Вы находитесь на странице: 1из 26

Bulletin d’Accusation nº 3

Elizaphan Ntakirutimana

Bulletin d’Accusation No.3

Elizaphan Ntakirutimana
La Cour Suprême des Etats-Unis est
en faveur de son Extradition vers Arusha

“Je condamne fermement Elizaphan Ntakirutimana. Il était un pasteur. Avant le


génocide, il nous avait appris comment aimer Dieu et comment aimer son prochain.
Mais ensuite il a participé au génocide, devenant un vrai tueur”.

Vincent Usabyimfura
1
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Elizaphan Ntakirutimana
La Cour Suprême des États-Unis est
en faveur de son Extradition vers Arusha

Le présent Bulletin d’Accusation fait partie d’une série de publications résumant les allégations à
l’encontre de certains individus accusés, par des survivants et des témoins, d’implication dans le
génocide commis en 1994 au Rwanda. Le but de ces publications est soit de réclamer des enquêtes,
soit de soutenir celles en cours, en rendant publiques les informations recueillies par African Rights
durant ses recherches concernant les tueries.

Depuis la fin du génocide, Elizaphan Ntakirutimana, pasteur rwandais de l’Eglise adventiste


du septième jour, à présent à la retraite, a réussi à se dérober à la justice. Après le génocide, il fuit
vers les États-Unis pour vivre avec son fils, Eliel Ntakirutimanamédecin et ressortissant des
États-Unisà Laredo, au Texas. Elizaphan Ntakirutimana est accusé d’avoir dirigé les massacres
commis dans deux églises adventistes et dans un hôpital, et d’avoir contribué à orchestrer le
massacre perpétré sur les collines de Bisesero, près de sa commune natale de Gishyita, à Kibuye. A
présent, après une longue bataille, il est très probable que le Tribunal pénal international pour le
Rwanda (TPIR) obtienne enfin son extradition vers Arusha, en Tanzanie, où il sera passé en
jugement. African Rights se réjouit de la décision prise par la Cour suprême des États-Unis, le 24
janvier 2000, de livrer Ntakirutimana. Elle représente une victoire pour les survivants, qui n’ont pas
cessé d’espérer qu’ils auraient un jour l’occasion de faire face à Ntakirutimana dans un tribunal.
C’est la ministre des Affaires étrangères des États-Unis qui détient à présent l’autorité d’extrader
Ntakirutimana vers Arusha ; elle peut d’ailleurs décider, pour des motifs humanitaires, de bloquer le
processus d’extradition.

Un grand nombre de membres du clergé dont on sait qu’ils ont joué un rôle dans le
génocide commis au Rwanda ont réussi à échapper aux poursuites judiciaires, grâce à leur position
et à leurs contacts. Ntakirutimana, jadis président des adventistes de sa région natale de Kibuye et
de Cyangugu, a été mis en accusation par le TPIR en juin 1996 et arrêté par le FBI, au Texas,
quelques mois plus tard. Mais son fils a réussi à mobiliser une quantité considérable de fonds et de
soutien. Les efforts du gouvernement fédéral afin de remettre Ntakirutimana au tribunal ont été
freinés par ses avocatsdirigés, jusqu’à sa mort, par un ancien Garde des Sceaux des États-Unis,
Ramsey Clark. En décembre 1997, un magistrat de Laredo a ordonné la libération de Ntakirutimana,
malgré la législation du Congrès autorisant l’extradition vers le TPIR. Il a été à nouveau arrêté après
que le gouvernement ait fait appel de la décision ; il est en détention depuis.

Le fils d’Elizaphan Ntakirutimana, le Dr Gérard Ntakirutimana, a lui aussi été accusé de


participation au génocide et attend à présent d’être jugé à Arusha. Tous les autres génocidaires de
premier plan qui ont collaboré avec Ntakirutimana ont été jugés et condamnés par le TPIR, sont
détenus à Arusha en attendant leur procès, ou bien ont été mis en accusation et sont activement
recherchés.1 Le Tribunal a consacré une grande partie de son temps et de son énergie à recueillir des
preuves à Kibuye. Jadis, Kibuye comptait plus de Tutsis en son sein que toute autre préfecture, mais
le génocide les a pratiquement exterminés. Ils sont peu nombreux à avoir survécu pour raconter ce

1
Parmi eux figurent : le Dr Gérard Ntakirutimana, médecin à l’hôpital de Mugonero, le Dr Clément
Kayishema, gouverneur de Kibuye, Obed Ruzindana, homme d’affaires, Charles Sikubwabo, le bourgmestre
de Gishyita, Eliezer Niyitegeka, ministre de l’Information, et Alfred Musema, directeur d’une fabrique de thé.
Il y a à peine quelques semaines, Mika Muhimana, conseiller de Gishyita, a été arrêté à Dar es Salaam et
transféré au centre de détention du tribunal à Arusha.

2
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

qui s’y est passé ; certains de ceux dont les témoignages sont reproduits ci-après ont expliqué qu’ils
n’ont survécu qu’en se cachant sous les cadavres et le sang de leurs êtres chers.

African Rights est consciente de l’importance que revêt le fait de traduire en justice les
principaux tueurs de Kibuye et elle est disposée à apporter son aide de toutes les façons possibles.
Nous craignons toutefois que le verdict prononcé par le TPIR dans le cas antérieur d’Obed
Ruzindana, un homme d’affaires de Kibuye, ait des implications dans l’affaire du pasteur.
Ruzindana a participé à tous les massacres auxquels Ntakirutimana est lui aussi accusé d’avoir pris
part. Les deux hommes ont souvent été vus ensemble durant le génocide et les témoins affirment
que Ruzindana se rendait souvent chez Ntakirutimana.

Le 21 mai 1999, Ruzindana a été condamné à seulement 25 ans de détentionune véritable


parodie de la justice, au vu des atrocités commises par cet homme. Ce verdict a scandalisé la
communauté des survivants. Le TPIR a laissé supposer que la décision prise dans l’affaire
Ruzindana a été influencée par son désir de promouvoir la réconciliation au Rwanda. Cependant, il
est difficile de comprendre comment le fait de prononcer une sentence inadéquate pour un
meurtrierqui a plaidé innocent et n’a fait preuve d’aucun remordspourrait servir cette cause. La
seule raison que le tribunal ait pu citer pour justifier sa décision dans le cas Ruzindana est l’âge de
ce derniermais, étant donné que l’ancien homme d’affaires était âgé de 32 ans au moment des
tueries, c’est là un argument peu convaincant.

Le présent Bulletin d’Accusation est destiné à mettre en relief la solidité des allégations à
l’encontre d’Elizaphan Ntakirutimana. Il présente 27 témoignages qui décrivent sa participation au
génocide. La plupart des témoins avec lesquels African Rights s’est entretenue connaissaient
personnellement le pasteur et ont du mal à comprendre comment il a pu les trahir ainsi. Ils sont
presque tous adventistes. Les expériences de ces survivants doivent être reflétées dans les poursuites
judiciaires à l’encontre d’Elizaphan Ntakirutimana, et dans sa sentence, sinon ils devront se résigner
à penser que le monde n’a pas compris et est indifférent à l’agonie qu’ils ont endurée.

Sommaire
Elizaphan Ntakirutimana était un membre important de la communauté de Ngoma, commune
Gishyita, Kibuye. La population le respectait car il était le président des adventistes dans les régions
de Kibuye et de Cyangugu et une figure clé, à Ngoma, du parti politique de l’opposition, le
Mouvement démocratique républicain (MDR). Lorsque le massacre commença, des milliers de
Tutsis fuirent les zones environnantes pour chercher refuge à l’église et à l’hôpital de Mugonero, à
Ngoma. Ils étaient conscients que Ntakirutimana était l’ami des fonctionnaires gouvernementaux et
des riches hommes d’affaires qui étaient à l’origine des tueries au niveau local. Certains des réfugiés
connaissaient bien Ntakirutimana, d’autres avaient simplement entendu parler de lui ; mais la
plupart des réfugiés étaient persuadés que le pasteur utiliserait son influence pour les protéger.
Ntakirutimana donna espoir aux réfugiés terrifiés qui s’étaient rassemblés à Mugonero. Il
leur garantit que personne ne les attaquerait, puis alla chercher deux gendarmes à la ville de Kibuye,
apparemment pour qu’ils veillent sur eux. Le pasteur demanda ensuite à plusieurs membres du
personnel de l’église et de l’hôpital, qui étaient partis se cacher ailleurs, de revenir à Mugonero, leur
promettant la sécurité. Encouragés par Ntakirutimana, les Tutsis arrivèrent à Mugonero par milliers.
Le 15 avril, un gendarme dévoila à l’un des pasteurs adventistes qui se cachaient dans
l’église le plan consistant à massacrer les réfugiés. Il en informa les autres pasteurs, puis ils
écrivirent immédiatement un appel à l’aide collectif destiné à Ntakirutimana. La réponse de ce
dernier arriva sous la forme d’une lettre brève et insensible, qui disait : “Je ne peux rien faire pour
vous. Tout ce que vous pouvez faire, c’est mourir.” Le même jour, Ntakirutimana et Obed
Ruzindana se présentèrent à l’hôpital pour exiger de l’un des réfugiés qu’il leur remît sa
camionnette, qu’ils allaient utiliser par la suite pour transporter les interahamwe vers le lieu du
massacre.

3
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Le lendemain matin, les réfugiés furent attaqués. Vers 9 heures, Ntakirutimana arriva
accompagné de soldats, de gendarmes, d’interahamwe et de civils, tous armés jusqu’aux dents et
prêts à se battre. A eux tous, ils infligèrent une douleur inimaginable à leurs victimes, durant un
massacre qui se poursuivit jusqu’à tard dans la nuit. Ntakirutimana, en costume et cravate, regarda
les réfugiés mourir par balle ou suite aux coups subis, examinant les corps pour y déceler tout signe
de vie et ordonnant aux tueurs de veiller à ce que personne ne survécût. Au moins 5.000 personnes
seraient mortes, y compris au moins 50 pasteurs adventistes tués avec leur famille. Les quelques
survivants ont décrit comment ils ont perdu tous les membres de leur famille durant cette seule
journée.
La chapelle de l’hôpital et de l’école d’infirmiers a été transformée en monument à la
mémoire des victimes, tuées alors qu’elles priaient. Quatre cercueils tout simples servent à rappeler
les horreurs qui se produisirent à l’hôpital et à l’église le jour du sabbat, le 16 avril 1994.
L’église adventiste de Murambi, située à proximité, avait également été considérée comme
un refuge par les habitants de la commune de Gishyita, mais elle allait être la cible suivante des
tueurs. En premier lieu, les Tutsis se trouvant à l’intérieur de l’église furent massacrés, puis l’église
elle-même fut démolie. Elizaphan Ntakirutimana est accusé d’avoir contribué à orchestrer le
massacre ; par la suite, il fit charger les tuiles du toit dans sa voiture. Ce massacre allait être le
premier de la série de tueries commises à Murambi.
Résolu à éliminer jusqu’au dernier Tutsi de la commune, le pasteur suivit ensuite les
survivants de Murambi, et ceux d’autres massacres commis à Kibuye, jusque sur les collines de
Bisesero. Ce sont jusqu’à 50.000 Tutsis qui s’étaient rassemblés sur ces collines, unis pour se
défendre. Ils luttèrent avec courage, mais seulement un millier d’entre eux survécurent.
Ntakirutimana était l’un des génocidaires de premier plan qui s’étaient unis pour régler le sort des
réfugiés.
Le pasteur adventiste, que les survivants du génocide considèrent à présent comme une
“brute”, a été mis en accusation par le TPIR, accusé de “complicité dans le génocide et de complot
pour commettre des actes de génocide, et de crimes contre l’humanité”. Il vivait alors à Laredo, au
Texas, et y fut arrêté, pour être cependant relâché en décembre 1997. Le magistrat local n’était pas
convaincu par les preuves présentées à l’encontre de Ntakirutimana, parce que les témoins n’étaient
pas nommés et parce que les conditions dans lesquelles les entretiens avaient eu lieu furent
considérées comme insatisfaisantes. De plus, le magistrat affirma que le tribunal n’avait aucune
juridiction dans ce casignorant son accord d’extradition avec le gouvernementétant donné que
la constitution des États-Unis exige un traité ratifié avant qu’un individu puisse être remis à un
tribunal étranger. Le gouvernement fit appel de la décision, et Ntakirutimana fut à nouveau arrêté,
ce qui entraîna un long procès qui alla jusqu’au niveau de la cour suprême.
La décision unanime de la Cour suprême garantira que Ntakirutimana soit le premier
religieux protestant accusé d’avoir pris part au génocide à être jugé. Elle devrait signifier, enfin, la
justice pour des survivants comme Vincent Usabyimfura, adventiste, qui a du mal à comprendre le
comportement du pasteur.

