. Le choix
fait si perçant, obstiné dans une quête entièrement et me laisse désemparé. de l’immobilisation comme ressort de
toujours quelque peu anxieuse. Sans recours immédiat mais aussi plus l’effet de saisissement recherché n’est
cohérent et plus authentique sinon pas neutre ou aléatoire. Il s’agit de se
D’une certaine manière on pourrait durablement unifié. manifester dans un environnement
parfois entendre les associations Il est intéressant de constater que humain en mouvement par un
de nos analysants quand ils se sont ces phénomènes psychiques intimes comportement en total contraste, en
vraiment engagés ; sur le divan, dans et interindividuels centrés autour opposition spectaculaire. On pourrait
un processus au long cours, comme des effets de surprise et abordés supposer qu’il s’agit seulement pour
une manière d’autoportrait à l’aveugle selon un mode de compréhension un groupe solidaire de se distinguer
par la parole devant l’analyste miroir. psychanalytique ont trouvé récemment de tous les autres et de les épater, de
Et lorsque, de loin en loin, celui-ci une correspondance collective qui les laisser éberlués. Mais l’intention
révèle dans un instantané imprévu nous fait passer dans une autre implicite me semble aller plus
un aspect ou un fragment de cet dimension, socio-psychologique, loin et dépendre d’affects et de
autoportrait, il crée la surprise voire où il s’agit de comportements de représentations autrement significatifs.
une manière de stupeur : « ce que vous groupe concertés. Je fais allusion au Des dizaines ou des centaines
me dîtes là je crois que je le savais un «  freezing  », happening à la mode d’individus se sont mis d’accord
peu déjà mais en fait sans le savoir ». qui consiste à s’arrêter sur place tous comme pour provoquer un choc chez
Réaction fréquente qui corrobore la ensemble durant cinq minutes (le une majorité prise « dans le tourbillon
distinction quasi proverbiale de Freud premier grand freezing a eu lieu début de la vie » en mettant silencieusement
- dont je ne puis retrouver précisément 2008 à New York dans le hall de la en question leur activité, en la
la provenance ni la citer avec une gare Grand Central Station : quelque dénonçant subrepticement comme
parfaite exactitude - : « Il y a fagot et 200 personnes avaient fait le pari de une agitation dénuée de véritable
fagot comme il y a savoir et savoir ». s’immobiliser au même moment). sens. Après quoi courez vous pauvres
Fausse lapalissade qui renvoie à la gens, vous êtes dans l’illusion, vous
notion de connaissance préconsciente L’effet, tel qu’une vidéo largement êtes mus par des attentes vaines : c’est
voire inconsciente et par là rend diffusée permet de le constater, ainsi qu’entre d’autres formulations
compte de la surprise, du saisissement est saisissant. D’un seul coup, les possibles, on pourrait traduire le
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message strictement comportemental crise sentimentale et de difficultés En prenant un peu de recul j’en
du freezing. Mais il y a lieu d’aller professionnelles qu’il ne parvenait pas viens à penser que le mot surprise
plus loin. Si le mouvement, est perçu à surmonter tout seul pour la première indique déjà par soi-même le ressort
universellement comme un apanage fois de son existence. Après avoir, non dynamique essentiel de son signifié,
de la vie, l’immobilité, l’absence sans hésitation, accepté de commencer à savoir le fait de prendre ou d’être
persistante de mouvement chez un cette expérience avec moi, il se mit, pris. Le dictionnaire en déclinant
être vivant l’est comme un apanage de dès sa première minute de divan, à les nuances sémantiques du terme
la mort. L’immobilisation concertée entreprendre le récit méthodique de fait ressortir la permanence de l’axe
et soudaine d’un groupe humain vaut sa vie, en un discours continu, sans activité-passivité - si important dans
donc pour un rappel de Thanatos en relâche - ne me laissant jamais la la théorie et la pratique analytiques -
plein déploiement d’Éros. Ce qui ne possibilité d’intervenir sans lui couper le fait qu’il s’agit toujours de quelque
veut pas dire que les participants aux la parole - énoncé d’une voix égale et chose qui échappe à la conscience,
happenings de « gel de foule » (frozen neutre dont je ressentais le rythme et soit éprouvé et subi par le sujet,
mob), entendent pour eux-mêmes le ton comme un écran compact dressé soit utilisé par lui. La connotation
ce rappel, simple occasion pour eux entre nous deux. À la treizième séance, de l’affect en cause se révèle tantôt
de manifester une agressivité et un il se mit à poursuivre son récit, déjà positive, tantôt négative mais, même
désir de dominer immanents aux êtres fort avancé et après quarante minutes, positive, si l’intensité de l’excitation
humains. après s’être montré plus elliptique submerge les capacités d’intégration
et froid que jamais, il me dit qu’il y d’une économie psychique donnée on
Une mise en jeu, souvent moins mettait un point final et en même se trouve porté à la limite du gradient
délibérée, des effets de surprise temps à son engagement analytique. et la surprise devient sidération, avec
peut prendre d’autres formes dans S’étant levé de sa propre initiative il ses suites plus ou moins lourdes. C’est
la relation analytique, à laquelle je me régla le mois écoulé et, avec une alors que le rêve d’un curieux devient
reviens à présent. Je pense à des parfaite aisance il prit congé de moi en un cauchemar
réticences, obstinément maintenues me remerciant de l’avoir écouté, ne se
dans l’intention non avouée de montrant aucunement prêt à entendre La toile était levée et j’attendais
décevoir le thérapeute, je pense ce que je me proposais de lui dire pour encore4
aussi à des dérobades effectives mettre en question sa brusque décision
ou virtuelles, voire à la disparition de ne pas revenir. Cette dérobade me Ne sommes-nous pas sans cesse, du
soudaine et définitive qui ne se laisse laissa, je dois le dire, interloqué et je début au terme de notre vie, assujettis
pas prévoir. Par son vécu contre- mis quelque temps à retrouver mes à l’exigence de maintenir le rêve,
transférentiel, l’analyste mesure, esprits : il m’avait symboliquement - autant que faire se peut et pour
immédiatement ou rétrospectivement, assommé. Je n’entrerai pas ici dans beaucoup cela s’avère irréalisable
le trouble, l’inquiétude, l’irritation mon interprétation de ce déroulement hélas - et d’éviter ou d’atténuer le
ou même une sidération temporaire insolite où dominait l’idée que cet cauchemar ?
suscités, insciemment ou non, par le homme m’avait constitué en voyeur
patient ou la patiente. Il cherche alors de sa vie, en «  écouteuriste  » de sa
à en déchiffrer progressivement tout litanie autobiographique pour mettre
le sens. J’ai évoqué jadis3 le cas d’un l’ultime et plus violent accent sur un
homme, en pleine maturité, venu me exhibitionnisme mental très agressif
demander une analyse en raison d’une et virtuellement destructeur en me
faussant compagnie par surprise. 4) C. Baudelaire, «  Le rêve d’un curieux  »,
3) C. David, La bisexualité psychique, Paris, Payot, 1992 : Les fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1972 : 176.
161-4.
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Nadine Amar

La sidération
« Si tu te retournes, tu seras transformé
en statue de sel » lit-on dans la Bible.
On peut anticiper et se transformer

