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LA GUERRE CIVILE
en France
1871
(La Commune de Paris)
ANNEXES
NOTE
La Guerre civile en France est l'exemple inégalé d'une analyse marxiste appliquée
au plus grand événement révolutionnaire du XIXe siècle, la Commune de Paris.
Lénine a fait plus d'une fois observer que le marxisme place toutes les questions
sur le terrain historique,
« non seulement pour expliquer le passé, mais pour prévoir, intrépidement, l'avenir et
pour déployer une activité pratique, hardie, visant à la réalisation de cet avenir. »
En mars 1850, Marx pouvait, à bon droit, écrire que « la conception du mouve-
ment, telle qu'elle a été exposée dans le Manifeste du Parti communiste, s'est avérée
la seule juste. »
Et si, avant la Révolution de 1848, cette doctrine était propagée clandestinement
par les communistes, comme l'écrit Marx, après cette révolution elle est devenue « le
bien commun des peuples et publiquement se prêche sur les places. »
Sous la direction de Marx et d'Engels, la classe ouvrière crée en 1864 une orga-
nisation internationale, la première Internationale.
Les meilleurs militants du mouvement ouvrier de cette époque ont été liés à Marx
et cherchaient près de lui aide, conseil et direction. Marx était le guide à qui, comme
l'écrivait Engels,
*
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1 Voir Karl Marx: Les Luttes de classes en France, 1848-1860 (Éditions Sociales, 1952), et Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte (Éditions Sociales, 1963).
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 6
« J'ai passé, écrit-il à Engels, une semaine à Paris où, soit dit en passant, la
croissance du mouvement saute directement aux yeux. »
« Votre opinion sur les réformes sociales à réaliser sera extrêmement précieuse pour
les membres de notre commission. »
1 Cette adresse a été publiée d'abord en anglais, à Londres, à 1 000 exemplaires, puis en français et
en allemand, à 15 000 exemplaires, en Suisse, d'où elle fut transportée en France et en Allemagne
pour y être distribuée clandestinement.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 7
Par ailleurs, Serraillier demande à Marx de rédiger un projet de décret sur les
hypothèques, projet qu'il se charge de faire adopter à la Commune de Paris avec
l'aide de Frankel. Marx envoie nombre d'indications aux Communards de Paris et,
dès le 13 mai, il écrit, dans sa lettre à Frankel et Varlin:
« J'ai écrit, écrivait Marx à Frankel et Varlin, plusieurs centaines de lettres pour
votre cause dans tous les coins du monde où nous avons des sections. »
La classe ouvrière de Paris, n'ayant pas de parti à elle qui l'aurait guidée et eût
réalisé sa dictature, a commis des fautes nombreuses. Elle n'a pas poursuivi l'ennemi
sans le laisser souffler, mais lui a permis de battre en retraite et de s'organiser à
Versailles; elle ne s'est pas emparée de la Banque de France; elle n'a pas su créer
avec ta paysannerie le lien qu'elle aspirait à établir; elle s'est montrée généreuse
envers l'ennemi de classe qu'il faut supprimer quand il ne se rend pas. « Montant à
l'assaut du ciel 1 » dans des conditions historiques exceptionnellement défavorables,
abandonnée par ses alliés, entourée de tous les côtés par l'armée de Thiers et par
celle de Bismarck qui s'étaient unis contre elle, la classe ouvrière de Paris défendit
héroïquement une barricade après l'autre.
« ne peut pas simplement mettre la main sur une machine d'État « toute faite », mais
doit briser la machine militaire et bureaucratique de l'État, bourgeois et instaurer la
dictature du prolétariat. »
Cette leçon fondamentale a été déformée par les chefs officiels de la IIe Interna-
tionale. Seul, Lénine a rétabli et développé la doctrine de Marx sur l'État en décou-
vrant, d'après l'expérience de la Commune de Paris et de la Révolution de 1905, que
les Soviets étaient la forme internationale de la dictature dit prolétariat.
*
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Lafargue (de Lafargue, Lénine écrivait qu'il était « l'un des propagateurs les plus
doués et les plus profonds de l'idée du marxisme »), surtout grâce à Marx et Engels
qui suivaient inlassablement le développement du Parti ouvrier en France et
l'aidaient constamment de leurs conseils.
Dès lors, dans tous les pays, y compris la France, le marxisme commence a se
propager largement. Et « la dialectique de l'histoire est telle que la victoire théorique
du marxisme force ses ennemis à se déguiser en marxistes. » (LÉNINE.)
*
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Notre édition reproduit l'édition précédente. Mais tous les textes, dans la mesure
où les originaux nous étaient accessibles, ont fait l'objet d'une révision minutieuse
qui a permis, nous l'espérons, d'en améliorer la traduction.
Nous avons essentiellement pris pour base les éditions anglaises reproduisant le
texte original des Adresses publiées à Londres en 1871. L'introduction d'Engels a été
revue d'après l'édition de 1891, rééditée à Berlin en 1949.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 10
INTRODUCTION
par
FRIEDRICH ENGELS
C'est à l'improviste que j'ai été invité à faire une nouvelle édition de l'Adresse du
Conseil général de l'Internationale sur La Guerre civile en France et à y joindre une
introduction. Aussi ne puis-je ici que mentionner brièvement les points les plus
essentiels.
Je fais précéder cette étude plus considérable des deux Adresses plus courtes du
Conseil général sur la guerre franco-allemande. D'abord, parce que dans La Guerre
civile on se réfère à la seconde, qui n'est pas elle-même entièrement intelligible sans
la première. Ensuite parce que ces Adresses, toutes deux rédigées par Marx, sont, tout
autant que La Guerre civile, des exemples éminents du don merveilleux dont l'auteur
a fait pour la première fois la preuve dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, et qui
lui permet de saisir clairement le caractère, la portée et les conséquences nécessaires
des grands événements historiques, au moment même où ces événements se produi-
sent encore sous nos yeux ou achèvent à peine de se dérouler. Et, enfin, parce que
nous souffrons aujourd'hui encore en Allemagne des suites prédites par Marx, de ces
événements.
les guerres dites de libération renaîtront avec une intensité nouvelle 1 ? N'avons-nous
pas eu encore vingt autres années de domination bismarckienne, et pour remplacer les
persécutions contre les démagogues 2, la loi d'exception et la chasse aux socialistes,
avec le même arbitraire policier, avec littéralement la même façon monstrueuse d'in-
terpréter la loi ?
Ce qui est vrai de ces deux Adresses, l'est aussi de celle sur La Guerre civile en
France. Le 28 mai, les derniers combattants de la Commune succombaient sous le
nombre sur les pentes de Belleville, et deux jours après, le 30, Marx lisait déjà devant
le Conseil général ce travail où la signification historique de la Commune de Paris est
marquée en quelques traits vigoureux, mais si pénétrants, et surtout si vrais, qu'on en
chercherait en vain l'équivalent dans l'ensemble de l'abondante littérature écrite sur ce
sujet.
1 Guerres des États allemands, la Prusse en tête, contre Napoléon 1er, qui avait annexé à la France
certaines parties de l'Allemagne et avait placé le reste sous sa dépendance (I813-1814).
2 C'est de ce nom que les autorités gouvernementales désignaient les représentants des idées libéra-
les et démocratiques de 1820 à 1840 environ. En 1819, une commission spéciale fut créée pour
enquêter sur les « menées des démagogues » dans tous les États allemands.
3 Citation tirée de la deuxième Adresse du Conseil général au sujet de la guerre franco-prussienne.
Marx avait prévu qu'après l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, la France, assoiffée de
revanche, chercherait des alliés, en premier lieu auprès de la Russie. Le 1er septembre 1870, Marx
écrivait à Sorge :
La guerre actuelle conduit - ce que les ânes prussiens ne voient pas, ne peuvent pas concevoir
- aussi nécessairement à ta guerre entre l'Allemagne et la Russie que la guerre de 1866 à la
guerre entre la Prusse et la France. C'est là le meilleur résultat que je puisse en attendre pour
l'Allemagne. Le vrai « prussianisme » n'a jamais existé autrement et ne peut exister autrement
qu'en alliance avec la Russie et dans une servile dépendance envers la Russie. En outre, cette
guerre n˚ 2 fera-t-elle office de sage-femme à l'égard de l'inévitable révolution sociale en Russie ?
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 12
que et de la finance : mais en môme temps l'industrie prit aussi un essor tel que
jamais le système mesquin et timoré de Louis-Philippe, avec sa domination exclusive
d'une petite partie seulement de la grande bourgeoisie, n'aurait pu lui donner. Louis
Bonaparte enleva aux capitalistes leur pouvoir politique, sous le prétexte de les proté-
ger, eux, les bourgeois, contre les ouvriers, et de protéger à leur tour les ouvriers
contre eux; niais, par contre, sa domination favorisa la spéculation et l'activité indus-
trielle, bref, l'essor et l'enrichissement de toute la bourgeoisie à un point dont on
n'avait pas idée. C'est cependant à un degré bien plus élevé encore que se dévelop-
pèrent aussi la corruption et le vol en grand, qu'on les vit fleurir autour de la cour
impériale et prélever sur cet enrichissement de copieux pourcentages.
1 La guerre contre l'Autriche fut provoquée par Bismarck, grand chancelier de Prusse, dans l'inten-
tion d'écarter un ancien concurrent dans l’œuvre d'unification de l'Allemagne. La victoire sur
l'Autriche lui permit d'entreprendre la réalisation de l'unité allemande. Napoléon III garda la
neutralité pendant la conflit austro-prussien Bismarck lui ayant promis, à titre de récompense, une
portion du territoire des États allemands. Bismarck ne tint pas parole, ce qui contribua à envenimer
les rapports entre la France et la Prusse.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 14
Enfin, le 28 janvier 1871, Paris affamé capitulait. Mais avec des honneurs incon-
nus jusque-là dans l'histoire de la guerre. Les forts furent abandonnés, les forti-
fications désarmées, les armes de la ligne et de la garde mobile livrées, leurs soldats
considérés comme prisonniers de guerre. Mais la garde nationale conserva ses armes
et ses canons et ne se mit que sur un pied d'armistice avec les vainqueurs. Et ceux-ci
même n'osèrent pas faire dans Paris une entrée triomphale. Ils ne se risquèrent à
occuper qu'un petit coin de Paris, et encore un coin plein de parcs publics, et cela
pour quelques jours seulement! Et pendant ce temps, ces vainqueurs qui durant 131
jours avaient assiégé Paris, furent assiégés eux-mêmes par les ouvriers parisiens en
armes qui veillaient avec soin à ce qu'aucun « Prussien » ne dépassât les étroites
limites du coin abandonné à l'envahisseur. Tant était grand le respect qu'inspiraient
les ouvriers parisiens à l'armée devant laquelle toutes les troupes de l'empire avaient
déposé les armes ; et les Junkers prussiens, qui étaient venus assouvir leur vengeance
au foyer de la révolution, durent s'arrêter avec déférence devant cette même révo-
lution armée et lui présenter les armes !
Ainsi, à partir du 18 mars, apparut, très net et pur, le caractère de classe du mou-
vement parisien qu'avait jusqu'alors relégué à l'arrière-plan la lutte contre l'invasion
étrangère. Dans la Commune ne siégeaient presque que des ouvriers ou des représen-
tants reconnus des ouvriers; ses décisions avaient de même un caractère nettement
prolétarien. Ou bien elle décrétait des réformes, que la bourgeoisie républicaine avait
négligées par pure lâcheté, mais qui constituaient pour la libre action de la classe
ouvrière une base indispensable, comme la réalisation de ce principe que, en face de
l'État, la religion n'est qu'une affaire privée ; ou bien elle promulguait des décisions
prises directement dans l'intérêt de la classe ouvrière et qui, pour une part, faisaient
de profondes entailles dans le vieil ordre social. Mais tout cela, dans une ville
assiégée, ne pouvait avoir au plus qu'un commencement de réalisation. Et, dès les
premiers jours de mai, la lutte contre les troupes toujours plus nombreuses du gouver-
nement de Versailles absorba toutes les énergies.
*
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Si, aujourd'hui, vingt ans après, nous jetons un regard en arrière sur l'activité et la
signification historique de la Commune de Paris de 1871, il apparaît qu'il y a quel-
ques additions à faire à la peinture qu'en a donnée La Guerre civile en France.
Les choses n'allèrent pas mieux pour les blanquistes. Élevés à l'école de la
conspiration, liés par la stricte discipline qui lui est propre, ils partaient de cette idée
qu'un nombre relativement petit d'hommes résolus et bien organisés était capable, le
moment venu, non seulement de s'emparer du pouvoir, mais aussi, en déployant une
grande énergie et de l'audace, de s'y maintenir assez longtemps pour réussir à entraî-
ner la masse du peuple dans la révolution et à la rassembler autour de la petite troupe
directrice. Pour cela, il fallait avant toute autre chose la plus stricte centralisation
dictatoriale de tout le pouvoir entre les mains du nouveau gouvernement révolu-
tionnaire. Et que fit la Commune qui, en majorité, se composait précisément de blan-
quistes ? Dans toutes ses proclamations aux Français de la province, elle les conviait
à une libre fédération de toutes les communes françaises avec Paris, à une organisa-
tion nationale qui, pour la première fois, devait être effectivement créée par la nation
elle-même. Quant à la force répressive du gouvernement naguère centralisé: l'armée,
la police politique, la bureaucratie, créée par Napoléon en 1798, reprise depuis avec
reconnaissance par chaque nouveau gouvernement et utilisée par lui contre ses
adversaires, c'est justement cette force qui, selon les blanquistes, devait partout être
renversée, comme elle l'avait déjà été à Paris.
La Commune dut reconnaître d'emblée que la classe ouvrière, une fois au pou-
voir, ne pouvait continuer à se servir de l'ancien appareil d'État; pour ne pas perdre à
nouveau la domination qu'elle venait à peine de conquérir, cette classe ouvrière
devait, d'une part, éliminer le vieil appareil d'oppression jusqu'alors employé contre
elle-même, mais, d'autre part, prendre des assurances contre ses propres mandataires
et fonctionnaires en les proclamant, en tout temps et sans exception, révocables. En
quoi consistait, jusqu'ici, le caractère essentiel de l'État ? La société avait créé, par
simple division du travail à l'origine, ses organes propres pour veiller à ses intérêts
communs. Mais, avec le temps, ces organismes, dont le sommet était le pouvoir de
l'État, s'étaient transformés, en servant leurs propres intérêts particuliers, de serviteurs
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 18
Pour éviter cette transformation, inévitable dans tous les régimes antérieurs, de
l'État et des organes de l'État, à l'origine serviteurs de la société, en maîtres de celle-
ci, la Commune employa deux moyens infaillibles. Premièrement, elle soumit toutes
les places de l'administration, de la justice et de l'enseignement au choix des intéres-
sés par élection au suffrage universel, et, bien entendu, à la révocation à tout moment
par ces mêmes intéressés. Et, deuxièmement, elle ne rétribua tous les services, des
plus bas aux plus élevés, que par le salaire que recevaient les autres ouvriers. Le plus
haut traitement qu'elle payât était de 6 000 francs. Ainsi on mettait le holà à la chasse
aux places et à l'arrivisme, sans parler de la décision supplémentaire d'imposer des
mandats impératifs aux délégués aux corps représentatifs.
Cette destruction de la puissance de l'État tel qu'il était jusqu'ici et son remplace-
ment par un pouvoir nouveau, vraiment démocratique, sont dépeints en détail dans la
troisième partie de La Guerre civile. Mais il était nécessaire de revenir ici brièvement
sur quelques-uns de ses traits, parce que, en Allemagne précisément, la superstition
de l'État est passé de la philosophie dans la conscience commune de la bourgeoisie et
même dans celle de beaucoup d'ouvriers. Dans la conception des philosophes, l'État
est « la réalisation de l'Idée » ou le règne de Dieu sur terre traduit en langage philo-
sophique, le domaine où la vérité et la justice éternelles se réalisent ou doivent se
réaliser. De là cette vénération superstitieuse de l'État et de tout ce qui y touche,
vénération qui s'installe d'autant plus facilement qu'on est, depuis le berceau, habitué
à s'imaginer que toutes les affaires et tous les intérêts communs de la société entière
ne sauraient être réglés que comme ils ont été réglés jusqu'ici, c'est-à-dire par l'État et
ses autorités dûment établies. Et l'on croit déjà avoir fait un pas d'une hardiesse
prodigieuse, quand on s'est affranchi de la foi en la monarchie héréditaire et qu'on
jure par la république démocratique. Mais, en réalité, l'État n'est rien d'autre qu'un
appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république
démocratique que dans la monarchie; le moins qu'on puisse en dire, c'est qu'il est un
1 Les partis républicain et démocrate. D'abord le parti démocrate représentait les intérêts des grands
propriétaires terriens du Sud; le parti républicain ceux du Nord industriel. Aujourd'hui, l'un et
l'autre sont les partis du capital financier.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 19
mal dont hérite le prolétariat vainqueur dans la lutte pour la domination de classe et
dont, tout comme la Commune, il ne pourra s'empêcher de rogner aussitôt au maxi-
mum les côtés les plus nuisibles, jusqu'à ce qu'une génération grandie dans des
conditions sociales nouvelles et libres soit en état de se défaire de tout ce bric-à-brac
de l'État.
