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MANU LARCENET ORTRAIT REALISE POUR LIRE, JUIN es a RE EEN Manu LARCENET « Pour étre authentique, art doit étre proche de la folie » LE LIVRE Cette année, Manu Larcenet a choisi de ne pas se plier a l’exercice de la photographie. Trop fabriqué, trop aseptisé, trop « gentil » en somme pour cet ours & la longue barbe et aux bras tatoués. Le dessinateur de 47 ans sou- haitait ne plus rien cacher de sa noir- ceur, donner & voir un reflet fiddle de son paysage interne. Alors il a réalisé, pour Lire, cet autoportrait, charbonneux, inquiétant, dans la veine graphique de son monumental Blast, ou de sa belle adaptation du roman de Philippe Claudel Le Rapport de Brodeck, dont vient de paraitre le second volet. Un livre qui Svoque le destin tragique d'un artiste, massacré par une bande de villageois pour avoir voulu les montrer tels qu’ils sont. Un ouvrage subtil qui raconte la peur de I'étranger, les secrets que l'on tait, l'art qui peut sauver. Sauvé, Manu Larcenet? Peut-étre, Ce n’est pas dir. II a en tout cas décampé, pris le large. Voila. Undicible pee Manu Larcenet, 168 . Dargaud, 2250 € un peu plus de quinze ans maintenant que le gamin de Vélizy s'est installé dans les collines du Beaujolais avec femme et enfants ~ un changement de vie évoqué avec humour dans la série Le Retour 4 la terre. C'est la, au milieu des vignobles, quill nous a regus, dans une arriére-salle de pharmacie recon- vertie en atelier. Trois heures durant, devant un café et un sandwich, l’auteur star du Combat ordinaire (prix du meilleur album Angouléme en 2004, 600000 exemplaires ven- dus) va se livrer, sans fitre ni prevention. II revient sur son enfance en banlieue parisienne, sa décou- verte de la bande dessinée, ses premiers pas auprés de Marcel Gotlib. Il 6voque le succés, les doutes, les douleurs, et cette maladie mentale quill tache d’exorciser depuis tant d’années par la psy- chanalyse ét le dessin. Conversation avec un artiste & fleur de peau, qui compte désormais parmi les ténors de la bande dessinée frangaise. eee LIRE JUILLET-AOOT 2016-75 ENTREE TEIN ‘e00 Comment est né ce projet a’ du Rapport de Brodeck ? > Jai été un gros lecteur jusqu’a mes 39 ans, et ma premiere lecture de Voyage au bout de fa nuit de Céline. Quelle claque! Aprés cela, tout m’a parn fade, jen'ai pas d® finir plus de quatre ou cing romans. Des essai, oui, Bergson, Freud, Lacan, mais peu de fictions. Lorsque jai ouvert ce livre de Philippe Claudel, Pai 16 frappé ds la premiére scéne, qui mon- ‘re une vieille femme cherchant un petit enfant dans les décombres. Je trouvais cette scéne marquante, je me suis dit que je pouvais la dessiner. Pareil pour le deuxigme chapitre. Et ainsi de suite jusqu’® la fin du livre, Pavais fini Blase depuis quelques mois, je me demandais ce que jiallais faire ensuite, et ce projet sest imposé & moi en quelques heures. faptation Pourquoi ceite histoire vous intéresseit- elle? > ILy avait d'abord cette ambiance, ts hhumide, erasseuse, qu'il me plaisait de dessiner. Je pensais certains albums de Tardi,javais envie d’essayer un format A Fitalienne, done ensemble cola bien, Etpuisily avaitle contenu méme du livre, as tant histoire de Brodeck lui-meme ailleurs, car jfavais Fimpression qu’on avait déja lu beaucoup surles camps, Mais PAnderer, cet artiste un peu bizarre, seul contre la foule, qui arrive dans un village et va se faire massacrer, je n’ai pas pu mempécher de m’y identifier! Cette thématique ne para daileurs pas anodine dens le contexte post Charli > Evidemment, méme sile roman a été écrit bien plus t6t, et que moi-méme jai commencé adaptation avant les attentats, Maisil est certain qu’en travaillant dessus le rapprochement mest appart, Oui, ily a un pouvoir du dessin, et on a bien noté que pour quelques gribouillis on pouvait sefaire tuer, Le theme de 'étrangers‘est ‘aussi imposé & moi depuis la crise des mi- grants, Je sens bien qu'il y a un resserre ment des gens sur eux-miémes, une mé fiance, une peur de Vantre. artiste aici le tort d‘offrir un miroir aux villageois. > Certains dessins sont insoutenables parce qu’on s’y reconnait, Parce que le travers le plus secret qu'on avait eaché est tout & coup mis sur la place publique. Une photo offre le reflet extérieur d'une personne, mais un dessin ow une toile pro- pose aulre chose. Je pense aux portraits 76*LIRE JUILLET-AOUT 2016 cde Lucian Freud par exemple, qui te don- nent le sentiment