et son envers
soi-même en statue de sel pour se
donner le temps de se retourner.
Freud nous donne un autre exemple
de sidération dans le récit de l’Homme
aux Loups2. Mais pour son patient,
l’affect seul est en cause car par
la suite il trouvera de nombreuses
explications à son état. Il s’agissait de
la perte d’une sœur aimée/haïe, son
aînée de deux ans, qui avait été une
des initiatrices de l’expression de sa
sexualité infantile. Par la suite, elle
Dans un groupe, une patiente nous chacun, l’ampleur d’une catastrophe se refusa à ses avances. Cette jolie
faisait part du fait que lors de la peut rendre le Moi impuissant et femme, à qui pouvait être prédit un
mort père, devant sa tombe, elle dépasser les capacités psychiques de brillant avenir, finit par se suicider en
s’était retrouvée clouée sur place, l’Entendement. On «  devient fou  » s’empoisonnant à l’âge de 20 ans, loin
vidée de toute pensée et de tout en quelque sorte. Les catégories de chez elle. Après un certain temps, le
sentiment, vidée d’elle-même. Mais nécessaires pour penser, ressentir, patient de Freud se rendit sur la tombe
elle se souvenait de la présence disparaissent. On peut cependant « d’un grand poète » et « y versa des
à côté d’elle d’un saule pleureur. espérer qu’il ne s’agisse que d’un larmes brûlantes  ». Au cours de son
J’en avais déduit qu’elle lui avait préalable, d’une organisation bâtie en
analyse, le patient prit conscience de
délégué le soin de pleurer à sa place. urgence. L’effet de sidération est une
cette nécessité de déplacement, et fit
anesthésie faite pour permettre au Moi
Un standard célèbre de Jazz des de survivre à défaut de vivre. Ainsi les le rapprochement entre les poésies
années 30, un blues, en témoignait références temporelles s’évanouissent. qu’écrivait sa sœur et les œuvres de ce
déjà sous le titre : « willow weep weep Plus d’avant, ni d’après ; plus d’avant poète. N’oublions pas que cet homme,
for me ». coup ni d’après coup. On est réduit après sa séparation d’avec Freud, ne
à se trouver sur le coup, en équilibre cessa de revendiquer une éternité
Freud écrivait à propos du Président précaire, à la pointe extrême de soi, perdue qu’il déplaça par la suite dans
Schreber1 que « la libido se détachait renvoyé à une fugitivité insaisissable, sa quête de nouveaux analystes.
du monde et régressait vers le celle de l’instantané du temps présent.
Moi  ». Dans ce cas, il s’agit de Le retour à une pulsion d’auto- Est-il possible d’échapper à cette
psychose avérée, mais pour tout un conservation d’où tout dérive est mortification ?
convoqué en urgence et peut présenter
1) S. Freud, «  Remarques psychanalytiques un abri provisoire. Après tout, le retour
sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (le 2) S. Freud, « À partir de l’histoire d’une névrose
Président Schreber)  », Cinq psychanalyses, trad. à une réalité douloureuse viendra bien infantile (L’homme aux loups) », Cinq psychanalyses,
fr. M. Bonaparte, R. M. Loewenstein, Paris, PUF, assez tôt. trad. fr. M. Bonaparte et R. M. Loewenstein, Paris,
1993  [1911c] : 263-324 ; OCF.P, X, 1993  ; GW, PUF, 1993 (1918 b [1914]) : 325-420 ; OCF.P, XIII,
VIII. 1988 ; GW, XII.
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Montaigne dans ses Essais3, écrit personnages se plaint que toute beauté «  La joie venait toujours après la
cette phrase célèbre, concernant sa soit éphémère alors que l’autre se peine ».
relation avec La Boétie : « parce que réjouit de la voir s’épanouir. Ce jour vient peu après dans un poème
c’était lui, parce que c’était moi ». Il ultérieur :
ne s’en explique pas davantage, cette Passons à un mode plus léger et venons « Mais en vérité je l’attends
phrase se suffit à elle-même. Il s’agit en à l’histoire de ce malheureux Avec mon cœur, avec mon âme,
d’une union et non d’une fusion, et barbier débordé par la révélation d’un Et sur le pont des Reviens-t’en
pourtant il écrira après la mort de son secret qui le dévore  : «  le roi Midas Si jamais revient cette femme,
ami : « nous nous trouvâmes si pris, si a des oreilles d’âne  ». Il enterre ce Je lui dirai Je suis content »8.
connus, si liés entre nous, que rien dès secret dans un trou creusé dans le
lors ne nous fut si proche que l’un à sable, mais le vent, qui lui aussi a des Dans le premier poème, Apollinaire
l’autre »4. Après une telle déclaration oreilles, le déterre, s’en fait l’écho et écrit :
Montaigne reprend pied et revendique le répand sur la terre toute entière. Ce « Comme l’Espérance est violente »9.
une vie pour lui-même. Le Moi qui avait été chassé du dedans revient La violence de la sidération ne l’est
reprend ses droits : « il se faut réserver sadiquement du dehors. La violence de pas moins.
une arrière-boutique, toute nôtre, toute cette trahison détruit toute possibilité L’expression artistique permet de
franche, en laquelle nous établissions de riposte psychique. Le lecteur resté à magnifier l’une et l’autre et d’effacer
notre vraie liberté et principale retraite l’extérieur demeure ambivalent, hésite leur antagonisme. La beauté de
et solitude ». entre dérision et apitoiement, mais l’expression poétique les fait
l’humour permettra l’intrication des s’appareiller en dépit de leur apparente
Quant à moi,  l’arrière-boutique me deux pulsions, agressive et libidinale. contradiction.
renvoie au temps de la disette et
des restrictions. Dans les bons cas, Ainsi, les mouvements de l’âme
l’arrière-boutique permet de retrouver peuvent trouver une issue.
plus tard des provisions de détresse L’expression artistique y pourvoit et
obsolètes, prêtes enfin à se laisser concourt à faire sortir des « niches »
consommer. où ils se terrent, les différents aspects
de l’activité psychique. La beauté des
Toujours Montaigne : « Savoir être à vers d’Apollinaire en témoigne. Dans
soi  », «  principalement à cette heure son poème «  Le pont Mirabeau  »,
que j’aperçois la mienne si brève en plane la sidération :
temps, je la veux étendre en poids ».
«  Si vous avez vécu un jour, vous  « Vienne la nuit, sonne l’heure
avez tout vu. Un jour est égal à tous Les jours s’en vont, je demeure »7.
les autres  »5. Réponse prémonitoire
à l’article de Freud «  Ephémère L’érection orgueilleuse du Moi et sa
destinée  »6 dans lequel l’un des revendication mortifère de l’Eternité
3) M. de Montaigne, 1962 [1592], Les Essais, lutte dans le déni de la fuite du temps.
Paris, Gallimard.
Pourtant, au début de ce poème, il
4) Montaigne, op. cit.
5) Montaigne, op. cit.
écrit :
6) S. Freud, « Éphémère destinée », Résultats, idées 8) G. Apollinaire, 1945 [1913], «  La chanson du
et problèmes I, trad. fr. J. Altounian, A. Bourguignon, mal-aimé », Alcools, Paris, Gallimard.
P. Cotet, A. Rauzy, Paris, PUF, 1984 (1916 a [1915]) : 7) G. Apollinaire, 1945 [1913], «  Le pont 9) G. Apollinaire, 1945 [1913], «  Le pont
233-6 ; OCF.P, XIII, 1988 ; GW, X. Mirabeau », Alcools, Paris, Gallimard. Mirabeau », Alcools, Paris, Gallimard.
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Cathie Silvestre

Sidération, suscite par la passivation sidérée puis


fascinée, qu’elle induit, un trouble
inédit, physique et psychique dans le-

après-coup quel effroi et plaisir de l’insoupçonné,


se rencontrent.
Bien vite ce ne sera plus possible
d’éviter l’évidence, celle d’un événe-
ment imprévu, peu imaginable, dont
l’intrusion contient le désir que nous
avions de ne pas l’imaginer, mais éga-
lement la prime de plaisir de la pulsion
sauvage, secrète, qui pressent l’objet.

Ces tours s’effondrent sous nos yeux,


dans un fracas de cendres et de fumée
September eleventh L’image capte alors la trajectoire d’un épaisse, et nous sommes invités à nous
avion, insecte luisant, virant sur l’aile engouffrer dans la ruine étouffante et
On ouvre la télé, sans y penser, ma- puis percutant de plein fouet une tour l’obscurité grandissante, oubliant le
chinalement, une tasse de café à la encore fièrement campée et le feu ciel limpide et la brillance des objets
main, juste le temps de quelques in- qui se répand fait prendre corps à la se détachant sur le fond azur parfait
formations du jour, quoi de neuf dans première image  : corps sensible et du début.
le monde, rapide, vite fait, entre deux perception deviennent perméables, la Nous sommes tombés avec les tours,
activités, entre deux préoccupations, pensée est fuyante, insaisissable. Une tombés avec les corps petits, désarti-
déjà pressés d’y retourner après ce représentation s’offre au regard, mais culés, pantins incertains fauchés par
court intermède où l’on s’assure que ne ressemble à rien, ne peut être réfé- le désespoir et préférant une mort à
tout va mal, mais comme à l’ordi- rée à rien, ne suscite aucune associa- une autre, - laquelle aurais-je choi-
naire, sans plus et on reste sidéré tion de mots ou d’images. sie ? -, sans que puisse jaillir un affect
par une image entièrement nouvelle, Puis au fil du temps et des communi- de crainte, de compassion, ou d’an-
jamais vue et qui s’impose sans que qués, ces images reprises en boucle, goisse devant l’ouvrage de mort qui
l’on puisse savoir ce que l’on voit, le revues mais jamais corrigées, se per- occupe le champ visuel, retransmis
comprendre, le situer, rêve ou réalité, pétuent en incessant trajet d’un avion dans l’immédiat d’un temps réel, sans
fiction ou événement. pénétrant et inondant la tour d’un feu après-coup.
Gratte-ciels new-yorkais brillant au qui la dévore. Inépuisable répétition
soleil, sur fond de ciel bleu azur, mais qui devient le moyen de tenter de sai- L’effroi domine, mais domine qui  ?
semble s’en s’échapper une fumée sir, avec ce moment de l’impact et de Qui regarde ?
noire, venue d’un lieu indéterminé, la pénétration, le temps où rien en- Pris par effraction, dans l’univers in-
dedans ou dehors. core n’était arrivé, un instant encore time d’un quotidien étayé sur les cou-
vierge d’énigme mais qui la contient. leurs et les objets familiers à peine
L’image répétée à satiété, hypnotique, visibles, le téléspectateur est happé,

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saisi, décentré, dédoublé entre empa- plus intimes ou venues de loin dans le sur l’horizon. Il semble non pas planer
thie - mais avec lesquels  ? ceux qui temps, s’abandonner à la force de la vers la tour, mais chercher à l’entou-
tombent ou ceux qui regardent ceux forme, la faire sienne en la reconnais- rer, peut-être à la traverser, à rejoindre
qui tombent  ? - et défense qui com- sant comme déjà vue, proche sinon un autre nuage, plus lointain et plus
mence à poindre, sous forme d’exi- familière, dépositaire d’un moment inoffensif en apparence, encore que
gence de sens, un sens à trouver ou à de vie. Espoir de la retrouver fidèle, le gris qui l’assombrit dans la partie
donner, se dire la chose, pour conjurer contentement discret de l’aimer rétive inférieure, est gros d’une menace à
la stupeur. Des mots enfin, des mots à toute appropriation, peut-être vierge peine déguisée.
dicibles, audibles, pour maîtriser ces de tout partage. La contemplation de la tour de Babel
images en boucle ad nauseam. La tour de Babel peinte par Breughel fait resurgir sous mes yeux l’attaque
L’agression fait son chemin, les ima- l’Ancien est accrochée là, massive, des tours du World Trade Center.
ges la font pénétrer : ne pas les quit- compacte, ses tonalités de rouge et Et dans ce temps lointain d’un après-
ter des yeux encore et encore, véri- bleu, perçant la nuée. coup qui m’envahit et que je crois
fier qu’elles font partie d’une réalité Au plaisir de la retrouver, s’ajoute le pouvoir ordonner, incrédulité et sidé-
extérieure, et s’imposer de les rece- sentiment de déjà-vu bien sûr puis- ration font retour, mais comme une
voir comme un geste propitiatoire et que Breughel l’Ancien en a peint une trame allégée, apte à accueillir la ren-
conjuratoire. autre, qui est à Vienne, moins colorée, contre avec le fantasme et le mythe,
Ainsi l’agression s’infiltre, par l’ima- plus élancée, plus anecdotique peut- et leur confrontation à une réalité que
ge, par l’attrait qu’elle génère, celui être, et dont le sommet s’accommode certains ont voulue apocalyptique.
du drame auquel on échappe, possible du voisinage d’un petit nuage blanc, Apocalyptique et sidérante, dans la
signe d’un destin clément. Le coup a inoffensif, mis là pour donner la me- violence absolue de la mort en direct.
initié la vague de l’après-coup, l’onde sure de la démesure. Image mythique de la tour de Babel
de choc peut ne plus rester figée, se Celle que j’ai sous les yeux est dite qui m’apparaît sans tergiverser, venir
propager, mettre les affects en mou- «  la petite tour de Babel  » venue de donner sens et force à une réalité mar-
vement. L’effroi trouve à être lié, au- Rotterdam, pour une exposition sur quée d’anachronisme au-delà d’une
delà de la vision de l’événement, plus Babylone. Les premiers plans ont modernité technologique maîtrisée et
fortement et intimement, par l’ima- presque disparu, la tour est lourde, in- revendiquée. Réalité évènementielle
gier secret qui se trouve alors sollicité tense, sombre. Le fil associatif se dé- d’un présent saisi par un passé qui
à l’insu de chacun. roule tout seul, les langues, l’incom- lui confère un sens mystique, mise en
préhension, l’orgueil, le défi, la vanité scène venue du fond des âges, dévoi-
L’après-coup, imprévu et familier des choses humaines, la précarité. ler une intentionnalité qui s’adjoint
Mais le sentiment de déjà-vu insiste, l’esthétique de la représentation pour
Quelques années plus tard, visite au devient troublant, et derrière la brume actualiser l’effroi d’une justice divine
musée, lieu de silence et d’harmonie, de l’oubli, ou du refoulement, s’ins- qui châtie la misérable présomption
lieu parfait qui abolit le temps : les ta- talle l’inconfort d’une vision qui ne se humaine et sa folie grandiloquente.
bleaux peuvent être vus et revus, ils laisse pas saisir, comme un rêve que Depuis un ciel sans nuage, le feu ven-
restent accessibles, offerts, on peut y l’on tente de raconter et qui s’efface geur vient abattre les tours dressées
revenir, absorber les formes, les cou- au fur et à mesure : nouveau regard au par la jouissance d’une toute-puissan-
leurs, les vibrations, apprivoiser la tableau, apparemment si semblable à ce impénitente. La destruction par le
trace émotionnelle incertaine. l’autre. Et pourtant… non ils diffèrent. feu purificateur sert peut-être des des-
Voir et revoir, parler, penser, éprou- La nuée n’est plus ce bout cotonneux, seins insondables : maintenant comme
ver devant un tableau, faire lien avec léger nuage effiloché, c’est un nuage jadis, la confusion des langues doit ré-
d’autres tableaux, d’autres images gris, plus lourd, plus dense, plus bas gner et les hommes, déboutés de leur
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ambition à faire reculer les limites de