Friedrich ENGELS.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 20
PREMIÈRE ADRESSE
DU CONSEIL GÉNÉRAL
SUR LA GUERRE
FRANCO-ALLEMANDE
AUX MEMBRES DE L'ASSOCIATION
EN EUROPE ET AUX ÉTATS-UNIS
Rien d'étonnant à ce que Louis Bonaparte, qui a usurpé son pouvoir en exploitant
la lutte des classes en France et qui l'a perpétué par de périodiques guerres au dehors,
ait dès le début traité l'Internationale comme un dangereux ennemi. A la veille du
plébiscite 1 il ordonna un raid 2 contre les membres des comités administratifs de
l'Association internationale des travailleurs à travers toute la France: à Paris, Lyon,
Rouen, Marseille, Brest, etc., sous le prétexte que l'Internationale était une société
secrète trempant dans un complot d'assassinat contre lui, prétexte dont la complète
absurdité fut bientôt dévoilée par ses propres juges. Quel était le crime réel des
1 Le plébiscite lut décidé par Napoléon III en vue de consolider l'Empire et de compromettre
l'agitation républicaine dans le pays. Le 8 mai 1870, le peuple fut invité à donner son avis sur
certaines réformes libérales du gouvernement et les innovations qu'il apportait à la Constitution. Il
y eut ainsi 7.358.786 voix pour la nouvelle Constitution et, par conséquent, pour l'Empire,
1.571.939 voix contre, 1.894.681 abstentions.
2 Allusion au troisième procès contre l'Internationale, sous Napoléon III, 22 juin - 8 juillet 1870.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 21
Le complot guerrier de juillet 1870 1 n'est qu'une édition corrigée du coup d'État
de décembre 1851. A première vue, la chose parut si absurde que la France ne voulait
pas la prendre réellement au sérieux. Elle croyait plutôt le député qui dénonçait les
propos ministériels sur la guerre comme une simple manœuvre de spéculation bour-
sière. Quand, le 15 juillet, la guerre fut enfin officiellement annoncée au Corps
législatif, l'opposition entière refusa de voter les crédits provisoires; même Thiers la
flétrit comme « détestable » ; tous les journaux indépendants de Paris la condamnè-
rent, et, chose curieuse, la presse de province se joignit à eux presque unanimement.
La guerre est-elle juste ? La guerre est-elle nationale ? Non! Elle est purement
dynastique. Au nom de l'humanité, de la démocratie et des vrais intérêts de la France,
nous adhérons complètement et énergiquement à la protestation de l'Internationale contre
la guerre 2 !
1 C'est le 19 juillet 1870 qu'éclata la guerre entre la France bonapartiste et l'Allemagne des junkers.
2 Du côté de l'Allemagne, la guerre était une guerre défensive, parce que dirigée contre la France
qui voulait le démembrement de l'Allemagne et s'opposait à l'unité allemande (l'unité nationale
était la question essentielle de la révolution bourgeoise en Allemagne). Caractérisant ainsi la
guerre du côté de l'Allemagne, Marx et Engels exigeaient en même temps du Parti ouvrier
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 22
Du côté allemand, la guerre est une guerre de défense. Mais qui a mis l'Allema-
gne dans la nécessité de se défendre ? Qui a permis à Louis Bonaparte de lui faire la
guerre ? La Prusse ! C'est Bismarck qui a conspiré avec ce même Louis Bonaparte,
afin d'écraser l'opposition populaire à l'intérieur, et d'annexer l'Allemagne à la
dynastie des Hohenzollern. Si la bataille de Sadowa 1 avait été perdue au lieu d'être
gagnée, les bataillons français auraient inondé l'Allemagne comme alliés de la Prusse.
Après sa victoire, la Prusse songea-t-elle, fût-ce un instant, à opposer une Allemagne
libre à une France asservie ? Tout au contraire. Conservant soigneusement toutes les
beautés natives de son propre système, elle y ajouta de surcroît tous les trucs du
Second Empire, son despotisme effectif et son démocratisme de carton, ses trompe-
l'œil politiques et ses tripotages financiers, sa phraséologie ronflante et ses vils tours
de passe-passe. Le régime bonapartiste, qui jusqu'alors n'avait fleuri que sur une rive
du Rhin, avait maintenant sa réplique sur l'autre. D'un tel état de choses, que pouvait-
il résulter d'autre que la guerre ?
allemand : a) qu'il établît une distinction sévère entre les intérêts nationaux allemands et les
intérêts dynastiques prussiens ; b) qu'il s'opposât à toute annexion de l'Alsace et de la Lorraine ; c)
qu'il exigeât la paix dès qu'à Paris un gouvernement républicain, non chauvin, aurait accédé au
pouvoir; d) qu'il fît ressortir constamment l'unité des ouvriers allemands et français, qui
n'approuvaient pas la guerre et qui ne combattaient pas les uns contre les autres.
1 La bataille de Sadowa (Bohème), le 4 juillet 1866, joua un rôle décisif dans la guerre austro-
prussienne. Après la victoire de la Prusse sur l'Autriche, cette dernière fut exclue de la
Confédération germanique et une grande partie du plan bismarckien d'unification de l'Allemagne
fut réalisée, la Confédération de l'Allemagne du Nord fut fondée.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 23
accord avec le manifeste de Paris, rejeté toute idée d'antagonisme national contre la
France, et voté des résolutions qui se terminent par ces mots :
Nous sommes ennemis de toutes les guerres, mais par-dessus tout, des guerres
dynastiques 1. Avec une peine et une douleur profondes, nous sommes forcés de subir
une guerre défensive comme un mal inévitable, mais nous appelons en même temps,
toute la classe ouvrière allemande à oeuvrer pour rendre impossible le retour de cet
immense malheur social, en revendiquant pour les peuples eux-mêmes le pou-voir de
décider de la paix ou de la guerre, et en les rendant ainsi maîtres de leurs propres
destinées.
1 Du côté de la France, la guerre était dynastique. Louis Bonaparte, par des guerres au dehors,
tentait d'étayer l'édifice de l'Empire bonapartiste et d'écraser le mouvement révolutionnaire.
2 L'Allemagne mena la guerre contre Napoléon 1er en alliance avec, la Russie. Par la Sainte-
Alliance, formée après les victoires sur Napoléon (1814-1815), la Russie acquit une influence
considérable en matière de politique internationale, remplissant le rôle de « gendarme de
l'Europe ». Quant à la Prusse, elle se trouva être, selon l'expression de Marx, « la cinquième roue
du carrosse des États européens ».
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 24
La classe ouvrière anglaise tend une main fraternelle aux travailleurs de France et
d'Allemagne. Elle se sent profondément convaincue que, quelque tournure que pren-
ne l'horrible guerre qui s'annonce, l'alliance des ouvriers de tous les pays finira par
tuer la guerre. Tandis que la France et l'Allemagne officielles se précipitent dans une
lutte fratricide, les ouvriers de France et d'Allemagne échangent des messages de paix
et d'amitié. Ce fait unique, sans parallèle dans l'histoire du passé, ouvre la voie à un
avenir plus lumineux. Il prouve qu'à l'opposé de la vieille société, avec ses misères
économiques et son délire politique, une nouvelle société est en train de naître, dont
la règle internationale sera la Paix, parce que dans chaque nation régnera le même
principe : le travail! Le pionnier de cette nouvelle société, c'est l'Association interna-
tionale des travailleurs.
SECONDE ADRESSE
DU CONSEIL GÉNÉRAL
SUR LA GUERRE
FRANCO-ALLEMANDE
AUX MEMBRES DE L'ASSOCIATION EN
EUROPE ET AUX ÉTATS-UNIS
Ainsi, avant même que les opérations de guerre aient effectivement commencé,
nous traitions la chimère bonapartiste comme une chose du passé.
Si nous ne nous trompions pas sur la vitalité du Second Empire, nous n'avions pas
tort non plus de craindre que la guerre allemande puisse perdre « son caractère stric-
tement défensif et dégénérer en une guerre contre le peuple français ». La guerre de
défense s'est terminée en fait avec la reddition de Bonaparte, la capitulation de Sedan
et la proclamation de la république à Paris. Mais longtemps avant ces événements, au
moment même où la pourriture profonde des armées impériales fut évidente, la cama-
rilla militaire prussienne avait opté pour la conquête. Il y avait certes sur sa route un
vilain obstacle : les propres proclamations du roi Guillaume au début de la guerre.
Dans son discours du trône à la Diète de l'Allemagne du Nord, il avait solennellement
déclaré qu'il faisait la guerre à l'empereur des Français et non au peuple français. Le
11 août, il avait lancé un manifeste à la nation française, où il disait :
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 26
L'empereur Napoléon a attaqué, par terre ,et par mer, la nation allemande, qui dési-
rait et désire toujours vivre en paix avec le peuple français; j'ai assumé le commandement
des armées allemandes pour repousser cette agression, et j'ai été amené par les
événements militaires à franchir les frontières de la France.
Ainsi ce roi très pieux s'était engagé devant la France et le monde à une guerre
strictement défensive. Comment le délier de cet engagement solennel ? Les metteurs
en scène devaient le montrer cédant à contrecœur à l'injonction impérieuse de la
nation allemande. Ils donnèrent sur-le-champ la consigne à la bourgeoisie libérale
d'Allemagne, avec ses professeurs, ses capitalistes, ses conseillers municipaux, et ses
gens de plume. Cette bourgeoisie qui, dans ses luttes pour la liberté civique, avait, de
1846 à 1870, donné un spectacle sans exemple d'irrésolution, d'incapacité et de
couardise, se sentit, bien sûr, profondément ravie de faire son entrée sur la scène
européenne sous J'aspect du lion rugissant du patriotisme allemand. Elle se donna des
dehors d'indépendance civique et affecta d'imposer au gouvernement prussien... quoi
donc ? les plans secrets de ce gouvernement lui-même. Elle fit amende honorable
pour sa foi persévérante et quasi religieuse en l'infaillibilité de Louis Bonaparte, en
réclamant à grands cris le démembrement de la République française. Écoutons un
peu les allégations de ces intrépides patriotes !
Ils n'osent pas prétendre que le peuple d'Alsace-Lorraine brûle de se jeter dans les
bras de l'Allemagne ; bien au contraire. Pour la punir de son patriotisme français,
Strasbourg, que domine une citadelle indépendante de la ville, a été six jours durant
bombardée d'une manière absolument gratuite et barbare, à coups d'obus explosifs
« allemands », qui l'incendièrent et tuèrent un grand nombre de ses habitants sans
défense! Pourtant il fut un temps où le sol de cep, provinces faisait partie de l'ancien
Empire allemand. C'est pourquoi, paraît-il, le sol et les êtres humains qui y ont grandi
doivent être confisqués comme propriété allemande imprescriptible. Si la vieille carte
d'Europe doit être remaniée un jour en vertu du droit historique, n'oublions surtout
pas que l'Électeur de Brandebourg, pour ses possessions prussiennes, était jadis le
vassal de la République polonaise.
l'Allemagne du Sud une frontière beaucoup plus forte, d'autant plus qu'elle serait
alors maîtresse de la crête des Vosges dans toute sa longueur et des forteresses qui en
protègent les cois septentrionaux. Si Metz était annexée du même coup, la France
serait momentanément privée de ses deux principales bases d'opérations contre
l'Allemagne, mais cela ne l'empêcherait pas d'en construire de nouvelles à Nancy ou à
Verdun. Tant que l'Allemagne possède Coblence, Mayence, Germersheim, Rastatt et
Ulm, toutes bases d'opérations contre la France, et pleinement utilisées dans cette
guerre-ci, avec quelle apparence d'honnêteté peut-elle refuser au Français Strasbourg
et Metz, les deux seules forteresses de quelque importance qu'ils aient de ce côté ?
De plus, Strasbourg ne menace l'Allemagne du Sud qu'autant que celle-ci est une
puissance séparée de l'Allemagne du Nord. De 1792 à 1795, l'Allemagne du Sud n'a
jamais été attaquée de ce côté-là, parce que la Prusse était sa partenaire dans la guerre
contre la Révolution française; mais dès que la Prusse eut conclu une paix séparée en
1795, et abandonné le Sud à lui-même, les invasions du sud de l'Allemagne, avec
Strasbourg pour base, commencèrent et se poursuivirent jusqu'en 1809. En fait, une
Allemagne unie peut toujours mettre Strasbourg et n'importe quelle armée française
en Alsace hors d'état de nuire, en concentrant toutes ses troupes, comme cela fut le
cas dans la guerre actuelle, entre Sarrelouis et Landau, et en avançant ou en acceptant
la bataille sur la ligne Mayence-Metz. Tant que le gros des troupes allemandes est
posté là, toute armée française avançant de Strasbourg vers l'Allemagne du Sud serait
prise à revers et verrait ses communications menacées. Si la campagne actuelle a
prouvé quelque chose, c'est bien, somme toute, à quel point d'Allemagne il est facile
d'attaquer la France.
Mais, en toute bonne foi, n'est-ce pas une absurdité et un anachronisme de faire
de considérations militaires le principe suivant lequel les frontières des nations
doivent être fixées ? Si cette règle devait prévaloir, l'Autriche aurait encore droit à
Venise et à la ligne du Mincio, et la France à la ligne du Rhin pour protéger Paris, qui
se trouve certainement plus exposé à une attaque du nord-est, que Berlin ne l'est à une
attaque du sud-ouest. Si les frontières doivent être fixées suivant les intérêts mili-
taires, il n'y aura pas de fin aux revendications territoriales, parce que toute ligne
militaire est nécessairement défectueuse, et peut être améliorée en annexant un pou
de territoire; et, de plus, cette ligne ne peut jamais être fixée d'une manière définitive
et équitable, parce qu'elle est toujours imposée au vaincu par le vainqueur, et en
conséquence porte déjà en elle le germe de guerres nouvelles.
Telle est la leçon de toute l'histoire. Il en est des nations comme des individus.
Pour leur enlever leurs possibilités d'attaque, il faut leur enlever tous leurs moyens de
défense. Il ne faut pas seulement les prendre à la gorge, mais les mettre à mort. Si
jamais vainqueur prit des «garanties matérielles» pour briser les forces d'une nation,
ce fut Napoléon 1er par le traité de Tilsitt 1, et la façon dont il exécuta ce traité contre
la Prusse et le reste de l'Allemagne. Pourtant, quelques années plus tard, sa puissance
gigantesque se brisa comme un roseau pourri devant le peuple allemand. Que sont les
« garanties matérielles » que la Prusse, dans ses rêves les plus insensés, pourrait
imposer ou oserait imposer à la France, comparées aux « garanties matérielles » que
Napoléon 1er lui avait arrachées à elle-même Le résultat n'en sera pas moins désas-
1 En vertu du traité de Tilsitt (1807), la France contraignit la Prusse à réduire son armée, à payer une
contribution de 100 millions de thalers et à céder des territoires à l'Ouest et à l'Est.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 28
treux cette fois-ci. L'histoire mesurera ses sanctions, non à la quantité de kilomètres
carrés arrachés à la France, mais à la grandeur du crime qui ose faire revivre, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, la politique de conquête !
Tout comme, en 1865, des promesses furent échangées entre Louis Bonaparte et
Bismarck, de même en 1870 des promesses ont été échangées entre Gortchakov et
Bismarck 1. Tout comme Louis Bonaparte se flattait que la guerre de 1866, du fait de
l'épuisement réciproque de l'Autriche et de la Prusse, ferait de lui l'arbitre suprême de
l'Allemagne, de même Alexandre se flattait que la guerre de 1870, du fait de l'épuise-
ment réciproque de l'Allemagne et de la France, ferait de lui l'arbitre suprême de
l'Ouest européen. Tout comme le Second Empire tenait la Confédération de l'Alle-
magne du Nord pour incompatible avec son existence, de même la Russie autocra-
tique doit se considérer en péril du fait d'un empire allemand sous direction prus-
sienne. Telle est la loi du vieux système politique. A l'intérieur de son domaine, le
gain de l'un est la perte de l'autre. L'influence prépondérante du tsar sur l’Europe
prend racine dans son autorité traditionnelle sur l'Allemagne. Au moment où en
Russie même des forces sociales volcaniques menacent de secouer les bases les plus
profondes de l'autocratie, le tsar pourrait-il supporter une telle perte de prestige à
l'étranger ? Déjà les journaux moscovites reprennent le langage des journaux bona-
partistes après la guerre de 1866 2. Est-ce que les patriotes teutons croient réellement
que paix et liberté seront garanties à l'Allemagne en jetant la France dans les bras de
1 En 1865 Louis Bonaparte promit à Bismarck la neutralité de la France en cas de guerre austro-
prussienne. En 1870, le ministre des Affaires étrangères russe, Gortchakov, promit celle de la
Russie dans la guerre franco-allemande.
2 La presse russe s'en prenait au gouvernement de Russie pour sa position amicale à l'égard de la
Prusse.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 29
mesure de défense nationale. Elle est dans les mains d'un Gouvernement provisoire
composé en partie d'orléanistes notoires, en partie de républicains bourgeois, sur
quelques-uns desquels l'Insurrection de juin 1848 a laissé son stigmate indélébile. La
division du travail entre les membres de ce gouvernement ne présage rien de bon. Les
orléanistes se sont saisis des positions fortes : de l'armée et de la police, alors qu'aux
républicains déclarés sont échus les ministères où l'on parle. Quelques-uns de leurs
premiers actes montrent assez clairement qu'ils ont hérité de l'empire non seulement
les ruines, mais aussi la peur de la classe ouvrière. Si, au nom de la république, on
promet maintenant, avec des paroles excessives, des choses impossibles, n'est-ce pas
par hasard pour qu'on finisse par réclamer un gouvernement « possible» ? Aux yeux
de certains bourgeois, qui en ont assumé la charge, la république ne devrait-elle pas
par hasard servir de transition à une restauration orléaniste ?
