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Ulnzalne
littéraire ~uméro 87 J)u 16 au 31 jant'ier 1970

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SOMMAIRE

8 LE LIVRE Gilles Lapouge Les Pirates par Georges Balandier


DE LA QUINZAINE

4 CORRESPONDANCBS Guillaume Apollinaire Lettres à Lou par Pascal Pia


8 Antonin Artaud Lettres à Géniea Athanasiou par Roger Dadoun
8 DOSSIER Qu'est-ce que par Claude Bonnefoy
la littérature érotique ?
10 Entretien avec Lise Deharme Propos recueillis
par Gilles Lapouge
11 Recettes de fabrication par Serge Fauchereau
18 Deux questions à Robbe-Grillet Propos recueillis par G.P.
11 Deux éditeurs s'expliquent: Propos recueillis par C.B. et G.P.
Eric Losfeld et Résrine Deforees

18 ARTS Robert Descharnes La vision artistique par Jean Selz


et Clovis Prévost et rel~gieuse de Gaudi
Pierre Dufour Picasso 1950·1968 par Marcel Billot
André Fermigier Picasso
18 La pensée de Francastel Dar Jean DuvÏJrnaud
19 LINGUISTIQUE Bonjour, Semiotica par Julia Kristeva
10 André Jacob Points de vue sur le langage par Angèle K. Marietti
Il CIVILISATIONS Janine et Dominique Sourdel La civilisation de l'Islam classique par Régis Blachère
André Miquel L'Islam et sa civilisation

24 URBANISME Raymond Ledrut L'espace social de la ville par Gérard Yvon


15 POLITIQUE Pierre Broué Le printemps des peuples par Jean.Jacques Marie
commence à Prague

28 LETTRE D'ALLEMAGNE Christa WoH Nachdenken über Christa T. par Nina Bakman
28 BANDE DESSIN~E Winsor McCay Little Nemo in Slumberland par Nicole Tisserand
FEUILLETON W par Georges Perec
80 CINEMA Fellini chez Trimalcion par J acques-Pierre Amette

François' Erval, Maurice Nadeau. Publicité littéraire : Crédits photographiques


22, rue de Grenelle, Paris-7·.
Téléphon~ : 222·94-03. p. 3 Roger Viollet
Conseiller : Joseph Breitbach. p. 5 Roger Viollet
Publicité générale : au journal. p. 6 Coll. Paule Thevenin
Comité de rédaction : p. 7 Coll. Paule Thevenin
Georges Balandier, Bernard Cazes, Prix du n· au Canada: 75 cent'!. p. 8 Losfeld
François Châtelet, p. 9 Losfeld
Françoise Choay, Abonnements : p. 10 Pauvert
Dominique Fernandez, Marc Ferro, Un an: 58 F, vingt-trois numéros. p.ll D.R.
Gilles Lapouge, Bernard Pingaud, Six mois : 34 F, douze numéros p. 12 Livre du bibliophile .
Gilbert Walusinski. Etranger: p. 15 Pauvert
Un an : 70 F. Six mois : 40 F. p. 18 Hachètte
La Quinzaine
m.....
Pour tout changement d'adresse : p.22 Arthaud
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Anne Sarraute. Règlement par mandat, chèquE p. 29 Pierre Horay
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LE LIVRE DB

Le grand refus
LA QUINZAINE

L'histoire de la piraterie,
c'est l'envers de l'histoire vue
par les gens convenabJes. Si
leurs cheminements se croi-
sent - et imposent, par exem·
pie, 1a rencontre de la pre-
mière reine Elisabeth et du
capitaine Prake - l'inversion
n'en est pas moins apparente.
Les pirates ont la mobilité, la
violence, le grand refus pour
règles.

1
Gilles Lapouge
Les Pirates
A. Balland, éd. 198 p,

Leur espace est la mer sans


frontières, leur nation, la bande
liée par le serment et la frater-
nité virile. La puissance et la
gloire ne déterminent pas leurs
projets, mais la prise, la fête et
la volonté d'employer à la p:aro·
die l'attirail de la grandeur. Ils
traversent l'histoire sans guère
laisser de traces, les gibets sont
leurs monuments et les tribunaux
leurs archives. Les chroniques de
la contre·histoire qu'ils ont faite
n'ont pas été tenues, leur horizon Portrait du fameux
n'est pas à portée du 'lavoir. capitaine Paul Jones,
com.mandant le Bonhomme
Richard, dans le moment 1~'l'lliul .Iii ;';'llt·U.K (7'1,(i..u;t•• l!1L1 :lCi 'Jo;.'" ('4';"'lIt"I./."1I 1.- HnnIH,:n.nc.:'
Leurs exploits comme leurs for. ni.A.al,,,t, ~i.UJ .... 1.~l1i,·"'i'J1'f"~ ;1., ,',·"t/·.II-11 1~.·"/t7""/.J;n-~~.'I •. In _":""pi;":.
fàits relèvent d'abord de la tra-
où ü a combattu et enlet,é ,
la Frégate la Sérapis.
dition orale, et leurs figures sont
de celles qui peuplent l'imaginaire
des sociétés riches et apeurées.
La patiente érudition les a par·
fois débusqués. Mais le sens de . Les figures de la piraterie sout Gilles Lapouge en présente la pie. Il fonde la république de
leur aventure - la plus longue en apparence parentes de celles démonstration. S'il est le philo- Libertalia, à Madagascar, dans le
des révoltes que l'humanité ait que rassemble Eric Hobsbawm sophe-poète de 'la piraterie, il en fond de la baié de San Diego ;
connu'es - ne saurait surgir que dans sa galerie des Il primitifs de est aussi le naturaliste en consta- une société pure et dure qui est
d'une lecture au second degré. la révolte» : handits sociaux, tant que ce l'espèce pirate 'est la contre-société contestant le siè·
Gilles Lapouge a eu l'audace de mafiosi, insoumis, annonciateurs composée de races nombreuses et cle impur de Louis XIV. Mais
l'entreprendre, et son talent lui des temps nouveaux, etc. Mais le , disparates». Des Barbaresques aux Misson et son Savonarole - un
a donné la réussite. rapprochement peut être trom· flibustiers, des Chinois aux bou· ancien dominicain nomnié Carra·
peur. Le pirate ne prétend pas caniers la diversité fait loi, à dire cioli - échouent ; leur entreprise
Il propose une histoire trans· être un redresseur d~ torts ou un vrai, la seule loi extérieure qui ne peut être de ce monde.
posée et une sociologie imperti- révolté qui entreprend de chan- reste tolérée. Gilles Lapouge déter- A, l'autre pôle, une contre·
nente de la piraterie. Il ne s'en- ger la face du monde. Son choix, mine des types de pirates avec, société ce vouée à Satan» : celle
combre pas de la chronologie des c'est le sacrilège, la transgression, aux deux points extrêmes, le verbe du capitaine Lewis. Il se dit lui·
événements. Il tente d'investir le la dérision, la fête - et, au-delà, devenu pirate et le pirate frappé même créature du diable, instaure
phénomène cc pirate» en coalisant la recherche d':Jne innocence sau· du signe de Satan. Le premier, le règne de l'inhumain. ce Ses
divers modes de connaissance, en vage dont la mer devient à la fois c'est Misson qui impose sa « pré- manières portent la révolte pirate
pratiquant des abordages mul. le symbole et le lieu. Sa société, sence angélique», bien que for- à un très haut degré d'incandes-
tiples. Pour lui, le doute n'est pas c'est celle que le navire pirate ban incontestable. Il' pratique la cence». Il rôde ce comme l'hor·
permis: le pirate exprime une enclot dans ses flancs, ou celle pris~, tue si les circonstances l'y reur dons le monde». Maître
révolte originelle et originale, une qu'il constitue avec ses compa· contraignent, et prêche aussitôt redoutable d'un royaume fantôme,
révolte qui c( se confond avec Ion gnons. Comme la république sur la non-violence. Il capture des il tient du mal tous ses pouvoirs,
être» et « parle davantage» de pirate de Salé. La transformation Noirs, puis les relâche en discou- y compris celui d'annoncer sa
héros insolites que de l'histoire radicale de la société cc des rant sur l'égalité des races. Son propre mort à ses marins et de
qu'ils cOBtestent. C'est la préfi- autres Il n'est jamais son projet. pavillon est blanc, sa devise : se conformer à cette prédiction.
guration de la communauté des Il marque le zéro absolu de la fi. Dieu et Liberté». Misson, par Entre Misson et Lewis, gardiens
pessimistes annoncée par Malraux. révolte. la piraterie, entend réaliser l'uto- des avant-postes de la piraterie,

La Quinzaine 'littéraire, du 16 au 31 janvier 1970 3


INFORMATIONS

POIfDANC• •

se placent les autres forbans, Baudelaire tler) , celle qu'avait autorisée Pauline Guillaume Apollinaire
« faits d'une pâte plus lourde et Vlardot qui ne devait mourir qu'en Lettres à Lou
Pierre-Georges Castex publie aux 1910. Parmi les lettres inédites on
plus molle ». . trouve ce passage qui montre sous Préface et notes
éditions SEDES (S, place de la Sor-
honnAl un album : Baudelaire, criti· un nouveau jour le brave Tourgueniev: de Michel Décaudin
Cette galerie des portraits n'est • Quelle dégoûtante et ignoble Ins- IUustr. hors texte,
que d'art, où sont reproduits toiles,
pas simplement celle du pitto- gravures, sculptures, dessins que titution que l'armée. Ces chasseurs Gallimard éd. XIII - 527 p.
resque et des horreurs. Elle ren- Baudelaire eut l'occasion de commen· d'Afrique, d'après les paroles de leur
voie, plus qu'à une chronologie ter et de juger, en particulier dans propre capitaine, ne donnent jamais
Curiosités esthétiques. de quartier, tuent les gens désarmés On savait depuis longtemps que
des aventures, à une civilisation violent et pillent - et cependant sont
impossible recherchée au-delà de La moitié de ce volume est consti- d'excellents soldats, bien obéissants, Guillaume Apollinaire eut pour
tuée par une importante étude de aimant par-dessus tout l'Ordre, bons maîtresse, au début de la guerre
la civilisation refusée. Et comme P.-G. Castex sur ce critique • géné-
l'échec est la règle, c'est la dé-civi- et joyeux garçons. Que la foudre les de 1914-1918, la jeune femme
reusement ouvert à la compréhension écrase tous! -
lisation qui reste la pratique com- des vrais talents, mais férocement qu'en plusieurs endroits de ses
mune des pirates. Ils prennent hostile aux fallacieux artifices du Calligrammes il appelle « Lou »
toute chose à l'envers. Ils affir·
• chic - et du • poncif -. Des œuvres Nietzsche et à qui il a dédié, en ne la nom-
oubliées, qui avaient attiré son atten- mant que par ses initiales : L. de
ment leur horreur du travail, de tion, méritent mieux que notre Indif-· On nous prie d'annoncer la création
la compétence domestiquée, de la férence : une Fontaine de Jouvence d'une société Nietzsche, li l'occasion C.-C., le poème intitulé La nuit
gestion raisonnable des vies et des de William Haussoulier et de Petites du 125' anniversaire de la naissance d'avril 1915.
Mouettes de Penguilly-l'Haridon (qui du philosophe. Cette Société est
biens. Parce que la mort est leur font penser à Tanguy). • ouverte à tous les esprits libres et André Rouveyre, le premier,
horizon et qu'ils n'en éprouvent entend se' réserver à des travaux nous avait entretenus de cette liai-
nulle frayeur, ils exaltent la jeu- strictement philosophiques et litté- son du poète. Il connaissait Lou
nesse, le gaspillage, la rupture
Tourgueniev raires -. Secrétaire générale : Mme
J. Pieuchot, 19, avenue du général bien avant qu'Apollinaire ne la
scandaleuse. Un érudit britannique, M. Patrick Leclerc, Paris XIV'. rencontrât. Il lui avait rendu ser-
Waddington, fait part aux lecteurs du Le premier des Cahiers André Gide vice, en lui procurant en 1913 le
Et, du même mouvement, leurs Times Literary Supplement qu'il vient vient de sortir aux Editions Gallimard. défenseur dont elle avait alors
rituels d'inversion prennent une de découvrir li la Bibliothèque muni· Il est consacré aux débuts littéraires
clpale de Provins des lettres Inédites de l'écrivain, « d'André Walter à l'Im- besoin dans une affaire conten-
signification sacrée. Gilles La-
de Tourgueniev li la cantatrice Pauline moraliste _. tieuse. Sans Rouveyre, il est à
pouge a su restituer le système
Viardot. Halpérlne-Kamlnsky avait déjà Le même éditeur publie des Ca- présumer que les lettres et les
de leurs symboles, de leurs signes, publié en 1907 une partie de cette hiers Jean Cocteau, dont paraît éga- vers qu'elle reçut d'A pollinaire
de leurs impératifs. Par une correspondance (Ivan Tourgueniev : ement le premier numéro, composé
Lettres à Madame Vlardot, Charpen- par Jean Denoël. eussent été finalement détruits.
démarche qui évoque celle des
C'est lui qui en révéla l'intérêt à
anthropologues, il rassemble les
Lou, laquelle comprit aussitôt que
bribes des « mythologiques» de
ces p,apiers n'étaient pas sans
la piraterie. La terre est associée
valeur marchande. Aussi en vint-
aux symboles négatifs, comme la
femme l'est au désordre. La mer Qui est-ce? elle à né~ocier, au lendemain dt'
la seconde guerre mondiale, la
connote le positif, les valeurs
publication, chez un éditeur gene·
acceptées, l'espace de la révolte.
vois, des poèmes qui ont composé
Elle est même davantage, le Pierre Bourgeade, grippé, ne don- donne, Oise, Georges Langlet li Pa-
nera son prochain • entretien se- ris-9', notre ami Eric Losfeld, di-
Ombre de mon amour. Quant aux
moyen de « l'initiation par les
cret - que pour notre numéro du recteur du Terrain Vague, J.-F. Mar- lettres d'où ces poèmes avaient été
abysses», la dispensatrice de la
1er février. Ce sera l'avant-dernier, quet à Tours (4' réponse juste), extraits, une reproduction en fac·
seule connaiss,ance qui soit recher- notre jeu prenant fin après douze Alain Martin à Paris-13', Yves Ma- shnilé en fut faite, en Suisse éga-
chée. Et l'or - en quoi se résol- entretiens. thez à Boncourt, Suisse ( qui a pré-
Dans notre n° 84 (1 er décembre), alablement hésité entre Henri Mj- lement, mais, faute d'accord entre
vent toutes les richesses capturées
l'écrivain interrogé était Joyce chaux et Marcel Schneider, 6' ré- la détentrice des autographes et
- devient bien plus qu'un fabu-
Mansour. Il était difficile de percer ponse juste), G.-H. Morin li Lyon, la veuve de l'auteur, il fallut met-
leux métal ; caché dans les trésors l'Identité de cet auteur, si l'on s'en Jean-Charles Pastour li Cannes, tre au pilon la quasi-totalité du
les plus secrets, escamoté et sou- tenait aux questions et réponses Alexis Payne li Paris-B", notre ami
de l'entretien, en revanche cela de- Bruno Roy, directeur de Fata Mor- tirage.
vent inutile, il est alors « subs-
venait très facile si, tenant comp- gana à Montpellier, A. Schimcono-
tance et valeur absolues ». te de l'Illustration (une coupure de glou à Sarcelles, Malek Tiar à Pa- La mort de Lou en 1963, la mort
journal) , on consultait l'annuaire rls-14' (4' réponse juste), J. Van de Jacqueline Apollinaire en 1967,
Est-ce trop dire et trop prêter téléphonique. A "adresse indiquée Zvylen li Paris-16'. ont dissipé ce8 nuages. Aucun
à la piraterie? Gilles Lapouge par cette coupure, un nom : Man- souci d'amour-propre ne s'oppo-
Voici la lettre de Bruno Roy :
semble se laisser pousser par le sour, administrateur, pouvait met-
tre sur la voie. Le Jeu, cette fol., e.t à la fol. sait plus à la divulgation de ces
grand vent qui a dispersé ses facile et difficile : lettres. M. Michel Décaudin, qui
héros, des Caraïbes à l'Océan Certains de nos correspondants
ont franchement reconnu avoir eu Bien peu d'éléments personnels: s'est chargé d'en établir l'édition,
Indien. Mais il fallait cet aban- recours à l'annuaire. D'autres qui Influence du surréalisme (tfève.,
Jeux de mots, goOt de. rencon- y a incorporé les poèmes qui, à
.dou, qui est pour un temps l'ont peut-être fait, avec le senti-
ment de tricher, ne nous en ont tre....) , connaissance de l'anglal., notre avis, n'eussent jamais dû en
adhésion, afin de trouver le sens voyage. : tout cela e.t vague :
pas fait part. D'autres encore n'ont être détachés. Apollinaire ayant
profond de ces aventures qui pas profité de cette facilité. ce pourrait itre Mandlargue., lui-même repris dans Calligram-
paraissaient simplement se réduire De toutes façons, voici les ga- Queneau, L1mbour... et d'autre••
gnants : Mal. Il y a la collection de rive., mes ceux qu'il estimait dignes de
en écume des mers.
Paul Aveline à St-Germain-en- et l'annonce.: et là Je crol. que prendre place dans son œuvre.
Un sens qui nous concerne. Laye, Bernhild Boie à Parls-1S', Mi- seule Joyce Mansour répond au Sa première rencontre avec Lou
cheline Bounoure à Paris-13', Geor- critère. ,avait eu lieu en septembre 1914,
Au-delà des grandes révoltes socia- Et pul. cette photo, qui sur-
ges Brun à Paris-go, Ivlc Fékète li à Nice, où il venait d'arriver.
les du XIX· siècle et du premier Rennes, Jean-Michel Fossey li Pa- monte l'annonce, Incite fortement
XX· siècle, voici revenues leI! ris-17', Marie-Noëlle Fournier li à penser qu'II .'aglt d'une femme; Depuis quelques années, il vivait
révoltes absolues, avec ou sans Marseille, Mme A. Girard li Paris- «hasard obJectif. 7 de sa collaboration à des journau~
11', Mechtllt Meljer Greiner à Dieu- BnllIO Roy et aux ouvrages édités par la
la violence.
Bibliothèque des Curieux. La
Georges Balandier guerre le privait de toutes ces rel-
L'amour d'une grande dame
sources. Les journaux ne parais- après avoir dispensé un peu de gaussée en compagnie de Toutou,
saient plus que sur deux pages. La bonheur au poète, Lou, contraire. et que c'est à l'instigation de ce
Bibliothèque des Curieux dont ment à ce qu'elle lui avait laissé dernier qu'en mai 1915 elle adres-
les patrons étaient mobilisés, avait espérer, ne revint jamais à Nîmes. sai.t elle-même au poète quelques
·suspendu son activité. Désemparé, Apollinaire ne put la revoir et la quatrains douceâtres, qo'Apolli-
Apollinaire avait accepté l'hospi- reprendre qu'au cours de deux naire qualifiait aussitôt de déli-
talité que lui offrait provisoire- brèves permissions passées à Nice cieux et d'« exquis comme toi »,
ment à Nice un de ses amis pari- en janvier 1915. Pourtant, il lui sans soupçonner qu'oo s'était
siens, Henri Siegler-Pascal, qui écrivait chaque jour, lui faisant contenté de recopier à soo inten-
avait là-bas des attaches familiales part notamment de ses démarches tion une bluette de Sully Prud-
et d'assez nombreuses relations. pour la location de la chambre où homme.
il comptait abriter bientôt leurs Cette mystification n'était pas
Avec Siegler.Pascal, qui fré- ébats. Hélas! il ne roulait pas absolument gratuite. Apollinaire
quentait comme lui la salle de sur l'or. Il ne pouvait offrir à sa aimait à faire parade d'érudition,
rédaction de Paris-Journal, Apol. maîtresse d'habiter un palace. Il non seulement devant des ami"
linaire avait quelque peu hanté a beau vanter dans ses lettres la comme Fleuret, Cremnitz ou Louis
une fumerie d'opium dans un propreté des meublés qu'il a visi- de Gonzague Frick, capables de
appartement de l'avenue Henri. tés, la description qu'il en donne lui tenir tête, mais aussi en pré-
Martin. A Nice, Siegler l'intro- n'en fait guère ressortir que la sence d'agréables personnes telles.
duisit dans une société un peu modestie. On pourrait citer à leur que Lou, dont toute la science
mêlée, où l'on tirait aussi sur le propos l'alexandrin d'Edouard tenait entre l'alcôve, le cabinet de
bambou. C'est là que Lou et le Guerber sur les commodités des toilette et le boudoir. Le 2 mai
poète lièrent connaissance. Elle anciens pavillons de banlieue : 1915, le nom de saint Athanase lu
avait trente-trois ans, lui trente- sur un calendrier lui foornit le
quatre. Comtesse de Coligny.Châ- Les cabinets et l'eau sont à prétexte d'une petite dissertation
tillon, elle appartenait à la famille proximité. sur ce père de l'Eglise. Espérait.il
qu'avait illustrée l'amiral. assas· ainsi éblouir T.ou? Il pourrait
siné le jour de la Saint·Barthé- bien s'être exposé par là au ridi-
lemy. C'était une divorcée, de L'idéal de Mimi cule. Dans une autre lettre, il
mœurs très libres, et dont Apol. compare sa belle à Salomé ponr
linaire eût peut-être obtenu très
Pinson
la cruauté lascive et à Hélène
vite les faveurs en la traitant avec pour la beauté fatale, comparai-
Comme l'a noté M. Décaudin,
audace. Mais la noble origine de la sons dont elle a pu être flattée,
à « une femme qui s'ébrou.ait dans
jeune femme lui en imposait. Lou, mais il la dit aussi « tacite comme
le snobisme », Apollinaire propo-
qui s'en rendait compte, s'amusa à la Maintenon», ce qui, - Lou
sait naïvement « l'idéal de Mimi
lui faire attendre quatre ou cinq n'étant pas latiniste, - a dû la
Pinson». Il s'imaginait avoir
semaines ce qu'elle était disposée laisser comme deux ronds de flan.
séduit Lou; en fait, il en avait
à lui accorder. Quand elle combla Pédante ou bon enfa....t. obscène
seulement excité la curiosité. Il
enfin ses vœux, Apollinaire, déses- ou fleur bleue, cette correspon-
pensait la subjuguer, et c'est elle
pérant de la fléchir, avait déjà dante couvre six mois, à raison
qui, durant plusieurs mois, allait
souscrit une demande d'engage. A droite, Apollinaire en 1915. d'une lettre par jour. Elle fonrnit
l'asservir et même l'avilir, comme
ment pour la durée de la guerre. d'intéressants détails sur l'état
en témoignent les lettres où il lui
Il lui fallut, la mort dans l'âme, respondance SUIVIe, s'efforçant d'esprit des combattants dans la
parle avec déférence d'un autre
s'arracher à Lou et, le 6 décem· d'émouvoir la jeune femme par première année de guerre, sur les
de ses amants, un certain Toutou,
bre 1914, rejoindre à Nîmes le des lettres bavardes, imprégnées illusions qui soutenaient ceux-ci,
dont la mobilisation l'avait sépa.
38" régiment d'artillerie. à la fois de tendresse et de sala- sur les bohards répandus dans les
rée, mais auquel elle ne renon·
çait pas et dont elle disait monts cité, et cherchant aussi à la recon- cantonnements. On y découvre la
et merveilles. Tout un trimestre, quérir par la poésie. A cet égard, générosiié du pauvre Apollinaire.
Lou et Apollinaire il se dépensait en vain. Lou était En dépit de la distinction dont
Apollinaire nourrit l'espoir d'avoir
à Nimes encore Lou près de lui. Cet espoir snob, mais son snobisme ne s'exer- elle se targuait, la comtesse Louise
ne l'abandonna qu'après le déce· çait pas dans le domaine de l'es- de Coligny-Châtillon admettait
Emue, semble.t.il, par ce dé. vant entretien qu'il eut avec elle prit. Ce qui comptait pour elle, très bien que le poète, simple
part, et peut-être fâchée de voir à Marseille, le 28 mars 1915. Il c'étaient les mondanités, le liber- soldat ou brigadier, lui envoyât
s'éloigner un amoureux qu'elle n'eut pas le courage de rompre tinage des riches oisifs, les exploits de temps en temps un petit man-
tenait à sa merci, Lou se hâta de ce jour-là, quoiqu'il fût visible de canapé dans de douillettes gar- dat ou joignît à ses lettres un billet
venir retrouver Apollinaire à que Lou lui préférait Toutou, - çonnières. Apollinaire n'était pas de vingt francs. Les grandes dames
Nîmes, où durant neuf jours elle qu'elle était d'ailleurs allée retrou- en mesure de lui ménager ce déco- n'ont pas de faiblesses qu'entre
et lui passèrent ensemble tous les ver le mois précédent en Lorraine, rum. Les réponses qu'il fait dans les draps.
moments de liberté que l'armée - mais, de retour à la caserne, il ses lettres à diverses observations A partir de l'été 1915, ce cour·
laissait au nouveau soldat. Dans se fit inscrire comme volontaire de Lou donnent à penser que celle- rier s'espace. C'est qu'Apollinaire
cet empressement de Lou, Apolli. pour le premier départ vers le ci n'était pas loin de le considérer, (mais il n'en dit rien) consacre
naire crut découvrir la preuve front. Le 6 avril, il était en Cham- sinon comme un rustre, du moins désormais le gros de ses écritures
d'un amour répondant à l'amour pagne, dans le secteur de Beau- comme un garçon un peu dépour- à la demoiselle d'Oran auprès de
qui le tourmentait, et dans les mont-sur-Vesle, entre Reims et vu d'usage. Les vers d'Apollinaire qui il ira un peu plus tard passer
complaisances érotiques de sa maî. Mourmelon. l'ont sans doute amusée quelque- sa première permission de détente.
tresse une délicieuse complicité fois, peut-être même les plus vifs De nouveaux rêves l'aident à gué-
des sens. C'était se méprendre au Jusqu'à la mI-JUlD, il continua l'ont-ils émoustillée, mais il est rir de l'amour de Lou.
moins sur le premier point, car d'entretenir avec Lou une cor- probable qu'elle s'en est surtout Pcucal Pia