l’incompréhension et de la désunion,
devront rester courbés sous le joug di-
vin. (Génèse 11)
A la panique répandue et diffusée tout
autour du monde par les écrans de té-
lévision montrant les gens effrayés,
fuyant en tous sens, a répondu la sidé-
ration des téléspectateurs immobiles,
contemplant incessamment les ima-
ges qu’on leur a donné à voir sans re-
tenue, ainsi happés dans un cercle où
se télescopent les temporalités, égale-
ment le fantasme et la réalité.

Toutefois, au-delà du désaississe-


ment d’un présent que l’on souhaite
abolir, au-delà de la sidération et de
l’hypnose induites par la réitération
de l’image réalitaire, survient le choc
avec la puissance et l’universalité
sans détours de l’événement. Dans le
miroir qu’il nous tend obstinément, se
dessinent les contours d’une rencontre
avec notre façon d’être au monde et
dans le monde, de le fuir et de lui ap-
partenir irrévocablement. Scansion de
l’événement, dont l’historicisation se
fera pour chacun en un lieu et dans un
temps imprévus, après-coup.

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Gildas Bourdet

Sidérant entracte pour qui s’en enquiert puisque la


temporalité est par hypothèse abolie.
La dramaturgie de Beckett se voudrait
être une dramaturgie de la sidération,
au sens littéral, qui doit sans doute à
Hiroshima et Nagasaki, et peut-être à
Pompéi, une partie de son inspiration.
Mais sidération et dramaturgie sont
des antonymes. Le drame, c’est-à-
dire l’action, ne peut exister hors de la
durée, que la sidération suspend pour
celui qui en est l’objet.
Que de fois, depuis bientôt quarante affronter les autres, ou les séduire,
Le théâtre de Beckett est donc en
ans que j’exerce la mise en scène, et ainsi désarmés, devenus mortels.
quelque manière voué à l’échec, dès
n’ai-je pas rappelé, lors de répétitions, Il convient donc, autant que faire se
ses présupposés. En tant que tel il est
à des acteurs - parfois très aguerris peut, de « cacher sa surprise ».
précisément beckettien : « une vieille
- que, contrairement à eux, leurs Le succès de l’émission «  Surprise-
fin de partie perdue ».
personnages n’avaient pas lu la pièce, surprise » qui montre des personnages
Lorsque, en 1988, j’ai mis en scène
et qu’ils pouvaient donc être à bon droit très connus du show business piégés
la pièce à la Comédie Française,
profondément surpris, le cas échéant, par la production, au summum de
j’avais imaginé un décor de couleurs
par tout ce qui, dans le déroulement la surprise, tient sans doute à la
bordeaux et fraise écrasée, peuplé
de l’action, était susceptible de leur fascination que ce dévoilement exhibé
d’une trentaine de mannequins
arriver. La surprise, et l’étonnement en boucle, exerce sur nous. Et il n’y
hyperréalistes représentant des
qui en résulte sont, à mes yeux, des a guère de fascinations qui ne soient
personnages figés comme par une
ressorts dramatiques majeurs, et la mises en jeu par la mort à un degré
inexplicable vitrification au milieu
difficulté qu’ont parfois les acteurs quelconque.
desquels les deux principaux acteurs
à les jouer spontanément de façon
parfaitement immobiles étaient,
convaincante m’a longtemps surpris. Samuel Beckett s’est voulu l’initiateur
avant qu’ils ne prissent la parole,
Il semblerait que l’aveu de la d’un théâtre du ressassement, d’où
parfaitement indétectables. J’espérais
surprise puisse avoir quelque chose toute surprise était exclue. Dans Fin
d’impudique et de menaçant pour reproduire un effet de surprise
de partie, Hamm demande à Clov :
celui qui l’exprime et fasse dès lors équivalent à celui que la pièce avait
«  Quelle heure est-il ?  » ; à
l’objet d’un obscur interdit. suscité lors de sa création avec de
quoi Clov répond : «  La même
S’avouer surpris serait donc s’avouer tous autres moyens. Ayant appris la
que d’habitude  ». Plus loin
temporairement privé des ressources chose par la presse, Samuel Beckett
encore, Hamm demande :
nécessaires pour faire face à une m’a enjoint de supprimer décor et
«  Quel temps fait-il ?  » et Clov
information ou à un évènement, mannequins, sans même les avoir
répond : «  Le même que
comme si la surprise nous dévoilait, vus, faute de quoi il interdirait les
d’habitude ».
l’espace d’un instant, dépossédés du représentations (ce qui était au regard
L’heure qu’il est, le temps qu’il
masque que nous nous façonnons pour du droit des auteurs, son droit le
fait, ne sauraient être des surprises
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plus strict). Ce fut pour moi la plus statue de sel, dans un état quasi létal, que l’action puisse reprendre, comme
mauvaise – et la plus douloureuse avant de reprendre ses esprits, objet l’individu objet de sidération a besoin
surprise de ma carrière. Je résistai tant d’un «  coup de foudre  » amoureux du temps nécessaire à son éventuelle
que je le pus. Mais Beckett exigeait qui va bouleverser, pour le pire, guérison.
que le décor soit gris et vide comme il ses comportements. La figure de la
l’avait été partout dans le monde, dans mort que la sidération porte en elle Si Feydeau a fait de la surprise du
toutes les mises en scènes antérieures fera son travail tragique, privant et désamour et des quiproquos qu’elle
conformément à une doxa qu’il avait Junie et Néron de l’objet de leur engendre la matière de son théâtre,
implicitement engendrée. amour. (La sidération consécutive c’est de «  la surprise de l’amour  »
Je dus me résoudre à retirer décor, au coup de foudre ne produira pas que Marivaux a fait la matière du
mannequins, et même costumes, l’attendrissement amoureux de l’objet sien. En l’occurrence, la ou les
ainsi, bien entendu, que mon nom de désiré, tel que la geste courtoise peut surprises, sont celles que causent aux
l’affiche. De ma surprise initiale, je en donner parfois l’exemple). principaux protagonistes la révélation
sombrai, sinon dans la sidération, du à leurs propres yeux d’un sentiment
moins dans un bref épisode dépressif, Au contraire du théâtre de Beckett, amoureux dont ils sont les sujets,
pendant que Beckett, assuré que sa qui en est moins éloigné qu’il ne le en dépit d’un déni plus ou moins
pièce serait représentée conformément voudrait, celui de Feydeau fait de farouche de leur part ; cette révélation
aux canons par lui arrêtés, momifiée l’accumulation ininterrompue des étant immanquablement provoquée
dans une « sidération » nécessairement surprises un des outils essentiels de par les stratagèmes d’un tiers, habile
stérile, passait lentement de vie à sa dramaturgie. Cette accumulation, maïeuticien d’un désir soigneusement
trépas dans un hôpital de la région extraordinairement resserrée dans refoulé.
parisienne. L’aventure restera à jamais la durée de la fiction, prive les Ce refoulement est souvent
pour moi une lamentable et somme personnages de leur capacité de explicitement motivé par
toute très beckettienne « fin de partie réflexion. Faute de disposer du l’attachement des personnages à une
perdue ». minimum de temps nécessaire, certaine tranquillité de l’âme. Le désir
ils s’avèrent incapables d’opérer amoureux est donc réputé, à leurs
les rationalisations qu’exigerait yeux, intranquille et potentiellement
Dans Britannicus de Racine, Néron chacune des surprises auxquelles ils dangereux pour qui en devient le
fait à son conseiller politique Narcisse, sont confrontés. Ils accumulent les sujet. Chez Marivaux, la surprise de
le récit d’une sidération provoquée comportements les plus incohérents l’amour, pour heureuse et voluptueuse
par la vision de Junie «  Belle, sans et les plus erratiques, au détriment de qu’elle puisse se révéler, ne se départit
ornement, dans le plus simple appareil leurs propres intérêts, dans une sorte jamais tout à fait de l’inquiétude qui a
d’une beauté qu’on vient d’arracher au de mouvement brownien et chaotique présidé à son déni. Elle est donc à la
sommeil ». « Ravi d’une si belle vue », que seul le tomber du rideau à la fois crainte et désirée. Elle constitue
il a « voulu lui parler » mais sa « voix fin de l’acte pourra interrompre. bien évidemment une rupture dans
s’est perdue  » et «  immobile, saisi l’écoulement atone d’une existence
d’un long étonnement », il l’a laissée L’entracte intervient ainsi comme une parfaitement prévisible, et voulue
passer dans son appartement… manière de sidération, aucune réplique, comme telle. À ce titre, elle met
Confronté à la rencontre inopinée aucun geste n’étant plus possible, à l’individu dans une relation nouvelle
de l’objet d’un désir aussi brutal moins d’engendrer une catastrophe avec le risque vital. On peut mourir
qu’inattendu, il s’est brièvement définitive où les personnages seraient d’ennui et on peut aussi mourir
trouvé privé de sa capacité de parole à même de passer à l’acte. L’écriture a d’amour.
et de mouvement, figé comme une besoin de ce temps de suspension pour Dans Les fausses confidences, le
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valet Dubois, complice du jeune et possibilité de spectacle. La surprise