de te raconter Vintéricur ‘méme de la personne. Plus tu es regardes, ct plus tu trends compte quills traduisent tun speetre d’émotions en images. Vousméme n’hésitez pas 4 vous regarder dans le miroir, Marco dans Le Combat ordinaire, Manu dans Le Retour &la terre, Potza dans Blast, et maintenant Anderer c'est toujours vous ?. > Oui, c'est moi, mais je ne Iai vraiment fait consciemment que pour I’Anderer Je regardais um reportage sur la lumiére du Caravage, et je voyais dans ces grandes fresques qu'il avait osé se figurer en tout petit dans un coin, Etje me disais a rae Uae Caen ont TAL Og Le AA eROL CCUM OTL A LL aL chose arrive sans crier gare « Ca, c'est la classe, ga ne se fait plus, allez c'est parti je le fais! » Et jai preté mon visage a |’ Anderer, je lui ai méme donné un tatouage. Pour les autres non, ca a toujours été trés inconscient. J'ai Commencé & me dessiner vraiment & par- tirdu moment od si quitté Fluide glacial Jepense que j'étas tellement déstabitisé de faire autre chose que de humour que ’était rassurant de me placer au centre. Avecle recul, je regrette un peu d’avoir mis ma téte & tous ces héros! Dans toutes ces euvres, vous proposez 4 chaque fois un style graphique altférent. Est-ce per défi artistique ? > Non, Cest plutot pour ne pas sombrer dans ennui! Avec la famille, le dessin est a seule chose qui me tient dans a ve, {ene veux pas quil soit source de mono. ‘onie. Doneil faut éviter de refaire, ouvtir de nouvelles voies. En ce moment, jai envie de raconterdes choses dures, mais vec une forme Iégere, quelque chose qui soit plus proche de Hergé ou de Chris Ware. Et tant pis si je ne sais pas faire! Je n’ai pas peur de Fimperfection, Dans art, ily a rien de plus beau que Pac dent, celui qui fait que quelque chose ar rive sans crier gare. Méme dansle dessin, il faut de Pimprév. Situ pousses trop loin toncrayonné, il sera magnifique, mais tu ne retrouveras pas ce mouvement en rant, Plus on laisse de place a improvi- sation, plus on sautorise & avaneersur un territoire qu’on ne soupconnait pas. Tu écoutes et tu te dis: « Qu’est-ce que jai envie de faire? » Un dessin peut changer Ja courbe d'un récit, Un jour, j'ai eu envie de dessiner de eau dans Blast, ’ai cong une scéne exprés pour pouvoir dessiner cette eau. Ca aurait pu ne faire aucun sens, et je Patras vitée, Mais parfois ca arrive comme par magie &s'insérer dans Je réit. Quelque chose d'inatlendu se met en place, comme deux mots qui entrent enrésonance, deux notes quilancent une mélodie. Ily pen de oie, je trouve, dans Javie, mais quand le dessin tombe juste, est une joie artistique des plus intenses, Crest le fameux « blast » que vous cher- chez? > Exactement! Le blast, cst Ia descrip tion une épiphanie, quelque chose de divin qui vous permet, d'un coup, de voir les choses avec une clarté incroyable, de Jes embrasser et es comprendre comple tement. Tous les artistes ressentent ga, un jour ou Fautre Et les jours ov ¢a ne vient pas ? >Tlfaut attendre ! C'est un momentrare, exceptionnel. Sur un album de quarante pages, on peut ne le ressentir que pour une senile case! Mais si cette case vient, alors on n’aura pas fait cela pour rien. I yaa dix ans, un journaliste m’avait de- mandé la différence entre l'art et Parti sanai. Dans Ia famille de mon pére, on j i Manu LARCENET ' Un dessin permet de raconler "intéieur méme d'une personne.» Planche exirlte du Repport de Brodeck. tait artisans potiers, done je savais que Vartisanat, était reproduire cent fois le meme geste, en exigeant cent fois e méme résultat, L’art, en revanche, c'est faire cent fois le méme geste en espérant cent fois un résultat différent. /’étais fier de ma phrase jusqu’a ce que je découvre, quelques années plus ard, que Freud dé- finissait la folie comme le fait de faire tou- jours la méme chose en atiendant un ré- sultatdifférent. Pavaisla méme definition pour l'art et la folie! Ga fait réfléchir. I feudreit done étre fou pour étre artiste ? > Pour étre authentique, je erois que Part doit en effet étre assez proche de la folic. Pour que la fumigre rentre il faut étre un peu félé. Mon camarade Ferri, avec qui jai travaillé sur Le Retour-d la terre, pense que c'est lié enfance, & un manque, un Tai assez rapidement déconvert que le dessin était pour moi une maniére de communique. Je ne communiquais pas parla parole, je tassis tout, jétais presque uet. Bt peu a peu ai vu que arrivais a lier des choses avec mes parents par les dessins