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1970 5


Artaud ••
Antonin Artaud 1924, particulièrement, qu'il de· té, il tient ces propos d'une redou-

1 Lettre. Il Génica Athanasiou


Coll. Le Point du Jour
Gallimard éd., 394 p.
mande à Génica de lire jusqu'au
bout, en est une pathétique illus-
tration. Et cette souffrance n'a pas
le recours de la dispersion, de la
diversion, n'a pas l'issue de verser
table clarté : « Jete le jure... sur la
réalité supérieure de mon esprit qui
est ce à quoi je tiens le plus au
monde » ; et surtout : Il Com-
prends enfin que la chose primor-
L'amour qui le lie à Génica dans autre chose - dans l'amour, diale, la chose qui est la question
Athanasiou, Artaud le situe d'em· par exemple; car elle est - et est l'INTENSITE de la souffran-
blée, comme tous les grands états Artaud l'a assez dit, notamment ce... Comprends que l'idée de la
où la nécessité l'établit, au niveau dans la Correspondance avec Jac· souffrance est plus forte que l'idée
de la plus haute intensité; « Chè· ques Rivière (2), lorsqu'il évoque de la guérison, l'idée de la vie ».
re, chère, chère Génica, écrit-il « l'effondrement central de l'âme»
dans une lettre envoyée fin 1921- - souffrance centrale, elle s'établit
début 1922, c'est-à-dire tout au dé· au cœur même de l'être d'Artaud;
but de leur rencontre, '" si tu pou- c'est dire qu'elle n'a rien, ou peu, Un réseau
vais voir dans mon cœur la profon- à voir avec le subalterne, le péri- impérieux, inflexible
deur, la gravité de ce que je res- phérique, « les choses qui arri-
sens pour toi, la solennité même vent », les événements externes -
du sentiment qui me lie à toi étant la pensée elle-même comme Toute une terminologie chère à Antonin Artaud en 1925.
POUR TOUJOURS. » (1). Cet événement premier, comme avène- Artaud - esprit, âme, réalité supé.
amour ne connaîtra pas, comme on ment; dans sa forme superlative, rieure, Eternité, etc. - inciterait l'opium, du quotidien, il décrit la
dit, des hauts et des bas : il y aura par quoi se définit le mieux le sta- facilement à le ranger parmi ce8 béance, la fracture structurelle de
simplement des moments où les va- tut existentiel d'Artaud, la souf- praticiens de la métaphysique et de son esprit, lm soulignant fortement
leurs euphoriques cèderont devant rance centrale - et c'est ce qui la transcendance dont s'enorgueil- son inscription organique : « Mon
l'exacerbation de la souffrance, le permet de la dire centrale - est lit depuis Socrate la culture occi- âme est une matière solidifiée...
harcèlement affolant du quotidien; fondamentalement idée de la souf- dentale; mais, précisément, d'ac- Par·dessus tout je sentirai toujoun
même la rupture n'entamera pas france, donc pensée; elle est bien crocher à ces notions, avec cette ce vide physiologique et nerveux ch
cette insertion en profondeur de autre chose qu'une simple affec- forme de haute malice intellectuel- mon âme, de mon intelligence»;
l'amour, et Artaud pourra encore tion, elle est au-delà de l'affection, le qui se fera triomphale dans les évoquant sa « pensée en déroute»
écrire- en septembre 1927 : « Toi comme elle est au-delà de l'idée, de dernières années de sa vie, des ter- et son « misérable état d'esprit », il
seule introduis près de moi une la pensée ; elle pourrait être, pour mes posés comme antithétiques par pose l'équation centrale de sa pen-
atmosphère identique à ma vie mê· ainsi dire, la pensée s'affectant el· cette même culture, aboutit à une sée : « Etat de nerf, états d'esprit,
me », et plus loin, « le meil~ le-même, s'affectant à elle-même, subversion radicale, et à la limite, état du monde ».
leur de toi·même et le meilleur de par là même s'instaurant, dans un au nihilisme; les possibilités d'en· Artaud est conscient d'avoir sai·
moi·même ne méritent·ils pas une acte à la fois un et duel. volées, ou d'envolS, métaphysiques, si, dans cette lettre du 22 août
Eternité ? ». sont bloquées, parce que les ter- 1926, quelque chose d'essentiel en
Comme dans les autres textes es· mes sont pris - pétrifiés, gelés ou lui; il demande à Génica Athana·
sentiels d'Artaud, mais avec ici déroutés, on connaît bien ces figu- siou de la lui renvoyer pour la 1( re·
quelque chose de plus frémissant, res par lesquelles Artaud caracté- voir », et termine par ces mots :
de plus poignant, de plus effrayant, Dépouillé de rise son « état d'esprit» - dans un « Prie pour ma spontanéité - pro-
on voit se manifester dans les Let- moi-même... réseau serré, impérieux, inflexible fonde, - originelle. ». Une telle pero
tres à Génica Athanasiou, une apti- où dominent le concret, l'organi- cée dans l'originel s'accommode mal'
tuùe effarante à réaliser une coales· que; l'œdème substantialiste de la de modes d'être trop particularisés;
cence des contraires, à occuper Les lettres d'octobre 1923 appor· notion d'esprit ou d'âme s'affaisse en se donnant comme un « génital
avec sa pensée à lui les mots-clefs, tent, sur cet aspect essentiel d'Ar- dès lors qu'Artaud lance une for· inné )} (5), Artaud signale son refus
les positions.clefs de la culture oc- taud, des indications nettes. Le 12, mule telle que « Je veux ... sentir de s'adonner au génital extériorisé,
cidentale, les aménageant en lieux il écrit du café de la Régence : « je bander mon âme»(3) et que devient anecdotique; il veut, avec la fem·
où viennent s'échanger des valeurs demeure... dans une instabilité ef- la grande - tradition - spiritualiste • me qu'il aime, vivre sur le mode
antagonistes : processus de confla· froyable, dépouillé de moi·même, de-la-philosophie occidentale devant de la totalité (il souligne presque
gration où le mot le plus assuré dépouillé de la vie, désespérant d'en une phrase comme « Car il faut toujours le terme dans ses lettres),
fonctionne comme déperdition de sortir»; le 22, posant la relation être un esprit pour chier... » (4) ; et répugne à parcelliser, à « par·
sens, nécessité d'un sens à venir, amoureuse en termes de tout ou on sait par ailleurs la circulation tialiser» cette relation dans le se-
où le lieu le plus commun se fait rien, il déclare : « Il me faut tout » effrénée de matières - sang, sper- xe. Aussi le sexe est·il remarqua·
non.lieu, lieu vacant que l'homme - et il poursuit : « je souffre com- me, excrément, crachat - qui ani- blement absent de tout le recueil
débarrassé des liens ancestraux et me un damné, j'ai dépassé toute me tous ses textes. des Lettres. Si affleurent quelques
promu souverain occupe de sa seu- souffrance, et cependant JE VIS... Sur ce qu'est cet état fondamen- notations vampiriques ou canniba·
le présence. Chaque seconde est une éternité tal de l'esprit d'Artaud, on ne sou- liques qui s'amplifieront dans une
Frappe d'abord l'intrication de d'enfer, SANS ISSUE» ; il revient lignera jamais assez l'importance de thématique ultérieure - « je bois
l'amour et de la souffrance ; il sur ce thème dans un troisième la grande lettre du 22 août 1926, ton cœUT», « ton âme que je bois »,
n'est guère de lettre où l'expression feuillet : « mon effro,,!,'able destinée un des textes les plus drus, les plus « on absorbe tes moelles », « tu me
de l'exaltation amoureuse et les for· m'a mis depuis longtemps en de- crus, les pIns criants, les plus MANGES la cervelle », etc. - il
mules traditionnelles de l'amour, hors de la raison humaine, en de· « cruels» d',Artaud, qui semble ra· s'adresse toujours à Génica Atba-
les « je t'aime », ne soient suivis hors de la vie... Pense à l'intensité masser dans sa densité et sa ri- nasiou avec « pudeur », comme on
des témoignages d'une souffrance de la souffrance qui a pu me met- gueur, non .seulement les divers dit, et même plutôt séraphique-
sans limite : affreux, abominable, tre dans cet état d'esprit»; deux fils épars dans le recueil de Lettres, ment; elle est « Ange de Dieu »,
atroce, horrible, effrayant, rien ne jours plus tard., dans une lettre qui mais encore les principaux axes « ange, mon âme », «mon ange
semble assez fort pour dire ces af· commence par « Il faut te calmer, éclatés et noués de son existence bien-aimé », « ange ange ». Mais il
fres dans lesquelles trempe l'esprit chérie, ange » et se termine par une physique et mentale; à côté des ne fait aucun doute que la dimen·
d'Artaud. La lettre du 2 février vigoureuse revendication de lucidi- thèmes de l'amour, du désespoir, de sion sexuelle de son amour a été

6
"Je bois ton cœur "
largement ,accaparée, rongée, par la étonnante adéquation, une vigueur
recherche d'un travail, par le be- croissante. Du coup, les imageries
soin de quelques sous pour sim- fantaisistes, et les récupérations,
plement manger, par le passage prolifèrent : le poète maudit, le
d'une chambre d'hôtel à l'autre. Si prophète inspiré, le mage révolu-
c'est être fidèle à Artaud que de le tionnaire - chacun, revue, école,
suivre dans la recherche de cette idéologie, se taille un portrait d'Ar·
« réalité supérieure » de son esprit, taud sur mesure. Les Lettres à Gé-
ce serait le trahir que de ne pas nica Athanasiou, livre unique d'a-
entendre, et saisir dans leur juste mour et de lucidité, arrivent à
impact, des cris de désespoir plus point pour rappeler qu'Antonin Ar·
terre-à-terre, telles ces lignes de la taud s'est efforcé, avant tout, de
lettre du 10 février 1926 : « Moi, vivre-parler en « homme vrai ».
c'est mon pain qu'il faut que je ga-
gne. Car voilà cinq ans que je suis Roger Dadoun
dans la misère et l'avenir ne s'éclai-
re pas. »
1) Dans les citations d'Artaud, c'est tou-
jours Artaud qui souligne.
Voici maintenant venue l'heure
2) Œuvres Complètu, t. 1.
d'Artaud. Dans la débâcle de cette
3) Cité par Otto Hahn, Portrait d'An-
culture occidentale, chrétienne et tonin Artaud, éd. Le Soleil Noir.
bourgeoise, qu'il a, comme peu 4) Cité par Jacques Derrida, La Parole
d'autres, démasquée, et qui ne dure Souillée, in Tel Quel, n° 20.
plus qu'à farder son caca, la voix 5) O.C., t. 1, Préambule.
Genica Athanasiou en 1926. d'Artaud se fait entendre avec une 6) O.C. t. I.
intensément, quoique peut-être plies de réactions de s'exe et non de
brièvement, vécue par Artaud, com- raisonnements conscients ». Tout se
me en témoignent certains textes passe comme si Artaud refusait que
contemporains des Lettres. Il suffit le sexe se détache de lui, l'emporte, Shakespeare n'était pas seul•••
de rappeler ces lignes de l'Art et la lui fasse quitter le lieu foudroyé,

POEMES
Mort (6) : « Quelle douce chose l'état originel de son esprit, dépla-
que le coït... Que l'appel des éclai- ce la fracture principielle filWrée
rages sidéraux, même monté au dans le couple unitaire corps-esprit
plus haut de la tour, ne vaut pas à un niveaU simplement circons-

ELISABETHAINS
l'espace d'une ,cuisse de femme... tantiel, événementiel, à savoir le
pavots de sons... pavots de jour et de couple sexe-corps.
musique, à tire d'aile, comme un
arrachement magnétique d'oi- Tout au long des Lettres, cepen·
seaux... Laisse jaillir cette écume dant, on voit les « circonstapces »,
choisis, traduits et présentés par Philippe de Rothschild
aux profondes et radieuses parois ». les « choses qui arrivent» exercer
Le tahleau reste pourtant à complé- leur pression sur Artaud, l'écraser; Préface d'A.ndré Pie,,. de ...ndl.,...... Introduction de Stephen &pende,
ter avec les formules antagonistes il ne s'agit pas seulement de son Une haute époque de la littérature universelle revisitée et ranimée. 120 des plus
de la Troisième lettre de ménage du « mal », et de tput l'appareil cli- beaux textes de la poésie métaphysique et amoureuse, accompagnés de bio-
Pèse-Nerfs, par exemple, où il par- nique - drogues et médecins - graphies nouvelles. Un travail exceptionnel.de découvertes et de traduction.
le de « lettres stupides... lettres de qu'il mettra en œuvre pour le ma- bilingue format de poche • 9,90 F SEGHERS
sexe et non d'esprit... lettres rem- ter; mais d'une vie quotidienne,

SERGE DOUBROVSKY
La dispersion
((Une richesse torrentielle-de sentiments, d'images et de fulgurances.)) A. BOSOUET,
Le Monde. _ « La réussite est complète.)) J.-L. FERRIER, L'Express. _ « Un très
beau livre. )) F. NOURISSIER, les Nouvelles littéraires. _ « De tous les livres inspirés
.par l'occupation allemande et la persécution des juifs, celui-ci est sans doute le plus
violent, le plus impitoyable.)) R. GRENIER, le Nouvel Observateur. _ « D'une sur-
. prenante puissance. )) L. MIRISCH, la Ouinzaine littéraire.

roman
MERCURE, DE FRANCE
La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvIer 1970 T
Qu'est-ce que la
Vague, tempête, raz-de-marée, ménagers. Les grandes villes trances - scandinaves, la l'éditeur des Fleurs du Mal, a
l'érotisme et la pornographie allemandes ont leurs • bouti- France n'y échappe pas. Le comparu en correctionnelle le
déferlent sur l'Occident. Des ques du sexe - où l'on peut cinéma, la télévision, les jour- 18 décembre. Il faut donc en
films, venus du Nord le plus acheter ensemble la pilule naux, la publicité, les livres, conclure que la littérature éro-
souvent, montrent (de préfé- anticonceptionnelle, des ca- nous proposent quotidienne- tique est à l'origine du mal.
rence de dos) des couples nus chets contre l'impuissance, ment des images plus ou Aussi bien, les pudibonds ne
s'emmêlant sur les plages ou des dessous affriolants, des moins violemment érotisées. se sont pas fait faute de dé-
dans le désordre tiède d'un lit. revues graveleuses, La philo- Déjà les bonnes âmes s'indi- noncer la multiplication des
Des publications illustrées - sophie dans le boudoir et de gnent. Déjà on se demande si livres. pornographiques -.
livres ou périodiques - révé- savants ouvrages de médecine la libération des ta b 0 u s Les manifestations de l'éro-
lant non seulement la nudité ou de psychiatrie. Minijupée, n'aboutit pas à un nouveau tisme dans la société contem-
et le triomphe du sexé, mais, l'Angleterre n'a plus rien pour fétichisme. Jean Cau lui- poraine sont trop variées pour
comme dans les temples hin- cacher les pudeurs victorien- même, comme s'il avait brus- que nous ayons la prétention
dous, les variations possibles nes. L'Amérique, qui, jadis, quemènt peur de Virginia de pouvoir les analyser ici.
de l'accouplement, y compris interdisait Joyce et Miller, ne Woolf, annonce que l'érotisme Mais puisqu'à travers la litté-
les positions acrobatiques et craint plus les images lestes mène aux camps de concen- rature érotique, la littérature
les figures de groupes, con· et fait même de la partouze, tration aussi sûrement que elle-même est en cause - et
naissent le succès au Japon et si l'on en croit le féroce roman dans La leçon d'Ionesco, la avec elle la liberté créatrice
dans les pays scandinaves, d'Updike, Couples, une insti- philologie mène au crime. En- de l'écrivain - il nous a sem-
courent sous le manteau aux tution bourgeoise. fin, la justice - puisque la blé utile de poser la question
Etats-Unis. censure n'existe pas - a de la littérature érotique,
Copenhague a eu sa Foire du Le phénomène, donc, est gé- trouvé un suspect, l'éditeur d'examiner ses rapports avec
Sexe, sérieuse et ennuyeuse néraI. Même si elle ne connaît Eric Losfeld qui, comme au la littérature comme avec un
comme une exposition d'arts pas les libertés - ou les ou· siècle dernier Poulet-Malassis, mouvement qui la dépasse.

Elle est aussi vieille


que la littérature

Emmanuelle, Retour à confirme le grand nombre des ou- tué des dîners chez la Présidente,
Roissy, la négresse muette, vrages historiques, sociologiques, par un bourgeois d'avant 1914,
Irène, le Château de Cène, médicaux consacrés à la sexualité, fidèle lecteur de deux collections,
les Mille et une bibles du à 88 place dans la vie quotidienne, « les Maîtres de l'amour» et Il le
sexe, Positions, Helga, tous à son fonctionnement normal com- Coffret du bibliophile » dont le
ces titres qui voisinent dans me à ses perversions, c'est l'exten- principal préfacier s'appelait Guil-
les librairies, témoignent de sion propre aux temps modemes laume Apollinaire, lui-même au-
ce qu'on appelle un peu vite du champ des écrits concemant teur, dans le genre, de deux ouvra-
la vague de l'érotisme. En l'amour physique. Ce champ dé- ges remarquables.
fait ce voisinage entretient la borde singulièrement, en effet, le
confusion. Tous ces livres ne domaine traditionnel de la littéra- D'aucuns diront que de nos jours
visent pas la même clientèle. ture. Sans doute est-ce là la nou- on va plus loin. C'est plutôt qu'ils
Il y a là de la bonne littéra- veauté. n'ont rien lu ou n'ont lu que des
ture et de la moins bonne. éditions expurgées ou des tradue-
La littérature érotique, elle, est tions édulcorées (les universitaires
aussi vieille que la littérature. Qui se réservant le plaisir du texte ori-
Avec Positioru et Helga on quitte découvre aujourd'hui 88 vogue avec ginal et se donnant beaucoup de
la littérature d'une part pour le étonnement, indignation ou délec- mal pour ne pas nommer en fran-
manuel illustré, de l'autre pour tation ne peut être qu'un ignorant. çais un chat un chat). Fellini, sow
l'introduction à la vie sexuelle. e L'érotisme est à la mode », voi- peine de prison, doit rendre la
Quant aux Müle et une biblu du là une phrase qui aurait pu être main à Pétrone. Quant aux livres
sue d'Utto Rudolf (corrigé et mis prononcée indifféremment par un de Sade, que les collections de p0-
en forme par Yambo Ouologuem) admirateur de Sappho, un contem- che érigent à la dignité de classi-
elles ont un statut particulier puis- porain de Juvénal ou de Pétrone, que, ils réduisent presque toute la
qu'elles présentent sous la forme un gentilhomme renaissant ama- littérature érotique d'aujourd'hui à
littéraire du récit les confessioDs teur de Brantôme, de l'Arétin, du des fantasmes d'adolescents.
(vraies? fausses? embellies?) de De1ieado (sans parler des dessins
quelques trois cents personnes de la de Jules Romain qui font de Po- Au reste, parler de littérature ér0-
bonne société. sitioru un manuel pour collé- tique, c'est mal poser le problème.
Deuin de Léonor Fini ülrutrant le giennes demeurées) ou encore, par Ou plutôt, c'est le poser en dépré-
Oh! Violette de Lise Deharme. Ce que l'on constate là, ce que le neveu de Rameau, par un habi- ciant au départ cette littérature. Il