désargenté Dorante, fait à la riche en est au contraire la condition. Elle
veuve Araminte le récit, par lui s’inscrit dans un temps qui figure
entièrement inventé, de la sidération celui qui est vécu par tout être
qui a saisi le jeune homme lorsque, humain. Elle met à l’épreuve les
censément, il la vit pour la première personnages, les contraignant à sortir
fois. « Ce fut un jour que vous sortîtes d’une routine à la fois rassérénante et,
de l’opéra, qu’il perdit la raison […] contradictoirement maternante et
Il vous vit descendre l’escalier […] létale à la fois, pour la surmonter.
Il avait demandé votre nom et je le Elle les oblige à un surcroît d’activité
trouvais qui était comme extasié. vitale pour triompher du rappel de
Il ne remuait plus […] J’eus beau lui leur mortelle condition dont elle
crier : Monsieur ! Point de nouvelles, est nécessairement porteuse à des
il n’y avait personne au logis  » (en degrés divers. À ce titre, elle est
d’autres termes, il avait perdu la spécifiquement objet de récit.
raison) et Dubois ajoute enfin pour
parachever son stratagème : « Plus il Un spectacle de théâtre s’élabore
voit Madame, plus il s’achève. » au cours de séances de travail qui,
comme chacun le sait, s’appellent des
Il n’est pas exclu que la sidération répétitions. Les premières répétitions
de Néron découvrant Junie dans n’en sont pas. Ce n’est qu’à l’approche
Britannicus ait pu fournir un modèle de la « première » que les acteurs sont
à Marivaux, qui, après avoir détaillé censés reproduire ce qui a été élaboré
tant de fois les surprises de l’amour, si précédemment.
redoutées avant que d’être si volontiers Pourtant, à mes yeux, ce travail de
acceptées, nous fait dans une de ses répétition proprement dit ne prend
dernières pièces, le récit d’un coup de son sens que si la reproduction à
foudre amoureux proprement sidérant. l’identique du travail antérieur permet
Ce coup de foudre aux conséquences le surgissement surprenant de toutes
possiblement létales sur Dorante qui sortes de nouveautés imprévues et
en est le sujet, et qui le constitue aux imprévisibles dans le jeu des acteurs.
yeux d’Araminte comme un héros Mettre en scène consistera dès lors
de théâtre ou d’opéra inspiré de la à statuer sur le «  bien  » ou «  mal  »
lointaine geste courtoise, n’est en fondé de ces surprises qui anticipent
fait que le produit de l’industrieuse celles que la rencontre avec le public
imagination du valet Dubois ; comme générera inévitablement…
si, ici encore, la sidération, forme
paroxystique de la surprise, ne pouvait
être objet de représentation.

La sidération comme figure anticipée


du triomphe de la mort annule la
temporalité, et par là même, toute
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Denis Bernier

Sousprendre
festivals d’images saisies par des
téléphones se multiplient). Leur
esthétique (une qualité altérée) n’est
pas sans rappeler la lomographie3.
En outre, la « portabilité » de ces
images et des faits photographiés
procure de la réalité une révolution
spatio-temporelle aussi intense
« Ce qui demeure décisif en photographie, c’est toujours la relation que celle de la télévision à l’ère du
du photographe à sa technique. » satellite, qui s’apparente à ce que
Walter Benjamin1 l’on appelle aujourd’hui la « réalité
augmentée ». Mais on doit reconnaître
que ces images ont précisément et
prioritairement trait au mouvement,
aux faits, aux situations : telle
personne en tel lieu ou telle situation,
Walter Benjamin1 le remarquait photographique ou téléphonique. manifestations, photos-souvenirs…
déjà en 1931: « l’amateur rentrant La multiplication de ces appareils Peu de portraits, peu de panoramas.
chez lui avec son butin d’épreuves détourne l’importance supposée Primauté de l’instant vécu par l’objet
artistiques originales n’est pas plus de l’événement ; ainsi en est-il du photographié. Prise photographique
réjouissant qu’un chasseur qui spectacle des photographes amassés compulsionnelle, boulimique.
ramènerait une telle masse de gibier au pied des escaliers du Palais des
qu’il faudrait ouvrir un magasin pour Festivals de Cannes. On ne regarde Cependant, hors du viseur, la réalité
l’écouler. »2 De fait, la popularisation plus la lune, on regarde le doigt qui prend une tout autre amplitude ; la
des appareils photographiques pointe la lune et l’imbécile regardant nature s’offre différemment à l’œil et
(professionnels, semi-professionnels, ce doigt n’est pas dans le faux, à l’appareil4. « Ce que nous appelons
compacts, issus de la convergence car désormais le média prime sur réalité n’est point une chose qui s’offre
avec la téléphonie) banalise l’image l’événement. Ainsi, la prolifération à nous, mais le fruit de l’initiation »5.
et l’acte photographique dans son d’appareils photographiques déplace En d’autres termes, cette initiation
ensemble. Même si l’appareil photo l’état de l’instant photographié en englobe nos acquis culturels et
ne peut permettre de distinguer les instant photographique. Chaque psychologiques, nos habitudes ; on
photographes professionnels et les photo devient clone. Ici, chaque ne consent à voir de la réalité que ce
«  photographes du dimanche  », il photo est une prise (récolte), et elle qui est conforme à notre conception
est légitime de s’interroger sur un tel est aussi une prise (branchement). du monde, que ce qui nous arrange.
engouement. Mais, de surprise, point. Ou peu. Le Dès lors, où est la surprise, hormis la
photographe entretient dans cette feinte ?
Nous avons tous assisté, dans pratique un rapport essentiellement
3) Lomographie : photographies prises avec des
les rues, à ces spectacles de bras focalisé sur son matériel, sorte de appareils photographiques bon marché et de basse
brandis surmontés d’un appareil prothèse manuelle et oculaire. qualité, souvent de fabrication russe. Phénomène de
La profusion d’images permet une mode.
1) 1983, « Petite histoire de la photographie », Es- 4) W. Benjamin, op. cit.
sais 1 (1922-1934), Paris, Denoël-Gonthier.
incomparable « couverture » de
5) Oscar Milosz, 1944 [1910], L’amoureuse initia-
2) Ibidem. l’actualité publique et privée (des tion. Œuvres complètes, Paris, Egloff.
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La surprise est indubitablement le autrement dit un amalgame, incluant Il y a dans cette intention, comme
fait de l’artiste. L’artiste est celui qui des données éprouvées et des données dans toute expression artistique, les
dérange à la fois la réalité et en même personnelles en continuelle évolution, données personnelles qui conduisent
temps le regardeur. De la réalité, qui ont trait à la sensibilité esthétique à ce mix artistique.
l’artiste appréciera l’instant précaire ou existentielle. Elles peuvent aussi
dans le changement continuel de avoir partie liée avec une réflexion sur Il y a d’abord une permanence de la
la forme6. L’observation qu’il fait l’art, le médium, le lieu, la fonction de pensée en éveil sur cette intention
du réel le reconstruit après avoir l’artiste, la société… Cette expression, de vide ; chaque instant de mes
reconstruit ses schémas7. L’artiste même photographique, peut-être déambulations est ainsi tendu par
chahutera momentanément ou plus ou moins abstraite ; mais c’est une prédisposition du regard à capter
durablement la conception du monde l’intégralité de ce mix qui est censé une dimension du vide là où il peut
du regardeur, en s’appuyant sur ses aller à la rencontre du regardeur et se trouver (attendu, bien évidemment,
convictions intimes à partir de simples susciter son adhésion. « La nature qui que le vide absolu n’existe pas plus
représentations du réel. En substance, parle à l’appareil est autre que celle qui dans l’univers physique que dans
l’adhésion du regardeur à l’œuvre parle à l’œil ; autre d’abord en ce que, la physique pure). Vient ensuite la
ou à la vision de l’artiste peut ne pas à la place d’un espace consciemment rencontre avec la scène qui correspond
s’opérer instantanément, du fait de ce disposé par l’homme, apparaît un à cette question du vide. Selon que
dérangement. Notons que ce temps de espace tramé d’inconscient. […] cette rencontre est fortuite ou anticipée,
réaction est cependant propice à cette Cet inconscient optique, nous ne le c’est-à-dire conditionnée par la pensée
nouvelle initiation à une nouvelle découvrons qu’à travers elle, comme en éveil, il y a surprise ou non. Je me
réalité, que ce laps de temps ménage l’inconscient des pulsions à travers la souviens de cas précis où la surprise
un espace critique et dialectique qui psychanalyse. »8 était manifeste, où mon besoin de
ne peut que profiter tout à la fois à la capter l’instant était impérieux. Il
réalité, à l’artiste et au regardeur. Mon expression photographique se produit alors un mécanisme de
En évoquant cette nouvelle réalité, s’articule autour de deux réflexion quasi-instantanée qui vient
je voudrais faire un cas à part du approches : outre mon approche confirmer l’adéquation entre la scène et
photojournalisme, qui se préoccupe portraitiste – proche du ma thématique ; en quelques fractions
soit d’actions ou de faits constituant photojournalisme – que je n’évoquerai de seconde la lumière, l’angle de
à eux seuls un sujet d’observation pas ici, je poursuis des recherches prise de vue et le cadrage sont établis,
d’intérêt supérieur à la vision même dans une perspective de photographie ainsi que l’analyse visuelle de tous
du photographe, soit d’univers plasticienne. Ainsi, j’investis les les iconèmes qui pourraient favoriser
pressentis par le regardeur mais peu espaces urbains par des assemblages ou entraver mon intention, ainsi que
ou pas connus par lui, ce qui suscite de photos, lentilles en résine et l’éventualité de retouches ultérieures
une inévitable surprise. Mais dans emplâtre de ciment, en plaçant le sur outil informatique.
ces deux cas, c’est le sujet qui fait la vide en point focal, autour. Pour ce
surprise. A minima, c’est le choix du faire, je développe dans les espaces Cependant, dans ma pratique, jamais
photographe de montrer ces scènes urbains en intégrant photos, lentilles ce besoin impérieux non plus que
qui crée la surprise, non la prise de en résine et emplâtres de ciment, ce l’émotion ou la grâce d’un instant
vue en elle-même. qui m’amène à placer le vide en point prétendument unique ne prennent
focal tournant autour de non-lieux9, en le pas sur ce mécanisme raisonné.
Plus généralement, l’expression insistant davantage sur mon intention Quelques fractions de seconde de plus
artistique restitue de la réalité un mix, artistique que sur l’objet photographié. m’incitent à maintenir mon attention
vers le vide, à ajuster le cadrage
6) Bergson, 1959 [1940], L’évolution créatrice, 8) W. Benjamin, op. cit.
Paris, PUF. 9) M. Augé, Non-lieux. Introduction à une an- et la lumière, afin que ma forme
7) G. Bachelard, 1968, Le nouvel esprit scientifique thropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll. photographique soit au diapason de
Paris, PUF. La librairie du XX° siècle.
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ma scène photographiée : bien qu’il sur écran. Ainsi la scène entrevue