La classe ouvrière française se trouve donc placée dans des circonstances extrê-
mement difficiles. Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement, quand l'en-
nemi frappe presque aux portes de Paris, serait une folie désespérée 1. Les ouvriers
français doivent remplir leur devoir de citoyens; mais en même temps, ils ne doivent
pas se laisser entraîner par les souvenirs nationaux de 1792 2, comme les paysans
français se sont laissé duper par les souvenirs nationaux du premier Empire 3. Ils
n'ont pas à recommencer le passé, mais à édifier l'avenir. Que calmement et résolu-
ment ils profitent de la liberté républicaine pour procéder méthodiquement à leur
propre organisation de classe. Cela les dotera d'une vigueur nouvelle, de forces hercu-
1 Dans sa préface à la traduction russe des Lettres à Kugelmann, de Marx, Lénine écrivait à ce sujet:
Marx, en septembre 1870, six mois avant la Commune, avait directement averti les ouvriers
français : l'insurrection sera une folie, déclara-t-il dans la fameuse Adresse de l'Internationale, Il
dénonça d'avance les illusions nationalistes sur la possibilité d'un mouvement dans l'esprit de
1792...
... Mais quand les masses se soulèvent, Marx voulut marcher avec elles, s'instruire en même
temps qu'elles dans la lutte, et non pas seulement donner des leçons bureaucratiques. Il comprend
que toute tentative d'escompter d'avance, avec une précision parfaite, les chances de la lutte serait
du charlatanisme vu du pédantisme incurable. Il met au-dessus de tout le fait que la classe
ouvrière, héroïquement, avec abnégation et initiative, élabore l'histoire du monde. Marx
considérait l'histoire du point de vue de ceux qui la créent sans avoir la possibilité d'escompter,
infailliblement, à l'avance, les chances de succès et non du point de vue de l'intellectuel petit-
bourgeois, qui vient faire de la morale : « Il aurait été facile de prévoir... on n'aurait pas dû se
risquer... ».
Marx savait voir aussi qu'à certains moments de l'histoire, une lutte désespérée des masses
même pour une cause perdue d'avance, est indispensable pour l'éducation ultérieure de ces
masses elles-mêmes, pour les préparer à la lutte future. (LÉNINE, Oeuvres complètes, édit.
française, tome X, page 488.)
2 Marx fait allusion à l'essor national des masses en France, en 1792, alors qu'elles luttaient contre
l'offensive des armées de la contre-révolution. Il met en garde contre la transposition mécanique
du mot d'ordre « la patrie en danger » dans le cadre de la guerre franco-prussienne. « Se battre
contre les Prussiens au profit de la bourgeoisie serait folie. » (Engels.)
3 Lors des élections à la présidence (10 décembre 1848), Louis Bonaparte utilisa les sentiments
réactionnaires des paysans français ; les paysans lui apportèrent leurs voix en mémoire de
Napoléon Bonaparte, au nom duquel ils rattachaient, par méprise, les conquêtes de la grande
Révolution française.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 31
Les ouvriers anglais ont déjà pris des mesures pour vaincre, par une pression
salutaire venant de l'extérieur, la répugnance de leur gouvernement à reconnaître la
République française 1. L'atermoiement actuel du gouvernement britannique a proba-
blement pour but de racheter la guerre de 1792 contre les jacobins 2 eu son indécente
hâte de jadis à sanctionner le coup d'État. Les ouvriers anglais réclament aussi de leur
gouvernement qu'il s'oppose de tout son pouvoir au démembrement de la France
qu'une partie de la presse anglaise est assez impudente pour réclamer à grands cris.
C'est la même presse qui, pendant vingt ans, a porté aux nues Louis Bonaparte
comme la providence de l'Europe et a encouragé avec frénésie la révolte des négriers
américains 3. Maintenant, comme alors, elle besogne pour le négrier.
Que les sections de l'Association internationale des travailleurs dans tous les
pays appellent à l'action la classe ouvrière. Si les ouvriers oublient leur devoir, s'ils
demeurent passifs, la terrible guerre actuelle ne sera que l'annonciatrice de conflits
internationaux encore plus terribles et conduira dans chaque pays à de nouvelles
défaites des ouvriers battus par les seigneurs du sabre, de la terre et du capital.
Vive la République!
Londres, 9 septembre 1870.
1 Marx fait allusion à la grande campagne engagée en Angleterre, sur son initiative et celle du
Conseil général de l'Internationale, en faveur de la République française.
2 La guerre contre la grande Révolution française que menait la coalition des États (Autriche,
Prusse, Russie, Hollande, etc.) et à laquelle, en février 1793, se joignit l'Angleterre.
3 Pendant la guerre civile en Amérique (1861-1865), entre le Nord industriel et les planteurs
esclavagistes du Sud, la presse bourgeoise anglaise prit le parti du Sud, c'est-à-dire du régime
esclavagiste. Cela tenait à ce que la bourgeoisie anglaise voyait dans l'industrie du Nord un
concurrent qui grandissait tandis que le Sud fournissait le coton au marché anglais.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 32
LA GUERRE
CIVILE EN FRANCE
ADRESSE DU CONSEIL GÉNÉRAL
DE L'ASSOCIATION
INTERNATIONALE
DES TRAVAILLEURS
À TOUS LES MEMBRES DE L'ASSOCIATION
EN EUROPE ET AUX ÉTATS-UNIS
I
Retour à la table des matières
capitaliste français et ses parasites d'État. Dans ce conflit entre le devoir national et
l'intérêt de classe, le gouvernement de la Défense nationale n'hésita pas un instant : il
se transforma en un gouvernement de la Défection nationale.
La première mesure qu'il prit fut d'envoyer Thiers en tournée par toutes les cours
d'Europe pour y implorer médiation, moyennant le troc de la république contre un roi.
Quatre mois après le début du siège, quand on crut venu le moment opportun de
lâcher pour la première fois le mot de capitulation, Trochu, en présence de Jules
Favre et de quelques-uns de ses collègues, harangua en ces termes les maires de Paris
assemblés :
Ce charmant petit discours de Trochu fut publié dans la suite par M. Corbon, un
des maires présents.
Mais, pour s'acharner avec une telle ardeur à atteindre ce but, quelques-uns des
membres dirigeants du gouvernement de la Défense avaient en outre des raisons à
eux, des raisons bien particulières.
Je n'ai pas trouvé, au nombre des jeunes auxiliaires, votre protégé Hetzel, mais seulement un
M. Hessel. Est-ce de celui-là qu'il s'agit ?
À vous,
GUIOD.
Le Noël, qui avait l'air de tirer le canon parce qu'il le tirait en l'air, commandait, pendant le
siège, le mont Valérien.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 35
Jules Ferry, avocat sans le sou avant le 4 septembre, réussit comme maire de Paris
pendant le siège, à tirer par escroquerie une fortune de la famine. Le jour où il aurait à
rendre compte de sa mauvaise administration serait aussi celui de sa condamnation.
Ces hommes, donc, ne pouvaient trouver que dans les ruines de Paris leur billet
d'élargissement conditionnel 1, ils étaient bien les hommes mêmes qu'il fallait à
Bismarck. Quelques tours de passe-passe, et Thiers, jusque-là le conseiller secret du
gouvernement, apparut à sa tête avec ses élargis pour ministres.
Eh quoi ! s'imaginer que des fortifications puissent jamais mettre la liberté en péril!
Et d'abord, on calomnie un gouvernement, quel qu'il soit, quand on suppose qu'il puisse
un jour tenter de se maintenir en bombardant la capitale... Mais ce gouvernement-là serait
cent fois plus impossible après sa victoire.
1 Leur billet d'élargissement conditionnel. Le texte anglais porte : tickets-of leave, expression qui
désigne des sortes de permis de séjour que les prisonniers libérés avant terme reçoivent en
Angleterre et qu'ils doivent périodiquement présenter à la police. Cette expression est reprise
plusieurs fois par Marx dans la suite. De plus, il désigne plusieurs fois les ministres de Thiers par
la formule : tickets-of leave men, que nous traduisons en conséquence par les « élargis ».
2 Répression féroce du soulèvement des républicains-démocrates en 1834, à Paris, suivie d'un
massacre de la population sans armes, femmes et enfants compris.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 36
Certes, aucun gouvernement n'aurait jamais osé tourner contre Paris le feu de ses
forts, si ce n'est le gouvernement même qui avait au préalable livré ces forts aux
Prussiens.
Quand le roi Bomba se fit la main sur Palerme en janvier 1848, Thiers, depuis
longtemps sans portefeuille, surgit à nouveau à la Chambre des députés.
Vous savez, Messieurs, ce qui se passe à Palerme : vous avez tous tressailli d'horreur
[parlementairement parlant] en apprenant que, pendant quarante-huit heures, une grande
ville a été bombardée. Par qui ? Était-ce par un ennemi étranger, exerçant les droits de la
guerre ? Non, Messieurs, par son propre gouvernement. Et pourquoi ? Parce que cette
ville infortunée réclamait ses droits. Eh bien, pour avoir réclamé ses droits, Palerme eut
quarante-huit heures de bombardement ! Permettez-moi d'en appeler à l'opinion
européenne. C'est rendre un service à l'humanité que de venir, du haut de la plus grande
tribune peut-être de l'Europe, faire retentir des paroles [des paroles en effet] d'indignation
contre de tels actes... Quand le régent Espartero, qui avait rendu des services à son pays
[ce que M. Thiers, lui, n'a jamais fait], prétendit, pour réprimer l'insurrection, bombarder
Barcelone, il s'éleva de toutes les parties du monde un grand cri d'indignation.
Dix-huit mois plus tard, M. Thiers était parmi les plus farouches défenseurs du
bombardement de Rome par une armée française 1. En fait, le roi Bomba ne semble
avoir eu d'autre tort que de limiter son bombardement à quarante-huit heures.
Quelques jours avant la Révolution de février, irrité du long exil loin du pouvoir
et de ses bénéfices, auquel l'avait condamné Guizot, et flairant dans l'air l'odeur d'un
soulèvement populaire prochain, Thiers, dans ce style pseudo-héroïque qui lui a valu
le surnom de Mirabeau-mouche, déclara à la Chambre des députés :
1 Une armée française fut envoyée en avril 1849 pour protéger le pape contre la Révolution
italienne.
Dès que cette Assemblée de « ruraux » 1 se fut réunie à Bordeaux, Thiers lui fit
entendre nettement que les préliminaires de paix devaient être agréés sur-le-champ,
sans même avoir les honneurs d'un débat parlementaire; à cette condition seulement
la Prusse leur permettrait d'ouvrir les hostilités contre la république et Paris, sa place
forte. La contre-révolution, en effet, n'avait pas de temps à perdre. Le second Empire
avait plus que doublé la dette nationale et lourdement endetté toutes les grandes vil-
les. La guerre avait enflé les charges d'une manière effrayante et ravagé sans pitié les
ressources de la nation. Pour compléter la ruine, le Shylock prussien était là, exigeant
l'entretien d'un demi-million de ses soldats sur le sol français, son indemnité de cinq
milliards et l'intérêt à 5 % des échéances en retard. Qui allait payer la note ? Ce n'est
qu'en renversant la république par la violence, que ceux qui s'appropriaient la richesse
pouvaient espérer faire supporter aux producteurs de cette richesse les frais d'une
guerre qu'ils avaient eux-mêmes provoquée. Ainsi, c'est précisément l'immense ruine
de la France qui poussait ces patriotiques représentants de la propriété terrienne et du
capital, sous les yeux mêmes et sous la haute protection de l'envahisseur, à greffer sur
la guerre étrangère une guerre civile, une rébellion de négriers.
1º Que l'affaire était arrangée de telle sorte qu'un pot-de-vin de plusieurs centai-
nes de millions tombât dans les poches de Thiers, Jules Favre, Ernest Picard, Pouyer-
Quertier et Jules Simon ?
En tout cas il faut que la chose ait été très urgente, car Thiers et Jules Favre, au
nom de la majorité de l'Assemblée de Bordeaux, sollicitèrent sans vergogne l'occupa-
tion de Paris par les troupes prussiennes. Mais cela n'entrait pas dans le jeu de
terriens et des couches réactionnaires des villes et surtout des campagnes. De là, l'appellation d' «
Assemblée de ruraux ».
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 40
II
Paris en armes était le seul obstacle sérieux sur la route du complot contre-
révolutionnaire. Il fallait donc désarmer Paris 1 Sur ce point, l'Assemblée de Bor-
deaux était la sincérité même. Si la rugissante clameur de ses ruraux n'avait pas suffi
à se faire entendre, la remise par Thiers de Paris à la tendre sollicitude du triumvirat -
Vinoy, le décembriseur, Valentin, le gendarme bonapartiste, et d’Aurelle de Pala-
dines, le général jésuite - aurait dissipé jusqu'au dernier doute. Alors même qu'ils
affichaient insolemment le véritable but du désarmement de Paris, les conspirateurs
lui demandèrent de déposer ses armes sous un prétexte qui était le plus criant, le plus
effronté des mensonges. L'artillerie de la garde nationale, disait Thiers, appartient à
l'État, et c'est à l'État qu'elle doit faire retour. La vérité, la voici : du jour de la
capitulation, par laquelle les prisonniers de Bismarck avaient livré la France au
chancelier prussien, en se réservant une garde nombreuse dans le dessein exprès de
mater la capitale, Paris se tenait sur le qui-vive. La garde nationale se réorganisa et
confia le commandement suprême à un Comité central élu par l'ensemble du corps, à
l'exception de quelques débris de l'ancienne formation bonapartiste. A la veille de
l'entrée des Prussiens dans Paris, le Comité central assura le transport à Montmartre,
Belleville et La Villette, des canons et mitrailleuses traîtreusement abandonnés par
les capitulards dans les quartiers que les Prussiens allaient occuper et leurs abords.
Cette artillerie provenait des souscriptions de la garde nationale. Elle avait été
officiellement reconnue comme sa propriété privée dans la capitulation du 28 janvier,
et à ce titre elle avait été exceptée de la reddition générale, entre les mains du vain-
queur, des armes appartenant au gouvernement. Et Thiers était si entièrement
dépourvu de tout prétexte, si léger fût-il, pour engager la guerre contre Paris, qu'il lui
fallut recourir au mensonge flagrant : l'artillerie de la garde nationale était, disait-il,
propriété de l'État!
la paix avec la Prusse. Elle n'était qu'un incident dans cette révolution, dont la
véritable incarnation était toujours le Paris armé, Paris qui l'avait faite, Paris qui avait
subi pour elle un siège de cinq mois, avec les horreurs de la famine, et qui, en
prolongeant sa résistance, en dépit du « plan » de Trochu, avait fait d'elle la base
d'une guerre de défense acharnée en province. Et maintenant, ou bien Paris devait
déposer ses armes sur l'outrageante injonction des négriers rebelles de Bordeaux, et
reconnaître que sa révolution du Aï septembre ne signifiait rien d'autre qu'un simple
transfert de pouvoir de Louis Bonaparte à ses concurrents royaux; ou bien il devait
s'affirmer le champion dévoué jusqu'au sacrifice de la France, qu'il était impossible
de sauver de la ruine et de régénérer, sans un renversement révolutionnaire des
conditions politiques et sociales qui avaient engendré le second Empire et qui, sous sa
tutelle protectrice, avaient mûri jusqu'au complet pourrissement. Paris, encore
amaigri par une famine de cinq mois, n'hésita pas un instant. Il résolut héroïquement
de courir tous les dangers d'une résistance aux conspirateurs français, bravant jusqu'à
la menace des canons prussiens braqués sur lui dans ses propres forts. Toutefois, dans
son horreur de la guerre civile où Paris allait être entraîné, le Comité central garda la
même attitude purement défensive, en dépit des provocations de l'Assemblée, des
usurpations de l'exécutif, et d'une menaçante concentration de troupes dans Paris et
ses environs.
C'est Thiers qui ouvrit donc la guerre civile en envoyant Vinoy à la tête d'une
foule de sergents de ville et de quelques régiments de ligne, en expédition nocturne
contre Montmartre, pour y saisir par surprise l'artillerie de la garde nationale. On sait
comment cette tentative échoua devant la résistance de la garde nationale et la
fraternisation de la ligne avec le peuple. D'Aurelle de Paladines avait fait imprimer
d'avance son bulletin de victoire, et Thiers tenait toutes prêtes les affiches annonçant
ses mesures de coup d'État. Tout cela dut être remplacé par des appels de Thiers,
proclamant sa décision magnanime de laisser la garde nationale en possession de ses
armes ; il se tenait pour certain, disait-il, qu'elle les utiliserait pour se rallier au
gouvernement contre les rebelles. Sur les 300.000 gardes nationaux, 300 seulement
répondirent à cet appel les invitant à s'allier au petit Thiers contre eux-mêmes. La
glorieuse révolution ouvrière du 18 mars établit sa domination incontestée sur Paris.
Le Comité central fut son gouvernement provisoire. L'Europe sembla pour un mo-
ment se demander si ses récents et sensationnels hauts faits en politique et dans la
guerre avaient l'ombre d'une réalité, ou s'ils n'étaient que les rêves d'un passé depuis
longtemps révolu.