8
littérature érotique?
y aurait la littérature, la vraie, et sens, par une fringale qu'il faut truire celle-ci, mais pour lui donner
puis des formes bâtardes de litté· bien nommer sexuelle. Si la comé- une dimension, une ouverture noue
ratùre, définies par un qualificatif : die badine avec l'amour, celui-ci velle. Il est symptomatique que de
érotique, aventure, policier, espion- dans la tragédie entraîne ceux qu'il Sade à Bataille en passant par
nage, science-fiction. Mais quand étreint jusqu'aux rivages de la Baudelaire, Flaubert, Lautréamont,
on se garde de dire {( policier » un folie et de la mort. Joyce, Genet, presque tous les écri.
roman de Bernanos ou de Faulk· vains qui, depuis deux siècles, ont
ner, on reconnaît implicitement que transformé le langage littéraire, et
ce ne sont pas l'intrigue ou le thè· Moi je dis : la 'Vol1\Pté par-delà, nos manières de sentir et
me qui font la littérature, mais unique et suprême de de vivre, ont non seulement écrit
l'écriture. En fait, chaque année l'amour gît dans la certi- des pages érotiques, mais ont connu
paraissent des romans ou des essais tude de faire le mal. Et les foudres des censeurs. Ceux-ci ne
à prétention littéraire (auxquels on l'homme et la femme savent s'y sont pas trompés, qui ont laissé
donne même des prix) et qui parti. de naissanoe que dans le en paix des auteurs plus lestes ou
cipent de la même médiocrité que mal se trouve toute volupté. plus obscènes (les textes de roman·
les sous-produits de James Bond. Baudelaire ciers et de poètes à la mode cités
Il y a donc essentiellement des dif· par les défenseurs de Baudelaire
férences de style et de niveau. Or, ou de Flaubert en témoignent). Ils
que dans la littérature dite érotique Or, les figures du jeu et du badi· ont pressenti que toute audace de
des vingt dernières années, relati· nage d'une part, celles de la folie et pensée, toute remise en question de
vement peu importante en nombre de la mort d'autre part, sont bien l'art étaient plus dangereuses pour
puisque même en 1969, année fas- celles qui dominent les deux as- l'ordre qu'ils défendaient que des Rita Renoir dans le $pectack
pects, rose et noir, de la littérature de$ Immortelles,
te, une douzaine de livres seule· chansons de corps de garde et de de Pierre Bourgeade.
ment se donnent ouvertement pour érotique, seulement elle les pousse croustillantes et vulgaires histoires
tels, on compte des livres de la qua. au-delà des convenances ou des de cocus.
conventions. Pour le poète ou le et on ne les aborde pas avec la
lité d'Histoire d'a de Pauline Ré- même simplicité qu'un traité de
age, du Château de Cène d'Urbain romancier, écrire un texte érotique,
ce peut être soit aller au-delà de mécanique. Les tabous demeurent
d'Orlhac, de la Mère de Georges La suprême interrogation vivaces et dans son livre plein de
Bataille, signifie à l'évidence, et ces tensions, de ces affrontements phUoeophique coïncide, je
amoureux - d'un érotisme parfois sérieux et d'humour sur l'Origine
malgré les inévitables déchets, qu'il le pense, aveo le sommet de des obsessions sexuelles (Marabout)
s'agit bien là de littérature. d'autant plus puissant qu'il n'est l'érotisme.
ni nommé ni assouvi - qui consti· le docteur Comfort a bien montré
Georges Bataille comment la médecine elle-même
En fait, les thèmes et situations tuent la trame ordinaire de ses (L' Sro'isme)
érotiques font partie du matériel récits, pour pénétrer dans un mon· avait longtemps joué le jeu des pè-
même de la littérature. Les meil- de où tous les plaisirs sont permis, res Fouettards, et entretenu la
leqrs écrivains, depuis Catulle et où toutes les femmes sont belles et Mais que se passe.t.il aujourd'hui? méfiance à l'égard du sexe. La
Ovide, ont connu la tentation de offertes, où la sexualité ne fait plus La transgression, dans l'ordre éro- littérature a donc toujours pouvoir
l'érotisme ou de la paillardise, et problème, soit, au contraire, briser tique, du moins, est-elle encore p0s- de troubler, ne serait-ce qu'en rap-
plus d'un, comme Vigny, Gautier, consciemment, douloureusement les sible alors que les mœurs se libé· pelant les liens du sexe, de la
Maupassant ou Apollinaire, a dans frontières, les tabous de son univers ralisent, que le sexe n'est plus ta- violence et de la mort. D'où le
les marges d'une œuvre sérieuse, social et littéraire pour atteindre bou, que la radio et la télévision pouvoir de fascination que gardent
griffonné avec plaisir des lettres, imaginairement les limites de ce britanniques annoncent un pro- les textes de Sade et de Bataille.
poèmes ou romans qui bravent la qui peut être vécu, pensé et écrit, gramme d'éducation sexuelle à l'u· Mais la vague de libéralisation,
décence. Délassement d'artiste, jeux et pour leur donner corps par l'écri· sage des enfants (Le Monde, du 17 l'approche objective des questions
de vieux collégiens, dira·toOn. Cere ture. Les fantaisies de l'Arétin, de décembre)? Quand les jeunes r0- sexuelles, la disparition progressive
tes, mais la réponse est insuffisante. Gautier ou d'Apollinaire appartien. mancières, au lieu de s'interroger de certains tabous (liée cependant
D'abord, il faut bien reconnaître nent plutôt au premier mouvement, comme jadis sur les troubles de leur à la persistance d'angoisses et de
que l'essentiel de la littérature poé- les textes somptueux et inquiétants cœur, tiennent presque pour une complexes à l'égard du sexe) entrai-
tique, dramatique, romanesque s'é- de Sade, de Genet, de Bataille qui règle imposée de décrire leur dépu- nent une prolifération de textes
rige sur fond d'amour et de mort. font se répondre dans un même celage, la littérature érotique ne médiocres et d'images vulgaires,
Même les poèmes mystiques ont des jeu de miroirs la poursuite du plai- risque-t-elle pas de perdre son fabriqués sur commande et restant
accents sensuels, charnels, et les sir et celles du mal et de la mort, étrangeté et son pouvoir déran· juste en deça des limites du scan-
baroques protestants de la fin du appartiennent au second. Aussi geant ? Sans doute, les limites de dale. On pourrait dire alors qu'il
seizième siècle le savaient bien qui bien Georges Bataille dans son bel I( l'admissible » ont-elles considé· ne s'agit plus d'une littérature de
célébraient ensemble le corps de la essai sur Il l'Erotisme » a montré, rablement reculé, sans doute aussi, transgression, mais de régression,
femme aimée et la grandeur de outre les liens étroits du sexe et de les ouvrages scientifiques ou pseudo- fonctionnant de la même manière
Dieu. Plus largement, toute intri· la mort, que l'érotisme ne prend scientifiques sur la sexualité et les (et du reste avec les mêmes décors
gue amoureuse, théâtrale ou roma· son sens et sa force que comme vio- domaines qu'elle découvre (de la et personnages) que les romans à
nesque, se profile sur un fond éro- lation d'un interdit, et souligné du procréation à la prostitution, du l'eau de rose du siècle dernier.
tique, n'a de sens que par rapport même coup que la transgression naturisme à la névrose) rejettent. Cette sous-littérature n'a jamais
à une possession physique possible, suppose le maintien de l'interdit et ils la littérature du côté du fantasme empêché l'éclosion de la vraie (elle
souvent refusée ou repoussée et qui la croyance en sa valeur. et de l'irréel. Mais le propre du est plutôt le fumier dont celle-ci
ne s'accomplira, si elle s'accomplit, Si l'on peut parler de la littérature désir - comme de la relation se nourrit) et son existence devrait
que dans les coulisses ou dans le érotique, c'est dans la mesure où amoureU3e - est justement d'en. réjouir les suppôts de l'ordre. Qui
vide qui sépare les chapitres. Phè· l'écrivain, à la fois transgresse les gendrer des fantasmes et de s'en se laisse prendre aux sages fantas--
dre ne possède pas Hyppolite, mais règles de la morale courante et nourrir. Même les livres sur la mes de ce que Violette Morin nom-
il n'est guère de femme, dans toute celles de la littérature, où il fait sexualité et la génération conservent me « l'érotisme climatisé )} ne fera
la littérature qui soit aussi p0ssé- éclater les normes et les formes de - et conserveront encore assez jamllÎS un contestataire.
dée, consumée de l'intérieur par ses la littérature non point pour dé- longtemps - une part de mystère Claude Bonnefoy

La Quinzaine littéraire, du 16 \lU 31 janvier 1970 9


Entretien avec Lise Deharm.e

Son dernier roman, Oh! Vio- quement, il est devenu érotique, suis satisfaite de cette libéra- On sait bien qu'il n'y a pas de
lette, publié par Eric Losfeld et par une espèce d'alchimie : une tion du langage. Elle me paraît critère pour déterminer quand un
illustré par Leonor Fini, a été idée que j'avais au cœur depuIs presque indispensable à la poé- livre est ou n'est pas érotique. Je
frappé d'une triple mesure d'in- longtemps s'est imposée à lui. sie. La poésie sera érotique ou crois pourtant qu'un certain nom-
terdiction : vente aux mineurs, Pourquoi a-t-il été poursuivi ne sera pas. Il s'agit de rendre bre de livres n'ont guère d'autre
exposition et publicité. d'une telle hargne alors que tant aux gens la liberté du çœur, de fin en soi et se rangent sous l'éti-
de livres scabreux, et fort mal l'esprit et des sens. Cela dit, quette « érotique » sans grande
L.D. - Certains imaginent que écrits au surplus sont négligés? nombre de ces livres sont d'.une discussion possible. J'entends ne
je suis ravie d'avoir été frappée Je ne vois pas. Peut-être la scène qualité détestable. J'introduis ici pas confondre ce qui est simple-
par la censure, quelle erreur! dans l'église n'a-t-elle pas telle- une distinction entre érotisme ment littérature avec toute littéra-
D'autres pensent que j'ai écrit et pornographie. La frontière qui ture qui a besoin d'une épithète
Oh! Violette, sous l'influence les sépare me paraît dessinée additive pour trouver ses lecteurs
d'une certaine mode. Si l'on con- par la notion du Beau. (littérature érotique, policière, etc.)
Je me réjouis que et ne pas mettre Justine et Madame
naît mes autres livres, cepen- Il va sans dire que je ne me
dant, il est bien clair que j'ai paraissent de nombreux sens pas enfermée dans un cer- Edwarda sur le même plan que les
toujours écrit des histoires char- tain genre. Mon prochain roman seuls produits que je compte exami-
gées d'une certaine intensité
livres érotiques ne sera pas nécessairement éro- ner ici parce qu'ils en diffèrent
érotique. Un roman comme Lais- tique, mais, j'y insiste, je ne vois totalement. Dans le monde des let-
sez-moi tranquille, qui met en rien de répréhensible dans l'éro- tres il est gênant de faire état pu-
scène une petite fille de douze ment plu ? Il y a l'inceste égaie- tisme. Je rêve peut-être d'ins- bliquement d'une hostilité au « li-
ans me paraît plus violent que ment mais, rappelez - vous, à taller le paradis sur la terre - vre érotique» : d'abord parce que
Oh! Violette. Aucune censure l'époque du plus grand génie oui, le paradis, avec des fem- c'est s'en prendre à quelque chose
ne s'en est effarouchée. anglais, John For d illustre mes, des plantes, des animaux. qui, j'en suis convaincu, ne fait
l'amour d'un frère et d'une sœur. Ouelqu'un qui a un goût forcené de mal à personne; ensuite parce
Plus près de nous, Barbey d'Au- de la nature, croyez-vous qu'il qu'on froissera tel éditeur ou telle
Je n'avais pas l'intention connaissance qui crayonne cela
d'écrire un roman érotiql.!e quand revilly écrit une superbe nou- soit jamais capable de commet-
velle sur ce thème. tre la moindre action basse? pour se distraire ou se faire un peu
j'ai commencé Oh ! Violette. Le d'argent; enfin parce qu'en dénon-
livre devait s'appeler la Poli- Je me réjouis que paraissent Propos recueillis çant cette camelote littéraire on
tesse des végétaux et puis brus- de nombreux livres érotiques. Je par Gilles Lapouge.
risque de se placer malgré soi du
côté des censeurs - je reviendrais
sur ce dernier point. J'aurais dû
mieux réfléchir à ces risques avant
d'entreprendre cette enquête: il
reste que chacun des mouvements
d'humeur de ces lignes n'engagent
que le signataire.
II m'apparaît que trois catégo-
ries de personnes s'intéressent au
sort des livres érotiques. Des cen-
seurs : Est-ce l'affaire d'un com·
missaire de la police de juger et
statuer légalement sur la qualité
d'un livre quel qu'il soit? Des édi·
teurs : leur mécénat n'étant que
relatif, pourquoi ne publieraient-
ils pas n'importe quel livre s'il leur
plaît ou s'ils doivent y trouver leur
compte - ce qui, par exemple,
peut leur permettre de payer conve-
nablement les autres auteurs de
leur maison, philosophe ou poète
dont les tirages n'atteindront ja-
mais le centième de quelque éroti·
que en renom ? Des lecteurs, enfin,
parmi lesquels placer la plupart
des auteurs - les éléments des
livres étant interchangeables de
l'un à l'autre, ils sont trop peu
individualisés pour former une ca·
tégorie distincte des lecteurs. Je
trouve Edmund Wilson bien cruel
de dépeindre les lecteurs de romans
policiers comme « aussi puants que
leurs livres favoris », mais je serais
curieux de voir comment il quali.
fierait les lecteurs de romans éroti-
Paul Delvaux la ville lunaire (l94-1) ques.

la
Recettes de fabrication
Qui lit les ouvrages érotiques ? par un riche et pervers aristocrate
Les fichiers des librairies ayant un et, chapitre après chapitre, subira
rayon « curiosa » ou « sexologie et dès lors les sévices traditionnels ,,--0_-.-
ouvrages érotiques» révèlent que le (Cf. Les pigeons meurent en dor-
lecteur (peu de lectrices, mais leurs mant de Thérèse Massart et les
époux les leur prêtent volontiers) Jeux de l'orgueü de Claude Sadut,
a toujours au-dessus de trente ans chez Régine Deforges ; et Retour à
et son âge optimum se situe entre Roissy de Pauline Réage, chez J..J.
45 et 55 ans (le quinquagénaire de Pauvert); si le personnage central
rigueur dans ces livres). Assez ex- est de type masculin, il voy~
clusif, semble-t·il, dans ses lectu- (Nouvelles de l'érosphère d'Emma-
res, ce lecteur se recrute principale- nuelle Arsan, chez Losfeld ou Lour·
ment au sein des classes-moyennes des, lentes de Stève Masson, chez
supérieures (Upper middIe class) et Pauvert) ou il accomplit une mis-
des classes supérieures: des (parti- sion, une exploration (Cerise de
tifs) ingénieurs, des professeurs, Dellfos et le lournal de 1eanne de
des cadres divers, des· professions Mario Mercier, chez Losfeld. la
libérales, bref tous des gens ayant Nue de Michel Bernard, chez Régi-
suivi des études secondaires ou su- ne Deforges, et le Château de
périeures pour pouvoir se livrer CèneJ mais n'en devra pas moins
enfin à une paresse mentale latente, passer par des épreuves identiques.
l'intelligence et l'esprit critique ne De loin en loin, il est souhaitable
voulant plus fonctionner qu'au pro- d'interrompre les accouplements ou
fit d'une réussite sociale et d'une les enchevêtrements de personna-
carrière aujourd'hui assurée. C'est ges pour que le livre gagne en sus-
bien pour eux que les livres éroti- pense et quelques pages : le héros
ques ont été composés et manufac- ou l'héroïne se retrouve seul livré
tnrés ; ils ne s'y trompent pas. à ses réflexions; on peut alors in-
troduire une séquence d'onanisme
ou une lettre d'amour. Lorsque le
Certains de ses lecteurs se pi- livre sera assez long on aura pour
quant peut-être de bibliophilie. le le personnage le choix entre une
livre érotique se doit d'avoir un mort brutale (suicide comme dans
conditionnement étudié. Il se pré. les Pigeons ou désintégration
sente sous une couverture originale comme dans le Journal de Jeanne)
parfois, discrète toujours; l'un des ou une conversion à la débauche Ile-de-France, il ne peut être que on vous débite toutes les caractéris-
modèles les plus typiques d'habil· (par ~oût dans le Château de Cène, sur la Côte-d'Azur, près de Cannes tiques, sans oublier le prix : 8 mil·
lage est celui du Château de Cène par fatalité dans Retour à Roissy, ou St-Tropez. lions d'anciens francs, avec un
d'Urbain d'Orlhac (Martineau) où vraisemblablement) ou plus com- beau talent de voyageur de coma
une couverture grisâtre qui n'attire munément une bonne fin lyrique merce. L'auteur du Retour à Rois-
point le regard se révèle au toucher et sentimentale reprise aux feuille- L'une des préoccupations essen- sy, un précurseur, l'avait fort bien
faite d'une matière souple et velou- tons des hebdomadaires féminins. tielles de celui qui écrit un roman compris qui utilisait une Traction
tée. La typographie est toujours très érotique est le choix des accessoi· avant - mais c'était il y a un
claire, voire clairsemée dans le cas res ; je ne songe pas à l'équipement
On n'a par contre aucune liber- quart de siècle! De crainte que le
des auteurs qui tirent volontiers à standard de robes et déguisements,
té dans le choix du lieu de la mise de fouets, colliers et chaînes, mais lecteur ne l'ait pas suffisamment
la ligne; encadré par de grandes
marges, le texte imprimé en assez en scène : tout roman érotique, à des détails qui importent dans une remarqué, insister : les cigarettes
gros caractères comporte peu de comme tout roman gothique, com- société de consommation : ne ja- sont des Benson and Hedge et le
lignes par page. Le livre parvient me toute histoire du Petit Echo de mais omettre de préciser la marque whisky du J and B. Le curé lit Le
généralement à atteindre deux la Mode, possède un château, ou au ou la grande qualité des objets Monde et sa maîtresse aime Béjart.
cents pages. Le prix habituel, moins quelque lieu mystérieux et banals ou luxueux que les lecteurs Quand on parle d'un restaurant, il
de 25 à 30 F, écarte systématique- bien gardé. On peut cependant eux-mêmes utilisent ou aimeraient est conseillé de préciser « un res-
ment les mineurs dont nos censeurs choisir le style du château : gen- utiliser. Les marques de voitures
tilhommière de Roissy, forteresse taurant des Champs Elysées» (les
prétendent s'inquiéter. sont de première importance : un Pigeons) comme de préciser d'une
futuriste du Journal de Jeanne, gi- cinéaste a une Aston·Martin (la
gantesque Nana de Niki de Saint- robe qu'elle « ne vient pas de Pria
Nue) tandis qu'un écrivain a néces-
Le roman érotique ne cherche Phalle, très dans le vent. A la ri- sairement une Mini Austin (les sunic » (Lourdes, lentes). Ainsi que
pas à intéresser le lecteur par une gueur, une abbaye, un pensionnat Pigeons et Lourdes, lentes); les l'auteur des Pigeons meurent en
intrigue complexe et ingénieuse, au religieux peuvent faire l'affaire aristocrates et châtelains ont par dormant, mangez du foie gras et
contraire; on préfère un schéma (le « venez visiter ma propriété » contre quelque chose de volumi· des ortolans et dites, comme votre
simple et éprouvé, l'histoire réduite habituel devient alors « Viens vite neux comme Cl: une longue voiture instituteur vous l'a appris : foC Le
à sa plus simple expression. Faites voir la chapelle» : Cerise ou 14 américaine qui ressemble à un vin est délicieux », et, plus loin,
Béatitude érotique de Céline Rolin,
vous-même votre roman érotique : squale » (Notez le pittoresque de buvez cc une coupe de champagne
chez Robert Laffont). Voitures
si le personnage central est de type américaines, bateaux - pardon : l'épithète et de la comparaison). qui pétille joyeusement D. On peut
féminin (ce n'est pas nécessaire- yachts, et avions ne sont jamais que Les voitures sont omniprésentes même lorsqu'on est lancé en plein
ment une femme), à la suite d'un des lieux transitoires d'une proprié- dans les Mille et une bibles du fantasme retrouver les contes de
gros chagrin d'amour ou pour plai- té privée à une autre. Si le château sexe des Editions du Dauphin, cela fées : Cl: une table surchargée de
re à un amant, il se laisse enlever ne se trouve pas quelque part en va de la Rolls à la Maserati dont fleurs D, des « coussins de velours

La Quinzaine littéraire, du 16 /lU 31 jonvier 1970 11


libre la (L.L., p. 117), dit l'hôtesse veuille faire passer un produit com-
entre deux vols, et l'autre Stève, le mercial pour une œuvre littéraire
LE COFFRET DU BIBLIOPHILE
prêtre: (( Imagine que quelqu'un adulte et responsable.
lLLUSTRll t'aie vue? c'en était tait de mon
honneur, c'était la tin de ma car- « Comme la glace, elle finit par
Souvenirs rière » (B.E., p. 119). La vie pour- brûler le!! doigt!! en fondant au
rait continuer ainsi, qui dans son creux d'une main et la longue nuit
d'une Cocodette « joli petit fiat », qui dans « un boréale qu'évoque !!on teint n'est
deux pièces tout neuf et ensoleil- pa!! un mirage, mais bien le retlet
Ridigés par elle-mime
Revus 1 corrigés 1 élagués, adoruis lé », mais la carrière et la vie so- d'une personnalité impétueu!!e et
et mis en bon français par ciale l'emportent et nous nous tendre. Pourtant, n'allez JXI.'
ERNEST FEYDEAU
acheminons vers une séparation croire qu'elle !!'en laisse comter
G. APOLLlNAIRE
INTllOOUCTION PAil.
ILLUSnATIONS Of!. Lue LAFNET
finale mélancolique : (( Je partis (!!ic). Elle sait se garder de!! souffles
à l'aube sans dire au-revoir à pero trop chauds et ne s'abandonne


