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ET SES SOURCES
D'INFLUENCE
De la philosophie à la politique
Joël DELHOM
Maître de Conférences à l’Université de Bretagne-Sud
(Lorient, France)
SOMMAIRE
INTRODUCTION
II - 1. Aspects philosophiques
II - 1.1. La question religieuse
II - 1.2. La science, la philosophie, la morale
II - 1.3. Conclusion : une réélaboration culturelle
II - 2. Aspects socio-politiques et économiques
II - 2.1. La question politique
II - 2.2. Les questions économiques et juridiques
II - 2.3. L'antagonisme des classes sociales, le syndicalisme et la révolution
II - 2.4. Conclusion : l'Anarchie selon Manuel González Prada
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
Résumé
Manuel González Prada et ses sources d’influence :
de la philosophie à la politique
Ce travail, qui s'appuie sur un recensement systématique des références citées dans
l'œuvre du Péruvien Manuel González Prada (1844-1918), s'attache à mettre en évidence les
conditions de production et d'interprétation de son discours, imprégné par des formations
discursives contradictoires. Les citations et les références sont les signes actifs d’un
interdiscours idéologique sur lequel une transformation signifiante est opérée. La pensée de
l'essayiste, saisie dans ses aspects philosophiques d'une part et socio-politiques d'autre part,
est le produit d'une réélaboration culturelle originale et critique, ses sources d'influence
européennes étant confrontées aux réalités andines.
L’étude fait également émerger la cohérence interne du parcours intellectuel de
l'écrivain qui évolue progressivement du libéralisme élitiste et positiviste, inspiré d’Ernest
Renan et d’Auguste Comte, au communisme libertaire de Pierre Kropotkine et d’Elisée
Reclus, mais dont le cheminement est rendu obscur par les successives modifications de ses
textes. Le rôle central de la question religieuse dans cette évolution y est souligné, de même
que celui d’un séjour de sept ans en Europe. La pensée traditionaliste française a sans doute
influencé les idées antiparlementaristes de G. Prada, mais ce sont en revanche les théoriciens
anarchistes qui lui ont donné les moyens de critiquer la notion de l’ordre social positiviste
d’une part et de l’évolutionnisme d’Herbert Spencer dans ses dérives néo-darwinistes d’autre
part. Dans ce cadre philosophique, l’anarchisme gonzalez-pradien constitue le terme de
l’évolution humaine dans le dépassement de la sélection naturelle. Il est conçu comme l’idéal
le plus pur de l’individualisme libéral et de la fraternité universelle portée par le
christianisme primitif.
Mots-clés
González Prada (Manuel) - Pérou XIX-XXe s. - Histoire des Idées - Positivisme - Anarchisme
- Sources d’influence - Discours Politique - Utopies
3
Resumen
Manuel González Prada y sus fuentes de influencia:
de la filosofía a la política
Palabras claves
González Prada (Manuel) - Perú s. XIX-XX - Historia de las Ideas - Positivismo -
Anarquismo - Fuentes de influencia - Discurso Político - Utopías
4
Summary
Manuel González Prada and his influence sources:
from philosophy to politics
This work relies on the systematic inventory of the references quoted in Manuel
González Prada’s works (1844-1918) and aims at showing the production and interpretation
conditions of the Peruvian essayist’s discourse. It demonstrates how his philosophical and
sociopolitical thought is the product of an original and critical cultural re-elaboration which
confronts the European influence sources with the Andean realities. The dissertation also
proves the internal coherence of the writer’s intellectual development from Auguste Comte’s
positivism to Piotr Kropotkine’s anarchism, this progression being obscured by the successive
revisions of his essays. French traditionalists influenced Prada’s antiparliamentarianism and
anarchists theoreticians helped him criticize the positivist notion of social order on the one
hand and Herbert Spencer’s evolutionism in its social Darwinist drifts on the other hand. In
this philosophical framework Prada’s anarchism constitutes the aim of human evolution, the
mutual aid concept going beyond the natural selection principle. It is viewed as the purest
ideal of both liberal individualism and christian universal brotherhood, a sort of synthesis of
freedom and solidarity necessities.
Keywords
Manuel González Prada - Latin America - Peru - XIXth-XXth century. - History of Ideas -
Social History - Positivism - Anarchism - Philosophy - Religion - Politics - Sources -
Influences - Political Discourse - Counter-Culture - Utopy
5
"La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont
non plus à qui les a dites premièrement, qu'à qui les dit après.
Ce n'est non plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi
l'entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent deçà delà
les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce
n'est plus thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées
d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un
ouvrage tout sien, à savoir son jugement."
1) Voir l'introduction d'Álvaro Salvador à DARÍO Rubén, Azul... Cantos de vida y esperanza,
Madrid, Espasa Calpe, 1994, p. 11.
2) GARCÍA CALDERÓN Ventura, Semblanzas de América, [Madrid], Biblioteca Ariel, [1919],
p. 178.
8
anuncia precisamente la posibilidad de una literatura peruana. Es la liberación
de la metrópoli. Es, finalmente, la ruptura con el Virreinato." (3).
Ce regard n'est plus ni celui de l'étranger proprement dit, ni celui du national imperméable
aux idées extérieures, mais celui d'un homme riche d'expériences plurielles qu'il a su
fusionner pour forger une pensée d'un alliage original. Ce penseur ne sera plus seulement
péruvien ou même américain, mais universel.
González Prada peut effectivement être considéré comme un écrivain plutôt atypique
dans le contexte latino-américain, parce qu'il cumule trois spécificités :
- il défend un positivisme totalement affranchi de religiosité ;
- il rejette catégoriquement le darwinisme social et condamne les théories racistes qui
en résultent ;
- il devient à la fin de sa vie un propagandiste de l'anarchisme.
Pour expliquer l'originalité et la cohérence interne du cheminement intellectuel de
G. Prada, il est nécessaire d'interroger les sources de sa pensée, ou plus précisément d'étudier
comment notre auteur les interprète et les critique. Une simple lecture de son œuvre
d'essayiste montre que son analyse de la société péruvienne s'enracine, par une multitude de
radicelles, dans le terreau européen. Or, celui-ci est alors particulièrement fertile : sur le
Vieux Continent se développent un grand nombre de théories et d'idées qui donnent lieu à des
affrontements passionnés.
Nous nous proposons ici de vérifier que le discours philosophique, politique et social
de González Prada est le fruit d'un processus critique de réélaboration culturelle, en étudiant
comment l'auteur confronte un matériau idéologique et conceptuel exogène avec la réalité
péruvienne, et ce qui résulte de cette confrontation.
Dans une œuvre, les citations, les références et les allusions à des auteurs ou
personnages antérieurs ou contemporains constituent la manifestation intertextuelle
privilégiée des sources d'une pensée et, en quelque sorte, un pivot autour duquel s'élabore,
dans l'écart ou le rapprochement, le discours personnel de l'auteur. Elles sont des signes du
rejet, de l'appropriation ou de la transformation des discours pré-existants, c'est-à-dire de
l'interdiscours. À ce titre, elles participent du processus de signification : sources de la
pensée, elles sont aussi sources de sens parce qu'elles fournissent des clés pour interpréter le
nouveau discours dans lequel elles s'insèrent.
9
Lors d'une très longue et minutieuse étape de notre travail, nous avons procédé au
recensement et à l'identification systématiques des auteurs et personnages publics cités dans
l'ensemble de l'œuvre en prose et en vers de G. Prada. Cet inventaire sert de matière première
à une approche descriptive préliminaire qui permet de mesurer l'ampleur et la variété des
influences reçues par cet écrivain. Mais il faut l'utiliser avec la plus grande prudence et se
garder d'en tirer des conclusions qui seraient dépourvues de tout fondement scientifique. La
fréquence de citation d'un auteur, par exemple, ne constitue qu'un indice de l'importance,
positive ou négative, que pouvait lui accorder Prada par rapport à d'autres références, mais ne
révèle en soi rien de plus. Le recensement est, en revanche, une base fiable pour évaluer et
comparer les centres d'intérêt de notre écrivain : quels pays, quelles époques, quelles
catégories de personnages ont attiré son attention à tel ou tel moment de sa vie intellectuelle ?
Cet instrument fournit également des accès sélectifs à son œuvre qui permettent de compléter
l'approche analytique de la seconde partie de notre travail.
Celle-ci présente de manière thématique deux aspects essentiels de la pensée de
G. Prada : ses conceptions philosophiques et ses conceptions socio-politiques. L'étude du
premier aspect permet de mettre en lumière un certain nombre de présupposés idéologiques
qui conditionnent l'interprétation du second aspect analysé de sa pensée. La dimension de
cette étude imposant un certain nombre de choix, nous avons exclu de notre réflexion la
critique littéraire, celle développée par l'auteur et celle que nous aurions pu réaliser sur son
œuvre, et nous avons dû nous résoudre à ignorer ses écrits poétiques. L'œuvre de Prada étant
relativement vaste, il nous a semblé plus judicieux, pour dégager en particulier ses idées
politiques et sociales, de nous attacher à ses discours, ses essais et ses articles. Notre objectif
primordial était de montrer la cohérence de l'évolution de sa pensée (4) et d'en proposer une
vision synthétique afin de préciser à quels titres elle présente une originalité américaine.
10
PREMIÈRE PARTIE
12
CHAPITRE PREMIER
14
nitrates. Sous l'occupation, González Prada se cloîtra chez lui, refusant de sortir trois ans
durant afin de ne pas croiser l'envahisseur. Reclus, il méditait sur la réalité nationale du
Pérou...
Cet épisode historique détermina la caractéristique principale de l'œuvre de González
Prada, écrivain surtout célébré pour la qualité de sa prose et l'intérêt de ses écrits socio-
politiques. En effet, si le poète avait commencé à publier ses vers (souvent anti-catholiques)
durant la seconde moitié des années 1860, l'essayiste ne se manifesta véritablement qu'une
vingtaine d'années plus tard, à partir de 1885. La poésie fut alors quelque peu délaissée au
profit de la critique sociale.
La rupture avec les classes dirigeantes du Pérou intervint après 1886, comme l'a
démontré Efraín Kristal (8). González Prada devint alors le porte-parole d'une génération
revancharde qui exigeait des comptes de tous ceux qu'elle tenait pour responsables de la
défaite du Pérou. Le foyer intellectuel de ce courant contestataire était le Círculo Literario,
fondé par l'écrivain en 1885, qui donna naissance quelques années plus tard à un nouveau
parti politique, l'Unión Nacional (1891). Mais, à la stupéfaction générale, González Prada
s'embarqua pour l'Europe quelques jours après la fondation du parti, accompagné de sa
femme, une Française qu'il avait épousée en 1887, l'année de la mort de sa mère (9). Il devait
y demeurer sept ans.
Ce long séjour sur le Vieux Continent fut peut-être la période la plus importante et la
plus heureuse de la vie de González Prada, un moment privilégié d'approfondissement de sa
formation et de sa réflexion. Il résida six années en France, où naquit son fils, et un an en
Espagne (Barcelone et Madrid). En 1894, il publia à Paris son premier ouvrage, Pájinas
libres (10), un recueil d'essais et de discours revus et corrigés, qui fit scandale dans les
milieux conservateurs et cléricaux, lorsqu'il arriva au Pérou.
En 1898, à peine rentré au pays, l'écrivain prononça un discours qui révéla le
changement idéologique survenu en Europe. En 1902, il quitta définitivement le parti qu'il
avait fondé et mit sa plume au service des idéaux anarchistes. En 1904, se prononçant sur un
sujet national de première importance, il écrivit que le problème de l'Indien n'était pas d'ordre
15
racial, mais de nature socio-économique ; son analyse devait faire date. Le livre d'essais
Horas de lucha, publié à Lima en 1908, est le reflet fidèle de cette époque. Il est l'oeuvre
virulente et parfois même caricaturale de l'anarchiste soucieux de question sociale et
d'émancipation de l'individu
González Prada n'avait pas, pour autant, abandonné sa passion pour la poésie. Il revint
ainsi à ses premières amours en 1901 avec Minúsculas, et enfin avec Exóticas, dix ans plus
tard. Les vers servaient aussi son objectif de "propaganda y ataque" comme le démontrent les
recueils Presbiterianas (1919), Grafitos (1937), Libertarias (1938) et Letrillas (1975).
De 1912 à 1914, González Prada occupa la direction de la Bibliothèque Nationale à la
place de son vieil ennemi Ricardo Palma. Fidèle à ses convictions, il en démissionna pour ne
pas cautionner le coup d'État du colonel Benavides (11). En 1916, le gouvernement
constitutionnel de José Pardo (12), le réintégra dans ses fonctions. La mort vint le surprendre,
le 22 juillet 1918, à l'âge de 74 ans.
11) Óscar Raimundo Benavides (1876-1945), général péruvien qui fut président de la République de
1914 à 1915, puis de 1933 à 1939. Le 4 février 1914, alors qu'il était encore colonel, il prit la tête d'un
putsch militaire qui renversa le président Guillermo Enrique Billinghurst (1851-1915) au pouvoir
depuis 1912. Pour s'opposer à cette dictature, Prada écrivit les textes réunis dans le livre posthume
Bajo el oprobio, Paris, L. Bellenand, 1933, 203 p.
12) José Pardo y Barreda (1864-1947), président de la République de 1904 à 1908 et de 1915 à
1919.
13) On trouvera dans notre Bibliographie la liste complète des écrits de Prada et de leurs principales
éditions.
14) Prada nota lui-même à la fin de son ouvrage : "Este libro debió de titularse Refundiciones,
porque la mayor parte sale hoy muy alterada. Si los discursos en el Politeama y en el entierro de
Luis E. Márquez no presentan casi ninguna modificación, ofrecen muchas la conferencia en el Ateneo
y el discurso en el Teatro Olimpo.", cité par L. A. SÁNCHEZ, Nuestras vidas..., op. cit., p. 147.
15) Parti fondé par Manuel Pardo (1834-1878), qui fut président de la République de 1872 à 1876.
Nous reviendrons infra sur l’adhésion de G. Prada au Partido Civil.
16
signification politique de certains écrits. Presque toutes les éditions postérieures de Páginas
libres, telles que celle de la Biblioteca Ayacucho d'où nous extrayons généralement nos
citations, se basent sur l'édition établie par L. A. Sánchez en 1946 (Lima, PTCM) à partir des
textes corrigés par l'auteur en vue d'une publication qu'il ne parvint pas à réaliser de son
vivant. Nous sommes donc en présence d'une troisième version de certains de ces essais et
d'une seconde de quelques autres. Sánchez, l'éditeur, a bien fait un effort d'édition critique,
introduisant des notes qui signalent des corrections, mais ce travail est malheureusement fort
incomplet et parfois même erroné. À ces imperfections s'ajoutent de nombreuses et
regrettables erreurs d'impression dans la première édition (1976) de la Biblioteca Ayacucho.
Nous avons personnellement confronté le texte de cette édition de Páginas libres avec
celui de la seconde (Madrid, 1915), qui copie la première (Paris, 1894) sans en conserver les
innovations orthographiques et grammaticales. Nous avons ainsi pu tenir compte des
modifications postérieures à 1894, mais non de celles qui étaient antérieures, faute d'avoir eu
accès aux versions de ces textes publiées au Pérou dans des périodiques (16).
En ce qui concerne Horas de lucha, nous n'avons aucune information sur les
corrections qui auraient pu être apportées entre 1889 (date la plus reculée figurant en fin de
l'un des essais) et 1908 (date de la première publication de l'ouvrage), ou entre 1908 et la
disparition de G. Prada. La Biblioteca Ayacucho précise simplement qu'elle se base sur le
"texte de la seconde édition (Callao, Tip. "Lux", 1924), révisé, corrigé et augmenté par la
veuve de l'auteur" (17). Il est pratiquement certain que Prada, avant de publier son livre, avait
modifié au moins quelques uns des écrits qui le composent, comme semble l'indiquer
"Nuestros liberales". Cet essai est en effet constitué de deux textes, l'un de 1902 et l'autre de
1908, dont le premier dérive d'un article qui peut dater de 1900 et qui est intégré comme
fragment inédit dans Propaganda y ataque (1939) sous le titre "La Unión Nacional" (p. 171-
177) (18).
16) Certaines sont introuvables ; les autres n'ont pu être consultées car aucun accord n'a été trouvé
entre le GRAL / CNRS - UMR 9959 (l'un de nos deux centres de recherche de rattachement) et la
Bibliothèque Nationale du Pérou quant aux moyens de paiement des microfilms ! C'est pour la même
raison que nous n'avons pu avoir accès à la première édition de Pájinas libres.
17) Páginas libres. Horas de lucha, pról. y notas de L. A. Sánchez, [Caracas], Biblioteca Ayacucho,
1976, p. XVII.
18) Le fils de l'écrivain, Alfredo González Prada, écrit en note à "La Unión Nacional" : "Los
fragmentos que publicamos bajo este título [...] constituían, originariamente, las partes II y III de un
extenso artículo, El Partido Liberal, escrito en 1900. Inequívocos indicios en el manuscrito permiten
inferir que, al preparar en 1908 su libro Horas de Lucha, el autor utilizó la parte I del artículo y
probablemente ciertos párrafos de las partes II y III para redactar Nuestros Liberales, incluido en
dicho libro.", Propaganda y ataque, Buenos Aires, Imán, 1939, p. 171.
17
Les articles, pour la plupart publiés dans la presse libérale ou anarchiste du vivant de
l'auteur, qui sont réunis dans des volumes tels que Propaganda y ataque, Prosa menuda
(1941) et Anarquía (1936), ont pour certains d'entre eux fait l'objet de corrections en vue
d'une future publication en recueil. C'est par exemple le cas pour la première partie de
Propaganda y ataque, qui rassemble des articles antireligieux, dans l'ordre prévu par
G. Prada. L'éditeur, son fils, a signalé en note les ajouts de l'écrivain aux versions publiées,
mais il a intégré dans le texte des corrections moins importantes sans les préciser (19).
Dans Prosa menuda, Alfredo González Prada note également que "el libro de recortes
tiene el valor documental de las correcciones del autor, correcciones que explican la
divergencia entre Prosa Menuda y los textos publicados" (20), mais il ne signale pas ces
corrections dans le texte.
Comme on peut le voir, un sérieux travail d'édition critique reste à faire à partir des
manuscrits et des originaux publiés dans des périodiques. Chaque fois que cela était possible,
nous avons précisé dans notre travail les modifications apportées par l'auteur, en évaluant la
date de la correction. Pour certains textes non datés, nous avons risqué une datation lorsque
des éléments du texte le permettaient. Par exemple, plusieurs indices nous conduisent à penser
que "Nuestros inmigrantes" de Horas de lucha a dû être composé ou remanié vers 1901 ; une
remarque de l'écrivain suggère que l'essai "Instrucción católica" de Páginas libres,
initialement intitulé "Instrucción laica" et daté de 1892 dans l'édition de Madrid (1915), a été
modifié entre 1895 et 1904 ; dans le même ouvrage, une note indique que les corrections
apportées à "Renan" pourraient dater de la période 1894-1896 ; de la même manière, une
citation d'un auteur français montre que le texte inédit "El deber anárquico", d'Anarquía, doit
être postérieur à 1912 ; diverses références indiquent que l'article "En España", qu'Alfredo
González Prada situe dans la période 1904-1909, pourrait avoir été écrit vers 1907, tout
comme "El crimen de Chicago", etc. (21).
Ces difficultés philologiques font donc peser sur notre travail un certain nombre
d'incertitudes que seule une étude des manuscrits pourrait lever en partie. Toutefois, nous ne
pensons pas que d'une manière globale elles puissent remettre en cause la validité des grandes
lignes de notre analyse.
18
DEUXIÈME PARTIE
ASPECTS DE LA PENSEE DE
GONZÁLEZ PRADA
ET DE SES SOURCES D'INFLUENCE
La section précédente a démontré l'importance, dans l'œuvre de González Prada, des
références qui ressortissent à la politique (24,5 %), aux sciences humaines (13,5 %) et à la
religion (10,5 %). En y ajoutant les sciences de la nature (6,5 %), nous couvrons plus de la
moitié des centres d'intérêt de l'auteur (55 %). Nous avons donc pris le parti d'ignorer la
question littéraire et de consacrer une analyse thématique des influences reçues à cette bonne
moitié de la pensée de Prada en la subdivisant en deux aspects majeurs : la philosophie et la
politique, dans leur sens le plus large. Le premier chapitre, consacré aux aspects
philosophiques, aborde successivement les questions de la religion, de la science et de
l'éthique. Le second chapitre s'articule autour de quelques thèmes centraux d'ordre socio-
politique et économique. Cet ordre se justifie par la nécessité de mettre à jour un certain
nombre de conceptions fondamentales, des présupposés philosophiques et idéologiques, qui
orientent et éclairent l'interprétation des prises de position pratiques dont se compose ce que
nous appelons la politique chez Prada.
20
CHAPITRE PREMIER
ASPECTS PHILOSOPHIQUES
21
II - 1. ASPECTS PHILOSOPHIQUES (22)
Définir ce que peut être "la pensée" d'un homme est déjà une gageure. Cette "pensée"
singulière n'existe pas. Elle est une fiction forgée par le regard critique du lecteur. L'auteur
étudié a eu, lui, tout au long de sa vie, des pensées, des idées, des conceptions, multiples,
complexes, contradictoires. L'analyse ne peut prétendre qu'à une approche, plus ou moins
pertinente, plus ou moins pénétrante, mais toujours partielle, des lignes de force d'une œuvre,
de ses principales ruptures (23), que nous appellerons par convenance "la pensée".
L'objectivité, ici plus qu'ailleurs, n'est qu'une illusion. L'analyste ne peut faire
totalement abstraction de ses propres présupposés philosophiques qui déterminent, à la base,
la compréhension de la pensée d'autrui. Tout au plus peut-il espérer être le moins partial
possible. Ce miroir déformant qu'est la projection-réflexion de nos propres structures
mentales dans la lecture de celles d'un autre nuit-il à l'acte critique de connaissance ? Nous ne
le pensons pas, car ce dernier n'est en définitive qu'une interprétation, nécessairement
personnelle, d'un objet qui nous échappera toujours, comme l'explique la théorie peircéenne
de la connaissance.
L'éclatement d'une pensée globale en une série de thèmes répond à une exigence de
clarté dans l'exposé, mais n'en reste pas moins une dissection arbitraire. D'autre part,
l'interconnexion des divers aspects constitutifs de cette pensée nous expose à la répétition :
comment, en effet, parler de religion, d'éducation ou de politique sans entrer dans les
22) Dans cette seconde étape de notre travail (tout comme dans les notices biographiques de l'Index
général des références citées dans l'œuvre de González Prada, du volume II), nos informations
concernant les auteurs du XIXe siècle et leurs ouvrages proviennent, pour l'essentiel, lorsque nous ne
citons aucune référence particulière, des ouvrages suivants :
- Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, réimpression de l'édition de Paris,
1866-1879, Genève-Paris, [Larousse], 1982, 17 vol.
- Nouveau dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays (3 vol.) et des œuvres de
tous les temps et de tous les pays (6 vol.), Paris, Laffont-Bompiani, 1994.
- Encyclopædia Universalis, Paris, Encyclopædia Universalis, 1990, 30 vol..
- Catalogue de la Bibliothèque Nationale
Nous avons également eu recours à plusieurs dictionnaires encyclopédiques dont les
principaux sont :
- Dictionnaire encyclopédique Quillet, Paris, Quillet, 1985, 10 vol.
- Larousse six volumes en couleurs, Paris, Larousse, 1976.
23) Imaginons une cordillère dont nous ne verrions que l'orientation géographique, les sommets les
plus élevés, les vallées les plus profondes. Tout le reste nous serait imperceptible.
22
conceptions philosophiques ? Nous sommes conscients de tels écueils, inhérents à ce type de
travail, et nous espérons les contourner.
Jusqu'en 1890, la religion n'est pas un objet très important du discours de Prada, qui
est alors principalement axé sur des thèmes politiques ou littéraires. C'est donc l'année qui
précède le départ pour l'Europe qu'elle passe au centre de ses préoccupations pour y demeurer
par la suite. Il est d'ailleurs significatif que, sur les huit nouveaux écrits de la période
européenne (27), six concernent la religion.
24) Pendant l'exil de ses parents au Chili (1855-1856), Prada, alors âgé de onze ou douze ans,
fréquente le Collège anglais de Valparaiso où son esprit a dû s'ouvrir à l'influence européenne. Après
le retour à Lima, il est inscrit au séminaire Santo Toribio de 1857 à 1860, d'où il s'enfuit à seize ans
pour s'inscrire, sans l'autorisation de ses parents, au Convictorio de San Carlos, le 31 mars 1860. Il y
restera jusqu'en 1864. Prada raconte cet épisode de sa vie dans un entretien avec Félix del Valle. Il y
déclare notamment : "Mi padre, efectivamente, me internó en el Seminario. Allí comencé a sentir el
aguijón de otras ideas. Mi espíritu no latía a compás con aquel ambiente. Había en el fondo de mí un
sedimento negativo que se rebelaba a la asimilación de las ideas que los frailes imponían.", in PINTO
Willy, Manuel González Prada: profeta olvidado (6 entrevistas y un apunte), Lima, Cibeles, 1985,
p. 30-31. Retranscription de l'entretien paru dans Revista de Actualidades (Lima), n° 3, 14 juillet 1917,
sous le titre "Nuestros grandes prestigios". Voir aussi SANCHEZ Luis Alberto, Nuestras vidas..., op.
cit., p. 19-22.
25) MEAD Robert G. Jr., "Cronología de la obra en prosa de Manuel González Prada", Revista
Hispánica Moderna, New York, vol. XIII, n° 3-4, Julio-Octubre 1947, p. 309-317.
26) "[...] la cuestión religiosa lo absorbe como una obsesión.", écrivait au début du siècle RIVA
AGÜERO José de la, Carácter de la literatura del Perú independiente, in Obras completas, t. 1,
Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1962, p. 240.
27) Entre 1891 et 1898, Prada révisa ses productions antérieures en vue de la publication de
l'ouvrage Pájinas libres (1894) et écrivit huit nouveaux textes : "Jesucristo y su doctrina" (1891-98,
NPL), "Catolicismo y ciencia" (1891-96, NPL), "Escribas y retóricos" (1891-98, NPL), "La
23
Un regard sur la vie intime de l'écrivain permet d'éclairer ce tournant décisif. En
septembre 1888 naquit le premier enfant légitime de González Prada qui s'était marié, à
l'église, un an auparavant. Le bébé, baptisé en octobre, devait mourir peu après, fin novembre.
Deux mois plus tard, en janvier 1889, un autre décès venait endeuiller la famille, celui de la
sœur aînée de Prada, Cristina (28). Ce ne fut malheureusement pas le dernier : début février
1890, le deuxième enfant du couple, lui aussi baptisé, mourait peu après sa naissance.
Adriana, l'épouse très croyante de Prada, perdit alors la foi (29). Ajoutons à cette série funeste
la disparition, en mai 1887, après une longue agonie, de la mère de l'écrivain et nous pourrons
aisément imaginer l'état d'esprit d'un homme frappé par quatre décès de proches en moins de
quatre ans. La tonalité pessimiste de l'essai philosophique "La muerte y la vida" (PL, 190-
198), écrit en 1890, témoigne de cette époque douloureuse. Pour complaire à sa femme, Prada
avait consenti à se marier religieusement et à faire baptiser ses deux premiers enfants (30) ; le
troisième ne le sera pas, sans doute d'un commun accord dans le couple. Nous sommes
logiquement conduit à nous interroger sur les conséquences de ces évènements tragiques :
ont-ils modifié les convictions de Prada en matière religieuse et entraîné de nouvelles lectures
sur ce thème ? La comparaison des textes antérieurs à 1889-1890 avec ceux de la période
européenne permet d'apporter quelques réponses.
Dans l'analyse, nous distinguerons, d'une part, la critique des religions en général de
celle, plus spécifique, du catholicisme, et d'autre part, la conviction religieuse de l'homme
González Prada.
Luis Alberto Sánchez avait pu noter que les premières compositions de l'écrivain
étaient neutres en matière religieuse et que ce n'était qu'à partir de 1879 que Prada avait
commencé à manifester son anticléricalisme (31). Effectivement, les textes en prose les plus
inmaculada concepción" (1891-98, PA), "Una tempestad en París" (1891, TD), "Instrucción laica"
(1892, PL), "Renan" (1893, PL), "Nuestra madre" (1896-98, TD). Prada rédigea également une
introduction à un recueil de proverbes et dictons espagnols sur la religion qu'il avait dû commencer à
relever une dizaine d'années auparavant et dont il devait poursuivre la compilation tout au long de son
existence (v. "Los refranes y la religión", TD, p. 87-112).
28) V. SANCHEZ L. A., Nuestras vidas..., op. cit., p. 107-108 et 114-115 et GONZALEZ PRADA
Adriana de, Mi Manuel, op. cit., p. 143-153. Cristina mourut à la suite de jeûnes et de mortifications
excessives, victime de son fanatisme religieux.
29) Idem, SANCHEZ, p. 119 et GONZALEZ PRADA Ad. de, p. 163-164.
30) "Manuel a pesar de sus ideas recalcitrantes no se opuso a que fuese bautizada su hijita,
sabiendo de mis creencias y habiéndome prometido respetarlas.", GONZALEZ PRADA Ad. de, ibid.,
p. 148.
31) SANCHEZ Luis Alberto, Nuestras vidas..., op. cit., p. 374.
24
anciens (32) (1879, 1882) portent témoignage d'une attitude plutôt hostile à l'égard de la
religion en général, et du catholicisme en particulier :
"[...] alma forjada en el yunque de nuestro siglo, desdeña las frivolidades místicas
[...]" ("Madame Ackermann", 1882-83, NPL, 134).
La religion est présentée comme un anachronisme à une époque de progrès des sciences, où le
scepticisme, voire même l'athéisme, apparaissent comme les attitudes les plus sages et
raisonnables (cf. "Un rato de filosofía", 1884-88, NPL, 78-86 et "Madame Ackermann", 1882-
83, NPL, 125-138). Sans doute Prada, influencé par la philosophie positiviste, considère-t-il
les religions comme des créations irrationnelles de l'imaginaire collectif, de vaines tentatives
d'explication du monde :
"Vemos que nuestros sistemas políticos y religiosos valen tanto como las
flamerolas de un pantano [...]" ("Un rato de filosofía", avt. 1884-88, NPL, 83) ;
32) Le plus vieux texte non poétique qui ait pu être conservé est un article à caractère scientifique
("Algo sobre el almidón", 1870-79, TD, 115-122). Le fils de l'écrivain, Alfredo González Prada,
affirmait en 1942 que la production antérieure à 1879 (articles politiques et peut-être aussi de critique
littéraire) avait disparu parce que de nombreuses collections de périodiques furent détruites par les
Chiliens lors de l'occupation de Lima (1880-1884). D'autre part, Prada avait certainement publié des
articles sous des pseudonymes que personne ne connaît. Voir MEAD, Robert G. Jr., "González Prada:
el prosista y el pensador", Revista Hispánica Moderna, New York, XXI, n° 1, Enero 1955, p. 1.