soit question du vide, je n’en fuis par dans le viseur peut-elle se révéler sous
moins l’esthétique et ses effets de mise un autre jour à l’écran ; aussi peut-elle
en scène. Je ne retiens de la beauté adopter d’autres dimensions selon le
de la scène et de l’artifice de mon re-travail effectué (comme la balance
cadrage que le minimum nécessaire des couleurs, et les autres interventions
pour que mon épreuve finale soit et ajustements que les logiciels et le
un objet artistique communément laboratoire permettent). Il m’importe
appréhendable par des regardeurs. Au de maintenir ce minimum esthétique
moment d’enclencher l’obturateur, tout en exacerbant cette dimension du
s’opère dans mon esprit et mon regard vide, cette vision retenue de la réalité.
un fulgurant instant de vacuité, une Cette étape peut être aussi longue
sidération douce, une anesthésie que le nécessite l’instauration d’un
proche d’un état méditatif bref qui rapport intime avec l’image, sujette à
m’apporte sérénité et certitude. C’est expérimentations, d’une réflexion et
ce que j’appelle l’abandon créatif. de tous types d’intervention.
Le vide dans mon esprit.
En somme, le contrôle diffus qui
Je préfère privilégier un appareil soutient mon intention laisse peu de
compact, dépourvu de viseur au Reflex place à la surprise. Ma thématique
car l’obturation et la bascule du miroir du vide et le processus qui mène à la
de l’appareil Reflex, qui instaure un prise de vue m’entraînent davantage
black-out dans le viseur accompagné à une « sous-prise ». Un peu à la
d’un léger mais inéluctable bruit manière dont le verbe « survivre »
occlusif, extrait le photographe du signifie a contrario que l’on vit en
monde pendant un instant furtif. J’ai dessous d’un seuil acceptable (« sous-
à cœur de rester dans le monde et vivre »), je ne subis qu’une sous-prise
d’éviter de me retrancher derrière le face au réel, et je fuis le sensationnel.
boîtier de mon matériel  ; je pratique Par ailleurs, dans cette perspective du
autant que je peux la visée sur afficheur vide, j’ai l’ambition de ne donner au
ou la prise au jugé. regardeur que ce minimum esthétique
Au cours du travail en laboratoire pour qu’une œuvre soit reçue comme
(développement, tirage) ou le travail telle ; j’invite le regardeur à peupler le
numérique d’étalonnage et de vide de mes images par ce qu’il peut y
corrections diverses, un phénomène prendre et y apporter, d’instaurer lui-
de surprise peut également advenir. même sa propre implication, jusqu’à
Rappelons qu’agrandissement, en son adhésion, de le ménager de toute
anglais, se dit blow-up (cf. le film surprise tapageuse, «  sur-dite  » et
d’Antonioni) qui signifie aussi « impérative. Je plaide pour une co-
révélation » et « explosion ». Prendre création autour de ce vide dont la
une photo et la travailler – au sens nature a horreur afin que le regardeur
de poïen, de faire avec la matière ait une part active et une authentique
première – est un apprentissage. Un satisfaction artistique.
apprentissage de la réalité figée sur la
pellicule ou le papier ou sa traduction

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Gérard Bourgadier

Surprise
Revenons au principal, au style, à
l’accent personnel, au ton c’est-à-
dire au son, comme chez Villon ou
Breton. De la musique avant toutes
choses  : Ravel chez Proust, Charlie
Parker chez Céline. Ecoutez ! Quelle
surprise ! « Dès la troisième page, on
sait » disait Jérôme Lindon. Et il avait
raison. Trente secondes de Bach ; est-
il besoin d’aller plus loin pour saisir
cette transcendance qui ira jusqu’à la
fin, qui, précisément, n’aura pas de fin
dans la mémoire même la conservant
intacte ?

Surprise lorsque sur un trottoir Antoine


Je ne suis pas surpris de recevoir des manuscrit ne peut se réduire au récit Gallimard me propose de créer, dans
manuscrits. C’est ce que souhaite dont sont friands les auteurs à succès sa prestigieuse maison, mon espace
ardemment l’éditeur, jour après jour, qui, chaque année, aspirent à un prix personnel et libre. La surprise des
c’est mon travail, ma satisfaction les consacrant comme écrivain. Dans surprises. Deo gratias. La première
intime et répétée. le récent ouvrage de Pierre Gilloire, il demeurant ma découverte du Jazz, à
La surprise ! Imprévisible, même si elle n’y a pas d’histoire mais un chant sur la radio, sur le poste de mes parents
est attendue, espérée, c’est la lecture les vallées, les montagnes, les gorges, à 19h30. Ma découverte du son, du
d’un très bon manuscrit, à publier les déserts, les canyons, les clairières1. son personnel, propre à chaque soliste
le plus tôt possible, dans l’urgence Il faudrait chanter ces clairières, créateur. Surprise fondatrice.
d’en faire partager la jouissance comme on chante une partition ! Bonheur dans la surprise  ! Toujours
aux lecteurs qui en apprécieront la intact. Disponible. Je me souviens de
nouveauté, éloignant le déjà connu. Lorsqu’on m’a demandé le nom de la la surprise de rencontrer ma femme
Rareté saisissante d’un texte. collection que je venais de créer2, j’ai, et ses 18 ans, et celle de lui faire
sans y avoir pensé auparavant, dit, découvrir le soir même, au Blue Note,
Mais qu’est-ce qu’un bon manuscrit ? sans chercher, sans hésiter : l’immortel Lester Young.
Un jour, Claude Simon a répondu «  L’arpenteur. Peut-être m’était-il Surprise d’exister depuis longtemps
ainsi à la question que je lui posais à revenu ce que Kafka fait dire par alors que bien des êtres chers ont
ce sujet : deux fois dans Le Château. “Je disparu.
« Qu’est la littérature pour vous ? » suis avec l’Arpenteur  ! Je suis avec Surprise incessante de la vie et de ses
« C’est la musique. » l’Arpenteur” ». Sous quels auspices ! éternels instantanés !
« Et qu’est-ce que la musique ? » Quel parrainage  ! Comment en être
«  C’est Louis Armstrong et Jean- digne…  À bon entendeur,
Sébastien Bach. » 1) 2008, Petite collection de paysages, Paris, salut de l’Arpenteur.
Tout est dit. Le ton, c’est-à-dire le l’Arpenteur.
son, davantage que l’histoire dont 2) Fondé il y a 20 ans, l’Arpenteur compte
de nombreux auteurs dont Louis Calaferte, Claudio
chacun d’entre nous est porteur. Un Magris, Philippe Delerm et bientôt Thomas Morlin.
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Michel Zaoui

La fée Occasion
du débat oral peut avoir différentes
sources : d’une part, l’accusé ne dit
pas forcément ce qui peut être attendu,
et d’autre part, bien qu’ils aient prêté
serment de dire toute la vérité, les
témoins, les experts, et de fait toutes
les parties prenantes, disent leur vérité.
D’ailleurs je dirais volontiers qu’ils
prêtent serment de dire toute leur
vérité  : faisceau de vérités plurielles
non dans le dévoiement du mensonge,
mais dans les rets des subjectivités en
jeu.
A ces vérités, s’ajoute celle du
Procureur qui soutient l’accusation,
mais également celle des victimes qui
Le monde des lois, et plus judiciaire français, l’accusé est libre se constituent parties civiles en ayant
généralement le monde du droit, de choisir sa méthode de défense, pour unique horizon leurs souffrances,
est antinomique avec la notion incluant donc une possible perversion c’est-à-dire leurs vérités.
de surprise, si celle-ci est vécue de la vérité. Il ne prête d’ailleurs pas Ce qui fait que le bon avocat ne va
comme un accident brutal dans serment de dire la vérité, à l’inverse poser une question que dans la mesure
l’ordonnancement des pensées, des procédures américaines. où il pense connaître la réponse. Il
des gestes et des comportements. Mais je n’avais pas prévu que mon en va de même du bon Procureur.
Cependant, là où il y a oralité des jeune client s’effondrerait durant son En fonction du fait que tous deux
débats, il peut y avoir surprise, et il interrogatoire dès la première journée se méfient en permanence de la
faut avoir en permanence présent à en oubliant mes recommandations. surprise que va constituer une réponse
l’esprit l’idée du combat judiciaire, de En ce qui concerne ma plaidoirie, imprévue. Il est plus difficile de poser
la confrontation judiciaire. j’ai dû la réécrire en totalité et ce en une bonne question que de plaider de
Je me souviens que lors de ma première tenant compte de ce qu’avait dit mon façon brillante. Il faut donc savoir se
affaire criminelle devant une Cour client durant cette première journée taire.
d’Assises, j’avais préparé avec mon d’auditions. Mais la chose judiciaire en matière
jeune client les réponses qu’il devait pénale est aussi un combat : il faut
apporter aux juges et aux jurés durant Cet épisode de jeunesse a été riche profiter d’une surprise, il faut savoir
la première journée de son procès. d’enseignements. Bien sûr, et avant s’y engouffrer, un peu à la façon d’un
J’avais écrit la totalité de ma plaidoirie toutes choses, ne jamais écrire sa escrimeur qui exploite la faute de son
et ce bien avant que l’audience ne plaidoirie par avance, justement adversaire.
commence. Quelle erreur ! Certes, parce que les surprises sont toujours La surprise est-elle donc liée à l’erreur
je n’avais pas appris à mon client le possibles, et jusqu’à la dernière ou plutôt à la crainte de l’erreur ?
mensonge, mais la vérité peut avoir seconde. En matière pénale, c’est- C’est une des raisons pour lesquelles
plusieurs facettes. Cela dépend de la à-dire lorsqu’un particulier a une plaidoirie n’est jamais préparée à
façon dont elle est présentée. Il faut transgressé la loi commune, la loi du l’avance dans son déroulement, surtout
d’ailleurs rappeler que dans le système «  vivre ensemble  », la surprise lors
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lorsqu’elle émane de la défense qui


doit intervenir en dernier. La défense
va profiter de tous les instants entendus
pendant les débats. On parle d’ailleurs
de «  débats  » judiciaires comme on
parle de « débats » parlementaires. Ce
qui est à distinguer de la connaissance
complète du dossier qui, elle, est
fondamentale et amène l’avocat à se
méfier des « surprises » ou bien alors,
à vouloir les susciter, c’est-à-dire les
maîtriser en les utilisant. Le paradoxe
de l’avocat est en quelque sorte de se
tenir prêt à affronter l’imprévisible : il
lui faut à la fois connaître son dossier
et dans le même temps être prêt à
l’éventualité de ce qui pourra surgir et
tout faire basculer.
La surprise devient alors l’occasion
dont Vladimir Jankélévitch1 :
« l’occasion est un hasard qui nous fait
des offres de service et nous apporte
des chances inédites… [et il ajoute]
L’occasion n’est pas seulement une
faveur dont il faut savoir profiter; elle
est encore quelque chose que notre
libre arbitre recherche, déclenche et,
au besoin, suscite. » Jankélévitch s’est
attardé sur «  l’instant occasionnel  »
dont il dit qu’il « n’est pas seulement
infinitésimal ni seulement imprévisible,
il est surtout irréversible  », et il
rappelle Machiavel invoquant la « fée
Occasion  » qui court et vole et qu’il
faut savoir saisir par les cheveux…