sonne. J'ai perdu Stève, il me reste qu'au printemps quand le rythme
Dieu » et « J'ai rangé cette lettre de8 jours reprend !la cadence et
parmi celle!! auxquelle!! on ne ré- fait que toute cho!!e redevient elle-
pond jamais, dam la boîte à mélan- même. » Les lecteurs des ouvrages
PARIS
colie ». C'est le final du roman- dont j'ai parlé se trompent en
LE LIVRE DU BIBLIOPHILE feuilleton de NoU!J Deux. En fait, croyant reconnaître ce paragraphe ;
16, Iloukoud lla&poiI
on en vient à se demander si malgré je le tire de la littérature érotique
des éditeurs différents, Céline Ro- la moins intellectuelle, un pauvre
lin et Stève Masson ne sont pas le !!exy ( on disait naguère ponw)
même personnage; ils partagent acheté il y a quelques jours dans
jusqu'à cette originalité d'avoir in- un kiosque de gare, Candi, n° 9. Je
rouge galonné d'or », Il l'argente. moue appropnee à la midinette troduit un tube de vaseline aux pense donc qu'il a tort, l'amateur
rie et le vermeil sont véritables », habillée à Prisunic qui aurait mor- deux-tiers de leur roman : une har- de romans érotiques qui a les
avec « d'authentiques pierreries », du sans vergogne dans une pêche... diesse, presque un anachronisme Pigeom meurent en dormant avec
« un déploiement de richesses » Rien de plus normal, alors, qu'un dans un roman érotique. Playboy dans sa serviette, s'il mé·
et même li( dans une immense che· des traits les plus fréquents du prise l'homme en bleu de chauffe
minée flambe un tronc d'arbre» ; roman érotique soit la confrérie Tous les livres érotiques se res- qui feuillète un Satanik, un Candi
tout ceci ell l'espace d'une dizaine initiatique, le rituel compliqué (les semblent. Les trois ou quatre à res- ou l'un de ces magazines bâclés
de lignes (les Pigeons, p. 61). Mille et une bibles, le Château de sortir de la masse n'y parviennent venus d'Italie; seules marquent la
Cène, les Pigeons, etc.). que parce qu'on y reconnaît la différence quelques fautes d'ortho-
La mythologie qui s'attache aux plume d'un écrivain (Qui se cache graphe et la maladresse des nus
objets s'attache aussi aux person· Quelques romans échappent pour- derrière Urbain d'Orlhac, derrière qui ne se prétendent même plus
nages. Les lecteurs de romans éro· tant à cette mise en scène grandiose Pauline Réage ?), parce qu'on artistiques : chacun en a pour son
tiques, socialement si simples à et ces milieux huppés ; les person- s'écarte considérablement du genre argent.
circonscrire, veulent des héros is· nages peuvent exercer une de ces (le Journal de Jeanne utilise les
sus de milieux non moins définis, professions auréolées d'un prestige ressources de la science-fiction) ou Si le roman érotique est d'une
d'où leur goût puéril pour les titres non moins mythique. Deux fois sur bien parce que le loufoque y atteint lecture palpitante, il est tout aussi
nobiliaires, pour tout ce qui est ri· trois : romancier ou journaliste; un degré exceptionnel: on parvient justifié qu'un jeu, ou qu'un feuil·
chissime industriel, évêque, haut dans le cas, si c'est une femme, son à faire l'amour avec un lion en leton de la télévision, histoire d'a·
magistrat, « gros bonnet ». Sir partenaire sera ecclésiastique (la chaleur dans les Mille et une bi- mour ou suite de fusillades (Si
Stephen de Pauline Réage ou Régis Béatitude, Cerue) et si c'est un ble!!! dans la Béatitude érotique le pré.
de Yambo Ouologuem, tout roman homme, ce sera une hôtesse de facier a raison de trouver te l'exci·
érotique comporte bien entendu un l'air, ou à défaut une contractuelle J'ai donné de nombreux échan- tation de la traque et la joie du
ou plusieurs Il grands aristocrates (Nouvelles de l'érosphère, Lourde!!, tillons du style des livres érotiques. coup de feu », ce type de lecture
parisiens» possédant, c'est évident, lentes). Je prendrais deux de ce!! Paradoxalement, on tient à se don- devrait même être recommandé
« un ami haut placé à la Préfec· romans apparemment aussi diffé· ner bonne conscience en les trou. dans les casernes avant une émeu·
ture ». On se gargarise de phrases rents que possible : la Béatitude éro· vant bien écrits; le prière d'insérer te). Je ne suis pas contre ces récré·
du type « C'était un aristocrate de tique de Céline Rolin et Lourdes, de Lourdes, lentes, ne pèche pas ations; Roger Caillois disait juste·
pure race dont je fis la connaissan· lentes). Je prendrais deux de ces par fausse modestie et en appelle à ment dans Babel : « Un certain
ce au cours d'une garden party». c'est l'uniforme et non la puissance (( Peter Ibbetson, Nadja, Gérard public se délecte des ouvrage!! qui
Trne garden party : pas un endroit sociale qui valorise l'objet éroti· Labrunie, le Paysan de Paru " ! agissent sur les glandes lacrymale!!.;
pour un ouvrier mécanicien, une que : (( lorsque vous prenez l'avion, Le beau style pour le plus grand pourquoi ne lui fournirait-on JXI.'
vendeuse ou un laveur de carreaux. ces hautes filles... ont un con » nombre, on l'a vu : qualificatifs des récits capables d'exciter d'au·
Pour cette société, pas question de (L.L., p. 80), philosophe le poète traditionnellement pittoresques, tres glandes ? » Mais je suis contre
déroger: persécuté ou conquérant, Masson, tandis que la (( catholique poncifs variés, logorrhée lyrique et la prétention des ouvrages éroti·
le héros ou l'héroïne qu'ils admet· avertie » Céline Rolin (( sous l'étof· surtout un sérieux imperturbable ques et la confusion entretenue au·
tent parmi eux n'est jamais l'in· fe de bure, effleure en imagination (A cause de cela, Cerue, le Jour- tour d'eux : les lecteurs de Delly
connu, l'homme de la rue; il est le pourtour d'un gland » (RE., ou du Fleuve Noir n'invoquent pas
nal de Jeanne ou les Embra!lsades
indispensable d'avoir pris (( un p. 73). Mais de quoi s'agit-il? Dans Proust à propos de leur lecture,
bain d'ambre » et d'avoir prouvé l'un et l'autre cas d'amants que les de ]. Pyerre doivent êtret pris coma
me des parodies). Pour certains ro- ils cherchent l'évasion, la distrac·
son éducation. Il n'est meilleur nécessités professionnelles brident
test qu'une personne à table pour tout en ajoutant du piment à leur mans, rien n'est trop plat ou trop tion, mais aucune littérature.
juger de son éducation, suggère liaison : « Rien n'C!lt !!imple dam boursouflé. Or c'est finalement de
les Pigeom; et de songer avec une la vie, Stève. Je voulai!! me rendre là que vient mon humeur : qu'on Serge Fauchereau

12
Deux questions Paris,
à Robbe-Grillet capitale du sexe?

Les livres érotiques se multi- nuelle, me paraît dans l'ensem- Après Nice, Paris vient d'ouvrir dans la littérature didactique :
sa première • sex shop. à l'om- Quand deux êtres se rencontrent,
plient. Que pensez-vous des me- ble suivre ce cours. bre des tours de Notre-Dame, grâ- roman poétique par l'écrivain da-
sures prises contre certains de ce à l'esprit d'entreprise d'un nou· nois Schade. et surtout deux sé-
ces livres? A. R.-G. - Il est tres difficile veau venu dans l'édition, Cong ries de nouvelles érotiques dues
de juger la valeur érotique d'un Thanh Truong. Lyon, Marseille, Lil- à des auteurs célèbres, l'une da-
A. R.-G. - J'y suis évidem- le, Genève, etc., auront bientôt à noise, l'autre suédoise et qui se-
livre. Vous citez Bataille et Ba- leur tour leur boutique spécialisée ront toutes deux groupées sous le
ment hostile. Mais il y a davan- taille, s'il était un grand écri- où l'amateur aussi bien que les titre de • Sexameron " viendront
tage. J'ai toujours l'impression vain, était encore très ancré familles (du moins est-ce là l'am- compléter la collection. En outre,
qe les journaux, censément par- dans l'humanisme du XIX· siè- bition de leur promoteur) pourront une lettre circulaire a été envoyée
parfaire leur éducation sexuelle à plusieurs célébrités de la littéra-
tisans de la liberté d'expression, cle, un homme profondément par le livre, le disque, le film, la ture française en vue de créer une
sont à l'affût du moindre élé- chrétien. Tout son érotisme était revue, l'image et aussi toute la série similaire et un appel a été
ment qui pourra les porter au celui du tourment, du péché et panoplie de gadgets • qui contri- lancé dans la presse aux jeunes au-
secours de la censure - qu'il de la noirceur. buent au bonheur du couple -. Un teurs désireux de publier de • bons
servl'ce de planning familial est manuscrits érotiques offrant des
s'agisse du reste des journaux Aujourd'hui, il en va autre- également à l'étude. qualités littéraires '.
de droite ou de gauche. J'ai le ment. Il est vrai que l'érotisme Et pour couronner le tout, cette
sentiment qu'en réalité ces jour- moderne - et non seulement jeune maison fort prospère, et
naux sont favorables à la cene par les livres mais par la publi- pour cause, envisage d'organiser
Je ne m'adresse qu'à au Musée d'Art moderne en mai,
sure. cité - marque un refus de la des gens oapables de une vaste exposition articulée
Certains voudraient introduire, conscience malheureuse. Je m'entendre, et oelUl:-là me autour de trois thèmes : • L'éro-
parmi les livres érotiques, une m'en félicite. Ces représenta- tisme et l'art " • Erotisme et
liront BaDS danger. civilisation " • Erotisme et sciences
discrimination basée sur le cri· tions plates de l'érotisme - je sociales -. Des tableaux, des
tère de la qualité. Rien n'est songe aux corps que proposent Sade sculptures, des bijoux, des porce-
plus dangereux. Je ne vois pas les affiches, par exemple - me laines, des objets rares de
qu'aucune commission puisse paraissent libérées de cet huma- tous les temps et de tous les
porter un jugement de cette nisme et de cette religiosité A la tête d'une importante socié- pays seront réunis à cette occa-
té dont la raison sociale est • Ar· sion et un appel est lancé aux jeu-
sorte. La seule solution c'est de dont Bataille fut une des derniè- nes artistes désireux de produire
tlstes de Paris., ancien assistant·
faire confiance à l'éditeur. Dans res et magnifiques expressions. réalisateur et expert audiovisuel à leurs œuvres ainsi qu'aux collec-
cette optique, la différence que De ce point de vue, ces images l'Ecole Normale Supérieure de St· tionneurs privés, toutes assurances
l'on introduit entre érotisme et Cloud, Cong Thanh Truong entend leur étant fournies quant aux me-
érotiques qui vous paraissent sures de sécurité qui seront prises
pornographie me gêne beaucoup fades, elles me semblent appar· bien rester dans la plus stricte lé-
galité : • Ne venez pas me parler par les organisateurs.
car elle recouvre une distinction tenir à ce monde dans lequel de pornographie, répète-t-iJ volon- Pour notre part, nous ne pouvons
de classe sociale. l'érotisme se- Foucault voit se dissoudre la no- tiers, le vends de l'érotisme et non souhaiter qu'une seule chose Il ce
de la pornographie. Mon but est petit homme débordant d'Idées et
rait pour la haute société, la pore tion même de l'Homme. C'est un de dynamisme que d'aucuns ont
d'informer. Je suis convaincu, d'au-
nographie pour les autres, c'est regard résolument moderne. Ce tre part, que Paris se doit de re- traité de • Chinois mercantile.
insupportable. que vous désignez alors pour trouver la primauté qui fut toujours mals qui prétend, lui, n'être qu'un
des thèmes d'âge d'or je le vois la sienne en ce domaine et qU'à Vietnamien avisé et surtout travail-
A lire les derniers ouvrages Paris l'érotisme sortira de lB vulga- leur : qu'à l'exemple de leurs ho-
d'une manière bien différente. mologues danois, les législateurs
érotiques, il me semble qu'ils rité pour retrouver un de ses vrais
Une fois éliminée la notion tra- visages _. français, sur les Instances des psy-
procèdent souvent à un affadis- ditionnelle de l'homme, on se Spécialisés à l'origine dans la chologues, des juristes et des mé-
sement des thèmes, qu'ils am- decins, ne viennent pas eux aussi à
porte à la recherche d'un homme vente par correspondance, les • Ar·
réviser leurs positions sur la cen-
putent l'érotisme de son carac- nouveau. la littérature érotique tlstes de Paris - sont aujourd'hui
sure, ce qui ne manquerait pas
tère dévastateur et qu'ils s'effor- en mesure de diffuser près de neuf
contemporaine participe de ce cents ouvrages par jour grâce à un d'amener à bref délai, comme ce
cent de ressusciter une espèce mouvement. réseau qui groupe quelque 32 000 fut le cas au Danemark, un désin-
d'âge d'or. Le chemin parcouru abonnés et à un catalogue aussi térêt notable du public pour ce
qu'il est convenu d'appeler la litté-
depuis les grands livres éroti- Propos recueillis riche (1 500 titres) qu'éclectique, le
rature spécialisée.
ques de Bataille jusqu'à Emma- par Gilles Lapouge. meilleur, avec Bataille, Sade, Restif
de la Bretonne, Miller ou Vian, cô-
toyant, comme il est naturel, le
pire (la charité et surtout le man-
Quelques titres que de place nous interdisent d'ê-
tre plus précis SUr ce point). Le
TOUT l'ÉROTISME
de la bibliothèque de l'amateur succès de la formule leur a pero LIVRES
Pétrone Satyricon mis récemment de fonder leur pro-
L'Arétin Les Ragionamenti pre maison d'éditions.
REVUES ETRANGERES
Jane Cleland Mémoires de Fanny Hill Scènes de A raison de deux volumes par DIAPOS • FilMS • DISQUES
plaisir mois, ils se préparent à lancer sur ET PRODUCTIONS
Histoire de Don B., portier des Chartreux, écrite por lui-même le marché tout un ensemble d'ou- NON EXPOSEES
Andréa de Nerciat Le diable au corps vrages qui ont fait fortune dans
Théophile Gautier Lettres à la Présidente les pays scandinaves et anglo- EXPOSITION-VENTE
Attribué à George Sap.d saxons, tels l'A.B.C. de l'amour,
et à Alfred de Musset Gamiani ou une nuit d'excès par les sexologues danois Inge et A NOS SEX-SHOPS
Guillaume Apollinaire Les onze mille verges Sten Hegeler (tiré à plus de 1 mil· Paris 5", 4, rue du Petit-Pont
Albert de Routisie Irène lion d'exemplaires aux Etats-Unis); Paris 15", 70, rue Castagnary
Pauline Réage Histoire d'O
Madame Edwarda
Oragenitalisme ou les pratiques Paris ur, 33, bld de Clichy
Georges Bataille orales de l'amour, par l'Américain
Histoire de l'œil G. Leman dont les éditions Tchou Nice, 4, rue Croix de Marbre
Le mort et les éditions Laffont s'apprêtent, VENTE
Urbain d'Orlhac Le château de Cène de leur côté, à publier deux autres
ouvrages; Garçons et filles, hom- PAR CORRESPONDANCE
PrinoipalUl: tirages mes et femmes, par B. M. Clais· ET CATALOGUES al
Emmanuelle 180.000 ex. son, manuel d'éducation sexuelle CONTRE 3 TiMBRES A :
Positions 200.000 ex. à l'usage des adolescents traduit ARTISTES OE PARIS
Histoire d'O 160.000 ex. du suédois.
Making love 60.000 ex. Les • Artistes de Paris. ne B.P. 100 - PARIS-XV·
comotent nullement se cantonner

La Quinzaine littéraire, du 16 ou 31 janviD- 1970 13


Vivez· mieux qu'un-. capitaliste...

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EDITIONS DU "AUPHIN
43-45, nie de la Tombe-Issolre . 75-PARIS-XIV· Tél. :331·79-00
Deux éditeurs s'expliquent
Eric Losfeld Régine Deforges
La censure n'existe pas en Son premier catalogue de
France. Officiellement. Mais il y librairie s'appelait la Conquête
a mieux, la Quinzaine littéraire du sexe. Ce titre définit encore
l'a rappelé dans son dernier nu- le style de la maison d'éditions
méro à propos des poursuites qu'elle anime depuis un an,
engagées contre l'éditeur Eric L'Or du temps.
Losfeld. En effet, la loi du 4 jan- R.D. C'est sans doute par
vier 1967, modifiant l'article 14 défi que j'ai commencé à pu-
de la loi du 16 juillet 1949 sur blier des livres érotiques. Ouand
les publications destinées à la j'ai édité Irène, en mars 1968,
jeunesse, prévoit que lorsque le volume a été saisi, interdit,
trois publ ications, périodiques puis libéré. Tant d'absurdité m'a
ou non, auront été frappées au poussée à continuer.
cours de douze mois consécu- Je publie des jeux érotiques
tifs, de deux des prohibitions (ceux de Willem et de Wolin-
prévues à cet article (interdic- ski) et des livres. Parmi ceux-ci,
tions à la vente aux mineurs, à la série des dix-huit Chefs-d'œu-
l'affichage, à la publicité, etc.) vre introuvables de Il:! littérature
aucune publication ou aucune érotique. Ce sont des textes à
1ivraison de publ ication analo- la fois illustres et inconnus.
gue, ne pourra, durant une pé- Leurs auteurs s'appellent Théo-
riode de cinq ans, être mise en phile Gautier et Apollinaire, Res-
vente sans avoir été préalable- tif de la Bretonne ou Musset.
ment déposée, en triple exem- Mais je cherche aussi des
plaire, au Ministère de la Jus- auteurs actuels, qu'il s'agisse
tice, et avant que se soient d'écrivains connus ou non:
écoulés trois mois à partir de la Michel Bernard, Thérèse Mas-
date de ce dépôt. sart, Henriette Dépernay, bien
E.L. - Si l'on s'en tient à la d'autres. Je reçois trente à qua-
loi, je ne m'étonne pas de ce qui rante manuscrits par mois.
m'arrive. Avec trois livres ayant Je ne pense pas du tout que
encouru dans l'année diverses le marché soit saturé. Le mo-
interdictions, je suis le premier dèle parisien ne doit pas faire
éditeur à être soumis à la cen- illusion. En réalité, une grande
sure préalable. Mais le problème partie du public possible n'a
concerne tous mes confrères. même pas été touchée. On as-
Cela peut arriver à n'importe siste, dans le même temps, à
lequel d'entre eux. une évolution de la clientèle.
N'avait-on pas eu l'impression, L'image du monsieur âgé et
ces derniers temps, d'une rela- un peu honteux qui se ravitaille
tive libéralisation coïncidant sous le manteau n'a plus valeur
avec ce qu'on appelé la « vague que de vestige. Je m'en rends
Pierre Klossowski : Dessin poUT Roberte ce soir.
de l'érotisme lt ? compte dans ma librairie. J'y
E.L. - Ici et là, des éditeurs reçois beaucoup de couples jeu-
publient de temps en temps un réalisme, voilà les orientations y a très peu de bons livres éro- nes et, plus nouveau encore,
ouvrage plus audacieux, le plus qui sont essentiellement les tiques. Ils ne sont bons que s'ils des jeunes femmes.
souvent un classique de l'éro- miennes. L'intérêt que les sur- ont une dimension poétique. Si j'ai un regret à exprimer,
tisme. Disons que, depuis quel- réalistes portent à l'érotisme Autrement, rien n'est plus fasti- c'est que la presse littéraire
ques mois, il y a eu un peu plus explique sans doute que j'ai dieux, et l'on retrouve toujours n'apporte pas une attention plus
de livres érotiques, mais on ne publié quelques romans éroti- les mêmes situations, le même soigneuse à la littérature éro-
nous a jamais laissé aller très ques. Mais je les ai publiés, non vocabulaire. En fait, la littérature tique. En règle générale, elle est
loin. Si la libéralisation était par.ce qu'ils étaient érotiques, érotique courante est pleine de muette. C'est absurde. La cri-
réelle, il y aurait peut-être une mais parce qu'ils me semblaient poncifs. Je crois que pour l'ama- tique doit s'exercer également
invasion de romans érotiques et présenter une valeur littéraire. teur qui se satisfait de ces pon- sur de tels ouvrages. L'étiquette
sans doute aussi, une baisse de Je n'ai jamais publié un livre cifs, elle rejoint le conte de cc érotique» ne suffit pas à dé-
qualité. pour régler une échéance en fin fées. Tout dans ces récits est finir un livre. Il en est de très
Depuis le succès d'« Emma- de mois, mais toujours par goût. irréel, participe du rêve: il n'est haute qualité, d'autres dont la
nuelle ", une partie du public ne Personnellement, aimez - vous jamais question de contracep- critique doit au contraire dire
voit plus en vous que l'éditeur la littérature érotique? tion, les mâles, toujours bien la médiocrité. Peut être l'idée
de ce livre. E.L. - Si elle est bonne, oui. montés, font l'amour comme des est-elle qu'après tout, depuis
E.L. - C'est une image de Je comprends très bien qu'on mitrailleuses, jamais personne sept mille ans qu'il y a des
marque qu'on m'impose et qui interdise aux enfants la lecture n'a de souci d'argent. Bref, tout hommes et qui pensent, tout
ne correspond pas à la physio- de certains livres. Mais si, au se passe dans l'intemporel. a été dit dans ce domaine. Rien
nomie de ma maison. Sur sept moment de voter on nous consi- C'est de la littérature d'évasion. de plus inexact selon moi. Les
cents titres qui figurent à mon dère comme des adultes, on doit Aussi bien, dans le genre, seuls très grands livres d'érotisme
catalogue, une douzaine tout au considérer les lecteurs majeurs les textes de poètes resteront. contemporain restent à écrire.
plus relèvent du genre érotique. comme des adultes capables de Propos recueillis Propos recueillis
Le cinéma, le fantastique, le sur- choisir leurs lectures. En fait, il par Claude Bonnefoy par Gilles Lapouge

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1970 15


•1 t se
Robert Descharnes vrage sur la Vi&ion de Gaudi ont
et Clovis Prévost sûrement raison de penser qu'il
La Vision artistique s'agissait d'un phénomène typique-
et religieuse de Gaudi ment catalan, à cette époque où,
Préface de Salvador Dali. dans le mouvement général qui en·
200 ill. en noir, II pl. en coul. traînait toutes les énergies à parti.
Edita, Lausanne, 250 p. ciper à la « Renaixança J) catalane,
un puissant courant moderniste
favorisa l'éclosion de ces architee·
Dans cet ouvrage d'une tures apparentées, par plus d'un
incontestable importance pour côté, aux eréations de l'Art Nou·
la connaissance des métho- veau. Gaudi n'était pas le seul à y
des de travail d'Antonio lancer ses murs convulsés, ses mo-
Gaudi, il n'était pas néces- saïques polychromes et ses orne-
saire de se montrer, au début. mentations animalières. Les archi·
si susceptible à l'endroit des tectes Puig y Cadafalch et Domé·
critiques formulées par ceux nech y Montaner construisirent,
dont l'admiration ne se voue eux aussi, d'extravagantes maisons,
pas sans quelques réserves à y installant des intérieurs dont nul
l'architecte catalan. Car, si le n'a pu encore définir le style : la
génie singulier de Gaudi est Casa Amatller avec ses langoustes
aujourd'hui unanimement re-. de pierre, le Café Torino, le Palais
connu, il est un point sur de la Musique catalane, et la rési·
lequel l'admiration achoppe : dence du baron Quadras avec sa
c'est la sculpture des groupes décoration « arabo-gothico-ionien.
ornementaux de la Sagrada ne ». Nos fameuses entrées de métro
Familia. Elle présente, dans et la végétation serpentine de la
cet édifice imaginé avec une Samaritaine ne sont rien auprès de
audace fantastique,' une la- ces délires pétrifiés.
cune consternante dans l'ima-
gination du constructeur.
"Un temple hellénique
du .othique
méditerranéen"
Sans doute doit-on tenir compte
du fait que Gaudi ne fut pas le
sculpteur des statues de son église, Ce qui nous étonne et ce qui
mais on ne peut oublier qu'elles étonna beaucoup Francesc Pujols
furent exécutées selon ses concep- qui rapporte le fait dans un texte,
tions et sous ses directives. Les au· baroque à souhait, publié en fin de
teurs en sont Lorenzo Matamala et volume, c'est que Gaudi, en conce-
son fils Juan qui continua le tra· Gaudi : Sommet d'une tour de la Sagrada Familia. vant la. Sagrada Familia, était per-
vail commencé par son père, après suadé qu'il demeurait dans la tra·
la mort de celui-ci en 1925. dition grecque. « C'est, disait-il, un
nos yeux, l'œuvre architecturale de vailleurs de ses filatures, la Colonia temple hellénique du gothique mé·
L'apologie est un dangereux en· Gaudi, c'est qu'elle concerne une Güell, une des plus extraordinaires diterranéen ». Définition ambiguë.
traînement. A l'exercer sans pru- documentation des plus curieuses réalisations de l'architecte où, com· Les douze clochers (inspirés des
dence on court le risque de devenir puhliée par les auteurs et relative me dans la Sagrada Familia, il spirales d'un coquillage) que devait
aveugle. Ce n'est pas toutefois sans aux méthodes de moulage sur na· apportait de nouvelles et d'auda- comporter le « temple hellénique »,
un certain embarras que Robert ture pratiquées par les sculpteurs cieuses solutions au problème des le jet d'eau et les jets de flammes,
Descharnes et Clovis Prévost ont à qui l'architecte avait confié ces voûtes paraboliques sur colonnes symboles purificateurs, prévus pour
entrepris la défense de l'indéfenda- travaux. inclinées. jaillir auprès du Baptistère, sur l'es-
hIe pompiérisme réaliste (j'allais planade, n'auraient, en tout cas, rien
écrire du réalisme socialiste) .des Mais admirons d'abord qu'il ait La Sagrada Famüia eut aussi son eu de grec. Conçue pour atteindre
sculptures de la Sagrada Familia. pu se trouver, en Catalogne, dans financier, l'éditeur Jose Maria Boe· une hauteur de 170 mètres, la ca·
Dali, dans sa préface, s'en tire les années 80, des esprits assez cabella, qui avait acheté le terrain thédrale devait contenir 13.000 pero
avec ses habituels paradoxes intrépides pour approuver et com- où fut édifiée l'église. Il se trouva sonnes assises sur des sièges dont la
en disant de la statuaire figu. manditer la construction d'édifices enfin des admirateurs de Gaudi forme avait été étudiée par Gaudi
rative du sanctuaire inachevé aussi délirants que ceux dont Gaudi assez hardis pour lui confier la pour empêcher les fidèles désinvol·
qu'elle est « bienheureusement dé- s'était pris à rêver. .Il y eut d'.abord construction de la Ca:Ja MUa, cet im- tes de se croiser les jambes. Des
plaisante », et il en compare l'esthé· le comte Eusebio Güell, véritable meuhle à la façade ondulante du trois façades projetées, une seule
tique à celle de Meissonier et de mécène des artistes d'avant-garde. Paseo de Gracia, plus connu sous est aujourd'hui construite, celle de
Detaille qu'il situe, comme on sait, C'est lui qui, après llvoir choisi son surnom de la Pedrera (la Car· la Naissance, commencée en 1890.
parmi' «les plus grands ~intres Gaudi pour lui faire bâtir, dès 1882, rière), et de la Casa Battlo, appelée
français ». Si cette question, soule- sa maison de campagne et son hôtel la Maison des 0& à cause d'un cer- Aux multiples raisons de douter
vée dès le premier chapitre de l'ou· particulier de la calle de Asalto à tain aspect squelettique de l'édi- que la Sagrada Famüia puisse ja-
vrage, prend ainsi une importance Barcelone, lui commanda la cons- fice. Cependant, ce n'était pas là mais être achevée (et les exemples
disproportionnée par rapport à l'in. truction du Parc Güell et de l'église une suite d'entreprises absolument de la cathédrale de Cologne et de
térêt que représente avant tout, à de la colonie 'qu'il destinait aux tra· insolites. Et les auteurs de l'ou- celle de Florence ne sont pas de

16
Picasso

Pierre Dufour de sculptures choisis comme repré.