25
"[...] el maravilloso absurdo de las religiones. [...] el caos teológico [...] las
religiones caducas [...]" ("Los fragmentos de Luzbel", 1886, PL, 170).
À l'évidence, la base de la critique de la religion, qui sera développée plus tard, existe dès les
années 1880.
33) N'oublions pas que Hegel lie philosophie spéculative et révélation religieuse. D'autre part, le
positivisme comtien considère que la métaphysique suit la théologie et précède la science dans le
développement de la société ("loi des trois états"). Errico Malatesta (1853-1932), un des principaux
militants anarchistes, non cité par Prada, donnait la définition suivante de la métaphysique : "une
maladie de l'esprit par laquelle l'homme, après avoir abstrait par processus logique les qualités d'un
être, subit une espèce d'allucination lui faisant prendre l'abstraction pour la réalité", L'Anarchie
(1891), in GUÉRIN Daniel, Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l'anarchisme, t. III, Paris, Maspero,
1976, p. 12.
34) Remarquons ici l'habile utilisation d'une référence biblique pour renvoyer à leurs propres
sources les chrétiens intolérants. Est-ce à dire que Prada y puise une inspiration morale ? On peut en
douter, en tout cas pas dans le message divin, puisque la voix de la sagesse sort ici de la bouche de
Pilate, le païen auquel la Bible réserve le mauvais rôle.
26
González Vigil, Luther, Calvin, Renan et le père Hyacinthe (35), qui ont tous réfuté les
dogmes religieux, sont pris pour modèles d'hommes supérieurs :
Il est presque inutile de préciser l'inspiration évolutionniste de ce passage, tellement elle est
évidente.
Le parallèle établi pour la seconde fois entre la politique et la religion (cf. supra), dont
la science se trouve exclue, laisse entendre que la première relève de la même fiction
intellectuelle que la seconde. Prada constate que la religion est méthodologiquement anti-
rationnelle et qu'elle engendre, contrairement à la science, une passivité intellectuelle dont le
résultat social est l'uniformisation des individus et donc la stagnation. L'esprit de révolte et
l'indiscipline de l'hérétique sont, en revanche, facteurs de progrès ("Catolicismo y ciencia",
[1891-98]-1907, NPL, 53-56 et "Instrucción católica", 1892, PL, 86-87). Notons que pour
donner davantage de poids à son argumentation critique, l'auteur préfère avoir recours à une
source religieuse : à la p. 87 d'"Instrucción católica", Prada intègre à son texte une brève
citation du théologien nord-américain William E. Channing (36).
35) Francisco de Paula González Vigil (1792-1875) : écrivain péruvien républicain qui s'opposait à
l'ingérence de l'Église dans les affaires de l'État. Il fut l'adversaire du conservateur Bartolomé Herrera.
Martin Luther (1483-1546) : théologien et réformateur allemand qui s'opposa aux prédicateurs
vendant les indulgences, au nom de la doctrine de saint Paul, clé de voûte du protestantisme (la foi
seule sauve et non les œuvres).
Jean Calvin (1509-1564) : propagateur de la Réforme en France et en Suisse.
Ernest Renan (1823-1892) : écrivain et historien des religions qui posa le problème historique
de Jésus dans sa Vie de Jésus (1863).
Père Hyacinthe (Charles Loyson) (1827-1912) : prédicateur qui, après avoir été supérieur des
Carmes déchaussés et s'être rendu célèbre par ses prédications à Notre-Dame de Paris, s'opposa au
premier concile du Vatican (1870) sur la question de l'infaillibilité pontificale, quitta son ordre et
l'Église (1872), se maria et organisa à Paris, sans grand succès, une Église catholique libérale et
gallicane (1879).
36) Théologien (1780-1842), patriarche de la Nouvelle Angleterre, qui critiqua le calvinisme et
élabora la doctrine de l'unitarisme. La citation est intégrée comme suit : "[...] la comunidad de monjes
que visten el mismo hábito y profesan "una degradante uniformidad de opiniones"." Le nom Channing
est renvoyé en note sans aucune information complémentaire, ce qui laisse penser qu'il était
suffisamment connu à l'époque.
27
La religion est en somme une superstition aux conséquences négatives. Comme elle
permet de fuir la réalité, elle conduit l'homme au renoncement face à l'adversité, à la passivité,
voire à la négation de l'être lui-même, comme dans l'hindouisme et le bouddhisme ("Madame
Ackermann", 1882-83, NPL, 132). En prêchant la soumission et la résignation, l'espérance en
une vie meilleure hors de ce monde, la religion favorise l'injustice et les églises se rendent
complices des pires tyrannies qui oppriment et asservissent l'homme. La religion elle-même
n'est qu'une tyrannie de l'esprit, visant à décourager la juste révolte des opprimés : "Esa
palabra resignación, inventada por los astutos que gozan, para encadenar el brazo de los
inocentes que sufren iniquidades y atropellos debe desaparecer de todos los labios [...]"
("Propaganda y ataque", 1888, PL, 103-104). Après 1894, la critique se fait encore plus
catégorique et prétend s'appuyer sur une étude historique :
"En la historia de las naciones, todo recrudecimiento del despotismo coincide con
una exaltación de las supersticiones. La religión sirve como poderoso instrumento
de servidumbre: con la resignación encadena el espíritu de rebeldía, con la
esperanza de un bien póstumo adormece el presente dolor de los desheredados."
("Instrucción católica", 1895-1904, PL, 88) (37).
Bien évidemment cette dernière phrase est une métaphore de l'effet narcotique. Dans un autre
texte, le mot est directement employé,
puis la comparaison avec des stupéfiants, qui rappelle l'expression célèbre de Karl Marx
(1818-1883), est enfin lâchée en 1904 :
Il y a là une manifestation incontestable d'un interdiscours anti-clérical assez précis, que nous
allons maintenant caractériser.
Ainsi, partant dans les années 1880 d'une condamnation du dogmatisme, Prada en
vient progressivement à dénoncer, à la suite de Ludwig Feuerbach (1804-1872) et de Marx, le
28
caractère aliénant et irrationnel des croyances. Deux courants de pensée semblent clairement
influencer notre écrivain. La référence explicite à la vérité scientifique, qui détruit les
divagations théologiques et métaphysiques, démontre son adhésion au positivisme :
39) La "Conferencia en el Ateneo de Lima", d'où est extraite cette citation, fut prononcée en 1886,
mais le texte fut considérablement modifié avant sa publication en 1894 dans Pájinas libres. Faute
d'avoir pu consulter la première version du discours, nous ne pouvons pas affirmer catégoriquement
que ce passage positiviste n'est pas un ajout postérieur à 1889, mais nous sommes fondé à le penser car
un autre essai de 1886, "Los fragmentos de Luzbel", contient plusieurs phrases de même nature. Par
exemple, à la p. 170 de PL, le dernier paragraphe de l'essai : "La Ciencia posee su maravilloso lógico,
diametralmente opuesto al maravilloso absurdo de las religiones. Y la inspiración no carece de
pábulo al abandonar el caos teológico, pues hay más poesía en la duda varonil del sabio que en las
afirmaciones pueriles del creyente: derribadas las barreras de las religiones caducas, el hombre tiene
a su disposición lo Desconocido para colmarlo de hipótesis racionales."
40) Cf. notre Index général des références citées dans l'œuvre de G. Prada, dans le volume II.
41) L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, seconde livraison, 1871. Une partie de cet
ouvrage a été reprise plus tard sous le titre Dieu et l'État. Cité dans Bakounine. La liberté. Choix de
textes. Présentation et notes de François Munoz, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972, p. 106. Le lecteur
désireux d'approfondir les positions de Bakounine sur la religion pourra se repporter à la deuxième
partie de ces morceaux choisis, p. 101-136.
42) Bakounine emploie les mots et expressions suivants : "fantaisie crédule", "mirage" (Bakounine.
La liberté., op. cit., p. 103), "absurdités religieuses, théologiques et métaphysiques" (GUÉRIN D., Ni
Dieu ni Maître, t. I, op. cit., p. 216), "fictions divines" (id., t. II, p. 22).
29
Bien entendu, les influences possibles dans la critique de la religion ne s'arrêtent pas
au XIXe siècle et nous pourrions aussi bien remonter dans le temps jusqu'aux Lumières et
penser à Voltaire par exemple.
43) Feuerbach voit dans le désir de théogonie, ou désir de créer des dieux, l'essence de toute
religion, et ramène l'idée de Dieu à la projection des sentiments et des désirs de l'homme (1841), puis
aussi à la projection de l'idée de nature (1845) (divinisation de l'homme et de la nature). En créant le
divin, l'unité de l'esprit humain se brise pour donner naissance, d'une part à une divinité inhumaine,
d'autre part à une humanité sacrifiée. La critique religieuse de Feuerbach est inspirée et orientée par la
notion de l'aliénation qui constituait l'élément moteur de la philosophie hégélienne.
44) Dans ses Thèses sur Feuerbach (1845), Marx procède à une critique de l'humanisme
feuerbachien qui sera déterminante pour l'évolution ultérieure de sa pensée.
45) Il écrit par exemple : "[...] le Ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage où l'homme, exalté
par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire
divinisée.", Bakounine. La liberté, op. cit., p. 103. L'influence de Feuerbach est particulièrement nette
dans les p. 102 à 104.
46) ARVON Henri, L'Anarchisme, Paris, PUF, 1968, p. 53.
30
abdique devant le bon vouloir de la divinité. La religion constitue donc un obstacle au progrès
matériel et moral de l'époque moderne.
D'autres rapprochements peuvent encore être faits. Matérialiste, Prada rappelle aussi
que l'homme, qui n'est qu'un animal parmi tant d'autres dans la nature et dont la vie est
éphémère et insignifiante, ne peut échapper aux lois de l'univers. Ainsi inverse-t-il le rapport
judéo-chrétien au monde : la nature n'a pas été créée pour l'homme, c'est l'homme qui est une
création de la nature. Voici ce qu'il écrit en 1890 :
L'influence darwiniste est ici évidente. On peut également distinguer une référence
implicite à la morale naturelle développée par le philosophe Marie Jean Guyau (47) dans son
Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction (1885), et sur laquelle nous aurons
l'occasion de revenir dans la section consacrée à l'éthique.
Selon Prada, c'est la peur de la mort et plus précisément l'idée répugnante du corps en
décomposition, qui pousse l'homme vers la religion, directement assimilée au fanatisme à
partir de 1890. Il en vient donc à souhaiter que l'incinération soit généralisée (48) :
47) Poète et philosophe français (1854-1888) qui se rattache au spiritualisme positiviste à tendance
vitaliste.
48) Prada avait lui-même souhaité être incinéré, mais ses dernières volontés ne purent être
exhaucées, l'incinération étant alors interdite au Pérou (v. SÁNCHEZ Luis Alberto, Nuestras vidas...,
op. cit., p. 239, note 208). Dans le "polyrythme sans rime" (prose poétique) intitulé "Mi muerte", du
recueil Exóticas, il écrivait : "Cuando vengas tú, supremo día, yo no quiero en torno mío, llantos,
quejas ni ayes; no sagradas preces, no rituales pompas, no macabros cirios verdes, no siniestra u
hosca fáz de bonzo ignaro. Quiero yo morir consciente y libre, en medio de frescas rosas, lleno de
aire y de luz, mirando el sol. Ni mármol quiero yo ni tumba. Pira griega, casto y puro fuego, abrasa tú
mi podre; viento alado, lleva tú mi polvo al mar. Y si algo en mí no muere, si algo al rojo fuego
escapa, sea yo fragancia, polen, nube, ritmo, luz, idea."
31
Parece que la póstuma conservación de la forma implicara la supervivencia del
dolor. Los hombres se imaginan no sólo muertos sino muriendo a pausas, durante
largo tiempo. Cuando la tumba se cambie por el horno crematorio, cuando la
carne infecta se transforme en llamas azuladas, y al esqueleto aprisionado en el
ataúd suceda el puñado de polvo en la urna cineraria, el fanatismo habrá perdido
una de sus más eficaces armas." ("La muerte y la vida", 1890, PL, 191).
Ce paragraphe mérite quelques commentaires. Tout d'abord, il faut noter que les
religions orientales pratiquant l'incinération se trouvent ici exclues de la réflexion, qui
concerne essentiellement les rites judéo-chrétiens. Cette remarque est importante car on ne
peut alors conclure que le bouddhisme et l'hindouisme, dont le rapport à la nature est
différent, sont aussi, pour Prada, des fanatismes. Il est clair que sa réflexion se cantonne alors
aux origines et à l'évolution du christianisme (cf. "Jesucristo y su doctrina", 1891-98, NPL,
17-41), religion à laquelle il attribue l'instillation de la peur de la mort chez les Romains et, au
delà, leur affaiblissement moral et intellectuel (id., 40-41). S'appuyant sur une étude de
l'historien catalan Pompeyo Gener (49), González Prada affirme que le christianisme
conduisit le valeureux peuple romain à la névrose.
L'essai "Jesucristo y su doctrina", qui date du séjour européen, bien que le premier
brouillon soit antérieur, manifeste l'intérêt de Prada pour l'histoire des religions, notamment
du christianisme. Il y considère que les religions sont des créations collectives et non pas
individuelles, soumises à un processus d'évolution. On remarquera qu'il classe, explicitement
cette fois, le bouddhisme dans une catégorie différente :
49) P. Gener (1848-1921) : critique, philosophe et historien catalan. Positiviste et antireligieux, il fut
l'imitateur de Comte et de Littré, et l'ami de Renan.
32
"¿Se concibe que el esfuerzo mental de un solo individuo cree de un bloque toda
una religión? De un cerebro aislado nace el cisma o el sistema filosófico; sólo de
las muchedumbres nacen las religiones. El Islamismo representa la evolución del
Judaísmo en la cabeza del árabe; el Budismo, que en unas pocas líneas se
compendió en la boca del Buda, no merece llamarse una religión, sino la
negación de todas ellas. La doctrina de Jesús condensó el trabajo mental y
religioso del pueblo judío, desde Moisés hasta David, y desde las sutiles
especulaciones de los rabinos hasta las groseras supersticiones de las
muchedumbres insipientes (*).
Dans sa thèse, Thomas Butler Ward explique que González Prada sépare le
bouddhisme des autres religions parce que le bouddhisme est immanentiste et non formaliste,
c'est-à-dire, dans les termes de Renan (Vie de Jésus), qu'il est le fruit de la pensée pure (51).
Le bouddhisme serait donc, pour les deux penseurs, une philosophie, non une religion. On
devine a contrario que la religion est synonyme de pratiques cultuelles et d'organisation
sacerdotale ("formulismo") autour d'une divinité anthropomorphique et transcendantale.
Prada semble s'inspirer, quant à l'origine commune des religions, des travaux du
linguiste allemand Friedrich Maximilian Müller (52) qu'il mentionne vers 1885 (53). Il le cite
également dans un autre essai très intéressant, "Catolicismo y ciencia" ([1891-98]-1907, NPL,
42-60), dont les trois premières parties sont consacrées à la naissance et à la mort des
religions :
50) Cette référence a de quoi surprendre. A. Weill était un homme de lettres (1813-?), monarchiste,
auteur d'articles philosophiques, linguistiques et théologiques. Moïse et le Talmud (Paris, 1864) est un
ouvrage dédié au compositeur allemand Meyerbeer, à qui, dans sa préface, Weill s'attache à prouver
qu'un grand musicien est un grand philosophe. On peut penser que les lectures de Prada étaient assez
éclectiques, ou bien qu'il cite Weill de seconde main.
51) WARD Thomas Butler, The Evolution of the Idea of Social Transformation in the Essays of
Manuel González Prada, Ph. D., The University of Connecticut, 1988, p. 119.
52) Linguiste allemand (1823-1900), élève de Burnouf, qui a inauguré la mythologie comparée et
s'est intéressé à la religion de l'Inde. Il considère que derrière l'écran des noms et des personnifications
mythiques se cachent les formes du spectacle de la nature (soleil, orage, etc.) qui avaient impressionné
l'humanité la plus ancienne. Müller est l'auteur, entre autres, de la Mythologie comparée (1856) et des
Leçons et Nouvelles leçons sur la science du langage (1861-1864).
53) Dans "El siglo XVIII" (1884-90, NPL, 100).
33
"Hay, pues, un substrátum religioso que perdura siempre, una especie de idea
madre o cuerpo simple que entra en la elaboración de todos los sistemas
religiosos. Puede afirmarse con Max Müller que "en la religión como en el
lenguaje, todo lo nuevo es viejo y todo lo viejo es nuevo, que desde el principio
del mundo no hubo religión enteramente nueva". ("Catolicismo y ciencia", [1891-
98]-1907, NPL, 45).
Prada, qui devait alors chercher à fonder son aversion pour la religion, a dû se
passionner pour la question qui mobilisait, à partir de 1850, toute l'Europe savante : le
pourquoi et le comment des mythologies. Le présupposé philosophique de Müller, que semble
en effet partager le penseur péruvien, est que la mythologie ressortit au monde de l'apparence,
et qu'il faut l'expliquer par l'illusion dont elle procède, une illusion originelle et nécessaire de
l'esprit sur soi.
Ce "substrat", dont parle Müller et qui constitue les bases fondamentales de toute
religion, Prada le réduit à trois "superstitions préhistoriques" :
González Prada voit dans l'Islam et le christianisme "un schisme du judaïsme", rendu
logique et nécessaire par l'évolution des idées et le brassage des cultures ("Jesucristo y su
doctrina", 1891-98, NPL, 27-28). On pourrait donc penser qu'il s'agit là d'un progrès vers la
vérité. En fait, la pensée de Prada est plus complexe. S'il reconnaît que le schisme est positif
en tant que facteur de mortalité d'une religion dépassée (processus de sélection) ("Catolicismo
y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 49-51), il considère aussi que ce progrès est généralement
de courte durée (id., 59). Les nouvelles religions, en s'institutionnalisant, subissent elles-
mêmes une corruption. Le christianisme est un bel exemple de ce phénomène que nous
expliciterons plus loin. D'autre part, le schisme n'est, au fond, qu'une tentative des croyants les
plus avisés pour préserver l'essentiel de leur religion face à un naufrage prévisible. S'il est un
pas vers le progrès, il est aussi un pas destiné à le freiner.
34
"[...] [las religiones] lentamente nacen y lentamente mueren. Una religión
germina en el seno de otra, lucha contra su propia madre, vence y sube al apogeo
para en seguida declinar y ceder el campo a nuevas creencias destinadas a sufrir
idéntica suerte.
En nada se ve mejor confirmada la ley de la evolución como en las religiones y
las lenguas. [...]
Nunca se produce el desarrollo violento de una religión, como nunca se
verificó la aparición súbita de un organismo completamente diverso a los
organismos existentes. En las transformaciones religiosas, por más radicales que
nos parezcan, hay una ruptura y una continuación; [...]" ("Catolicismo y ciencia",
[1891-98]-1907, NPL, 44).
L'homme du peuple, parce qu'il est ignorant, est la première victime des religions.
Cette idée centrale est réaffirmée en plusieurs occasions, notamment en 1904 : "Hoy mismo,
hoy que la fe se aleja de los cerebros fuertes para refugiarse en los espíritus débiles [...]."
("Las esclavas de la Iglesia", 1904, HL, 240). Prada établit effectivement un rapport
inversement proportionnel entre le savoir et la foi, un rapport sociologique pouvant déboucher
sur un certain élitisme (55), comme celui dans lequel tomba son inspirateur Auguste Comte.
Le penseur péruvien adhère visiblement à la "loi des trois états" successifs du développement
de l'esprit humain et de la société, définie par Comte (56), en considérant, à la suite de
Feuerbach (57), que le passage par la religion était une étape nécessaire à l'humanité, sa
"science infantile" :
54) RECLUS Élisée, L'Évolution, la révolution et l'idéal anarchique, Paris, Stock, 1979, 205 p. Le
catalogue de la Bibliothèque Nationale signale une édition anglaise et une édition italienne en 1885
(Evolution and revolution, London, International Publishing Company, 1885, in-16, 16 p. ;
Propaganda socialista. Evoluzione e rivoluzione, Torino, A. Mari, 1885, in-16, 16 p.), ainsi qu'une
édition française en 1891 (Évolution et révolution, 6e éd., Paris, Au bureau de La Révolte, 1891, in-32,
62 p.).
55) "A más, cuando se pena al hereje y al incrédulo, se corre el peligro de herir a la parte más
esclarecida de la sociedad, a la que sabe y piensa." ("Propaganda y ataque", post. 1894, PL, 104).
56) Dans son Cours de philosophie positive (1830-1842), Comte fait référence aux trois états :
théologique ou fictif, métaphysique ou abstrait et scientifique ou positif.
57) Et donc, logiquement, à la suite aussi de Bakounine, qui écrit : "La religion, [...] c'est le premier
réveil de l'humaine raison sous la forme de la divine déraison [...].", Fédéralisme, Socialisme et
Antithéologisme (1867), in Bakounine. La liberté, op. cit., p. 101.
35
evolución mental, oscilando entre la absoluta ignorancia y la plena ilustración: el
ignorante no niega ni afirma porque nada ve, el sabio duda y niega porque ve
mucho. Querer, pues, que la inteligencia no salga de la religiosidad vale tanto
como pretender que el organismo se detenga en la niñez o en la adolescencia.
Según la palabra de Guyau, los espíritus científicos son arreligiosos, tienden a
serlo las inteligencias medianamente cultivadas, de modo que la religiosidad con
su inevitable secuela de supersticiones se refugia en las últimas capas sociales,
como la hez del vino se deposita en el fondo del barril." ("Instrucción católica",
1892-[1895-1904], PL, 87-88) (58).
L'intelligence critique de Prada le conduit à opérer un tri au sein des diverses théories
qu'il confronte. Bien que F. Maximilian Müller ne conçoive pas la mythologie comme une
fabulation naïve d'une humanité dans l'enfance, il est probable que Prada adhère à son analyse
de la mythologie en tant qu'irrationnel de la linguistique et nécessité inhérente au langage. Il
cite, en effet, le point de vue d'André Lefèvre (59), qui est proche de celui de Müller, dans son
essai sur la langue "Notas acerca del idioma".
Parallèlement à l'influence de la philosophie comtienne, se détache l'importance de
l'œuvre areligieuse de Marie Jean Guyau. On pense notamment à l'ouvrage Irréligion de
l'avenir (1887), qui venait d'être réédité pour la quatrième fois lorsque le Péruvien débarqua
en France (60).
58) Prada a considérablement amélioré et allongé le texte de 1892, sans en altérer les idées. Voici la
forme originale, dans laquelle le déterminisme évolutionniste est plus frappant : "La Religión, que los
teólogos consideran como esencial para el individuo hasta definir al hombre "un animal religioso",
no pasa de mero accidente en la evolución mental: responde a la cultura deficiente del cerebro. Los
antropoides, al acercarse al hombre, se despojan de la cola; las inteligencias, al perfeccionarse,
pierden la religiosidad. Como la hez se deposita en el fondo del vino, la Religión se refugia en las
últimas capas sociales. Los espíritus científicos son, según la palabra de Guyau, irreligiosos [...]."
(Páginas libres, Madrid, 1915, p. 149-150).
59) André Lefèvre (1829- ?), poète et érudit qui enseigna l'ethnologie linguistique. Il s'intéressa à
l'histoire des religions et à l'Antiquité et est l'auteur, notamment, de Religions et mythologies
comparées (1877). Prada écrit : "Según André Lefèvre, "de las mil i mil confusiones, acarreadas por
espresiones análogas, nacieron todas las leyendas de la divina trajicomedia. La Mitolojía es un
dialecto, un'antigua forma, una enfermedad del lenguaje.", "Notas acerca del idioma", post. 1894, PL,
177 (nous respectons l'orthographe originale de l'auteur ; il s'agit là d'un ajout de l'auteur au texte de
1889).
60) Le catalogue de la Bibliothèque Nationale mentionne la quatrième édition en 1890, une sixième
en 1896 et même une douzième en 1907, ce qui donne un aperçu de la popularité de cet ouvrage.
36
Período futuro: exclusión de la superstición por la ciencia." (Memoranda n° 243,
TD, 230).
González Prada constate ainsi l'enracinement profond des religions (Memoranda n° 57, TD,
189).
37
II - 1.1.1.8. Hiérarchie des religions
64) Cette hiérarchie n'est pas affirmée explicitement, mais elle découle du principe schismatique. En
deux occasions, dans "Instrucción católica", Prada évoque diverses religions en établissant
implicitement un ordre hiérarchique : "[...] a padre judío, madre luterana, hijos librepensadores."
(1892-[1895-1904], PL, 87) et "[...] hay religión judía, religión mahometana, religión católica,
religión protestante [...]" (id., 89).
65) L'anticatholicisme de Prada fait penser à celui de Francisco Bilbao (1823-1865) qui voyait dans
le succès des USA l'œuvre du protestantisme.
66) Bakounine dénonce l'égoïsme et l'immoralité du protestantisme dont il dit qu'il "est une sorte de
"sauve qui peut" religieux.", L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale, seconde livraison,
1871, cité dans Bakounine. La liberté, op. cit., p. 110.
67) Voir RECLUS É., L'Évolution, la révolution et l'idéal anarchique, op. cit., p. 31-33.
68) WARD T. B., The Evolution..., op. cit., p. 79.
69) Béatrice Giblin, dans sa "Présentation" à l'ouvrage d'Élisée RECLUS, L'Homme et la Terre,
Paris, F. Maspero, 1982, t. 1, p. 33, émet une appréciation qui rejoint l'analyse de Prada : "Par
ailleurs, certaines caractéristiques du protestantisme se retrouvent dans l'idéologie anarchiste. Ainsi
le "protestantisme libéral", qui refuse les dogmes et ramène la religion à une morale conduit au
théisme, voire à la "libre pensée" selon J. M. Mayeur. La religion réformée, par la structure
démocratique des Églises, développe le sens civique, la pratique du libre examen, le sentiment des
responsabilités, que l'on retrouve aussi dans l'idée laïque et républicaine."
38
Bien que le sens de l'évolution soit orienté vers le présent, Prada n'hésite pas à
valoriser le "généreux" paganisme antique par rapport à la religiosité pathogène (névrose) des
chrétiens ("Castelar", 1888-94, PL, 149), à laquelle il reproche un manque d'humanité
("Jesucristo y su doctrina", 1891-98, NPL, 32-33 ; "Nuestros indios", 1904, HL, 340). Selon
lui, les chrétiens ne seraient pas parvenus à se débarrasser du Dieu cruel et inhumain des Juifs
("Jesucristo y su doctrina", 1891-98, NPL, 32-33 et "Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907,
NPL, 44). Sur ce point, Prada rejoint Bakounine qui écrivait : "Quoi qu'on ait fait pour
l'humaniser un peu pendant ces deux siècles derniers, il reste toujours l'antique Jehovah,
l'égoïste, le jaloux, le cruel Dieu des Juifs !" (70).
On pourrait conclure de cette présentation que la vision que donne Prada de la religion
est totalement négative. Ce n'est pas tout à fait exact. Dans un texte de 1885, il semble
admettre qu'un sentiment religieux vraiment sincère puisse constituer une source de qualités
morales telles que la générosité, la modération et l'humilité :
" Sencillo, arraigado a las tradiciones religiosas, ajeno a las dudas del filósofo,
[Grau] hacía gala de cristiano y demandaba la absolución del sacerdote antes de
partir con la bendición de todos los corazones. Siendo sinceramente religioso, no
conocía la codicia - esa vitalidad de los hombres yertos -, ni la cólera violenta -
ese momentáneo valor de los cobardes -, ni la soberbia - ese calor maldito que
engendra víboras en el pecho -" ("Grau", 1885, PL, 39-40).
Exception qui confirme la règle ? Contradiction ? Il faut remarquer, dans cette citation, que
l'auteur prend soin de choisir son vocabulaire. Nous sommes au Pérou, donc en terre
catholique ; or ce mot, remplacé par "religieux" et "chrétien", n'est pas écrit une seule fois,
comme si Prada voulait marquer une différence entre christianisme et catholicisme. C'est en
abordant de manière plus précise la religion catholique que nous trouverons des éléments de
réponse.
39
II - 1.1.2. Le catholicisme et son clergé
71) Dans Le Christianisme de la raison (1753), Lessing aspire à une révélation pouvant soutenir
l'examen critique de l'historien, et dans L'Éducation du genre humain (1780), où il considère la
marche de l'humanité depuis le polythéisme des premiers temps, il espère la venue d'un âge où les
hommes feraient le bien pour lui-même. Lessing insiste sur la valeur des actes (la pratique du bien fait
le bon chrétien), ce qui ne pouvait déplaire à Prada.
72) Théologien et historien allemand (1808-1874) qui a interprété la personne et les actes du Christ
comme un mythe. Sa Vie de Jésus (1835), reprise en 1864 (Nouvelle Vie de Jésus) est indirectement à
l'origine de la critique rationaliste et de la critique scientifique de la Bible. Renan s'est inspiré de sa
méthode.
73) Cet orientaliste (1801-1852), déchiffra la langue de l'Avesta (textes de la religion mazdéenne
attribués à Zarathoustra), appelée alors le zend, et fit connaître le bouddhisme par ses ouvrages. Il est
l'auteur d'une Introduction à l'histoire du bouddhisme (1844).
74) Lorsqu'il était à Paris, en 1892, Prada semble avoir suivi au Collège de France les cours de
sanskrit de Philippe Édouard Foucaux (1811- ?), orientaliste qui fut l'élève d'Eugène Burnouf et
auquel il succéda comme titulaire de la chaire de littérature sanskrite au Collège de France (1862).
Foucaux fut le premier à enseigner la langue thibétaine en France (1842). Prada écrit que le cours
portait sur les lois de Manu et la vie de Bouddha ("Junto a Renan", 1903-12, NPL, 118, note 1).