1) W. Jankélévitch, 1980, Le Je-ne-sais-quoi


et le Presque-rien, Paris, Seuil coll. Points, vol 1,
1980 : 116 et 128-38.
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Catherine Kestemberg-Hardenberg

Elle a dû détester
s’abandonner, être sûr que l’on pourra
revenir à l’activité, c’est une question
de vie ou de mort.
Ce dimanche, pour la première fois
elle est allée au cinéma avec son mari
et ses enfants sans savoir du tout quel
était le film en question, simplement
parce que eux souhaitaient le voir.
Elle a été très étonnée d’accepter. Il
s’agissait de « La science des rêves ».
Elle a dû détester, pensai-je. Comment
cette femme qui aime que les choses
soient carrées, qui, lorsqu’elle étudiait
la philosophie, excellait en logique et
qui aujourd’hui travaille à organiser et
informatiser les rouages de son service
Elle s’allonge. Elle me dit que dans attouchements, sans doute lui a-t-il au ministère pourrait-elle aimer ce film
l’ascenseur, le bruit de la fermeture imposé des fellations, tandis que sa un peu foutraque, si plein d’invention
éclair de sa veste contre la paroi lui a mère soignait sa constipation en lui et de poésie ?
évoqué le bruit quand elle était petite enfonçant dans le derrière des coins «  J’ai beaucoup aimé ce film  », me
de la seringue dans la casserole d’eau de savon à la glycérine. dit-elle, «  c’est plein de fantaisie, il
qui bout. Elle avait une peur panique s’agit d’un garçon qui se perd entre
des piqûres. Pourquoi ce souvenir  ? Elle aimerait tant être dans le partage son imagination et la réalité, c’est
Je ne suis pas de ces médecins qu’elle avec les autres, la dernière fois déjà charmant. »
déteste, je ne lui veux aucun mal, elle elle me parlait de sa capacité à écouter, Elle revient sur son étonnement de
ne court ici aucun risque. à entendre leurs malheurs, et de sa s’être laissée faire, « c’est pareil dans
«  Si ce n’est celui de vous faire difficulté à leur parler d’elle. Je lui les transports en commun  » (elle ne
pénétrer. » montre comment, de son désir et de sa prend que l’autobus, avec de très
Elle s’est garée loin, les rues lui ont peur d’être pénétrée, elle passe à son grandes difficultés), « on est transporté
paru très vides, un grand noir est désir de pénétrer. Elle revient alors à par quelqu’un, oui, je sais, on parle de
apparu, qui débouchait d’une petite son discours habituel sur les hommes, transports amoureux, on est emmené
rue, elle a eu peur. Il n’était pas agressif les femmes et la société qui fait que ailleurs, on ne sait pas où l’on va, on
du tout, mais très gai, il chantonnait. les hommes sont actifs et les femmes peut être détourné » (cela lui est arrivé
Elle voudrait connaître ça sexuellement, contraintes à la passivité. Je lui fais à l’occasion d’une manifestation).
mais pour elle la pénétration évoque remarquer que c’est lorsqu’elle a été
immédiatement la destruction. une femme de pouvoir qu’elle s’est Comme dans la séance… Je me
La destruction… Cette femme a effondrée (elle est tombée malade et pose des questions sur ma surprise.
eu une enfance pleine de bruit et de a passé plusieurs mois enfermée chez J’évoque en moi-même la rigidité de
fureur. Son père hurlait et frappait elle). cette femme, sa peur et sa détestation
son frère dans des crises de colère «  Si on se laisse aller, on risque de tout ce qui est sexe, mort, dans les
suivies de moments d’accablement et d’être anéanti  » dit-elle. Il faut livres ou dans les films.
de larmes. Elle a subi de sa part des avoir confiance en l’autre pour
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Elle repense à ces périodes où elle


s’est complètement repliée sur elle-
même, la dernière fois, c’était il y a
seulement quelques mois (elle a eu
des vertiges, elle était terrorisée à
l’idée que son corps pourrait lui faire
faux bond). «  Il fallait tout abraser,
que rien ne dépasse. »
Je relève : elle revient à son discours
sur la société, elle est bien une femme.
Je lui montre le fil de la séance : depuis
«  je veux-ne veux pas être pénétrée,
je veux pénétrer comme un homme »
pour en arriver à « il faut tout abraser,
que rien ne dépasse ».

Ce n’est qu’après son départ que je


réalise. « La science des rêves »… Elle
piétine souvent mes plates-bandes à
écouter son frère, ses collègues, elle
m’agace. Elle m’agace, m’angoisse
parfois, à évoquer des images de
camps de concentration en apparence
tout à fait hors de propos, en lien avec
son enfance douloureuse. Petite fille,
elle a rêvé d’enfoncer une lame de
rasoir dans le ventre de son père. Je
m’étais défendue. Elle ne pénètrerait
pas mon territoire…

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Marc-Alain Ouaknin

Quelques notes
faire cuire des bagels » ! Michaël Wex
nous explique que «  l’expression est
à la fois une plainte et un cahier des

sur le yiddish
charges »4 une sorte de prolégomènes
à toute plainte future !
Pourquoi des bagels  ? En quoi cette
spécialité culinaire d’origine d’Europe
de l’est, aujourd’hui new-yorkaise, est
au centre de cette activité post-mortem
de l’homme : lign in dr’erd, « couché
dans la terre » ?