Picasso 1950-1968 sentatifs d'une période. En ce qui
Skira éd. concerne Fermigier, la réussite est
André Fermigier certaine. L'information est sûre,
Picasso elle s'articule clairement autour de
Le livre de poche. quelques points forts (Les Demoi·
André Fermigier assure que la selles d'Avignon, le Minotaure,
bibliographie de Picasso occuperait Guernica) et la description des œu-
un volume entier du Livre de Po- vres appuyée par une excellente
che et qu'elle est d'une « morne iconographie échappe à la phraséo-
médiocrité » (dont il excepte à jus- logie habituelle.
te titre l'ouvrage de John Berger, Sagement, Fermigier glisse sur
bien que trop marxisant à son les périodes bleue et rose, il se
goût). C'est dans cet océan que se donne la peine d'expliquer le cubis-
noie, hélas! Pierre Dufour bien me, s'attache aux rapports avec le
qu'il ait fait appel à quelques surréalisme et, adoptant le point de
vingt-cinq maîtres nageurs pour le vue de Kahnweiler: « L'œuvre de
soutenir dans son parcours de la Picasso est passionnément autobio-
production de Picasso entre 1950 graphique », il laisse à d'autres les
et 1968. De Picasso, qui a la plus amours, les châteaux et tout le
belle part, à Michel Ragon en pas- mythe Picasso. Mais il compense
sant par Lévy-Strauss, Breton, Ba- cet abandon du pittoresque ·par un
chelard, Gide, Giraudoux, Braque, malicieux florilège des réactions
Francastel, Kahnweiler, etc... ce que l'œuvre a suscitées tout au long
n'est en effet, sur la cinquantaine de son cours, courant le risque d'y
de pages que comporte le texte, pas figurer un jour à son tour.
moins de soixante-dix citations ou Certes, il ne se permet que rare-
références que sollicite une pensée ment une interprétation person-
timide sans apparaître hête pour au- nelle et chaque fois il s'en excuse,
tant. Mais Pierre Dufour travestit mais c'est le ton qui, lui, est per-
en essai ce qui n'est qu'images sonnel. Brillant, rapide, l'ironie
commentées. sans cesse à bout de plume. il
Ce n'est certes pas la timidité qui conduit parfois Fermigier à ricaner
paralyse André Fermigier! L'énor· doucement devant tel « vilain gno-
me documentation qu'il signale, on me égrillard » ou telle « Albertine
croit volontiers qu'il l'a lue tant à négroïde revue par Freud », tout
n'en point abuser on sent qu'il en comme les centaines de milliers de
est maître. C'est les mains dans les visiteurs de l'exposition de 1966
poches et le catalogue de Zervos auxquels ce livre rendra le plus
sous le bras qu'il fait son parcours, grand service car il est à leur atten-
bien plus long que celui de Pierre tion la meilleure et la plus plai-
Dufour puisqu'il commence en sante introduction à une œuvre qui
1881. Le propos et la méthode ne n'est si capitale que parce qu'elle
diffèrent pas d'un livre à l'autre. met fin délibérément à cinq siè-
Il s'agit d'introduire à l'œuvre de cles de peinture.
Gaudi La Sa&rada Familia. Picasso par l'analyse de tableaux et Marcel Billot

nature à laisser espérer d'heureux nuelles recherches, modifiant sans peut-être le besoin qu'il éprouvait lages faits sur un âne, sur des din-
résultats d'une .mêlée de plusieurs cesse ce qu'il avait imaginé, impro. u'opposer aux chimères de ce grand dons, des pigeons, des escargots, des
siècles), il faut ajouter l'embarras visant souvent le développement de songe architectural le réalisme coquelicots, des fruits, des herbes.
dans lequel la mort de Gaudi, en ses idées esthétiques. En outre, son d'une ornementation où la moindre
1926, a laissé les continuateurs de atelier fut entièrement détruit pen- part imaginative était refusée : tou' Dans la Sagrada Familia, cette
son œuvre. Sans doute fut-il alors dant la guerre civile, en 1936, au te forme sculptée dans la pierre n'y « anomalie suhlime» disait Euge-
trouvé un certain nombre de ma· cours d'un incendie où disparurent apparaissait que comme reproduc- nio d'Ors, comme dans les autres
quettes, mais l'idée précise que les moulages et les archives. tion fidèle d'un moulage sur natu· édifices réalisés ou rêvés par Gaudi
Gaudi aurait pu se faire du gigan. re. C'est ainsi que furent moulées (tel son projet peu connu d'un
tesque monument a·t·elle jamais en plâtre sur des modèles vivants grand hôtel américain), il y a quel-
existé dans son esprit et, à plus Cette inoro~able - un chiffonnier du quartier, un que chose du temple hindou de
forte raison, sur le papier? En nébuleuse chevrier, le gardien du chantier, un Rapa Rani et du Palais Idéal du
1914 (Gaudi avait alors 62 ans et tailleur de pierre - les figures du facteur Cheval. Ce sont de ces
il y avait 31 ans que les travaux de roi Salomon, de saint Joseph, du constructions qui ne permettent pas
la Sagrada Familia étaient commen· Cette incroyable nébuleuse, tra· Christ, de Judas, de tous les saints de donner une signification ration-
cés), il n'existait pas de maquette versée de fulgurantes lumières, où .et de tous les anges, et aussi la nelle à la notion d'architecture, ni
définitive des structures de l'édifi· Gaudi poursuivait avec une incerti- faune et la flore répandues à pro- de définir avec exactitude la fonc-
ce. C'est que Gaudi procédait par tude véritablement onirique la réa· fusion sur la façade. Chaque élé- tion de l'architecte.
tâtonnements, se livrant à de conti· lisation de sa cathédrale, explique ment y fut exécuté à partir de mou- Jean Selz

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1970 17


La pensée de Francastel
Francastel a pensé profondé- un effort pour arracher le dyna·
ment ce qui paraît être. au·delà misme de l'art aux spéculations
des affirmations dogmatiques formelles et arbitraires? C'est
ou faussement empiriques une avec la même inquiète démar-
définition de la différence spéci- che qu'il récuse la réduction de
fique, c'est-à·dire de la rupture l'art au langage comme dans son
et de la discontinuité. On oublie dernier livre, il récuse les por-
souvent que le principe de toute traits pour revenir au visage (2) .
analyse sociologique ne réside
pas dans l'examen superficiel «L'art n'est pas un langage
des opinions ni dans la réduction mais un système de représenta-
de l'individuel au collectif mais tion ., dit-il : non seulement la
dans la reconstruction des en- peinture mais l'ensemble des
sembles, des totalités vivantes modes d'expression composant
dont les manifestations consti- l'imaginaire. Une tentative pour
tuent des types. A l'intérieur de enfermer l'invention dans la sur·
ces ensembles, il reste à expli- face unidimensionnelle du lan-
quer pour quelle raison le point gage se heurterait au caractère
d'imputation de l'inconsciente pathologique de la parole écrite
réflexion sur la matière est tou- prisonnière d'elle-même et
jours individuel... aboutirait au formalisme le plus
stérile. Or, c'est vers la totalité
de l'expérience que débordent
L'œuvre d'art n'est pas les formes de création.
une simple contemplation
d. l'invisible. On peut donc tenir Francastel
pour l'un des fondateur de cette
On conçoit que les historiens sociologie de l'art qui laisse à
aient admis fort tard le principe la création même son originali-
d'une typologie ou de la spéci- té concrète : ne s'agit-il pas de
ficité des ensembles (dont l'é- savoir comment la nature cher-
tude a précédé la définition des che à travers le créateur une
structures) et que Francastel plénitude que lui conteste la
se soit rattaché à la sociolo- société, toute société actuelle ?
gie (2). Cette dé'Tlarche lui per- Ce n'est pas solliciter la
mettait de préciser ce qu'il a pensée de Francastel que
nommé dans la Figure et le de constater combien il re-
Lieu (3) l'idée de • champ figu- joint parfois dans sa théorie des
ratif - ou de • système de signi- significations une des plus sai-
fications -, lesquels constituent sissantes réflexions de Marx -
l'ensemble des manifestations, celle qui faisait du. prestige de
des modes expressifs, des com- l'art grec et de son • charme
munications et des symbolisa- éternel -, l'effet d'une société
tions coordonnés dans une tota- inachevée qui trouvait dans
Vollard 1909·1910. lité vivante. L'œuvre d'art n'est l'imaginaire sa complétude mo-
pas une simple contemplation mentanée (5) ...
On ne peut enfermer la pen- changements intervenus dans de l'invisible, elle met en cause
sée de Francastel ni dans l'his- l'évolution de la peinture consti- toutes les relations possibles
toire de l'art ni dans l'esthéti- tuaient des • progrès -, que la de l'existence collective et indi- Jean Duvignaud
que : l'érudition est ici au ser- • perspective en profondeur- viduelle. Elle est une connais-
vice d'une réflexion sur l'espa- qui apparaît à la • Renaissance- sance possible en continuelle
ce qui se poursuit de livre en était plus. vraie - que la vision genèse (4).
(1) Audin, Lyon, 1951, 2" éd., Gal·
livre... du Moyen Age. Dans Peinture Iimard, Idées, Arts, 1965.
• L'espace est l'expérience et société (1) Francastel mon- La rigueur de la pensée de
(2) Le premier des historiens à
même de l'homme., dit Fran- tre qu'il s'agit d'expériences Francastel nous impose de sé- concevoir et à définir cette rupture
castel: on rendra compte de la différentes, de spéculations sur parer la création, expérience est évidemment Lucien Febvre dont
création artistique (et principa- l'espace impliquant chacune des concrète de I"homme dans ses l'influence sur Francastel est aussi
lement plastique) dans la mesu- systèmes différents. Aucun de relations avec la nature et à Importante que celle de Marcel Mauss.
re où cette dernière se rattache ces systèmes n'est plus .réel-, travers une société qui le limi- (3) L'Influence de Panofsky sur
à une plus vaste expérimenta- Francastel est sensible et réelle. Mais
il est autre. te et le condamne à la symboli- Panofsky ne rattache jamais les figu-
tion des relations de l'homme L'artiste définit donc d'une sation et les idéologies, les res qu'II analyse à la totalité de l'ex-
et de la nature. Au delà de la manière individuelle le lien im- croyances, les justifications qui périence d'une époque : son esthé·
métaphysique et de la psycholo- plicite d'une société avec la ma- masquent cette réalité. tlsme le limite. Disciple de Mauss,
gie, utilisant pour la première tière, mais ce lien se modifie Francastel ne commet pas cette
erreur.
fois les données de l'anthropo- avec la totalité vivante à laquel- Comment ne pas voir dans
(4) Le portrait (en collaboration
logie, le critique fait de l'inven- le il se rattache : les civilisa- certaines polémiques où Fran- avec Julienne Francastel), Hachette.
tion une activité qui déborde ses tions se succèdent ou se co- castel se distingue par sa véhé- (5) Introduction à la Contribution à
expressions momentanées. toient, des fossés infranchissa· mence (la querelle de la Renais- la critique de l'économie politique
On a admis longtemps que les bles les séparent entre elles. sance. la querelle du .baroque-) (1857) .

18
LINGUI8TIQU.

Bonjour, Sellliotica
Nous avons demandé à Julia moderne n'est pas une théorie aspects de la signification, soit Autrement dit, le lieu semIo-
Kristeva, collaboratrice de Tel du langage, mais une pratique comme une typologie des sys- tique est un lieu d'inter-sciences,
Ouel, et qui est rédatrice en matérialiste et historique. tèmes signifiants. mais qui ne prétend pas se cons-
chef adjointe de Semiotica, de
montrer quelle est la place de Pour la société dans laquelle
la sémiotique dans 1'histoire ces textes nouveaux sont pro-
et l'évolution des sciences duits, la nécessité se pose d'en Lieu d'interrogation des disoours,
humaines. élaborer la théorie, l'idéologie, la sémiotique est oonstamment à
d'en comprendre la portée his- l'éooute de l'histoire et de l'inoonsoient.
torique qui dépasse le cadre
Si la littérature a toujours été étroit de la littérature et atteint
un travail dans et Sllr la signi- les normes mêmes dans les-
fication, il est désormais recon- quelles notre culture se signi- Aujourd'hui, la sémiotique se truire comme une science tota-
nu que depuis un siècle cette fie, se parle, se pense: donc présente comme un lieu théo- lisant les explorations théori-
fonction s'accentue, s'amplifie signifie, parle, pense. rique où se croisent plusieurs ques des divers champs du
et devient la scène majeure sur sciences : linguistique, mathé- fonctionnement signifiant. La
laquelle se déploie l'activité de Ces problèmes justement relè- matique, logique, histoire, théo- sémiotique est un lieu métho-
ce qu'on a pu appeler l'. avant- vent d'une démarche qui depuis rie des arts, etc., dans lesquelles dologique, théorique, où se
garde -: de Mallarmé et Joyce Zénon est désignée sous le les problèmes de la significa- retrouvent les différents dis-
à Pound et Artaud. Les textes nom de sémiotique. Apparue en tion sont formalisés. Si elle est cours qui traitent des actes
littéraires semblent manier la Grèce antique, la sémiotique tra- indispensable à la théorisation signifiants, en vue d'élaborer
matière de la langue comme un verse toute l'histoire de notre de la pratique littéraire, comme non pas un système de la
matériau, redistribuant sa syn- culture: avec les modistes du nous J'avons suggéré au début, signification, mais une théorie
taxe, refondant sa sémantique, Moyen Age, les grammairiens- elle présente autant d'intérêt ouverte des modes de signifier.
explorant donc les possibilités logiciens de la Renaissance, les pour l'anthropologue, le linguiste, Lieu d'interrogation des dis-
d'une langue et des langues pour théories du signe de Locke, l'ars le sociologue ou l'historien. Car cours, la sémiotique ne pourra
saisir les lois du fonctionnement combinatorla et l'ars characteri- c'est en tant que sémioticiens se construire comme une pureté
signifiant que la communication stica de Leibniz, les doctrines que les chercheurs dans ces formelle : aujourd'hui elle est
courante avec sa science et son de la signification de Condillac divers domaines construisent constamment à l'écoute de 1'his-
idéologie ne révèle pas néces- et Diderot, pour ne citer que leurs théories. Que ce soit J'an- toire et de l'inconscient.
sairement, pour déplacer ainsi quelques-uns de ceux qui ont thropologie structurale de Lévi- Pour grouper les efforts des
les frontières d'un seul système participé à 1'. opération sémio- Strauss où un modèle emprunté chercheurs du monde entier
de signification, et à travers tique -. à une science de la signification dans ce domaine en pleine éla·
cette nouvelle combinatoire met- (la linguistique) est éprouvé boration et d'une portée idéo-
tre en place une cosmogonie, dans lë domaine d'un système logique massive, l'Association
une théorie de l'ordre matériel, La sémiotique signifiant complexe (la parenté, Internationale de Sémiotique fut
aussi bien éthique que politique. surgit... les mythes) , ou la réflexion créée sous la présidence du Pro-
linguistique d'Emile Benveniste fesseur Emile Benveniste. Elle
Loin d'être un pur formalisme telle qu'elle s'offre dans le Voca- réunit des savants de l'Est aussi
ou une littéralité -, cette explo-
ft C'est à la fin du XIX' et au bulaire et les institutions indo- bien que de l'Ouest (ses vice-
ration des possibilités signifian- début de notre siècle, c'est-à- européennes (Ed. de Minuit, présidents sont : D. Pignatari
tes du langage fait de plus en dire en même temps que l'avant- 1969) où à travers une analyse (Brésil), A. Ludskanov (Bulga·
plus clairement ses preuves garde littéraire s'oriente décisi- linguistique s'entrouvre l'histoire rie) , R. Jakobson (U.S.A.), J. Lot-
d'être une pratique qui engage vement dans le déplacement sociale que le réseau linguis- man (U.R.S.S.).
et dégage une théorie de la des lois du fonctionnement signi- tique désigne - toute démarche L'organe de l'Association Inter-
connaissance et une position fiant, que la sémiotique surgit de description et d'explication nationale de Sémiotique, Semia-
historique. En déplaçant les limi- de nouveau - est-ce dans le des pratiques signifiantes relève tica (rédacteur en chef Thomas
tes normatives de la gramma- même mouvement de recul par d'une sémiotique. A. Sebeok, Indiana University)
ticalité pour désigner une maté- rapport à ce qui constitue notre paraît en français et en anglais,
rialité nouvelle, rebelle à une système de signification, et d'in- Celle-ci considère les prati- sous les auspices du Conseil
tradition rhétorique bimillénaire terrogation de ses lois? - pour ques sociales comme des sys- International des Sciences Socia·
et propre à une société èn train se poser comme domaine spé- tèmes signifiants, et pour en les et du Conseil International
de se transformer, la littérature cifique. Cette constitution du proposer une conception. scien- de la Philosophie et des Scien-
comme exploration du fonction- domaine sémiotique sera due tifique - s'adresse aux lieux où ces Humaines. Elle continue la
nement signifiant se met en simultanément à la méthode s'élaborent les modèles (linguis- section • Recherches sémio-
mesure de démontrer la dialec- axiomatique avec Charles San- tique, mathématique) et les tiques - de la revue Informa-
tique du • matériel - et du ders Peirce, et à la linguistique analyses théoriques, ou bien tion sur les sciences sociales.
• signifiant -, leur interdépen- scientifique de Ferdinand de en produit elle-même, pour les Signalons dans le premier et le
dance, leur inséparable mutation Saussure, deux voies dont on appliquer ensuite aux systèmes deuxième numéros déjà parus
commune... Si, dans une pers- n'a pas encore suffisamment signifiants complexes et en faire l'étude du Professeur E. Benve-
pective heideggerienne, on peut souligné les rapports ... Plus près des objets de connaissance. niste, • Sémiologie de la lan·
démontrer aujourd'hui que l'ato- de nous, le Cercle de Copen- Jonction de modèles et de théo- gue -, de Mme Margaret Mead,
misme n'est pas une phy- hague, le Cercle de Prague et ries, de science et d'idéologie, • From Intuition to Analysis in
sique mais une théorie du lan- le Cercle de Vienne essaient de la sémiotique est donc le lieu Communication Research -, de
gage, peut-être pourrions-nous fonder la sémiotique soit comme où se pose le problème de la même qu'une section présentant
dire, dans une autre perspec- une unification du langage des scientificité des sciences humai- les travaux des sémioticiens de
tive, que ce remaniement signi- sciences, soit comme un méta- nes, le lieu où leur méthodologie l'U.R.S.S.
fiant qu'opère la • littérature - discours qui formalise les divers s'élabore... Julia Kristeva

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1970 19


Trois DlODlents
Points de vue sur le langage, l'opposition entre la synchronie définie comme étant de « saisir, contemporaines des oppositions de

1
Textes choisis et présentés et la diachronie, envisagées dans analyser et interpréter l'e.xpé- points de vue qui se produisirent
par André Jacob, un sens existentiel plutôt que rince» (p. 7). Sans doute n'admet. successivement et, en effet, il est
Klincksieck éd., 637 p. méthodologique. Dans la conjonc- tons-nous pas cette énonciation possible de comprendre cette suc-
ture linguistique actuelle cette telle quelle, tant il est vrai que cession historique comme encore
thèse réalise un aspect de la ten- le seul fait d'adopter une langue motivée dans le présent par le jeu
Une nouvelle collection se même d'une dialectique. Pour le
dance constructiviste que nous déterminée, mais encore un cer-
révélera de la plus haute uti- développement des études sur le
retrouvons ici comme l'un des tain vocabulaire ou certaines tour-
lité pour le chercheur et J'étu- langage, à juste raison André
Points de vue sur le langage. Cette nures de phrase, implique par le
diant; ce sont les Publica- Jacob distingue et oppose trois
nouvelle publication établit un fait l'adoption d'un certain niveau
tions de la Faculté des Lettres moments dialectiquement opé·
ensemble de rubriques diverses et d'un certain horizon d'inter-
et des Sciences humaines de rants; ce sont celui qu'inaugure
Paris-Nanterre . Point de vue, réparties en cinq sections fonda- prétation. Nous accepterons cette
mentales: 1. Langage et philoso- formule dans la mesure où il est le célèbre texte Sens et référence
dont vient de paraître le n° 1 (traduit ici par Sens et significa.
avec cet ouvrage qui réunit phie, 2. Langage et art, 3. Langage entendu que ce qu'on appelle
et culture, 4. Langage et science, « expérience » ne nous paraît telle tion, contestable), ensuite celui
cent points de vue sur le lan- commandé par l: Etre et le temp$
5. Langage et linguistique. Devant que du moment qu'elle est saisie
gage et deux cent soixante-dix de Heidegger, enfin le moment de
la multiplicité et la complexité par un lanf;age, car en fait elle
textes choisis, présentés, in- l'Anthropologie structurale et des
des problèmes ainsi mis en évi. ne parviendrait pas à nous sans
troduits et accompagnés d'une recherches suscitées par les tra·
dence, tout lecteur verra dans le l'encadrement d'un langage cultu·
bibliographie spécialisée. vaux de Claude Lévi·Strauss.
langage le terrain sur lequel pren- rel, au sein duquel elle prend
nent naissance bien des phéno. forme et v,aleur. Comme le précise Ces quelques indications pour·
André Jacob, qui publie ces mènes apparemment éloignés. justement M. Jacob, l'extension raient être la source d'examens
textes, est l'auteur d'une thèse Voyons tout d'abord quel est le même du phénomène du langage fructueux et intéressants; à elles
parue en 1967 chez Armand Colin: point de vue de l'introducteur de entraîne l'extension des recher· seules, elles ouvrent déjà certaines
Temps et langage, dont l'une des ces « points de vue ». Ainsi, l'une ches sur le langage. Nous sommes perspectives, non seulement sur le
principales visées est l'examen de des propriétés du langage est·elle d'accord pour considérer comme langage, mais surtout sur la phi.