Je condamne fermement Elizaphan Ntakirutimana. Il était pasteur. Avant le génocide, il nous avait
appris comment aimer Dieu et comment aimer son prochain. Mais, ensuite, il a participé au
génocide, devenant un vrai tueur. Pourquoi n’a-t-il caché aucun pasteur, ou aucun enfant, comme
d’autres gens l’ont fait ?2

2
Témoignage recueilli à Ngoma, le 25 février 1998 et le 17 novembre 1999.

4
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Elizaphan Ntakirutimana a été accusé d’avoir :

• attiré ses collègues par la ruse dans l’église adventiste et l’hôpital de Mugonero, alors qu’il
savait pertinemment qu’ils y seraient tués.
• collaboré avec les tueurs de premier plan de la région pour préparer le génocide.
• été chercher des soldats, des gendarmes, des interahamwe et des civils et de les avoir conduits à
Mugonero pour exécuter le massacre.
• dirigé et supervisé le massacre commis à Mugonero le 16 avril 1994.
• transporté des interahamwe jusqu’à l’église adventiste de Murambi et d’y avoir organisé le
massacre perpétré le 17 avril 1994.
• ordonné aux interahamwe de démolir l’église de Murambi, puis de charger les tuiles dans sa
camionnette pour que l’église ne puisse plus servir d’asile ou d’abri.
• transporté les miliciens jusqu’à Bisesero et de leur avoir ordonné de prendre part aux tueries
commises à cet endroit.
• contribué à planifier les tueries commises à Bisesero.

Toile de fond
Elizaphan Ntakirutimana, qui avait environ 75 ans, était un homme riche et puissant dans la
commune de Gishyita. Outre la maison et la voiture qui le distinguaient, il possédait également
beaucoup de bétail. Ntakirutimana vivait dans le centre du secteur Ngoma et prêchait dans l’église
adventiste proche de Mugonero. Ngoma est un bastion adventiste. Outre l’église, il y a là un grand
hôpital, construit par des missionnaires américains en 1939, où le fils de Ntakirutimana, le Dr
Gérard Ntakirutimana, travaillait comme directeur adjoint, une école d’infirmiers et deux écoles
secondaires.
Innocent Nkusi, âgé de 41 ans, est un agriculteur et éleveur originaire de Bisesero, et il
connaît Ntakirutimana depuis de nombreuses années. Il fait remarquer que Ntakirutimana “trempait
beaucoup dans la politique”.

Je connaissais très bien Elizaphan avant le génocide. Elizaphan était comme un demi-dieu à
Gishyita. Toute la mission et ses services étaient sous le contrôle des adventistes. Elizaphan était le
président de toute la mission adventiste des préfectures de Kibuye et Cyangugu. Rien ne se passait à
son insu.
Elizaphan était membre du MDR. Le président du MDR au niveau de Gishyita était un
nommé Athanase qui habitait Mubuga, où il était directeur d’école secondaire. Il était un grand ami
d’Elizaphan. Lorsque le président national du MDR, Dismas Nsengiyaremye, venait ici, il était
escorté par Athanase et Elizaphan. Athanase est en prison à Gisovu.3

Edison Kayihura, 38 ans, est adventiste et travaille à l’hôpital de Mugonero. Il est originaire
de Wingabo, à Ngoma. Avant le génocide, il était agriculteur et travaillait parfois dans les champs
de Ntakirutimana, où il plantait des arbres. Il a parlé des personnes qui se rendaient chez
Ntakirutimana.

Elizaphan était pasteur, mais aussi politicien. Il avait l’habitude de participer aux réunions du MDR à
Ngoma. Je le voyais souvent. Beaucoup de politiciens avaient l’habitude de lui rendre visite, à savoir
Clément Kayishema, le préfet de Kibuye, et Charles Sikubwabo, le bourgmestre de Gishyita.4

Samuel Ndagijimana dit que des personnalités politiques importantes de Kigali étaient
également hébergées par Ntakirutimana.

3
Témoignage recueilli à Bisesero, le 17 novembre 1999.
4
Témoignage recueilli à Ngoma, le 17 novembre 1999, le 26 février 1998 et le 12 mars 1995.

5
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Lorsque le multipartisme a été introduit, Ntakirutimana accueillait, chez lui, des propagandistes du
MDR qui venaient de Kigali et de Kibuye, mais il n’assistait pas à leurs réunions.

Jean-Damascène Uhoraningoga, 29 ans, agriculteur, a remarqué qu’une réunion eut lieu


chez Ntakirutimana le lendemain de la mort du président Juvénal Habyarimana, moment où les
tueries commençaient aux quatre coins du Rwanda. Il a nommé certains des participants.

Vers 11:00 heures, le matin du 7 avril, le bourgmestre, Sikubwabo, et le conseiller, Mika, sont venus
avec quelques gendarmes dans le véhicule de la commune. Ils ont dispersé les petits groupes de gens
et sont ensuite allés chez Elizaphan. Nous sommes retournés chez nous. Deux hommes d’affaires,
Murwanashyaka et Mugemana, et l’ex-bourgmestre, Karasankima, ont pris part à la réunion chez
Elizaphan, de même que son fils Gérard. Je les ai vus y aller depuis ma maison. La réunion a duré
longtemps.

Une promesse trompeuse de sécurité à Mugonero


Comme ils savaient que l’hôpital et l’église de Mugonero avaient servi de refuge aux Tutsis durant
les actes de violence contre ces derniers en 1959 et 1973, les réfugiés furent encouragés à s’y
réfugier en avril 1994. Certains avaient subi des attaques ou des menaces chez eux ou dans la rue ;
d’autres étaient angoissés par le spectacle des maisons de Tutsis incendiées sur toutes les collines de
Kibuye. Bien que certains des résidents de la commune de Gishyita aient fui vers Bisesero, ils furent
nombreux à arriver à Mugonero dès le 8 avril. Ils venaient de toute la commune et des communes
voisines de Gisovu et Gitesi. Après le 12 avril, un grand nombre de personnes blessées se joignirent
à eux ; elles arrivèrent de Rwamatamu, où des tueries bien organisées avaient déjà débuté. Les
réfugiés, venus avec leur bétail et leurs biens, occupèrent la pelouse, la cour de l’hôpital et l’église.
Didas Hitimana est un adventiste qui avait entendu Ntakirutimana prêcher à de nombreuses
occasions. Son oncle, Godefroy Nyakana, travaillait pour Ntakirutimana, mais il fut tué, ainsi que sa
famille, dans la maison du pasteur, où il avait cherché à se cacher dans les combles.5 Didas, 37 ans,
était agriculteur, mais il travaille à présent à l’hôpital de Mugonero. Il est originaire de la colline de
Kazirandimwe, secteur Bisesero. Au début des tueries, il conduisit son épouse, son fils, son frère et
la famille de ce dernier à l’hôpital de Mugonero, mais Didas resta chez lui pour s’occuper de son
bétail.

Je pensais que ce pasteur Elizaphan était en mesure de protéger les Tutsis à Mugonero puisqu’il était
l’ami de tous les grands génocidaires, comme Charles Sikubwabo, le bourgmestre de Gishyita, Obed
Ruzindana etc... Je les voyais souvent ensemble avant le génocide. Pendant le génocide,
Ntakirutimana avait la réputation d’être l’un des principaux organisateurs des massacres, avec ses
alliés adventistes.6

Vincent Usabyimfura, le conseiller de Ngoma, lui-même adventiste, dit qu’il connaît


Ntakirutimana depuis longtemps. Vincent vivait dans le même secteur que Ntakirutimana et dit qu’il
pensait que “la sécurité serait assurée à Mugonero, parce qu’Elizaphan Ntakirutimana s’y trouvait et
qu’il était l’ami des interahamwe”. Comme Vincent l’a fait remarquer, “il y avait une autre raison
pour laquelle de nombreux Tutsis se sentirent encouragés à y aller”.

Il y avait des gendarmes là-bas, sous le prétexte qu’ils nous protégeaient.7

Elizaphan était lui-même allé chercher deux gendarmes à Kibuye le 10 avril ; par la suite,
un troisième gendarme vint veiller sur les réfugiés. Edison Kayihura dit que la présence des

5
Didas Hitimana a déclaré que la veuve, les enfants, la belle-fille et le petit-fils de Nyakana se réfugièrent
dans la maison de Ntakirutimana et y furent tués le 20 avril ou aux alentours de cette date. De nombreux
témoins ont expliqué qu’un homme riche de l’envergure de Ntakirutimana aurait certainement pu les sauver.
6
Témoignage recueilli à Ngoma, le 16 novembre et le 26 février 1998.
7
Témoignage recueilli à Ngoma, le 26 février 1998.

6
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

gendarmes à Mugonero fut un facteur significatif au moment de convaincre les Tutsis d’aller s’y
réfugier.

Tous les Tutsis de mon secteur ont fui pour aller à l’hôpital de Mugonero. Je suis allé là-bas avec ma
femme, Mukarutabana, et mes trois enfants. Il y avait deux gendarmes qui gardaient l’hôpital. C’est
la raison pour laquelle de nombreux Tutsis sont venus. Beaucoup de gens ont cherché refuge à
l’église parce que les gendarmes leur avaient dit qu’ils y seraient en sécurité. Pendant huit jours,
nous avons eu cette protection, ce qui a encouragé de plus en plus de gens à venir à l’église.
Ils nous ont menti en amenant ces gendarmes, nous disant que notre sécurité était assurée.
Cela a dissuadé les gens de fuir ailleurs. De cette manière, ils ont pu nous exterminer tous ensemble.

Augustin Nsengimana, qui travaille à présent comme apprenti mécanicien à Kigali, était allé
rendre visite à son grand-père, pasteur adventiste, à Ngoma, en avril 1994. Il est lui-même originaire
du secteur Bisesero. Il était accompagné de ses grand-parents et de leurs deux filles, et ils arrivèrent
à l’hôpital le 7 avril. Il décrit l’effet de l’arrivée des gendarmes.

La présence des gendarmes à Mugonero a encouragé les Tutsis qui se cachaient dans les bananeraies,
dans la brousse et chez des amis hutus à abandonner leurs cachettes pour venir à Mugonero, où il y
avait la sécurité totale.8

Jean-Baptiste Habyarimana, 26 ans, étudiant à Kigali, était chez lui, dans le secteur
Gitabura, commune Gisovu, lorsque les tueries commencèrent. Son père était négociant au centre
commercial de Mugonero. Lorsqu’ils apprirent que des gendarmes gardaient l’hôpital, ils s’y
rendirent. Mais, quand ils se rendirent compte de la menace qui pesait sur l’hôpital, il était trop tard.

Un de mes voisins, Habakurama, est venu de Mugonero. Il nous a dit qu’il y avait la sécurité à
Mugonero parce qu’il y avait des gendarmes à l’hôpital pour s’assurer que les réfugiés y étaient
protégés. C’est pour cela que nous avons décidé d’y chercher refuge jusqu’à ce que les massacres
soient terminés. Sur ses conseils, nous sommes allés à Mugonero. De plus en plus de réfugiés
affluaient dans l’église et l’hôpital.9

Augustin Nkubana, qui vivait en face de la maison du pasteur, arriva tard à Mugonero. Sa
femme était hutue et, comme il le dit, cela lui avait “procuré une illusion de sécurité”. Cependant, le
fait que des hommes comme Ruzindana et le bourgmestre rendaient souvent visite à Ntakirutimana,
chez lui, l’inquiéta, et il quitta sa maison le 15 parce qu’il se rendit “progressivement compte qu’il
allait se passer quelque chose”.

Elizaphan Ntakirutimana était un homme d’une grande autorité et il était craint dans le milieu. Ce
pasteur nous avait assurés qu’il ne nous arriverait rien si nous venions nous réfugier à l’hôpital. Son
fils, le Dr. Gérard Ntakirutimana, était devenu directeur intérimaire de l’hôpital. Elizaphan et son fils
ont amené trois gendarmes pour nous “garder”, juste pour continuer à nous trahir. Elizaphan, qui
était considéré comme un homme de Dieu, n’a pas hésité à nous tromper pour que nous nous
fassions massacrer.10

Isacar Sabayesu, 26 ans, est un employé de l’école d’infirmiers et originaire de Ngoma. Il


dit qu’il connaissait Ntakirutimana, auquel son père avait par le passé donné un champ. Il arriva à
l’hôpital le 12 avril. Elizaphan vint les voir le jour même.

Elizaphan est venu vers 11:00 heures, le matin, pour nous encourager, disant : “Ne fuyez pas d’ici.
Personne ne viendra vous attaquer ici”.11

8
Témoignage recueilli à Kigali, le 20 juillet 1999.
9
Témoignage recueilli à Kigali, le 23 juin 1999.
10
Témoignage recueilli à Ngoma, le 16 novembre 1999.
11
Témoignage recueilli à Ngoma, le 16 novembre 1999.

7
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Le comportement des gendarmes alarma les réfugiés, lesquels tentèrent d’acheter leur
loyauté, comme l’explique Isacar.

Nous avons collecté 150.000 francs et nous les leur avons donnés, dans l’espoir qu’ils se concentrent
sur notre protection. Nous leur avons aussi donné une vache chacun.