40
Mais Prada n'a pas eu à chercher en Europe son premier modèle de critique du
catholicisme. Il l'avait connu personnellement dans son propre pays, comme directeur de la
Bibliothèque Nationale de Lima. Il s'agit du prêtre libéral Francisco de Paula González Vigil
(1792-1875) auquel Prada a rendu hommage en 1890 dans l'essai qui porte son nom (75). Le
"christianisme libéral ou vague théisme chrétien" de ce premier grand anticlérical du Pérou
n'était pas des plus révolutionnaires ("Vigil", 1890, PL, 68), mais avait le mérite d'ébranler les
consciences orthodoxes :
Comme on peut le voir, Prada s'est intéressé de près aux "profonds travaux entrepris par les
Allemands, les Anglais (76) et les Français" (ibid.). Trois ans plus tard, en 1893, dans l'essai
qu'il consacre à Renan, Prada cite à nouveau Alphonse Peyrat, Patrice Larroque et David
Friedrich Strauss aux côtés de Ludwig Feuerbach et de Félix Pécaut (77) :
75) Prada écrit notamment cette phrase à valeur autobiographique : "[...] los hombres que en el Perú
combatan por la Razón y la Ciencia contra la Fe y la ignorancia, deben agradecer mucho al
verdadero precursor, al viejo soldado que allanó el camino, que luchó en la vanguardia, que dio y
recibió los primeros golpes." ("Vigil", 1890, PL, 70).
76) Nous ignorons à quels Britanniques faisait ici allusion Prada.
77) Alphonse Peyrat (1812- ?) : écrivain, journaliste et homme politique de gauche, épris de liberté
et de démocratie. Il s'intéressa à la littérature, à la politique étrangère, à l'histoire et à la religion. Il est
l'auteur d'Un Nouveau dogme (1855), savante histoire critique du dogme de l'immaculée conception,
d'Histoire et religion (1858) et d'Études historiques et religieuses (1863). Prada fait référence à son
Histoire élémentaire et critique de Jésus (Paris : Michel Lévy, 1864). Alors que Renan, dans La Vie de
Jésus, traite surtout le côté philosophique du christianisme, Peyrat n'envisage que la partie historique
et présente modestement son travail comme une préface à celui de Renan.
Patrice Larroque (1801-1879) : philosophe déiste et anticlérical qui écrivit des ouvrages ayant
trait au catholicisme, dont il critiqua, dans un langage mesuré, les dogmes, les principes et l'influence.
Outre son Examen critique des doctrines de la religion chrétienne (Bruxelles, 1859, 2 vol. ; Paris,
1864), ouvrage dont la diffusion fut quelque temps interdite en France et auquel Prada fait référence,
Larroque est également l'auteur de : De l'esclavage chez les nations chrétiennes (1856) où il montre
que le christianisme a été loin de détruire l'esclavage, comme on l'a dit ; Rénovation religieuse (1859),
qui propose un système religieux fondé sur le déisme pur ; Opinion des déistes rationalistes sur La
Vie de Jésus selon M. Renan (1863) ; Religion et politique (1878).
Félix Pécaut (1828-1898) : théologien protestant et pédagogue qui collabora avec Jules Ferry à
la réorganisation, dans un sens laïque, de l'enseignement primaire. Il est le fondateur de l'École
normale supérieure de Fontenay-aux-Roses. En tant que pasteur, il se consacra à la défense du
libéralisme religieux.
En dehors de Peyrat, les autres références ont été supprimées dans l'édition de la Biblioteca
Ayacucho, mais figurent dans l'édition de Madrid, 1915, p. 199-200.
41
" Sin embargo, muchos contemporáneos de Renan hicieron tanto como él y
acaso más en lenguaje menos apacible, sin que el aire se cargara de tempestades.
No contando con las traducciones de Strauss, Feuerbach y algunos otros
alemanes, merece recordarse a Patrice Larroque (1), que niega el origen
sobrehumano de la Biblia y combate uno por uno todos los dogmas cristianos; a
A. Peyrat (2), que destruye la divinidad de Jesucristo y la autenticidad de los
cuatro Evangelios; a Félix Pécaut (3), que no admite la perfección humana de
Jesús.
Le nombre des références (78) permet d'affirmer que le polémiste péruvien cherchait
passionnément à approfondir la question religieuse et ne se contentait pas d'approximations
superficielles (79). Dans son Examen critique..., Larroque discute effectivement les
fondements et les dogmes de la foi chrétienne selon la raison et la science pour aboutir à une
complète négation de la divinité du christianisme. En revanche, il est fort surprenant que
Prada n'ait émis aucune réserve (ni ici, ni ailleurs dans son œuvre) quant au déisme
rationaliste qui constitue le second aspect essentiel du livre de Larroque. Celui-ci exprime
pourtant la nécessité des croyances religieuses pour la vie morale des nations. Le
christianisme, dernier représentant des traditions païennes et du mysticisme, étant incapable
de guider les consciences européennes, il doit être remplacé par une religion rationnelle qui
mette un terme à l'immoralité croissante du corps social. Dans cette œuvre essentiellement
spiritualiste et religieuse, Larroque repousse l'athéisme et professe la croyance en un Dieu
souverainement juste et bon. Dans un autre livre qui constitue le volet constructif faisant suite
à l'Examen..., La Rénovation religieuse (1859), il considère que le matérialisme représente
78) Pour ce faire une idée plus complète, il faut ajouter au passage que nous venons de citer, le
paragraphe qui le précède : "Un pueblo donde escribieron Bayle, Fréret, Diderot, Voltaire y
D'Alembert, donde pasó el soplo racionalista y laico de la Revolución, donde Dupuis y Volney
redujeron toda la leyenda del Evangelio a un mito solar, donde Parny cantó la Guerra de los Dioses,
donde Laplace, Stendhal y Proudhon hicieron gala de ateísmo ¡se escandalizaba porque un erudito
negaba la divinidad de Jesús!" ("Renan", 1893, PL, 123). Quelques lignes plus bas, Prada cite encore
Déisme et christianisme du secrétaire de Sainte-Beuve, Jules Levallois.
79) Eugenio CHANG-RODRÍGUEZ écrit : "En las atrevidas páginas de sus ensayos, el autor
peruano revela familiaridad con los libros sagrados y conocimiento del desenvolvimiento histórico
del cristianismo. Sus ideas religiosas no parecen ser caprichos de discursista, sino productos de
profundas meditaciones y largos estudios teológicos.", La Literatura política de González Prada,
Mariátegui y Haya de la Torre, México, De Andrea, 1957, p. 79-80.
42
l'absence de toute morale et lui oppose une nouvelle religion philosophique ayant pour
dogmes l'existence et la perfection de Dieu, l'immatérialité, l'immortalité et la liberté de l'âme,
et la distinction du bien et du mal. Il paraît difficile d'expliquer l'absence de critique de Prada
sur les aspects précédents par une hypothétique sympathie déiste ; il est plus probable qu'il
n'ait pas jugé utile de le faire dans le cadre des essais consacrés respectivement à Renan et à
González Vigil, où il n'a voulu retenir que le côté positif du livre du philosophe français.
Larroque n'étant cité qu'en ces deux occasions, on peut en déduire que Prada ne le tenait pas
parmi ses sources de prédilection. Ce qui expliquerait peut-être que, dans la correction
postérieure au texte de 1893 sur Renan, il ait tout simplement supprimé le paragraphe où
Larroque était mentionné aux côtés de Pécaut.
Nous pouvons faire la même observation en ce qui concerne ce dernier qui n'est cité
nulle part ailleurs. Le livre du théologien Félix Pécaut, Le Christ et la conscience (1859),
produisit un immense scandale dans les rangs de l'orthodoxie protestante du fait qu'il y rejetait
non seulement la doctrine de la théopneustie (inspiration divine des Écritures), mais encore la
croyance à la sainteté absolue et à l'infaillibilité de Jésus-Christ. Tenant compte des
observations des théologiens libéraux, Pécaut revint sur la plupart de ses assertions tout en
conservant dans la préface de sa seconde édition (1863) sa thèse fondamentale, qui est
devenue de plus en plus celle de l'école libérale avancée. À une critique libre et pleine de
hardiesse, ce livre associait tout de même un sentiment religieux très profond, presque
mystique, qui ne pouvait logiquement convenir à l'écrivain péruvien.
Il n'est pas étonnant que la Vie de Jésus du théologien David F. Strauss ait produit une
forte impression sur González Prada. Son œuvre domine en effet toute la critique religieuse
du XIXe siècle et s'inscrit dans le mouvement de "dépersonnalisation" de la religion
caractéristique de la pensée allemande de l'époque, mouvement ayant trouvé chez Hegel son
expression la plus radicale. Pour Strauss, le christianisme n'est explicable que par un "mythe
de Jésus" forgé par la mentalité juive du temps apostolique (80). Le théologien considérait
que sa critique laissait intact le contenu idéal du christianisme qui se ramenait pour lui, fidèle
en cela à la théorie hégélienne, au fait de l'incarnation du divin dans l'humanité. Mais, en
partant de ces prémisses, Strauss devait aboutir, quelques années plus tard, à nier ouvertement
le christianisme dans L'Ancienne et la Nouvelle Foi (1872). Aussi n'a-t-il pas cessé d'évoluer
80) Il affirme que la portée des récits évangéliques ne réside pas dans leur valeur historique, mais
dans ce qu'ils veulent exprimer. Les épisodes de la vie de Jésus ayant été imités des évènements relatés
à propos des grands personnages de l'Ancien Testament, le mythe judaïque se superpose aux
43
vers un matérialisme de plus en plus rigoureux et, à la fin de sa vie, il niait toute religion
fondée sur un Dieu personnel, considérait la science comme une explication suffisante de
l'univers et concevait une morale nouvelle trouvant sa justification suffisante dans les
nécessités de la vie sociale. Prada devait sans peine adhérer à ces considérations. Cependant,
d'autres aspects de la pensée de l'Allemand ne pouvaient que séparer radicalement les deux
hommes. Strauss avait aussi évolué vers le darwinisme social et voyait dans la monarchie
absolue le régime idéal ; il croyait, par ailleurs, que la race germanique était investie d'une
mission. Trois points également inacceptables pour le Péruvien.
Ernest Renan est, parmi ces sources, l'auteur qui a le plus retenu l'attention de Prada,
qui lui a consacré plusieurs textes (81). Le bon goût littéraire du latino-américain n'est
certainement pas étranger à ce choix, mais ce qui nous intéresse davantage c'est son opinion
quant à l'œuvre de l'historien des religions. La critique de Prada sur la Vie de Jésus (1863) est
assez contrastée. Dans une correction postérieure à 1894 au texte de 1893, il écrit :
" Si el libro de Peyrat deja tal vez en el ánimo una impresión más duradera y
eficaz, la obra de Renan, con todas sus herejías destiladas en cláusulas místico-
idealistas, ofrece el curioso aliciente de música profana, tocada en órgano de
iglesia, por eximio artista." ("Renan", PL, 124).
évènements de la vie de Jésus au point de les rendre méconnaissables. Ce qu'il faut retenir, selon
Strauss, c'est la substance même du récit.
81) L'essai "Renan", 1893, PL, 121-134 ; les articles "El entierro de Renan", 1899, TD, 81-84,
publié dans Germinal (Lima), et "Junto a Renan", 1903, NPL, 115-122, publié dans La Revista de
Lima ; enfin, un fragment non daté, "Renan", TD, 146.
Dans "Junto a Renan", article empreint d'émotion et de respect, Prada raconte qu'il avait
assisté, en 1891 et en 1892, aux leçons que Renan donnait au Collège de France et qui avaient pour
thèmes, le samedi, la critique des légendes relatives à Moïse et, le mercredi, l'explication du Livre
d'Isaïe (NPL, 118). Il écrit vers la fin de son article : "Como se recordará, Ernesto Renan murió en
Octubre de 1892. Cuando en los años siguientes pisaba yo el Colegio de Francia, me parecía verle y
oirle: me sentía obsedido por su gran sombra, particularmente al hallarme solo en el local donde
había escuchado sus lecciones. Y no me faltaba razón: habíamos sido algo como dos amigos que no
entablaron amistad." (ibid., 121). Cette "amitié" frustrée n'entrava nullement le regard critique de
Prada.
44
autant que Renan veuille transiger et il attribue sa mesure à de pures précautions
oratoires (82).
Thomas B. Ward a montré comment González Prada contredit Renan quant à
l'influence qu'a pu exercer saint Jean-Baptiste sur Jésus. Il a également mis en évidence
l'opposition entre les concepts d'histoire des deux écrivains, celui du sud-américain étant
proche de celui que proposait Bakounine (83).
Il semblerait que González Prada se soit fait, au fil des ans (et probablement aussi des
lectures), une opinion plus contrastée de l'écrivain français, ou du moins, qu'il ait craint d'être
mal compris et qu'il ait voulu clarifier davantage son jugement. En effet, dans ses
corrections (84), pour la plupart fort critiques, il a supprimé le paragraphe que nous citions
plus haut et a ajouté la phrase soulignée au texte de 1893 :
" Si por muchos de sus libros marcha Renan con los tímidos y conservadores,
por su Vida de Jesús va con los avanzados zapadores de viejas teogonías. Mide
muy bien la magnitud de su demolición, sabe que basta despojar a Cristo del
barniz divino para derrumbar el edificio inmenso del Catolicismo. Emprende con
toda consciencia una labor profundamente radical [...]." ("Renan", 1893-post.
1894, PL, 123) (85).
Prada reconnaît que le livre de Renan, inoffensif en apparence, porte un coup fatal au
catholicisme. Il souligne aussi un autre de ses mérites. Son talent d'écrivain a permis à l'érudit
français de faire œuvre de vulgarisateur et de mettre ainsi à la portée de tous les travaux
indigestes des exégètes allemands ("Renan", 1893, PL, 124-125). Mais Renan reste aux yeux
de Prada un homme timoré et contradictoire qui refuse les positions tranchées, trop mystique
pour faire un bon scientifique, i. e. un bon positiviste (id., 127-130) :
82) Voici comment Prada caractérise la Vie de Jésus de Renan : "Si Renan procede con
atenuaciones, circunloquios y cortesía, no debe inferirse que intentaba una obra de transacción entre
fanático y ateo [...] Cierto, Renan al convertir en hombre al Dios usa de gran cautela; pero todos los
subterfugios morales, todas las edulcoraciones del lenguaje, no pasan de recursos literarios para
ganarse la benevolencia del lector." ("Renan", 1893, PL, 123).
83) WARD, T. B., The Evolution..., op. cit., p. 125-130.
84) Ces corrections ont pu être faites avant 1897, année de la mort d'Étienne Vacherot, dont Prada
parle dans une note comme d'une personne encore vivante.
85) Dans la correction, "derrumbar" remplace l'expression "venga por tierra".
45
atrevidas sobre el porvenir sicológico de la Religión. Su gran audacia consistió
en negar la divinidad de Cristo y sostener, aunque no siempre, la concepción
hegeliana del Universo, es decir, considerarle como un ser en la gestación de
Dios. El no se detuvo a reflexionar en la fecunda solidez del Positivismo [...].
Au détour de cette citation, nous voyons apparaître d'autres sources de Prada qui
semble s'être intéressé à tout ce que les savants de son époque pouvaient penser de la religion.
On perçoit bien que le transformisme et son dérivé philosophique, l'évolutionnisme, occupent
une place prépondérante parmi les idées qui déracinent les dogmes religieux. En parlant
d'Étienne Vacherot, dont il connaît bien l'œuvre (87), González Prada marque une distance
par l'emploi de l'adverbe "hasta". Ce philosophe hégélien et lui divergeaient certainement sur
les effets sociaux de la religion. Dans son livre de 1868, La Religion, que Prada cite ici,
Vacherot estime en effet que si la religion n'est pas d'origine divine, il ne faut pas non plus la
considérer comme une superstition malfaisante entretenue par l'ignorance des peuples. Il
considère, par ailleurs, que le temps de la religion est passé, ou près de se clore, et qu'il doit
céder le pas à l'âge de la philosophie et de la science, idée à laquelle adhère le Péruvien.
46
Prada est convaincu, comme Strauss, Renan ou Peyrat, que Jésus n'est qu'un
personnage historique, chargé de légende, dont on sait au fond peu de choses. Il note d'ailleurs
que les auteurs se contredisent en maintes occasions (88) et que les Évangiles ne peuvent être
considérés comme des documents fiables (89). C'est pourquoi il pose, dans des termes encore
d'actualité, le problème de l'Église face à la vérité historique :
Il apparaît clairement que González Prada, par ses nombreuses lectures, cherche à se
faire une opinion qui soit conforme aux recherches scientifiques les plus récentes. Cette
opinion sera véritablement personnelle, non pas celle de tel ou tel érudit, car elle aura été
mûrie, pesée, et que Prada aura pratiqué des sélections parmi ses sources, rejetant une
hypothèse pour en adopter une autre. L'ensemble de l'essai "Jesucristo y su doctrina", dont
nous extrayons le passage suivant d'où ressort la place de la critique du XVIIIe siècle, en
porte témoignage. La citation énonce l'idée que s'est faite González Prada de Jésus :
88) Par exemple, Heinrich Laible (Jesus Christus im Talmud, Berlin, 1891) et Nicolas Notovitch (La
Vie inconnue de Jésus-Christ, Paris, 1894) ("Jesucristo y su doctrina", 1891-98, NPL, 18).
89) "De modo que la existencia de Jesús se prueba sólo por los Evangelios, libros acreedores a todo
nombre, menos al de irrefragables documentos históricos. ¿Qué son en resumen? Novelas historiadas
o historias noveladas, engendros de imaginaciones infantiles o mórbidas: Horacio les habría llamado
aegri somnia vana. Obras de segunda o tercera mano, parece que fueron redactados sobre un
Evangelio primitivo - un Protoevangelio - que sirvió de base a los cuatro Evangelios canónicos. La
vida de Napoleón referida por un cabo y según los datos de un inválido analfabeto, daría una idea de
los Evangelios actuales." ("Jesucristo y su doctrina", 1891-98, NPL, 22).
90) Plusieurs ouvrages parus en 1994 tentent de résoudre le dilemme que présentait Prada. Jacques
Duquesne écrit par exemple : "Mais, de crainte d'inquiéter les "faibles" - une raison très repectable
certes - on continue très souvent de faire comme si tous les textes évangéliques énonçaient de A
jusqu'à Z des vérités historiques.", Jésus, [Paris], Flammarion-Desclée de Brouwer, 1994, p. 24.
47
consiga marcar precisamente la fecha, surgió de las últimas capas sociales un
hombre extraordinario que predicó la unidad de Dios, la inmortalidad del alma y
algunas veces la solidaridad humana.
[...] Discípulos entusiastas, que no tuvieron ojos para ver defectos sino buena
voluntad para encarecer virtudes, hicieron del humilde Nazareno un rabí, un
profeta, un enviado del Padre, un Mesías, y contribuyeron inconscientemente a
que ilusos o impostores crearan más tarde un Dios." (ibid., 23-24) (91).
Cette interprétation personnelle du personnage qu'a pu être Jésus est en parfaite harmonie
avec les opinions révolutionnaires du penseur péruvien. Elle s'inscrit dans la logique de
l'analyse de Renan, qui qualifiait lui-même le Christ d'anarchiste et d'agitateur dans sa Vie de
Jésus.
González Prada s'appuie sur un livre de Gustave Brunet (92) pour affirmer que le
premier christianisme était très empreint de paganisme gréco-latin, la transition du
polythéisme au monothéisme ne pouvant se produire que lentement, bien que le christianisme
ait nié par la suite cette filiation gênante avec les divinités et les philosophies antiques
("Jesucristo y su doctrina", 1891-98, NPL, 37 et "Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907,
NPL, 46). Il en déduit que "le catholicisme est l'incorporation de l'esprit hellénique dans
48
l'esprit juif, la fusion ["integración"] du Polythéisme et du Christianisme" ("Jesucristo y su
doctrina", 1891-98, NPL, 30, note 2) (93). Il est donc, selon le terme de Prada, un
"amalgame" des religions antérieures, comme le prétend l'anthropologue Charles Letourneau,
également invoqué par le péruvien irréligieux à l'appui de sa démonstration (94)
("Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 47-48). Par conséquent, le catholicisme, qui
procède d'une lente évolution, ne peut être considéré comme une révélation : "[...] se puede
afirmar que la identidad de la creencia durante veinte siglos no pasa de una ilusión, que no
hubo un Catolicismo sino muchos Catolicismos" (ibid., 47).
"La nueva religión excitaba los ánimos, les inspiraba una neurosis, y esos ánimos
excitados y neuróticos acabaron por falsificar la doctrina y desfigurar a su
apóstol. El Cristianismo puro, sin Trinidad ni sacerdocio, con el hombre en
comunicación directa con Dios, fué degenerando hasta convertirse en el
catolicismo, en esa tiranía sacerdotal, en esa pavorosa religión del espanto y de
la muerte. Jesús, el enemigo del poderoso y del rico, el despreciador del placer y
de los honores, se convirtió en el Baco de Palestina, y como el Dios asiático
derramó en el mundo pelásgico los gérmenes de la decadencia, así el Dios judío
vino a dar el golpe de gracia a la civilización greco-latina y a sepultar la
Humanidad en el letargo de quince siglos." ("Jesucristo y su doctrina", 1891-98,
NPL, 41).
Le résultat actuel de cette évolution, ou plutôt de cette perversion, est une "secte
guidée par le désir d'acquérir la domination morale, politique et sociale de l'Univers"
("Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 47). C'est donc, si l'on considère la
conception que se fait Prada du christianisme originel, l'antithèse complète du message
d'amour et de liberté lancé, selon lui, par Jésus. À ses yeux, le christianisme primitif,
libérateur, a progressivement débouché sur un catholicisme oppresseur :
93) Il ne s'agit pas d'une fusion paisible : "El Cristianismo se redujo a la reacción del fanatismo
judío y oriental contra la sana y hermosa civilización helénica; pero reacción sui generis en que el
presuntuoso vencedor a pesar de haberse proclamado rico y poderoso, no hizo más que engalanarse
con los despojos del vencido." ("Instrucción católica", 1892-[1895-1904], PL, 83)
94) Prada cite la page 270 de La Sociologie d'après l'ethnographie (Paris, 1892), dont la première
édition date de 1884.
95) "[...] nadie sabe con seguridad y precisión lo contenido en la cabeza de Jesucristo: al saberlo,
no habría mil sectas cristianas, apoyadas todas en la autoridad de los Evangelios" ("Vigil", post.
1894, PL, 68).
49
"Pudo el Cristianismo naciente significar una reacción saludable contra el
cesarismo romano y el sacerdote judío, pudo sembrar en los pueblos un germen
de insubordinación y rebeldía, pudo hasta infundir en las almas un vago anhelo
de libertad y cosmopolitismo; pero la sencilla creencia de los siglos evangélicos
se ha modificado de tal manera, que hoy el Catolicismo figura como el aliado
inevitable de todos los opresores y de todos los fuertes: donde asoma un tirano,
cuenta con dos armas - la espada del militar y la cruz del sacerdote. [...]
Y con semejante proceder se obedece a una ley: toda religión naciente se
muestra revolucionaria y progresista, así en el orden moral como en el político y
el social; toda religión triunfante se declara eminentemente conservadora y
estacionaria: de oprimida se vuelve opresora, de popular y libre se hace
aristocrática y oficial" ("Política y religión", 1900, HL, 345-346) (96).
Hugo García Salvatecci et Thomas Ward (97), ont signalé que la critique du
christianisme de Prada empruntait au philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900).
Comme par ailleurs beaucoup d'idées essentielles séparent les deux hommes, parfaitement
contemporains, et étant donné que Nietzsche fut assez tardivement reconnu (98), il est
possible que certaines de leurs conceptions n'aient fait que coïncider sans qu'il y ait eu
influence de l'Allemand sur le Péruvien avant 1900. Quoi qu'il en soit, Prada et Nietzsche
dénoncent le culte morbide de l'absurde moral et logique du christianisme, ainsi que son
exaltation du mépris de soi. Tous deux pensent que les religions découlent d'une fausse
interprétation de la nature et rejettent le transcendantalisme. Le christianisme est à leurs yeux
une négation décadente des valeurs vitales, de la personnalité individuelle et de la volonté (cf.
Le Gai savoir, 1881-82, et Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-85, de Nietzsche). On retrouve la
même réfutation de la métaphysique, fabulation autour du néant érigé en Dieu, et la même
horreur de l'obéissance servile.
96) Dans la note 1, p. 45, de "Catolicismo y ciencia" ([1891-98]-1907, NPL), Prada se montre plus
affirmatif quant au christianisme primitif : "El Catolicismo que en su origen fue una revuelta contra el
sacerdocio y el imperio, se ha convertido, por una especie de atavismo, en poder sacerdotal y
despótico." Il a parfois tendance à confondre catholicisme et christianisme, mais, dans une autre note
(note 1, p. 46), il marque quelques différences entre les diverses confessions : "Ni los arianos, ni los
griegos, ni los protestantes se alejaron del Cristo primitivo: los católicos sí."
97) WARD, T. B., The Evolution..., op. cit., p. 55, 145, 146 et GARCÍA SALVATECCI Hugo, El
Pensamiento de González Prada, Lima, Arica, [1972], p. 54, 64, 71, 82, 85.
98) Il commence à être célèbre autour de 1888 (un an avant la crise de démence qui mettra fin à sa
carrière), grâce notamment à la sympathie de Taine. Dans l'œuvre de Prada, la première allusion
incontestable à Nietzsche date de 1902 ("¿Imbécil o malo?", Figuras y figurones, p. 268, référence au
surhomme) ; on ne peut être catégorique quant à l'emploi de "superhombre" dans "Jesucristo y su
doctrina" (1891-98, NPL) p. 31. Cf. Index général.
50
Mais González Prada est plus proche de Guyau que de Nietzsche : au lieu de renverser
les valeurs morales traditionnelles par l'exaltation de la vie, il les renforce par le même
moyen. C'est pourquoi on a pu dire que Prada était chrétien sans le vouloir en raison de sa foi
en l'amour et la justice. D'autre part, alors que le Péruvien, à la suite de Renan, fait l'éloge de
l'homme Jésus, Nietzsche, dans L'Antéchrist (1888), lance une longue imprécation contre le
Christ et le dépeint comme un anti-héros. Contrairement à Prada, le philosophe allemand ne
pense pas que Jésus se soit dressé contre l'ordre social existant, mais que ce fut l'interprétation
qu'en donnèrent ses disciples. Ils concordent, cependant, dans le fait que sous le couvert du
Christ, qui avait été un "messager de joie" exempt de dogmatisme, qui redonnait à la vie sa
fraîcheur, avait pénétré dans le monde une doctrine nihiliste et hostile à la vie. Celle-ci
triompha du monde antique et substitua à l'exubérance de la santé son besoin morbide de
souffrance.
Ceux qui professent le catholicisme sont, aux yeux de l'auteur, des attardés qui
méprisent les plaisirs de la vie et s'évanouissent dans un mysticisme stérile ("Prólogo a
Cuartos de hora de Mérida", 1879, NPL, 210-212). Sa pensée se nourrit d'un certain
épicurisme et de connaissances historiques, comme l'attestent ces quelques lignes :
99) Le témoignage de l'épouse de Prada est éloquent : "Por las noches, sentados los dos frente al
mar, conversábamos y al escuchar a Manuel, yo comprendía que su corazón desbordaba de ira
concentrada, contra ese fanatismo de su familia que como un trapiche había laminado, pulverizado la
voluntad de sus hermanas: - "Todo tenían para ser felices, me decía, y una se había vuelto un ser
anormal, en su ansia de sufrir para imitar a Cristo; la otra, catequizando a los demás, para adquirir
mayor gloria en el cielo: ambas extraviadas y desgraciadas".", GONZALEZ PRADA Adriana de, Mi
Manuel, op. cit., p. 155.
51
"[...] la Literatura y el Arte claman por que venga un soplo del antiguo mundo
helénico a perfumar de ambrosía el Universo, a desvanecer las místicas
alucinaciones del fanatismo católico y a rehabilitar la materia injustamente
vilipendiada por las hipocresías del tartufo." ("Conferencia en el Ateneo de
Lima", 1886-94, PL, 18).
Les chrétiens, et en particulier les catholiques, prétendent avoir inauguré une nouvelle
morale, écrit Prada dans "Instrucción católica", et croient être les seuls capables d'atteindre la
perfection. Ce à quoi il rétorque que le christianisme n'a fait qu'emprunter ses principes à la
philosophie de l'Antiquité. C'est peut-être là une idée de Louis Ménard, à moins qu'il s'agisse
d'un écho des travaux de l'historien Ernest Havet (101), notamment de son livre Le
Christianisme et ses origines (1872-84), dans lequel il s'attache à montrer le rôle prédominant
de la philosophie grecque dans la formation du nouveau dogme. Autre exemple d'usurpation
de la morale : les catholiques agissent dans l'espoir d'être récompensés dans la vie éternelle,
contrairement aux athées, dont la vertu est désintéressée, et qui leur sont donc
supérieurs (102). Prada souligne également les discriminations qu'exercent les catholiques
dans la pratique de la charité :
100) Chimiste, érudit et poète du Parnasse (1822-1901). Prada mentionne trois de ses ouvrages : De
la Morale avant les philosophes, thèse présentée à la Faculté des Lettres de Paris (1860), Du
Polythéisme hellénique (1863) et Histoire des Grecs (1886). Mais il est susceptible d'avoir lu quelques
uns des livres suivants de Ménard, même s'il ne les mentionne pas : Étude sur les origines du
christianisme (1868 ; une autre édition date de 1893), Catéchisme religieux des libres-penseurs
(1875), Histoire des Israélites d'après l'exégèse biblique (1883), Exégèse biblique et symbolique
chrétienne (1894), Lettres d'un mort. Opinions d'un païen sur la société moderne (1895), Symbolique
des religions anciennes et modernes (1896), sans parler de ses ouvrages de poésies. Il est même
possible que Prada ait assisté à son Cours d'histoire universelle à l'Hôtel de Ville (1891-92) de Paris,
constitué de trois parties : les Sources grecques du christianisme, la Civilisation antique et la Vie
future et le culte des morts.
101) Historien et érudit (1813-1889), membre de l'Institut (1880). Auteur d'ouvrages sur la religion,
notamment Etudes d'histoire religieuse (1891). Prada le cite en 1888, dans "Propaganda y ataque"
(voir Index général).
102) "La moralidad del último [el ateo] encierra tal vez mayor desinterés y mayor nobleza: quien
practica el bien por la remuneración póstuma no difiere mucho del usurero que presta hoy una
moneda para embolsar mañana diez." ("Instrucción católica", 1892-[1895-1904], PL, 82 ; nous citons
52
" La caridad de las mujeres devotas desafina o suena hueco. Piedad con el dolor
y la pobreza del correligionario, inhumanidad con la amargura y el desamparo
del incrédulo [...]. ("Nuestros conservadores", 1905, HL, 264) ;
"[...] las piadosas damas que suministran leche pura a los hijos legítimos de
uniones católicas, mientras no darían ni agua con visos o amagos de leche a los
hambrientos mamones concebidos en la inmundicia del pecado." ("Nuestros
ventrales", 1907, HL, 304).