L'un des officiers bonapartistes engagés dans l'attaque nocturne contre Mont-
martre, le général Lecomte, avait, par quatre fois, ordonné au 81e régiment de ligne
de faire feu sur des civils sans armes, place Pigalle, et, sur le refus de ses hommes, les
avait furieusement insultés. Au lieu de fusiller femmes et enfants, ses hommes le
fusillèrent, lui. Les habitudes invétérées acquises par les soldats à l'école des ennemis
de la classe ouvrière ne vont pas, sans doute, changer à l'instant même où ces soldats
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 42
passent aux côtés de celle-ci. Les mêmes hommes exécutèrent aussi Clément
Thomas.
Le prétendu massacre de citoyens sans armes place Vendôme est un mythe dont
M. Thiers et les ruraux n'ont absolument pas voulu dire un mot à l'Assemblée, s'en
remettant exclusivement pour le diffuser à la valetaille du journalisme européen. Les
« hommes d'ordre », les réactionnaires de Paris, tremblèrent à la victoire du 18 mars.
1 Le 31 octobre 1870, une tentative fut faite pour renverser le gouvernement de la Défense nationale
et s'emparer du pouvoir. L'impulsion fut donnée au mouvement par les bruits d'armistice avec les
Prussiens, de défaite de la garde nationale au Bourget (30 octobre) et de reddition de Metz. Guidés
par les blanquistes, les gardes nationaux envahirent l'Hôtel de Ville, proclamèrent la destitution de
l'ancien gouvernement et la formation d'un nouveau, qui devait organiser les élections à la
Commune. Mais le nouveau gouvernement, qui ne s'appuyait pas sur les masses, se montra
irrésolu et hésitant.
Sur ces entrefaites, des bataillons de gardes bourgeois arrivèrent, qui au matin du 1er
novembre envahirent l'Hôtel de Ville et rétablirent le pouvoir du gouvernement de la Défense
nationale.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 43
Pour eux, c'était le signal du châtiment populaire qui arrivait enfin. Les spectres des
victimes, assassinées sur leur, ordre, depuis les jours de juin 1848 jusqu'au 22 janvier
1871 1, se dressaient devant eux. Leur panique fut leur seule punition. Même les
sergents de ville, au lieu d'être désarmés et mis sous les verrous comme on aurait dû
le faire, trouvèrent les portes de Paris grandes ouvertes pour aller se mettre en sûreté
à Versailles. Les hommes d'ordre non seulement ne furent pas molestés, mais ils eu-
rent la faculté de se rassembler et d'occuper plus d'une position forte au centre même
de Paris. Cette indulgence du Comité central, cette magnanimité des ouvriers armés,
contrastant si singulièrement avec les habitudes du « parti de l'ordre», celui-ci les
interpréta à tort comme des symptômes d'un sentiment de faiblesse. D'où son plan
stupide d'essayer, sous le couvert d'une manifestation sans armes, ce que Vinoy
n'avait pas réussi avec ses canons et ses mitrailleuses. Le 22 mars, un cortège
séditieux de messieurs « du beau monde » quitta les quartiers élégants avec dans ses
rangs tous les « petits crevés » et à sa tête les familiers notoires de l'Empire, les
Hockeren, les Coëtlogon, les Henry de Pène, etc. Sous le lâche prétexte d'une mani-
festation pacifique, mais portant en secret des armes meurtrières, cette bande se
forma en ordre de marche, maltraita et désarma les sentinelles et les patrouilles de la
garde nationale qu'elle rencontra sur son passage, et, débouchant de la rue de la Paix
sur la place Vendôme aux cris de : « A bas le Comité central! A bas les assassins!
Vive l’Assemblée nationale ! », elle tenta de forcer les postes de garde en faction et
d'enlever par surprise le quartier général de la garde nationale, qu'ils protégeaient. En
réponse aux coups de revolver de la bande, les sommations régulières furent faites, et,
comme elles se montraient sans effet, le général de la garde nationale commanda le
feu. Une seule salve dispersa, en une fuite éperdue, les stupides freluquets qui
espéraient que la simple exhibition de leur « honorable société » aurait le même effet
sur la révolution de Paris que les trompettes de Josué sur les murs de Jéricho. Les
fuyards laissaient derrière eux deux gardes nationaux tués, neuf grièvement blessés
(parmi lesquels un membre du Comité central), et tout le théâtre de leurs exploits
jonché de revolvers, de poignards et de cannes-épées, qui prouvaient bien le caractère
« pacifique» de leur manifestation « sans armes ». Quand le 13 juin 1849, la garde
nationale parisienne avait fait une manifestation réellement pacifique pour protester
contre la félonie de l'assaut donné à Rome par les troupes françaises, Changarnier,
alors général du parti de l'ordre, fut acclamé par l'Assemblée nationale, et Particu-
lièrement par M. Thiers, comme le sauveur de la société, pour avoir lancé ses troupes
de tous côtés sur ces hommes sans armes, avec l'ordre de les abattre et de les sabrer,
et de les fouler sous les pieds des chevaux. Paris, alors, fut mis en état de siège;
Dufaure fit voter en toute hâte par l'Assemblée de nouvelles lois de répression. De
nouvelles arrestations, de nouvelles proscriptions, une nouvelle Terreur s'instaurèrent.
Mais les « classes inférieures » s'y prennent autrement en ces matières. Le Comité
central de 1871 ignora tout simplement la « manifestation pacifique », si bien que
deux jours après seulement, ils furent en état de se rassembler sous les ordres de
l'amiral Saisset, pour cette démonstration armée, que couronna le fameux sauve-qui-
peut à Versailles. Dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée par Thiers
avec sa tentative d'effraction nocturne à Montmartre, le Comité central commit, cette
fois, une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement
1 Le 22 janvier 1871, une nouvelle tentative fut faite pour renverser le gouvernement de la Défense
nationale. La cause immédiate du soulèvement fut la défaite infligée à la garde nationale sous
Buzenval (19 janvier 1871). A la suite de cette défaite, des bruits coururent sur l'armistice
prochain et la nomination du général Vinoy comme gouverneur militaire de Paris. De même que
l'insurrection du 31 octobre le soulèvement du 22 janvier se distingua par le manque de résolution,
de cohésion et de liaison organique avec les masses. Pendant la répression du mouvement, il y eut
80 morts et blessés, parmi lesquels des femmes et des enfants.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 44
sans défense, et en mettant ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux. Au lieu
de cela, on permit encore au parti de l'ordre d'essayer sa force aux urnes, le 26 mars,
jour de l'élection de la Commune. Ce jour-là, dans les mairies de Paris, ses membres
échangèrent de douces paroles de réconciliation avec leurs trop généreux vainqueurs,
en grommelant du fond du cœur le serment de les exterminer en temps et lieu.
1 Déjà dans sa lettre à Kugelmann, du 12 avril 1871 Marx parle de ces erreurs fatales du Comité
central.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 45
III
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À l'aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune!
Qu'est-ce donc que la Commune, ce sphinx qui met l'entendement bourgeois à si dure
épreuve ?
Mais la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil
d'État 1 et de le faire fonctionner pour son propre compte.
1 Ici, Marx formule la leçon principale et fondamentale de la Commune de Paris. Quelle gigan-
tesque signification Marx et Engels attachaient à cette leçon, on le voit par leur note à la préface
du Manifeste du Parti communiste, en date du 24 juin 1872. Il y est dit que le programme du
Manifeste du Parti communiste est aujourd'hui vieilli en certains points. La Commune,
notamment, a démontré qu'il ne suffit pas que la classe ouvrière s'empare de l'appareil d'État pour
le faire servir à ses propres fins. A ce sujet, Lénine écrivait :
« Chose extrêmement caractéristique : c'est précisément cette correction essentielle que les
opportunistes ont dénaturée et les neuf dixièmes, sinon les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des
lecteurs du Manifeste communiste en ignorent le sens. Nous parlerons en détail de cette
déformation certainement un peu plus loin, dans un chapitre spécialement consacré aux défor-
mations.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 46
Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée perma-
nente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de
division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie
absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes
contre le féodalisme. Cependant, son développement restait entravé par toutes sortes
de décombres moyenâgeux, prérogatives des seigneurs et des nobles, privilèges
locaux, monopoles municipaux et corporatifs et Constitutions provinciales. Le gigan-
tesque coup de balai de la Révolution française du XVIIIe siècle emporta tous ces
restes des temps révolus, débarrassant ainsi, du même coup, le substrat social des
derniers obstacles s'opposant à la superstructure de l'édifice de l'État moderne. Celui-
ci fut édifié sous le premier Empire, qui était lui-même le fruit des guerres de
coalition 1 de la vieille Europe semi-féodale contre la France moderne. Sous les régi-
mes qui suivirent, le gouvernement, placé sous contrôle parlementaire, c'est-à-dire
sous le contrôle direct des classes possédantes, ne devint pas seulement la pépinière
d'énormes dettes nationales et d'impôts écrasants ; avec ses irrésistibles attraits, auto-
rité, profits, places, d'une part il devint la pomme de discorde entre les factions rivales
et les aventuriers des classes dirigeantes, et d'autre part son caractère politique chan-
gea conjointement aux changements économiques de la société. Au fur et à mesure
que le progrès de l'industrie moderne développait, élargissait, intensifiait l'antago-
nisme de classe entre le capital et le travail, le pouvoir d'État prenait de plus en plus
le caractère d'un pouvoir publie organisé aux fins d'asservissement social, d'un appa-
reil de domination d'une classe. Après chaque révolution, qui marque un progrès de la
lutte des classes, le caractère purement répressif du pouvoir d'État apparaît façon de
plus en plus ouverte. La Révolution de 1830 transféra le gouvernement des proprié-
taires terriens aux capitalistes, des adversaires les plus éloignés des ouvriers à leurs
adversaires les plus directs. Les républicains bourgeois qui, au nom de la Révolution
de février, s'emparèrent du pouvoir d'État, s'en servirent pour provoquer les massa-
cres de juin, afin de convaincre la classe ouvrière que la république «sociale », cela
signifiait la république qui assurait la sujétion sociale, et afin de prouver à la masse
royaliste des bourgeois et des propriétaires terriens qu'ils pouvaient en toute sécurité
abandonner les soucis et les avantages financiers du gouvernement aux « républicains
» bourgeois. Toutefois, après leur unique exploit héroïque de juin, il ne restait plus
aux républicains bourgeois qu'à passer des premiers rangs à l'arrière-garde du « parti
de l'ordre», coalition formée par toutes les fractions et factions rivales de la classe des
appropriateurs dans leur antagonisme maintenant ouvertement déclaré avec les clas-
ses des producteurs. La forme adéquate de leur gouvernement en société par actions
fut la « république parlementaire », avec Louis Bonaparte pour président, régime de
terrorisme de classe avoué et d'outrage délibéré à la « vile multitude ». Si la républi-
Qu'il nous suffise, pour l'instant, de marquer que l' « interprétation » courante, vulgaire, de la
fameuse formule de Marx citée par nous, est que celui-ci aurait souligné l'idée d'une évolution
lente, par opposition à la prise du pouvoir, etc. En réalité, c'est exactement le contraire. L'idée de
Marx est que la classe ouvrière doit briser, démolir, la « machine d'État toute prête », et ne pas se
borner à en prendre possession... « Briser la machine bureaucratique et militaire », en ces
quelques mois se trouve brièvement exprimée la principale leçon du marxisme sur les tâches du
prolétariat à l'égard de l'État au cours de la révolution. Et c'est cette leçon qui est non seulement
tout à lait oubliée, mais encore franchement dénaturée par l' « interprétation » dominante, du
marxisme, due à Kautsky ! (LÉNINE, « L'État et la Révolution». Oeuvres complètes, tome 25, pp.
448-449).
1 Guerres menées par l'Angleterre, la Prusse, l'Autriche, l'Espagne et la Russie contre la France
révolutionnaire et ensuite contre Napoléon 1er.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 47
que parlementaire, comme disait M. Thiers, était celle qui « les divisait [les diverses
fractions de la classe dirigeante] le moins », elle accusait par contre un abîme entre
cette classe et le corps entier de la société qui vivait en dehors de leurs rangs clairse-
més. Leur union brisait les entraves que, sous les gouvernements précédents, leurs
propres dissensions avaient encore mises au pouvoir d'État. En présence de la menace
de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de
l'État, sans ménagement et avec ostentation comme l'engin de guerre national du
capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses produc-
trices, ils furent forcés non seulement d'investir l'exécutif de pouvoirs de répression
sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlemen-
taire, l'Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l'exécutif. L'exé-
cutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république
du « parti de l'ordre » fut le Second Empire.
L'empire, avec le coup d'État pour acte de naissance, le suffrage universel pour
visa et le sabre pour sceptre, prétendait s'appuyer sur la paysannerie, cette large masse
de producteurs qui n'était pas directement engagée dans la lutte du capital et du
travail. Il prétendait sauver la classe ouvrière en en finissant avec le parlementarisme,
et par là avec la soumission non déguisée du gouvernement aux classes possédantes.
Il prétendait sauver les classes possédantes en maintenant leur suprématie écono-
mique sur la classe ouvrière; et finalement il se targuait de faire l'unité de toutes les
classes en faisant revivre pour tous l'illusion mensongère de la gloire nationale. En
réalité, c'était la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bour-
geoisie avait déjà perdu, - et la classe ouvrière n'avait pas encore acquis, - la capacité
de gouverner la nation. Il fut acclamé dans le monde entier comme le sauveur de la
société. Sous l'empire, la société bourgeoise libérée de tous soucis politiques atteignit
un développement dont elle n'avait elle-même jamais eu idée. Son industrie et son
commerce atteignirent des proportions colossales ; la spéculation financière célébra
des orgies cosmopolites ; la misère des masses faisait un contraste criant avec
l'étalage éhonté d'un luxe somptueux, factice et crapuleux. Le pouvoir d'État, qui
semblait planer bien haut au-dessus de la société, était cependant lui-même le plus
grand scandale de cette société et en même temps le foyer de toutes ses corruptions.
Sa propre pourriture et celle de la société qu'il avait sauvée furent mises à nu par la
baïonnette de la Prusse, elle-même avide de transférer le centre de gravité de ce
régime de Paris à Berlin. Le régime impérial est la forme la plus prostituée et en
même temps la forme ultime de ce pouvoir d'État, que la société bourgeoise naissante
a fait naître, comme l'outil de sa propre émancipation du féodalisme, et que la société
bourgeoise parvenue à son plein épanouissement avait finalement transformé en un
moyen d'asservir le travail au capital.
que, du fait du siège, il s'était débarrassé de l'armée et l'avait remplacée par une garde
nationale, dont la masse était constituée par des ouvriers. C'est cet état de fait qu'il
s'agissait maintenant de transformer en une institution durable. Le premier décret de
la Commune fut donc la suppression de l'armée permanente, et son remplacement par
le peuple en armes.
1 A Propos de cette caractéristique de la Commune, comme nouveau type d'État Lénine écrivait:
« Un organisme « non parlementaire mais agissant », voilà qui s'adresse on ne peut plus
directement aux parlementaires modernes et aux « toutous » parlementaires de la social-
démocratie 1 Considérez n'importe quel pays parlementaire, depuis l'Amérique jusqu'à la Suisse,
depuis ta France jusqu'à l'Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d' « État » se fait dans
la coulisse; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans les
parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le « bon peuple ». Au parlementarisme
vénal, pourri jusqu'à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où
la liberté d'opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent
travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en
répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent,
mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif,
comme situation privilégiée pour les députés, n'est plus. il ne saurait être question de supprimer
d'emblée, partout et complètement, le fonctionnarisme. C'est une utopie. Mais briser d'emblée la
vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle,
permettant de supprimer graduellement tout fonctionnarisme, cela n'est pas une utopie, c'est
l'expérience de la Commune, c'est la tâche urgente, immédiate, du prolétariat révolutionnaire. »
(LÉNINE : ouvrage cité, tome XXV, pp. 457-460.)
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 49
La Commune de Paris devait, bien entendu, servir de modèle à tous les grands
centres industriels de France. Le régime de la Commune une fois établi à Paris et
dans les centres secondaires, l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provin-
ces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes. Dans une
brève esquisse d'organisation nationale que la Commune n'eut pas le temps de déve-
lopper, il est dit expressément que la Commune devait être la forme politique même
des plus petits hameaux de campagne et que dans les régions rurales l'armée perma-
nente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement
court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs
affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces
assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation
nationale à Paris ; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le
mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais impor-
tantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être suppri-
mées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées
par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L'uni-
té de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Consti-
tution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État
qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la
nation même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire.
Tandis qu'il importait d'amputer les organes purement répressifs de l'ancien pouvoir
gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui
revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux
serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six
ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le
peuple au Parlement 1, le suffrage universel devait servir au peuple constitué en
communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête
d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien con-
nu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent
généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent
la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de
la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.
1 Conseils de paroisses.
2 Journal satirique de Berlin.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 51
Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité
et un leurre. La domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérenni-
sation de son esclavage social. La Commune devait donc servir de levier pour renver-
ser les bases économiques sur lesquelles se fonde l'existence des classes, donc, la
domination de classe. Une fois le travail émancipé, tout homme devient un travail-
leur, et le travail productif cesse d'être l'attribut d'une classe.