Manassé Bimenyimana, 40 ans, est assistant médical à l’hôpital et vient également de


Ngoma. Il a confirmé ce récit.

Les deux gendarmes qu’Elizaphan avait amenés nous ont protégés pendant deux jours, mais sans
vraiment manifester de sympathie à notre égard. Nous avions de l’argent et nous nous sommes
cotisés pour les gagner à notre cause. Comme nous avions également amené nos vaches, nous en
avons abattu quelques-unes pour qu’ils aient de la viande pour leurs familles, mais cela n’a rien
changé à leur attitude. Les pasteurs adventistes qui s’étaient réfugiés ici, en très grand nombre,
avaient dû négocier avec ces deux gendarmes afin qu’ils nous protègent contre les interahamwe qui
arrêtaient tous ceux qui sortaient par le grand portail.12

Deux de ceux qui avaient pressenti le danger et décidé de ne pas se cacher, ni dans l’église
ni à l’hôpital, étaient Jean Nkuranga, directeur de l’école d’infirmiers, et Ezechiel Ruhigisa, chef de
l’entretien de l’école d’infirmiers. Ils quittèrent Mugonero parce qu’ils savaient qu’en tant que
Tutsis instruits, ils seraient parmi les premières cibles des tueurs. Cependant, Ntakirutimana
remarqua leur absence et se renseigna. Un pasteur âgé bien connu dans la région, Seth Sebihe,
attaché à l’école d’infirmiers, était lui aussi resté à l’écart. Lorsque Ntakirutimana découvrit qu’ils
étaient partis pour Bisesero, il leur fit parvenir des lettres par l’intermédiaire de messagers, leur
demandant de revenir. L’un des deux hommes qui remit la lettre à Nkuranga est Jean-Damascène
Uhoraningoga, dont le témoignage figure dans ce rapport.
Vincent Mutwewingabo, 44 ans, était chez son beau-père lorsque Sebihe et Nkuranga
discutèrent du contenu de la lettre de Ntakirutimana. Vincent, 44 ans, est éleveur et originaire de
Cyanya, Gishyita.

Sebihe était méfiant ; il a dit à Nkuranga que ce pourrait être une stratégie pour nous tuer.13

Nathan Mugambira a 23 ans et est originaire du secteur Gishyita. Il travaille à présent au


marché de Kigali. Il était à Bisesero lorsque la lettre de Ntakirutimana arriva.

Selon la lettre, Elizaphan et le Dr. Gérard avaient demandé la présence de gendarmes à Kibuye pour
veiller sur la sécurité physique des réfugiés et de leurs biens. Après avoir appris à tout le monde le
contenu de cette lettre, chacun de nous devait faire un commentaire.

Il dit qu’il conseilla à Nkuranga et à Sebihe de se méfier des intentions de Ntakirutimana.

Je leur ai dit que j’avais moi-même vu le Dr. Gérard à Rurebero le 9 avril et qu’il était armé d’un
fusil et dirigeait les interahamwe venus de Ngoma. C’est cette attaque qui nous a fait fuir sur cette
colline, et plus de trois personnes de notre groupe y avaient été tuées. Je leur ai donc conseillé de ne
pas aller à Mugonero puisque je voyais que c’était une stratégie pour nous rassembler et nous tuer en
masse.
Mais les intellectuels n’ont pas voulu me croire et sont partis à Mugonero, accompagnés par
un autre groupe de Tutsis réfugiés de Mugembi. Ils sont partis, pensant qu’ils seraient en sécurité à
l’hôpital sous le contrôle d’Elizaphan, le pasteur.14

Innocent Nkusi se trouvait à Mugonero, où il s’occupait d’un enfant malade à l’hôpital,


lorsque le génocide commença. Le 7 avril, il était sorti pour aller chercher de la nourriture lorsqu’il
vit un groupe dirigé par le bourgmestre et le conseiller, Mika Muhimana, tuer deux Tutsis à

12
Témoignage recueilli à Ngoma, le 17 novembre 1999.
13
Témoignage recueilli à Gishyita, le 17 novembre 1999.
14
Témoignage recueilli à Kigali, le 14 juillet 1999.

8
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

l’extérieur du bureau communal. Il décida donc de fuir vers Bisesero. Il s’y trouvait lorsque
Ntakirutimana promit aux membres du personnel de l’église et de l’hôpital qu’ils seraient en
sécurité à Mugonero.

Je doutais de cette tendresse soudaine d’Elizaphan et je suis resté à Bisesero. Nous devons presque
notre vie au fait que nous n’étions pas pasteurs !

Ntakirutimana fit également remarquer l’absence d’Isacar Kajonge, le trésorier de l’hôpital.


Sa sœur, Jaël Kankindi, qui travaillait elle aussi à l’hôpital, décrit comment Elizaphan utilisa la
femme d’Isacar et elle-même pour l’attirer par la ruse vers sa mort.

Le 15 avril, j’ai vu le pasteur Ntakirutimana venir à l’hôpital et circuler parmi les réfugiés en
discutant avec eux. Il a promis de nous envoyer des soldats pour épauler les trois gendarmes qui
étaient déjà là. Il s’est approché de ma belle-sœur, Julie Kangabe, et lui a demandé : “Où est ton
mari, Isacar Kanjonge ? Je ne l’ai pas encore vu ici avec les autres, de même que notre directeur
Nkuranga. Les gens ici seront protégés. Je ne suis pas sûr que ceux qui sont dehors le seront”.
Mon frère était le trésorier de l’hôpital. Il se cachait chez lui. Après le discours rassurant
d’Elizaphan, Julie et moi sommes allées chercher son mari. L’idée qu’un serviteur de Dieu nous
trompait ne nous était pas passée par la tête. Nous avons vraiment cru en lui. Nous ne pouvions pas
nous imaginer qu’il avait des intentions diaboliques.
Nous avons convaincu Isacar de quitter sa maison. Pendant ce temps, Elizaphan avait
envoyé un message à Nkuranga, lui demandant de revenir.15

Comme le fait remarquer Innocent Nkusi, tous ceux qui retournèrent à Mugonero furent
tués lors du massacre du 16. Mais le caractère trompeur de la promesse de Ntakirutimana dut leur
sembler évident peu après leur arrivée à Mugonero. Le fils du pasteur, le Dr Gérard, avait été chargé
de l’hôpital après l’évacuation du directeur américain au début du génocide. Le Dr Gérard ne fit
preuve d’aucune compassion pour la situation des réfugiés. Les réserves de l’hôpital regorgeaient de
nourriture, mais le médecin n’était disposé à leur vendre des aliments qu’à des prix exorbitants.
Elizaphan Ntakirutimana ne fit lui non plus aucun effort pour pourvoir aux besoins des réfugiés. Au
contraire, Elie Muhayimana a raconté comment le père et le fils employèrent la ruse pour que les
réfugiés leur remissent leur argent. Il avait 15 ans à l’époque et vivait à Ngoma, mais il est
maintenant apprenti mécanicien à Kigali.

Entre le 10 et le 13, nous avons reçu un grand nombre de gens à l’hôpital, en provenance de la
brousse et des collines de Murambi, qui espéraient trouver la sécurité à l’hôpital et à l’église. Le 12,
le pasteur Elizaphan et son fils, le Dr. Gérard, sont venus à l’hôpital pour vérifier notre état de santé
et la situation en général. Ils ont parlé aux pasteurs tutsis qui étaient avec nous. Ils leur ont dit que
nous devions cotiser de l’argent afin qu’ils puissent aller nous chercher de la nourriture au marché.
Chacun a donné ce qu’il avait. Mais malheureusement nous n’avons jamais rien reçu. Le même jour,
des gens dont nous ignorions l’identité ont coupé l’électricité et l’eau.16

Pascal Sibomana, 23 ans, est un agriculteur du secteur Bisesero qui vit à présent à Gitarama.
Il se souvient du même incident.

Un jour, Elizaphan et le Dr. Gérard Ntakirutimana sont venus à l’hôpital et ont proposé aux gens de
donner de l’argent afin qu’ils puissent nous apporter quelque chose à manger. Ceux qui avaient de
l’argent en ont donné ; ceux qui n’en avaient pas ont donné des vaches. Mais ils ne nous ont rien
apporté.17

Augustin Nsengimana a lui aussi mentionné que l’eau et l’électricité furent coupées le 14
avril, ce qui, selon lui, “nous a alarmés, surtout que personne ne nous avait avertis à l’avance”.
Quelques heures plus tard, ses soupçons s’intensifièrent.

15
Témoignage recueilli à Ngoma, le 16 novembre 1999.
16
Témoignage recueilli à Kigali, le 6 août 1999.
17
Témoignage recueilli à Gitarama, le 1er août, 1999.

9
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Ce soir-là, Elizaphan et le Dr. Gérard sont venus à l’hôpital et à l’église et nous ont dit que nous ne
pouvions plus aller et venir comme nous le faisions, mais que nous devions rester où nous étions
parce qu’il y avait des interahamwe dans chaque secteur de la commune. Ils ont dit que si nous
allions dehors, nous pourrions tomber sur eux et nos vies seraient en danger. Quand nous avons
entendu ça, nous avons commencé à soupçonner qu’Elizaphan et son fils allaient nous trahir.

Les réfugiés, selon lui, étaient devenus “comme des prisonniers”, qui n’avaient d’autre
choix que de croire ce que leur disaient Ntakirutimana et son fils.

Le pasteur Elizaphan et le Dr. Gérard nous ont demandé à tous de l’argent pour payer notre
nourriture et l’eau. Ils nous ont dit qu’ils allaient à Kibuye dans leurs propres voitures pour nous
acheter des vivres. Ceux qui avaient de l’argent leur en ont donné ; d’autres en ont emprunté,
promettant de le rembourser quand la crise serait terminée. Nous avons donné de l’argent, mais nous
avons passé toute la journée sans nourriture ni eau.

La crise qu’ils espéraient éviter était sur le point d’éclater.

Les pasteurs crient au secours, le 15 avril


Un grand nombre de pasteurs adventistes, accompagnés de leur famille, s’étaient joints aux réfugiés
se trouvant dans l’église. Tandis que les rumeurs relatives à un massacre imminent s’intensifiaient,
craignant pour leurs ouailles, leur famille et eux-mêmes, ils décidèrent de lancer un appel direct à
leur président. Leurs craintes s’intensifièrent le 15 avril, lorsque l’un des gendarmes leur expliqua
qu’une attaque était imminente et qu’ils ne pouvaient pas sauver les réfugiés. Seth Sebihe, le pasteur
chargé des activités religieuses à l’école d’infirmiers, ne divulgua pas ces informations aux réfugiés
mais organisa une petite réunion du conseil administratif du collège pour discuter de la situation en
matière de sécurité. Il informa les participants que les gendarmes allaient être retirés. Manassé
Bimenyimana assista à cette réunion.

A la fin, Seth a écrit à Elizaphan, au bourgmestre de Gishyita, Charles Sikubwabo et au père de


Charles, le pasteur [retraité] Ferdinand Seburikoko, leur demandant de veiller sur la vie des réfugiés
à l’hôpital. Il a demandé instamment à Elizaphan de protéger ses collègues pasteurs et le troupeau de
Dieu qui s’étaient réfugiés à l’hôpital et à l’église.

Comme il y avait un si grand nombre d’adventistes parmi les réfugiés, ils espéraient que
Seburikoko serait disposé et capable de dissuader son fils d’organiser le massacre des réfugiés.
Josué Rubambana, dont le père était un pasteur adventiste, connaissait bien Ntakirutimana. Il a
expliqué pourquoi les pasteurs pensaient que Ntakirutimana et Seburikoko pourraient intercéder en
leur faveur. “Ferdinand était le père d’un tueur de premier plan et Ntakirutimana était l’ami des
tueurs.”18 La lettre destinée à Elizaphan fut confiée à un policier. Manassé se souvient de la réponse
d’Elizaphan.

Le pasteur Elizaphan avait répondu par écrit et confié la lettre à Aminadabu Murara, l’assistant de
son chauffeur, qui vivait chez lui. Le contenu de la lettre consistait en ces quelques mots : “Je ne
peux rien faire pour vous, tout ce que vous devez faire, c’est mourir”. Seth nous a rassemblés et nous
a lu cette réponse. Nous avons alors décidé de nous défendre.

Josué explique :

Au lieu de répondre positivement, Elizaphan a amené la milice et les militaires pour qu’ils nous
massacrent. Tous les pasteurs qui avaient préparé la lettre sont morts.

Samuel Ndagijimana, infirmier de l’hôpital de Mugonero, ajoute :

18
Témoignage recueilli à Kigali, le 10 mars 1998.

10
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Elizaphan avait reçu une lettre de ses confrères pasteurs lui demandant de les protéger et d’alerter les
autorités locales. Au lieu de cela, il a conseillé aux pasteurs de s’apprêter à mourir, et a lui-même
amené des assassins.