Les plus ostensiblement pratiquants sont les moins vertueux, les moins honnêtes, constate
Prada, qui tente de l'expliquer :
"[...] las manos que más se santiguan en la iglesia son las que mejor operan en la
bolsa del prójimo y en el arca de la Nación. Mas no hay razón para
sorprendernos, que a menudo coinciden el exceso de fanatismo y la carencia de
moral. La moralidad requiere más elevación de alma que la religiosidad, así
mientras en los hombres de gran cultura florece una moral sin religión, en las
mujeres y en los hombres incultos abunda una religión sin moral. ("Nuestros
conservadores", 1905, HL, 266).
Au fond, les catholiques les plus sincères et les plus respectables sont, conclut le polémiste,
ceux qui sont "anémiques du cerveau".
González Prada insiste sur la mauvaise foi des fidèles. Le comportement des
catholiques de son pays a convaincu l'auteur de l'hypocrisie de leur religiosité, une hypocrisie
morale à finalité sociale qu'avait avant lui dénoncée Élisée Reclus (103) :
"Como los pueblos y los individuos toman siempre de las religiones lo que más se
amolda a sus defectos y conviene a sus intereses, nosotros nos hemos asimilado
las gazmoñerías, las supersticiones y las festividades suntuosas, lo poco bueno de
la moral evangélica no pudimos arraigarlo en nuestros corazones. De ahí que la
Religión, en vez de actuar como fuerza motriz en el sentido de la perfección
interna, sólo sirve de barniz externo para disimular los vicios o de contraseña
para adquirir un bono en la repartición de los honores, el poder y la riqueza.
¿Dónde los católicos animados por un espíritu de bondad y justicia, humildes
y generosos, listos a sacrificarse por la integridad de su creencia? Todos
hipócritas o acomodaticios [...]. Y nosotros podemos agregar que el dinero, tenga
o no las aguas del bautismo, es católico, apostólico y romano." ("Nuestros
conservadores", 1902, HL, 265).
dans la version corrigée qui n'apporte que des modifications stylistiques au texte original). Même idée
dans "Madame Ackermann", 1882-83, NPL, 137, note 3 et "Nuestros conservadores", 1905, HL, 264-
265.
103) Reclus écrivait : "Mais actuellement c'est par millions qu'il faut compter les hommes qui ont
tout bénéfice à se dire chrétiens et qui le sont par hypocrisie pure [...]" et il en concluait qu'"à
l'extension matérielle de l'Église correspond un amoindrissement réel de la foi.", L'Évolution..., op.
cit., p. 154-155.
53
Parallèlement à la critique sur la morale, une autre, plus grave encore, est énoncée dès
le milieu des années 1880. Prada affirme que le catholicisme, poussé à ses extrêmes
conséquences, constitue une négation de la liberté de l'homme et de sa responsabilité sociale :
L'idée de la religion comme négation de la morale n'est pas une idée neuve ; nous la
retrouvons, entre autres, chez Bakounine (104).
Il faut bien comprendre que c'est le processus évolutif de cette religion qui est ici en cause,
davantage que ses fondements moraux. Prada veut bien convenir - certes, avec un peu de
réticence - que les principes essentiels du christianisme sont positifs, puisqu'il affirme lui-
même qu'ils sont les meilleurs fruits de la philosophie antique et qu'il analyse l'enseignement
de Jésus comme étant "révolutionnaire". Dans la tradition du discours libéral latino-américain,
G. Prada s'en prend au non respect de l'Évangile dans la pureté de son message d'amour et de
104) Celui-ci écrivait : "[...] l'unique objet de leur existence [des églises] étant la négation
systématique de la morale, de la liberté et la sorcellerie lucrative.", Catéchisme révolutionnaire
(1865), cité dans GUÉRIN Daniel, Ni Dieu ni Maître, op. cit., I, p. 185.
54
justice. Il conserve de l'estime pour le croyant sincère, celui dont les actes sont conformes à la
foi et respectueux de la liberté d'autrui ; il stigmatise en revanche fanatiques et hypocrites.
55
II - 1.1.2.4. Le catholicisme et ses fidèles
"Toute religion naît de la tête et meurt dans les pieds" écrit Prada (105). Nous l'avons
vu précédemment, la foi se réfugie dans les esprits faibles, dans les masses ignorantes. Or,
dans l'essai "Nuestros inmigrantes" (non daté, mais dont nous estimons la composition en
1901-1902), il émet une idée qui peut paraître contradictoire et dont l'interprétation pourrait
donner lieu à un contresens : "Y, mientras el pueblo arroja la fe y tiende a emanciparse del
sacerdote, las clases dominadoras regresan a la superstición y reclaman el yugo sacerdotal."
(HL, 309). Prada veut signifier qu'au Pérou, les classes populaires s'ouvrent à la connaissance,
tandis que la ploutocratie connaît un mouvement de régression intellectuelle : "Muchos de
esos grandes hombres que pontifican en universidades y congresos o señorean en tribunales y
ministerios, no llevan plumas en la cabeza porque las guardan en el cerebro." (ibid.). Il n'y a
donc pas réellement de contradiction.
Le catholicisme, qui "n'est déjà plus une croyance de savants ni de philosophes" (106),
ne déroge donc pas à la règle énoncée plus haut, mais il présente toutefois une spécificité au
Pérou. Dans ce pays, il recrute également des fidèles dans les classes sociales supérieures.
González Prada croit discerner trois causes explicatives de ce phénomène, l'une de nature
culturelle, les deux autres d'ordre héréditaire et racial. Commençons par ces dernières,
puisque nous avons déjà en partie évoqué la première dans le paragraphe qui précède. Prada
pense que l'aristocratie de Lima est essentiellement le fruit d'amours illicites, d'une part avec
les membres du clergé et d'autre part avec les esclaves africains ou leurs descendants :
Dans les veines de l'aristocratie court donc, à la fois, l'hérédité catholique espagnole et le
fétichisme primitif africain :
56
cofradía su devoto progenitor el bozal. Cuando alguno me afirma que sin religión
no se concibe moralidad ni buenos sentimientos, yo me digo: tú me denuncias tu
procedencia sacerdotal. Cuando algún otro me sostiene que al revolucionario se
le debe exterminar sin misericordia, yo pienso: tú me revelas a tu abolengo el
cafre." (ibid., 291-292).
Notons, au passage, qu'il cite comme inspirateurs de ces idées deux écrivains
espagnols, Jacinto Octavio Picón (1852-1923) et Rodrigo Soriano (1868- ?). Le premier,
romancier républicain et anticlérical, influencé par le naturalisme de Balzac est connu pour
avoir revendiqué le droit à l'amour libre. Le second, écrivain et homme politique, fut membre
d'un groupe de parlementaires libre-penseurs (Prada cite un passage de son livre Flores
rojas).
La troisième raison, d'ordre culturel, à la religiosité des classes sociales élevées tient à
leur manque d'instruction, ou à la mauvaise qualité de celle-ci. Les jésuites tendent à faire du
catholicisme une valeur propre à la noblesse, classe à laquelle voudraient s'identifier les autres
strates de la population, notamment la bourgeoisie, ce qui fait dire à Prada :
Parmi les soutiens du catholicisme, González Prada accorde une attention particulière
aux femmes, en particulier dans un discours au titre évocateur, "Las esclavas de la Iglesia"
(1904, HL, 235-246). Celles-ci, de par l'ignorance dans laquelle on les maintient, constituent
les victimes désignées de la foi en Christ et garantissent son avenir au travers, notamment, de
107) "Maintenant, le "blasphème" n'est plus le crime des crimes, mais l'antique hallucination,
transmise héréditairement, flotte encore dans l'espace aux yeux de foules innombrables.", RECLUS
É., L'Évolution, la révolution..., op. cit., p. 74.
57
l'éducation des enfants (108). Alors que les femmes jouent un rôle des plus positifs dans les
Évangiles, cette religion les méprise et les rabaisse et, avec la complicité hypocrite des
hommes qui y trouvent intérêt, elle est parvenue à les aliéner totalement, au point que les
femmes sont devenues les plus irréductibles défenseurs du catholicisme :
"[...] [la mujer] no recibe del sacerdote más recompensa que el insulto, los
anatemas, la servidumbre doméstica y la degradación moral.
[...] Nadie tanto como la mujer debería rechazar una religión que la deprime
hasta mantenerla en perdurable infancia o tutela indefinida. Mas no sucede así:
la irredenta se yergue contra sus redentores, la víctima bendice el arma y combate
a favor del victimario. [...]
Es, señores, que lo más triste de las iniquidades y los abusos está en la
obcecación y rebajamiento moral de las víctimas: pierden hasta la conciencia de
su lamentable condición, no abrigan ni el deseo de sacudir el yugo ignominioso.
[...]
-----------------------------------------------------------------------------
El Catolicismo [...] gira sobre dos puntos: la mala fe del hombre y la ignorancia
de la mujer." ("Las esclavas de la Iglesia", 1904, HL, 240-241).
Aux yeux de l'écrivain, la religion catholique est rétrograde et constitue une "menace
pour la civilisation moderne", un retour au moyen-âge, à la barbarie, à l'ignorance. Il ne faut
donc pas s'étonner, écrit-il, que les pays les plus catholiques (Pologne, Irlande, Espagne,
Amérique du Sud) soient aussi les plus attardés et les plus miséreux ("Catolicismo y ciencia",
[1891-98]-1907, NPL, 59 et "Política y religión", 1900, HL, 349). Selon lui, le catholicisme
empêche l'épanouissement d'une pensée rationnelle ("Propaganda y ataque", 1888, PL, 102) et
pervertit même le génie créatif ("Prólogo a Cuartos de hora de Mérida", 1879, NPL, 210-
212). "[...] si el Cristianismo civilizó ayer a los bárbaros, el Catolicismo barbariza hoy a los
civilizados", écrit Prada dans une formule lapidaire qui synthétise sa pensée ("Nuestros
inmigrantes", 1901-08, HL, 314).
Se plaçant dans une logique de conflit avec la modernité, la religion catholique est, de
toutes, la plus réfractaire à la science et au progrès ("Instrucción católica", 1892-[1895-1904],
PL, 82 et "Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 52-53). Même si, dans le passé, le
développement du catholicisme a pu contrarier celui de la science, González Prada pense que
108) Sur le rôle de la femme dans l'éducation et sa place dans la pensée de Prada, voir notre
communication "Manuel González Prada : une conception libertaire de l'éducation et de la famille",
présentée au Ve Colloque international du CIREMIA (Centre Inter-universitaire de Recherche sur
l'Éducation dans le Monde Ibérique et Ibéro-Américain), Famille et éducation dans le monde
58
celle-ci aura le dernier mot, car la disparition des religions est inscrite dans les lois de la
nature (évolutionnisme, positivisme) ("Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 42-43
et "Nuestros conservadores", 1905, HL, 268). Mais cela ne doit pas dispenser les hommes
libres de combattre la religion chrétienne car son extinction ne peut être que très lente.
L'auteur estime que l'on pêche trop souvent par excès d'optimisme et d'enthousiasme ("Italia y
el papado", 1905, HL, 248).
Comme tout anticlérical, González Prada attaque le clergé avec cette férocité propre
au siècle précédent. Son anticléricalisme est d'autant plus exacerbé qu'il identifie le
catholicisme péruvien au cléricalisme : "Nuestro catolicismo es clericalismo; peor aún, es
frailocracia." ("Perros", 1908, PM, 92).
Prada décrit, non sans humour, le prêtre comme un être anormal, hermaphrodite ou
neutre, peu enclin à l'hygiène, dénonce le penchant des religieuses pour la volupté, celui des
ermites pour la luxure, tente d'associer des pratiques religieuses (mysticisme, ascétisme) aux
pulsions sexuelles, etc. Son objectif est de rendre repoussant tout ce qui a trait à la religion
catholique :
"[...] los clérigos, que poseen todos los defectos de las solteronas y ninguna de las
buenos cualidades femeninas: especie de andróginos o hermafroditas, reúnen los
vicios de ambos sexos.
[...] Lo religioso y lo voluptuoso andan tan unidos que el místico suele concluir
por encerrarse en el harén [...]." ("Instrucción católica", 1892, PL, 78).
Le clergé péruvien est dépeint comme étant plus rustre et plus fanatique que le clergé
étranger. En Europe, écrit Prada, il existe "un clero respetable, tanto por el saber como por la
austeridad de conducta" ; au Pérou, en revanche, "el clero carece de saber, inteligencia o
virtud" ("Discurso en el Teatro Olimpo", 1888-94, PL, 28-29). Ceci n'a pas empêché l'auteur
de se livrer, quelques années plus tard, dans l'essai "Nuestros inmigrantes" (1901-08, HL,
311-314) à une comparaison croustillante des prêtres anglais, allemands, belges, français,
italiens et espagnols. Ces derniers sont la bête noire de Prada.
59
Les points sur lesquels il revient le plus souvent sont la violence (109) (cruauté des
déchaussés, notamment contre les Indiens), l'immoralité (prêtres séducteurs de femmes,
pédérastes, pervers) et la cupidité des hommes d'église catholiques. Si Prada, à l'occasion,
veut bien leur reconnaître quelques mérites, lorsqu'il les compare aux magistrats :
"El sacerdote nos adormece con sus monótonas canciones de otros días y nos
explota con sus sacramentos, sus indulgencias y sus hermandades; pero asiste a
los enfermos, consuela a los moribundos y expone su cuerpo a las flechas del
salvaje." ("Nuestros magistrados", 1902, HL, 282),
109) Prada considère que le catholicisme est la religion la plus violente et intolérante : "Y ninguna
religión más absorbente, más agresiva, más militante que el Catolicismo. Él hizo que la persuasión
cruzara el Universo entre hierro y sangre, él, y no el Islamismo, lanzó a la faz de la Humanidad el
terrible dilema de creer o morir. Hoy mismo, debelado, impotente, sin fuerza para quitar la vida del
hereje o del impío, excomulga, cierra el cielo y se regocija de haber inventado con el infierno una
especie de inquisición póstuma." ("Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 59).
110) Prada reconnut la paternité du livre la même année en le mentionnant dans la liste des œuvres
de l'auteur de sa seconde édition du recueil de poèmes Minúsculas.
111) Quelques uns des 13 articles (1898-1903) de la première partie du livre Propaganda y ataque
avaient été ordonnés par l'auteur dans ce but (voir "Advertencias", p. 11.). Alfredo González Prada a
également réuni dans Prosa menuda 26 articles anticléricaux parus dans le journal anarchiste Los
Parias, de 1905 à 1909.
60
clérigos nacionales, operan bajo cuerda los sacerdotes extranjeros,
señaladamente los jesuítas, dado que las demás congregaciones van perdiendo el
ascendiente, que por muchos años ejercieron en la sociedad limeña. En las
asociaciones femeninas se consagran las desigualdades más odiosas, se observa
la más estricta división de clase [...]. El Catolicismo, pregonando su amor a
humildes y desheredados, inclina la cerviz ante soberbios y poderosos."
("Nuestros conservadores", 1905, HL, 264).
Les jésuites font l'objet d'une critique spécifique. Prada leur reproche de prendre le
parti du pouvoir qu'il soit ploutocratique ou aristocratique ("Nuestra aristocracia", avt. 1908,
HL, 289).
Les papes ne sont, bien sûr, pas épargnés dans leur volonté de diriger le monde en
subordonnant le pouvoir temporel à leur puissance spirituelle :
Pie IX (pape de 1846 à 1878), qui proclama en 1854 le dogme de l'Immaculée Conception et
en 1870 celui de l'infaillibilité pontificale, est de loin le plus souvent cité. Il apparaît
effectivement comme le défenseur de l'ordre et de la religion face au libéralisme, au laïcisme
et au socialisme. Son Syllabus, publié en décembre 1864, est une condamnation solennelle
des idées modernes qui a marqué fortement les esprits de l'époque. L'auteur, voyant dans ce
texte le dernier mot de l'obscurantisme romain, l'attaque sans discontinuer de 1882 à 1905.
Léon XIII, le successeur de Pie IX de 1878 à 1903, qui préconisa en France le "ralliement"
des catholiques à la République et qui, dans une série d'encycliques retentissantes, encouragea
le catholicisme social et la pénétration religieuse du monde ouvrier (Rerum novarum, 1891),
devint également une cible privilégiée du Péruvien de 1900 à 1907 :
"Pío IX [...] procede con celo tan fogoso y exagerado que de vez en cuando parece un
lobo con disfraz de cordero [...]. Con Pío IX, el Catolicismo hace gala de haberse
convertido en una religión estéril y sin vida [...].
León XIII no sigue los rastros de Pío IX: en vez de las medidas impremeditadas y
violentas, usa la sagacidad, las buenas formas, el maquiavelismo angélico [...]."
("Política y religión", 1900, HL, 347-348).
61
familia al sacerdote antisocial, agreste y fracconier matadero del amor." ("Instrucción
católica", 1892-[1895-1904], PL, 86 ; ajout de l'auteur au texte de 1892).
Le despotisme et l'intolérance dont Prada accuse l'Église romaine s'explique, selon lui,
par la faiblesse même de l'institution. Se sentant sur le déclin, elle craint la liberté de parole et
la contradiction des opinions qui pourraient démasquer la supercherie religieuse et mettre un
terme à sa domination. L'Amérique Latine, et en particulier les pays andins, constituent aux
yeux du Péruvien le dernier refuge de cette religion démystifiée sur le continent européen,
c'est pourquoi il estime que le plein exercice de la liberté d'expression permettrait de lui porter
le coup de grâce ("Libertad de escribir", 1889, PL, 99-100). Malgré l'optimisme de son
analyse, Prada ne sous-estime pas la résistance de "l'ennemi" et la difficulté de la tâche :
" En ningún tiempo ni en ningún país convino más la libertad de escribir que
hoy en las naciones sudamericanas. Las ideas muertas y enterradas ya en
Europa, renacen para cundir y dominar en el Nuevo Mundo. Bajo diferentes
disfraces y con distintos nombres, las falanges retrógradas nos invaden.
Colombia, Ecuador, Bolivia y [hoy] el Perú mismo, les sirven de fortalezas y
cuarteles generales. La última batalla contra lo viejo y lo malo tiene que darse
aquí, batalla formidable y tenaz, porque las preocupaciones religiosas se parecen
a los bueyes de la Odisea, que muertos y asados [todavía] mugen." (ibid.,
100) (112).
112) Le texte souligné est un ajout postérieur à 1894. Les mots entre crochets sont des suppressions
postérieures à 1894. Dans la dernière phrase, l'auteur a remplacé "son como", qui figure dans l'édition
de 1915, par "se parecen a".
113) Voir GONZALEZ PRADA Adriana de, Mi Manuel, op. cit., p. 149-150.
62
" Y cuando Prada examina su contemporaneidad, no ve al filósofo del estado
positivo, tan prevalente en el resto del mundo occidental, más bien advierte el
estado teológico, con sus dos asociados poderes, el temporal y el espiritual, el
obispo detrás del dictador. El poder temporal vinculado al poder espiritual, para
Comte, caracterizaba al politeismo. Para destacar el retraso del Perú, Prada lo
caracteriza no como monoteista, ni como politeista, sino como fetichista, la época
teológica más primitiva." (114)
Pour le Péruvien, le catholicisme, en tant que religion monothéiste, n'a pas constitué dans son
pays un progrès dans l'évolution mentale, comme ce fut le cas en Europe en aboutissant à une
séparation des pouvoirs. La raison en est que le catholicisme créole n'est qu'une caricature,
une déformation exagérée des traits du catholicisme européen, le faisant régresser à une sorte
de fétichisme ridicule.
Les premières grandes offensives anticléricales de Prada datent de 1888, dans son
"Discurso en el Teatro Olimpo" et dans "Propaganda y ataque". Il y dénonce le libéralisme
catholique des hommes de lettres ("Propaganda y ataque", PL, 102-103), la constitution de
partis politiques cléricaux, l'influence du clergé séculaire à Lima, Cajamarca et Arequipa, et le
rôle de la presse religieuse ("Discurso en el Teatro Olimpo", PL, 29-30). González Prada ne
cessera point ensuite de dénoncer la recrudescence du cléricalisme au Pérou depuis 1895, date
du retour au pouvoir de Nicolás de Piérola (115). L'"invasion noire", l'"inondation cléricale"
est favorisée par les autorités politiques et l'indifférence de la population ("Nuestros
inmigrantes", 1901-08, HL, 307-308 et "Italia y el papado", 1905, HL, 247). Prada souligne
particulièrement la responsabilité des libéraux péruviens : "[...] el poder del clericalismo
nacional estriba en la impotencia o mala fe de los liberales.", écrit-il sans détour ("Nuestros
conservadores", 1902, HL, 268). L'anticléricalisme est alors pour lui une réaction de "légitime
défense" :
"Donde el Estado profesa una religión y la favorece con perjuicio de las otras, el
individuo queda sacrificado a los intereses de una colectividad, y tiene que
reaccionar con energías proporcionadas a las fuerzas opresoras. Reacción
inevitable en el Perú, donde exclusivamente domina el clero de una secta. Aquí,
por derecho de legítima defensa, los hombres más pacíficos serán un día, no sólo
anticatólicos, sino anticlericales agresivos." ("Política y religión", 1900, HL,
344).
63
En matière religieuse, Prada compare la tolérance française et l'intolérance péruvienne
("Vigil", 1890, PL, 65), mais ne se laisse pas aveugler par son modèle. Quelques années plus
tard, après son séjour dans notre pays, il soulignera le paradoxe et la contradiction de la
France, terre de Voltaire et fille aînée de l'Église, qui exporte ses missionnaires, ses revues
catholiques et ses bondieuseries, mais refuse de faire de l'anticléricalisme un article
d'exportation ; ce qui revient à dire, écrit Prada, "para nosotros los franceses el
librepensamiento, y para vosotros los bárbaros el Catolicismo" ("Nuestros inmigrantes",
1901-08, HL, 309-310). La France est donc pour lui en partie responsable du développement
du cléricalisme qui touche les pays d'Amérique du Sud. Ce sont alors les acteurs de la vie
politique et philosophique dans son ensemble qui servent à Prada de référence,
d'interdiscours :
González Prada, qui n'a pas hésité à payer de sa personne, juge que pour hâter la
disparition du catholicisme l'homme libre doit entreprendre une vigoureuse propagande
116) Avocat et homme politique libéral et républicain, Léon Gambetta (1838-1882) fut un
implacable ennemi de l'ordre moral monarcho-clérical. Prada le critique dans cet article pour son refus
de propager l'anticléricalisme : "Gambetta, el grande [sic] hombre de las lentejuelas y papier mâché,
decía: El anticlericalismo no debe convertirse en artículo de exportación." (ibid., 310 ; sans guillemets
dans le texte).
Jean Casimir-Périer (1847-1907) : homme d'État. Président du Conseil en 1893, il s'opposa à
la séparation de l'Église et de l'État. Élu président de la République en 1894 après l'assassinat de Sadi
Carnot, il se heurta à la gauche. Attaqué violemment par Jaurès, il démissionna et se retira de la vie
politique (15 janvier 1895).
Édouard Drumont (1844-1917), homme politique nationaliste et polémiste antisémite qui
combattit les dreyfusards.
Paul Déroulède (1846-1914), écrivain et homme politique, porte-drapeau des idées
nationalistes et revanchardes. Dominé par l'idée d'une revanche sur l'Allemagne, partisan d'une
République pure et dure, il soutint le général Boulanger et dénonça les scandales de la IIIe
République. Il s'opposa à une république parlementaire qu'il jugeait défaitiste et qu'il voulut renverser.
Banni en 1900 pour complot contre la sûreté de l'État, il fut amnistié en 1905.
Anatole France, de son vrai nom Jacques Antoine Anatole THIBAULT (1844-1924) :
écrivain, prix Nobel en 1921, auteur de romans historiques ou de moeurs, empreints d'ironie et de
scepticisme. Homme de gauche, anticlérical, qui dénonçait un monde rendu cruel par le fanatisme et la
violence.
Marcelin Berthelot (1827-1907), chimiste et homme politique républicain qui fut ministre de
l'Instruction publique et des Affaires étrangères.
Claude Bernard (1813-1878) : physiologiste, fondateur de la médecine expérimentale. Il a
défini les principes fondamentaux de toute recherche scientifique.
64
anticléricale. Dans le discours "Librepensamiento de acción" (1898, HL, 221-227), comme
dix ans auparavant dans "Propaganda y ataque" (1888, PL, 102-103), il critique ce que Pierre-
Luc Abramson appelle "les contradictions entre comportement privé et public des libéraux
péruviens face à la religion" (117), c'est-à-dire leur absence de conviction et de
détermination (118). Ces pseudo-libres penseurs, lâches et hypocrites, sont socialement
inefficaces et même contre-productifs :
Prada conjugue anticléricalisme et libre pensée dans une conception plus large
englobant toutes les questions politiques et sociales, conception qu'il nomme "pensée
libre" (120). Il se moque de la "clérophobie" de ces "inquisiteurs laïques", les fanatiques
monomaniaques de l'anticléricalisme obtus, qui mangent du curé à tous les repas mais
courbent l'échine lorsque le pouvoir civil attente aux libertés. Pensant en particulier aux
117) P.-L. ABRAMSON explique que "le révolutionnaire mexicain, de même que tous les libéraux
du continent latino-américain, est anticlérical beaucoup plus par nécessité historique et politique que
par l'athéisme de ses convictions personnelles.", "Cléricalisme et anticléricalisme dans le Mexique
post-révolutionnaire (1920-1940)", Ibérica III, Paris, Université de Paris-Sorbonne, 1981, p. 361.
118) Voir aussi l'essai "Nuestros liberales", 1902-1908, HL, 269-276.
119) Il affirme, en 1904, dans l'introduction de la première conférence qu'il donne sur invitation de
la loge Stella d'Italia : "Sin pertenecer a la Masonería, creo sentirme animado por el espíritu que
inflamó a los antiguos masones en sus luchas seculares con el altar y el trono [...]" ("Las esclavas de
la Iglesia", 25 sept. 1904, HL, 235).
120) Dans un autre texte, Prada définit ce qu'est la "pensée libre" : "Para concluir y marcar de una
vez las distancias de librepensamiento a pensamiento libre, diremos que éste no significa oposición
intransigente a los credos religiosos ni cambio del dogmatismo teológico por el dogmatismo racional,
sino examen desapasionado de las creencias más absurdas, crítica serena de todas las energías
humanas desde las sociales a las artísticas y desde las científicas a las industriales." ("Nuestros
librepensadores", TD, 163).
65
intérêts du peuple, il veut décloisonner, ouvrir l'anticléricalisme péruvien sur la libre pensée et
étendre celle-ci à la défense de la Liberté en général :
Comme on peut le voir, González Prada avait le sens des priorités. Il est pleinement conscient
de sa situation privilégiée d'intellectuel, de surcroît à l'abri du besoin, et de celle,
probablement tout aussi enviable, de ses auditeurs. Il ne veut surtout pas s'enfermer dans des
revendications étrangères aux besoins du peuple qui ne correspondraient en réalité qu'à des
libertés de luxe, si l'on peut dire. La Liberté est indivisible. Prada a également le sens des
conséquences ultimes, traduites dans l'action, de ses positions de principe. À ce titre on peut
parler d'une profonde cohérence de sa pensée.
Il prétend ainsi que toute question socio-politique est intrinsèquement liée à une
question religieuse et inversement, ce qui est exact à l'époque ("Política y religión", 1900, HL,
345-346). L'importance de premier ordre qu'il attache à l'anticléricalisme vient du fait qu'il
voit dans la religion le maillon le plus faible de la chaîne des pouvoirs politique-économique-
spirituel. Une victoire sur l'Église entraînerait nécessairement, selon Prada, des
bouleversements socio-politiques :
"El Estado, la Iglesia y el Capital enseñan a combatir, pues cuando alguno de los
tres se ve seriamente amenazado por las embestidas populares, los otros dos
acuden en su auxilio para construir el bloque defensivo. Los poderes humanos y
divinos guardan tan estrecha solidaridad que si uno solo claudica, todos los
121) Voir également l'article "Congreso de Ginebra" (1903, PA, 91-107), qui commente le Congrès
International des Libres Penseurs qui s'est tenu à Genève du 14 au 18 septembre 1902.
66
demás corren peligro de sufrir la misma suerte. No es de extrañar que el Estado
sin alma y el Capital sin Dios combatan por la Iglesia espiritual y deísta: al
defenderla, se defienden. A una revolución política puede no seguir un
sacudimiento social ni un cisma religioso; pero a toda profunda renovación
religiosa sucede una transformación política y social." ("Nuestros liberales",
1902, HL, 271).
67
Cette citation mérite quelques commentaires. "Ni Dieu ni maître", explique Daniel
Guérin (124), était le titre du journal qu'Auguste Blanqui fonda en novembre 1880, avant de
devenir la devise du mouvement anarchiste dont l'inspiration était pourtant opposée à celle du
blanquisme. Kropotkine l'avait faite sienne dans ses Paroles d'un révolté (1885), d'où Prada
l'a peut-être reprise.
La troisième citation, celle de Reclus pose un léger problème. Elle est extraite de la fin
du chapitre cinq du livre L'Évolution, la révolution et l'idéal anarchique (1897) (127) et est
fidèle dans sa première partie seulement, à moins de considérer qu'il s'est glissé une erreur
typographique quant à la position des guillemets de fermeture dans l'édition de Horas de
lucha de la Biblioteca Ayacucho (128). Reclus écrit en effet : "Les conservateurs ne s'y sont
point trompés quand ils ont donné aux révolutionnaires le nom général "d'ennemis de la
religion, de la famille et de la propriété". Oui, les anarchistes repoussent l'autorité du dogme
[...]." Reclus continue d'expliciter la formule jusqu'à la fin du chapitre sans mentionner la
"patrie politique" à laquelle Prada fait référence. La fin de la phrase pourrait donc être un
commentaire personnel du Péruvien avec une erreur dans la position des guillemets. On peut
également envisager que Reclus ait écrit ailleurs la même phrase, telle que la cite Prada, dans
un article ou une préface à un ouvrage. Si la première hypothèse est exacte, cela démontrerait
que Prada avait lu le livre de Reclus. Quoi qu'il en soit, cet exemple illustre combien la
68
frontière entre texte citant et texte cité peut s'avérer floue, du fait de l'imbrication des inter-
relations d'interprétation.