C'est une chose étrange. Malgré tous les discours grandiloquents, et toute l'im-
mense littérature des soixante dernières années sur l'émancipation des travailleurs, les
ouvriers n'ont pas plutôt pris, où que ce soit, leur propre cause en main, que, sur-le-
champ, on entend retentir toute la phraséologie apologétique des porte-parole de la
société actuelle avec ses deux pôles, capital et esclavage salarié (le propriétaire fon-
cier n'est plus que le commanditaire du capitaliste), comme si la société capitaliste
était encore dans son plus pur état d'innocence virginale, sans qu'aient été encore
développées toutes ses contradictions, sans qu'aient été encore dévoilés tous ses men-
songes, sans qu'ait été encore mise à nu son infâme réalité. La Commune, s'excla-
ment-ils, entend abolir la propriété, base de toute civilisation. Oui, messieurs, la
Commune entendait abolir cette propriété de classe, qui fait du travail du grand
1 Analysant cette leçon d'une grande portée historique, que Marx a tirée de l'expérience de la
Commune de Paris, Lénine écrivait :
« Les utopistes se sont efforcés de «découvrir » les formes politiques sous lesquelles devait
s'opérer la réorganisation socialiste de la société. Les anarchistes ont éludé en bloc la question
des formes politiques. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine ont accepté les
formes politiques bourgeoises de l'État démocratique parlementaire comme une limite que l'on ne
saurait franchir et ils, se sont brisé le front à se prosterner devant ce « modèle », en taxant
d'anarchisme toute tentative de briser ces formes.
De toute l'histoire du socialisme et de la lutte politique, Marx a déduit que l'État devra
disparaître et que la forme transitoire de sa disparition (transition de l'État au non-État) sera « le
prolétariat organisé en classe dominante ». Quant aux formes politiques de cet avenir, Marx n'a
pas pris sur lui de les découvrir, Il s'est borné à observer exactement l'histoire de la France, à
l'analyser et à tirer la conclusion à laquelle l'a conduit l'année 1851: les choses s'orientent vers la
destruction de la machine d'État bourgeoise.
La Commune est la forme « enfin trouvée » par la révolution prolétarienne, qui permet de
réaliser l'émancipation économique du travail.
La Commune est la première tentative laite par la révolution prolétarienne pour briser la
machine d'État bourgeoise; elle est la forme politique «enfin trouvée » par quoi l'on peut et l'on
doit remplacer ce qui a été brisé.
Nous verrons plus loin que les révolutions russes de 1905 et de 1917, dans un cadre différent,
dans d'autres conditions, continuent l’œuvre de la Commune et confirment la géniale analyse
historique de Marx. » (LÉNINE: ouvrage cité, tome 25, p. 167.)
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 52
La classe ouvrière n'espérait pas des miracles de la Commune. Elle n'a pas
d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa
propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésis-
tiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle
aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui
transformeront complètement les circonstances et les Mmes. Elle n'a pas à réaliser
d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans
ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre. Dans la pleine conscience de sa
mission historique et avec la résolution héroïque d'être digne d'elle dans son action, la
classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de
presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés
qui débitent leurs platitudes d'ignorants et leurs marottes de sectaires, sur le ton
d'oracle de l'infaillibilité scientifique.
1 Le Comité central de la garde nationale avait, dès le 20 mars, ajourné le paiement des traites au 1er
octobre 1871. Le 18 avril, la Commune rendait un décret concernant la remise à toujours du
paiement des échéances.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 53
1 Quand, après le renversement de Napoléon 1er, la dynastie des Bourbons se trouva une fois de
plus au pouvoir, elle résolut de dédommager la noblesse de France, des terres dont elle avait été
dépossédée pendant la grande Révolution française. La noblesse reçut une indemnité de 1 milliard,
le « milliard des émigrés ».
2 Une taxe de 45 centimes par franc fut établie en 1848 par le Gouvernement provisoire bourgeois,
afin de semer la discorde entre le prolétariat et la paysannerie. Le gouvernement motivait cette
taxe par la nécessité de pourvoir à la nourriture des ouvriers. La taxe de 45 centimes dressa les
paysans contre la révolution et la république.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 54
paysannerie française. Il est donc tout à fait superflu de s'étendre ici sur les problèmes
concrets plus compliqués, mais vitaux, que la Commune seule était capable et en
même temps obligée de résoudre en faveur du paysan : la dette hypothécaire, qui
posait comme un cauchemar sur son lopin de terre, le prolétariat rural qui grandissait
chaque jour et son expropriation de cette parcelle qui s'opérait à une allure de plus en
plus rapide du fait du développement même de l'agriculture moderne et de la
concurrence du mode de Culture capitaliste.
Les ruraux (C'était, en fait, leur appréhension maîtresse) savaient que trois mois
de libre communication entre le Paris de la Commune et les provinces amèneraient un
soulèvement général des paysans; de là leur hâte anxieuse à établir un cordon de
police autour de Paris comme pour arrêter la propagation de la peste bovine.
Alors que le gouvernement de Versailles, dès qu'il eut recouvré un peu de courage
et de force, employait les moyens les plus violents contre la Commune ; alors qu'il
supprimait la liberté d'opinion par toute la France, allant jusqu'à interdire les réunions
des délégués des grandes villes; alors qu'il. soumettait. Versailles, et le reste de la
France, à un espionnage qui surpassait de loin celui du second Empire ; alors qu'il
faisait brûler par ses gendarmes transformés en inquisiteurs tous les journaux impri-
més à Paris et qu'il décachetait toutes les lettres venant de Paris et destinées à Paris ;
alors qu'à l'Assemblée nationale les essais les plus timides de placer un mot en faveur
de Paris étaient noyés sous les hurlements, d'une façon inconnue même à la Chambre
introuvable de 1816 ; étant donné la conduite sanguinaire de la guerre par les Ver-
saillais hors de Paris et leurs tentatives de corruption et de complot dans Paris, - la
Commune n'aurait-elle pas honteusement trahi sa position en affectant d'observer
toutes les convenances et les apparences du libéralisme, comme en pleine paix ? Le
gouvernement de la Commune eût-il été de même nature que celui de M. Thiers, il
n'y aurait pas eu plus de motif de supprimer des journaux du parti de l'ordre à Paris,
que de supprimer des journaux de la Commune à Versailles.
Il était irritant, certes, pour les ruraux, que dans le moment même où ils procla-
maient le retour à l'Église comme le seul moyen de sauver la France, la mécréante
Commune déterrât les mystères assez spéciaux du couvent de Picpus et de l'église
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 56
Saint-Laurent 1. Et quelle satire contre M. Thiers : tandis qu'il faisait pleuvoir des
grands-croix sur les généraux bonapartistes, en témoignage de leur maestria à perdre
les batailles, à signer les capitulations et à rouler les cigarettes à Wilhelmshoehe, la
Commune cassait et arrêtait ses généraux dès qu'ils étaient suspectés de négliger leurs
devoirs, L'expulsion hors de la Commune et l'arrestation sur son ordre d'un de ses
membres qui s'y était faufilé sous un faux nom et qui avait encouru à Lyon une peine
de six jours d'emprisonnement pour banqueroute ,simple, n'était-ce pas une insulte
délibérée jetée à la face du faussaire Jules Favre, toujours ministre des Affaires étran-
gères de la France, toujours en train de vendre la France à Bismarck et dictant tou-
jours ses ordres à la Belgique, ce modèle de gouvernement ? Mais, certes, la
Commune ne prétendait pas à l'infaillibilité, ce que font sans exception tous les
gouvernements du type ancien. Elle publiait tous ses actes et ses paroles, elle mettait
le publie au courant de, toutes ses imperfections.
Dans toute révolution, il se glisse, à côté de ses représentants véritables, des hom-
mes d'une tout autre trempe ; quelques-uns sont des survivants des révolutions
passées dont ils gardent le culte ; ne comprenant pas le mouvement présent, ils possè-
dent encore une grande influence sur le peuple par leur honnêteté et leur courage
reconnus, ou par la simple force de la tradition ; d'autres sont de simples braillards,
qui, à force de répéter depuis des années le même chapelet de déclamations stéréo-
typées contre le gouvernement du jour, se sont fait passer pour des révolutionnaires
de la plus belle eau. Même après le 18 mars, on vit surgir quelques hommes de ce
genre, et, dans quelques cas, ils parvinrent à jouer des rôles de premier plan. Dans la
mesure de leur pouvoir, ils gênèrent l'action réelle de la classe ouvrière, tout comme
ils ont gêné le plein développement de toute révolution antérieure. Ils sont un mal
inévitable ; avec le temps on s'en débarrasse ; mais, précisément, le temps n'en fut pas
laissé à la Commune.
Quel changement prodigieux, en vérité, que celui opéré par la Commune dans
Paris! Plus la moindre trace du Paris dépravé du second Empire. Paris n'était plus le
rendez-vous des propriétaires fonciers britanniques, des Irlandais par procuration 2,
des ex-négriers et des rastaquouères d'Amérique, des ex-propriétaires de serfs russes
et des boyards valaques. Plus de cadavres à la morgue, plus d'effractions nocturnes,
pour ainsi dire pas de vols ; en fait, pour la première fois depuis les jours de février
1848, les rues de Paris étaient sûres, et cela sans aucune espèce de police. « Nous
n'entendons plus parler, disait un membre de la Commune, d'assassinats, de vols, ni
d'agressions ; on croirait vraiment que la police a entraîné avec elle à Versailles toute
sa clientèle conservatrice ». Les cocottes avaient retrouvé la piste de leurs protec-
teurs, - les francs-fileurs, gardiens de la famille, de la religion et, par-dessus tout, de a
propriété. A leur place, les vraies femmes de Paris avaient reparu, héroïques, nobles
et dévouées, comme les femmes de l'antiquité. Un Paris qui travaillait, qui pensait,
qui combattait, qui saignait, ou liant presque, tout à couver une société nouvelle, les
cannibales qui étaient à ses portes, -radieux dans l'enthousiasme de son initiative
historique!
1 On trouva dans l'église Saint-Laurent des ossements de femmes violées par les moines et enterrées
toutes vives. Au couvent de Picpus, on détenait, sous prétexte de folie, des femmes vouées au
même sort.
2 Par « Irlandais par procuration », on entend ici de grands propriétaires fonciers qui ne vivaient
presque jamais dans leurs domaines d'Irlande et dilapidaient leurs « revenus » hors du pays.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 57
Thiers dit à une députation des maires de Seine-et-Oise: «Vous pouvez compter
sur ma parole, je n'y ai jamais manqué ». Il dit à l'Assemblée même « qu'elle était la
plus librement élue et la plus libérale que la France ait jamais eue»; il dit à sa
soldatesque bigarrée qu'elle était « l'admiration du monde et la plus belle armée que
la France ait jamais eue »; il dit aux provinces, qu'il ne bombardait pas Paris, que
c'était un mythe. « Si quelques coups de canon ont été tirés, ce n'est pas par l'armée
de Versailles, mais par quelques insurgés, pour faire croire qu'ils se battent quand ils
n'osent même pas se montrer». Il dit encore aux provinces que l' « artillerie de
Versailles ne bombardait pas Paris, elle ne faisait que le canonner ». Il dit à l'arche-
vêque de Paris que les prétendues exécutions et représailles ( !) attribuées aux troupes
de Versailles n'étaient que fariboles. Il dit à Paris qu'il était seulement désireux « de le
délivrer des hideux tyrans qui l'opprimaient », et, qu'en fait, « le Paris de la Commune
n'était qu'une poignée de scélérats».
IV
La première tentative du complot des négriers pour abattre Paris fut de le faire
occuper par les Prussiens ; mais elle échoua devant le refus de Bismarck. La seconde,
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 58
Les forts qui tombèrent ne furent pas pris, mais achetés. L'héroïsme des fédérés
convainquit Thiers que la résistance de Paris ne pouvait être brisée par son propre
génie stratégique ni par les baïonnettes dont il disposait.
En attendant, ses relations avec les provinces devenaient de plus en plus difficiles.
Pas une seule adresse d'approbation ne venait rasséréner Thiers et ses ruraux. Tout au
contraire... Députations et adresses pleuvaient de toutes parts, demandant, sur un ton
rien moins que respectueux, la réconciliation avec Paris sur la base d'une reconnais-
sance sans équivoque de la république, la confirmation des libertés communales et la
dissolution de l'Assemblée nationale, dont le mandat avait expiré. Elles arrivaient en
telle quantité que Dufaure, ministre de la Justice de Thiers, dans sa circulaire du 23
avril aux procureurs, leur enjoignit de traiter « le mot d'ordre de conciliation »
comme un crime ! Cependant, commençant à désespérer du succès de sa campagne,
Thiers résolut de changer de tactique ; il ordonna, dans tout le pays, des élections
municipales pour le 30 avril sur la base de la nouvelle loi municipale qu'il avait lui-
même dictée à l'Assemblée nationale. Tant par les intrigues de ses préfets que par
l'intimidation policière, Thiers attendait avec confiance que le verdict des provinces
donnât à l’Assemblée nationale ce pouvoir moral qu'elle n'avait jamais possédé, et
qu'elles lui adressent enfin la force matérielle dont il avait besoin pour vaincre Paris.
Sa guerre de bandit contre Paris, qu'il exaltait dans ses propres bulletins, et les
tentatives de ses ministres pour établir par toute la France le règne de la terreur,
Thiers, dès le début, se préoccupait de les accompagner d'une petite comédie de la
conciliation, qui devait servir plus d'un dessein. Elle devait duper les provinces,
allécher les éléments bourgeois de Paris et, par-dessus tout, donner aux républicains
avoués de l’Assemblée nationale l'occasion de cacher leur trahison envers Paris,
derrière leur foi en Thiers. Le 21 mars, alors qu'il n'avait pas encore d'armée, il avait
déclaré à l'Assemblée nationale : « Quoi qu'il advienne, je n'enverrai pas d'armée
contre Paris ». Le 27 mars, il montait à nouveau à la tribune : « J'ai trouvé la répu-
blique un fait accompli et je suis fermement résolu à la maintenir ». En réalité, il
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 59
En vue des élections municipales imminentes du 30 avril, Thiers joua, le 27, une
de ses grandes scènes de conciliation. Au milieu d'un déluge de rhétorique senti-
mentale, il s'écria de la tribune de l'Assemblée:
Il n'y a pas de complot contre la république, si ce n'est celui de Paris qui nous oblige
à verser du sang français. Je l'ai dit et le redis encore : que ces armes impies tombent des
mains qui les tiennent, et le châtiment sera arrêté aussitôt par un acte de clémence dont ne
seront exclus que le petit nombre des criminels de droit commun.
La France pourtant fit la sourde oreille à ces discours qui étaient aux oreilles de
Thiers lui-même, un chant de sirène parlementaire. Des 700 000 conseillers muni-
cipaux élus parles 35.000 communes qui restaient encore à la France, les légitimistes,
orléanistes et bonapartistes réunis n'en comptaient pas 8 000. Les élections complé-
mentaires qui suivirent furent encore plus décidément hostiles. Aussi, au lieu d'obte-
nir des provinces la force matérielle dont elle avait tant besoin, l'Assemblée nationale
perdit jusqu'à sa dernière prétention à la force morale, celle d'être l'expression du
suffrage universel du pays. Pour achever sa déconfiture, les conseils municipaux
nouvellement élus de toutes les villes de France menacèrent ouvertement l'Assemblée
usurpatrice de Versailles d'une contre-assemblée à Bordeaux.
Le moment de l'action décisive longtemps attendu par Bismarck était arrivé enfin.
Il somma Thiers d'envoyer à Francfort des plénipotentiaires pour le règlement
définitif de la paix. Obéissant humblement à l'appel de son maître, Thiers se hâta de
dépêcher son fidèle Jules Favre, appuyé de Pouyer-Quertier. Pouyer-Quertier, « émi-
nent » filateur rouennais, partisan fervent et même servile du second Empire, ne lui
avait jamais trouvé d'autre défaut que son traité de commerce avec l'Angleterre 1,
préjudiciable à ses propres intérêts de fabricant. A peine installé à Bordeaux comme
ministre des Finances de Thiers, il dénonçait ce traité « impie », laissait entendre qu'il
serait prochainement abrogé, et avait même l'impudence de tenter, inutilement
d'ailleurs (il comptait sans Bismarck), la remise en vigueur immédiate des anciens
tarifs protecteurs contre l'Alsace, car, disait-il, aucun traité international antérieur ne
s'y opposait. Cet homme, qui considérait la contre-révolution comme un moyen
d'abaisser les salaires à Rouen, et la cession de provinces françaises comme un
moyen de faire monter le prix de ses marchandises en France, n'était-il pas déjà tout
désigné comme le digne compère de Jules Favre dans sa dernière trahison, couron-
nement de toute sa carrière ?
Quand les insurgés se seront décidés à capituler, les portes de Paris resteront
ouvertes à tous, pendant une semaine, sauf aux assassins des généraux Clément Thomas
et Lecomte.
Quelques jours après, comme il était violemment interpellé par les ruraux au sujet
de ces promesses, il refusa d'entrer dans des explications ; non pourtant sans leur
donner cette indication significative :
Je dis qu'il y a parmi vous des impatients, des hommes trop pressés. Il leur faut
attendre encore huit jours ; au bout de ces huit jours il n'y aura plus de danger, et alors la
tâche sera à la hauteur de leur courage et de leur capacité.
Dès que Mac-Mahon fut en mesure de lui assurer qu'il pourrait, sous peu, entrer
dans Paris, Thiers déclara à l'Assemblée
qu'il entrerait à Paris la loi en main, et exigerait une expiation complète des scélérats
qui auraient sacrifié la vie de nos soldats et détruit nos monuments publics.