Une fois que les réfugiés apprirent la réponse de Ntakirutimana, ils se rendirent compte que
leur mort n’était qu’une question de temps. Prévoyant la violence, Sebihe fit entrer les femmes et les
enfants dans l’église, l’endroit où ils pourraient être le mieux protégés lors de l’attaque. Mais
Ntakirutimana et ses collaborateurs prenaient eux aussi des mesures pour veiller à être bien
organisés. Isacar Sebayesu se souvient d’une visite du pasteur et d’Obed Ruzindana, le 15.

Ils sont venus à l’hôpital, disant qu’ils cherchaient Antoine Nzamurambaho. Il s’était tellement bien
caché qu’ils n’ont pas pu le trouver, mais ils ont pris son véhicule.

Jean-Damascène Uhoraningoga ajoute :

Sa femme avait les clés et a refusé de les leur donner, jusqu’à ce qu’ils lui pointent un fusil au visage
; alors elle s’est exécutée. Ils ont pris ce véhicule, ainsi que celui de l’hôpital et de l’école
d’infirmiers, et sont partis.

La camionnette allait être utilisée dans le cadre du massacre qui eut lieu le lendemain. Jaël
Kankindi se souvient des paroles que prononcèrent les gendarmes avant de partir.

Le soir du vendredi 15, les trois gendarmes qui nous gardaient nous ont dit : “Maintenant la guerre
est là, et vous n’y échapperez pas. Nous ne pouvons rien faire pour vous aider. Vous feriez donc
mieux de mourir avec bravoure”.

Massacre le jour du sabbat : l’église adventiste et l’hôpital de Mugonero,


16 avril
Vers 6 heures du matin, le samedi 16 avril, les réfugiés virent le véhicule d’Obed Ruzindana, un
Pajero, se diriger vers la maison d’Elizaphan Ntakirutimana. La première attaque eut lieu vers 8
heures. Les réfugiés se défendirent efficacement et réussirent à repousser les miliciens. Augustin
Nsengimana dit que les réfugiés “se sont donné beaucoup de mal”.

Nous avons essayé de nous défendre malgré le fait qu’ils étaient armés et étaient venus en si grand
nombre. Nous avons tous participé, même les femmes et les enfants. Nous sommes sortis des
bâtiments de l’église et de l’hôpital et avons lancé des pierres et des bouts de bois aux génocidaires.
Nous avons utilisé tout ce qu’il y avait à notre portée, utilisant toute notre force pour arrêter cet
assaut.

Jason Nshimyumukiza décrit la réaction de Ntakirutimana.

J’ai vu le véhicule d’Elizaphan prendre la direction de la commune de Gishyita. Des renforts sont
arrivés quelques instants après.

Il ajoute : “Nous nous sommes rendu compte qu’il allait ramener des soldats pour nous tuer
et nous avions en effet raison.” Ntakirutimana revint vers 9 heures, accompagné de soldats et de
gendarmes armés de fusils, et d’interahamwe et de civils munis d’armes traditionnelles. Selon l’un
des survivants : “Nous avions été encerclés sans le savoir.” La tuerie commença pour de bon peu
après. Le massacre, la chasse aux survivants et le pillage des morts et des blessés se poursuivirent
jusqu’à 23:00 heures. Les hommes qui dirigèrent le massacre étaient Elizaphan Ntakirutimana, un
proche parent, Innocent Kagaba, professeur à l’école d’infirmiers, son fils, le Dr Gérard
Ntakirutimana, l’homme d’affaires Obed Ruzindana, le bourgmestre, Charles Sikubwabo, Mika

11
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Muhimana, conseiller de Gishyita, Mathias Ngirinshuti, infirmier de l’hôpital de Mugonero, et deux


anciens soldats, Usia Karibana et Augustin Kanyabongo.
L’attaque avait été bien organisée. Les assaillants avaient été divisés en plusieurs groupes
qui, à eux tous, garantissaient que le site du massacre était sans issue. Le premier groupe arriva
directement du cimetière, le deuxième arriva du centre commercial de Ngoma, le troisième
contourna l’hôpital et apparut à l’extérieur du bloc opératoire, et le dernier groupe arriva de l’église,
passant devant l’école d’infirmiers, afin de veiller à ce que personne ne sortît de l’école ou de la
chapelle.
Jason était parmi les réfugiés de Mugonero et il a présenté le récit suivant des événements
du 16.

Ils ont continué à nous fusiller jusqu’à ce que nous nous soyons dispersés ; certains sont allés à
l’église, certains à l’école des infirmiers, d’autres à l’hôpital et le reste dans la brousse.

Edison Kayihura perdit sa femme et ses trois enfants, âgés d’un, trois et cinq ans, dans le
massacre. Il tient le pasteur responsable de leur mort. “Ils sont morts, ainsi que des milliers d’autres
personnes, à cause d’Elizaphan Ntakirutimana. Ntakirutimana prêchait la parole de Dieu dans les
églises, mais après le 6 avril, l’homme de Dieu se transforma en brute”. Edison a fait remarquer que
les principaux génocidaires de Kibuye ont tous quitté le pays après le génocide et qu’aucun d’entre
eux n’est encore revenu, mais il a dit : “Je n’oublierai jamais leurs visages”. Il a parlé du terrible
moment où Ntakirutimana revint avec des renforts, décidant du même coup du sort de la majorité
des réfugiés.

Les assaillants sont revenus en force et avec plus de motivation ; ils avaient maintenant cinq
véhicules, dont celui de Ntakirutimana. Beaucoup d’interahamwe de différentes communes sont
venus le 16, jour du sabbat. Ntakirutimana avait laissé sa voiture avec les autres, de l’autre côté du
cimetière à l’entrée de l’hôpital. Nous avons vu Elizaphan Ntakirutimana à la tête de cette foule.
Ensuite nous avons entendu deux coups de feu tirés en l’air comme signal d’attaque.
Après ces coups de fusil, les interahamwe se sont rués sur nous et ont encerclé l’hôpital.
Nous avons essayé de résister, mais en vain. Nous avons reculé à cause des balles. Je me suis réfugié
au premier étage de l’hôpital pendant que les autres s’engouffraient dans la salle de chirurgie au rez-
de-chaussée et dans la chapelle de l’hôpital. Les interahamwe ont ensuite envahi l’hôpital à partir du
premier étage. J’ai vu Elizaphan dans la cour. Il portait son costume et sa cravate habituels.
Seth Sebihe avait mis les femmes et les enfants dans la chapelle de l’hôpital pour qu’ils
prient afin de mourir dans le Christ. Les interahamwe les y ont trouvés et massacrés pendant que
d’autres nous poursuivaient de salle en salle. Les massacres ont continué à travers tout l’hôpital,
mais je me suis caché sous les cadavres. Je me suis bien assuré que les cadavres me couvraient et je
me suis noyé dans le sang des autres. Quand ils ont cru que tout le monde était mort, ils ont
commencé le pillage. Il y a eu des survivants parce que quelques-uns d’entre eux avaient réussi à se
sauver pendant la nuit.

Edison quitta l’hôpital vers 21 heures, et il se dirigea vers Bisesero, passant la nuit à
Murambi.
Augustin Nsengimana dit que les renforts “arrivèrent sous la forme de soldats entraînés”.

Ils ont commencé à nous fusiller dès qu’ils sont arrivés, et cela a redonné courage aux interahamwe,
après leur défaite précédente. Le fait que les militaires utilisaient des armes à feu a permis aux
interahamwe de pouvoir entrer puisque, par peur d’être fusillés, nous étions retournés dans l’église et
l’hôpital.
Les interahamwe avaient d’abord commencé à massacrer les gens dehors. Presque tous les
pasteurs étaient dans l’église. Gérard a dirigé une attaque sur l’église pour les tuer tous. J’ai vu le
pasteur Ntakirutimana se promenant devant l’église, observant les tueries. L’un des pasteurs, Sebihe,
a essayé de se sauver. Il avait fait à peine cinquante mètres en courant quand Gérard l’a abattu.

Après l’église, ce fut le tour de l’hôpital.

12
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

J’étais dans l’hôpital, au deuxième étage, dans une chambre que le personnel n’utilisait pas. Il y avait
d’autres jeunes gens à l’intérieur avec moi. Les assassins sont venus tout près de notre chambre.
Avant de casser la porte de notre chambre, ils ont trouvé une autre pièce dont la porte n’était pas
fermée à clé. Plusieurs femmes et enfants s’y cachaient ; ils y sont entrés et les ont tués. Après ça, ils
ont oublié notre chambre. Après s’être assurés qu’ils avaient fini le massacre, ils ont commencé à
piller l’église et l’hôpital. Le silence total s’est installé dans l’hôpital vers minuit. Tôt le matin du 17
avril, nous avons quitté nos chambres le plus calmement possible, en nous assurant qu’il n’y avait
pas de génocidaires dans les environs.

Vincent Usabyimfura a lui aussi survécu au massacre en se “couvrant de cadavres”. Les


réfugiés, selon lui, “avaient été trahis et abandonnés par tout le monde, même les religieux”.

Juste avant l’attaque, j’ai vu Obed Ruzindana. Il se rendait chez Elizaphan Ntakirutimana. Quelques
minutes plus tard, j’ai vu Obed revenir avec le pasteur, mais chacun était dans son propre véhicule.
J’étais dans la cour et j’ai vu ces deux véhicules.
Quand ils sont revenus, leurs voitures étaient pleines d’interahamwe. Ils étaient
accompagnés d’autres voitures pleines de militaires. La population était venue armée de machettes.
Nous étions encerclés. J’ai vu Elizaphan, son fils Gérard et Obed Ruzindana. Les militaires ont
commencé à charger les grenades. Nous nous sommes défendus avec des pierres. Ceux qui étaient
dans la cour ont été les premiers à être tués.

Vincent sortit de sous les cadavres en rampant, à minuit et, protégé par l’obscurité, se
dirigea vers la colline de Gitwe, à Bisesero.
Manassé Bimenyimana a décrit comment la maison de Dieu se transforma en “la maison
des morts”

Vers 9 heures du matin, Elizaphan est revenu avec des militaires pour aider les hommes qui nous
attaquaient, et ils sont repassés à l’offensive. Beaucoup de gens ont été abattus ou tués avec des
machettes alors qu’ils couraient pour retourner à l’hôpital. Elizaphan était là, au milieu de cette foule
qui nous attaquait. Il a conduit sa camionnette lentement, jusqu’au cimetière, et a fait le reste du
chemin à pied. C’était pitoyable de le voir arrêté dans la foule, le jour du sabbat. Je l’ai vu de mes
propres yeux. Il portait un costume, une chemise blanche et une cravate.
Quand nous avons fui dans l’hôpital, il est remonté dans son véhicule Toyota et l’a amené
jusqu’ici, à l’intérieur, s’arrêtant devant la buanderie. Ils ont poursuivi les réfugiés dans toutes les
salles de l’hôpital. Certains se sont échappés par les fenêtres, mais d’autres ont subi les pires
atrocités.

Elie Gashi, agriculteur de 36 ans originaire de Ngoma, dit qu’il y eut “beaucoup de coups
de feu et beaucoup de morts”. Il ajoute :

Il n’y a eu aucun survivant parmi les femmes et les enfants qui se trouvaient dans l’église. L’homme
responsable de leur mort est Elizaphan Ntakirutimana. C’est lui qui avait encouragé les autres
pasteurs et la population qui avait peur à aller à l’église.19

Ceux qui avaient réussi à échapper aux coups de feu et aux explosions de grenades, de plus
en plus intenses, cherchèrent à sortir. Mais ils étaient piégés ; l’église et l’hôpital étaient encerclés
par des milliers de civils armés de machettes.

J’ai couru pour aller dans le bloc opératoire avec beaucoup d’autres gens, mais ils nous ont lancé une
grenade. Des débris de cette grenade ont été retirés de ce doigt, [l’annulaire de sa main gauche]. Ils
ont vaporisé du gaz lacrymogène sur nous pour nous aveugler, et ont ensuite tiré des coups de feu
dans la foule. Je me suis laissé tomber afin que les cadavres me couvrent.
Ce 16 avril-là était comme le dernier jour décrit dans l’apocalypse. Tellement de gens sont
morts. Ces quatre cercueils que vous voyez là-bas sont pleins des victimes mortes dans cette salle ce
jour-là. Cette salle était la chapelle de l’hôpital et de l’école d’infirmiers. Depuis le massacre du 16

19
Témoignage recueilli à Ngoma, le 12 mars 1995.

13
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

avril, où les gens ont été tués ici pendant qu’ils priaient, nous avons préservé cette salle comme le
monument à leur mémoire. Les taches que vous voyez sur le sol, c’est du sang séché.
Vers 23:00 heures ce soir-là, le silence complet régnait dans la maison des morts. Ce silence
m’a terrifié. J’ai réussi à sortir de sous les cadavres qui me couvraient et me suis échappé par l’une
des fenêtres entrouvertes. Dehors, les assassins se partageaient ce qu’ils avaient pillé, notre troupeau
et d’autres objets de valeur que les réfugiés avaient amenés. Pendant qu’ils s’occupaient à cela, je me
suis glissé dans la brousse pour atteindre la forêt de Gitwe.