De la citation de Sébastien Faure, nous pouvons dire seulement qu'elle n'illustre pas au
mieux le point de vue que défend Prada, puisqu'elle ne mentionne ni la politique ni l'État. Sa
valeur et la justification de sa présence tiennent essentiellement à l'étiquette anarchiste du
personnage cité, c'est-à-dire qu'elles tiennent davantage aux interprétants de la citation qu'à
son objet. Celle de Jules Simon, un modéré que l'auteur ne portait pas dans son cœur (129),
est beaucoup plus judicieuse. Probablement extraite d'un quotidien parisien, elle montre
l'intérêt que portait Prada à la politique française durant son séjour et donne une indication de
la place que pouvait occuper la presse dans ses moyens d'information.
Comme le suggèrent les termes de la formulation, cette question simple exige une
réponse nuancée. Il ressort des pages précédentes que González Prada ne pouvait se
reconnaître dans aucune religion, dont il dénonce les effets néfastes pour l'homme et la
société. Malgré cela, pouvait-il être déiste ou bien était-il tout simplement athée, comme l'ont
prétendu plusieurs critiques de son œuvre ? Un examen chronologique s'avère nécessaire.
128) L'édition de l'Editorial Universo que nous avons consultée pour comparer, ne diffère pas de
celle de la Biblioteca Ayacucho quant à la position des guillemets.
129) Prada le croque dans un de ses "grafitos" : "Un filántropo de oficio;/ Lamentando el mal
ajeno,/ Se pasó de los ochenta,/ Con muchos kilos de sebo.", Grafitos, n° 75, p. 57.
130) "[...] tiene sus raíces en un dolor profundo y en una vasta erudición: está radicado en el
corazón y en el cerebro." ("Madame Ackermann", 1882-83, NPL, 138, 6e note marginale).
69
irrachetable, d'expiation éternelle) ("Los fragmentos de Luzbel", 1886, PL, 167-169).
Souvent, Prada parlera de l'incrédulité comme d'un signe d'intelligence et de sagesse
("Libertad de escribir", 1889-post. 1894, PL, 99). Cela ne signifie pas pour autant que l'auteur
se soit converti à l'athéisme d'une manière naturelle, sans une profonde remise en question. Si
l'on veut bien attribuer à l'essai "Madame Ackermann" quelque valeur biographique, on
pourra en induire que la rupture de Prada avec le catholicisme ne se fit pas sans tourment.
Voilà en effet ce qu'il écrit, dans la quatrième note marginale :
Un texte postérieur envisage également le cas du libéral González Vigil comme pouvant être
la conséquence d'une crise intérieure. Prada y fait référence à Jouffroy et à Lamennais (131).
Faut-il voir là un autre signe ?
Au début des années 1880, Sainte-Beuve et Proudhon constituent à ses yeux des
exemples de constance dans la libre pensée, jusqu'au seuil de la mort. Prada ne cache
d'ailleurs pas son mépris pour les repentirs de la dernière heure (132). Il considère que les
retours à la foi ne peuvent être que le fait de régressions intellectuelles temporaires (maladie)
ou définitives (sénilité) ("Vigil", 1890, PL, 62).
131) "Acaso esos tres años fueron una época de violentas crisis a lo Jouffroy o de interminables
combates a lo Lamennais." ("Vigil", 1890, PL, 62).
Théodore Jouffroy (1796-1842) : philosophe qui fit connaître en France la philosophie
écossaise, notamment l'œuvre du psychologue Dugald Stewart, disciple de Thomas Reid.
Félicité Robert de Lamennais (1782-1854) : écrivain qui, entré dans les ordres, se fit
l'apologiste de l'ultramontanisme et de la liberté religieuse. Il groupa autour du journal l'Avenir toute la
jeunesse libérale catholique (Lacordaire, Montalembert...) ; ayant été désavoué par Grégoire XVI
(1832), il rompit avec l'Église et inclina vers un humanitarisme socialisant et mystique.
132) "Esperamos que Madame Ackermann no echará una mancha sobre su nombre con esas
cobardes retractaciones de todos los días ante el espectro de la muerte, y que descenderá al sepulcro
siguiendo el valeroso ejemplo de Sainte-Beuve y Proudhon." ("Mme Ackermann", Quinta nota
marginal del autor, 1882-83, NPL, p. 138).
70
de Dieu se fait-elle moins catégorique. On y lit également une affirmation déterministe ("les
préjugés héréditaires") de la religiosité d'un individu :
Cet arrière-fond déterministe n'empêche pas González Prada de souligner, en 1890, le rôle des
dispositions de l'individu, intelligence, caractère et volonté, dans le rejet de la religion. Cela
nous permet de relativiser ce déterminisme et il serait sans doute plus juste de parler de
conditionnement social (133).
Un essai jugé postérieur à 1883, "Un rato de filosofía" (1884-88, NPL, 78-86) met en
relief la place occupée par le scepticisme et le déterminisme dans la pensée gonzalez-
pradienne du fait religieux. Il est significatif que ce texte, dès la première phrase, invoque
Lessing. Sans doute Prada était-il alors, comme l'écrivain allemand, à la recherche d'une foi
fondée en raison, d'un Dieu en dehors de toute théologie. La méthode positive sert à nouveau
de référence pour établir le jugement. Les inquiétudes métaphysiques ne pouvant être résolues
de manière scientifique, le scepticisme constitue la voie de la sagesse ou, selon l'expression de
Diderot, "le premier pas vers la vérité" :
Ce refus de trancher, qui est ici un acte de justice (symbolique de la balance), se trouve
explicité quelques pages plus loin : "Al salir de las demostraciones matemáticas o abandonar
el experimento y la observación, se teologiza." (ibid., 84). Pourrions-nous trouver meilleure
définition de l'agnosticisme ? Prada désavoue pour cette raison tout dogmatisme, qu'il soit
religieux ou matérialiste :
"Los téólogos ya no hablan sólo latín sino inglés, francés o alemán. A veces,
Büchner y Haeckel dejan atrás a San Agustín y Santo Tomás de Aquino. Negar la
existencia de Dios y la inmortalidad del alma equivale a sostener la redención o
133) Prada écrit : "[...] [Vigil] confiesa que desde su primer viaje a Lima, en 1826, se fue
transformando poco a poco, en ese nuevo teatro, al influjo de nuevas ideas. Y se concibe, aunque se
concibe también que para la transformación moral de un individuo no basta el poder del medio
ambiente sin la docilidad del organismo." ("Vigil", 1890, PL, 62).
71
la eucaristía. Cuando el materialista decide categóricamente: "sin cerebro ni
fósforo no hay pensamiento", se denuncia menos filósofo y más teólogo que el
poeta cuando murmura: "en la tierra y en el cielo hay más cosas que las soñadas
por nuestra filosofía."" (ibid., 84) (134).
"[...] ¿hay razón de acusar al escéptico por sus dudas? No, como tampoco hay
derecho de menospreciar al creyente por su fe. El individuo no duda o afirma
porque así lo desea, sino porque el medio ambiente y su constitución cerebral le
inducen a creer o no creer. [...] Nos volvemos o nacemos creyentes, del mismo
modo que nos volvemos gordos o nacemos de cabellera rubia. Decir a un
escéptico: ten fe, vale lo mismo que mandar a un pájaro: vuélvete elefante."
(ibid., 79 ; souligné dans le texte).
Une telle négation de notre faculté morale et intellectuelle de progresser est pour le moins
surprenante chez Prada. Elle peut paraître en contradiction avec toute son œuvre politique et
sociale de propagandiste (nous étudierons dans la section II - 1.2.2. l'importance du
déterminisme dans la pensée de l'auteur).
Nous avons montré plus haut que, dès 1879, Prada bafouait les catholiques et les
assimilait à des fanatiques attardés, ce qui n'est pas faire preuve de l'esprit de tolérance prêché
dans "Un rato de filosofía". Cet essai est donc révélateur de l'évolution de l'auteur, parti d'un
athéisme plutôt dogmatique, vers un scepticisme ou un agnosticisme plus tolérant. Prada
critique ici le dogmatisme matérialiste :
"Hay una obra iniciada por los antiguos filósofos de Grecia, interrumpida con el
advenimiento del Cristianismo, recomenzada por los sabios del Renacimiento y
casi rematada por los hombres de los dos últimos siglos: la separación entre las
134) Ludwig Büchner (1824-1899) : médecin et philosophe allemand matérialiste, auteur de Force
et matière (1855).
Saint Augustin (354-430) : le plus célèbre des Pères de l'Église latine ; théologien, philosophe,
moraliste, dialecticien, il chercha à concilier le platonisme et le dogme chrétien, l'intelligence et la foi.
Saint Thomas d'Aquin (1225-1274) : théologien dominicain, docteur de l'Église, qui prône
l'harmonie entre la foi et la raison. Auteur de Somme théologique (1266-73).
135) "Sólo el fanático marca una línea divisoria para estimar como buenos y dignos de respeto a
los enunciadores de una doctrina, como malos y despreciables a los defensores de la contraria." ("Un
rato de filosofía", 1884-88, NPL, 79). On remarquera que Prada ne définit pas ce qu'il entend par
fanatisme, bien qu'il laisse supposer que le fanatique est celui qui porte atteinte à la liberté d'autrui en
voulant lui imposer ses propres convictions.
72
ilusiones religiosas y las verdades científicas. Se han marcado los linderos: de un
lado los que afirman sin pruebas; de otro, los que antes de concluir observan y
experimentan: aquí el teólogo, allí el sabio. Porque debemos llamar teólogo, no
solamente al que afirma la existencia de Dios y la inmortalidad del alma, sino al
que las niega. Entrar en lo sobrenatural para negar o afirmar es ser teólogo o
metafísico, lo que da lo mismo pues la Metafísica no pasa de una Teología laica."
("Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 43, note 1).
"Las frases homéricas "Tierra-madre, dulce vida" ¿son ilusiones de poetas, o hay
instantes en que saboreamos la dulzura de vivir y contemplamos la Tierra como
buena y amorosa madre? Tal vez; pero en el combate diario, en casi todas las
horas de nuestro desaliento, pensamos como Lucrecio: "Si los dioses existen, se
bastan a sí, gozan tranquilamente de su inmortalidad sin acordarse de nosotros.""
("Discurso en el entierro de Luis Márquez", 1888, PL, 35).
Cette référence à Lucrèce n'a rien de gratuite ou de purement littéraire. Elle éclaire en
partie l'épicurisme que nous avions mis en évidence précédemment et, surtout, elle explique
les racines de la critique de la religion, notamment par l'horreur de la mort. Pour Lucrèce, la
peur de la mort, qui n'engendre qu'angoisses et mystifications politico-religieuses, constitue
l'entrave principale au bonheur de l'homme. L'épicurisme qu'il développe dans son De rerum
natura met au jour les illusions de l'âme humaine quant à la vie et à la nature, illusions qui
causent le malheur de l'homme comme le répètera Prada dans "La muerte y la vida" (136).
136) "Sobradas horas poblamos el Firmamento con los fantasmas de nuestra imaginación y dimos
cuerpo a las alucinaciones forjadas por el miedo y la esperanza; llega el tiempo de arrojar la venda
de nuestros ojos y ver el Universo en toda su hermosa pero también en toda su implacable realidad."
(1890-post. 1894, PL, 197 ; passage ajouté au texte de 1890).
73
L'auteur parvenait ainsi à marier dans la même entreprise démystificatrice la critique moderne
à la philosophie de l'Antiquité, la pensée scientifique à la culture classique.
Prada s'affirme matérialiste étant donné que la seule connaissance à laquelle l'homme puisse
aspirer est celle du monde réel, mais il en établit aussi les limites. Il nie clairement toute idée
de création divine au profit des contingences physico-chimiques, se montrant ainsi proche du
mécanisme (137). Il faut également remarquer sa conception pessimiste de la vie qui
imprègne tout le texte et contredit celle d'"Un rato de filosofía". Comparons ces deux extraits :
"Aunque existir no sea más que vacilar entre un mal cierto y conocido -la vida-, y
otro mal dudoso e ignorado -la muerte-, amamos la roca estéril en que nacemos,
a modo de aquellos árboles que ahondan sus raíces en la grietas de los peñascos;
suspiramos por un Sol que ve con tanta indiferencia nuestra cuna como nuestro
sepulcro; y sentimos la desolación de las ruinas cuando alguno de los nuestros
cae devorado por ese abismo implacable en que nosotros nos despeñaremos
mañana." ("Discurso en el entierro de Luis Márquez", 1888, PL, 34).
Les effets psychologiques déprimants de la mort ont déjà commencé à modifier les
conceptions de l'auteur.
74
celui d'athéisme) et l'hypothèse de la métempsycose est même envisagée par deux fois (138).
En fait, Prada reste fondamentalement agnostique, mais en tire des conclusions qui
aboutissent à un athéisme pratique. Il s'oppose au pari pascalien, dont il inverse le
raisonnement, et persiste à penser que ni la philosophie ni la religion ne peuvent apporter de
solution valable :
" ¿Existe algo más allá del sepulcro? ¿Conservamos nuestra personalidad o
somos absorbidos por el Todo, como una gota por el Océano? Renacemos en la
Tierra o vamos a los astros para seguir una serie planetaria y estelaria de nuevas
y variadas existencias? Nada sabemos [...]. Decir "esto cabe en lo posible, esto
no cabe", llega al colmo de la presunción o locura. Filosofía y Religión declaman
y anatematizan; pero declamaciones y anatemas nada prueban. ¿Dónde los
hechos?
Entonces ¿qué esperanza debemos alimentar al hundirnos en ese abismo que
hacía temblar a Turenne y horripilarse a Pascal? Ninguna, para no resultar
engañados, o gozar con la sorpresa si hay algo. [...] ¿A quién acogernos? A
nadie. Desmenuzadas todas las creencias tradicionales, subsisten dos magnas
cuestiones que todavía no han obtenido una prueba científica ni refutación
lógica: la inmortalidad del alma y la existencia de un "Dios distinto y personal,
de un Dios ausente del Universo", como decía Hegel. Hasta hoy ¿a qué se
reducen Dios y el alma? A dos entidades hipotéticas, imaginadas para explicar el
origen de las cosas y las funciones del cerebro." ("La muerte y la vida", 1890, PL,
191).
Si l'on s'en tient à l'adverbe "todavía", Prada ne rejette pas l'idée que la science puisse, un
jour, résoudre le mystère de la vie. Mais dans l'immédiat, il préfère considérer ce qui est
indémontrable comme une simple hypothèse sur laquelle il serait absurde d'organiser
l'existence. Celle-ci ne doit être fondée que sur le réel, donc dans une perspective purement
matérialiste et athée. Le rationalisme gonzalez-pradien s'oppose ainsi à la philosophie
hégélienne, après avoir récusé la logique de Pascal. En effet, le philosophe allemand, qui avait
durement critiqué l'œuvre antireligieuse des Lumières, bien qu'il portât un jugement négatif
sur le rôle historique des Églises chrétiennes, considérait le christianisme comme la religion
de la réconciliation grâce à l'Incarnation qui accomplit la rationalité (médiation divine). Hegel
lie de ce fait la philosophie spéculative et la révélation religieuse, postulat inacceptable pour
Prada.
137) Théorie philosophique admettant qu'une classe de faits, ou l'ensemble des phénomènes, sont
susceptibles d'être ramenés à une combinaison de mouvements physiques.
138) On retrouve là une influence de la culture de l'Inde. Outre le passage que nous citons, la
métempsycose est mentionnée une seconde fois à la p. 194 : "Cuando nacemos ¿surgimos de la nada
o sólo realizamos una metempsícosis?"
75
Dans "Un rato de filosofía", ce dernier avait déjà mis en œuvre un raisonnement de
type dialectique, dans lequel la thèse était l'affirmation de l'existence de Dieu, l'antithèse sa
négation et la synthèse "l'affirmation de l'égalité des raisons contraires", autrement dit le
scepticisme, ce qui revient à nier la possibilité même de la conciliation hégélienne :
"Escepticismo no significa negación absoluta sino, más bien, una triple serie de
afirmaciones: afirmación del pro, afirmación del contra y afirmación de la
igualdad entre las razones contrarias." ("Un rato de filosofía", 1884-88, NPL,
78).
Du point de vue strict de la pensée de Hegel, la démarche intellectuelle de Prada n'est pas un
raisonnement mais un jugement, une assertion gratuite qui n'apporte pas sa raison. Dans le
jugement, les deux propositions extrèmes du syllogisme sont tenues distantes, sans relation
entre elles, tandis que dans "le mouvement rationnel supérieur" le moyen terme conciliateur
permet d'établir le rapport des extrêmes dans la conclusion, que l'on a appelée synthèse. Faut-
il analyser cela comme une incapacité de la philosophie à répondre aux questions
existentielles que se pose l'homme, ou bien comme une critique de l'impuissance de la
dialectique ? Peut-être les deux.
"La muerte y la vida" est un essai qui affirme également un panthéisme (139) dont
nous pouvons dégager deux origines parallèles et complémentaires. Nous avons déjà eu
l'occasion de mettre en valeur la première, la culture védique, propagée par les orientalistes
français. La seconde source provient sans doute de la lecture des philosophes et poètes
français Marie Jean Guyau et Louis Ménard (140), tous deux cités dans l'essai qui nous
occupe. On peut également se demander si la fréquentation des indigènes péruviens de la
sierra n'a pas renforcé le panthéisme de Prada.
Pour résumer l'évolution de sa pensée dans la période qui va jusqu'à 1890, nous
pouvons dire que l'agnosticisme s'impose comme le trait dominant, malgré la tentation
athéiste d'autant plus forte que la mort acquiert, dans la vie de Prada, toute sa brutale et
139) "Hay horas de solidarismo generoso en que no sólo amamos a la Humanidad entera, sino a
brutos y aves, plantas y lagos, nubes y piedras [...] y concebimos la exquisita sensibilidad de los
antiguos arianos que en sus oraciones a Indra le imploraban que hiciera descender bendición y
felicidad sobre los entes animados y las cosas inanimadas. [...] ¿Qué realidad encierran nuestras
casuísticas diferencias de materia inanimada y animada, de seres inorgánicos y orgánicos?" ("La
muerte y la vida", 1890, PL, 195-196).
140) M. J. Guyau s'est efforcé de construire une éthique sans faire appel ni à la contrainte religieuse
ni à la contrainte civile, en insistant sur le rôle de la solidarité humaine.
Les études philosophiques et religieuses de Ménard sont inspirées du syncrétisme.
76
inéluctable évidence : ¡Cómo si el hombre, esqueleto vestido de carne, hubiera sido formado
para algo más que para servir de manjar a los gusanos del sepulcro!" ("Prólogo a Brisas del
Rímac de Abel de la E. Delgado", 1890-91, NPL, 221). La critique du dogmatisme
matérialiste est peu à peu abandonnée, de même que la neutralité à l'égard des croyants. Cette
évolution dans les concepts, qui correspond à une radicalisation, accompagne et rend possible
l'entrée de Prada dans le combat idéologique public.
Dans la seconde période, les tendances précédentes restent valables. La croyance est
considérée comme une question éminemment intime, une affaire de conscience relevant de la
liberté de penser de chaque être humain :
Prada rappelle toutefois que tout ce qui est au delà du donné expérimental est inconnaissable,
signe qu'il reste agnostique : "La afirmación religiosa, con su carácter inexperimentable y
sobrehumano, adolece de anticientífica." ("Instrucción católica", (1892-[1895-1904], PL, 86).
En 1906, fidèle à lui-même, il ne se prononce pas quant à l'immortalité de l'âme qu'il envisage
simplement comme une éventualité : "Si algo de nosotros sobrevive a la gran catástrofe, ese
algo debe de regocijarse al ver que en nuestro sepulcro se mece una rosa o canta un
ruiseñor." ("Nuestros aficionados", 1906, HL, 317). À la fin du même essai, Prada déclare ne
pas croire à une justice divine, ce qui ne veut pas dire nécessairement ne pas croire en une
puissance naturelle ou surnaturelle supérieure à l'homme : "No creemos que en el mundo ni
fuera de él haya una justicia para remunerar a los buenos y castigar a los malos [...]" (id.,
319).
En 1916, deux ans avant sa mort, G. Prada accorda une entretien à Félix del Valle,
rédacteur de l'hebdomadaire Revista de Actualidades (Lima). Celui-ci l'interrogea sur ses
convictions religieuses :
Se mira las manos y adopta un aire que delata la excursión que está
realizando en su propia conciencia para que su respuesta sea reflejo fielísimo de
su pensamiento.
77
- Conmigo ha ocurrido un fenómeno curioso. Yo fui en mi juventud un ateo
convencido, resuelto. Tan arraigadas estaban en mí las convicciones que
profesaba que ni un aleteo de duda sombreó en aquella época la marcha
rectilínea de mi pensar en materia religiosa. Después, en mi viaje a Europa, no sé
si por reflejo de la reciedumbre de las convicciones de la musa o por causas
inexplicables, empecé a dudar...
- La verdad es que hay días en que dudo y días... pero generalmente no creo..."
(141).
Comme le note Willy Pinto, dans son introduction à l'entretien (p. 23), la réponse de Prada est
celle d'un homme plutôt convaincu de ne pas croire. Ces hésitations sont le signe d'une
permanente remise en question chez un homme qui refuse le dogmatisme. D'ailleurs, peu
après, il affirme catégoriquement qu'il n'y a pas de vie après la mort et se montre fermement
matérialiste :
141) PINTO Willy, Manuel González Prada: profeta olvidado, op. cit., p. 42.
142) Ibid., p. 44.
78
Il existe, à notre avis, deux types de difficultés quand on cherche à définir la
conviction intime de Prada. La première est de bien préciser le sens des mots que l'on utilise.
Il semble certain que Prada ne pouvait être ni croyant, ni athée au sens strict de ces termes.
D'une part, il rejette l'idée de tout Dieu personnel et transcendant, providentiel dans le monde
et justicier dans la vie future. D'autre part, par refus du dogmatisme et par scepticisme
philosophique, il ne peut non plus se déclarer totalement athée. Ceux qui ont vu en Prada un
chantre de l'athéisme entendaient probablement ce mot comme la négation de l'existence d'un
Dieu tel que les chrétiens, les musulmans ou les juifs le conçoivent.
En dépit de ces réserves, l'étude la plus profonde nous paraît être celle de Thomas B.
Ward (143), qui classe González Prada comme "panthéiste immanentiste athée qui
subordonne Dieu à l'unité immanente du monde" (p. 131). On peut également parler de
panthéisme ou de monisme (144) matérialiste. Ce point de vue s'accorde tout à fait au type
d'agnosticisme que nous avons pu mettre en évidence. S'il existe une divinité, elle participe de
la réalité matérielle et Prada, influencé par le scientisme, déclare parfois ne pas désespérer que
l'homme puisse accéder un jour au "grand mystère" par les voies de la science.
Une note dans un fragment non daté, intitulé "Dios", nous semble bien résumer
comment Prada lui-même pose le problème :
143) Voir les pages 112-119, 130-131 et 148-149 de sa thèse The Evolution..., op. cit.
144) Système philosophique qui considère l'ensemble des choses comme réductible à l'unité.
79
"Lo que nosotros debemos dilucidar no es si hay o no un Dios, sino averiguar si
la creencia en él es necesaria para la virtud individual o para el progreso
colectivo." ("Dios", TD, 169, 4ª nota marginal).
145) "[...] a González Prada no le preocuparon las cuestiones de dogma ni de culto, sino las
cuestiones de moral.", CHANG-RODRÍGUEZ Eugenio, La Literatura política..., op. cit., p. 86.
146) ZEA Leopoldo, Dos etapas del pensamiento en hispanoamérica. Del romanticismo al
positivismo, México, El Colegio de México-FCE, 1949, p. 236.
147) MEAD R. G., "González Prada: el prosista y el pensador", art. cit., p. 6.
148) Augusto SALAZAR BONDY a noté l'importance de la philosophie chez Prada : "No puede
decirse, en verdad, que su obra sea la de un filósofo puro. Pero si técnicamente no lo es, como
trasfondo ideológico, como cuadro mental, la filosofía está presente en ella. De allí que de su vasta
producción en prosa pueda extraerse un conjunto de ideas susceptibles de ordenarse en una
concepción del mundo y de la vida bien definida y neta. No es por cierto una concepción original la
que así obtenemos; no pretendió tampoco crearla González Prada. Corresponde a la concepción
positivista y naturalista que predominó en el siglo XIX europeo y es reflejo de lecturas frecuentes de
autores como Spencer, Darwin, Renan, Guyau, Haeckel, Proudhon, Bakunine [sic] y Reclus. Cabe
decir, sin embargo, que este pensamiento, aunque no en el fondo, tiene en la forma, en la elección y
elaboración de los motivos, un sello personal.", Historia de las ideas en el Perú contemporáneo, t. I,
Lima, Francisco Moncloa, 1965, p. 10-11.
149) L'écrivain péruvien Manuel MEJÍA VALERA a opposé la cohérence de la pensée de Prada au
"syncrétisme" de nombre de ses contemporains : "[G. Prada] Profesa, pues, una doctrina coherente
que nada tiene que ver con otros sincretismos que aparecen como fragmentos sin unidad desgajados
de las más encontradas filosofías [...].", "El positivismo en el Perú", Cuadernos Americanos, México,
vol. 4, n° 4, Julio-Agosto 1987, p. 117.
80
comme ce fut le cas chez la plupart des penseurs latino-américains au XIXe siècle (150).
Cette caractéristique est particulièrement évidente au Pérou, durant la période 1830-1880,
lorsque la lutte idéologique entre conservateurs et libéraux oriente la pensée vers la
philosophie politique (151). De ce point de vue, G. Prada ne rompt pas avec la tradition. La
véritable rupture tient à la nouveauté et au radicalisme de son message. Pour l'apprécier
correctement, il faut comprendre ce qu'était la pensée dominante contre laquelle il s'est dressé.
Le jugement sévère que porte sur cette dernière le philosophe Augusto Salazar Bondy montre
à la fois l'ampleur de la tâche que Prada eut à accomplir et les résistances qu'il dut surmonter :
"[...] una suerte de filosofía intelectualista privada de todo vigor y ajena por
completo al progreso del conocimiento moderno. La inconsistencia de este
pensamiento no afecta sin embargo en nada su fuerza como ideología; cuenta con
el apoyo oficial, es una garantía del respeto debido a las convicciones
tradicionales y controla la Universidad." (152).
81
après la terrible défaite contre le Chili dans la guerre du Pacifique. "El positivismo, écrit
A. Salazar Bondy, era en verdad la nueva fe, hecha a la vez de atracción por la ciencia y de
esperanza en una vida racionalmente fundada." (154). Le positivisme est assimilé à une
doctrine libérale (155) et la bourgeoisie progressiste le perçoit comme un moyen idéologique
de mettre un terme à la prééminence de l'aristocratie latifundiaire de la sierra, alliée au
pouvoir ecclésiastique. Il se produit ainsi une fracture au sein des classes dominantes qui
permet progressivement à l'oligarchie agro-exportatrice de la côte, liée au capital étranger, de
prendre l'avantage (156). Cette rivalité peut être schématisée par l'opposition entre le Partido
Civil de Manuel Pardo, qui regroupe la vieille aristocratie créole, et le Partido Demócrata de
Nicolás de Piérola, qui représente les intérêts de la nouvelle oligarchie. González Prada, en
revanche, fait du positivisme un moyen de lutte contre les deux versants de la classe
possédante, après l'avoir mis, jusqu'au milieu des années 1880, au service de l'aile progressiste
du civilisme (157).
Notre essayiste incarne donc une double rupture : philosophique et idéologique. Cette
caractéristique originale s'explique par les spécificités de sa doctrine positiviste. Prada,
contrairement aux autres penseurs péruviens, ne fait pas de la philosophie d'Herbert Spencer
"la plus authentique réalisation des idéaux positivistes" (158). Et, paradoxalement, peut-être
doit-il l'hétérodoxie de ses prises de position au fait d'avoir été un des rares, voire même le
seul, à appliquer une analyse véritablement évolutionniste à la réalité concrète du Pérou (159).
Le terme "hétérodoxie" mérite, cependant, d'être relativisé avant de conclure ce propos
introductif. Au Pérou, comme dans le reste de l'Amérique hispanophone, la norme fut
l'hétérodoxie par rapport au positivisme européen. Ainsi, bien que les principaux
représentants péruviens de cette philosophie (Mariano H. Cornejo [1866-1942], Javier Prado
Ugarteche [1871-1921] et Manuel Vicente Villarán [1873-1958]) aient surtout été influencés
82
par Spencer (160), le positivisme péruvien reste, selon Salazar Bondy, "un sistema de ideas
amplio y ambiguo, un producto sui generis de la cultura de un país en formación" (161).
Outre la philosophie positive au sens strict, il intègre le matérialisme et des doctrines de
transition vers le spiritualisme comme celles d'Alfred Fouillée, Guyau et Harald
Höffding (162). C'est dans ce positivisme lato sensu que s'inscrit González Prada.
Bien que la réflexion sur la science relève de la philosophie, nous préférons procéder à
une division du thème, d'une part pour mettre en valeur la place occupée par la science dans la
pensée de González Prada, et d'autre part parce que les découvertes scientifiques sont
intimement liées aux nouvelles doctrines philosophiques. Nous consacrerons également une
section à l'éthique, à la suite de la présentation philosophique générale, afin de souligner son
importance pour l'auteur. Ces considérations d'ordre pratique et logique n'impliquent en
aucune manière un cloisonnement étanche entre les différents aspects étudiés.
II - 1.2.1. La science
González Prada est un pur produit du XIXe siècle en tant qu'il voue un véritable culte
à la science, dans le prolongement du rationalisme cartésien des encyclopédistes. Ainsi écrit-
il : "[...] creémonos un ambiente laico donde no lleguen las nebulosidades religiosas, donde
sólo reinen los esplendores de la Razón y la Ciencia." ("Librepensamiento de acción", 1898,
HL, 227).
II - 1.2.1.1. Le positivisme
González Prada fut attiré dès l'adolescence par les sciences naturelles, la physique, la
chimie et les mathématiques. Luis Alberto Sánchez raconte qu'il voulait aller en Belgique
poursuivre des études d'ingénieur mais que, devant le refus de sa mère, il se résigna à faire
son droit au Pérou (163). À vingt ans, il abandonna, sans les avoir achevées, les études
juridiques pour lesquelles il n'avait aucun goût. Entre 1871 et 1879, Prada vécut dans l'une
des haciendas familiales de la sierra (à environ 80 km de Lima) où il partageait son temps
entre la littérature et des expériences chimiques ayant pour but un projet agro-industriel
(extraction de l'amidon du yuca) (164) qu'il mena à bien et fit prospérer (165). Le texte "Algo
160) Ibid., 119-125 et SALAZAR BONDY A., La filosofía en el Perú, op. cit., p. 32-35.