Tout d’abord un peu d’histoire et


d’étymologie.
Le baygel ou beygel ou bagel est un
petit pain en dorme ronde, en forme
d’anneau d’où son nom qui signifie
Est « zeugmatique » ce qui fait lien et Le yiddish n’est pas ma langue anneau en ancien allemand, de la
pont de manière impromptue, lien qui strictement maternelle bien qu’elle racine beugen, fléchir, plier, ployer
nous surprend et sans doute nous sidère fut parlée dans un certain dialecte par courber.5 Le dictionnaire Webster
et ouvre l’âme et l’esprit à une forme mes grands parents maternels (une offre la définition suivante : ba-gel
de transcendance à questionner. sorte de luxembourgeois-alsacien). Je \’bagel\ n -s [Yiddish beygel, from
l’ai apprise et parlée, un temps, pour Middle High German bougel (whence
« Un livre plein de charme et de parcourir, creuser et savourer des German dialect beugel, baugel), dim.
dessins », milliers de pages du Talmud qui me of Middle High German boug-bouc
« Il a posé une question et son furent enseignées dans cette langue. ring, bracelet, from Old English
chapeau », Et on ne comprendra pas ces quelques boug ; akin to Old English beag, beah
« La dame était rentrée en larmes et notes si on ne se souvient pas que « la ring, bracelet] : a hard roll shaped like a
en taxi » Bible et le Talmud sont au yiddish ce doughnut that is made of raised dough
« A défaut de sonnette, ils tirent la que les plantations sont au blues. La and cooked by simmering in water and
langue », Valéry1. seule différence, c’est que le blues a then baked to give it a glazed browned
laissé les plantations derrière lui, alors nexterior over a trim white interior6.
Il me semble que le yiddish est une que le yiddish ne s’est jamais échappé
langue profondément zeugmatique. du Talmud »2. 4) M. Wex, op. cit., 2008 : 52.
Non seulement par ce subtil mélange 5) Dictionnaire Larousse français-allemand, alle-
de plusieurs langues, mais parce que, Dans son bel ouvrage3, Michaël Wex mand français, 1994 : 809.
6) Webster's Third New International Dictionary.
tel est son destin, s’y mêlent humour brosse un passionnant portrait de cette Et l’encyclopédie Britannica commence sa rubrique
et tragédie, rires et larmes, cris et langue de laquelle je ne retiendrai ici ainsi : doughnut-shaped yeast-leavened roll that is
silences, musiques et chansons. qu’une expression : lign in dr’erd un characterized by a crisp, shiny crust and a dense
interior. Long regarded as a Jewish specialty item,
1) Sur cette question du zeugmatique, cf. les recher- bakn beygel, «  couché sous terre à the bagel is commonly eaten as a breakfast food or
ches que je propose dans Zeugma, mémoires bibli- snack, often with toppings such as cream cheese and
ques et déluges contemporains, Paris, Seuil, 2008, 2) Michaël Wex, Kvetch, le yiddish ou l’art de se lox (smoked salmon). Bagels are made from the ba-
dont le premier chapitre porte d’ailleurs un titre en plaindre, Paris, Denoël, 2008 : 10. sic bread ingredients of flour, yeast, salt, and sweet-
yiddish, Drouché Geshenk. 3) Ibidem. ening. High-gluten flour.
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Une définition donnée par cette petite rondelle d’une dizaine de allemand Steigbügel8 ou Bügel9.
l’encyclopédie wkp (que j’évite, centimètres de diamètre »7. CQFD
en général, de citer par déontologie
heuristique) synthétise ces La légende la plus classique et qui S’il existe bien une histoire et une
informations  : «  Le bagel ou beguel circule le plus nous permet de nous recette du bagel, ce dernier possède
(du yiddish ‫“ לגײב‬beygl”) est un rafraîchir la mémoire et de refaire un aussi philosophie et une sociologie
rouleau en forme d’anneau, à la peu d’histoire des guerres et paix du qui nous rappelle que le bagel fait
texture très ferme, fait d’une pâte au XVIIème siècle. Souvenir de l’Europe de farine blanche était pour les juifs
levain naturel plongé brièvement dans avant l’Europe, de ses frontières pauvres de l’Est qui mangeaient
l’eau bouillante avant d’être passé au fragiles et mouvantes entre ce qui du pain noir toute la semaine, une
four. fut, et le reste encore parfois, une « délicatessen » « réservée aux jours
frontière entre l’orient et l’occident, de Chabbat et de fête, en plus du pain
C’est le pain traditionnel que l’on un pont dirais-je, zeugma sans doute, traditionnel tressé appelé la Halla. Un
retrouve dans tous les pays où vit d’autant plus que les turcs ne sont pain de fête, qui par sa forme ronde,
une communauté juive. Ces petits pas absents de cette histoire et de parfaite, sans début ni fin, offrait
pains en forme d’anneaux ont suivi cette nouvelle géographie. En effet, une petite métaphysique d’infini,
les immigrants aux États-Unis et en 1683, le roi Jean III Sobieski de perfection de ce rond du bagel qui
au Canada où ils se sont répandus Pologne repousse l’invasion turque servit de modèle à Dieu qui choisit
comme des «  petits pains  », qu’ils aux portes de Vienne, par une charge le cercle quand il créa l’univers, les
soient, garnis de fromage en crème, de cavalerie. Son rôle fut si important planètes et les étoiles, et l’ovale pour
de saumon fumé ou de n’importe quoi pour arrêter l’invasion Ottomane les orbites quand il était un peu plus
selon la fantaisie et l’imagination qu’il reçut, en gage de remerciements fatigué par sa création !
de chacun. On les retrouve parfois des terres récupérées par le Traité de
natures, mais souvent aromatisés Karlowicz le 26 janvier 1699, traité Cette circularité métaphysique renvoie
aux graines de sésame, de carvi, de signé entre l’Empire ottoman et aussi à la naissance et à la mort, à la
pavot, aux oignons frits et ainsi de l’Autriche, la Pologne, la Russie et mort et à la résurrection. D’où la
suite. Par les différentes immigrations Venise qui abandonnait ainsi à cette tradition de manger des œufs durs
juives d’Europe de l’est, New York alliance européenne la Hongrie, la (et des bagels) après un enterrement.
et Montréal sont le point de départ Transylvanie, la Podolie, la Dalmatie Circularité que souligne le verset
en Amérique d’Europe centrale de et la Morée. de l’Ecclésiaste, dor holèkh ve dor
cette petite roue voyageuse. Comme ba, ve haarèts leolam omédèt, «  une
la pizza, c’est une forme primale où Voulant saluer la bravoure du roi génération s’en va et une autre vient,
chacun peut ajouter son «  grain de de Pologne qui venait de sauver et la terre toujours demeure »10.
sel  » particulier. L’essentiel est que l’Autriche, la légende rapporte qu’un Mort et renaissance qu’enseigne ce
ce soit une pâte au levain formée en boulanger de Cracovie, cette même symbole, idée confirmée par cette note
anneau et bouillie avant d’être mise année, crée le premier bagel. Le roi historique disant «  que la première
au four. étant reconnu comme un fin cavalier, mention de bagel fut retrouvée dans
En hommage aux talents de cavalier la chartre de la communauté juive de
Les origines du nom sont multiples et que possédait le roi et qui le mena Cracovie (Pologne) rédigée vers 1610,
variables, selon les légendes urbaines à la victoire, le boulanger décide de qui stipulait que des bagels seraient
entre l’Autriche et la Pologne. À façonner sa pâte en cercle inégal
Londres, c’est sous la forme et avec un trou au centre pour donner 8) Dictionnaire Larousse…, 1994 : 1291.
9) Ibidem, 1994 : 832. Bügel, pièce courbe, cintre,
l’écriture de «Beigal» qui devient symboliser l’étrier qui se dit en
étrier. On a aussi Bug, « courbure », « pli », « proue
«Bügel» dans les pays de langue d’un bateau » et « nez d’un avion ». Je savais bien
germano-scandinave pour désigner 7) Encyclopédie Wikipédia, avec quelques légères que le bagel fait voyager !
modifications. 10) Ecclésiaste 1, 4.
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offerts en cadeau à toutes les femmes à nouveau. Au moins Sisyphe se fait avaient tenté de s’évader.  «  Ich bin
qui accouchent »11. les muscles. Un juif ne trouve pas wieder da,  je suis de nouveau ici,
la paix même dans la mort, il trouve pensais-je sous la potence de Höss : me
Mais revenons à notre expression lign seulement de nouvelles opportunités voici à nouveau commandant, je porte
in dr’erd un bakn beygl. de se plaindre ».12 ma pancarte gravée dans ma tête, c’est
mon drapeau et ton échec. Le peuple
Tout d’abord lign in dr’erd. Cela peut Woody Allen et Groucho Marx ne que tu voulais effacer a réussi à crier
signifier que vous êtes mort, que les sont pas loin et me regardent recopier hors des livres jusqu’aux oreilles d’un
choses ne vont pas très bien, en tout ces phrases avec un grand bonheur. étranger, né après et loin. Je suis dans
cas pas aussi bien que vous l’auriez l’écho de ce cri, c’est la raison pour
souhaité et si vous dites à quelqu’un Comique le yiddish ? laquelle «  je suis de nouveau là  »,
d’aller in dr’erd, vous l’envoyez « au Sans doute ! même si c’est la première fois. »14
diable ! ». En hébreu la’azazel ! Erri de Luca raconte Auschwitz et
Tragique aussi... raconte aussi le camp de Birkenau,
Mais, au-delà de l’espoir de situé trois kilomètre plus loin. Il
résurrection qu’évoque le symbole Car le yiddish a une histoire, qui, raconte les décombres et l’odeur. Et
mentionné, pourquoi, une fois mort, aujourd’hui n’est pas la même que le silence. Le silence d’aujourd’hui et
faire cuire des bagels ?   celle que rencontra Kafka dans ces les cris d’alors. Le cri de ces enfants
années du début du XXème siècle. orphelins du ghetto de Lodz, mir viln
Comme si être mort n’était pas nisht starben, nous ne voulons pas
suffisamment horrible ! C’est Erri de Luca qui a formulé un mourir »…
des plus beaux Mémorial pour cette
L’expression lign in dr’erd un bakn langue disparue. Erri de Luca raconte Les enfants du ghetto de Lodz ne sont
beygl vient nous dire qu’il y a pire son pèlerinage en Pologne, à Varsovie plus là mais « il y a leur cri dans cette
que la mort ! Il y a le fait « que vous et Auschwitz et Birkenau, il raconte langue yiddish qui fut parlée par onze
devez passer toute l’éternité dans des son errance silencieuse entre blocs, millions de personnes en Europe de
conditions infernales, près d’un four, à dans l’obscurité de certains étages l’Est et qui aujourd’hui résiste dans
cuisiner des bagels, que comme vous souterrains13. Il raconte comment quelques banlieues et chez quelques
êtes morts vous n’avez pas besoin de «  dehors c’était le printemps. Les grand-mère […] Je revins en Italie et
manger ; comme vous êtes morts, vous peupliers avaient des bourgeons et se n’écrivis pas une ligne. Je me procurai
n’avez personne à qui les vendre  ; dressaient bien droit derrière le mur une grammaire, un dictionnaire de
et comme vous êtes morts, vous ne des exécutions du bloc n°11, derrière yiddish et je commençai. Aujourd’hui
connaissez personne sauf d’autres les fils barbelés qui conduisaient je lis lentement des pages d’Isaac
morts qui n’ont pas besoin non plus autrefois le courant de haute tension », Singer dans cette langue-mère brûlée.
de manger, qui n’ont pas d’argent et comment il s’y frotta bien la main et Un jour elle renaîtra, ce sera sûrement
qui sont tous occupés à cuisiner ces la paume sur la rouille, comment le par les chansons et alors il y aura aussi
fichus bagels dont ils pourront jamais fer finit dans les cendres de l’oxyde. Il un Napolitain, au moins un, pour les
se débarrasser !  raconte la potence où fut pendu Rudolf chanter »15.
C’est le mythe de Sisyphe yiddish. Höss, le commandant du camp, et ce
Sisyphe est un personnage de la souvenir qu’il eut à ce moment-là, les
mythologie grecque qui pousse mots ich bin wieder da, «  je suis de
le rocher et le rocher retombe. Il nouveau là », inscrits sur la pancarte
pousse à nouveau et le rocher tombe suspendue au cou des détenus qui
11) Léon Rosten, Les joies du yiddish, Paris, Cal- 12) Michaël Wex, op. cit., 2008 : 52.
mann-Lévy, 1994  : 66. Ce qui infirme la légende 13) Erri de Luca, 1996, Rez-de-chaussée, Paris, 14) Erri de Luca, op. cit., 1996 : 104.
précédente qui date de 1683. Payot&Rivages. 15) Erri de Luca, op. cit., 1996 : 108.
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Antoine Nastasi

Une prise d’ombre


Conserver le mystère serait maintenir
la possibilité, l’espoir de la surprise.

L’attente de la clairière, de la
réponse enfin, est ainsi imprégnée
de l’attente d’une non-résolution.
La recherche, la quête, serait-elle
double, la poursuite de la réponse et
l’espoir de l’inconnu ?
La surprise restaure le caractère
insaisissable de la forme et en souligne
la nécessité.
La restauration, et pour certains
l’instauration de la surprise, sauve
l’édifice aussi bien en l’écartant des
abysses noires qu’en le protégeant de
Au soleil de midi, suivant la rue Une surprise éblouissante, si forte, l’aveuglement de la pleine lumière.
Palatine, le vélo s’aventura aux abords si présente qu’il cherche encore ce La clarté n’existe alors que dans
de la masse de Saint Sulpice, derrière passage. Depuis ce rêve, il espère un enchevêtrement avec l’ombre.
les tours. C’est là, dans la fraîcheur du cette entrée. Il vit à la lumière de cette La possibilité retrouvée de l’ombre
mur, au bord de la nef, que se créa cette ouverture et à l’ombre de la douleur crée une perspective, une clarté
bouche ; un cylindre luisant chargé de de cette attente. Il cherche ce passage respectueuse de l’obscurité, introduit
poussière. Au pied du mur, la lumière comme s’il s’agissait d’une solution un déploiement.
devint oblique comme au couchant, la sans texte.
paroi se mit de biais et s’ouvrit alors Ce rêve répond à une question
un chemin empierré, un chemin à flanc inconnue. C’est une impression
de coteau herbeux. Le basculement fut double, le soulagement d’une solution
net comme une coupure et pourtant si tant attendue et l’inquiétude qu’il
calme. Il pénétra cet antre et suivit le puisse exister une réponse. Le rêve
sillon lumineux. Il se produisit alors met en scène une résolution, l’espère,
un glissement du temps et ce fut un y aspire, mais recrée un arcane1.
après-midi dégageant une odeur de L’indispensable, la révélation toujours
vent, de terre et d’herbe jaune. En à venir, est une inconnue vitale.
contrebas, un filet d’eau murmurait, un
vallon ouvrait une descente : un rêve.
1) L’arcane demeure mystérieux même pour
l’alchimiste.