Une nouvelle forme d'équipementcu.lturel


LE COLLÈGE GUILLAUME BUDÉ DE YERRES
a 1 CES 1"200 élèves: enseignement gènéral
b./ CES 1200 élèves : enseignement
scientifique et spécialisé
c / CES 1200 élèves : enseignement pratique
d 1 Restaurant libre-service, salles
de réunion, centre médico-scolaire
e 1 Logements de fonction
f 1 Salle de sports avec gradins (1000 places)
et salles spécialisées
"_. • ; g / Piscine
~ • h 1 Installations sportives de plein air

li
,p
"li
i 1 Formation professionnelle
et promotion sociale
J / Bibliothèque, discothèque
k / Centre d'action sociale,
garderie d'enfants, conseils sociaux,
accueil des anciens
1 / Maison des jeunes
m 1 Centre d'action culturelle:
théâtre. galerie d'exposition, musée.
centre d'enseignement artistique
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20
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du langage
losophie. C'est dire ],a richesse gines ; celles mêmes de la symbo- interprété habituellement soit dans surtout conditionnée par la revi-
de l'entreprise menée par André lique du geste et de la voix, à un langage spiritualiste soit dans vification des «( gestes réaction-
Jacob. Entre autres conflits, il est laquelle Nietzsche fait allusion un langage matérialiste. Les bio- nels aux réceptions oculaires,
fait allusion à ceux du signe et dans la 1Vaissance de la tragédie; logistes voient dans ce phénomène manuelles, laryngo-buccales» avec
011 sen.~: se résolvent-ils réelle- ::elles aussi de cette symbolique un eHet- essentiellement lié à ]a lesquels est gesticulée sémiologi-
ment pal' la soumission du signe des choses que les Anciens utili- modification chimique de certai- quement cette chorégraphie men-
au sens ? De ces conflits du troi- saient à seule fin d'eHicacité, ain- nes cellules. Avec Marcel Jousse, tale.
sième moment surgira certaine- si que le montre Rousseau dans nous découvrons que la mémoire De même, les proverbes ne sont
ment un moment oppositionnel, l'Essai sur l'origine des langues. est encore mimique : « Les facul- autres que des « schèmes ryth-
im'possible à prévoir. C'est le moment même du tés mnémoniques jouent d'elles- miques instinctifs ». Ainsi, à pro-
Sans doute, il y a eu paS$age rythme originaire précédant la mêmes, quand l'indivi'du, incon- pos des proverbes et, mieux
de l'existentiel au linguistique, struçturation du langage que nous sciemment ou consciemment, sous- encore, des locutions toutes faites
mais. il resterait à préciser le rap- fait revivre Artaud; aussi écrit.il : tend dans son organisme, avec propres à certaines langues, il y
port de la psychanalyse à ],a lin- « la parole s'est ossifiée»; on plus ou moins de rapidité, d'abon- aurait, sur ces indications, matière
.guistique, étant donné que le lan- croirait lire Nietzsche dissertant dance, de fidélité, de stabilité, les à étudier le pouvoir du rythme.
gage du corps est lui-même per- sur la « momification» et la gestes propositionnels collectifs Si l'on veut aller jusqu'au fond
manent et structuralement recon- « .conservation » d'une impression stéréotypés, manuels, laryngo- des choses, il reste la tâche philo-
naissable : le niveau du discours dans un mot, dans un concept « en buccaux, etc.» Dans cette pers- sophique de discemer les ensem·
commence bien avant que ne parle os ». Les gestes, les répétitions de pective, on comprend la tradi- bles de textes régis selon la même
le locuteur. Ce qui préoccupe syllabes, l'utilisation concrète de tion orale comme la répétition grammaire, c'est-à-dire de décou-
André Jacob, c'est « le moyen lin- la musique collaborent à une mimique de certaines attitudes per, dans l'ancien système d'une
guistique qui concerne la possibi- langue totale, au battement de corporelles et organiques. Réci- langue, des systèmes de textes qui,
lité de passer de la langue au rythme d'une langue tout entière proquement, on peut admettre, tout en obéissant aux lois l'ensem·
discours » (p. 13). intégrée au discours qui l'anime. sur cette base, la nécessité de ble, ont une clé secrète qui ouvre
Ce que Rousseau, Nietzsche et l'écriture comme condition sine entre eux des sens qui leur sont
Jusqu'ici n'est-ce pas la psycha-
Artaud redécouvrent dans une qua non de la science. En ce qui propres et connexes.
nalyse qui s'est le mieux arrogé
inspiration généalogique, Marcel conceme le récit, la mimique
le recours aux « opérations secrè- Angèle K. Marietti
J ousse le constate dans l'obser- intelligente dont il dépend est
tes» ? L'auteur de ce travail ne
cache pas que « l'intérêt de mul- vation des peuples dits « verbo-
tiplier les points de vue sur le moteurs», dont la langue est
langage a peut-être un fondement essentiellement une mimique.
théorique» (p. 15). Ce postulat Ce sont, en eHet, de verI- L'ouvrage de base de toute bibliothèque
dont nous bénéficions indirecte- tables « gestes propositionnels»
ment n'est autre que la considé- que remarque Marcel Jousse,
ration univoque que l'expérience gestes que sous-tendent la « mimi-
se recueille en se disant : la ques- que corporelle dansée» et la
tion en est posée. « transposition laryngo-buccale»
La lecture de ces Points de vue (p. 289). Ainsi l'homme main-
se compare à une véritable immer- tient-il son contact avec les choses
sion dont on ne voit pas pourquoi qu'il répercute dans une dialec-
elle prendrait fin. Aussi n'allons- tique humaine. Un geste propo-
~
nous pas tenter d'emblée une sitionnel peut se décomposer en
synthèse démesurée, mais plutôt phases ayant un caractère mimi- la seule édition intégrale du célèbre
.. Unn nrtrnDrdinn"'n rlus· DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE
entreprendre, aidés de l'Index, la que et aHectif propre qui « est siln. CD Lillr' ..
Ce monument national" comme disait Pasteur. ce u trésor de
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noire langue "(Le Fi~aro),"elle"bible de l'homme cul/ivé" (Arts)


de "Académie Françoise
se rapportant aux rythmes et à la quasi automatique pour un autre est l'ouvral(e de bnse de tOlite bibliolllÎ''lue.Qui veut écrire ou
"C'nsl/e plus belu c.de.u parler correctement le Irançais doit se référer à ('ctle antorité
rythmique. L'indication du textt' geste propositionnel qui vient qun rDn puisse I.ire j un indiscntée. La nouvelle édition Gallimard Ha"helle, III vraie! la
contrebalancer le premier comme hDmmn instruil ni d'sirnux sen le reprodnisant sl'rnpulensement le texte de l'ancienne de-
de Jacques Derrida nous met sur d. s'instruiT. ". venue introuvable. lui est supérieure par la clarté et la nU1-
la voie du théâtre tel que le synonyme, antithèse ou consé- MAURICE GARÇON niabilité. Elle a été adoptée par toutcs les grandesbibliothr'lues,
quence » (voir Le Style oral ryth. de l'Académie Françoise l'Académie,le ~Iinistcre de l'Éducntion :"Iationale,etc...
conçoit Artaud qui écrit: « Il
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la thèse prêtant au Logos un fon- ~ " Je garde le drOit de vous retourner les volumes dans les 5 jours dans leur embal.1
déjà formée. Mais trouvant dans

i:
1~ g, lege d'origine et serai en ce cas libre de tout engagement. 1
la parole une impasse, il revient dement rythmique. Ces travaux j
au geste de façon spontanée.»
(p. 248-249). L'appréhension du
sont en outre concluants en ce
qui conceme la mémoire, phéno. 2;;~~:;;::~~;;:-:::::P:·-'":'·;;;;=~::==::=::=:t','
rythme nous replonge dans les orl- mène particulièrement complexe, 1 ::- ..---.-.----....-----.... .Sign.ture ~.

La Quinzaine littéraire, du 16 /lU 31 janvier 1970 21


CIVILISATIONS

Le monde
Janine et Dominique Sourdel aux travaux qu'on vient d'énumé-

1 La cililÏMItion
de l'Islam classique
Arthaud éd. 672 p.
rer, lesquels s'adressent tous à des
lecteurs déjà· informés. Le beau
volume de Janine et Dominique
Sourdel, sur la Civilisation de

1
André Miquel l'Islam classique (2) et la remar-
L'Islam et sa civilÏMItion quable fresque d'André Miquel,
Armand Colin éd. 571 p. qui s'intitule l'Islam et sa civili-
sation (3) répondent à ce double
Depuis une quinzaine d'années, besoin.
le public français s'intéressant aux Le cadre que se sont fixé J. et D.
problèmes de l'Islam, dans son Sourdel est fort bien défini par
passé et son présent, a lieu d'être eux-mêmes dès leur avant-propos.
satisfait. Outre d'excellents livres Par Islam classique ils n'enten-
de vulgarisation comme ceux de dent nullement une période qui
Roger Le Tourneau ou de Pierre s'insérerait entre un pré-classicisme
Rondot, nous avons vu en effet et une décadence. Pour eux il s'agit
paraître à intervalles assez rappro· de brosser largement mais avec
chés la Cité Musulmane, de Louis précision les aspects prestigieux et MadrtulJa Haidariyé Kazwin.
Gardet, sur la notion sociologique féconds de l'humanisme islamique
et religieuse de Il communauté » en ses siècles d'or. Initialement la
dans la conscience islamique, - civilisation islamique se fonde en de cette Il civilisation classique D prépondérance des zones arides et
Les schismes dans l'Islam, d'Henri effet sur une imprégnation reli- qui Il s'identifia avec un modèle steppiques où la vie se maintient
Laoust, sur le cadre historique où gieuse qui a conditionné son épa- toujours imité et respecté, pre- dans une précarité qui provoque
se sont développés les mouvements nouissement ultérieur. Il En ce mière et parfaite réalisation du le petit héroïsme quotidien et la
politico-religieux dans l'Islam mé- sens, la première civilisation impé- type de société qui était née des hantise des appels vers le monde
diéval jusqu'à nos jours, - Islam riale de l'Islam, cette civilisation préceptes même du Coran D. L'iné- des sédentaires et des villes. La
et capitalisme de Maxime Rodin- arabo-musulmane qui vécut d'abord gale longueur des trois parties for- civilisation de l'Islam est pourrait.
son, qui pose en termes définitifs sous l'égide des Umayyades, puis mant le volume montre bien les on dire née de l'obsession de l'eau,
le conflit de deux conceptions du des Abbasides, et qui grandit avec intentions des deux auteurs. Dans des paysages de lait et de miel
monde, - enfin l'Egypte : Impé- le triomphe temporel d'un Islam la première ils ont entendu fournir où coulent les Beuves et où se dres·
rialisme et Révolution de Jacques encore tout proche de ses origines, l'indispensable cadre historique sent les villes. C'est de la terre
Berque, sur la mutation d'une na- mérite seul le nom de « classique » allant de la prédication de Maho- que naît toute richesse, d'où l'inté·
tion arabo-islamique accédant à dal1s l'acception la plus générale met jusqu'à la fin du XIII" siècle rêt séculaire apporté à l'irrigation.
l'indépendance (1). Ces vastes et de ce dernier terme ». Les efforts qui consacre la définitive dislo- Le rôle fonctionnel de la ville a
profondes études sont certes loin vers l'évasion pour échapper à une cation de l'Empire musulman. été maintes fois décrit et la diffi·
d'épuiser la totalité des problèmes emprise culturelle trop contrai- Avec une impersonnalité voulue cuIté était pour J. et D. Sourde!
qui concernent le monde dont elles gnante, les ébranlements consécu- dans le style et avec le souci cons- d'en rappeler les traits essentiels.
traitent. Il y manque notamment tifs à des invasions asiatiques ou tant de n'alourdir l'exposé ni par Capitale ou chef-lieu de province,
un ouvrage plus résolument centré africaines ou à la « reconquête » l'abus des dates ni par les faits, la cité est avant tout un centre
sur les formes diverses qu'ont re· chrétienne n'ont pas manqué cer- J. et D. Sourdel conduisent le lec- gouvernemental. Durant la période
vêtues les arts et la pensée dans tes de paralyser les possibles teur dans le chaos des événements en cause, l'autorité suprême du
l'aire immense couverte par l'Islam essors. Ils n'ont cependant point jusqu'au terme de la période où souverain est renforcée par le ca·
f,lt une large perspective qui cons- réussi a abolir dans la conscience s'est épanoui « l'Islam classique D. ractère religieux des institutions
tituât la nécessaire introduction islamique le prestige et l'acquis La deuxième partie de l'ouvrage et par le faste que celles-ci ont
annonce un premier approfondis- su créer pour se mieux imposer.
sement. Il s'agissait de ne point Comme historiens de l'art J. et D.
tomber dans des redites, de ne pas Sourdel ont été amenés à réserver
s'arrêter en particulier au simple une place de choix aux vestiges
M. exposé des doctrines dans leur des édifices princiers et religieux.
~ contenu ou dans leurs aspects exté- Dans les pages qui sont consacrées
Vill. ~pt. rieurs. L'important était ici de à cet aspect de la civilisation se
marquer à grands traits les imbri- révèlent les qualités de spécialistes
Da*-
cations constantes qu'on relève exigées par la nature du sujet. Une
!IOuscrit un abonnement dans la pensée religieuse des mu- très belle illustration achève de
o d'un an 58 F / Etranger 70 F
sulmans et les formes sociales qui, donner au lecteur une vue générale
durant cette période, ont condition- et précise de l'art musulman dans
o de six mois 34 F / Etranger 40 F
né, modelé, structuré cette pensée sa spécificité.
règlement joint par même. Tâche difficile que les deux
o mandat postal 0 chèque postal auteurs ont conduite à la satisfac- Venant peu de temps après la
o chèque bancaire tion de qui les lira avec attention. vaste fresque dont nous venons de
dire les mérites, celle que nous
Ren voye~ celle carte à On sent bien au surplus que cette
partie comme la précédente est présente André Miquel sous le titre
fondamentalement aussi une sorte de l'Islam et sa civilisation répond
La Quinzaine
Iltt'ra'" de discours preliminaire sur ce qui à des exigences jusqu'ici jamais
constitue la troisième et dernière satisfaites. Pour mener à bien la
43 rue du rempk. Paril •. tâche qu'il s'était proposée, André
c.c.r. 15.S~1.53 Paris partie du livre.
Miquel a dû faire montre de beau·
A grands traits s'y trouve rap- coup d'audace et faire preuve de
pelée la réalité géographique, la très rares qualités. L'œuvre ni·

22
de l'Islam
geait en effet non seulement une qués ou décrits les aspects d'une élans vers l'avenir et refus des si l'on veut cerner la meilleure
connaissance approfondie d'une vie économique où le monde isla- contraintes intellectuelles et socia· part, la plus résistante, de la civi·
foule de problèmes mais aussi des mique répond à sa vocation géo. les introduites par l'Occident, lisation à laquelle il donne son
qualités exceptionnelles de synthè. historique : être le creuset et le retour au « donné » des siècles nom. Communauté de sentiment
se et des dons d' « écriture» incon- trait d'union entre l'Asie extérieure d'or et de l'arabicité et en même et de vie qui se fonde à la fois
testables. Disons tout de suite que et le bassin méditerranéen. Dans temps ouverture sur des apports sur le souvenir et l'espoir ». Cette
l'auteur a tenu les promesses de le Livre III, le mérite d'André culturels générateurs d'un rajeu. déclaration donne la clef de ce beau
son audace. Son ouvrage couvre Miquel est d'avoir mis l'accent avec nissement littéraire et d'une culture et grand livre. Celui-ci, on en est
l'ensemble du monde musulman toute l'insistance désirable, d'une libératrice. Sans nul doute, André convaincu, servira de guide à tous
depuis le VI" siècle jusqu'à nos part, snr l'importance de l'entrée Miquel, dans ces pages vibrantes ceux qui ressentent la curiosité et
jours. En des chapitres où il lui en scène dans le Proche-Orient des d'une perception contenue, donne le désir de comprendre le monde
était difficile de renouveler les pro- éléments turco-mongols dans la la preuve qu'un monde comme de l'Islam en la permanence de
blèmes il a établi des rapproche- seconde moitié du IX" siècle, d'autre celui de l'Orient n'est compris que ses formes passées et de son deve·
ments, il a projeté un éclairage part, sur l'instauration en Afrique par ceux qui l'abordent avec sym. nir.
nouveau sur des faits complexes du Nord avec des prolongements pathie : « L'Islam dans sa diversité Régis Blachère.
ou mal connus, il a dégagé des en Espagne, de puissantes dynas- presque infinie (passée ou pré.
vues pertinentes sur des périodes ties berbères comme les Almora- sente), échappe à une analyse uni· (1) Ces quatre ouvrages ont paru
respectivement chez Vrin (1954). chez
et sur des ensembles encore fort vides et les Almohades. On sent que. C'est finalement à l'Islam res- Payot (1965). aux éditions du Seuil·
mal étudiés. Sous sa plume l'his- ici combien un travail de ~vnthèse senti et vécu qu'il faut revenir (1966) et chez Gallimard (1967).
toire devient à la fois intelligihle s'est heurté à la complexité des
et intelligente - la division de faits et de leurs conséquences. Le
l'ouvrage en quatre livres corres- tableau tracé offre à la fois le
pond aux grandes périodes de mérite de la clarté et d'une pénée
l'Islam. Elle n'est pas un décou- trante analyse des causes. Durant
page arbitraire inspiré par des cette période l'éclipse de Bagdad,
impératifs pédagogiques ou par les par son aspect spectaculaire, a trop
traditions des analystes arabes. Les souvent capté l'attention des histo-
périodes s'enchaînent en séquences riens; mis en parallèle avec la
où les oppositions, les mutations montée du Caire et de l'Egypte, à
elles-mêmes se rejoignent pour partir de la fin du X" siècle et nec
mieux s'expliquer. Dans la descrip. le recul du monde araho-islamique
tion de ce qui fut le berceau de en Espagne au profit des empires
l'Islam, par exemple, il a lumineu· nord.africains, la perspective géné-
sement fait ressortir ce qui caracté· rale est rétablie pour l'ensemble
rise l'arabicité née dans un monde du bassin méditerranéen soumis
où la survie est un hasard et où à l'Islam.
l'individu ne se maintient qu'au Certes dans ce monde ainsi res-
prix d'une lutte perpétuelle cntre tructuré l'avènement des Turcs
son intérêt propre et celui du clan ottomans pèse d'un poids décisif.
sans le<Juel il ne saurait subsister. Sous l'effet de ses besoins adminis-
Il est parvenu grâce à son style tratifs et sous l'emprise de ses ten-
a donner une allure nouvelle à tatives politiques, la civilisation
« l'épopée mohammadienne » qui véhiculée par la langue arabe ft
devait être à l'origine de l'expan. été éclipsée pendant un long
sion des péninsulaires arabes hors temps. Et cependant au·delà des
de leur propre domaine jusqu'en haines et des rancœurs laissées
Irak et en Syrie-Palestine puis, en dans l'esprit des peuples asservis
d'héroïques chevauchées, jusqu'aux « ce que la recherche voit peu à
limites de l'Iran et du Maghreb. peu sortir de l'ombre c'est une his·
Alors commence « l'ère des ren· toire charriant le meilleur et le
contres» retracée dans le Livre II. pire, tantôt cramponnée à d'in-
Il était difficile de condenser, croyables archaïsmes, tantôt ouver·
mieux que ne l'a fait André Miquel te aux innovations, et même en
les grands aspects de cette période avance sur son siècle... Le succè~
qui va du VllI" à la fin du Xl" siè- de l'Empire ottoman n'est pas
cle; tout se retrouve ici de ce qui celui de ses armes, mais celui d~
fut la lutte entre le sunnisme et nationalités ».
le chiisme, l'arabisme et les pero Dans le quart Livre, André Mi-
manences iraniennes, syriennes ou quel a réussi ce tour de force de
égyptiennes, la montée et le dé- condenser l'histoire de ce siècle
clin de l'unité califienne, la mise mouvant et contradictoire que
Cl: à l'heure orientale » d'un Em· l'Orient arabe désigne sous le nom
pire façonné à l'image de Bagdad de nahda ou Renaissance. On aime.
et avide de se retrouver en cette rait ici souligner tout ce que l'au·
capitale quand vient l'heure de la teur apporte de réalités comprises
dislocation de!! provinces. On vou- ou senties touchant un renouveau
drait pouvoir s'arrêter à ces pages où tout se mêle : luttes contre le
si vivantes où sont suggérés, évo- passé et l'impérialisme colonial,

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1970


'UBBAN·18I1B

La ville s'effrite
1
Raymond Ledrut volution des sociétés industriel- nauté locale, un autre type de dans les travers des « urbanis-
L'espace social de la ville les, constate: « la fin de la pola- peuplement de l'espace »; infè- mes utopiques », d'inspirations
Anthropos éd., 370 p. rité ville-campagne et des dialec- re, de cette apparition d'une nou- idéologiques diverses voire oppo-
tiques qui lui sont associées »; velle façon d'occuper l'espace. sées, dans ceux des « comporte-
propose de distinguer trois types « un nouveau mode d'insertion ments utopiques » qui séparant
Pour être composé de trois
principaux de villes selon qu'elles de la vie sociale dans l'espace et moyens et fins empruntent ces
études différentes ayant Tou-
entretiennent avec la campagne une nouvelle culture ». Ainsi dis- dernières à « une idéologie plus
louse pour objet et de trois
des rapports de service, de direc- paraîtraient les mégapoles qui ou moins implicite », dans les
exposés théoriques se situant
tion ou d'exploitation: « Toul ont fait leur temps, et naîtraient abus de la technocratie bien sûr,
à des niveaux différents de
généralité le livre de Raymond d'abord le type de la ville qui (ou naissent) au niveau de la ré- une sociologie qui, s'employant à
sert la campagne (ville féodale), gion cette fois, sinOll de la nation, éviter simultanément tous ces
Ledrut ne manque pas d'unité. des systèmes de villes-centres hié-
puis celui de la ville qui dirige traquenards, devra, avec l'aide de
C'est que ces trois approches
la campagne (ville bourgeoise), rarchisées entre elles, lieux de disciplines comme la démogra-
et ces trois perspectives pro-
enfin celui de la ville qui exploite nouvelles collectivités « qui ne phie, l'économie urbaine ou la
cèdent d'une même problé-
la campagne (ville capitaliste) ; sont plus tout à fait des commu- psychologie des « besoins collec-
matique dont les sous-systè-
rappelle que si le concept de vil- nautés locales et qui, fait carac- tifs» « provoquer une prise de
mes d'hypothèses sont tour
le « s'effrite et pas seulement téristique d'une mutation et d'une conscience aussi large que possi.
·à tour exposés. pour le statisticien », c'est « par- révolution, ne sont pas encore en ble de la réalité collective des
ce qu'on a de plus en plus de corres/)ondance directe avec des villes, des phénomènes d'urbanis.
En avant-propos, une serIe de mal à lui opposer de façon tran- institutions politiques et admi- me spontané et des pratiques ur-
considérations générales sur l'é- chée une autre forme de commu- nistratives ». Ledrut débouche banistiques réfléchies ». Autre-
sur cette proposition que, l'espace ment dit: « Sa fonction princi·
jouant encore un rôle dans l~ pale est d'amener les sociétés ur·
lien social, de façon relativement baines à prendre cOlMcience d'el·
indépendante du système écono- les·mêmes. A tous les degrés de
mique caractéristique de la so- l'aménagement urbain (urbanis·
ciété globale mais plus liée à tes, administrateurs, leaders poli-
« l'é1-'olution technique et techno- tiques ou syndicaux, etc...) et des
bureaucratique de la civilisation minorités agissantes (groupe-
actuelle », l'homme d'aujourd'hui, ments formels ou informels) le
celui de « la foule solitaire », sociologue peut favoriser la sai·
de la « grande ville », aspire sie des valeurs et des sens, peut
« à jouir librement des signes contribuer à la recherche des
et des symboles » et s'essaie fins comme à la découverte des
à « inventer d'autres commu- problèmes et des choix possi-
nautés ( ...), à disposer de l'es- bles ».
pace d'une façon nouvelle, plus En conclusion, Ravmond Le·
créatrice, moins bornée dans son drut tente d'e~pliciter la notion
horizon », n'en déplaise aux d'espace social et de montrer les
« quelques nostalgiques des peti- liens qui le relient à l'étendue
tes communautés locales du pas- (pour ne pas dire l'espace spa-
sé ». tial) . La ville moderue est en
Si la sociologie doit s'appliquer transition, on l'a vu. Ce n'est pas
à l'aménagement urbain, c'est encore la nouvelle ville et déjà
d'abord qu'elle peut le faire et plus la mégalopole. Les groupe-
ensuite qu'elle seule le peut. « La ments ou rattachements à une
société urbaine n'est pas une par- communauté sont multiples et
tie de la ville, c'est la ville elle- agissent comme autant d'intermé-
même, dans son essence. La ville diaires entre l'individu et la col·
en effet est dans son principe so- le::tivité urbaine. Une chose ce-
ciété ». Qu'elle seule le peut: pendant caractérise ces groupe-
« elle est par excellence discipli- ments: « Aucun n'assume un rô-
ne de la synthèse. Il est impossi- le social fondamental sur le pla"
ble de limiter la sociologie à l'a urbain ».
nalyse d'une composante de la Ce livre déplaira à droite corn·
réalité urbaine et de l'aménage- me à gauche. Les technocrates et
ment urbain ». Or, si l'aménage- les aménageurs de l'urbain lui re·
ment urbain ne peut être aban- procheront son manque de con-
donné au laisser-faire, il n'est pas cret, les idéologues et les politi-
possible de savoir qui doit amé- ques son manque d'amp~eur théo·
nager, en vue de quelle œuvre de rique. Ce n'est pas la moindre
civilisation et par quelles techni- originalité de Ledrut qui, analy-
ques, si le sens même de l'action sant implicitement la 8ituatioll
n'est pas déterminé. La sociologie de la sociologie urbaine comme
urbaine ne sera donc pas autre procédant d'une diaJeetique il
chose qu'une « socio-analyse ~ dépasser, tente le dép3!lsement.-
et non une « socio-technique »
qui refusant à la fois de tomber Gérard Yvon
Ce n'est qu'un début
Pierre Broué tre de la liquidation du pouvoir Kadar, envers et contre tous ceux L'équilibre instable momentané-

1 Le printemps des peuples


commence à Prague
La Vérité éd., 230 p.