161) SALAZAR BONDY A., Historia de las ideas en el Perú contemporáneo, t. I, op. cit., p. 6-7.
162) Alfred Fouillée (1838-1912) : philosophe français qui créa la philosophie des idées-forces.
Harald Höffding (1843-1931) : philosophe danois d'inspiration néo-kantienne et positiviste.
163) Voir SÁNCHEZ L. A., Don Manuel, Santiago de Chile, Ercilla, 1937, 3ª ed., chap. V, p. 47-54.
164) SÁNCHEZ L. A., Nuestras vidas..., op. cit., p. 37-39.
83
sobre el almidón y sus derivados" (TD, 115-122) est une preuve tangible de l'activité
scientifique de l'auteur à cette époque.
Efraín Kristal (166) a montré que González Prada appartenait à cette époque à l'aile
intellectuelle du Partido Civil, réunie dans le Club Literario de Lima, dont il fut membre
fondateur en 1873, aux côtés de Ricardo Palma, Eugenio Larrabure y Unánue et Ricardo
Rossel, entre autres. En 1885, Prada était second vice-président du Club lorsque Eugenio
Larrabure y Unánue, qui le présidait, en définit en ces termes le projet politico-littéraire :
Par son amidonnerie et sa production poétique, Prada mettait lui-même en œuvre cette
ambition, dont le but était de régénérer le Pérou après la guerre du Pacifique et les désordres
civils qui en résultèrent. Les intellectuels "civilistes" entendaient développer l'instruction et la
morale, la production agricole et minière, le commerce... en encourageant "une bonne
immigration". On ne peut nier l'inspiration positiviste, et qui plus est orthodoxe sur le plan
latino-américain, de ce programme (168), auquel Prada semble être resté fidèle jusqu'en
1886 :
165) Dans sa note de présentation du texte "Algo sobre el almidón y sus derivados", Alfredo
González Prada décrit son père comme un homme ayant un sens pratique incontestable, aux antipodes
de l'utopiste rêveur que certains ont cru voir en lui : "En Tutumo [nom de l'hacienda de la vallée de
Mala, prov. de Cañete], González Prada se dedicó principalmente al sembrío de yuca, a la
manufactura de almidón, dextrina, glucosa, etc., y a experimentos de laboratorio con las diferentes
especies de plantas amiláceas, indígenas del Perú. Obtuvo halagadores resultados financieros,
llegando a abastecer el mercado de Lima en la medida del máximum de la producción de su
almidonería. En 1878 decidió incrementar su industria y adquirió en Bélgica maquinaria apropiada:
la guerra con Chile frustró sus planes. Más tarde, la vida le condujo por distintos senderos." (TD,
116, note 1).
166) KRISTAL Efraín, "Problemas filológicos en Páginas libres de González Prada", art. cit.,
p. 144-146.
167) Discours du 1er août 1885, cité par E. Kristal, ibid., p. 145.
168) "En los programas de acción de los gobiernos latinoamericanos de orientación positivista los
temas sobresalientes eran la educación, la inmigración y el desarrollo de la economía.", écrit
ANDERLE Adam, "El positivismo y la modernización de la identidad nacional en América Latina",
art. cit., p. 427. Sur la politique positiviste menée par Manuel Pardo et son Partido Civil de 1872 à
1876, voir p. 427-428.
84
cuenta que el pensamiento político de aquél, tres años después de finalizada la
ocupación chilena, no se puede diferenciar del discurso civilista de la época.
González Prada usa un lenguaje muy parecido al de Larrabure y Unánue, repite
varios de sus temas importantes y comparte sus objetivos políticos [...]. (169).
" Algo muere, pero también algo nace: muere la mentira con las lucubraciones
metafísicas y teológicas, nace la verdad con la Ciencia positiva." ("Discurso en el
Teatro Olimpo", 1888-94, PL, 32).
Prada se situe lui-même dans le troisième état défini par Comte, l'état positif, et il assimile la
"vérité" au résultat scientifique, fruit de l'observation et de l'expérience, à la suite de Claude
Bernard (170) (Memoranda n° 12, TD, 179-180). D'un point de vue philosophique, le
Péruvien restera toute sa vie fidèle au positivisme, rejetant l'intuitionnisme bergsonien et les
critiques spiritualistes : "Auguste Comte mejora a Descartes, ensancha a Condillac, fija el
rumbo a Claude Bernard y sirve de correctivo anticipado a los Bergson nacidos y por nacer."
("La anarquía", 1907, A, 18). Comme l'écrit Robert G. Mead Jr., "[...] para él es la
inteligencia, no la intuición, la que puede comprender la evolución creadora de la
vida." (171).
L'auteur n'admet pas la séparation qu'allèguent les hommes de sciences chrétiens entre
"savoir humain et vérité révélée" ("Política y religión", 1900, HL, 344, 349). Nous avons vu
dans la section précédente que, pour lui, la science s'oppose à la religion dont elle cause le
recul. Il pense que le progrès du savoir par la science est continu ("Italia y el papado", 1905,
HL, 248). La raison est donc l'ennemi mortel de la foi. Tandis que les conceptions religieuses
et conservatrices sont opposées à l'idée de progrès et ancrent celles de la déchéance, la
science, au contraire, renforce et fonde l'idée du progrès humain. C'est là une idée de
M. J. Guyau (Morale d'Épicure), reprise plus tard par Élisée Reclus dans le dernier chapitre
de L'Homme et la Terre (tome II, chap. XII, "Progrès").
169) KRISTAL E., "Problemas filológicos en Páginas libres de González Prada", art. cit., p. 147.
170) Physiologiste (1813-1878) qui a défini les principes fondamentaux de toute recherche
scientifique.
171) MEAD Jr., R. G., "González Prada: el prosista y el pensador", art. cit., p. 7.
85
post. 1894, PL, 81). L'esprit de tolérance et de conciliation, qui caractérise aux yeux de Prada
les scientifiques, sont des valeurs hautement civilisatrices, contrairement au dogmatisme et au
fanatisme véhiculés par les religions ("Catolicismo y ciencia", 1891-98, NPL, 59-60). La
science est source d'ordre et de concorde, donc de civilisation ; la religion, de désordre et de
discorde, donc de barbarie. C'est la version gonzalez-pradienne de la devise "ordre et
progrès". Mais nous verrons dans la section concernant les institutions politiques en quoi cet
ordre se différencie fondamentalement de celui de Comte (172).
Au moins jusque dans les années 1890 et peut-être même toute sa vie durant, González
Prada semble avoir nié la toute puissance de la science. Se retranchant derrière un scepticisme
critique, il a élaboré une théorie cognitive pragmatique. Il affirme le caractère relatif,
provisoire et perfectible de toute connaissance scientifique en partant du principe que
l'observation est déterminée par les conditions extérieures de sa réalisation. L'idée d'évolution
elle-même implique la relativité du savoir et la remise en cause permanente des acquis, la
pensée humaine se développant, comme la nature, dans un ordre de complexité croissante.
Seules les vérités mathématiques échappent, selon lui, à la relativité ("Un rato de filosofía",
1884-88, NPL, 80-85 ; Memoranda n° 183, TD, 217). La force de la science réside
précisément dans sa capacité à douter d'elle-même :
"La Ciencia absoluta, la Ciencia en sí, vale nada o poco, y los mismos sabios la
miran como un cúmulo de verdades provisionales, no como un edificio inamovible
y definitivo. Ellos no la juzgan infalible ni destinada a revelarnos el origen y fin
de las cosas sino a estudiar y explicarnos el cómo de los fenómenos ocurridos a
nuestro alcance: listos siempre a cambiar de hipótesis cuando la antigua no
satisface, conociendo que las únicas verdades indiscutibles son las verdades
matemáticas, los sabios no se encariñan ciegamente por un sistema ni proclaman
la infalibilidad de una teoría. Fuera del 2+2=4, en el mundo intelectual, no hay
pruebas, sino opiniones ("Catolicismo y ciencia", [1891-98]-1907, NPL, 53-54).
"¿Qué valor objetivo poseen nuestras concepciones cerebrales?", s'interroge encore Prada en
1890, dans un essai profondément spencérien ("La muerte y la vida", PL, 194).
172) Pour une étude approfondie des différences entre le postivisme comtien et celui de Prada, cf.
WARD Thomas Butler, The Evolution of the idea of social transformation in the essays of Manuel
González Prada, op. cit. (notamment p. 16-80).
86
L'auteur, s'écartant de l'optimisme du siècle des Lumières qui identifiait le bonheur au
savoir (173), distingue le progrès scientifique du bonheur, qui n'en est pas, selon lui, la
conséquence directe : "¿En qué libro de Química, de Física, de Astronomía o de Mecánica se
prometió jamás que de un teorema o de una fórmula dependía la felicidad de nuestro
planeta?" (id., 57).
À partir de la décennie 1890 on commence à trouver dans les textes de Prada quelques
affirmations scientistes. Dans sa "Conferencia en el Ateneo de Lima", il déclare que seule la
science est infaillible (1886-94, PL, 18) ; dans "La muerte y la vida" (1890, PL) il écrit : "De
que hasta hoy no hayamos resuelto el problema de la vida, ¿se deduce que no le resolveremos
un día?", phrase qu'il supprimera lors d'une correction postérieure (174). En 1901, il se
prononce contre l'agnosticisme d'Herbert Spencer et de Thomas Henry Huxley (175), refusant
l'idée que la science puisse être limitée dans ses possibilités. C'est alors Marcelin Berthelot et
Hippolyte Taine (176) qu'il invoque :
Dans Les Premiers principes (1862) Spencer montre les limites du savoir humain et
l'impossibilité de parvenir à une connaissance absolue, mais pour poser tout savoir comme
relatif, le penseur anglais établit la nécessité d'admettre un absolu, ce qui lui permet de
réconcilier science et religion. Prada refuse une telle conséquence.
173) Il y a, bien sûr, des divergences. J.-J. Rousseau s'inscrit en faux contre cette réduction
voltairienne de l'homme à sa raison. Les physiocrates voient, eux, le bonheur dans le développement
économique. Cf. DELON Michel, "Bonheur", in Nouvelle histoire des idées politiques, ss. la dir. de
Pascal Ory, Paris, Hachette, 1987, p. 67-72.
174) Comparer l'édition de Madrid, 1915, p. 298 et celle de la Biblioteca Ayacucho, p. 194. L'auteur
a remplacé la phrase citée par : "¿Sabemos si está cerrado el ciclo de nuestra evolución? ¿Sabemos si
nuestra especie dará origen a una especie superior? ¿No concebimos que el ser de mañana supere al
hombre de hoy como Platón al gorila, como Friné a la Venus hotentota?". Ce passage est clairement
évolutionniste. On s'explique mal la raison de la suppression. Peut-être est-ce le fait de l'agnosticisme
de Prada.
175) Naturaliste, zoologiste et physiologiste anglais (1825-1895), défenseur du transformisme.
176) Marcelin Berthelot (1827-1907) : chimiste et homme politique républicain qui fut ministre de
l'Instruction publique et des Affaires étrangères.
87
La science est le salut de l'homme. Dans des termes très religieux, Prada la considère
comme la rédemption du genre humain, son véritable Christ. Après la défaite contre le Chili,
le Pérou doit se tourner vers la science pour racheter ses erreurs : "[...] acudamos a la
Ciencia, ese redentor que nos enseña a suavizar la tiranía de la Naturaleza [...]" ("Discurso
en el Politeama", 1888, PL, 45). C'est la science qui confère à l'homme sa puissance et sa
liberté, lui permettant de lutter contre le déterminisme (177). Comme l'a écrit Hugo García
Salvatecci, la science fait de l'homme la providence de l'humanité, l'égal de Dieu (178) en
quelque sorte, car elle lui donne les moyens d'un perfectionnement illimité à la fois sur le plan
individuel et sur le plan collectif.
88
qu'elle constitue une solution politique aux problèmes de la nation : "[...] hoy la guerra es un
problema, la Ciencia resuelve la ecuación." (id., 46). Citant l'Essai sur l'histoire générale des
sciences pendant la Révolution française de Jean-Baptiste Biot (180), G. Prada voit dans la
Révolution française un excellent exemple de ce que les peuples peuvent réaliser s'ils
"donnent à la Science vie politique" ("La Revolución francesa", 1889, PL, 186). En ce sens, la
science constitue le meilleur instrument pour régénérer le Pérou et forger une nationalité
encore inexistante :
Ayant une valeur poétique intrinsèque, les vérités scientifiques doivent également
inspirer une littérature rationnelle ("Los Fragmentos de Luzbel", 1886, PL, 163, 170).
Cependant, s'il admet l'idée de la lutte pour l'existence (struggle for life), Prada
considère que l'espèce humaine a les moyens de se soustraire à la concurrence vitale
darwinienne, qui a pour conséquence la mort sélective des faibles. Il se prononce contre le
89
darwinisme social parce que l'homme a acquis au cours de son évolution la conscience de la
Justice :
"Desde las colonias de infusorios hasta las sociedades humanas, se ve luchas sin
cuartel y abominables victorias de los fuertes, con una sola diferencia: toda la
Naturaleza sufre la dura ley y calla, el hombre la rechaza y se subleva. Sí, el
hombre es el único ser que lanza un clamor de justicia en el universal y eterno
sacrificio de los débiles." ("Los partidos y la Unión Nacional", 1898, HL, 220).
Se rangeant, pour une fois, du côté de l'orthodoxie comtienne, l'auteur oppose la notion
d'altruisme proposée par le philosophe français à l'application sociale du principe darwinien
de sélection naturelle :
Prada censure ainsi ceux qu'il qualifie, dans "Nuestros indios", de Diafoirus et Purgon de la
sociologie, les continuateurs de Comte qui puisent à la source spencérienne, Gustave Le Bon
et Gabriel de Tarde, mais aussi Edmond Demolins, l'Autrichien Ludwik Gumplowicz et
l'Anglais Karl Pearson (181). Il reproche en particulier à ces sociologues néo-darwinistes
leurs théories raciales, dogmatiques et arbitraires, qui discréditent la sociologie comme
science ("Nuestros indios", 1904, HL, 332-335).
181) Gustave Le Bon (1841-1931) : médecin et sociologue qui étudia la psychologie des foules.
Gabriel de Tarde (1843-1904) : sociologue, professeur au Collège de France (1900), connu
pour sa théorie évolutionniste selon laquelle les inventions se propagent dans le temps et dans l'espace
par le processus d'"imitation". Il a appliqué sa théorie de l'imitation à l'étude des criminels. Il a
également fait la critique de G. Le Bon.
Edmond Demolins (1852-1907) : historien et sociologue, disciple de Le Play (1806-1882,
économiste qui fut un des fondateurs de la sociologie). En 1886, il créa avec un groupe dissident de
l'école de Le Play la revue La Science Sociale. Auteur de A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons
(1897).
Ludwik Gumplowicz (1838-1909) : jurisconsulte, économiste et philosophe autrichien
d'origine polonaise, influencé par l'école positiviste française. Son "polygénisme" affirme l'existence
de "groupes humains" foncièrement différents et amenés à se combattre. Auteur de La Lutte des races
(1892) et de Sociologie et politique (1898).
Karl Pearson (1857-1936) : mathématicien anglais qui contribua à la fondation des statistiques
modernes et les appliqua à la biologie ; il eut aussi des activités littéraires et politiques. Il fut un
promoteur du darwinisme social. Pearson estimait que le taux de fécondité élevé des pauvres
constituait une menace pour la civilisation et que les races "supérieures" devaient supplanter les
"inférieures". Ses idées donnèrent de la contenance aux tenants de la supériorité de classe et de race. Il
pensait, toutefois, que l'environnement n'avait que peu d'influence sur le développement des qualités
mentales ou émotionnelles.
90
S'appuyant sur les notions d'altruisme de Comte et d'entraide de Kropotkine, G. Prada
considère que les darwinistes sociaux donnent une interprétation erronée du darwinisme,
interprétation qui permet de justifier l'impérialisme (182) :
À la suite de Kropotkine, Prada inscrit l'entraide dans l'évolution en tant qu'instrument dans la
lutte pour l'existence (183).
Le point de vue du Péruvien est assez proche des idées du positiviste socialiste
argentin José D. Bianchi, qui fait de la justice la base de toute vie sociale et affirme : "No hay
existencia independiente: aparte del encadenamiento orgánico que clasifica Darwin, existe
otro lazo y es el de las mutuas ayudas en las luchas de la vida" (184).
Très tôt, dès 1882, González Prada s'est préoccupé de l'éducation du peuple, point de
convergence de tous les positivistes du monde. Il croit être du devoir des hommes de lettres et
de sciences de faire partager leur savoir au moyen de la vulgarisation, exercice ardu s'il en est.
Et l'auteur de mentionner Alexandre Dumas, Hugo, Lamartine, les encyclopédistes parmi
lesquels "l'infatigable et sympathique Diderot", Alexander von Humboldt, François Arago,
Guillaume-Louis Figuier, Camille Flammarion (185) et Jules Verne ("Prólogo a Notas
literarias de Paulino Fuentes Castro", 1882, NPL, 215-216). Ces noms montrent l'intérêt que
182) En 1904, Prada n'emploie pas encore ce mot dans l'essai "Nuestros Indios", bien qu'il fasse
clairement allusion au colonialisme à la p. 333.
183) Kropotkine écrit : "Dans le monde animal nous avons vu que la grande majorité des espèces
animales vivent en sociétés, et qu'elles trouvent dans l'association leur meilleure arme pour la "lutte
pour la vie", comprise, bien entendu, dans le sens large de Darwin - non comme une lutte pour les
simples moyens d'existence, mais comme une lutte contre toutes les conditions naturelles défavorables
à l'espèce. Les espèces animales dans lesquelles la lutte individuelle a été réduite à ses plus étroites
limites, et où l'habitude de l'entraide a atteint le plus grand développement, sont invariablement les
plus nombreuses, les plus prospères et les plus ouvertes au progrès.", KROPOTKINE Pierre, Œuvres,
Paris, Maspero, 1976, p. 207.
184) Cité par ZEA Leopoldo, Dos etapas del pensamiento en hispanoamérica, op. cit., p. 293.
185) Alexander von Humboldt (1769-1859) : naturaliste et voyageur allemand.
François Arago (1786-1853) : astronome et physicien.
Guillaume-Louis Figuier (1819-1894) : auteur de nombreux travaux de vulgarisation
scientifique.
Camille Flammarion (1842-1925) : astronome et vulgarisateur .
91
Prada portait à la science française à la fin des années 1870, peut-être précisément en raison
de l'immense effort de diffusion réalisé par les scientifiques eux-mêmes. Alors qu'à la même
époque, le Péruvien se nourrissait avidement de poésie germanique, seul Humboldt représente
ici la science allemande.
Prada ne s'est pas contenté d'affirmer le droit de chacun au savoir, notamment des plus
humbles, il s'est également interrogé sur le moyen de démocratiser la connaissance. Il constate
qu'une réforme de la langue visant à la rapprocher du peuple serait inopérante pour faciliter la
vulgarisation de théories scientifiques complexes : "La oscuridad relativa de las obras
científicas no se puede evitar [...]" ("Notas acerca del idioma", 1889, PL, 171). Ce n'est pas
un problème lexicologique et tout repose sur le talent et la volonté du vulgarisateur, sans
lequel "les conquêtes de la science seraient le patrimoine de quelques privilégiés". En
revanche, la simplification du langage employé en littérature permettrait de la rendre plus
accessible, de la démocratiser. Citant Lamartine, Prada somme les écrivains de se mettre à la
portée du peuple, par un effort de clarté et d'ntelligibilité, qualités qu'il reconnaît dans les
œuvres géniales d'Homère et de Cervantes, ainsi que dans la littérature française :
"El que suscribe al diario i compra la novela o el drama, está en el caso de exijir
que le hablen comprensible y claramente. La lectura debe proporcionar el goce
de entender, no el suplicio de adivinar." ("Notas acerca del idioma", 1889, PL,
172 ; orthographe originelle).
Le style tranchant et graphique de Prada, de même que sa réforme de l'espagnol, sont des
applications de ces principes élémentaires.
À l'instar d'Élisée Reclus (186), l'auteur soutient par ailleurs que si les démonstrations
scientifiques particulières sont abstruses, les conclusions fondamentales des sciences, ce qu'il
appelle aussi les "grandes vérités", sont, elles, accessibles à tout un chacun, y compris aux
moins instruits ("Propaganda y ataque", post. 1894, PL, 111 et "El deber anárquico",
post. 1912, A, 28). En 1888, Prada concluait son essai par une citation de l'historien et érudit
Ernest Havet (1813-1889) :
186) Le géographe anarchiste écrivait : "Mais avec ou sans écoles, toute grande conquête de la
science finit par entrer dans le domaine public. Les savants de profession ont à faire pendant de longs
siècles le travail de recherches et d'hypothèses, ils ont à se débattre au milieu des erreurs et des
faussetés ; mais quand la vérité est enfin connue, souvent malgré eux et grâce à quelques audacieux
conspués, elle se révèle dans tout son éclat, simple et claire. Tous la comprennent sans effort ; il
semble qu'on l'ait toujours connue.", L'Évolution, la révolution..., op. cit., p. 163.
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""Quién desprecia la multitud desprecia la Razón misma, desde que la juzga
incapaz de comunicarse y hacerse oír; por el contrario, sólo es verdadera
filosofía la que se cree nacida para todos y profesa que todos nacieron para la
más elevada verdad y deben tener su parte de ella como del Sol."" ("Propaganda y
ataque", 1888, PL, 111) (187).
Pour compléter les approches précédentes centrées sur la science, nous allons
examiner maintenant quelques aspects des conceptions philosophiques de Prada
(déterminisme, pyrrhonisme) dans leur articulation avec l'évolutionnisme, avant d'examiner ce
qu'il entend par progrès et civilisation.
187) La mention du nom de l'auteur de la citation ne figure pas dans l'édition de la Biblioteca
Ayacucho, alors qu'elle figure en note dans l'édition de Madrid (1915). Nous ignorons si la
suppression est délibérée ou si elle résulte d'une erreur.
188) Prada considère peut-être, comme Bakounine, que l'homme ne reçoit de la nature que des
facultés qui demandent à être ensuite "fertilisées par l'action bienfaisante et puissante de la
collectivité" et, donc, qu'il contracte envers la société un devoir de restitution du savoir développé
grâce à elle (voir Bakounine. La Liberté, op. cit., p. 86).
189) Cf. la condamnation de l'élitisme intellectuel chez Bakounine (ibid., p. 75 et 80-82) et chez
Élisée Reclus (L'Évolution, la révolution..., op. cit., p. 61-62).
190) L'application du déterminisme aux réalités humaines est le but de la "physique sociale" ou
sociologie d'A. Comte. Émile Boutroux (1845-1921) et Henri Bergson (1859-1941) feront au début de
notre siècle la critique du déterminisme.
93
"Tal vez no hay seres malos ni buenos, sino organismos que funcionan
ciegamente; no existen crímenes ni virtudes, sino hechos amorales o resultados de
leyes ineludibles." (id., 82, note 1).
191) Prada développe une théorie évolutionniste et déterministe de la langue dans son essai "Notas
acerca del idioma" : "¿Puede un idioma cristalizarse i adoptar una forma definitiva, sin seguir las
evoluciones de la sociedad ni adaptarse al medio? [...] Un idioma no es creación ficticia o
convencional, sino resultado necesario del medio intelectual i moral, del mundo físico i de nuestra
constitución orgánica. Traslademos en masa un pueblo del Norte al Mediodía o viceversa, i su
pronunciación variará en el acto, porque depende de causas anatómicas i fisiológicas." (1889-post.
1894, PL, 173-174 ; la partie soulignée est un ajout de l'auteur ; orthographe originelle).
192) Philosophe et économiste anglais (1773-1836). Le déterminisme de Comte a pour base la race,
le climat et les activités politiques, qui forment les piliers de la conception historique du positivisme ;
Mill accentue le rôle déterminant du milieu géographique et Taine celui de la race, aux côtés du milieu
et du moment.
193) Prada écrit : "Por carácter, por la benignidad del clima, por la riqueza del país, por la
facilidad de vivir holgadamente con poco trabajo, somos pacíficos, anticonquistadores, amigos del
reposo y refractarios a la emigración" ("Perú y Chile", 1888, PL, 54). À la page 49, il parle aussi de
"la ingénita mansedumbre del carácter nacional". Dans le "Discurso en el Politeama", il s'interroge :
"¿Por qué desalentarse? Nuestro clima, nuestro suelo ¿son acaso los últimos del Universo?" (1888,
PL, 46).
194) Par deux fois ("Perú y Chile", 1888, PL, 49 et 50) Prada évoque la "ferocidad araucana".
94
sorte que les Péruviens ont été "contaminés" par la cruauté des Chiliens et ceux-ci par la
corruption des premiers :
Il est assez évident que cette théorie, sans fondement scientifique aucun, résulte d'une
interprétation historique de la colonisation, comparée aux différents conflits entre pays ; mais
elle intègre également un déterminisme biologico-psychologique.
195) Par la suite, Lombroso a combiné atavisme, folie morale et épilepsie dans l'explication du
crime. L'école française de criminologie, avec G. de Tarde et Alexandre Lacassagne (1843-1924), s'est
opposée à lui en mettant l'accent sur les causes sociales du crime, ce qui a conduit l'Italien à nuancer
ses positions. Il est fort surprenant qu'un anarchiste tel que Prada n'ait pas fini par adhérer aux thèses
de l'école française. Bakounine n'écrivait-il pas lui-même : "L'organisation de la société étant toujours
et partout l'unique cause des crimes commis par les hommes, il y a hypocrisie ou absurdité évidente
de la part de la société de punir les criminels, toute punition supposant la culpabilité et les criminels
95
"Quien sabe la psicología de ciertos individuos se explica bien con la desviación
siniestra de los ojos o el arqueo de la espina dorsal. Las anomalías de
conformación suelen acarrear imperfecciones morales." ("Libertad de escribir",
1888, PL, 96) (196).
On observe donc, chez G. Prada, une tendance à mélanger les critères biologico-
naturalistes et historicistes. Cela était chose courante à son époque. Adam Anderle a constaté
que les positivistes péruviens fondaient biologiquement leur critique des comportements anti-
progressistes des créoles et qu'en Argentine, l'école "marxiste-positiviste" (notamment José
Ingenieros [1877-1925] et Juan B. Justo [1865-1928]) combinait les critères économiques et
biologiques dans l'analyse de la société (197). Quelques années auparavant, Domingo F.
n'étant jamais coupables." (Programme et objet de l'organisation secrète révolutionnaire des Frères
Internationaux (1868), in : GUÉRIN Daniel, Ni Dieu ni Maître, t. I, op. cit., p. 221) ? Cette position
n'exclue pas un certain déterminisme : "Tout individu est le produit involontaire d'un milieu naturel et
social au sein duquel il est né, il s'est développé et dont il continue à subir l'influence." (ibid.). Cela
démontre a contrario la vigueur, chez Prada, des convictions déterministes à fondement biologique.
196) Ces phrases appartiennent à une série de paragraphes qui figuraient initialement dans la partie
IV de l'essai "Propaganda y ataque" (1888, PL) et qui furent.plus tard intégrés au début de la partie V
de "Libertad de escribir" (v. Páginas libres, Madrid, 1915, p. 180-181).
En 1914-1915, Prada manifestait encore son acceptation des théories de Lombroso comme
l'atteste ce passage extrait de "Suluque II", dans Bajo el oprobio, p. 37 : "Braquicéfalo, estrábico y
lisiado de un tic gambal, ofrece muchos estigmas del degenerado impulsivo y criminal. Pertenece a
Lombroso." Il récusera, en revanche, les idées émises par le criminologue dans son livre Les
Anarchistes (1897) (v. "La anarquía", 1907, A, 15) et lui consacrera ce "grafito" : "Estupendo
resultado/ De sus ciencia tan profunda:/ Entregar los anarquistas/ Al castigo de las turbas." (Grafito
n° 51, Grafitos, 50).
197) Anderle écrit : "Esta segunda generación de positivistas peruanos [Prado, Cornejo, Villarán]
[...] enunció severas críticas a los criollos, entonces clase dominante. Era -como Javier Prado
demuestra- una crítica de los hábitos y actitudes morales negativos, herencia del colonialismo
español que pretendía explicar biológicamente, por decirlo así, las razones por las que el criollo
peruano se mostraba reacio a los cambios e incapaz de actuar positivamente y de contribuir al
progreso." Et plus loin : "[Ricaurte Soler] Estimaba, asimismo, que en Argentina había surgido -
particularmente gracias a la obra de Ingenieros- una "escuela marxista-positivista" que combinaba
criterios económicos con la interpretación biologicista de la sociedad. Así, por ejemplo, Francisco
96
Sarmiento, dans son célèbre ouvrage Conflicto y armonía de las razas en América (1883),
confondait déjà hérédité biologique et héritage historico-culturel, comme a pu le démontrer
Daniel E. Zalazar (198). Les origines de ces confusions-amalgames, auxquels Prada
n'échappe pas (cf. II - 1.1.2.4., sa conception de la religiosité de l'aristocratie comme un
atavisme), sont à rechercher chez Lamarck (1744-1829), promoteur du concept d'hérédité des
caractères acquis, puis chez Taine. Celui-ci souhaitait en effet "l'assimilation des recherches
historiques et psychologiques aux recherches physiologiques et chimiques" (199). Ces
amalgames ont ensuite pu se généraliser grâce aux travaux des évolutionnistes et des
darwinistes sociaux, qui croyaient en l'hérédité des caractères acquis, fondement de
l'évolutionnisme de Spencer (200). Prada, cependant, n'en fait pas un usage raciste, comme la
plupart de ses contemporains ; il n'en retient, en fait, qu'un déterminisme très rigoureux qu'il
défendra même dans ses articles anarchistes. Ainsi écrit-il en 1907 :
Un tel déterminisme n'est-il pas en totale contradiction avec l'idée de liberté, pour
laquelle plaide précisément l'anarchisme, et même avec celle de révolution ? Nous avons vu
supra qu'une des principales critiques que Prada dirigeait contre le catholicisme était la
négation de la liberté de l'homme et de sa responsabilité sociale. N'y a-t-il pas là une
incohérence ? De même que dans la philosophie de Spencer, l'évolution culmine dans la
pleine liberté de l'individu (à l'inverse de l'ordre semi-théologique auquel aboutit Comte), le
Péruvien résout la contradiction en insistant sur le rôle de la volonté humaine. Outre les
Ramos Mejía se vale de la biología para explicar el desarrollo histórico argentino ("raíces españolas
heredadas") [...].