Ismaël Mbonimpaye, qui avait lui aussi vu le pasteur en compagnie d’Obed Ruzindana à 8
heures, a dit : “Toute ma famille a été massacrée dans l’église et je me suis retrouvé tout seul”.

Nous avons vu des militaires et des interahamwe arriver. Ils avaient garé leurs véhicules et venaient
vers nous à pied. Nous les avons combattu et les avons repoussés jusqu’à l’endroit où ils avaient
laissé leurs véhicules. Ensuite ils nous ont forcés à repartir à l’hôpital. Ils nous ont fusillés toute la
journée. Les gémissements des gens étaient indescriptibles. Certains sont morts dans l’église,
d’autres dans la cour, certains dans l’hôpital et dehors dans la brousse.
J’étais d’abord à l’intérieur de l’église. J’ai vu Mika et Sikubwabo se positionner à la porte
du bas de l’église tandis qu’Elizaphan et son fils, Gérard, gardaient la porte du haut. Elizaphan a
appelé le pasteur Seth Sebihe pour lui demander de lui donner toutes les clés. Il a dit à Sebihe qu’ils
étaient finis, et qu’il ne pouvait rien faire pour les protéger. Ensuite, Elizaphan et son fils sont allés
rejoindre Ruzindana.
Pendant ce temps, Mika et Sikubwabo demandaient aux femmes hutues mariées à des
Tutsis de quitter l’église et d’abandonner leurs enfants Inyenzi là-dedans. J’ai vu Ntakirutimana et
Ruzindana se diriger vers les miliciens et leur dire de s’assurer que personne ne sorte, pendant que le
docteur leur disait de faire attention à ne pas endommager l’hôpital en utilisant leurs fusils, parce
qu’ils en auraient besoin après. Une balle m’a atteint au bras gauche ; vous pouvez voir la cicatrice.
Je suis tombé parmi les cadavres.
Gérard a dit à son père que Nkuranga venait d’être abattu, et qu’il avait pris les clés du
coffre de l’hôpital de Karoli. Le pasteur Elizaphan a dit aux interahamwe : “Surveillez ici. Ne laissez
échapper personne”.
Il était environ 19:00 heures, et il commençait à faire noir. Ils ont continué à tuer les gens
jusqu’à 23:00 heures ou aux alentours. Ensuite, ils ont été distraits par l’idée de casser le coffre.
C’est là que je suis parti avec Bitahurugamba et les enfants d’Assiel Nzamutuma.20

Augustin Nkubana n’était arrivé à l’enceinte de l’hôpital que la veille au soir ; il constata
que le chemin qu’il comptait emprunter le matin du 16 pour aller chercher sa femme et ses enfants
avait été bloqué.

Nous avons été arrêtés à l’entrée de l’hôpital par le Dr Gérard, qui était avec Ngarambe et un certain
“capitaine”. Ils ne voulaient pas nous laisser quitter l’hôpital. Les militaires et les miliciens avaient
fait irruption quelque temps après, vers 9 heures.
Ils ont immédiatement commencé la fusillade en désordre. Nous avons résisté avec des
pierres pour les empêcher d’entrer dans l’enceinte de l’hôpital. Mais ils étaient très nombreux et plus
forts que nous. Ils tuaient au moyen d’armes à feu mais aussi d’armes traditionnelles. Les blessés
gémissaient et les femmes et les enfants pleuraient. Les assaillants étaient enragés. Les gens
tombaient comme des fruits mûrs. En peu de temps, la cour de l’hôpital et celle de l’église s’étaient
remplies de cadavres. Il y en avait partout.
Je me rappelle que le pasteur Sebihe a demandé à Elizaphan : “Tu nous as amenés ici pour
nous tuer ?”. Elizaphan a répondu : “Vous avez été livrés, c’est fini pour vous !”. Sebihe a pris la
bible dans ses mains et lui a dit : “Tu seras responsable de ce sang”.
C’est par miracle que certains s’en sont sortis ce jour-là. Ils ont tué pendant toute la journée
et ont continué jusqu’à tard le soir. Je feignais d’être mort, couché parmi les cadavres. Vers 23:00
heures, ils étaient épuisés. Il sont allés se reposer et manger des vaches qu’ils avaient abattues et fait
préparer par des jeunes interahamwe.

20
Témoignage recueilli à Ngoma, le 17 novembre 1999.

14
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

J’en ai profité pour leur échapper et suis parti sur les collines de Gitwe ; je suis arrivé là-bas
aux environs de 3 heures du matin. J’y ai trouvé beaucoup de Tutsis réfugiés y compris des parents à
moi.
Ils ont continué à tuer les gens à l’hôpital de Mugonero le dimanche, mais de plus en plus
de rescapés continuaient à nous rejoindre. Ils étaient très fatigués et très déshydratés. Nous étions au
centre catholique de Gitwe, mais avons décidé d’aller à l’église adventiste de Murambi.

Les réfugiés s’étaient défendus courageusement au début, comme se le rappelle Elie


Muhayimana, mais les tueurs étaient bien armés. Le Dr Gérard commandait les gendarmes, tandis
que son père examinait les cadavres pour y déceler tout signe de vie.

Les interahamwe, qui avaient encerclé l’église et l’hôpital, les gendarmes et les militaires ont
commencé l’attaque immédiatement après le coup de feu donné comme signal. Comme nous y étions
en grand nombre, nous avons essayé de nous défendre, en lançant des pierres, des débris de
bouteilles et des morceaux de fer. Nous avons résisté pendant une heure, mais avons été battus par
les militaires et les gendarmes ramenés de Kibuye en renfort. Les renforts de Kibuye ont joué un rôle
déterminant parce qu’ils ont permis aux interahamwe d’entrer à l’intérieur de l’église et de l’hôpital.
Comme presque tout le monde était dehors en train de combattre les interahamwe, une fois que nous
avons été battus, nous avons tous essayé désespérément de retourner à l’intérieur. Quelques-uns
seulement y ont réussi, le reste est resté dehors. Les tueurs ont commencé par ceux qui étaient dehors
et sont ensuite venus à l’intérieur de l’hôpital. Ils ont eu de la peine à nous atteindre à l’intérieur car
nous avions maintenu les portes fermées de toutes nos forces pour que personne ne puisse entrer. Le
Dr. Gérard a ordonné aux gendarmes de casser les portes avec leurs fusils ou avec des grenades.
J’étais dans la salle des opérations. En regardant par la fenêtre, j’ai vu le pasteur Elizaphan
Ntakirutimana circuler parmi les cadavres et vérifier s’ils étaient morts. Pendant que je regardais
Elizaphan, ma cachette a été attaquée. Ils ont cassé la porte, se sont rués à l’intérieur et ont aussitôt
commencé à tuer les gens. Nous étions quinze dans cette salle, y compris mon père, Thomas Rukara,
et ma mère, Emerthe Mukagatera. Ils sont tous morts vers 15:00 heures cet après-midi-là. J’ai
reconnu quelqu’un que je connaissais parmi les tueurs, Capitaine Uwimbabazi. Je l’ai supplié pour
qu’il m’épargne. Au lieu de cela, il m’a tiré une balle dans la jambe et m’a donné des coups de
machette sur la tête. Je suis tombé et j’ai perdu conscience. Je suis revenu à moi à minuit et je n’ai
trouvé personne là-bas. Ni les tueurs, ni les rescapés. J’étais gravement blessé et faible, à cause du
sang que j’avais perdu, mais j’ai réussi à me sortir de sous les cadavres et à me diriger vers Bisesero.

Nathan Gatashya, qui est actuellement tailleur à Kigali, est originaire de Wingabo, Ngoma.
Il accuse le Dr Gérard d’avoir tiré sur les réfugiés.

Le samedi 16 avril, nous avons vu beaucoup de militaires et de miliciens munis de machettes, de


grenades, de lances, d’épées, etc... Le Dr. Gérard et Obed Ruzindana étaient devant eux, avec des
fusils. Les femmes et les enfants étaient dans l’église, tandis que les hommes se trouvaient dehors
dans la cour de l’hôpital. Gérard a tiré sur le portail d’entrée de l’hôpital. Les miliciens sont entrés et
ont tué toutes ces femmes et tous ces enfants avec des machettes. Gérard est ensuite revenu pour tuer
les hommes avec un fusil. Je me suis échappé et j’ai rejoint les gens à Bisesero.21

Jaël Kankindi, assistante médicale à l’hôpital, se rendit compte que quelque chose n’allait
pas lorsque le Dr Ntakirutimana ferma le bloc opératoire quelques jours après que des réfugiés tutsis
blessés aient commencé à arriver en masse à l’hôpital ; “il dit qu’il n’avait pas de médicaments à
utiliser pour les Tutsis”. Son anxiété augmenta lorsque le Dr Ntakirutimana renvoya tous les
patients hutus chez eux et leur donna des médicaments à emporter.

Le 16 avril, vers 9:30 heures, nous avons vu venir trois véhicules : la Toyota du docteur Gérard, le
véhicule de l’hôpital et un autre véhicule appartenant à un riche homme d’affaires tutsi nommé
Antoine, qu’ils avaient réquisitionné. Ces véhicules venaient de chez Ntakirutimana et ils étaient
pleins de soldats. Derrière eux, il y avait une foule de paysans munis d’armes traditionnelles qui
criaient : “Nous les massacrerons !”.

21
Témoignage recueilli à Kigali, le 22 novembre 1995.

15
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Ils ont commencé à tirer sur nous une pluie de balles. Nous avons essayé de nous cacher
autant que possible, mais il était difficile d’échapper à cette pluie de balles. Toutes les salles de
l’hôpital étaient pleines à craquer, de même que la cour de l’église.
Pendant la fusillade, je me suis réfugiée dans la cave de l’hôpital, vers 14:30 heures. Cinq
autres femmes et filles m’y ont rejointe. Mais les interahamwe nous ont découvertes quelques heures
après. Ils ont commencé à nous frapper et nous dépouiller de tout ce que nous avions. L’un d’eux a
tué quatre des femmes avec sa lance. A la cinquième, la lance s’est cassée. Il est sorti chercher une
autre lance. Il faisait déjà sombre, et j’ai donc demandé à la pauvre Evelyne de partir. Elle m’a dit
qu’elle ne pouvait pas, parce qu’elle était gravement atteinte. Je l’ai entendue pousser un cri. Ensuite
elle a rendu l’âme. Je suis ainsi restée seule.
J’avais le vertige. Ma sous-jupe était pleine de sang, mes cheveux étaient entremêlés de
sang et tout mon corps était couvert de blessures. J’étais très faible et seule au monde. Je ne savais
que faire. Je suis sortie de là vers 2 heures du matin. J’ai dû marcher sur les cadavres car il y en avait
beaucoup dans la cour. J’ai décidé de me diriger vers Gisovu et j’ai pris un sentier derrière l’hôpital.
J’ai entendu une voix venant du côté d’Elizaphan dire : “Bloquez tous les passages, que personne ne
s’échappe”.
Je me suis couchée par terre dans la brousse où je suis restée toute la journée. Le soir je suis
revenue à l’hôpital dans le vain espoir d’y trouver quelqu’un de la Croix-Rouge. Je n’y ai trouvé que
des cadavres. C’était un spectacle horrifiant.

Jaël se cacha dans un placard à l’intérieur d’une maison abandonnée. Le lendemain matin,
un homme armé s’approcha ; elle explique qu’elle le provoqua, espérant qu’il la tuerait, mais il
refusa et s’en alla. Elle alla chez une amie hutue qui l’accueillit et s’occupa d’elle. Mais elle ne
pouvait pas rester avec son amie, car celle-ci craignait que ses frères ne la tuent. Elle repartit dans la
brousse, puis retourna chez elle, où elle constata que sa famille avait été décimée et leur maison
détruite.
Isacar Sabayesu laissa les cadavres de tous ses frères à Mugonero.

Le 16, j’ai vu de mes propres yeux Elizaphan Ntakirutimana, Obed Ruzindana, Gérard
Ntakirutimana et Kagaba, un parent d’Elizaphan. Ils nous ont entourés et nous ont brutalement
massacrés. Les cris de guerre des assassins se sont dissipés vers 13:00 heures, et les gémissements
des mourants s’entendaient. Je me suis caché entre les cadavres. Quand ils ont cru nous avoir tous
tués cet après-midi-là de sabbat, j’ai jeté un coup d’œil du côté de cette maison des morts. J’ai vu le
professeur Kagaba monter dans la camionnette que le directeur d’école avait laissée dehors. C’était
une camionnette blanche avec des rayures noires sur les côtés. Le directeur d’école, Nkuranga, était
déjà mort.
Je suis resté à l’intérieur, au milieu des cadavres de mes frères, jusqu’à 1 heure du matin,
parce que les assassins étaient encore dehors en train de célébrer et de se partager ce qu’ils avaient
pillé.