« Ce n'est pas le socialisme,


absolu de la caste bureaucratique,
cette caste introduite sur la scène
internationale par le socialisme
stalinien (...) La bureaucratie,
bien qu'elle n'ait pas encore les
qui y voient l'une des raisons de
l'intervention à Prague... (et non
à Budapest !) en août 1968 :
l'inllertion de l'économie collecti·
visée dans le marché mondial et
ment établi à Prague dépend de
l'équilibre social dans les autres
pays d'Europe de l'Est et dans
les pays capitalistes. « Depuis,
1956, écrit Broué ; par vagues suc-
mais la bureaucratie dimensions d'une classe, révèle la soumission croissante à ces lois. cessives, les poussées de la révolu-
que nous avons mis en danger D. ses traits distinctifs dans tout ce tion politique cilms les pays vas·
qui concerne r e%ercice du pou- Le livre de Broué porte en sous· saU% viennent battre le bastion bu·
voir (...) Nous sommes en train titre : c Essai sur la révolution reaucratique, rUnion Soviétique.
Le 31 juillet 1968, alors que le ~ approcher de la destruction du politique en Europe de l'Est ~. Et A ucune de ces poussées ne sau-
c socialisme à visage humain ~ et pouvoir de cette caste, maintenant il tente, en effet, de disséquer les rait effectivement aboutir tant que
le visage de Dubcek, qui parais- presque héréditaire, qui est atta- divers moments de cette révolu- la bureaucratie n'est pas frappée
eait la meilleure incarnation de chée par mille liens de corruption tion politique pour le moment en au cœur, à Moscou même et dans
cette formule niaise, inspiraient et ~intérêts mutuels à ses équi- recul, étouffée à la veille de son les cités industrielles ~Union so-
aux journalistes de tous les hori· valents à rétranger. Telle est moment décisif : le XIV· congrès viétique. Mais chacune rapproche
zons commentaires et dithyrambes, rétendue de notre péché. Nom ne du Parti Communiste Tchèque, précisément ce moment en pré-
l'un des communistes tchèques les mettons pas le socialisme en dan- qui devait légaliser le droit de cisant les voies et les moyens et
plus lucides, Jiri Hochman, écri- ger. Bien au contraire. Nous met- tendance et de fraction, c'est-à- en ébranlant r édifice ~.
vait dans le journal Reporter : tons en danger la bureaucratie dire faire voler en éclats l'appa.
c Nous avons introduit le spee- qui est en train, lentement mais reil stalinien. Jean-Jacques Marie
sûrement, ~enterrer le socialisme
à r échelle du monde. Et c'est
pourquoi nous ne pouvons guère
nous attendre à la coopération et

Les Lettres
à la compréhension fraternelle de

ESPRIT
la bureaucratie. ~
C'est la dimension internatio-
nale ici définie qui donnait au
c printemps de Prague ~ sa valeur

Nouvelles
explosive. L'un des condamnés du
procès Litvinov-Daniel, le poète
Vadim Delaunay, participant de
la manifestation du 21 octobre
L'ADMINISTRATION sur la Place Rouge expliquera
d'ailleurs que ses conceptions ju-
Décembre 1909-jafIVier 1970
Le citoyen saisi gées subversives pour l'Etat
par l'administration s'étaient constituées et définies an

Le mode autoritaire
cours de discussions avec des com-
munistes tchèques... William-Carlos
de l'anarchie Celles de Brejnev aussi. Et trois

Un syndicalisme ambigu
semaines après la parution de l'ar-
ticle de Jiri Hoch~an les troupes
de la bureaucratie descendaient
Williams
• à Prague sauver le socialisme à
Le choc de Mai 68

Le maquis
Prague, à Budapest, à Belgrade, à
Varsovie, à Sofia, à Bucarest, à
John Cage
des rémunérations

Postdam, à Moscou.
Cette dimension internationale
qui manque à la plupart des e88aÎ8,
J.-C. Hémery
Les féodalités publiques riches mais myopes, sur la Tché-

Humiliation, prestige et
coslovaquie de 1968, est au cœur
de l'ouvrage de Pierre Broué, non
dignité du fonctionnaire seulement dans le chapitre XI, Jorge Luis Borges et A. Bi~ Casares--- Rohert

La bureaucratie moderne
intitulé l'Internationale, mais tout
au long de lle8 230 pages.
BrÙhon
Richard
Geneviève Serreau'--- Hughes
Alexakis,----Francis Pruner
et ses irréalismes C'est elle qui permet d'appré-
hender un certain nombre de phé- Ronald Steel Midhat Begif Alhert

Privé-public :
nomènes dont la simple descrip- Bensoussan Conor Cruise O'Brien-----
tion, même minutieuse, ne permet
fausse opposition pas de comprendre la nature.

JANVIER 1970, 12 F.
Ainsi de la réforme économique,
dont la paternité fut attribuée à
Ota Sik, mais qui naquit en
U.R.S.S. chez les économistes de
19, rue Jacob, Paris 6·
ESPRIT C.C.P. Paris 115-4-51
l'école de Karkhov et dont l'appJi.
cation la plus avancée lie réalise
depuis un an dans la Hongrie de

La Quinzaine littéraire, clu 16 lIU 31 janvier 1970


INFORMATIONS

1
Marcel Moré enregistrement magnétique. Dans les Rééditions Christa Wolf
• ·documents de travail • est repro-
duit le • Projet de thèses pour un pro- Nachdenken über Christa T.
Marcel Moré est mort le 12 décem- gramme il long terme d~ parti , qui En rééditant Anamorphoses, Olivier Luchterhand éd. 235 p.
bre il l'âge de 82 ans. Peu connu du constituera vraisemblablement un. ap- Perrin, éditeur, permet de compléter
grand public, il a pourtant joué un port historique il la théorie et prati- - pour ceux qui n'ont pu se procurer
rôle Important dans le mouvement que du marxisme. cet ouvrage, depuis longtemps Introu- A l'occasion du • VI- Congrès
des Idées depuis une quarantaine vable - le • polyptique , qui consti-
d'années. tue une partie de l'œuvre de Jurgls allemand des écrivains de la
Ancien élève de l'Ecole Polytech- Baltrusaitls. Anamorphoses, premier R.D.A. -, qui eut lieu à Berlin·
nique, il profita du temps libre que Theo Gerber volet, serait ainsi suivi d'Aberrations Est en mai, Walter Ulbricht assi-
lui laissait sa oharge de fondé de (quatre essais sur la légende des gnait aux écrivains la tâche nou·
pouvoir d'un agent de change pour formes) et de la Quête d'Isis (essai
assouvir sa très grande curiosité Theo Gerber est un peintre suisse, sur la légende d'un mythe) dont nous velle de peindre • le système
Intellectuelle : il s'Intéresse il la mu- installé depuis quelques années il avons rendu compte en son temps. social développé du socialisme -.
sique, il la peinture, comme il la phi- Paris après des années de vagabonda·
René Lefeuvre réédite dans ses
A la même. époque paraissait,
losophie ou il la littérature de son ge (en particulier en Afrique) et que dans un tirage limité de huit
temps. présente notre ami José Pierre dans cahiers • Spartacus , la polémique
Ce catholique marqué très jeune un luxueux catalogue édité par Lutz qui mit aux prises Rosa Luxemburg cents exemplaires réservés aux
par Bloy, avait été aussi un lecteur il Zurich. Theo Gerber a connu plu- et Franz Mehrlng d'une p~rt, Emile fonctionnaires, le dernier roman
fervent de Marx et de Nietzsche. sieurs manières - il admire Kandinsky Vandervelde de l'autre, à propos des de l'écrivain est - allemand
Toute sa vie fut ainsi placée sous le et il adorait Giacometti - , mais ce grèves générale belges de 1902 et de
1913, sous un titre qui paraît d~une Christa Wolf: Nachdenken über
signe du doute et du non-conformls- que José Pierre lui reconnaît avant
me : il dlal·ogue avec les écrivains tout c'est une originalité • au service. actualité brOlante : Grèves sauvages, Christa T.
et les philosophes de tous horizons, Spontan6I~6 des masses.
de l'expression de son univers inté-
animés par cette volonté constante rieur 0, sa peinture se caractérisant La collection • Politique " au Assurément, cet ouvrage exi·
de déranger, de toujours remettre en comme • le fidèle mals complexe Seuil, s'enrichit d'un des plus grands
cause, et l'on peut dire qu'il a exercé reflet du monde des désirs. , geant ne répond nullement aux
ouvrages sur les camps de concen-
sur plusieurs de ses contemporains tration hitlériens : L'Etat S.S. d'Eugen attentes du parti. Pour ce der-
une Influence considérable. Kogon. La traduction française avait nier, le thème ne peut être
Introduit par Michel Leiris auprès paru une première fols à la Jeune
des surréalistes, il se lia d'amitié
qu'une hérésie; une jeune fem-
avec Georges Bataille, Max Jacob,
Dans le Samizdat Parque sous le titre l'Enfer organisé, me est morte de leucémie,
en 1947.
Jacques Baron, André Masson, Ray- trop tôt, à l'âge de trente-cinq
mond Oue.neau. En 1935, il fonda avec Notre confrère italien. l'Espresso, Madeleine Rebérloux présente dans ans. La narratrice, son amie, de
Michel Leiris la Bête Noire, publica- publie un long poème d'Alexandre la collection de poche 10/18 l'essen-
tion qui n'eut que quelques numéros. Tvardovsky, le directeur de • Novy la même génération, tente de
tiel d'un ouvrage fondamental de
A cette époque, il collabora aussi à Mir ' si souvent placé sur la sellette Jean Jaurès : l'Armée nouvelle. reconstituer ce personnage soli-
Esprit, la revue d'Emmanuel Mounier. par les conservateurs. Ce poème, taire à l'aide de ses propres sou·
Pendant la guerre, il organisa chez d'après notre confrère, circule dans le SI l'on peut s'étonner de voir Vic- venirs, de manuscrits, de lettres
lui des réunions qui sont restées Samizdat (nom de la littérature clan- tor Fay rééditer un ouvrage de Karl
célèbres. Elles rassemblèrent des destine en U.R.S.S.). En voici (tra- Kautsky: le chemin du pouvoir, dans et d'esquisses littéraires que le
hommes aussi divers que Georges duits de l'Italien) quelques passages sa collection • Marxisme d'hier et mari de Christa T. lui a remis.
Bataille, Jean Daniélou, Jean Hippo- significatifs : d'aujourd'huI,. aux éditions Anthro- Ce qui se dessine, peu à peu,
lyte, Pierre Klossowski, Raymond pos, Il s'en explique congrOment dans au cours de vingt brefs chapi-
Oueneau, Maurice de Gandlllac, Ga- Ne crois pas avoir le droit de men- une remarquable présentation de ce
briel Marcel, Jean-Paul Sartre. De tir • classique - du marxisme si souvent tres, est le portrait d'une géné-
ces débats naquit en 1945 Dieu vIvant, Parce qu'II .'aglt seulement du attaqué. Le • renégat Kautsky , ne ration: celle qui avait seize ans
revue fondée avec Louis Massignon passé ; méritait-II pas d'ailleurs encore en à la fin de la guerre, dont le
et Maurice de Gandillac. Moré y don- Ne sel8-tu pas que l'hIstoire 1918 cet éloge de Lénine: • Plusieurs
Nous fit payer le prix le plus 61.
nazisme a profondément marqué
na plusieurs articles remarquables ouvrages de Kautsky témoignent que
dont certains ont été réunis récem- v6 ? celui-cI savait être historien mar- l'enfance et l'adolescence, qui a
ment dans le recueil la Foudre de Ne jamais se plaindre, dens la honte xiste, que des écrits de ce genre dus cru au socialisme avec ardeur
Dieu (Gallimard). Ses deux essais Dans le tourment brillant, c'6talt la il sa plume demeureront le solide et y croit encore, mais avec une
le très curieux Jules Verne et Nou· 101. patrimoine du prolétariat, en dépit du
Etre toujours li portée de la meln, lucidité réservée.
velles explorations de Jules Verne ont reniement postérieur de leur auteur.
détruit l'Image conventionnelle de S'oHrlr comme ennemi de classe.
l'auteur des Voyages extraordinaires. Etre prêts au supplice public Christa T. ne réussit pas à
Un essai sur Mozart doit paraître Et accepter des chagrins encore
plus amers s'accomplir dans son époque.
prochainement chez Gallimard.
Comme lorsque ton ami, passent,
Une nouvelle collection Elle qui, enfant déjà, voulait
Marcel Moré laisse en outre
un journal de plus de 20.000 pages. Il ne daignait pas te regarder... devenir écrivain (. J'aimerais
Une nouvelle collection aux Presses bien écrire et j'aime aussi les
A.J. Bref, c'est l'histoire de la répression Universitaires de France : • S.D. ,
stalinienne, des purges, auxquelles. (Systèmes • Décisions). Dirigée par histoires -) ne laisse que des
flambée d'espoir, la guerre va peut· Pierre Tabatonl, professeur il la Fa- fragments, un mauvais poème,
être mettre fin. Mals, la guerre finie, cult6 de Droit et des Sciences éco- une nouvelle inachevée, une
Le congrès clandestin les prisonniers politiques retournent nomiques de Paris, elle regroupera
dans les camps : • liste de titres -, des ébauches
des manuels, des ouvrages et des mé·
Non, Mère Patrie, tu ne po~l. moires consacrés il l'analyse des or- griffonnées à la hâte sur des
Les Editions du Seuil publient daml Imaginer ganisations et des méthodes de ges· bouts de papier. Institutrice de
la collection • Combats " sous le Qu'II te serait arrlv6 cela encore : tlon dans les entreprises privées campagne, elle est blessée par
titre le Congrès clandestin, le proto- De ramasser sous le Ciel de M. aussi bien que dans les services
cole secret et les documents du gadan . la cruauté des enfants qui cas-
publics, les collectivités locales, les
14° congrès extraordinaire du P.C. Une aussi grande armée d1nfim••• organismes Infernatlonaux, etc. sent des œufs d'oiseaux contre
tchécoslovaque, qui se tînt dans l'u- Tu ne pouvais Imaginer que tes fils, les pierres. Devenue étudiante
sine Vysocany alors que les troupes Après les avoir 61ev6s et form6s, La collection S.D. se propose de en lettres à Leipzig, elle ne rend
soviétiques venaient d'envahir le pays Tu devais les rassembler mettre avant tout l'accent sur les
(22 aoOt 1968). C'est un remarquable Derrière des fils barbel6s. Tu ne 1. problèmes psycho-soclaux des entre-
pas ses travaux à temps, elle
document, présenté par l'un des par· pouvars. prises, la gestion financière, la comp- rêve, lit Dostoïevsky. Professeur
tlclpants il ce congrès, Jlrl Pelikan, Tvardovsky célèbre le XX, Congrès tabilité générale et analytique, les de lycée à Berlin, elle s'insurge
membre du Comité central élu il cette qui, d'une certaine façon, mit fin aux méthodes de prévision et de contrô- contre l'hypocrisie de ses élèves
occasion. Nous avons sous les yeux mensonges, mals ne manque pas de le, les études de marché, l'organisa-
avec toutes les interruptions et tous remarquer que ce • souvenir qui va tion de la production et l'. englneer·
et la résignation du directeur.
les mouvements de séance, la trans- s'eHaçaçnt, aujourd'huI encore me- Ing -, les applications de l'Informatl· Elle épouse un vétérinaire, vit
cription rigoureusement fidèle d'un nace notre sommeil. • que, etc. retirée dans une petite ville du
26
Un roman est - allemand
Mecklembourg, met trois enfants écrit" Die Zeit ". Or, si le thème
au monde. Elle projette de cons- profond et continu du livre est
truire une maison au bord d'un bien le rapport de l'individu et
lac; son rêve se réalise, mais de la société, la possibilité ou
la leucémie lui laisse à peine le l'impossibilité pour celui-ci de se
temps de vivre dans " sa " mai- réaliser en elle, l'échec de Chris-
son. ta T. ne signifie pas une condam-
nation de la RD.A. Christa Wolf
Une vie interrompue, un échec. n'a pas cessé d'adhérer au socia-
Christa T., vulnérable, infiniment lisme; sa critique est plus sub-
sensible à la cruauté, toujours à tile. Christa T. souffre de son
l'écart, toujours prête à douter isolement, de son incapacité de
là où les autres se contentent s'intégrer; elle souffrirait à
de certitudes, n'est certes pas l'Ouest aussi. Dans une société
l'héroïne positive d'une littéra- socialiste telle que celle de la
ture affirmative L'éditeur de R.D.A., sa souffrance revêt une
Christa Wolf, Heinz Sachs, du forme spécifique. Par l'intermé-
«Mitteldeutscher Verlag ", dut diaire de Christa T., qui se repro-
se livrer à une autocritique pour che de ne pouvoir s'adapter au
avoir osé publier un livre aussi monde qui l'entoure (" Et si ce
peu commode : cc Il est indé- n'était pas moi qui avais à
niable que, par ce livre, l'auteur m'adapter? - Mais elle n'allait
essaie de répondre à la ques- pas si loin. »), Christa Wolf met
tion: cc Comment doit-on vi- en question un certain socia-
vre? » Mais (u.) l'héroïne du lisme pétrifié, le dogmatisme
roman est telle qu'une réponse des « croyants de fer .. : « Elle
de nature socialiste à cette n'a rien désiré plus ardemment
question est difficile, de sorte que notre monde, et elle a eu
qu'il semble d'avance impossi- exactement le genre d'imagina-
ble que Christa T. devienne un tion dont on a besoin pour le
modèle. » En effet, il ne s'agit Christa W 011. concevoir véritablement - car,
pas, pour Christa Wolf, de pro- quoi qu'on en dise, le monde
poser un modèle. Christa T. est nouveau des hommes sans ima-
le prix Henrich-Heine de l'" Aca- longtemps. Mais il reste une gination me fait horreur.»
bien autre chose, cc elle (u.) à
démie allemande des arts ". ambiguïté fondamentale: Chris-
qui ne convient aucun des mots Nachdenken über Christa T
glorificateurs que notre époque Il est difficile de reconnaître ta T. a en quelque sorte « choisi ..
est un livre profondément alle-
le même auteur dans le sujet et de mourir jeune; la maladie
et nous-mêmes avons créés à mand et, à certains égards,
bon droit ". Et un peu plus loin: le style, dense, allusif et maîtri- mortelle a des racines inté-
étranger à la littérature contem-
sé, de Nachdenken über Chris- rieures.
cc Car, comme exemple, elle poraine. Il se rattache à une tra-
n'est pas exemplaire, comme ta T. Quelle est cette Christa T., Entre la narratrice et Christa
dition littéraire qui prend racine
personnage, elle n'est pas un que la narratrice s'efforce de sai- T. s'établit un rapport complexe:
dans le préromantisme. Il y est
modèle. Je réprime le soupçon sir, dans une recherche patiente la question « Qui était-elle? ..
beaucoup question de la nature,
qu'il n'en irait pas autrement de et douloureuse, « afin qu'on devient « Qui suis-je? ". Ce n'est
des forêts, du ciel, de la lune,
tout autre homme réellement puisse la voir,,? Est-ce une pas pour Christa T. que son amie
du lac; au point qu'on -s'irrite
vivant (m). Une fois seulement, individualiste invétérée, toujours essaie de la retenir, de lui redon-
parfois d'un lyrisme qui a dis-
cette unique fois, j'aimerais penchée sur elle-même, inca- ner vie: cc Et ne prétextons pas
paru depuis longtemps de la
pouvoir éprouver et dire com· pable de s'adapter à la société que nous le faisons pour elle.
littérature occidentale. La facon
ment cela s'est vraiment passé, et dont celle-ci n'a que faire? Une fois pour toutes : elle n'a
dont sont décrits les senti-
de façon non exemplaire et Autre que les autres" - dès pas besoin de nous. Retenons
ft
ments, en particulier l'amitié,
sans prétendre à l'utilité. » l'enfance, son existence lance donc que c'est pour nous, car
déconcerte : parfois une exalta-
un défi à l'existence des autres: il semble que nous ayons besoin
Il est vrai que Christa Wolf tion gênante, parfois des allu-
elle la met en question. Car d'elle." La narratrice admet qu'il
n'avait pas préparé ses censeurs sions obscures. Christa Wolf
Christa T. doute de tout, des s'agit plus d'inventer" Christa
ft

à une telle héroïne ". Née en n'évite pas la sentimentalité,


ft noms qu'on donne aux choses, T. - car que savons-nous d'elle?
1929, membre du S.E.D. dès bien qu'elle ironise le plus sou-
et d'abord d'elle-même. Penser - que de la raconter. A cet
1949, elle avait, après des études vent. Les dialogues, lourds de
à elle, c'est penser à « la tenta- égard, la technique du récit rap-
de lettres à Iéna et Leipzig, col- sous-entendus, sont d'une gra-
tive d'être soi ". Christa T. a pelle celle de Max Frisch dans vité solennelle.
laboré à la revue littéraire offi- tenté de toutes ses forces d'être Que mon nom soit Gantenbein :
Malgré ces défauts, en par-
cielle "Neue Deutsche Litera- elle-même, ou plutôt de le deve- cc Cela a pu se passer ainsi, mais
tur ... Son roman Der geteilte tie à cause d'eux, le roman de
nir, à une époque où les autres je n'y tiens pas absolument. »
Himmel, paru en 1963, l'a rendue Christa Wolf est "autre ", au
préféraient se dérober : cc Elle Nachdenken über Christa T. a
célèbre dans les deux Allema- sens où l'est Christa T. : il
voyait aussi que l'on commen· paru cet automne en République
gnes. Elle y relate l'échec d'un incarne une expérience solitaire,
çait à s'esquiver, à laisser der· fédérale, où il a été très favo-
une difficile inquiétude. -La ren-
amour, dû à la division de l'Alle- rière soi la seule enveloppe, le rablement accueilli par les cri-
magne: un jeune chimiste passe contre de Christa T. est aussi
nom. Cela, elle n'a pu le faire. » tiques. Certains d'entre eux se
celle d'un auteur intègre, dont
à l'Ouest, son amie refuse de Christa Wolf suggère, à la fin sont empressés d'y voir une
on n'oubliera pas de sitôt la
le suivre. Ce roman édifiant, du roman, que Christa T. aurait accusation contre la RD.A.
courageuse élégie.
maladroit, agaçant par sa sen- pu s'accomplir encore, devenir cc Christa T. meurt de leucémie,
timentalité, valut à Christa Wolf écrivain, si elle avait vécu assez mais elle souffre de la R.D.A. », Nina Bakman

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1970


BAND.