Carlos O. Bunge asienta igualmente que el desarrollo social tiene un sustento biológico, pero es
Ingenieros quien concierta estos criterios biologicistas -que conceden un valor absoluto a los
caracteres sociales heredados- con los económicos, resaltando la importancia del "economismo
histórico".", ANDERLE Adam, "El positivismo y la modernización de la identidad nacional en
América Latina", art. cit., respectivement p. 440 et 453-454.
198) Voir ZALAZAR Daniel E., "Las posiciones de Sarmiento frente al indio", Revista
Iberoamericana, Pittsburgh, vol. L, n° 127, Abril-Junio 1984, p. 421-422.
199) Voir TOUCHARD Jean, Histoire des idées politiques, t. II, Paris, PUF, 1962, p. 687.
200) Spencer eut en 1894 une controverse avec le biologiste allemand August Weismann (1834-
1914), qui s'était élevé contre l'hérédité des caractères acquis. Cette théorie sera plus tard
définitivement réfutée par Francis Galton (1822-1911), que Prada ne semble pas connaître.
97
circonstances extérieures à l'individu (milieu, moment) et son hérédité propre (biologie,
psychologie), G. Prada admet la volonté en tant que force déterminante :
" Todo sigue la ley; pero en este determinismo universal donde actúan
innumerables fuerzas desconocidas, ¿sabemos medir la importancia del factor
humano? Si podemos ayudar la germinación e impedir la cristalización, ¿no
lograremos influir en el desarrollo de los acontecimientos o fenómenos que se
refieren a las colectividades? "Las fuerzas sociales -dice Engels- obran lo mismo
que las de la Naturaleza, ciega, violenta, destructoramente, mientras no las
comprendemos ni contamos con ellas."
En comprender, o más bien dicho, en hallar las leyes, reside toda la fuerza del
hombre. Lo que en la leyenda cristiana se nombra nuestra caída debe llamarse
nuestra ascensión, pues al comer el fruto del árbol de la ciencia nos hicimos
(como lo había pronosticado la serpiente) iguales a los Dioses." (id., 110-111).
L'homme est donc relativement libre et contribue consciemment à l'évolution. Comme pour le
socialiste Friedrich Engels (1820-1895) (201), la volonté est "l'agent principal des
transformations sociales" (202), à condition qu'elle soit guidée par la science.
L'évolutionnisme positiviste corrige ainsi le déterminisme liberticide, tant au niveau de
l'individu qu'à celui de la société. "La voluntad del hombre, poursuit Prada, puede modificarse
ella misma o actuar eficazmente en la producción de los fenómenos sociales, activando la
evolución, es decir, efectuando revoluciones." (id., 111).
Nous pouvons en conclure qu'à l'instar du positiviste chilien José Victorino Lastarria
(1817-1888), le Péruvien met l'accent sur la liberté de l'individu et sa capacité à décider de
son destin. Il s'oppose ainsi au fatalisme historique, qui sert de justification aux
impérialismes, et se sépare de Comte en faisant de la liberté humaine la cause déterminante
des faits sociaux.
Cette conception de la liberté dans le cadre du déterminisme cosmique n'est pas le fruit
tardif de la réflexion de Prada, comme on pourrait le penser (203). Elle est déjà présente dans
les essais des années 1880, car elle découle, en fait, de son relativisme pyrrhonien (204) :
201) C'est la seule et unique fois que Prada le cite dans toute son œuvre.
202) Nous empruntons cette expression à SALAZAR BONDY, Historia de las ideas en el Perú
contemporáneo, op. cit., p. 15.
203) Robert G. MEAD Jr. a ainsi pu écrire : "Con los años, su positivismo pierde mucho del
determinismo que ostenta al principio", "González Prada: el prosista y el pensador", art. cit., p. 6.
204) Le pyrrhonisme est la doctrine du philosophe grec Pyrrhon (v. 365-275 avt. J.-C.), fondateur de
l'école sceptique, qui se caractérise par le refus de toute affirmation dogmatique. En morale, le sage
doit s'efforcer d'atteindre un bonheur qui consiste simplement dans le silence total des passions ou
98
"De ahí que para los hombres no haya un concepto definitivo del Universo ni
exista una verdad eterna: las verdades de hoy pueden convertirse en errores,
como se vuelven hoy errores muchas verdades de ayer. [...].
¿Nos abandonaremos a la inacción y al desaliento? Si poseyéramos la semilla
de un árbol que sólo fructificara a los cien años de nacida, deberíamos sembrarla
con la esperanza de cosechar el fruto; si la felicidad se igualara con la sombra de
un pájaro que nunca desciende a la Tierra, deberíamos perseguir la sombra con
la ilusión de coger el pájaro. No comiendo el fruto, anticipamos el placer de
comerle mañana; no alcanzando la felicidad, tenemos la dicha de buscarla. Y
¿quién nos dice que el deseo no valga más que la posesión? Figurémonos que en
el determinismo ciego de la Naturaleza gozamos de la más amplia libertad;
imaginémonos también que la intervención de nuestra voluntad influye en la
acción de las fuerzas cósmicas y podemos acelerar el paso lento y majestuoso de
la Naturaleza dirigiéndose no sabemos dónde: a nadie perjudicó la hormiga que
por venir en la cornamenta de un buey se jactaba de haber labrado la tierra."
("Un rato de filosofía", 1884-88, NPL, 85-86).
Même si, dans l'absolu, la liberté n'est qu'une illusion, elle devient réalité, par la volonté, dans
le monde relatif dans lequel l'homme évolue. Comme notre connaissance est limitée, nous ne
pouvons pas dire si nos efforts porteront leurs fruits, mais le seul fait de l'espérer nous apporte
un bonheur suffisant. L'homme étant un des innombrables éléments de l'évolution, son action
la détermine dans une certaine mesure (205). On ne peut nier qu'il s'agit là d'une philosophie
optimiste.
Ce qui, en 1884-1888, est présenté comme une hypothèse s'affirme comme une
certitude en 1890. Faisant coexister déterminisme et liberté, Prada déclare alors :
"ataraxie". Pyrrhon pensait que tous les êtres organisés dans la nature sont soumis à un renouvellement
continuel, que la vérité est donc inaccessible et que l'homme ne peut connaître que des apparences, des
illusions, d'où la nécessité de ne pas porter de jugements (à toute proposition on peut opposer une
proposition contraire, également probable). On en retrouve la marque dans ce passage de Prada, qui en
déduit un principe d'irresponsabilité face aux actes du passé et à ceux de l'avenir : "¿Identidad del
individuo? Quimera: no poseemos un alma única, sino una serie de almas; no somos un hombre
idéntico, sino muchos hombres sucesivos (*). En lo profundo de nuestro ser, todos hemos visto nacer y
morir muchas personalidades, todos representamos una larga cadena de individuos diversos y aún
contradictorios. [...] Estudiémonos, evoquemos el pasado, y constataremos que vivimos tan ajenos a
nuestra personalidad de hace diez o quince años como a la del transeúnte que divisamos en la calle.
No tenemos, no queremos tener más individualidad que la presente; no respondemos hoy de lo que
hicimos ayer ni responderemos mañana de lo que hoy hacemos: hoy respondemos de hoy, mañana
responderemos de mañana. No se concibe, pues, nada más injusto que las penas reservadas en la
Eternidad a los delincuentes de la vida: en uno se castiga la culpa de otros.
(*) Nota marginal del autor : Un yo es un estado de alma, y en el transcurso de la vida no hay dos
estados de alma iguales." ("Un rato de filosofía", 1884-1888, NPL, 81-82).
205) "Más ¿qué penetramos nosotros de la vida y del Cosmos para deducir la inutilidad de la
acción? Nada se pierde en el Universo, todo produce algo en alguna parte." ("Las esclavas de la
Iglesia", 1904, HL, 244). On voit comment Prada s'appuie sur des principes scientifiques, ici celui de
Lavoisier, pour fonder sa philosophie.
99
"Viendo de qué lugar salimos y dónde nos encontramos, comparando lo que
fuimos y lo que somos, puede calcularse adónde llegaremos y lo que seremos
mañana. [...] lo que fuimos, lo que somos, nos lo debemos a nosotros mismos. Lo
que podamos ser nos lo deberemos también." ("La muerte y la vida", 1890, PL,
197).
"Un rato de filosofía" est, sans doute, la plus forte expression du scepticisme gonzalez-
pradien : "Para evitar el engaño, nada más cuerdo que mantener el juicio en suspenso."
(1884-88, NPL, 78), écrit notamment le Péruvien (206). Nous avons constaté qu'il rejette
toute affirmation dogmatique et nie la possibilité d'atteindre la vérité, l'absolu ; l'homme,
trompé par ses sens, ne pouvant connaître que des apparences (207). Prada fait ainsi preuve
d'un pyrrhonisme très pur. Le doute, comme principe mental, libère des préjugés, conduit au
détachement serein et contemplatif qui permet à l'homme d'atteindre un esprit de tolérance et
de douceur ("Un rato de filosofía", 1884-88, NPL, 83). Comme le remarque Thomas B. Ward,
le doute est le moyen de passer de l'idée d'absolu à l'idée du relatif, implicite dans la
philosophie de Comte et explicite chez Prada (208). Le fanatisme et le dogmatisme, qui se
nourrissent d'absolu, sont ainsi opposés à la tolérance et à la sagesse, imprégnés de
relativisme. En arrière plan, on distingue une seconde opposition se greffant sur la première,
avec laquelle elle entretient un lien corrélatif : à la collectivité et son autorité s'oppose
l'individu et son libre arbitre :
206) Nous pourrions multiplier les citations. Par ex. : "[...] que nuestra vida cerebral se resuma en
una perenne rectificación de miras." (id., 80).
207) "No vemos realidades sino apariencias: divisamos al Universo al través de los sentidos [...]"
(id., 85).
208) WARD Th. B., The Evolution of the idea of social transformation..., op. cit., p. 73-74.
209) Cette note n'est pas étrangère à la proclamation, en 1870, du dogme de l'infaillibilité pontificale
par le premier concile du Vatican.
100
Comme nous avons pu le constater précédemment, l'inaccessibilité de l'absolu, l'idée
du relatif, ne conduisent pas l'auteur au pessimisme fataliste : Schopenhauer et
Hartmann (211), trop "tragiques", sont écartés (212). Prada débouche sur une philosophie de
l'action un peu sceptique, certes, mais aussi dynamique et positive. Son essai s'achève sur un
optimisme réaliste, peut-être un peu désabusé, mais somme toute souriant (213) :
210) Prada affirme : "La duda y la incertidumbre desenvuelven a nuestra imaginación un espacio
sin límites. Al dudar, afirmamos nuestra personalidad, crecemos, nos sentimos más hombres. La duda
patentiza la virilidad del pensamiento [...] ¿y qué significa pensar si del cerebro se elimina la duda?"
("La poesía", 1902, NPL, 70).
211) Arthur Schopenhauer (1788-1860) : philosophe allemand pessimiste qui s'inspire à la fois de
l'idéalisme de Kant et de la morale des philosophes de l'Inde. Sa doctrine est fondée sur la distinction
de la volonté, qui se manifeste chez les êtres vivants par le vouloir-vivre, et de la représentation du
monde par l'intelligence. Son pessimisme le porte à chercher le bonheur dans l'extinction du vouloir-
vivre et de tout rapport au réel. Après Nietzsche, Schopenhauer est le philosophe allemand le plus cité
dans l'œuvre de Prada.
Karl Eduard von Hartmann (1842-1906) : philosophe et savant allemand, disciple de
Schopenhauer. Il a développé une philosophie de l'inconscient. Son système identifie la "pensée"
logique et la volonté "illogique" dans un esprit inconscient qui anime le monde. Sa philosophie est
l'une des plus typiques parmi les manifestations néo-romantiques de réaction contre le positivisme
triomphant.
212) Prada écrit : "Tranquilamente presenciamos el espectáculo del Universo, sin arrojarnos al
pesimismo trágico de Schopenhauer o Hartmann ni caer en el optimismo bobo [...]." ("Un rato de
filosofía", 1884-88, NPL, 82). Une vingtaine d'années plus tard, il condamne toujours le pessimisme
fataliste : "[...] el pesimismo desconsolador. Nada tan dulce como esa amarga filosofía que nos induce
a cruzarnos de brazos y permanecer indiferentes en las luchas humanas, repitiéndonos a nosotros
mismos que de nada serviría la intervención en apoyo del bien, desde que el mal triunfa necesaria y
eternamente." ("Las esclavas de la Iglesia", 1904, HL, 244).
213) Prada n'acceptait pas qu'on le qualifiât d'écrivain pessimiste, comme le montre sa réponse à
Félix del Valle qui lui avait demandé, en 1916, s'il croyait que le Pérou progressait : "Ya lo creo. Se ha
dicho que soy pesimista, desfigurándose así lo cierto, y declarándose que se me ha leído mal. En
todos mis libros, en todos mis artículos, se transpira un saludable aire de optimismo." (cité par
PINTO Willy, Manuel González Prada: profeta olvidado..., op. cit., p. 43).
Sa position rappelle celle du positiviste cubain Enrique José Varona y Pera (1849-1933),
homme d'une grande probité intellectuelle et morale, qui évolua vers un certain "optimisme
désenchanté" ou vers un "pessimisme actif" (voir GUY Alain, Panorama de la philosophie ibéro-
américaine, Genève, Patiño, 1989, p. 68). Comme Prada, Varona fut agnostique, scientiste et
évolutionniste et il se consacra à l'action morale et exalta la vertu de l'exemple ; il refusa aussi la
religion de l'Humanité de Comte et prit peu à peu ses distances envers Spencer. D'autres choses
séparent cependant le Cubain du Péruvien : son socialisme très modéré et son appui à la démocratie
basée sur un suffrage restreint, entre autres.
101
Bien que Schopenhauer l'ait, sans doute, considérablement influencé (v. infra II -
1.2.3., les développements concernant la morale), G. Prada ne peut admettre son indifférence
à l'égard de la chose publique, inspirée des doctrines bouddhistes, ni ses conclusions,
partagées par Hartmann, visant à anéantir la volonté ("vouloir-vivre") dans la paix du nirvana,
autrement dit la négation de soi comme libération de l'individu. Pour le Péruvien, au contraire,
l'homme réalise sa liberté dans l'action, donnant ainsi un sens à la vie :
"Mas ¿qué determinación seguir en la guerra de todos contra uno y de uno contra
todos? Si con la muerte no queda más refugio que el sometimiento mudo, porque
toda rebelión es inútil y ridícula, con la vida nos toca la acción y la lucha. La
acción aturde, embriaga y cura el mal de vivir; la lucha centuplica las fuerzas,
enorgullece y da el dominio de la Tierra." ("La muerte y la vida", 1890-post.
1894, PL, 197 ; la phrase soulignée est un ajout de l'auteur).
"Con todo, el padre Gratry no carece de razón cuando le tacha de sofista. Renan
sostiene el pro y el contra con asombrosa desenvoltura, no por mala fe, sino tal
vez por descubrir la fragilidad de la Dialéctica [...].
Cuando Renan reconoce en Víctor Cousin "uno de los excitadores de su
pensamiento, se comprende que por el afán de encontrar en todo alguna verdad,
quiera conciliar hasta las contradicciones. Si algunos de sus defectos nacen del
Eclectismo, otros se explican por la exageración del espíritu crítico [...]"
("Renan", post. 1894, PL, 129-130 ; le texte souligné est un ajout de l'auteur peut-
être antérieur à 1897).
214) Prada fait probablement référence à Daniel A. Carrión (1859-1885), jeune étudiant en
médecine péruvien, disciple de Claude Bernard, qui s'inocula la verruga (maladie parasitaire du Pérou,
due à un sporozoaire inoculé par la piqûre de divers phlébotomes, et caractérisée par des éruptions
102
Ilíada, erige el Partenón y mide el curso de los astros." ("La muerte y la vida",
1890, PL, 197).
Il résulte de ces considérations que le progrès est l'œuvre, en premier lieu, d'individus "de
bonne volonté" (215). Conformément aux idées positivistes, Prada estime que l'altruisme est
le véritable critère de la civilisation ; guidé par la raison, il conduit l'homme à la réalisation de
la justice :
Ce qui caractérise l'homme, ce qui le rend humain et le distingue de l'animal, c'est sa capacité
à dépasser son égoïsme instinctif. Mais la science et la philosophie ne suffisent pas, à elles
seules, à humaniser l'homme, donc à le civiliser. Humain et civilisé sont des termes quasiment
synonymes chez Prada, qui accorde au concept de civilisation une valeur plus spirituelle que
matérielle. L'auteur écrit même que la civilisation est une valeur morale :
muqueuses et cutanées d'aspect verruqueux). Sur Carrión, voir MEJÍA VALERA Manuel, "El
positivismo en el Perú", art. cit., p. 112.
215) Voir aussi "Utilidad de los rebeldes", post. 1909, A, p. 105-106, article que Prada conclut
ainsi : "Gracias a la acción de los rebeldes, resulta, pues una infiltración incesante de elementos
103
"¿Acaso el hombre civilizado se caracteriza por sólo cubrirse de paño y
alumbrarse con luz eléctrica? La civilización se mide por el encumbramiento
moral, más que por la cultura científica: quien al mínimum de egoísmo reune el
máximum de conmiseración y desprendimiento, se llama civilizado; quien todo lo
pospone al interés individual haciendo de su yo el centro del Universo, debe
llamarse bárbaro; más que bárbaro, ave de rapiña." ("Piérola", 1898-99, FF,
227-228).
Toutefois, il serait faux de penser que son concept de civilisation est dénué de toute
considération sociale. Bien au contraire, comme le prouve cette phrase de 1888 : "[...] la
civilización de una sociedad no se mide por la riqueza de unos pocos y la ilustración de unos
cuantos, sino por el bienestar común y el nivel intelectual de las masas." ("Propaganda y
ataque", 1888, PL, 108). Le progrès moral garantit, en effet, le progrès social ; leur synthèse
constitue la civilisation.
Le genre humain n'est pas le seul bénéficiaire de ce devoir de bonté. Prada affirme
vigoureusement son panthéisme dans un essai de 1906, "Nuestros aficionados" (HL, 315-
319), dans lequel il s'oppose, toujours au nom de la civilisation, à toute forme de cruauté
envers les animaux, qualifiés "d'amis inférieurs" (id., 317) (216). L'écrivain insiste à nouveau
dinámicos en un mundo con visos de inercia, una amalgama de temeridad y prudencia, de quietud y
movimiento, lo que constituye la vida y la esencia de las sociedades." (p. 106).
216) C'est tout le contraire du Nietzsche de la Généalogie de la morale (1887) qui fait de la cruauté
un élément indissociable de la civilisation.
Prada se fait l'avocat de la nécessité de créer une législation de protection des animaux au
Pérou ("[...] [el animal] merece disfrutar los beneficios de una ley protectora. Como hay un derecho
humano, existe un derecho zoológico." [id., 316]), bien qu'il reconnaisse que "Aquí, una sociedad
protectora de los animales cubriría de ridículo a sus iniciadores." (id., 318). Ce petit exemple montre
bien que l'auteur n'avait rien d'un démagogue.
104
sur l'inutilité de la connaissance si elle ne s'accompagne pas de compassion, définie comme
une autre forme de la justice :
La vie, quelle que soit sa forme, végétale ou animale, doit être respectée car l'homme, l'animal
et la plante partagent la même origine :
" En una ciudad inhumana y egoísta, nunca se repetirá demasiado que los
animales son nuestros conciudadanos en la gran república de la Naturaleza,
nuestros compañeros en el viaje de la vida, nuestros iguales en el dolor y en la
muerte. Les debemos gratitud porque, sin ellos, no habríamos existido: faltarían
los peldaños de la escala inmensa que se apoya en los abismos del Océano y
viene a rematar en la especie humana. Vivimos hoy porque vivieron ayer los
batibios. Todos -los animales lo mismo que las plantas- somos hermanos en
nuestra madre común, la célula del mar primitivo. Universal parentesco de la
hormiga con el elefante, de la grama con el cedro, del hombre con el infusorio y
el musgo. Bárbaro el que inútilmente deshoja una flor o destruye una planta,
bárbaro el que innecesariamente o por mera diversión suprime un insecto.
Quien no ama ni compadece a los animales no ama tal vez ni compadece
mucho a los hombres." (id., 316).
Mark Twain, saint François d'Assise et le Bouddha (217), de par leur charité
universelle, servent de références positives à l'auteur qui les oppose aux cruels représentants
217) Samuel Langhorne Clemens, dit Mark Twain (1835-1910), premier grand écrivain de l'ouest
des États-Unis. Il est reconnu comme le maître des romanciers qui veulent "découvrir" l'Amérique à
travers ses paysages et son folklore. À la fin de sa vie, il écrivit des œuvres mystiques et pessimistes,
parmi lesquelles Ce qu'est l'homme (1906) que Prada venait peut-être de lire lorsqu'il écrivit son essai.
Saint François d'Assise (1185-1226) : religieux qui se voua à la pauvreté évangélique avec ses
disciples. Fondateur de l'ordre des Franciscains.
105
de la "tradition barbare" : Alexandre, César, Napoléon, von Moltke (218), etc., ainsi que les
toreros et les aficionados. Avec Mark Twain, il partage l'amour pour les animaux et les deux
mentions de l'écrivain nord-américain révèlent un G. Prada presque misanthrope, préférant
l'animal à l'homme cruel.
Les Péruviens ont donc hérité des vices des Espagnols ("El flamenquismo sevillano la [la
juventud limeña] corroe." [id., 318]) : Prada participe du courant hispanophobe qui règne à
l'époque en Amérique Latine. Notons, au passage, l'importance du lien culturel avec l'Europe
non ibérique et le regard négatif porté par l'auteur sur ses effets réels sur les mentalités.
À la lumière de cette analyse, nous constatons combien González Prada est éloigné
des positivistes argentins. Bien qu'il dénigre, comme eux, l'influence espagnole et qu'il oppose
les concepts de civilisation et barbarie, le Péruvien n'attache pas à ces termes les mêmes
valeurs. Les positivistes argentins, écrit Leopoldo Zea, conçoivent la civilisation comme le
triomphe de l'effort personnel exprimé par la richesse obtenue au moyen de l'exploitation
industrielle (220). Sarmiento oppose la "civilisation" urbaine et européenne à la "barbarie"
rurale et indigène et, après lui, Ingenieros fait de même avec sa "race euro-argentine" vs la
"race gaucha" ; pour Carlos Octavio Bunge (1875-1918), l'inégalité est le moteur du progrès.
Spencer est leur référence privilégiée, et ils prennent tous l'Amérique anglo-saxonne pour
Bouddha ("le Sage") ou Çakyamuni ("le Sage des Çakya"), noms sous lesquels on désigne
habituellement le fondateur du bouddhisme, Siddhartha Gautama, personnage historique, fils du chef
de la tribu des Çakya, qui créa la religion nouvelle contre le Brahmanisme (Ve s. av. J.-C.).
218) Helmuth von Moltke (1800-1891) : maréchal allemand, disciple de Clausewitz. Il dirigea
l'armée prussienne contre la France en 1870-71.
219) "Las corridas de toros nos enseñan que si una reducidísima fracción de la Humanidad sigue
avanzando por el camino de la civilización, la mayoría está muy lejos de haber eliminado su parte de
mono." (id., 315).
220) ZEA Leopoldo, Dos etapas del pensamiento en hispanoamérica, op. cit., p. 280.
106
modèle, alors que Prada tourne ses yeux vers la France égalitariste (221). Leur conservatisme
politique et social est assez logique, et même si certains d'entre eux évoluent vers le
socialisme, ce n'en est qu'une version bourgeoise. Spencer l'emporte toujours sur Marx. La
conception gonzalez-pradienne de l'idée de civilisation n'est pas, pour l'essentiel, matérielle
ou biologique comme celle des Argentins ; elle est avant tout spirituelle, éthique, et se base
sur un idéal d'amour et de justice comme fondement du lien social. L'adhésion de Prada à
l'anarchie, comme nous le verrons plus loin, est intrinsèquement liée à la prépondérance de
l'éthique dans sa pensée. Augusto Salazar Bondy estime d'ailleurs que "su rebeldía [...] es
esencialmente moral [...]" (222).
II - 1.2.3. L'éthique
Pour González Prada, la nature, la vie elle-même, est la source des valeurs morales
("Las esclavas de la Iglesia", 1904, HL, 245-246) auxquelles on accède par l'intelligence, c'est
pourquoi il affirme, avec Comte, que l'éthique est le couronnement de la science. La
connaissance donne accès à la morale, mais celle-ci n'est pas une vérité absolue, un donné
transcendant comme la fausse morale religieuse.
"Conviene advertir, écrit Prada, que no cabe diferenciación entre Ciencia y Moral
desde que las reglas de moralidad se derivan de los principios sentados por la
Ciencia. Con razón Augusto Comte colocaba la verdadera moral, la Moral sin
Teología ni Metafísica, en la parte más encumbrada del saber, como el foco
luminoso en la punta del faro. Como no existe Ciencia definitiva ni perfecta, cada
siglo tiene la suya." ("Instrucción católica", post. 1894, PL, 82) (223).
Comme la vérité scientifique, la morale est relative ; elle est approximation subjective d'un
absolu hors d'atteinte ; elle est donc nécessairement une élaboration personnelle progressive :
"[...] la perfección moral no estriba en poseer la verdad ni en formarse un concepto preciso
de la justicia, sino en profesar lo que estimamos verdadero y en hacer lo que nos parece
justo." ("Un rato de filosofía", 1884-88, NPL, 79). Thomas Butler Ward a noté avec justesse
221) "Civilizarse, écrit-il, es adquirir un alma francesa [...]", "Nuestros inmigrantes", 1901-08, HL,
310.
222) SALAZAR BONDY A., Historia de las ideas en el Perú contemporáneo, t. I, op. cit., p. 10.
223) Cette citation est extraite d'un passage ajouté par l'auteur au texte initial de 1892. Cette idée,
selon laquelle la morale dérive de la science, idée reprise à la p. 89, ne figurait pas dans la première
version (v. éd. de Madrid, 1915, p. 141). En 1892, Prada écrivait : "Los principios de moral, las leyes
de justicia, no son adquisiciones de la Religión, sino de la Filosofía; [...]" (id., p. 142). Lors des
corrections, cette phrase et la suivante furent supprimées, et l'idée en partie modifiée : Prada n'affirme
107
que la conception éthique du Péruvien a pour fondement la liberté individuelle, contrairement
à celle d'Auguste Comte, subordonnée à la société (224).
Mais la morale n'est pas que liberté spéculative, elle est surtout action. C'est grâce à
"l'énergie morale de la volonté" ("Vigil", 1890, PL, 70) que l'éthique prend corps dans
l'action, la morale n'étant pas un code abstrait mais une pratique nécessaire du quotidien. La
volonté permet l'élévation morale, notamment en forgeant des passions, au sens hegélien du
terme. La passion est un moteur de la société car, ainsi que le disait Hegel, "rien de grand ne
s'est accompli dans le monde sans passion" (La Raison dans l'histoire, 1830) :
D'autre part, et Robert G. Mead Jr. l'a bien souligné, il ne faut pas déduire de ce qui
précède que les lois de la morale sont cachées dans la nature et qu'il revient à la science de les
découvrir (226) :
plus que tous les principes moraux ont été énoncés par les philosophes, mais que la morale chrétienne
n'est qu'une reprise des principes déjà énoncés en philosophie (v. éd. Biblioteca Ayacucho, p. 83).
224) WARD, Th. B., The Evolution of the idea of social transformation..., op. cit.,. p. 29-32, 41 et
76-77. Pour Comte, la science positive permet d'accéder à la liberté mentale, mais son concept de la
morale tend à restreindre cette liberté et à la soumettre à une hiérarchie sociale. Le philosophe français
tente, au moyen de l'éducation, de fondre la liberté d'esprit des individus dans une même communion
d'idées, celles qui sont véhiculées par la morale.
225) Il peut paraître paradoxal que l'élévation morale puisse être obtenue en suscitant la haine.
L'explication, nous le verrons plus loin, se fonde sur le respect de la justice.
226) "Pero esto no significa para González Prada -como significaba para Hobbes, Spinoza y Locke
y más tarde, para Diderot y Rousseau-, que hay en la naturaleza misma un sistema de leyes de la
moral, y que la ciencia puede deducir tales leyes. Tampoco se une el peruano a los humanitarios del
siglo XVIII que concebían la moral en términos de la humanidad, y no de las acciones del individuo.
González Prada cree que la moral es un factor de la inteligencia del individuo. Para él, la vida tal
como la vive la mayoría representa en su desarrollo la exteriorización del conflicto en el individuo
entre sus instintos bajos y su inteligencia. La vida es una lucha entre le egoísmo, el materialismo, el
anhelo de poder, y la inteligencia: esto es, la posibilidad que tiene la razón guiada por la moral de
adaptarse a los cambios en el ambiente.", MEAD Robert. G., "González Prada: el prosista y el
pensador", art. cit., p. 8.
108
hombre, más exactamente dicho, a ciertos hombres en el estado social." ("El
individuo", post. 1909, A, 157).
" Veamos, écrit Prada, ¿qué se entiende por civilización? Sobre la industria y el
arte, sobre la erudición y la ciencia, brilla la moral como punto luminoso en el
vértice de una grán pirámide. No la moral teológica fundada en una sanción
póstuma, sino la moral humana, que no busca sanción ni la buscaría lejos de la
Tierra. El summum de la moralidad, tanto para los individuos como para las
sociedades, consiste en haber transformado la lucha de hombre contra hombre en
el acuerdo mutuo para la vida. Donde no hay justicia, misericordia ni
benevolencia, no hay civilización; donde se proclama ley social la struggle for
life, reina la barbarie." ("Nuestros indios", 1904, HL, 340).
Cette "morale humaine qui ne cherche pas de sanction" est une allusion à l'Esquisse d'une
morale sans obligation ni sanction (1884) de Marie Jean Guyau, que nous avons déjà eu
l'occasion d'évoquer. Prada y puise l'essentiel de son concept éthique à tendance panthéiste.
Guyau, rejetant toutes les idées et tous les principes a priori réputés antérieurs et supérieurs
aux faits, essaye de fonder une morale purement scientifique ou positive, donc sans jamais
faire appel à la contrainte, qu'elle soit religieuse ou civile. C'est dans la spontanéité vitale (la
tendance de tout être vivant à obtenir la vie la plus intense), et non dans une réalité
transcendante, qu'il cherche la source et les principes de la morale, de l'art et de la
religion (227). Pour le philosophe français, comme pour l'écrivain péruvien, l'éthique prend
corps dans l'action sociale.