Isacar prit le chemin familier qui mène à Murambi alors qu’il se rendait à Bisesero.
Josué Rubambana est le frère cadet de Jean Nkuranga, un des hommes attirés à l’hôpital par
la fausse promesse de protection de Ntakirutimana. Il travaille dans une usine de Kigali. Il
accompagna son frère lorsqu’il accepta de retourner à l’hôpital. Nkuranga fut tué lors du massacre
du 16 avril, raconté en détail ci-dessus, ainsi que de nombreux autres membres de la famille de
Josué, y compris son épouse, Vera Mushimiyimana, et sa fille de six mois, Sylvie Kamaliza. Josué a
nommé les hommes qui perpétrèrent le massacre.

Le 16 avril, j’ai vu Elizaphan Ntakirutimana dans son camion avec des policiers. Il avait garé son
véhicule devant l’église de Ngoma. Les policiers sont sortis du camion et ils ont commencé à nous
encercler. Beaucoup d’autres camions remplis de militaires et de miliciens sont aussi arrivés. J’ai vu
le préfet de Kibuye, Clément Kayishema, le conseiller Mika, Obed Ruzindana et Gérard
Ntakirutimana. Pendant le massacre, Elizaphan conduisait les miliciens. Ils nous ont encerclés, lancé
des grenades et utilisé leurs machettes, fusils et épées. Plusieurs Tutsis sont morts immédiatement.
Nous étions très nombreux. Ils ont tué de 9 heures jusqu’à 23:00 heures.
J’étais couvert de cadavres et de sang. Les miliciens ne pensaient pas que j’étais encore
vivant. Vers 1 heure du matin, je suis allé à Bisesero avec d’autres rescapés.

16
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Au moins 50 pasteurs adventistes périrent durant ce massacre. Parmi eux figurent : Seth
Sebihe, Ezechiel Semugeshi, Isaac Rucondo, Jerome Gakwaya, Eliezer Seromba, Seth
Rwanyabuyo, Samuel Muhayimana, Esias Nzamwita, Ezechias Ngirinshuti et Semafaranga.
Pourquoi, demande Josué, Ntakirutimana n’a-t-il rien fait pour aider ses collègues pasteurs ?

Que fallait-il pour que Ntakirutimana sauve au moins les pasteurs tutsis qui avaient travaillé avec lui
? Il avait les moyens de se procurer une pirogue pour les emmener sur l’île Idjwi, au Zaïre.

Le chef d’équipe des tueurs : vies fauchées et pillage à l’église adventiste


de Murambi
Murambi se situe entre le secteur Ngoma et le secteur Bisesero, à Gishyita. Les réfugiés, dont
beaucoup avaient été grièvement blessés à Mugonero et ailleurs, se réfugièrent dans l’église
adventiste de Murambi en quête de sécurité et pour se protéger de la pluie et du froid. Il y avait
également de nombreux Tutsis qui se cachaient dans la dense forêt de Gitwe, près de l’église. Cette
partie de Gishyita était principalement peuplée de Tutsis, ce qui en faisait une cible évidente pour
les génocidaires. Les femmes, les enfants et les blessés passaient la nuit dans l’église de Murambi et
retournaient à Gitwe le matin. Pour les survivants de Mugonero, il n’y eut aucun répit. Un jour à
peine après leur arrivée, ils furent une fois de plus la proie du même groupe de tueurs qui avaient
organisé le massacre de Mugonero. Et Ntakirutimana organisa les tueries, mais il ordonna en outre à
ses hommes de piller l’église. Jean Uhoraningoga a identifié les hommes qu’il vit à Murambi.

Elizaphan, Ruzindana, le Dr. Gérard, Sikubwabo et Mika sont venus ici, à Murambi, en voiture avec
des miliciens et des soldats, qui étaient armés jusqu’aux dents. Ils ont ouvert le feu sur nous comme
ils l’avaient fait à l’hôpital. Elizaphan a enlevé toutes les tuiles du toit de l’église ; des blessés tutsis
s’y cachaient. Mais il les a fait tuer d’abord. Nous étions non loin de l’église. Je l’ai entendu dire :
“S’ils meurent tous, nous verrons comment construire d’autres églises”.

Augustin Nkubana a expliqué pourquoi le pasteur avait ordonné la destruction de l’église.

Elizaphan, le bourgmestre Sikubwabo et Ruzindana sont venus à l’église pour achever les blessés.
Ils ont enlevé les tuiles pour que les Tutsis n’aient pas d’abri. C’est le pasteur Elizaphan qui a fait
démolir l’église. Il a fait mettre les tuiles dans sa camionnette Hilux blanche.
Autour de 8 heures ce jour-là, nous avons vu arriver des véhicules, dont la Toyota blanche
du docteur Gérard et un camion vert. Dès que nous les avons aperçus, nous sommes sortis de l’église
pour nous cacher derrière, mais les blessés ne pouvaient pas s’échapper. Ils les ont tués avant
d’emporter les tuiles de l’église.
Ils ont continué à nous fusiller jusqu’à 17:00 heures et ils sont partis. Nous avons tenté de
nous défendre avec des pierres, mais nous nous cachions surtout dans la brousse. Ils nous chassaient
comme des sangliers.

Didas Hitimana fréquentait jadis l’église de Murambi. Il s’y rendit après la mort des
membres de sa famille à Mugonero.

Le dimanche 17 avril, ils ont tué les Tutsis dans la chapelle en bas de la colline. Ensuite la chapelle a
été détruite et Ntakirutimana est parti avec les tuiles dans sa camionnette. J’étais à côté de l’église. Il
est revenu et les attaquants ont continué dans notre direction. Il y avait beaucoup de Tutsis sur cette
colline, et nous avons essayé de les repousser en leur lançant des pierres et en cachant des gens dans
la forêt pour qu’ils leur tendent des embuscades.

Vincent Usabyimfura et ses compagnons s’enfuirent vers la brousse en courant dès qu’ils
virent des véhicules approcher.

Très tôt le matin, j’ai vu Elizaphan Ntakirutimana, avec sa voiture pleine de miliciens. Il conduisait.
Ils sont allés à l’église de Murambi. Ils ont tué tous les blessés, toutes les femmes et les enfants.
Ensuite, ils ont détruit l’église et transporté les tuiles du toit dans la voiture de Ntakirutimana. J’étais

17
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

avec Vianney Ntaganira, mais j’ai dû le laisser là, parce qu’il ne pouvait pas courir. Il est mort avec
les autres blessés dans l’église de Murambi.

Après la mort de son épouse, de ses trois jeunes enfants, de ses parents, de son frère et de
ses trois sœurs à Mugonero, Edison Kayihura quitta l’église pour se réfugier à Murambi, où il se
retrouva une fois de plus au milieu de tueries. Ici encore, Ntakirutimana était présent.

Le dimanche 17 avril, j’ai vu les deux Ntakirutimana, père et fils, à Murambi. Le père était toujours
en costume et cravate. Dr. Gérard était en culotte et tricot blancs, habillé en tenue de sport et armé
d’un fusil. Je les ai vus avec d’autres interahamwe en train de tuer les gens qui étaient dans la
chapelle. J’étais à peu de distance, dans une maison inhabitée et sans toit. Après le massacre, je me
suis dirigé vers Bisesero avec les autres qui avaient pu s’échapper de la chapelle et s’étaient cachés
dans la brousse.

Elidade Kagabo, âgé de 14 ans à l’époque et à présent étudiant à Kigali, a décrit Elizaphan
Ntakirutimana comme “notre pasteur”, disant que lui et sa famille “étaient nés, avaient vécu et
grandi dans l’Eglise adventiste dont Ntakirutimana était le président”. Le Dr Gérard s’était occupé
de la santé de la famille. Certains des membres de leur famille partirent pour Mugonero, mais
Elidade, ses frères et ses sœurs optèrent pour Murambi. Il dit que les réfugiés avaient été “pris
complètement au dépourvu”.

Personne ne s’attendait à une telle attaque. Dès qu’ils sont arrivés, ils ont encerclé l’église. Ensuite,
le Dr. Gérard a ordonné aux miliciens de commencer le travail. Ils ont tué les gens dans la salle
principale de l’église et dans les pièces et annexes où se trouvaient les documents de l’église. Le Dr.
Gérard a ensuite demandé au moins cinq fois aux interahamwe de s’assurer que tout le monde était
mort, et que personne n’était encore vivant sous les cadavres. Il a trouvé cinq enfants et deux
femmes rescapés à l’endroit où les femmes se cachaient. Il les a fait sortir, et à ordonné à Karibana
de les tuer. Karibana a aussitôt exécuté ces ordres.
Certains d’entre nous avons essayé d’échapper aux interahamwe. Dr. Gérard leur a ordonné
de nous courir après et de nous attraper. De l’endroit où nous étions cachés, nous avons entendu le
pasteur Elizaphan dire aux interahamwe que quand ils auraient fini de tuer, ils pouvaient détruire
l’église. Après qu’ils aient fini de détruire l’église, il leur a ordonné d’entasser les tuiles du toit dans
sa camionnette, afin qu’il les emmène chez lui. J’étais avec mon grand-frère, Jean Butera, et mon
petit frère, Niyongira.22

Jaël Kankindi se joignit aux survivants, à Murambi, avant de partir vers Bisesero.

Le docteur Gérard, Matthias Ngirinshuti et d’autres venaient chaque jour tuer les gens à Murambi.
Le pasteur Elizaphan a fait enlever les tuiles de la toiture de l’église et ils ont massacré tous les
blessés qui se cachaient à l’intérieur. Les interahamwe scandaient que Dieu nous avait abandonnés et
nous avait livrés à eux.

Ismaël Mbonimpaye se rappelle les jours pendant lesquels “nous avons été pourchassés
comme des animaux”.

J’ai vu Elizaphan arriver dans sa Hilux et enlever le toit de l’église afin que les Tutsis n’aient aucun
endroit où s’abriter. Nous avons résisté autant que nous avons pu. Ceux qui avaient survécu ont fui à
Bisesero.

Entendant le son d’un véhicule, Manassé Bimenyimana sauta immédiatement par la fenêtre.

Nous nous sommes cachés près de la forêt de Gitwe, d’où je pouvais observer ce qui se passait. Le
véhicule que j’entendais était celui d’Elizaphan. Il était venu en personne avec son fils, le Dr.
Gérard, et d’autres jeunes interahamwe, pour tuer et piller. Elizaphan était toujours en costume et
cravate. Son fils portait une culotte blanche et un tricot blanc. Gérard avait un fusil gros calibre et

22
Témoignage recueilli à Kigali, le 20 juillet 1999.

18
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

tirait sur les fuyards pendant que les interahamwe étaient à l’intérieur en train d’égorger les réfugiés.
Le massacre n’a pas duré longtemps.
J’ai ensuite entendu Elizaphan demander aux jeunes gens d’enlever les tuiles du toit de la
chapelle. Je les ai vus à l’œuvre, et les charger dans la camionnette d’Elizaphan. Et, sous mon propre
regard, ils sont allés chez lui.

Manassé partit pour Bisesero, où il fut blessé par balle à la cuisse gauche.
Alexandre Rwihimba, 39 ans, vivait dans le secteur Muramba lorsque sa maison fut
assiégée. Il alla à l’église de Murambi et assista au massacre. Peu après, il arriva à Bisesero.

Très tôt un matin, le Dr. Gérard Ntakirutimana, son père, le conseiller de Ngoma, Abel Bahunde, et
d’autres alliés, accompagnés de la milice, ont dirigé une importante attaque à l’église de Murambi,
où se cachaient les rescapés du massacre de Mugonero avec d’autres Tutsis, dont moi-même.
Elizaphan a demandé aux interahamwe de démolir l’église et d’enlever les tuiles du toit. Après qu’ils
l’aient fait, il leur a dit de mettre les tuiles dans sa camionnette. Il a ajouté : “Une fois que nous
aurons réglé le problème tutsi, nous réparerons l’église”.

Malgré les supplications de Ntakirutimana, John Ndahimana, qui vivait à Ngoma, n’alla pas
rejoindre les autres Tutsis à Mugonero. Prévoyant qu’il allait être nécessaire de se défendre, il
décida de se rendre à Murambi, du fait de sa proximité de Bisesero, où “il y avait assez de Tutsis
pour pouvoir nous défendre”. John, 28 ans, est agriculteur.

J’ai vu Ntakirutimana lors de la bataille de Murambi. Il est venu avec des interahamwe qui avaient
tué les réfugiés dans l’église de cet endroit. J’ai vu Ntakirutimana et son fils, le docteur, pendant
cette attaque. Je me suis échappé en passant par la fenêtre et je suis allé dans la forêt. Gérard était là,
tirant sur les réfugiés qui tentaient de fuir. Il avait un gros fusil. Il était habillé d’une culotte blanche
et d’un T-shirt blanc. Il était venu dans sa voiture blanche, tandis que son père avait amené sa
camionnette. Lorsque ses hommes ont fini de tuer les gens dans la chapelle, Elizaphan a ordonné
qu’elle soit détruite. Il était debout comme un superviseur pendant que les interahamwe chargeaient
la camionnette des tuiles du toit ; ensuite, il est monté dans la camionnette et a emporté le butin. Les
interahamwe ont alors poursuivi, plus haut, les rescapés de la chapelle pour les tuer, avec les autres
Tutsis de Murambi.23

Nombre des Tutsis qui échappèrent au massacre du 17 avril partirent immédiatement pour
Bisesero. Ceux qui restèrent à Murambi, comme Didas Hitimana, disent que les réfugiés se
concentrèrent sur la défense ; trois jours plus tard, Ntakirutimana et ses collaborateurs étaient de
retour.