Je vous ai dit, il y a quelques jours, que nous approchions de notre but, aujourd'hui je
suis venu vous dire : « Nous avons atteint le but. L'ordre, la justice, la civilisation ont
enfin remporté la victoire ! »
soldatesque reflètent l'esprit inné de cette civilisation dont ils sont les mercenaires et
les défenseurs. Glorieuse civilisation, certes, dont le grand problème est de savoir
comment se débarrasser des monceaux de cadavres qu'elle a faits, une fois la bataille
passée.
Et, après ces horreurs, regardez l'autre face, encore plus hideuse, de cette civili-
sation bourgeoise, telle qu'elle a été décrite par sa propre presse!
Quand des coups de feu égarés, écrit le correspondant parisien d'un journal tory de
Londres, retentissent encore au loin, quand de malheureux blessés abandonnés meurent
parmi les pierres tombales du Père-Lachaise, quand 6.000 insurgés frappés de terreur
errent dans l'agonie du désespoir par les labyrinthes des catacombes, quand on voit
pousser des malheureux à travers eus rues pour les abattre par vingtaines à la mitrailleuse,
il est révoltant de voir les cafés remplis des dévots de l'absinthe, du billard et des
dominos; de voir les filles perdues déambuler sur les boulevards et d'entendre le bruit des
débauches s'échappant des cabinets particuliers des restaurants à la mode, troubler le
silence de la nuit.
La manière dont la population de Paris [il a manifesté hier sa satisfaction était plus
que frivole, et nous craignons que cela n'empire avec le temps. Paris a maintenant un air
de fête qui est tout à fait déplacé, et si nous ne voulons pas qu'on nous appelle les
Parisiens de la décadence, il faut mettre un terme à cet ordre de choses.
Cependant, le lendemain de cette horrible lutte, avant même qu'elle fût tout à fait
terminée, Rome, avilie et corrompue, recommença à se vautrer dans le bourbier de
volupté où elle avait détruit son corps et souillé son âme : alibi proelia et vulnera, alibi
balnea popinaeque (ici des combats et des blessures, là-bas, des bains et des cabarets.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 63
Dans tous ses sanglants triomphes sur les champions pleins d'abnégation d'une
société nouvelle et meilleure, cette civilisation scélérate, fondée sur l'asservissement
du travail, étouffe les gémissements de ses victimes sous un haro de calomnies, que
l'écho répercute dans le monde entier. Le pur Paris ouvrier de la Commune est
soudain changé en un pandémonium par les chiens de l' « ordre ». Et que prouve cette
monstrueuse métamorphose à l'esprit bourgeois de tous les pays ? Eh bien, que la
Commune a conspiré contre la civilisation ! Le peuple de Paris se fait tuer dans
l'enthousiasme pour la Commune. Le nombre de ses morts surpasse celui d'aucune
autre bataille connue dans l'histoire. Qu'est-ce que cela prouve ? Eh bien, que la Com-
mune n'était pas le gouvernement du peuple, mais le fait de l'usurpation d'une
poignée de criminels ! Les femmes de Paris joyeusement donnent leur vie sur les
barricades et devant le peloton d'exécution. Qu'est-ce que cela prouve ? Eh bien, que
le démon de la Commune les a changées en Mégères 1 et en Hécates 2 ! La modéra-
tion de la Commune pendant deux mois d'une domination incontestée, n'a d'égal que
l'héroïsme de sa défense. Qu'est-ce que cela prouve ? Eh bien, que pendant des mois
la Commune a caché soigneusement, sous un masque de modération et d'humanité, la
soif de sang de ses instincts démoniaques qui ne devaient être débridés qu'à l'heure de
son agonie !
1 Mégère, une des Furies, déesse vivant dam le Tartare (enfer des Anciens) et chargée de punir les
crimes des hommes.
2 Hécate, nom de la déesse Diane, lorsqu'elle siégeait dans le Tartare.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 64
été abattu par les soldats de l'ordre. Jacquemet, vicaire général de l'archevêque,
présent sur les lieux, leur en avait aussitôt après fourni le témoignage.
Tout ce chœur de calomnies que le parti de l'ordre ne manque jamais dans ses
orgies de sang, d'entonner contre ses victimes, prouve seulement que le bourgeois de
nos jours se considère comme le successeur légitime du seigneur de jadis, pour lequel
toute arme dans sa propre main était juste contre le plébéien, alors qu'aux mains du
plébéien la moindre arme constituait par elle-même un crime.
Après la Pentecôte de 1871, il ne peut plus y avoir ni paix, ni trêve entre les
ouvriers de France et ceux qui s'approprient le produit de leur travail. La main de fer
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 66
d'une soldatesque mercenaire pourra tenir un moment les deux classes sous une
commune oppression. Mais la lutte reprendra sans cesse, avec une ampleur toujours
croissante, et il ne peut y avoir de doute quant au vainqueur final - le petit nombre des
accapareurs, ou l'immense majorité travailleuse. Et la classe ouvrière française n'est
que l'avant-garde du prolétariat moderne.
Les membres du Comité central de la garde nationale, aussi bien que la plus grande
partie des membres de la Commune, sont les esprits les plus actifs, les plus intelligents et
les plus énergiques de l'Association internationale des travailleurs.... des hommes qui sont
profondément honnêtes, sincères, intelligents, dévoués, purs et fanatiques dans le bon
sens du mot.
LE CONSEIL GÉNÉRAL
ANNEXES
ANNEXES A LA 3e ÉDITION ALLEMANDE (1891)
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION D'ENGELS
La colonne des prisonniers s'arrêta dans l'avenue Ulrich, et fut alignés en quatre
ou cinq rangs, sur le trottoir, face à la chaussée. Le général marquis de Galliffet et son
état-major mirent pied à terre et commencèrent une inspection par la gauche du rang.
Descendant lentement et reluquant les rangs, le général s'arrêtait de-ci de-là, frappant
un homme à l'épaule ou le faisant sortir des rangs. Dans la plupart des cas, sans plus
ample conversation, l'individu ainsi choisi était poussé au centre de la chaussée, où
une petite colonne supplémentaire fut ainsi bientôt formée... Il y avait largement
place pour l'erreur... Un officier monté désigna au général de Galliffet un homme et
une femme en raison de quelque offense particulière. La femme, s'élançant hors des
rangs, se jeta à genoux, et, les bras tendus, protesta de son innocence en termes
passionnés. Et alors, avec un visage tout à fait impassible et sans aucune émotion, le
général lui dit: « Madame, j'ai été dans tous les théâtres de Paris, votre jeu n'aura
aucun effet sur moi. Ce n'est pas la peine de jouer la comédie». Ce n'était pas un bon
point d'être ce jour-là remarquablement plus grand, plus sale, plus propre, plus laid
que ses voisins. Un individu, en particulier, me frappa, car il devait son rapide congé
des douleurs de ce monde au fait qu'il avait un nez cassé... Plus d'une centaine ainsi
choisis, un peloton d'exécution les prit en charge et la colonne reprit sa marche,
laissant les condamnés en arrière. Quelques minutes après, un feu roulant commença
à notre arrière-garde et continua plus d'un quart d'heure. C'était l'exécution de ces
malheureux si sommairement condamnés.
Le Temps, qui est un journal prudent, et qui ne donne pas dans la sensation,
raconte une épouvantable histoire de gens mal exécutés et enterrés avant que la vie
fût éteinte. Un grand nombre furent brûlés sur la place derrière Saint-Jacques-la-
Boucherie, certains d'entre eux, très superficiellement. En plein jour, le grondement
des rues animées empêchait de rien remarquer, mais dans le calme de la nuit les
habitants des maisons du voisinage furent éveillés par des gémissements lointains, et
au matin une main crispée fut aperçue perçant le sol. On donna l'ordre, en
conséquence, d'entreprendre des exhumations... Que beaucoup de blesses aient été
enterrés vivants, je n'en ai pas le moindre doute. Quand Brunel fut exécuté avec sa
maîtresse, le 24 mai dernier, dans la cour d'une maison de la place Vendôme, les
corps restèrent là jusqu'au 27 après-midi. Quand les fossoyeurs vinrent enlever les
cadavres, ils trouvèrent la femme encore en vie, et la portèrent à l'ambulance, « bien
qu'elle eût reçu quatre balles, elle est maintenant hors de danger ».
(Correspondance de Paris de l'Evening Standard, 8 juin.)
La lettre suivante parut dans le Times de Londres du 13 juin 1871. Elle lut écrite
par le secrétaire de l’Association internationale des travailleurs et jette un jour assez
clair sur le caractère de Jules Favre. Les quelques lignes de commentaires qui
suivirent la lettre sont empruntées à l'édition allemande courante de La Guerre civile
en France, éditée par Friedrich Engels et publiée à Berlin en 1891.
Monsieur,
Le 6 juin 1871, M. Jules Favre a lancé une circulaire à toutes les puissances
européennes, les appelant à une chasse à mort contre l'Association internationale des
travailleurs. Quelques remarques suffiront à caractériser ce document.
Dans le préambule même de nos statuts, il est déclaré que l'Internationale fut
fondée « le 28 septembre 1864, dans un meeting publie tenu à Saint-Martin's Hall,
Longacre, Londres ». Pour des raisons qui lui sont personnelles, Jules Favre rejette la
date de son origine avant 1862.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 70
D'un bout à l'autre de sa circulaire, qui prétend aussi être en partie dirigée contre
l'empire, Jules Favre ne fait que répéter sur l’Internationale les inventions policières
des accusateurs publics de l'empire et qui se sont écroulées misérablement, même
devant les cours de justice de cet empire.
On sait que, dans ses deux Adresses (de juillet et de septembre derniers) sur la
récente guerre, le Conseil général de l'Internationale a dénoncé le plan prussien de
conquêtes aux dépens de la France. Plus récemment, M. Reitlinger, secrétaire person-
nel de Jules Favre, fit appel, bien entendu vainement, à quelques membres du Conseil
général pour soulever par l'intermédiaire du Conseil une manifestation contre
Bismarck, en faveur du gouvernement de la Défense nationale; ils furent particulière-
ment invités à ne pas nommer la république. Des préparatifs de démonstration furent
faits à l'occasion de l'arrivée attendue de Jules Favre à Londres, certainement dans les
intentions les meilleures, bien que le Conseil général, dans son Adresse du 9 septem-
bre, eût formellement mis en garde les ouvriers de Paris contre Jules Favre et ses
collègues.
Que dirait Jules Favre si à son tour l'Internationale envoyait une circulaire sur
Jules Favre à tous les cabinets d'Europe, attirant leur attention particulière sur les
documents publiés à Paris par feu M. Millière ?
Cher Kugelmann,
C'est avec un profond regret que j'ai appris par ta dernière lettre que ton état de
santé a empiré de nouveau. Quant à moi, ma santé fut passable pendant les mois
1 Dans ses lettres à Kugelmann, Marx donne une appréciation de la Commune de Paris; il y résume
l' « expérience historique d'une portée immense, un certain pas en avant de la révolution
prolétarienne universelle, un pas réel bien plus important que des centaines de programmes et de
raisonnements ». (LÉNINE : L'État et la révolution, ouvrage cité, p. 447.)
À propos de la lettre de Marx, datée du 12 avril, Lénine écrivait en 1907 : « Une lettre que
nous afficherions chez tout social-démocrate russe, chez tout ouvrier russe sachant lire ».
(LÉNINE : Préface aux « Lettres de Marx à Kugelmann », Marx, Engels, Marxisme, p. 169,
Moscou, 1947.)
Marx formule « mieux, d'une façon plus claire et plus précise » les déductions éminemment
importantes pour la théorie marxiste de l'État, qu'il a faites en s'inspirant de l'expérience
historique universelle de la Commune. Il est clair que la lettre d'avril (12 avril 1871) de Marx
exprime la même pensée, qui est entrée dans l'Adresse du Conseil général de 1 'Internationale,
écrite à la fin du mois de mai (datée du 30 mai 1871). Ce qui dans la Guerre civile est appelé «
appareil d'État tout fait », dans la lettre du 12 avril 1871, est appelé « machine bureaucratique et
militaire »; ce qui dans la Guerre civile est exprimé par les mots « mettre la main », est formulé
d'une façon plus précise, plus claire et meilleure : « faire passer en d'autres mains ». En outre, il y
a là une addition qui n'existe pas dans la Guerre civile et qui est particulièrement frappante : non
pas faire passer toute faite en d'autres mains, mais briser. C'est ce qu'entreprit la Commune;
malheureusement elle ne put en venir à bout. (LÉNINE : Le Marxisme et l'État, Moscou, 1932, p.
18.)
Dans la lettre de Marx à Kugelmann, datée du 17 avril, Lénine souligne combien Marx tenait
en haute estime l'initiative historique des masses. Lénine oppose ce jugement de Marx aux
jugements des menchéviks russes sur la Révolution de 1905. il montre l'abîme qui existe sur ce
point entre Marx et Plékhanov, lequel, après la défaite de la Révolution de 1905, en arrive à cette
pusillanime conclusion opportuniste Il ne fallait pas prendre les armes ».
« Le plus profond des penseurs s'incline, lui qui a prévu six mois auparavant un échec, devant
l'initiative historique, des masses; et, d'autre part, celle déclaration sans vie, sans âme, cette
déclaration de pédant : « Il ne fallait pas prendre les armes ! » n'est-ce pas le contraste du ciel et
de la terre ?... Marx savait voir aussi qu'à certains moments de l'histoire une lutte désespérée des
masses, même pour une cause perdue d'avance, est indispensable, pour l'éducation ultérieure de
ces masses elles-mêmes, pour les préparer à la lutte suivante. (LÉNINE : Préface aux « Lettres de
Marx à Kugelmann », Marx, Engels, Marxisme, p. 170-172, Moscou, 1947.)
Et si l'expérience de la défaite subie par la Commune de Paris a beaucoup donné à Marx pour
sa théorie de l'État, l'expérience du prolétariat victorieux de l'U.R.S.S., dont la signification
historique mondiale est encore plus considérable, a fourni une riche documentation à Lénine pour
continuer à élaborer la théorie marxiste de la révolution, de l'État et de la dictature du prolétariat.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 72
d'automne et d'hiver, quoique la toux que j'ai contractée lors de mon dernier séjour à
Hanovre dure encore actuellement.
Je t'avais adressé le numéro du Daily News qui contenait ma lettre. Il a probable-
ment été saisi, comme les envois précédents. Je te joins cette fois la coupure ainsi que
la première Adresse du Conseil général. A vrai dire, la lettre ne contenait rien d'autre
que des faits, mais elle n'en a justement que plus de portée.
Tu sais quelle opinion j'ai des héros de la classe bourgeoise 1. MM. Jules Favre
(fameux depuis le gouvernement provisoire et l'époque de Cavaignac) et Cie ont ce-
pendant dépassé mon attente. Ils ont commencé par permettre à ce sabre orthodoxe 2,
à ce crétin militaire 3 c'est ainsi que Blanqui caractérisait Trochu à juste raison, de
réaliser son « plan ». Ce plan consistait simplement à prolonger la résistance passive
de Paris jusqu'à la dernière extrémité, c'est-à-dire jusqu'à l'état de famine 4 et, par
contre, de limiter l'offensive à des manœuvres simulées, à des sorties platoniques 5.
Ce n'est pas là une simple « supposition » de ma part. Je connais le contenu d'une
lettre que Jules Favre a lui-même écrite à Gambetta, et où il se plaint de n'avoir pu, ni
lui ni ceux des autres membres du gouvernement qui étaient blottis à Paris, pousser
Trochu à de sérieuses mesures d'offensive. Trochu répondait toujours que la
« démagogie parisienne » aurait ainsi le dessus. Gambetta lui répondit : « Vous avez
prononcé votre condamnation 6 ». Plutôt que de battre les Prussiens, Trochu trouvait
bien plus important de réprimer les Rouges à Paris, avec ses gardes du corps bretons
qui lui rendaient les mêmes services que les Corses à Louis Bonaparte. Tel est le
véritable secret des défaites non seulement à Paris, mais partout en France, où la
bourgeoisie a agi d'après le même principe, d'accord avec la majorité des autorités
locales.
Après que le plan de Trochu eut été mené jusqu'à son apogée 7 jusqu'à ce que
Paris dût se rendre ou mourir de faim, Jules Favre et Cie n'avaient tout simplement
qu'à suivre l'exemple du commandant de la citadelle de Tout. Il ne capitula pas. Il
déclara simplement aux Prussiens que le manque de vivres le forçait à abandonner la
défense et à leur ouvrir les portes. Ils pouvaient donc faire ce qui leur plairait.
Mais Jules Favre ne se contenta pas de signer une capitulation formelle. Après
avoir déclaré que lui-même, ses collègues du gouvernement de Paris, étaient prison-
niers du roi de Prusse, il eut l'impudence d'agir au nom de la France tout entière. Que
savait-il de l'état de la France en dehors de Paris ? Absolument rien, sauf ce que
Bismarck avait la gracieuseté de lui communiquer.
Mieux encore. Ces messieurs les prisonniers du roi de Prusse 8 vont plus loin et
déclarent que la partie libre encore du gouvernement français à Bordeaux a perdu ses
pleins pouvoirs et ne peut plus agir que d'accord avec eux, les prisonniers du roi de
Prusse. Et, puisque comme prisonniers de guerre, ils ne pouvaient agir que sous la
dictée de leurs vainqueurs, ils proclament ainsi de facto le roi de Prusse autorité
suprême en France.