227) La vie, à la fois instinct de conservation et désir d'expansion, est féconde en générosité et
compense l'absence d'obligation par un instinct moral infaillible. Ce désir d'expansion est à l'origine de
notre action morale : nous voulons souffrir pour les autres, étendre notre "moi" jusque dans une plus
vaste sympathie pour les hommes et les choses ; nous voulons agir, donner au monde notre activité. Le
sentiment de solidarité impulsive nous pousse à voler au secours de nos semblables ; notre instinct
moral nous contraint au bien. Guyau oppose le principe d'amour "je peux, donc je dois", qui entraîne
le désintéressement, le dévouement et même le sacrifice, au rigide précepte de Kant "je dois, donc je
peux". Par sa nature même, l'individu est porté à devenir un homme social et un homme moral. Il n'y a
pas de sanction morale, car pour être morale, l'obligation doit être une loi intime. Or l'égoïsme a sa
sanction en lui-même, car, moins on donne la vie, plus on souffre. La catégorie suprême n'est plus
celle de la loi, mais celle de la bonté. L'action morale individuelle, qui tend à réaliser une réalité de
bien et d'amour, est la seule qui donne un espoir et un but à la vie, au milieu de l'obscurité du sens du
monde. Guyau prône donc un idéal d'amour universel.
109
Dans le passage suivant, qui date des dernières années de la vie de Prada, on retrouve
l'influence de la philosophie de Guyau, associée à l'individualisme anarchiste :
Prada ne fut pas le seul à être séduit par les idées de Guyau. L'attrait exercé par la morale du
philosophe français sur le mouvement anarchiste a été souligné par l'historien de l'anarchisme
Max Nettlau : "La philosophie de Jean-Marie Guyau (1854-1888) avait un côté libertaire et
fut approuvée non seulement par les jeunes anarchistes de l'époque mais encore par Reclus et
Kropotkine, dont l'idéal éthique est celui de Guyau." (228). En 1891, en effet, dans une
brochure de 74 pages intitulée La Morale anarchiste, Pierre Kropotkine mentionnait le
philosophe français en ces termes : "ce jeune fondateur de l'éthique anarchiste (la science de
la morale des sociétés) - Guyau - mort malheureusement trop tôt" (229). Notons au passage
l'assimilation de l'éthique à une science.
Partant du constat de la douleur et de la souffrance (la vie et la mort sont deux maux),
Prada se révolte contre l'injustice et réagit dans le sens de l'amour et de la bonté. Cette révolte,
qu'Augusto Salazar Bondy qualifie à juste titre de métaphysique, aboutit à une élaboration
éthique dans laquelle l'eudémonisme (230) tient aussi une place importante :
110
"La acción es salvadora, commente A. Salazar Bondy, porque supera la
depresión, da alegría al vivir, eleva el tono vital por el placer. El ideal de la
existencia joven [plenitud física, salud, lozanía] que hay que perseguir es el goce
sano y fecundo, la máxima afirmación del ser adaptado a su habitáculo. [...]
-----------------------------------------------------------------------------
El hedonismo naturalista es paliado por la exaltación moral de los sentimientos
solidarios, Nietzsche por Schopenhauer [...] [Prada] Piensa que el respeto a la
vida ajena y el ahorro del dolor, no sólo humano sino animal puede derivarse del
amor egoísta al propio yo y de la repugnancia natural a padecer y morir." (231).
G. Prada réalise une synthèse personnelle des idées de Guyau et de Schopenhauer sur
la morale. Dans Deux problèmes fondamentaux de l'éthique (1841), le philosophe allemand
affirme qu'une action égoïste ne peut jamais être morale, car ne sont morales que les actions
qui ne tiennent pas compte de l'intérêt individuel. Prada devait désapprouver cette idée.
Suivant les philosophes utilitaristes britanniques (Bentham, Stuart Mill, Spencer), ainsi que
Guyau, le penseur péruvien faisait de l'intérêt particulier la règle de nos actions. Dans le
même sens, Kropotkine allait même jusqu'à faire de la recherche du plaisir (ou, ce qui revient
au même, vouloir éviter une peine) un besoin naturel, une loi du monde vivant (232). En
revanche, Prada rejoint Schopenhauer quand celui-ci déclare que l'homme n'agira moralement
que lorsqu'il sentira la douleur des autres comme sa propre douleur et qu'il cherchera à les en
préserver, faisant de la compassion le seul fondement de la morale (233). Ce mot compassion
revient très fréquemment chez notre auteur.
111
sociale (dévouement, oubli de l'égoïsme), tout en considérant que la solidarité a son origine
dans la volonté de l'individu et qu'elle lui permet d'atteindre son développement maximum.
Mais, contrairement à Prada, Ingenieros déduit sa conception de l'évolutionnisme spencérien
et aboutit à un socialisme non révolutionnaire. Le Mexicain Gabino Barreda (1820-1881)
constitue, en revanche, un exemple d'imitation de la morale comtienne : hostile à
l'individualisme, il désirait plier les citoyens dans le même moule mental afin d'éviter toute
anarchie. Il épousa l'idéal de la bourgeoisie soucieuse d'utilitarisme. Les exemples de
G. Prada, Ingenieros et Barreda illustrent les liens déterminants qui peuvent exister entre les
fondements éthico-philosophiques et les options politico-sociales pratiques. Cette question
mériterait certainement d'être approfondie à partir de l'étude comparée de ces trois penseurs.
"[...] [cette loi morale] qu'est-elle, sinon l'expression la plus pure, la plus
complète, la plus adéquate, comme diraient les métaphysiciens, de cette même
nature humaine, essentiellement socialiste et individualiste à la fois.
muerte de su prójimo debe llamarse bárbaro [...]" ("Nuestros tigres", 1904, HL, 297 ; souligné par
l'auteur).
234) Prada le cite en 1914-15, à la p. 128 de Bajo el oprobio.
235) Stirner répondait ainsi (à la troisième personne) à certaines critiques : "L'Égoïsme, dont Stirner
se fait le protagoniste, n'est pas le contraire de l'amour, ni de la pensée, il n'est pas ennemi d'une
douce vie amoureuse, ni du dévouement et du sacrifice, il n'est pas hostile à la cordialité la plus
tendre, il n'est pas non plus ennemi de la critique, ni du socialisme, en un mot, il n'est l'ennemi
d'aucun intérêt : il n'exclut aucun intérêt. Il va à l'encontre seulement de l'inintérêt et de
l'inintéressant [...].", cité par GUÉRIN Daniel, Ni Dieu ni Maître, t. I, op. cit., p. 33.
236) Voir NETTLAU Max, Histoire de l'anarchie, op. cit., p. 233.
237) Voir GUÉRIN D., Ni Dieu ni Maître, t. I, op. cit., p. 198, 200-201 et 221.
238) Ibid., p. 187.
112
Le défaut principal des systèmes de morale enseignés dans le passé, c'est
d'avoir été ou exclusivement socialistes ou exclusivement individualistes." (239).
Pierre Kropotkine, enfin, auquel Prada fait souvent référence ou allusion (240), distinguait
deux facteurs essentiels dans l'évolution du monde animal et des sociétés humaines : le
facteur individuel ou affirmation du "moi" de l'individu et l'entraide. Il prend soin de
différencier le premier facteur, le moins influent à ses yeux, de "l'individualisme étroit" et
égoïste (241), et même lorsqu'il évoque le second facteur, il n'oublie pas de mentionner
l'importance de l'initiative individuelle (242). Quant à l'entraide, Kropotkine en fait "le
véritable fondement de nos conceptions éthiques" :
" Mais c'est surtout dans le domaine de l'éthique que l'importance dominante du
principe de l'entraide apparaît en pleine lumière. Que l'entraide est le véritable
fondement de nos conceptions éthiques, ceci semble suffisamment évident. Quelles
que soient nos opinions sur l'origine première du sentiment ou de l'instinct de
l'entraide - qu'on lui assigne une cause bilogique ou une cause surnaturelle -
force est d'en reconnaître l'existence jusque dans les plus bas échelons du monde
239) "De la nature historique de l'État. Le Principe de l'État", La Société Nouvelle, novembre 1896,
p. 581, cité dans Bakounine. La liberté, op. cit., p. 125. Dans "Réponse d'un International à Mazzini"
(1871), p. 122, il écrit également : "la loi morale dont nous autres, matérialistes et athées,
reconnaissons l'existence plus réellement que ne peuvent le faire les idéalistes de quelque école que ce
soit, mazziniens et non-mazziniens, n'est une loi vraiment morale, une loi qui doit triompher des
conspirations de tous les idéalistes du monde, que parce qu'elle émane de la nature même de
l'humaine société, nature dont il faut chercher les bases réelles non dans Dieu, mais dans
l'animalité.", cité dans Bakounine. La liberté, p. 124. Comme on peut le voir, Prada était très proches
de ces idées.
240) Par exemple lorsqu'il parle de "La protección recíproca entre algunos animales de la misma
especie" ("El individuo", post. 1909, A, 157) ou bien de "el acuerdo mutuo para la vida" ("Nuestros
indios", 1904, HL, 340). Ce sont là des allusions au livre de Kropotkine L'Entraide, un facteur de
l'évolution (1906), paru en anglais deux ans plus tôt (Mutual Aid, a factor of evolution, 1904). Il est
probable que Prada ait lu la version anglaise.
On peut remarquer que l'écrivain péruvien, plus pessimiste que Kropotkine, se démarque
sensiblement de ce dernier par rapport à l'importance de l'entraide. Il écrit en effet que "La protección
recíproca entre algunos animales de la misma especie no constituye una ley universal o cósmica."
(c'est nous qui soulignons), tandis que l'anarchiste russe parlait de "loi de l'entraide" (p. 203) et de "la
grande majorité des espèces animales" (p. 207), puisque, dans sa logique, "La protection mutuelle
obtenue [...] et le développement d'habitudes de plus en plus sociales assurent la conservation de
l'espèce, son extension et son évolution progressive. Les espèces non sociables, au contraire, sont
condamnées à dépérir." (KROPOTKINE Pierre, Œuvres, op. cit., p. 207-208).
241) "Dans l'histoire de l'humanité la revendication du moi individuel a souvent été, et est
constamment, quelque chose de très différent, quelque chose de beaucoup plus large et de beaucoup
plus profond que cet "individualisme" étroit, cette "revendication personnelle" inintelligente et bornée
qu'invoquent un grand nombre d'écrivains." (ibid., p. 204).
242) Kropotkine écrit par exemple : "L'étude de la vie intérieure de la cité du Moyen Âge et des
anciennes cités grecques nous montre en effet que l'entraide, telle qu'elle fut pratiquée dans la guilde
et dans le clan grec, combinée avec la large initiative laissée à l'individu et aux groupes par
l'application du principe fédératif, donna à l'humanité les deux plus grandes époques de son histoire
[...]" (ibid., p. 210-211).
113
animal [...]. Même les nouvelles religions [...] n'ont fait qu'affirmer à nouveau ce
même principe. [...]
[...] Mais chaque fois qu'un retour à ce vieux principe fut tenté, l'idée
fondamentale allait s'élargissant. [...] En même temps, le principe se
perfectionnait. [...] La conception plus élevée qui nous dit : "point de vengeance
pour les injures" et qui nous conseille de donner plus que l'on n'attend recevoir de
ses voisins, est proclamée comme le vrai principe de la morale - principe
supérieur à la simple notion d'équivalence, d'équité ou de justice, et conduisant à
plus de bonheur. Un appel est fait ainsi à l'homme de se guider non seulement par
l'amour, qui est toujours personnel ou s'étend tout au plus à la tribu, mais par la
conscience de ne faire qu'un avec tous les êtres humains. Dans la pratique de
l'entraide, qui remonte jusqu'aux plus lointains débuts de l'évolution, nous
trouvons ainsi la source positive et certaine de nos conceptions éthiques ; et nous
pouvons affirmer que, pour le progrès moral de l'homme, le grand facteur fut
l'entraide, et non pas la lutte. Et de nos jours encore, c'est dans une plus large
extension de l'entraide que nous voyons la meilleure garantie d'une plus haute
évolution de notre espèce." (243).
Malgré quelques divergences minimes, la parenté est évidente entre les conceptions éthiques
des anarchistes et la pensée de González Prada.
"Los individuos y las naciones, affirme l'auteur, no edifican algo bueno y estable sin
fundarlo en la verdad y la justicia [...]" ("Piérola", 1898-99, FF, 227). Ici, comme dans un
passage que nous citions précédemment (244), Prada établit un lien direct entre morale, vérité
et justice. Les deux dernières sont, pour lui, les valeurs absolues de l'éthique. Fritz
Brupbacher parlant de l'anarchiste James Guillaume (1844-1916) dit de lui : "Il avait la
passion du vrai, elle anime en lui la passion du juste." (245). Cette phrase convient
admirablement bien à González Prada, qui évolue du positivisme à l'anarchisme. La vérité est
en quelque sorte le commencement de la justice. Pour faire le juste, il faut d'abord commencer
par dire le vrai, quelques puissent en être les conséquences : "Seamos verdaderos, s'exclame
le Caton péruvien, aunque la verdad convierta al Globo en escombros y ceniza [...]"
("Discurso en el Teatro Olimpo", 1888-94, PL, 32-33) (246). Le rôle de la vérité est
évidemment de provoquer le sursaut salvateur. C'est le sens de la vivisection pratiquée sur le
Pérou de l'après-guerre du Pacifique :
114
" Hay que mostrar al pueblo el horror de su envilecimiento y de su miseria;
nunca se verificó excelente autopsia sin despedazar el cadáver, ni se conoció a
fondo una sociedad sin descarnar su esqueleto. [...] La lepra no se cura
escondiéndola con guante blanco." ("Propaganda y ataque", 1888, PL, 110-111).
Voltaire est pour l'auteur un modèle de vie consacrée à lutter pour la vérité et la
justice (247). Prada assigne un rôle salvateur et même rédempteur au verbe du révolté
solitaire qui devra payer cher son amour de la vérité : tel un prophète, le sage dit le vrai,
montre la voie du juste ; il éclaire le peuple et l'incite à agir : "[...] seamos verdaderos,
aunque la verdad cause nuestra desgracia: con tal que la antorcha ilumine, ¡poco importa si
quema la mano que la enciende y la agita!" ("Discurso en el Teatro Olimpo", 1888-94, PL,
33 ; voir aussi "El intelectual y el obrero", 1904, HL, 230 et "Nuestros licenciados Vidriera",
1903, HL, 328-329). Il y a ainsi en G. Prada des traits du messianisme révolutionnaire qui
s'enracinent dans la tradition chrétienne. Nous reviendrons plus longuement sur cette
mystique du sacrifice expiatoire.
Tandis que la vérité est le fruit de l'irritation de la raison, la justice est celui de
l'émotion du cœur. La compassion engendre le désir de justice ("Nuestros aficionados", 1906,
HL, 319). Cependant, l'émotion du cœur doit encore être canalisée par la raison pour qu'au
moyen de la volonté elle se traduise en actes justes. La connaissance permet de comprendre le
rôle de l'entraide solidaire, de l'amour altruiste dans l'évolution. D'où l'affirmation de
G. Prada :
Le devoir naturel de l'homme est de réaliser la justice sur terre pour le bien de l'espèce. C'est
pourquoi le catholicisme est immoral : l'idée de grâce dévalorise la volonté et conduit à la
négation de ce devoir ("Instrucción católica", post. 1894, PL, 82-83). La charité ne remplace
pas la justice : "[el anarquista] Rechaza la caridad como una falsificación hipócrita de la
justicia, como una ironía sangrienta, como el don ínfimo y vejatorio del usurpador al
usurpado." ("La Anarquía", 1907, A, 17).
247) "Nadie amó más la verdad que Voltaire, nadie defendió la justicia con mayor entusiasmo."
("El siglo XVIII", 1884-90, NPL, 103).
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Les idées de justice et de bonheur ne sont pas étrangères entre elles. La première est
même la condition nécessaire de la seconde. Prada, qui ne renie pas son individualisme,
insiste sur le fait que l'homme, s'il ne veut pas aliéner son bonheur, doit non seulement être
juste à l'égard d'autrui, mais aussi l'être envers soi-même. De sorte que l'idée eudémoniste de
bonheur permet d'humaniser ce que le principe de justice peut avoir d'impersonnel et de
dogmatique. Elle relativise aussi le rôle du sacrifice. L'auteur, il faut le souligner, ne fait
jamais de la morale une abstraction. Elle est toujours une réalité sociale :
" Si antes de concluir fuera necesario resumir en dos palabras todo el jugo de
nuestro pensamiento, si debiéramos elegir una enseñanza luminosa para guiarnos
rectamente en las sinuosidades de la existencia, nosotros diríamos: Seamos
justos. Justos con la Humanidad, justos con el pueblo en que vivimos, justos con
la familia que formamos y justos con nosotros mismos, contribuyendo a que todos
nuestros semejantes cojan y saboreen su parte de felicidad, pero no dejando de
perseguir y disfrutar la nuestra.
La justicia consiste en dar a cada hombre lo que legítimamente le
corresponde; démonos, pues, a nosotros mismos la parte que nos toca en los
bienes de la Tierra." ("El intelectual y el obrero", 1904, HL, 232).
Le Péruvien ne croit pas aux vertus de la non violence prêchée par Tolstoï. Une chose aussi
abominable que la guerre peut, dans certains cas, être juste et morale, tout comme la
haine (248). Au niveau des peuples, tout au moins, le principe de justice est à placer au-dessus
de celui d'amour, pour éviter que, par faiblesse, ne triomphent définitivement l'injustice et son
lot d'esclavage :
248) "Si el odio injusto pierde a los individuos, el odio justo salva siempre a las naciones."
("Discurso en el Politeama", 1888, PL, 48).
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viene en la punta de un hierro ensangrentado. Cierto, la guerra es la ignominia y
el oprobio de la Humanidad; pero ese oprobio y esa ignominia deben recaer
sobre el agresor injusto, no sobre el defensor de sus propios derechos y de su
vida." (ibid.).
Une citation de Prada montre que son réalisme éthique a été influencé par la pensée de
Louis Ménard, ou du moins qu'il y a trouvé une justification. La citation éclaire parfaitement
le fondement moral de sa position :
"Ideas más nobles [249] obligan también a repeler todo ataque y vengar todo
atropellamiento. "Sufrir una injuria es dar alas a la violencia y contribuir
cobardemente al triunfo de la injusticia. Si el derecho vulnerado cediera sin
resistir, el mundo caería muy pronto en garras de la iniquidad."*
L'idéal de l'écrivain est bien une société fondée sur l'amour, la justice et la vérité ("Las
esclavas de la Iglesia", 1904, HL, 246). Mais la morale exige de faire respecter le principe de
justice : l'amour n'est pas soumission et la force morale n'exclut pas la force physique.
On a beaucoup écrit sur le patriotisme revanchard de Prada, certains ayant cru devoir
le justifier et d'autres le dénoncer. Quiconque veut l'expliquer, ne peut en aucune manière
faire abstraction de l'éthique qui anime l'auteur. Une explication valorisant l'importance
déterminante du contexte historique ne peut être que partielle, bien qu'il soit probable que la
conception éthique de l'auteur ne soit pas sans rapport avec ce contexte. Il en va de même de
la sympathie de Prada pour le tyrannicide.
Dire la vérité c'est s'attirer la haine et être condamné à vivre dans la solitude. Mais ce
sacrifice n'est pas vain :
249) Les idées avancées dans le paragraphe précédent sont pourtant déjà bien assez "nobles" :
"Gozamos de las propiedades nacionales como se goza de un bien usufructuario: si de nuestros
padres heredamos un territorio grande y libre, un territorio grande y libre debemos legar a nuestros
descendientes [...]".
117
lágrimas, si esos dolores, si esos sacrificios redundan en provecho de cien
generaciones!" ("Discurso en el Teatro Olimpo", 1888-94, PL, 32-33).
Outre les multiples exemples historiques, G. Prada parle de sa propre expérience (250).
L'auteur exalte le sacrifice, vertu suprême, car il est un signe d'espoir pour l'avenir. Sa valeur
exemplaire redonne courage. C'est de la même manière qu'est jugée la vie de Francisco de
Paula González Vigil : "En fin, por la fortaleza de carácter, por la sinceridad de
convicciones, por lo inmaculado de la vida, Vigil redime las culpas de toda una generación."
("Vigil", 1890, PL, 70). C'est probablement aussi le sens de l'œuvre intransigeante de
l'écrivain lui-même (252). Tout semble indiquer que G. Prada était conscient de son rôle
250) En 1916, il déclara à Félix del Valle qui lui demandait quels avaient été ses amis les plus
fidèles : "Amigos; en la profunda interpretación del vocablo, no los he tenido.
A nadie, en nadie, vacié yo mis intimidades. He conversado con muchos y he sumado amigos
superficiales, esféricos, rotativos, sin estrechos puntos de contacto." (cité par PINTO Willy, Manuel
González Prada: profeta olvidado..., op. cit., p. 39).
251) Il écrit aussi : "Nada tan cobarde como la generación que paga sus deudas endosándolas a las
generaciones futuras." ("Perú y Chile", 1888, PL, 53).
252) C'est pourquoi on a souvent dépeint G. Prada au moyen de cette phrase qu'il avait lui-même
écrite pour glorifier Vigil : "No tuvo rivales ni deja sucesores, y descuella en el Perú como solitaria
columna de mármol a orillas de un río cenagoso." ("Vigil", 1890, PL, 70).
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historique, qu'il a voulu l'assumer sans se dérober, pour qu'une autre génération recueille les
fruits de son combat perdu d'avance :
"Los que en el Perú marchan en línea recta se ven al cabo solos, escarnecidos,
crucificados. Aquí se trabaja quizá como la disciplinada tripulación que se afana
y se fatiga con la seguridad de no salvar el cargamento ni las vidas, porque el
agua monta y el buque se hunde. Pero, suceda lo que sucediere, la voz de algunos
hombres fieles a sus convicciones resonará mañana como una protesta viril en
este crepúsculo de almas, en esta podredumbre de caracteres." ("Los partidos y la
Unión Nacional",1898, HL, 212).
Cette mystique du sacrifice est, avec le temps, quelque peu assouplie par le principe de
la liberté de l'individu et son droit au bonheur. C'est là une réaction contre les religions, ou
toute autre idéologie fanatique, qui érigent le sacrifice en système (253). On peut également y
voir un souvenir de Guyau, pour lequel le sacrifice héroïque n'est pas provoqué par une loi
imposée et supérieure, mais par une décision morale libre et personnelle. Pour le Péruvien, si
le sacrifice est utile à la société, celle-ci ne peut l'imposer à l'individu. Il doit être librement
consenti, être la conséquence d'un choix délibéré :
Se sacrifier, ce n'est pas nécessairement mourir pour une cause. Prada distingue le
courage qui mène au sacrifice ultime de celui dont il faut faire preuve au quotidien dans la
253) "Al santificar el dolor, las privaciones y la desgracia, [el Cristianismo] se pone en
contradicción abierta con el instinto universal de vivir una vida feliz. El derecho a la felicidad no se
halla reconocido en biblias ni códigos; pero está grabado en el corazón de los hombres. Religión que
niega semejante derecho persigue un fin depresivo, disolvente y antisocial [...]", "El deber anárquico",
post. 1912, A, 33-34.
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vie. L'acte héroïque, écrit-il, est peut-être plus facile que l'accomplissement journalier du
devoir :
"Hay un valor que en los lances supremos conduce al sacrificio, y otro valor que
en la existencia diaria se ciñe al cumplimiento de vulgares deberes. No
necesitamos ahora del valor poético y acaso fácil porque sólo requiere un
momento de resolución; necesitamos, sí, del valor prosaico y acaso difícil porque
exige constancia en el trabajo y conformidad en la medianía. Morir
violentamente, a la luz del Sol, entre el aplauso de la muchedumbre, causa menos
amargura que perecer lentamente en la oscuridad y silencio de una mina." ("Perú
y Chile", 1888, PL, 54-55).
Prada valorise le sacrifice des humbles, la moralité d'une vie obscure consacrée au labeur,
comme celui de l'intellectuel qui combat sans repos pour ses convictions. La vertu est à tous
les échelons de la société et à tous les instants.
Il ne peut donc y avoir de différence entre la sphère publique et la sphère privée en matière de
morale. Comme Auguste Comte, Prada insiste sur la morale domestique. Pour lui, la morale
personnelle et la morale domestique sont la base de toute morale sociale :
" La distinción entre vida pública y privada, esa invención de los astutos para
blindarse el sitio vulnerable [...].
La vida pública se reduce a la prolongación de la vida privada, como la
sociedad se reduce también al ensanchamiento de la familia, y nadie, por más
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agudeza de ingenio que tenga, puede señalar dónde acaba o dónde empieza la
publicidad de un acto." ("Libertad de escribir", 1888, PL, 95-96).
"La fuerza de las naciones se oculta en ellas mismas, viene de su elevación moral."
("Perú y Chile", 1888, PL, 50), affirme Prada. Si le Pérou a perdu la guerre contre le Chili,
c'est notamment parce que l'ordre moral y était bafoué : "[...] no se disculpa, no se perdona ni
se concibe la reversión del orden moral, el completo desbarajuste de la vida pública."
("Grau", 1885, PL, 41). Prada est d'accord avec Simón Bolívar pour censurer le manque de
vertu des Américains en général et des Péruviens en particulier :
"A juicio de Bolívar, "no hay buena fe en América ni entre los hombres ni entre
las naciones. Los tratados son papeles, las constituciones libros, las elecciones
combates, la libertad anarquía y la vida un tormento". En el Perú de hoy, no
existe honradez privada ni pública: todo se viola y pisotea cínicamente, desde la
palabra de honor hasta el documento suscrito. La vida política se funda en
fraude, concusión y mentira; la vida social se resume en la modorra egoísta,
cuando no en la guerra defensiva contra envidia, calumnia y rapacidad del
vecino." ("Propaganda y ataque", 1888, PL, 105).
Après la défaite, rien n'a changé et, en 1898, l'auteur constate que la société péruvienne repose
toujours sur le mensonge et l'iniquité : "[...] la moralidad se resuelve en la transigencia con
las inmoralidades ambientes, la virtud se reduce a un oportunismo hipócrita y maleable."
("Librepensamiento de acción", 1898, HL, 223) (254).
Aux côtés de la science positive, la morale doit donc servir de remède aux maux du
Pérou. Cependant, Prada n'est pas un moralisateur, ni un puritain dans le style de Proudhon. Il
critique la pudibonderie hypocrite :
"Al desnudo (a ese desnudo tan abominable para los hipócritas de ayer y de hoy)
se llega por la sanidad en la inspiración del artista y la limpieza en las
costumbres nacionales, no por degeneración y falta de civilidad, como se
figurarían los pacatos y gazmoños [...]" ("Nuestras glorificaciones", 1905, HL,
321),
et fait de la passion amoureuse une force morale du ménage et de la société tout entière.
L'amour, pour lui, justifie et moralise tant le divorce que l'union libre. Sans craindre de
scandaliser, Prada renverse l'ordre des valeurs traditionnelles dans une société catholique telle
que le Pérou, au profit d'une morale naturelle et laïque :
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"Violando leyes canónicas y civiles, arrostrando preocupaciones burguesas,
constituyendo un hogar libre cuando el hogar católico encierra oprobio,
desesperación y muerte, la mujer realiza tres obras igualmente laudables: busca
la felicidad donde piensa encontrarla, enseña el camino a las víctimas de ánimo
débil y ofrece un alto ejemplo de moralidad. Sí, señores, de moralidad, aunque
protesten los rezagados y los hipócritas. Me dirijo a personas emancipadas, y no
temo llamar las cosas por sus verdaderos nombres: meretrices son las esposas
que sin amor se entregan al marido, espúreos son los hijos engendrados entre una
pendencia y un ronquido; honradas son las adúlteras que públicamente
abandonan al esposo aborrecible y constituyen nueva familia santificada por el
amor, legítimos y nobles son los espúreos concebidos en el arrebato de la pasión
o en la serena ternura de un cariño generoso. [...] Donde laica y libremente se
unen dos organismos sanos y jóvenes, refunfuña el gazmoño, pero sonríe la
Tierra. El matrimonio de una moza con un viejo, de una persona lozana y robusta
con otra enferma y enclenque, de la impotencia y la muerte con la fecundidad y la
vida, he aquí los delitos imperdonables y vergonzosos, porque significan
desperdicio de fuerzas creadoras, fraude en el amor, robo a la Naturaleza." ("Las
esclavas de la Iglesia", 1904, HL, 245-246).
254) Voir aussi "Nuestros licenciados Vidriera", 1903, HL, 326-330 et "Nuestros tigres", 1904, HL,
298-300.
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l'Humanité). L'auteur harmonise ainsi individualisme et altruisme dans une morale naturelle et
subjective, à tendance panthéiste, dont les principes diffèrent peu des valeurs chrétiennes de
base. Le pyrrhonisme et le déterminisme, qui interviennent de manière importante dans son
positivisme et son évolutionnisme, ne débouchent pas sur un pessimisme paralysant, mais au
contraire sur une philosophie de l'action pleine de réalisme ("volontarisme"). Il existe là une
corrélation avec le fait que, pour Prada, la science, la philosophie et la morale sont, avant tout,
des pratiques sociales. Sous certains de ses aspects, la pensée de l'essayiste péruvien offre
ainsi des points de rencontre avec l'existentialisme du XXe siècle.
Tout au long de cette partie, nous avons pu constater que González Prada n'accepte
aucune théorie, aucune doctrine en bloc. Son esprit critique opère des sélections parmi ses très
nombreuses lectures, désarticule les édifices conceptuels existants et réalise des fusions
originales permettant de composer un ensemble philosophique personnel cohérent. Ses
sources d'influence sont très variées, mais la pensée française du XIXe siècle prédomine
nettement dans ses préférences, aux côtés des philosophies allemande et britannique, ce qui
est conforme aux résultats de l'étude quantitative. On remarque aussi de fréquentes
coïncidences avec les idées développées par les théoriciens anarchistes et on peut même
conclure que, globalement, la pensée philosophique de G. Prada est en harmonie avec
l'anarchisme, dans lequel elle puise une part importante de son inspiration. Il reste donc à
vérifier, dans le second chapitre de cette deuxième partie de notre étude, si on peut faire les
mêmes constatations sur le plan de la critique sociale, politique et économique de la société,
de sorte que l'on pourrait affirmer que l'auteur propose bien une utopie libertaire.
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