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Elisabeth Vitou

Sider 1 s’enliser du fait de leur poids et de


leur forme.
On les découvre aussi en soulevant
les grosses pierres qui ont entravé leur
course.

Les cubes sont plus rares, mais aussi


plus difficiles à trouver.
Sur leurs faces s’inscrivent d’autres
«  Pour tout dire, le beau a ce privilège d’exister. Et quand il n’y aurait,
formes géométriques : cercles, second
pour former ce monde robuste, qu’un objet dans chaque genre… il n’en
carré, début de forme étoilée. Je
faut pas plus pour qu’on puisse exposer, par les relations universelles qu’ils
n’arrive pas à « croire » en l’existence
supposent, ces jugements sans appel »
du cube  : où la nature propose-t-
Alain2.
elle d’autres exemples, rigides et
fermés, durs et inaltérables, aussi sûrs
d’eux-mêmes et de l’univers qu’ils
Lorsque j’ai trouvé la première bille, pourrait causer un boulet de canon représentent, comme ces cubes ?
j’en suis restée « pantois ». 2 1
que le simple jouet d’enfant.
Parfaite, un vrai produit manufacturé. La rotondité, la perfection des pointes, Et il y a encore les étoiles métalliques,
Mais naturel. C’était, réalisé, le rêve disposées uniformément sur toute comme seules pourrait les dessiner un
de tout chercheur « du caillou de plage la surface de la bille, quelque soit enfant.
parfait  », caillou qui n’existe pas, la taille de celle-ci, impressionnent.
comme il le sait, mais le but de Parfais, notamment dans le cas Chaque découverte est plus fascinante
sa recherche consiste justement des plus petites, les pointes sont que la première car on ne peut croire
à s’approcher insensiblement, de émoussées, probablement du fait de à l’accumulation d’autant de petites
caillou en caillou, de cette perfection l’action de la mer, qui les fait rouler perfections. Toutes semblables dans
inatteignable. sans cesse depuis qu’elles ont quitté leur principe d’organisation, toutes
leur gangue protectrice, la strate subtilement différentes dans leur
Jusqu’à ce que je tombe sur le premier terreuse de la petite falaise, lors de agencement identique.
cube. son écroulement.
Sidérant.
Elles proviennent de veines de fer La première trouvaille fut une
Les billes sont… de la taille d’une natif, dissimulées entre strates de découverte.
bille parfois, mais le plus souvent calcaire et couches de terre.
beaucoup plus petites. Certaines, au On les trouve presque toutes dans la Toutes les autres ont représenté une
contraire, atteignent jusqu’à deux même zone et, une fois que l’on a avancée dans un monde parallèle,
centimètres de diamètre. Dans ce cas, compris comment s’effectuait leur inimaginable.
elles sont toutes hérissées de pointes, trajet sur le rivage, il devient aisé de Ces «  petites  » traces – car au total,
évoquant davantage les dégâts que les ramasser. toutes formes confondues, il est rare
1) « sider » : élément du grec sideros qui signifie Elles s’assemblent dans quelques de dépasser la dizaine de centimètres
« fer ».
failles où la marée ne peut venir les – sont pour moi la preuve tangible
2) [1920] 2002, «  Avant-propos  », Système des
Beaux-Arts, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade. déloger  ; roulent sur le sable sans d’une autre organisation du monde, ou
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encore, d’un monde qui s’apparente à un, indéfiniment, chaque bille, chaque
celui de la Matière pure, de l’Univers, cube, chaque élément.
au monde sidéral.
Ils sont autant de vérités
Les voir représente la première étape sans preuves.
de la quête. Je les ai côtoyées pendant
des années, ignorant tout de leur
existence. Aujourd’hui, je les flaire.
Même mes doigts savent les dénicher
dans les veines, au fonds des flaques,
dans les algues, sous les pierres.
Trouver la veine, ou plus exactement,
retracer leur trajet, est la deuxième.
Il reste à franchir une troisième
étape : leur redonner sens et vie en les
utilisant pour reconstruire les formes
de notre vie quotidienne traduites
dans l’alphabet minéral de cet autre
univers.

Je reste encore subjuguée par ces


objets si finis, dont la logique formelle
d’organisation, logique au point de
traîner derrière elle tout l’attelage de
la mathématique et de la géométrie,
me reste étrangère. Leur perfection –
apparente car, à y bien regarder, il n’y
a pas deux éléments identiques – est
frappante du fait même de son côté
aléatoire, comme s’il y avait derrière
un artisan capable de produire, un à

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Marcel Proust

Le miracle wattmen, à tituber comme j’avais


fait tout à l’heure, un pied sur le
pavé plus élevé, l’autre pied sur le

d’une analogie1 pavé plus bas. Chaque fois que je


refaisais rien que matériellement
ce même pas, il me restait inutile ;
mais si je réussissais, oubliant la
matinée Guermantes, à retrouver
ce que j’avais senti en posant
ainsi mes pieds, de nouveau la
vision éblouissante et indistincte
me frôlait comme si elle m’avait
dit  : “Saisis-moi au passage si tu
en as la force, et tâche à résoudre
l’énigme de bonheur que je te
saveur d’une madeleine trempée propose ” [...]
3
1
En roulant les tristes pensées que
je disais il y a un instant, j’étais dans une infusion, tant d’autres
entré dans la cour de l’hôtel de sensations dont j’ai parlé et que [...] un second avertissement vint
Guermantes, et dans ma distraction les dernières œuvres de Vinteuil renforcer celui que m’avaient
je n’avais pas vu une voiture qui m’avaient paru synthétiser [...] 2 donné les deux pavés inégaux et
s’avançait ; au cri du wattman je m’exhorter à persévérer dans ma
n’eus que le temps de me ranger La félicité que je venais d’éprouver tâche. Un domestique en effet
vivement de côté, et je reculai était bien en effet la même que celle venait, dans ses efforts infructueux
assez pour buter malgré moi que j’avais éprouvée en mangeant pour ne pas faire de bruit, de cogner
contre les pavés assez mal équarris la madeleine et dont j’avais alors une cuiller contre une assiette.
derrière lesquels était une remise. ajourné de rechercher les causes Le même genre de félicité que
Mais au moment où, me remettant profondes. La différence, purement m’avaient donné les dalles inégales
d’aplomb, je posai mon pied sur matérielle, était dans les images m’envahit ; les sensations étaient de
un pavé qui était un peu moins évoquées ; un azur profond enivrait grande chaleur encore, mais toutes
élevé que le précédent, tout mon mes yeux, des impressions de différentes : mêlée d’une odeur de
découragement s’évanouit devant fraîcheur, d’éblouissante lumière fumée, apaisée par la fraîche odeur
la même félicité qu’à diverses tournoyaient près de moi, et, dans d’un cadre forestier ; et je reconnus
époques de ma vie m’avaient mon désir de les saisir, sans oser que ce qui me paraissait si agréable
donnée la vue d’arbres que j’avais plus bouger que quand je goûtais la était la même rangée d’arbres
cru reconnaître dans une promenade saveur de la madeleine en tâchant de que j’avais trouvée ennuyeuse
en voiture autour de Balbec, la vue faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle à observer et à décrire et devant
des clochers de Martinville, la me rappelait, je restais, quitte à laquelle, débouchant la canette de
1) À la recherche du temps perdu. Le temps
faire rire la foule innombrable des bière que j’avais dans le wagon,
retrouvé (chapitre III), Paris, Gallimard, je venais de croire un instant,
Coll blanche, 1927 : 13. 2) Op. cit., p. 7. 3) Op. cit., p.8.
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dans une sorte d’étourdissement, l’hôtel de Guermantes, à en forcer


que je me trouvais, tant le bruit les portes, et avait fait vaciller un
identique de la cuiller contre instant les canapés autour de moi,
l’assiette m’avait donné, avant que comme elle avait fait, un autre jour,
j’eusse eu le temps de me ressaisir, les tables du restaurant de Paris.
l’illusion du bruit du marteau d’un Toujours, dans ces résurrections-
employé qui avait arrangé quelque là, le lieu lointain engendré
chose à une roue du train pendant autour de la sensation commune
que nous étions arrêtés devant ce s’était accouplé un instant,
petit bois […]4 comme un lutteur, au lieu actuel.
Toujours le lieu actuel avait été
[…] un maître d’hôtel depuis vainqueur ; toujours c’était le
longtemps au service du prince vaincu qui m’avait paru le plus
de Guermantes m’ayant reconnu beau ; si beau que j’étais resté en
et m’ayant apporté dans la extase sur le pavé inégal comme
bibliothèque où j’étais, pour devant la tasse de thé, cherchant
m’éviter d’aller au buffet, un à maintenir aux moments où il
choix de petits fours, un verre apparaissait, à faire réapparaître dès
d’orangeade, je m’essuyai la qu’il m’avait échappé, ce Combray,
bouche avec la serviette qu’il ce Venise, ce Balbec envahissants
m’avait donnée ; mais aussitôt, et refoulés qui s’élevaient pour
comme le personnage des Mille m’abandonner ensuite au sein
et une Nuits qui sans le savoir de ces lieux nouveaux, mais
accomplissait précisément le perméables pour le passé […]6
rite qui faisait apparaître, visible
pour lui seul, un docile génie
prêt à le transporter au loin, une
nouvelle vision d’azur passa
devant mes yeux ; mais il était pur
et salin, il se gonfla en mamelles
bleuâtres ; l’impression fut
si forte que le moment que je
vivais me sembla être le moment
actuel […]5

La salle à manger marine de Balbec,


avec son linge damassé préparé
comme des nappes d’autel pour
recevoir le coucher du soleil, avait
cherché à ébranler la solidité de
4) Op. cit., p. 9.
5) Op. cit., p. 10. 6) Op. cit., p. 17-8. Fragments rassemblés par Michèle Nisen.

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