Ils nous ont donné trois jours de répit. Nous en avons profité pour mieux nous organiser afin de
résister aux attaques à venir, mais eux aussi se préparaient à venir avec plus d’hommes et d’armes
pour nous exterminer. Ils sont revenus le 20 avril, avec les habitants des quatre communes
voisines—Gitesi, Gishyita, Gisovu et Rwamatamu. Ils étaient tellement nombreux qu’ils pouvaient
nous exterminer mais, par chance, ils ont commencé par se précipiter sur le troupeau de nos vaches.
Ils en ont abattu certaines sur place et en ont emporté d’autres. Les bergers qui ont tenté de lutter
pour leurs vaches ont été massacrés par cette foule mais les autres Tutsis ont été épargnés ce jour-là.

John Ndahimana était lui aussi resté à Murambi.

Elizaphan est revenu quelques instants après, avec le fils de Murakaza, Obed Ruzindana. Au fur et à
mesure que le temps passait, le nombre des interahamwe augmentait. Certains étaient venus avec
leurs chiens pour chasser ceux qui avaient fui dans la forêt, et d’autres embauchaient les Batwas, qui
sont des spécialistes de la chasse.
Lorsque j’ai rejoint les nôtres pour combattre les hommes de Ntakirutimana, une balle m’a
atteint à l’épaule droite et m’a empêché de continuer à lancer des pierres. Je me suis de nouveau
enfui dans la forêt.

23
Témoignage recueilli à Ngoma, le 18 novembre 1999.

19
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Innocent Mazimpaka, employé de l’école d’infirmiers âgé de 27 ans, était parmi les jeunes
gens qui tentèrent de tenir les tueurs à distance.

Ils se sont retirés le soir, après avoir tué des gens, dont Jean et Alexandre Munyankundo. Nous
avons tué deux interahamwe. Mika leur a dit de se retirer parce qu’il voyait que ça allait être dur de
nous battre. Il dirigeait l’attaque ce jour-là, avec Sikubwabo et Gérard.
Ils sont revenus le lendemain et nous ont encerclés à partir du haut. Nous nous sommes
dispersés. J’ai vu Elizaphan dans sa Hilux ce jour-là, se dirigeant vers l’église. Ils avaient mis le feu
à la brousse, mais notre cachette n’avait pas été touchée.

Espérant que leur nombre réduirait le danger, Innocent alla à Bisesero et se joignit à
l’équipe de défense des réfugiés.24
Il n’y avait aucun moyen d’échapper au pasteur et à ses compagnons d’armes, selon
Vincent Mutwewingabo.

J’ai vu le Dr Gérard, son père, Elizaphan, Mika, Sikubwabo et Karibana quand ils sont venus à
Murambi. Ils ont tué nos gens et nous ont forcés à fuir à Bisesero. Mais ils nous ont poursuivis
jusque là-bas.

24
Témoignage recueilli à Ngoma, le 18 novembre 1999.

20
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Bisesero : la lutte finale

L’histoire de la lutte que les Tutsis rassemblés à Bisesero menèrent pour survivre illustre à quel
point le génocide fut implacable. Quelque 50.000 Tutsis s’étaient rassemblés sur ces collines,
espérant se cacher dans les nombreux buissons et rochers des pentes abruptes. Ils unirent leurs
forces afin de former une puissante force de combat qui, au départ, leur permit de tenir les
interahamwe en échec.25 Les femmes et les enfants ramassèrent des pierres pour les jeter sur les
miliciens, et les hommes eurent recours à des armes traditionnelles et réussirent à s’emparer des
armes de certains des assaillants. Ils se rassemblèrent sur la colline de Muyira pour coordonner leur
défense, luttant non seulement contre les assauts répétés des miliciens, mais également contre le
froid, la pluie et la faim. Nombre d’entre eux furent blessés, mais ils n’avaient pas accès à un
traitement quelconque. Les femmes, les enfants et les vieillards étaient tout particulièrement
vulnérables car ils couraient moins vite que les hommes. Jour après jour, ils repoussaient de
nouvelles attaques et ils s’affaiblissaient de plus en plus.
Malgré leur courageuse défense, le nombre de cadavres augmentait régulièrement, mais les
réfugiés savaient qu’ils ne pouvaient aller nulle part ailleurs. Puis, au début du mois de mai, il y eut
une accalmie dans les combats. Les tueurs étaient en train de rassembler des renforts et de préparer
une offensive massive. Le 13 mai, les forces du génocide arrivèrent à Bisesero en grand nombre.
Tous les génocidaires et les miliciens étaient soutenus par des tueurs notoires venus d’autres zones
du pays, qui avaient mené à bien le génocide dans leurs régions respectives. Le massacre qui eut
lieu ce jour-là coûta la vie à des dizaines de milliers de personnes, dans le cadre de tueries on ne
peut plus brutales. Ceci marqua la fin de l’espoir des réfugiés. Ce massacre fut suivi d’une
deuxième attaque, le 14 mai. Tous les réfugiés qui survécurent à ces deux journées sont sans
exception les seuls membres de leurs familles respectives à ne pas avoir trouvé la mort. Ils gardent
des souvenirs absolument épouvantables de la recherche d’êtres aimés parmi les cadavres qui
jonchaient les collines. Au moment où les troupes françaises, arrivées dans le cadre de l’Opération
Turquoise, passèrent par la zone le 26 juin, il ne restait qu’environ 2.000 réfugiés encore en vie. La
moitié d’entre eux au moins furent tués lorsque les soldats français partirent à la recherche de
renforts, laissant les réfugiés seuls et sans protection pendant quatre jours.
Elizaphan Ntakirutimana contribua au succès du génocide à Bisesero. Jason
Nshimyumukiza, 21 ans, infirmier à l’hôpital de Mugonero, avait survécu au massacre du 16 et, à
l’instar de bien d’autres Tutsis, alla d’abord à Murambi, puis se rendit, à grand-peine, à Bisesero,
son dernier espoir. Il entendit une conversation entre Ntakirutimana et les miliciens qu’il allait
envoyer participer aux tueries sur les collines.

Un jour, mes compagnons et moi étions tellement désespérés et à bout de forces que nous avons
voulu nous suicider dans le lac Kivu. C’est alors que nous avons croisé Elizaphan et son groupe
d’interahamwe, dont le fils de Serinda, Samuel. Le pasteur était en train d’encourager ces miliciens
en leur disant : “N’ayez pas peur d’exterminer ces Inyenzi, car c’est Dieu qui nous les a livrés”.
J’étais à seulement quelques mètres d’eux, et j’entendais ce qu’il disait. Nous étions couchés par
terre dans la forêt de Bisesero. Il n’y avait plus d’homme de Dieu. Seulement des chasseurs et leur
gibier, c’est tout. Ils ont continué à nous traquer jusqu’à l’arrivée des soldats français de l’Opération
Turquoise, le 30 juin. Mais combien d’entre nous restaient ?

Innocent Nkusi accuse Ntakirutimana d’être régulièrement venu à Bisesero à bord de sa


voiture, transportant des miliciens pour qu’ils se joignissent aux tueurs.

On les voyait venir de tous les côtés de la commune Gishyita, c’est-à-dire des secteurs de Mubuga,
Ngoma, Muramba, Rubazo, Gitesi, Rwankuba et Kagabiro. Tous ces groupes se rencontraient à
Muyira. La plupart de ceux de Ngoma venaient en véhicules avec Obed Ruzindana et Mika. Je
voyais souvent la voiture d’Elizaphan parmi les véhicules de Ngoma. Ils se donnaient tous le signal
pour commencer, sauf le groupe de Gisovu. Eux n’attendaient pas le signal parce qu’ils venaient

25
Cf. African Rights, Résistance au génocide : Bisesero: avril-juin 1994, Témoin du Génocide, nº9, avril
1998.

21
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

d’une direction différente. Nous nous sommes défendus autant que nous avons pu. Quand ils se sont
fatigués de tuer, ils se sont retirés pour revenir le surlendemain.

Jaël Kankindi a, elle aussi, vu Ntakirutimana déposer des tueurs sur le champ de bataille.

Ntakirutimana avait l’habitude de venir à Bisesero dans sa Hilux pour diriger les attaques des
miliciens, avec les autres. Je l’ai vu.

Edison Kayihura, qui avait lutté contre les milices de Ntakirutimana à Mugonero et à
Murambi, a dit que “les combats se sont poursuivis à Bisesero.”

Les mêmes assassins de Gishyita nous y ont poursuivis. Nous leur avons livré des combats sans
merci, aidés par notre connaissance des montagnes et par le fait que nous pouvions y trouver
facilement des pierres. Nous nous étions divisés en plusieurs groupes pour résister aux attaques
provenant de toutes les directions, de Gisovu au nord, ou de Ngoma et Gishyita.

Mais l’échelle et la préparation de la violence qui s’abattit sur eux à la mi-mai écrasèrent les
réfugiés. “Les attaques du 13 et du 14 mai étaient de très grande envergure et destinées à nous
exterminer”, conclut Edison.

Elizaphan Ntakirutimana est lui aussi venu pour nous tuer à Bisesero. Je l’ai vu le 13 mai à Muyira
avec son fils, Gérard. Elizaphan est venu dans sa voiture, une Hilux blanche, pendant que Gérard
était dans la voiture qui appartenait à l’hôpital de Mugonero. J’ai dépassé Elizaphan pendant que je
courais. Obed Ruzindana et le préfet, Kayishema, étaient tous là ce jour-là. Ils ont tué beaucoup de
Tutsis, surtout des femmes et des enfants. Ces génocidaires avaient des herbes sur la tête. Ils sont
revenus le 14 pour raser le coin. Les attaques du 13 et du 14 mai ont été terribles, destinées à nous
exterminer. Je me suis caché dans la brousse et je me suis échappé en me réfugiant dans une
crevasse, sur la colline.

Disant que les réfugiés avaient décidé de “mourir en se battant”, Vincent Usabyimfura, qui
a perdu son père à Bisesero, explique que les tueries du 13 mai anéantirent les chances pour les
réfugiés de résister et de survivre.

Beaucoup de miliciens sont venus le 13 mai, avec beaucoup de voitures. Ils ont tué un grand nombre
de gens. Il était impossible de se défendre. Il y avait des cadavres partout ; chacun cherchait une
cachette.
J’ai vu la voiture d’Elizaphan Ntakirutimana, une Hilux blanche. Pendant ces deux jours, le
13 et le 14, ils ont tué d’une façon spéciale. Ils coupaient les pieds et les bras et abandonnaient
ensuite les victimes. Avant, quand ils coupaient avec les machettes, ils ne s’attaquaient pas à une
partie donnée du corps. Les corbeaux et les chiens venaient dévorer les cadavres.
Elizaphan avait l’habitude de célébrer le culte adventiste le samedi, et il est ensuite venu à
Bisesero avec tous ses fidèles, pour nous tuer. Les gens comme Mika, Kanyabungo, Ezechias,
Gérard, Nyiringango, Ndayisaba et Sikubwabo avaient l’habitude de rencontrer Elizaphan.

Aaron Kabogora dit qu’il a “décidé de ne pas s’enfuir en courant, mais de les défier, et c’est
ce que nous avons fait à Bisesero”. Cette attitude de défi coûta cher à Aaron ; ses dix enfants et son
épouse furent tués durant le génocide et il fut lui-même blessé. Aaron est un éleveur de la cellule
Gitwa, à Bisesero, qui travaillait pour une entreprise suisse en avril 1994.

Après avoir exterminé les Tutsis à Ngoma, Ruzindana, Kayishema, Sikubwabo, Mika, Elizaphan
Ntakirutimana, le Dr. Gérard, Eliezer Niyitegeka, Alfred Musema et les conseillers sont venus ici, à
Bisesero. Nous les avons vus venir dans leurs véhicules, à la tête des expéditions des interahamwe,
des soldats et des gendarmes. Ils supervisaient les opérations. Ils avaient des armes à feu. Tout ce
que nous avions pour nous défendre, c’étaient des bâtons et des lances. Dans de pareilles conditions,
nous ne pouvions qu’être exterminés.
Les 13 et 14 mai, nous avons fui vers Muyira et Rwankuba. Ensuite, des bus pleins
d’interahamwe, de soldats et de gendarmes sont arrivés. Ils ont commencé leur “boulot” et sont

22
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

rentrés, fatigués, le soir. J’ai été atteint à la jambe droite par une grenade et je suis tombé. Pendant
que je gisais au sol, j’ai vu leurs véhicules passer. Le véhicule de Ruzindana a rejoint ceux de
Gisovu, tandis que celui d’Elizaphan est resté aux carrefours. Il disait aux interahamwe d’entourer
tout le coin et d’attendre ses instructions. Je l’ai vu ; je le connaissais. Il était noir, gros, avec
beaucoup de cheveux blancs.26

Ismaël Mbonimpaye avait vu Ntakirutimana à Mugonero, ainsi qu’à Murambi, et il savait


que sa présence était mauvais signe.