Louis Bonaparte lui-même, après avoir capitulé et s'être rendu à Sedan, eut plus
de pudeur. Répondant aux propositions de Bismarck, il déclara qu'il ne pouvait s'en-
gager dans aucune négociation ayant, comme prisonnier des Prussiens, cessé de jouir
en France d'une autorité quelconque. J. Favre pouvait tout au plus, sous condition,
accepter un armistice pour toute la France, c'est-à-dire sous réserve de la ratification
de cet accord par le gouvernement de Bordeaux, qui seul alors avait qualité et pouvoir
de convenir des clauses de cette trêve avec les Prussiens. Cela n'aurait certes pas
permis à ces derniers d'exclure de l'armistice la partie orientale du théâtre de la
guerre. Cela n'aurait certes pas permis aux Prussiens d'arrondir, d'une façon si
avantageuse, leur zone d'occupation !
Rendu insolent par l'usurpation commise par ses prisonniers qui, comme tels,
continuaient à jouer au gouvernement français, Bismarck intervient sans gêne 1 dans
les affaires intérieures de la France. Il proteste, le gentilhomme, contre le décret de
Gambetta relatif aux élections générales à l'Assemblée 2 sous prétexte qu'il porte
atteinte à la liberté électorale. Vraiment 3 ? Gambetta aurait dû répondre par une pro-
testation contre l'état de siège et contre les diverses entraves qui, en Allemagne, ané-
antissent la liberté des élections au Reichstag.
Je souhaite que Bismarck s'en tienne à ses conditions de paix ! 400 millions de
livres sterling comme contribution de guerre, la moitié de la dette anglaise! Les bour-
geois eux-mêmes comprendront. cela! lis finiront peut-être par comprendre que, dans
le pire des cas, ils ne peuvent que gagner à la continuation de la guerre.
Par exemple, Bismarck exige que la France lui livre ses vingt meilleurs vaisseaux
de guerre et, dans l’Inde, Pondichéry. Une telle idée ne pourrait émaner d'un véritable
diplomate prussien. Il saurait, en effet, que Pondichéry, une fois prussienne, ne serait
qu'un gage prussien entre les mains de l'Angleterre; que celle-ci, si elle le veut, peut
capturer les vingt vaisseaux prussiens avant qu'ils soient entrés dans la Baltique, et
que de telles exigences ne peuvent avoir, du point de vue prussien, que le but absurde
d'inspirer de la défiance à John Bull avant que les Prussiens soient hors des fourrés
français 1.
Aussi est-il probable que le tsar devra ou bien changer complètement l'orientation
de sa politique extérieure, ou bien qu'il devra mordre la poussière 3 comme ses
prédécesseurs Alexandre 1er, Paul et Pierre III.
(Dans cette lettre se trouvait une coupure du Daily News de Londres, où Marx
avait publié une lettre datée du 6 janvier 1871, dont voici la traduction. La rédaction
du Daily News lui avait donné pour titre : « La liberté de la presse et de la parole en
Allemagne».)
Monsieur.
Sur l'ordre exprès de Bismarck, MM. Bebel et Liebknecht ont été arrêtés sous
l'inculpation de haute trahison, tout simplement parce qu'ils avaient osé remplir leur
devoir de représentants nationaux allemands, c'est-à-dire de protester au Reichstag
contre l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine, de voter contre de nouveaux crédits de
guerre, d'exprimer leur sympathie envers la République française et de dénoncer la
tentative de transformer l'Allemagne en une vaste caserne prussienne. Pour avoir
exprimé des vues semblables, les membres du Comité social-démocrate de Bruns-
wick sont traités, depuis le début de septembre dernier, comme des galériens et sont
toujours sous le coup de risibles poursuites pour haute trahison. Le même sort s'est
abattu sur de nombreux travailleurs qui diffusèrent le manifeste de Brunswick. Sous
des prétextes analogues, M. Hepner, second rédacteur du Volksstaat de Leipzig, est
inculpé de haute trahison. Les rares journaux indépendants allemands qui existent en
dehors de la Prusse sont interdits dans les domaines des Hohenzollern. Les meetings
des ouvriers allemands, en faveur d'une paix honorable pour la France, sont dispersés
journellement par la police, en vertu de la doctrine officielle prussienne que le
général Vogel de Falkenstein a naïvement formulée, suivant laquelle tout Allemand
est coupable de haute trahison qui essaye de s'opposer aux objectifs de l'état-major
prussien en France. Si MM. Gainbotta et Cie étaient forcés, comme les Hohenzollern,
d'opprimer par la violence l'opinion populaire, ils n'auraient qu'à employer la
méthode prussienne et, sous prétexte de guerre ils proclameraient l'état de siège par
toute la France. Les rares soldats français se trouvant en territoire allemand végètent
dans les geôles prussiennes. Mais le gouvernement prussien se sent obligé cependant
de maintenir rigoureusement l'état de siège, c'est-à-dire la forme la plus brutale et la
plus révoltante du despotisme militaire, la suppression de toute loi. Le sol français
est infesté par environ un million d'envahisseurs allemands. Et cependant le gouver-
nement français peut, en toute sécurité, renoncer à cette méthode prussienne d' «
assurer l'expression libre de l'opinion ». Comparez ces deux tableaux! L'Allemagne,
cependant, a montré qu'elle est un champ trop étroit pour l'enthousiasme débordant
de Bismarck envers la liberté d'opinion. Lorsque les Luxembourgeois donnèrent libre
cours à leur sympathie envers la France, Bismarck fit de cette expression de senti-
ment l'un de ses prétextes pour dénoncer le traité de neutralité de Londres. Lorsque
la presse belge commit un péché semblable, l'ambassadeur prussien à Bruxelles, Herr
von Balan, invita le ministre beige à supprimer non seulement tous les articles anti-
prussiens dans les journaux, mais empêcha même la publication des nouvelles desti-
nées à encourager les Français dans leur guerre d'indépendance. Exigence bien
modeste, en vérité : suspendre la Constitution belge pour le roi de Prusse 1. A peine
quelques journaux de Stockholm se permirent-ils de lancer quelques plaisanteries
Votre dévoué
*
**
Nous avons reçu hier la nouvelle nullement rassurante que Lafargue (sans Laura)
était pour l'instant à Paris.
Dans le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, je remarque comme tu le verras si
tu le relis que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non
plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d'autres mains, comme ce
fut le cas jusqu'ici, mais à la détruire. C'est la condition première de toute révolution
véritablement populaire sur le continent 2. C'est aussi ce qu'ont tenté nos héroïques
« Cela se concevait en 1871, quand l'Angleterre était encore un modèle dit pays purement
capitaliste, mais sans militarisme et, dans une large mesure, sans bureaucratie. Aussi Marx
taisait-il une exception pour l'Angleterre, où la révolution, et même la révolution populaire
paraissait possible - et l'était en effet - sans destruction préalable de la « machine d'État toute
prête ». Aujourd'hui, en 1917, à l'époque de la première grande guerre impérialiste, cette
restriction de Marx ne joue plus. L'Angleterre comme l'Amérique, les plus grands et les derniers
représentants de la « liberté » anglo-saxonne dans le monde entier (absence de militarisme et de
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 77
À propos : La publication officielle des noms de ceux qui ont reçu directement
des subsides de la cassette de Louis Bonaparte révèle que Vogt a touché 40 000
francs en août 1859. J'ai communiqué le fait à Liebknecht pour qu'il en fasse usage.
bureaucratisme) ont glissé entièrement dans le marais européen fangeux et sanglant des
institutions militaires et bureaucratiques qui se subordonnent tout et écrasent tout de leur poids.
Maintenant, en Angleterre comme en Amérique, la « condition première de toute révolution
populaire réelle », c'est la démolition, la destruction de la « machine de l'État toute prête »
(portée en ces pays, de 1914 à 1917, à une perfection « européenne », commune désormais à tous
les États impérialistes) ». (LÉNINE : « L'État et la révolution », ouvrage cité, pp. 449-450.)
En outre, Lénine constate que Marx emploie ici le terme « révolution populaire ». Et voici
comment il l'explique :
« Sur le continent de l'Europe en 1871, le prolétariat ne formait dans aucun pays la majorité
du peuple. La révolution ne pouvait être « populaire » et entraîner véritablement la majorité dans
le mouvement qu'en englobant et le prolétariat et la paysannerie. Le « peuple » était justement
formé de ces deux classes. Celles-ci sont unies par le tait que la « machine bureaucratique et
militaire de l'État » les opprime, les écrase, les exploite. Briser cette machine, la démolir, tel est
véritablement l'intérêt du « peuple », de sa majorité, les ouvriers et la majorité des paysans, telle
est la « condition première » de la libre alliance des paysans pauvres et des prolétaires ; et, sans
cette alliance, pas de démocratie solide, pas de transformation socialiste possible. C'est vers cette
alliance, on le sait, que la Commune de Paris se frayait la voie. Elle n'atteignit pas son but pour
diverses raisons d'ordre intérieur et extérieur ». (LÉNINE : « L'État et la révolution », ouvrage
cité, pp. 1,50-451).
1 En anglais dans le texte (mischievous avorton).
2 Voici comment dan son aperçu des Lettres de Marx à Kugelmann, Lénine résume le fond des
erreurs de la Commune et les mérites historiques des communards:
Les deux erreurs consistent dans le manque d'offensive, de conscience et de résolution pour
briser la machine bureaucratique et militaire de l'État et le pouvoir de la bourgeoisie. » Et qu'est-ce
qui provoque l'admiration de Marx pour la Commune de Paris ? C'est la souplesse, l'initiative
historique, l'esprit de sacrifice dont sont doués ces Parisiens « qui montent à l'assaut du ciel ».
(LÉNINE : Le Marxisme et l'État.)
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 78
*
**
17 avril 1871.
Cher Kugelmann,
D'autre part, elle serait de nature fort mystique si les « hasards » n'y jouaient
aucun rôle. Ces cas fortuits rentrent naturellement dans la marche générale de l'évolu-
tion et se trouvent compensés par d'autres hasards. Mais l'accélération ou le ralentis-
sement du mouvement dépendent beaucoup de semblables « hasards », parmi les-
quels figure aussi le « hasard » du caractère des chefs appelés les premiers à conduire
le mouvement.
*
**
Il faut que tu me pardonnes mon silence - maintenant encore j'ai juste le temps de
t'écrire quelques lignes.
Tu sais que pendant toute la durée de la dernière révolution parisienne j'ai été
dénoncé comme « grand chef de l'Internationale » 1 par les feuilles versaillaises (avec
la collaboration de Stieber) et par répercussion 2 par les journalistes d'ici.
Et là-dessus vint s'ajouter l'Adresse 3, que tu dois avoir reçue ! Elle fait un bruit
du diable et j'ai l'honneur d'être, en ce moment, l'homme le plus calomnié et le plus
menacé de Londres 4. Cela fait vraiment du bien, après vingt ans d'une ennuyeuse
idylle. La feuille gouvernementale l'Observer me menace de poursuites judiciaires.
Qu'ils osent! Je me moque bien de ces canailles-là ! 5 Je joins à ma lettre une coupure
de l'Eastern Post; elle contient notre réponse à la circulaire de Jules Favre. Notre
réplique a paru d'abord dans le Times du 13 juin. Cette honorable feuille a reçu pour
cette indiscrétion une forte réprimande de M. Bob Low, chancelier de l'Échiquier et
membre du Conseil de surveillance du Times 6.
faire peser son influence sur notre conseil fédéral de Paris, et il est c'est un fait, un
homme d'une qualité intellectuelle supérieure. Sa femme a été informée aujourd'hui
de sa résolution. Malheureusement, elle n'est pas seulement sans le sou, elle et son
enfant, mais les créanciers de Serraillier, qui ont des traites pour une valeur d'environ
12 livres, menacent de vendre ses meubles et de la jeter à la rue. Dans ces circonstan-
ces, mes amis et moi avons résolu de venir à son aide, et c'est pour cela que je prends
la liberté d'en appeler, par cette lettre, également à vous et à vos amis.
Vous verrez que l'Adresse que j'ai déposée devant le Conseil général vendredi
dernier, et qui est à l'impression, coïncide sur bien des points presque littéralement
avec votre brochure 1.
Mon opinion est que Paris sera forcé de capituler, et, d'après les lettres person-
nelles que je reçois de Paris, il est clair que plusieurs membres influents du Gouver-
nement provisoire sont préparés à une évolution semblable des événements.
Serraillier m'écrit aujourd'hui que la hâte avec laquelle les Prussiens marchent sur
Paris est la seule chose au monde susceptible de prévenir une nouvelle Insurrection
de juin. Paris tombé, la France sera loin d'avoir perdu, si les provinces font leur
devoir.
Fidèlement à vous,
Karl MARX,
A propos. Il y a, à l'instant même, dans la presse anglaise, un bien inutile bavar-
dage à propos de « nos défenses ».
1 E. S. BEESLY, professeur d'histoire à l'Université : Parole pour la France : Adresse aux ouvriers
de Londres, Londres, septembre 1870.
2 Marx fait ici allusion au traité conclu après la guerre de Crimée. Par une des clauses de ce traité, le
privateering était aboli. Avant cette déclaration, les gouvernements avaient l'habitude de donner
des licences à des personnes privées, les autorisant à équiper des navires armés (privateers) dans le
but de détruire les bateaux marchands de l'ennemi.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 81
était que trop disposée. En premier lieu, elle n'avait aucune marine. En second lieu, il
est, bien entendu, de l'intérêt commun des puissances militaires continentales d'ame-
ner l'Angleterre, la seule grande puissance maritime d'Europe, à abandonner les
moyens les plus caractéristiques de la guerre maritime sous prétexte d'humanité ! Le
privilège de l'inhumanité - et vous ne pouvez faire aucune guerre d'une façon « hu-
maine » - étant réservé aux forces de terre ! En outre, cette « philanthropie » diploma-
tique suppose que la propriété - toujours sur mer, non sur terre - est plus sacrée que la
vie humaine. C'est la raison pour laquelle les stupides manufacturiers et marchands
anglais ont permis eux-mêmes qu'on les dupe par les clauses de Paris sur la guerre
maritime -pour eux sans application possible, parce que non reconnues par les États-
Unis. Et c'est seulement dans une guerre avec eux qu'une telle condition pourrait être
de quelque valeur pour les marchands d'argent d'Angleterre. Le mépris avec lequel
l'Angleterre est à présent traitée par la Prusse et la Russie (cette dernière tranquille-
ment en marche vers l'Inde) n'est dû qu'à l'assurance où elles sont que, dans une
guerre offensive, elle ne peut rien faire et que pour une guerre maritime, où elle
pourrait tout faire, elle s'est désarmée, ou plutôt a été désarmée par l'acte arbitraire de
Clarendon, agissant sur les instructions secrètes de Palmerston. Déclarez demain que
ces clauses du traité de Paris - pas même rédigées sous la forme de clauses de traité -
sont des chiffons de papier, et je vous garantis que le ton des matamores continentaux
changera sur-le-champ.
*
**
Cher Monsieur,
Après avoir déclaré faire la guerre à Louis Bonaparte et non au peuple français, la
Prusse fait maintenant la guerre au peuple français et la paix avec Bonaparte. Elle a
relâché l'assassin. Elle a déclaré son intention de le rétablir, lui ou sa famille aux
Tuileries. L'infâme Times affecte aujourd'hui de traiter cela comme un simple cancan.
Il sait, ou devrait savoir, que la chose a été imprimée dans le Staatsanzeiger de Berlin
(le Moniteur prussien). D'après les journaux prussiens semi-officiels, tels que la
Gazette de Cologne, je vois que ce vieil âne de roi Guillaume, fidèle aux traditions de
famille des Hohenzollern, se prosterne déjà aux pieds du tsar et l'implore d'avoir la
magnanimité de l'employer comme son domestique contre les Turcs ! Récemment, la
réaction a déjà débuté en Allemagne. A commencer par nos gens à Brunswick qui
ont, comme je vous l'ai décrit, été mis en route enchaînés comme de vulgaires traîtres
dans la direction de la frontière de l'Est. Mais cela n'est qu'un fait entre mille.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 82
Alors leurs persécutions étaient dirigées contre les idéalistes soufflés et les jeunes
gens frivoles (étudiants des Universités) de la classe moyenne, bureaucratie et
aristocratie. Elles sont maintenant dirigées contre la classe ouvrière.
Pour ma part, je suis enchanté de tous ces méfaits du gouvernement prussien. Ils
vont agiter l'Allemagne. Maintenant, je pense que vous devriez faire ceci : la pre-
mière
Adresse du Conseil général sur la guerre n'a été publiée en entier que par le Pall
Mall, mais des extraits et même des articles de tête à son sujet ont paru dans beau-
coup d'autres journaux. Cette fois, bien que l'Adresse ait été envoyée à tous les
journaux de Londres, pas un n'en a pris la moindre note, excepté le Pall Mall, qui en a
donné un très court extrait.
En passant, ce journal, qui vous traite si gentiment dans son numéro d'hier, a
certaines obligations privées à mon égard, Je lui ai offert les «Notes sur la guerre » de
mon ami Engels. J'ai agi ainsi à la requête de A.-B., qui, de temps en temps, a passé
en contrebande quelques entrefilets sur 'Internationale dans le Pall Mall. De là vient
que notre seconde Adresse n'a pas été entièrement étouffée dans ce journal.