20.000 lieues sous


DE88IN • •

1
Winsor McCav emlssaires chargés de le conduire son oncle, le Chevalier de l'Aube, crèvent le plancher de l'image,
Little Nemo in Slumberltind en Slumberland. Nemo les suit qui est au mieux avec le Soleil, mangent le titre, interpellent l'au-
Pierre Horay éd., 264 p. mail! il lui faudra presque un an ennemi cosmiquement héréditaire teur. Winsor McCay est l'un des
d'aventures hebdomadaires avant de Slumberland : un seul de ses créateurs du dessin animé et c'est
La bande dessinée venait à peine d'arriver enfin en Slumberland. rayons et le jour est là, Nemo se sans doute ce qui explique le traité
de naître dans les journaux amé· L'univers essentiellement onirique réveille et Slumberland, planète pré-cinématographique qui dis.
ricains lorsque Winsor McCay créa et poétique qU'il parcourt se situe du Sommeil, diSparaît. Nemo finit tingue nombre de ses planches.
le personnage de Little Nemo : à la limite du rêve et du cauche~ par arriver chez la Princesse, suivi L'archéologie du rêve n'im-
succès immédiat qui vient seule- mar. Les personnages qu'il ren- de l'inévitable Flip et il connaîtra plique nullement la perte de
ment d'être confirmé par nne contre sont faits de verre et se un bonheur sans mélange au fil contact avec le réel, ainsi qu'en
réédition longtemps attendue. Pen- brisent sous ses yeux, la forêt de des réceptions grandioses organi- témoigne McCay qui déploie sou·
dant six ans, de 1905 à 1911, dans champignons dans laquelle il est sées en son honneur. vent un humour aigu et un sens
l'édition du dimanche du New perdu s'écroule et l'ensevelit, les L'œuvre de Winsor McCay s'ap- satirique assez virulent. Les atta·
York Herald, Winsor McCay en· lions, les ours· blancs et les échas- parente au courant qui fleurit à ques les plus nettes se situent dans
traîne ses lecteurs. à la s~ite de siers aux pattes démesurées le son époque, le Modern Style. les épisodes où Nemo s'en va ·visi·
Little Nemo et de ses fabuleuses pourl!luivent et le terrorisent, les McCay dessine comme l'illustra- ter Mars. On v décèle aisément
aventures. Comme Alice se rend escaliers qu'il emprunte débou- teur qu'il deviendra, minutieuse- une transpositi~n acidulée de la
au Pays des Merv'eilles Little chent sur le vide abyssal. Nemo ment, et utilise les verts, les vie quotidienne à New York. La
Nemo, lui, se rend en Slumber· marc~e au plafond et sur les murs orangé, les pourpres qui viennent publicité agressive frappe les visi.
land, le Pays du Sommeil. Un de palais merveilleux mais inex- rehausser l'esthétisme et la pré- teurs avant même qu'ils ne se
même et unique passeport est tricables comme des labyrinthes. ciosité de planches où dominent posent sur Mars, les embarras de
requis par ces contrées.: il faut Mais il y a aussi Flip, à la fois les courbes, les formes étirées et la circulation sont monstrueuse·
les rêver. comparse et repoussoir, qui est distendues, les arabesques baro- ment développés, la population
Fille du Roi Morphée de Sium- jaloux du succès de Nemo et prêt ques, les aplats inattendus. Le martienne se rendant au travail
berland, la petite Princesse qui à toutes les mesquineries pour le premier il libère son dessin des est perçue comme une horde sau·
s'ennuie a distingué Nemo entre devancer sur le chemin de Slum- conventions restrictives de la sage prenant d'assaut un métro
tous et lui envoie chaque nuit des berland. Il est aidé en cela par bande dessinée : les personnages surbondé. On suit une délirante

FEUILLETON

Il Y aurait, il y aura, il y a, là-bas, à l'autre bout du monde une


île. Elle s'appelle W.

Elle est orientée d'est en ouest; dans sa plus grande longueur


elle mesure environ 14 kilomètres. Sa configuration générale affecte
la forme d'un crâne de mouton dont la mâchoire Inférieure aurait
été passabfement disloquée.

Le voyageur égaré, le naufragé volontaire· ou malheureux,


l'explorateur hardi que la fatalité, l'esprit d'aventure ou la poursuite
d'une quelconque chimère auraient jetés au milieu de cette pous-
sière d'îles qui longe la pointe disloquée du continent sud-amé-
ricain, n'auraient qu'une chance misérable d'aborder à W.

Aucun point de débarquement naturel ne s'offre en effet sur


la côte, mais des bas-fonds que des récifs à fleur d'eau rendent
extrêmement dangereux, des falaises de basalte, abruptes, recti-
lignes et sans failles, ou encore, à l'ouest, dans la région corres-
pondant à l'occiput du mouton, des marécages pestilentiels.

Ces marécages sont nourris par deux rivières d'eau chaude,


respectivement appelées l'Omègue et le Chalde, dont les décours
presque parallèle$ déterminent sur un court trajet, dans la portion
par Georges Perec la plus centrale de l'île, une micromésopotamle fertile et verdoyante.
La nature profondément hostile du monde alentour, le relief tour-
menté, le sol aride, le paysage constamment glacial et brumeux,
Résumé des chapitres précédents rendent encore plus merveilleuse la campagne fraîche et joyeuse
qui s'offre alors à la vue: non plus la lande désertique balayée par
Il n'y avait pas de chapitres précédents. Oubliez ce que vous avez les vents sauvages de l'Antarctique, non plus les escarpements
lu; c'était une autre histoire, un prologue tout au plus, ou bIen un sou- déchiquetés, non plus les maigres algues que survolent sans cesse
venir si lolntsin que ce qui va venIr ne saurait que le submerger. Car des millions d'oiseaux marins, mais des vallonnements doux cou-
c'est maIntenant que tout commence, c'est maintennant qu'il part 8 ronnés de boqueteaux de chênes et de platanes, des chemins
sa recherche. poudreux bordés d'entassements de pierres sèches ou de hautes
les reves
A

partie de base-ball. Mais on réveil et pour prolonger son som-


retient surtout le personnage du meil, il finit par mêler à son pro-
propriétaire de la planète Mars, pre rêve les phénomènes exté·
« self·made businessman » qui rIeurs.
exploite si profondément les Mar- Très vite, McCay cesse de recou-
tiens qu'il leur vend l'air qu'ils rir à une prétendue logique et ne
respirent, leur droit à vivre, -et résiste plus à son délire créateur.
les mots qu'ils utilisent, leur droit Il établit une !lorte de classifica-
à la communication. tion systématique de la symbo-
Dans les premières séries d'aven- lique des rêves et met en images
tures de Little Nemo, Winsor les strates multiples de l'incon.
McCay s'inspire d'une théorie scient. Little Nemo a une vie oni-
alors à la mode, dite du « diner rique très fournie et chaque nuit
copieux » et selon laquelle le rêve nous le voyons aux prises avec
n'est que la conséquence physio- l'eHroyable réalité des fantasmes
logique d'un repas indigeste. Dans et des symboles qui peuplent son
la dernière image, lorsque Nemo sommeil : vertiges, chutes, fuites, rêve, ses parents viennent alors le Little Nemo in Slumberland, uni·
se réveille brutalement, on ap- étouHements, apparitions eHrayan- réveiller plutôt rudement. Bien vers fantastique dont l'irrationa.
prend qu'il a mangé la veille des tes, objets connus qui se trans- souvent, Nemo dressé sur son lit, lité poétique nous est restituée
oignons crus et de la glace... Freud forment en monstres, lieux fami- vibrant d'angoisse dans sa cham- magistralement par le talent de
a publié dans « la Science des liers soudain désertiques et mécon- bre qui évoque davantage une cel- Winsor McCay, qui, pour ce faire,
Rêves», une planche intitulée le naissables, etc. Lorsque Nemofait lule qu'une chambre de petit gar- a peut·être puisé dav,antage dans
Rêve de la Bonne Française, qui des, cauchemars, ses parents se çon, nous -semblera aussi seul et sa propre enfance que dans celle
présente nombre d'analogies avec plaignent d'être réveillés et déran- démuni que le premier homme sur de son fils, comme le veut la tra·
certains rêves de Nemo. Le rêveur gés et le prient assez sèchement la terre. - dition.
est tiraillé entre le besoin de som- de se rendormir. Lorsque Nemo Ce n'est là que l'un des aspects
meil et les stimuli externes de prend au contraiœ plaisir à son des merveilleuses aventures de Nicole Tisserand

haies de mûres, des grands champs de myrtilles, de navets, de D'habiles spéculations sur certaines coutumes (par exemple, tel
maïs, de patates douces. privilège accordé à tel village) ou sur quelques-uns des patronymes
encore en usage, pourraient apporter des précisions, des éclaircis-
En dépit de cette clémence remarquable, ni les Fuégiens, ni sements sur l'histoire de W, sur la provenance des colons (dont il
les Patagons ne s'implantèrent sur W. Quand le groupe de colons est au moins sûr que c'étaient des Blancs, des Occidentaux, et
dont les descendants forment aujourd'hui la population entière de même presque exclusivement des Anglo-saxons: des Hollandais,
J'ile s'y établit à la fin du XIX· siècle, W était une île absolument des Allemands, des Scandinaves, des représentants de cette classe
déserte, comme le sont encore la plupart des îles de la région; la orgueilleuse qu'aux Etats-Unis on nomme les Wasp) , sur leur nom-
brume, les récifs, les marais avaient interdit son approche; explo- bre, sur les lois qu'ils se donnèrent, etc... Mais que W ait été fondée
rateurs et géographes n'avaient pas achevé, ou, plus souvent encore, par des forbans ou par des sportifs, au fond, cela ne change pas
n'avaient même pas entrepris la reconnaissance de son tracé et sur grand-chose. Ce qui est vrai, ce qui est sûr, ce qui frappe dès l'abord,
la plupart des cartes, W n'apparaissait pas ou n'était qu'une tache c'est que West aujourd'hui un pays où le sport est roi, une nation
vague et sans nom dont les contours imprécis divisaient à peine la d'athlètes où le sport et la vie se confondent en un même magni-
mer et la terre. fique effort. La fière devise
La tradition fait remonter à un certain Wilson la fondation et
le nom même de l'île. Sur ce point, de départ unanime, de nom~ Fortius Altius Citius
breuses variantes ont été avancées. Dans l'une, par exemple,
Wilson est un gardien de phare dont la négligence fut responsable qui orne les portiques monumentaux à l'entrée des villages, les
d'une effroyable catastrophe; dans une autre, c'est le chef d'un stades magnifiques aux cendrées soigneusement en~retenues, les
groupe de conviets qui se seraient mutinés lors d'un transport en gigantesques journaux muraux publiant à toute heure du jour les
Australie; dans une autre encore, c'est un Nemo dégoûté du monde résultats des compétitions, les triomphes quotidiens réservés aux
et rêvant de bâtir une Cité Idéale. Une quatrième variation, assez vainqueurs, la tenue des hommes: un survêtement gris frappé dans
proche de la précédente, mals significativement différente, fait de le dos d'un immense W blanc, tels sont quelques-uns des premiers
Wilson un champion (d'autres disent un entraîneur) qui, exalté par spectacles qui s'offriront au nouvel arrivant.
l'entreprise olympique; mais désespéré par les difficultés que ren: Ils lui apprendront, dans l'émerveillement et l'enthousiasme
contrait alors Pierre de Coubertin et persuadé que l'Idéal olympique (qui ne serait enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par
ne pourrait qu'être bafoué, sali, détourné au profit de marchandages ces prouesses quotidiennes, cette lutte au coude à coude, cette
sordides, soumis aux pires compromissions par ceux-là même qui ivresse que donne la victoire ?) que la vie, ici, est faite pour la plus
prétendraient le servir, résolut de tout mettre-en œuvre pour fonder, grande gloire du corps. Et l'on verra plus tard comment cette voca-
à l'abri des querelles chauvines et des manipulations idéologiques, tion athlétique détermine la vie de la Cité, comment le sport gou-
une nouvelle Olympie.
verne W, comme il a façonné au plus profond les relations sociales,
Le détail de ces traditions est Inconnu; leur validité même est les aspirations individuelles.
loin d'être assurée. Cela n'a pas une très grande importance. (A suivre.)

La QWnzaine littéraire, du 16 GU 31 ianvier' 1970


CINEMA

Fellini chez Trintalcion


La décadence d'une société et ses partouzes de patriciens.
embrase l'écran de lueurs san- Il finira par embarquer pour une
glantes. Les nuées assombris- île verte en mer. Et là Pétrone
sent les moindres recoins d'un est depuis longtemps effacé par
décor à la Piranèse. De lourdes Fellini.
nuées enténèbrent les orgies La folie visuelle du réalisateur
de Trimalcion. Les derniers aurait pu faire du film une sorte
embrasements illuminent un de spectacle très Hollywood en
monde de nains, de vieillards péplum: une bouffonnerie dans
adipeux, de matrones obèses le style Fellini's Folies. Ça aurait
et d'infirmes obscènes. Le ciel intéressé les esthètes et ravi le
est un lourd couvercle. La public de Noël. Mais Fellini,
terre est à l'heure des bra- comme dans la Dolce Vita, est
siers. plus moraliste qu'il n'y paraît. Il
crache son dégoût d'une société
qui le fascine. Son regard fait
Les rires, les applaudisse- flamber les personnages. Ce
ments accompagnent la mutila- n'est pas un procès-verbal. C'est
tion spectaculaire d'un men- un pamphlet d'homme d'église,
diant: on lui coupe la main un anathème comme on peut
et on exhibe le moignon. La penser que certains premiers
descente aux enfers est com-
chrétiens ont pu en lancer dans
mencée. Fellini illustre le chapi- Rome : Saint-Augustin, par
tre d'Elie Faure consacré à exemple. C'est une véritable
Velasquez: u Le monde où il lave que déverse Fellini sur
vivait était triste. Un roi dégé- cette société de prostitution et
néré, des enfants malades, des de corruption, un regard qui
idiots, des nains, des infinnes, tisse le vêtement des corps mor-
quelques pitres monstrueux.• tels en y insinuant. le fil de la
Souvenez-vous. Ce passage était
mort -.
lu dans Pierrot le Fou. Ce pas- Car il y a quelque chose de
sage ouvrait le film de Jean-Luc funèbre dans cette civi·lisation.
Godard. Ce passage pourrait L'embrasement est beau, le raf·
ouvrir le Fellini-Satyricon. finement atteint à son comble,
Il ne faut pas trop chercher à mais tout est déjà perdu. Encolpe
savoir si l'œuvre de Pétrone est est le jouet des événements. Il
respectée ou non. Certains épi- se perd dans le labyrinthe, de-
sodes le sont. Le repas chez vient la risée d'une civilisation
Trimalcion, par exemple, l'est qui trompe son ennui dans les
dans ses moindres détails. Des jeux d'arène. Ce peuple a besoin
épisodes sont effacés. D'autres de sang et de rires pour tromper
sont ajoutés. Fantasmes person- son vertige. Ce monde, c'est le
nels qui utilisent le support de nôtre. Avec ses revues pornos
l'histoire (et de l'Histoire). Tout et ses journaux à sensation, avec
est permis à Fellini. L'essentiel ses charcuteries (devant les-
n'est pas là. L'essentiel est de quelles les gens font la queue le
nature visuelle. Le film est un que qui s'exprime par une imagi- sensationnel (Fellini fut d'abord samedi) et ses • parties - du
film visionnaire et tout est nation du décor démentielle. journaliste!) et du sanglant. soir. Il y a une dureté du regard
subordonné aux couleurs, à l'ar- Le Fellini-Satyricon est un fleuve C'est le triomphe de ce que chez Fellini qui ne se trouve pas
chitecture et à une dramatisation d'images grandioses, de plus en les situationnistes nomment so- chez Pétrone. Une sévérité de
picturale de l'écran. Dans ce plus oniriques dans leur gran- ciété du spectacle. Chacun de- moraliste. Un écœurement qui
film, Fellini est un fou qui se deur, éclatant en détails d'un vient voyeur. Fellini exploite ce palpite au sein même des fastes
prend pour Goya (avec la collec- surréalisme fou. vertige de voyeurs dans une pro- de la décadence. Encolpe laisse
tion de visages de matrones), Folie admirable qui mélange lifération de scènes frénétiques. derrière lui les patriciens se
pour Vélasquez (peintre du soir les trognes farineuses et les Frénésie de coïter, frénésie de dévorer entre eux, comme Piero
et de la décrépitude) , pour Cara- visages d'éphèbes. Folie des manger, frénésie de jouir, de rot le Fou laissait derrière lui
vage (pour la sensualité raffinée contrastes: de la bestialité des posséder, d'obtenir. Tout s'achè- les gangsters s'entretuer pour
et dramatique), et pour Dante accouplements aux jeux éroti- te, tout se vend, le vertige quelques liasses de billets.
(traversant les vapeurs pestilen- ques les plus gracieux. Folie de accélère son mouvement. Fellini Encolpe, comme Pierrot, cher-
tielles du tableau de Delacroix). cinéaste qui sature l'écran de donne à son film un rythme de che Je vert paradis des îles. Et
Travellings sur ces corps déjà détails à la Jérôme Bosch, d'ou- plus en plus rapide, un halète- si l'île n'existe pas, alors, merde
raidis dans une beauté cadavé- trances colorées et de rêves ment de fuite. Encolpe, le jeune à tous, et je me fais sauter. Cela
rique. Panoramiques sur des cré· projetés dans des fantoches étudiant romain, héros de l'his- n'est pas dit. Ça pourrait l'être.
puscules écarlates. Folie cinéma- somptueusement parés. Dans toire, traverse la Rome des Car le film est une phrase sus-
tographique. Débauche visuelle cette société romaine, les rites derniers Césars comme Pierrot pendue. Il se termine sur une
qui porte ici Fellini au niveau cultuels ont perdu leur sens le Fou traversait les apparences vision de décombres. Sur des
d'un Josef von Sternberg, celui religieux et deviennent d'une de la France de mil-neuf-cent- ruines.
de l'Impératrice Rouge. On gratuité qui tourne au vertige. soixante-cinq. Encolpe fuit la
retrouve ce délire schizophréni- Vertige de l'érotisme. Vertige du Dolce Vita romaine. Il fuit Rome Jacques-Pierre Amette

30
Livres publiés
du 20 décelDbre 1969 au 5 janvier 1970
A. Colin, 272 p., 47 F. at pédagogue de la franc-maçonnerie, à plusieurs attaques 20 p. illustrées
CRITIQUE Une étude psycho- de l'enfance. des Idées surprises en héllograwre.
HISTOIRE pédagogique et des religions. contre l'aviation Arthaud, 276 p., 25 F.
LITT aRAIRE sur un thème nigériane Le récit de l'exploit
à l'ordre du jour. PHILOSOPHIE et au ravitaillement accompli
Maurice Gonnaud LINGUISTIQUE POLITIQUE des Biafrais. par le navigateur qui,
J.-M. Santraud • Ernest Jones ECONOMIE le premier, a réalisé
La vie et l'œuvre le tour du monde
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Stephen Crane Le marxisme comme L'année économique RELIGION sans escale
A. Colin, 288 p., 10,20 F, Tome III : Les derniè- 1968 _ en avril 1969.
res années morale
Une introduction (1919-1939) Ed. Privat, 112 p., 9,60 F. P.U.F., 360 p., 45 F. Harvey Cox
à l'œuvre de Stephen Trad. de l'anglais Un aspect fondamental Une publication Ne le laissez pas J. Orif
Crane à travers l'étude par L. Flournoy. du marxisme, de la Fondation au serpent Ski
de deux de ses plus P.U.F., 584 p., 38 F. traité avec une grande Nationale des Sciences Trad. de l'américain Cours des écoles
célèbres romans le troisième et dernier ""rté de jugement, Politiques. par S. de Trooz du ski français
• Maggie. volÙme d'une biographie par te philosophe (Services d'Etude Casterman, 192 p., 210 documents
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des origines à la fin • Hiérarchies.- P.U.F., 128 p., 16 F. Le marché mon6talre Solar, 252 p., 14,50 F.
castes, ordres - ; La constante connexion de Londres depuis 1960 .Jeannine Auboyer
du XIX· siècle, Les souvenirs
telle qu'elle est connue • Les classes - ; du tragique P.U.F., 144 p., 10 F. Jean-Françis Enault
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et ressentie de notre et de l'histoire Les transformations La via publique ·et du champion françala.
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et d'un meilleur emploi Tome 1 : Introduction
des capacités créatrices P.U.F., 208 p., 20 F. en œuvre par Roosevelt. A. Colin, 384 p., 14,30 F.
de l'homme. Un bilan des acquisitions Une présentation
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• Sigmund Freud pour l'avenir La franc-maçonnerie des deux Allemagnes
La vie sexuelle de la recherche .....p1lère et occultiste contemporaines, RECTIFICATIF
pédagogique., Texte établi, annoté dans les perspectives

1.
Trad. de f'allemand Une erreur s'est glissée dans notre
par Denise Berger, et préfacé par A. Faivre. de la géographie
Avant-propos humaine. rubrique • TOUS LES LIVRES -. Nous
Jean Laplanche Tran-Thong avons attribué l'édition du Tome 3 de
et leurs collaborateurs. La pensée ~Ique par Alec Mellor.
Nomb. hors-texte. C.G. Von Rosen la correspondance de Stephane Mal·
P.U.F., 164 p., 12 F. d'Henri Wallon larmé au seul Henri Mondor. Le tra-
Un recueil de textes P.U.F., 176 p., 25 F. Aubier-Montaigne, Le ghetto biafrais
vail de classement et d'annotation de
inédits en France. Un ouvrage 1088 p., 135 F. tel que Je l'al w ce recueil est dO, pour une large part,
Qui rassemble Un ouvrage posthume 1 carte
d'une importance Arthaud, 192 p., 19,50 F.
à J. Austin, Professeur à l'Université
Michel Gilly et organise de Cambridge.
Bon "ève, mllUVals tous les écrits capitale L'expérience d'un pilote
6I8n du grand psychologue pour les historiens suédois qui a partlelpé

La Quinzaine littéraire, du 16 au 31 janvier 1~70 31

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