J’ai vu Elizaphan avec Ruzindana, Mika et Sikubwabo à Bisesero. Ils nous ont d’abord exterminés,
puis ont annoncé au haut-parleur : “La paix est revenue”. Ruzindana a demandé qu’on emmène les
blessés sur la route et nous a ordonné de nous rassembler pour recevoir des vivres. Certains se sont
méfiés, d’autres sont partis et ont été complètement massacrés par les interahamwe que Yusufu avait
ramenés cet après-midi-là de Bugarama. J’ai été blessé ce jour-là par une grenade ; vous voyez, j’ai
des cicatrices partout. Je me suis caché dans un trou. Non loin de moi, les interahamwe ont
déshabillé la vieille Tamari et l’ont tuée à coups de machette. Je suis sorti de ce trou lorsque les
Français sont arrivés.

Azarias Munyampama, cultivateur et éleveur de 47 ans, est âgé de 47 ans et originaire de


Bisesero. Adventiste, il dit qu’il connaissait très bien “le pasteur Elizaphan Ntakirutimana avant le
génocide parce qu’il prêchait dans les églises adventistes du septième jour”. Il ajoute : “Même si
vous l’ameniez ici aujourd’hui, je pourrais encore vous le désigner et je l’accuserais de tout ce que
je l’ai vu faire”. Il a décrit une rencontre avec Ntakirutimana vers la fin du génocide, à la mi-juin.

Notre nombre avait tellement baissé à ce moment-là que j’ai décidé de rester caché le plus longtemps
possible. Ce sont Elizaphan et Ruzindana qui m’ont délogé de ma cachette. Voici comment cela s’est
passé.
Comme plusieurs étaient morts, beaucoup de rescapés restaient cachés dans des grottes,
dans la brousse ou dans les champs de sorgho. J’étais caché dans un champ de sorgho au-dessus de
la route. Le véhicule blanc de Ruzindana s’est arrêté, avec Ruzindana et Elizaphan à l’intérieur. Ils
se sont arrêtés parce qu’ils avaient vu une jeune fille terrorisée. Ils ont demandé à la fille de ne pas
s’enfuir, lui disant qu’ils n’allaient lui faire aucun mal, mais qu’ils la fusilleraient si elle fuyait. La
jeune fille a accepté. Elle s’est approchée d’eux, et j’ai suivi leur conversation :
“Si on t’envoyait appeler les gens, peux-tu accepter ?”
“Oui, je peux leur dire.”
“Si elle part”, dit Ruzindana, “elle ne reviendra pas !”

Pendant que les hommes parlaient, Eliezer Niyitegeka arriva à bord d’une Jeep. Ils
ordonnèrent à la jeune fille d’aller chercher un adulte. Azarias décida de sortir de sa cachette. Il
demanda aux hommes s’il pouvait “s’approcher d’eux sans être tué”, et ils lui répondirent de ne pas
avoir peur. Ntakirutimana demanda à Azarias s’il le reconnaissait et, bien qu’il le reconnût
parfaitement, celui-ci répondit par la négative. Puis Ruzindana lui expliqua pourquoi ils étaient là.

“Nous vous apportons un message de paix. Tu vois ce carton ?” Il me l’a montré. “Il est plein de
médicaments pour vous soigner. Va appeler les gens, surtout les blessés, nous voulons vous aider”.
J’ai accepté et j’ai appelé Charles Seromba qui se cachait dans le même champ. Charles
avait un œil enflé, blessé pendant le combat. Ils ont eu une longue conversation avec lui pendant que
j’étais arrêté à quelques pas de là.
Eliezer lui avait dit : “Ne vous inquiétez pas, la guerre est finie maintenant. Va demander
aux gens de venir”.

Charles parcourut une courte distance et il demanda à Azarias de le rejoindre, puis lui fit
part de sa crainte que l’intention du groupe était de les tuer. Charles suggéra qu’ils prennent tous les
deux la fuite. Azarias n’eut pas de mal à s’enfuir.

26
Témoignage recueilli à Bisesero, le 19 novembre 1999.

23
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

Quelque vingt minutes plus tard, j’ai dit à ces hommes : “Comme Charles Seromba tarde, je vais
aller l’appeler, et aussi voir s’il y a des gens à soulever et à transporter”. Ils m’ont dit : “Pas de
problème, mais ne tarde pas”.
Je suis vite parti pour rattraper Seromba et d’autres hommes à qui il venait d’annoncer la
nouvelle. Après nous être concertés, nous avons décidé de nous diviser en deux groupes. Le premier
allait contourner les véhicules pour surprendre les assassins par derrière en cas de leur fuite. L’autre
groupe allait descendre tout droit sur eux avec des lances et des machettes et, s’ils ne tiraient pas sur
nous, on allait les capturer vifs. Nous sommes alors descendus à plus de cinquante personnes.
Quand ils nous ont vu foncer droit sur eux, avec nos armes, ils se sont précipités dans leurs
véhicules et sont partis.

Azarias se souvient que Ntakirutimana était habillé de manière très élégante : il portait un
costume noir, une chemise, une cravate et des chaussures marron. Obed Ruzindana portait un
pantalon marron, un pullover blanc à manches courtes et des bottes, et il était au volant. Ils furent
obligés de quitter Bisesero cette fois-là, mais les événements du lendemain prouvent que, selon
Azarias “ils ont atteint leurs objectifs”.

Ils sont venus voir s’il y avait encore des survivants. Le lendemain, ils sont revenus à Bisesero avec
une grande foule de tueurs, des deux directions, de Gishyita et de Gisovu. Ils faisaient tellement de
bruit, criaient, frappaient des objets, qu’on pensait que c’était la fin pour nous. Nous étions obligés
de nous défendre. J’étais dans le groupe qui combattait les hommes venant de Gisovu. Une pierre
m’a atteint dans les côtes et ma tête a été déchirée d’un coup de machette. La cicatrice se voit encore
[sur le côté gauche de sa tête]. C’était là mon dernier combat. J’ai dû rester dans la brousse à cause
de l’état dans lequel j’étais. Beaucoup de rescapés sont tombés ce jour-là, en combattant nos
attaquants.
Je suis resté dans la brousse ; les plus jeunes parmi les rescapés qui savaient ou j’étais
venaient me changer de position, me mettre au soleil ou me faire rentrer le soir.27

27
Témoignage recueilli à Bisesero, le 19 novembre 1999.

24
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

La justice, enfin
Peut-être la raison pour laquelle il a fallu tant de temps pour qu’Elizaphan Ntakirutimana soit enfin
extradé vers Arusha est le fait qu’il a été en mesure d’employer les services d’une puissante équipe
de défense. Ramsey Clark, ancien Garde des Sceaux, était, avant sa mort, l’avocat de Ntakirutimana
; il était un critique bien connu de la légalité de la juridiction pénale internationale. Lorsque cette
affaire attira l’attention de la presse, Clark déclara à Joshua Hammar et Marcus Mabry, du magazine
Newsweek, que Ntakirutimana était victime d’un complot.

Ramsey Clark... ne réfute pas les allégations spécifiques à l’encontre de ses clients, mais il traite les
dépositions de “peu fiables” et dit que les témoins ont été recrutés dans le cadre d’un complot du
gouvernement rwandais en vue de se venger des Hutus très en vue. “Il a, à maintes reprises, défendu
les Tutsis”, affirme M. Clark. “Dans les situations de danger, il leur a ouvert son église pour qu’ils
s’y réfugient”.

Mais l’enquête réalisée par Newsweek à Kibuye tire une conclusion différente.

Or, durant les entretiens menés par Newsweek en janvier, avec 20 survivants de la région de
Mugonero, la description est celle d’un homme qui s’est transformé, du jour au lendemain, de
protecteur en prédateur, qui a livré des milliers de personnes à la mort et qui s’est peut-être rendu
lui-même coupable de meurtre.28

Ceux qui ont été disposés à se rendre à Mugonero, comme Newsweek, ont trouvé des
preuves solides à l’encontre du pasteur. Cependant, les autorités de l’Eglise adventiste du septième
jour n’ont pas jugé bon de mener leur propre enquête sur cette affaire. Elles n’ont apporté aucun
réconfort aux survivants adventistes qui y vivent. En fait, les commentaires de L. T. Daniel,
président de la division Afrique-océan Indien, sur la question des accusations portées contre
Ntakirutimana, indiquent une indifférence stupéfiante.

Il n’a pas agi officiellement, s’il a effectivement agi. A notre connaissance, il n’y a eu aucune
réunion du comité, qu’il ait organisée et ou l’on ait pris la décision d’agir. L’Eglise ne peut donc pas
le défendre officiellement car il n’y a pas eu d’action officielle... S’il a agi, il a agi de sa propre
initiative... donc l’Eglise n’a pas de position officielle le concernant.

La réaction de M. Daniel concernant le génocide commis au Rwanda a été tout aussi


dédaigneuse.

Notre approche est d’oublier le passé et de recommencer à zéro. Il n’est pas facile de prêcher auprès
d’un peuple rwandais si profondément touché, après avoir entendu parler de telles atrocités. Mais
nous devons pardonner à ceux qui nous ont blessés. Nous devons pardonner de toutes façons.

Son prédécesseur, chef de la division Afrique durant le génocide, J. J. Nortey, s’est fait
l’écho de cette opinion.

A un certain moment, on devrait pouvoir dire que ce qui est fait est fait. Recommençons sur de
nouvelles bases.29

Ces opinions, toutefois, ne sont pas partagées par tous les adventistes des États-Unis et
d’ailleurs. Roy Branson, rédacteur en chef de Spectrum, The Journal of the Association of Adventist
Forum, publié aux États-unis, a affirmé que le génocide commis au Rwanda représente une “horreur
sans précédent” dans l’histoire des adventistes, et qu’“oublier ces crimes équivaut à fermer les yeux
sur eux”. Son message revêt une importance toute particulière à l’heure actuelle, étant donné que le

28
Joshua Hammer et Marcus Mabry, “Place of Refuge”, Newsweek, 9 février 1998.
29
Alita Byrd, “Sabbath Slaughter: SDAs and Rwanda”, Spectrum, Vol. 25, Nº4, juin 1996.

25
Bulletin d’Accusation nº 3
Elizaphan Ntakirutimana

TPIR a peut-être enfin l’occasion de présenter les témoignages à l’encontre d’Elizaphan


Ntakirutimana.

Comment peut-on se souvenir et contribuer à enrayer le cycle de violence criminelle contre


l’humanité et le Corps du Christ ?

• en coopérant entièrement avec les tribunaux internationaux qui tentent d’établir la culpabilité où
l’innocence des Rwandais − y compris les adventistes − dans le massacre d’innocents.
• en établissant simultanément une commission choisie par l’Eglise mondiale, confessant la nature
de l’implication de l’Eglise adventiste dans le massacre du Rwanda, ainsi que les actes de secours
héroïques...

Les adventistes espèrent que le tribunal international de La Haye n’inculpera pas des
adventistes du septième jour. Instinctivement, l’Eglise mondiale voudrait tourner discrètement la
page sur ce qui s’est passé au Rwanda. Mais si la direction de l’Eglise adventiste du septième jour
croit réellement en l’importance de l’unité, elle agira vigoureusement afin de s’assurer que les
Adventistes n’oublient pas, mais au contraire se souviennent, du Rwanda...
Tenter d’oublier le Rwanda alors que nous entrons dans un nouveau millénaire reviendrait à
rester figés dans l’horreur face à ce qu’ils ont fait. Nous devons nous en souvenir afin d’honorer nos
compagnons adventistes massacrés et de réaliser notre identité avec nos compagnons croyants qui les
ont assassinés. Nous devons nous souvenir du Rwanda tout simplement parce que c’est seulement
alors que nous pourrons réellement nous repentir. Nous devons nous en souvenir parce que ce n’est
qu’en nous en souvenant que nous pourrons nous rappeler, et rappeler à nos enfants, que chaque
homme, femme et enfant est précieux au regard de Dieu. Afin de nous rappeler et de rappeler aux
familles des victimes et aux meurtriers qui continuent à prier sabbat après sabbat au sein de l’Eglise
adventiste, nous ne devons pas oublier que Dieu, Lui, se souvient assurément.30

L’affaire Ntakirutimana doit constituer un repère dans le processus de reconnaissance de la


gravité des crimes commis par des religieux durant le génocide. Il doit enfin briser le silence et
mettre fin à la complaisance qui ont caractérisé la réaction des Eglises chrétiennes face aux
allégations à l’encontre de certains de leurs membres. Il faut espérer que ceci sera le premier d’une
série de procès que le TPIR entreprendra contre des membres du clergé rwandais.

30
Roy Branson, “Never Again”, Spectrum, Vol. 25, Nº.4, juin 1996.

26

Вам также может понравиться