Fidèlement à vous,
1 L'article du professeur Beesly sur l'Internationale lut immédiatement écrit et publié dans la
Fortnightly Review de novembre 1870. C'est l'un des documents les plus intéressants sur
l'internationale, le matériel en ayant été fourni par Marx.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 83
KARL MARX.
*
**
19 octobre 1870.
Cher Monsieur,
Deak est contre les ouvriers. Il est, en fait, une édition hongroise d'un whig
anglais.
En ce qui concerne Lyon, j'ai reçu des lettres qui ne sont as destinées à la publi-
cation. Tout d'abord, tout a bien été. Sous la pression de la section de l'Internationale,
la république a été proclamée avant que Paris ait pris cette mesure. Un gouvernement
révolutionnaire a été immédiatement établi : la Commune, composée en partie
d'ouvriers appartenant à l’Internationale, en partie de républicains radicaux bourgeois.
Les octrois ont été immédiatement abolis, et à juste titre. Les intrigants bonapartistes
et cléricaux furent intimidés. Des mesures énergiques furent prises pour armer toute
la population. La bourgeoisie a commencé, sinon à sympathiser réellement avec le
nouvel ordre de choses, du moins à le subir en silence. L'action de Lyon a eu immédi-
atement du retentissement à Marseille et Toulouse, où les sections de l'Internationale
sont fortes.
Mais ces ânes de Bakounine et de Cluseret sont arrivés à Lyon et ont tout gâté.
Appartenant tous les deux à l'Internationale, ils ont eu, malheureusement, assez
d'influence pour fourvoyer nos amis. L'Hôtel de ville a été pris - pour de courts ins-
tants - et les décrets les plus fous ont été lancés touchant l'abolition de l'État et des
stupidités analogues. Vous comprenez que le fait même qu'un Russe - représenté par
les journaux de la bourgeoisie comme un agent de Bismarck - vînt prétendre à s'im-
poser comme le chef d'un comité du salut de la France était tout à fait suffisant pour
faire tourner l'opinion publique. Quant à Cluseret, il s'est conduit à la fois comme un
idiot et comme un lâche. Ces deux hommes ont quitté Lyon après leur échec.
A Rouen, comme dans la plupart des autres villes industrielles de France, les
sections de l’Internationale, suivant l'exemple de Lyon, ont imposé l'admission
officielle de l'élément ouvrier dans les « comités de défense ».
Toutefois, je dois vous dire que, d'après toutes les informations que j'ai reçues de
France, la bourgeoisie dans son ensemble préfère la conquête prussienne à la victoire
d'une république à tendances socialistes.
Fidèlement à vous,
KARL MARX.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 84
Je vous envoie un exemplaire du New York Tribune que j'ai reçu hier. Vous
m'obligerez en me le renvoyant après usage. Il contient un article sur l'Internationale,
de la plume de je ne sais qui, niais à considérer le style et la manière, M. Dana peut
en être l'auteur.
Je fais suivre aussi trois exemplaires de La Défense nationale, que Lafargue vous
envoie avec ses compliments.
*
**
Cher Monsieur,
Lafargue, sa famille et mes filles sont dans les Pyrénées à la frontière espagnole,
mais du côté français. Comme Lafargue est né à Cuba, il a pu se procurer un passe-
port espagnol. Pourtant, je souhaite qu'il s'établisse définitivement du côté espagnol,
car il a joué à Bordeaux un rôle de premier plan.
Malgré mon admiration pour votre article dans le Beehive vous me permettrez, en
passant, de faire remarquer que, comme homme de parti, je prends une position tout à
fait hostile à l'égard du comtisme et que, comme homme de science, j'ai de lui une
très mince opinion, mais je vous considère comme le seul comtiste, aussi bien en
Angleterre qu'en France, qui traite les crises historiques non pas en sectaire, mais en
historien au meilleur sens du mot; je déplore presque de trouver votre nom dans ce
journal. Le Beehive se donne pour un journal ouvrier, mais il est en réalité l'organe
des renégats, vendu à Sam Morley et Cie 1. Pendant la récente guerre franco-prus-
sienne, le Conseil général de l'Internationale s'est trouvé dans l'obligation de couper
toute relation avec cette feuille, et de déclarer publiquement qu'elle n'est qu'en appa-
rence un journal ouvrier. Les grandes feuilles de Londres se refusèrent toutefois à
imprimer cette déclaration, à l'exception de l'Eastern Post, journal local de Londres.
Dans ces conditions, votre collaboration au Beehive est un sacrifice de plus que
vous faites à la bonne cause.
Une amie à moi part dans trois ou quatre jours pour Paris. Je la charge de
passeports en règle pour quelques membres de la Commune qui se tiennent encore
cachés à Paris. Si vous, ou l'un de vos amis, avez des commissions à y faire 1 écrivez-
moi, je vous prie. Ce qui me console, ce sont les absurdités que publie La Petite
Presse, qui m'est expédiée quotidiennement de Paris, sur mes écrits et mes relations
avec la Commune. Cela montre que la police versaillaise a grand besoin de se
procurer des documents véridiques. Mes rapports avec la Commune étaient assures
1 Samuel Morley était un membre libéral du Parlement philanthrope, qui soutenait les trade-unions
et voulait les lier au Parti libéral.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 85
par un commerçant allemand, qui voyage toute l'année pour ses affaires entre Paris et
Londres. Tout fut arrangé oralement, à l'exception de deux affaires.
Deuxièmement, le 11 mai, dix jours avant la catastrophe, j'ai envoyé par le même
chemin tous les détails de l'accord secret entre Bismarck et Favre à Francfort.
Si les Versaillais avaient trouvé ces documents, ils n'en auraient pas publié de
faux.
Votre fidèle,
K. MARX.
KARL MARX
À W. LIEBKNECHT
Londres, 6 avril 1871.
Cher Liebknecht,
Il semble que si les Parisiens succombent ce soit par leur faute, mais par une faute
due, en réalité, à une trop grande honnêteté. Le Comité central et, plus tard, la
Commune, ont donné au malfaisant avorton Thiers le temps de centraliser des forces
ennemies : 1. Parce qu'ils ne voulaient pas, les insensés, ouvrir la guerre civile.
Comme si Thiers ne l'avait pas déjà ouverte par sa tentative de désarmer Paris par la
force, comme si l'Assemblée nationale, convoquée seulement pour décider de la paix
ou de la guerre avec les Prussiens, n'avait pas immédiatement déclaré la guerre à la
république ! 2. Pour ne pas se donner l'apparence d'un pouvoir usurpateur, ils ont
perdu des moments précieux (il s'agissait de se porter immédiatement vers Versailles
après la défaite, place Vendôme, de la réaction dans Paris) par l'élection de la
Commune, dont l'organisation, etc., a encore pris du temps.
De tout le fatras qui te tombe sous les yeux dans les journaux sur les événements
intérieurs de Paris, tu ne dois pas croire un mot. Tout est mensonger. Jamais la
bassesse du journalisme bourgeois ne s'est mise plus brillamment en évidence.
KARL MARX
À LÉO FRANKEL ET À VARLIN
Londres, le 13 mai 1871.
Ne serait-il pas utile de mettre en sûreté les papiers compromettants pour les
canailles de Versailles ? Une telle précaution ne peut jamais faire de mal.
On m'écrit de Bordeaux que 4 Internationaux ont été élus aux dernières élections
municipales. Les provinces commencent à bouger. Malheureusement, leur action est
localisée et « pacifique ».
J'ai écrit plusieurs centaines de lettres pour votre cause à tous les coins du monde
où nous avons des sections. La classe ouvrière était du reste pour la Commune dès
son origine.
Il est tout à fait nécessaire de faire vite tout ce que vous voulez faire en dehors de
Paris, en Angleterre ou ailleurs. Les Prussiens ne remettront pas les forts dans les
mains des Versaillais, mais après la conclusion définitive de la paix (26 mai), ils
permettront au gouvernement de cerner Paris avec ses gendarmes. Comme Thiers et
Cie se sont, comme vous le savez, assuré un important pot-de-vin dans leur traité
conclu par Pouyer-Quertier, ils ont refusé d'accepter l'aide des banquiers allemands
offerte par Bismarck. Dans ce cas, ils auraient perdu le pot-de-vin. La condition
préalable de la réalisation de leur traité étant la conquête de Paris, ils ont prié
Bismarck d'ajourner le payement du premier terme jusqu'à l'occupation de Paris.
Bismarck a accepté cette condition. La Prusse, ayant elle-même un besoin très
pressant de cet argent, donnera donc toutes les facilités possibles aux Versaillais pour
accélérer l'occupation de Paris. Aussi, prenez garde !
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 88
Le citoyen Marx a déclaré qu'il était malade et qu'il n'était pas à même de
terminer l' « Adresse » 1 qu'il a accepté de faire, mais il espérait la terminer pour le
mardi suivant. A propos de la lutte à Paris, il a dit qu'il craignait que la fin fût proche,
mais si la Commune était battue, la lutte serait seulement ajournée. Les principes de
la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits : ils seront toujours posés à
nouveau à l'ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n'aura pas conquis
sa libération. On abat la Commune de Paris avec l'aide des Prussiens qui agissent en
qualité de gendarmes de Thiers. Le plan de sa destruction a été élaboré par Bismarck,
Thiers et Favre. A Francfort, Bismarck a déclaré que Thiers et Favre lui avaient
demandé d'intervenir. Le résultat a montré qu'il était prêt à tout faire pour leur venir
en aide, sans risquer la vie des soldats allemands, non parce qu'il estimait la vie
humaine quand il
s'agissait du profit, mais parce qu'il désirait une chute encore plus profonde de la
France, afin d'avoir la possibilité de la pillier. Il a permis à Thiers de recruter plus de
soldats qu'il n'était convenu dans l'accord; par contre, il n'a autorisé le passage des
vivres à Paris qu'en quantités limitées. C'est une vieille histoire. Les classes
supérieures se mettent toujours d'accord pour tenir sous leur talon la classe ouvrière.
Au XIe siècle, il y eut une guerre entre les chevaliers français et normands, et les
paysans se soulevèrent. Les chevaliers oublièrent immédiatement leurs querelles et se
réunirent afin d'écraser le mouvement paysan. Pour montrer comment les Prussiens
s'acquittaient de leur tâche de policiers, il suffit d'indiquer qu'à Rouen, occupé par les
Prussiens, 500 personnes ont été arrêtées parce qu'elles appartenaient à l'Internatio-
nale. L'Internationale fait peur. A l'Assemblée nationale française, le comte Jaubert -
momie desséchée, ministre de 1834 - connu comme partisan des mesures de répres-
sion contre la presse, a prononcé un discours dans lequel il dit qu'après je rétablisse-
ment de l'ordre le premier devoir du gouvernement doit être Une enquête sur l'activité
de l'Internationale, et son anéantissement.
1 Marx parle ici de La Guerre civile en France en 1871. (Adresse du Conseil général de
l'Association internationale des travailleurs.)
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 89
FRIEDRICH ENGELS
À Mme ENGELS, SA MÈRE
Si je ne t'ai rien écrit depuis si longtemps, c'est que je désirais répondre à tes
observations sur mon activité politique d'une façon qui ne te froissât point. Et puis,
quand je lisais cette avalanche de mensonges outrageants dans la Kölner Zeitung, en
particulier les abjections de ce gueux de Wochenhusen, quand je voyais ces mêmes
gens qui, pendant toute la guerre, ne voyaient que mensonge dans toute la presse
française, claironner en Allemagne, comme vérité d'évangile, toute invention poli-
cière, toute calomnie de la fouille de choux la plus vénale de Paris contre la Commu-
ne, cela rie me mettait guère en disposition de t'écrire. Des quelques otages qui ont
été fusillés à la mode prussienne, des quelques palais qui ont été brûlés à l'exemple
prussien, on fait grand bruit, car tout le reste est mensonge, niais les 40.000 hommes,
femmes et enfants que les Versaillais ont massacrés à la mitrailleuse après le
désarmement, cela, personne n'en parle ! Pourtant, vous ne pouvez pas savoir tout
cela, vous en êtes réduits à la Kölner Zeitung et à l'Elberfelder Zeitung, les menson-
ges vous sont littéralement administrés. Pourtant, tu as assez déjà entendu traiter des
gens, de cannibales, dans ta vie : les gens du Tugenbud sous le vieux Napoléon, les
démagogues de 1817 et de 1831, les gens de 1848 et, après, il s'est toujours trouvé
qu'ils n'étaient pas si mauvais et qu'une rage intéressée de persécution leur avait mis
sur le dos dès le début toutes ces histoires de brigands qui ont toujours fini par
s'envoler en fumée. J'espère, chère mère, que tu t'en souviendras, et que tu appli-
queras cela aussi aux gens de 1871 quand tu liras dans le journal ces infamies
imaginaires.
Que je n'avais rien changé de mes opinions depuis bientôt trente ans, cela tu le
savais, et ça ne devait pas être non plus une surprise pour toi, que, sitôt que les
événements m'y forcent, non seulement je les défende, mais qu'aussi par ailleurs, je
fasse mon devoir. Si Mari n'était pas là, ou n'existait pas, ça n'aurait rien changé du
tout. Il est donc très injuste de lui mettre cela sur le dos, mais je me rappelle
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 90
évidemment aussi qu'autrefois, la famille de Marx prétendait que c'était moi qui
l'avait perverti.
Mais assez là-dessus. Il n'y a rien à changer à cela et il faut s'y faire. Qu'il y ait du
calme pendant quelque temps et, de toutes façons, la clameur s'assourdira et toi-
même tu envisageras l'affaire plus tranquillement...
Friedrich.
Ce soir, avec vous, les ouvriers des deux mondes célèbrent l'anniversaire de
l'événement le plus glorieux et le plus terrible dans les annales du prolétariat. Pour la
première fois depuis qu'il y a une histoire, la classe ouvrière d'une grande capitale
s'était emparée du pouvoir. politique. Le rêve fut court. Écrasée entre les mercenaires
ex-impériaux de la bourgeoisie française d'un côté et les Prussiens de l'autre, la
Commune ouvrière fut écrasée dans un carnage sans exemple que nous n'oublierons
jamais. Après la victoire, les orgies de la réaction ne connurent plus de bornes; le
socialisme parut noyé dans le sang, le prolétariat rebelle réduit pour toujours à
l'esclavage.
Quinze ans se sont écoulés depuis. Pendant ce temps, dans tous les pays, le
pouvoir au service des détenteurs de la terre et du capital n'a épargné aucun effort
pour en finir avec les dernières velléités de rébellion ouvrière. Et qu'a-t-on obtenu ?
Regardez autour de vous. Le socialisme ouvrier révolutionnaire aujourd'hui est une
puissance devant laquelle tremblent tous les pouvoirs établis, tous les grands de la
terre, les radicaux français aussi bien que Bismarck, les rois boursiers de l'Amérique
aussi bien que le tsar de toutes les Russies. Ce n'est pas tout. Nous sommes arrivés à
ce point que nos adversaires, quoi qu'ils fassent, et bien malgré eux, travaillent pour
nous. Ils ont cru tuer l'Internationale, eh bien ! aujourd'hui l'union internationale du
prolétariat, la fraternité des ouvriers révolutionnaires de tous les pays sont mille fois
plus fortes, plus vivantes qu'elles le furent avant la Commune de Paris ; l'Interna-
tionale n'a plus besoin d'une organisation formelle, elle vit et grandit grâce à la
coopération spontanée, cordiale des ouvriers d'Europe et d'Amérique.
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 91
En Allemagne, Bismarck a épuisé tous les moyens jusqu'aux plus infâmes pour
tuer le mouvement ouvrier; avant la Commune, il avait, en face de lui quatre députés
socialistes ; il a si bien réussi qu'il en fait élire maintenant vingt-cinq; et les ouvriers
allemands se moquent de lui en déclarant qu'il ne ferait pas mieux la propagande
révolutionnaire, même s'il était payé pour cela. En France, on vous a imposé le
scrutin de liste, scrutin bourgeois par excellence, scrutin inventé exprès pour assurer
l'élection exclusive des avocats, journalistes et autres aventuriers politiques, les porte-
parole du capital. Et qu'a-t-il fait pour la bourgeoisie, le scrutin de liste ? Il a créé au
sein du Parlement français un parti ouvrier socialiste révolutionnaire qui, par sa seule
apparition sur la scène, a porté le désarroi dans les rangs de tous les partis bourgeois.
Voilà où nous en sommes. Tous les événements tournent en notre faveur. Les
mesures les mieux calculées pour arrêter le progrès victorieux du prolétariat ne font
qu'en accélérer la marche. Nos ennemis eux-mêmes, quoi qu'ils fassent, sont condam-
nés à travailler pour nous. Et ils ont si bien travaillé, qu'aujourd'hui, le 18 mars,
depuis les mineurs prolétaires de la Californie, jusqu'aux mineurs forçats de la
Sibérie, des millions d'ouvriers feront retentir ce cri
Vive la Commune !
Vive l'union internationale du prolétariat universel !
Karl Marx (1871) La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris) 92
F. ENGELS :
C'est pourquoi la vile bourgeoisie internationale n'a pas cessé d'amonceler les plus
infâmes calomnies sur le tombeau de la Commune. C'est aussi pourquoi l'Association
internationale des travailleurs fut la seule qui ait osé s'identifier, dès le premier jour,
avec les insurges parisiens et jusqu'au dernier jour et au-delà, avec les prolétaires
vaincus. Il est vrai que là où la Commune avait succombé l'Internationale n'a pu
survivre.