que je faisais. Au début je copiais maladroitement des peintres que mes pa- rents aimaient, Pissarro, les impression- nistes. Bt a, je les ai vus étre fiers de moi Pour un méme trés rentermé, cétait une vraie révélation de savoir quel'on pouvait communiquer autrement que parla parole Jemesouviens aussi avoir regardé Cabu Ala t616 dans Récré A2 : je voyais bien que ce type était comme moi, renfermé, taiseux, timide comme tout. Mais quand il prenait son stylo, que la caméra s'ap- prochait et qu’on voyait sa main dessiner, alors tout le monde se taisait et rigolait. était done ga, le dessin! On n’était pas bligé de jacasser et de faire interessant on pouvait trés bien parler aux gens avec un stylo, Aprés cela, je n’ai plus jamais arrété, plus jamais! Et tous les Soirs je ‘montis mes dessins mes parents mon frére, pour maintenir un lien qui était mal- heureusement déja en train de se délter. Comment étes-vous passé de cette pra- tique d'enfent au dessin professionnel ? > Pavais un prof de dessin au college qui nousdonnait des cours gratuitement apres Técole. Grace ali, jai puintégrer!'école dde Sevres pour étudier les arts appliques. Mes parents sinquigtaient. is ne voyaient pas comment on pouvait gagner sa vie avecle dessin, Alors un jouril a pris son stylo, fa démont6 entiérement et leur a dit: « Chaque pidce de ce stylo a été des- sinée, » lly avait done des dsbouchés, Au Iyeée, pour mai gaa éié a revolution : i découvert la photographie, la tapissere, Jaeéramique, mais aussi Van Gogh, eve LIRE JUILLET-AOOT 201677 LENTRETWEN eee Cézanne... A cété de ga, je suivais le mouvement punk, je trainais dans des squats oi jouait Ia Mano Negra je alisais des fresques... Une vraie boheme artis- tique! J'ai aimé ces années, méme sielles étaient dures aussi, car je n’avais pas en- core été diagnostiqué bipolaire. Je ne sa- vais pas encore que jétais malade et que de presse, Je découvrais que je pouvais vivre dela bende dessinée, c'était la belle vie. Puis je me suis rendu compte que ga ne suffisait pas, Je voyais autour de moi autres jeunes dessinateurs, Bluich David B., Lewis Trondheim, jai compris qu'il se passait quelque chose et que je devais moi aussi aller au-dela de humour qu'on me demandait a Fluide. En 2003, vous publiez le premier tome du Combat ordinaire, qui triomphe au- pres du public et de fa cr- tique. Que! impact ce suc- és ati! eu pour vous ? > Je me souviens surtout avoir regu le prix du meil- leur album & Angouléme, 2004, Pas pour une ques- tion d’honneurs, mais parce que mon pére, & 'époque, était atteint d'un cancer généralisé et que nous mavions pas de bonnes re- lations. Quand jai eu e prix, ilm’a appelé le soir méme pour me dire qu'il m’avait yu ila 216, Le fait avoir 18 reconnu par mes pairs m’a aidé & me réconcilier Planche extrate du trosiéme tome du Combat ordinair. les pensées noires qui m’habitaient étaient pas normales Comment se sont passés vos débuts dans fe bande dessinée ? > Chaque année, avant les grandes vacances, je photocopiais en dix exem- Dlaies tout ce que ’avais fait et envoyais cela aux éditeurs. A 24 ans, jai été appelé par Fluide glacial, que Marcel Gotlib irigeait encore a Pépoque. ’avais dé) tun immense respect pour Gotlib, tout petit favais dévoré ses albums. Saimais som intelligence, mais aussi son humanité humour chez lui n’est jamiais méchant, caché derriére des tonnes de sarcasmes ily a unamour, une sensibilité envers les gens. Grice a lui, jai pu entrer A Fluide Unmois apres j/avais un salaire, une carte 7B+LIRE JUILLET-AQUT 2016 aveclui, deux mois avant sa mort. album m’a aussi of fert une crédibilité que je navais pas jusqu’alors Quand tu fais de Phumour, Séloigner, Be a CROIMCa TAY CON Oe RCA donné Blast ‘tune restes qu'un clown, quelqu'un a qui ‘on ne posera jamais de questions intelli- entes, De ce cbté-, mon statuta changé, Le Combat ordinaire @ &t6 une ceuvre ol) tune génération entiére a cru se reconnai tre. Blast en revanche suit la dérive d'un homme qui se met en dehors de la société des hommes, en insistent sur sa dissem- blance.. > Tous mes efforts de jeune homme ont consisté a essayer de m'intégrer, comme Marco dans Le Combat ordinaire. Et puis ua jour, j'ai compris que je n'y artiverai 1pas. Que je pouvais étre admis sans cher- cher & tout prix a normalits. MPintégrer, aujourd’ hui, ga consiste faire mon bou- lot dans mon coin. Certes, je n’ai pas La bipolarité est une maladie extreme ‘ment désespérante parce qu’elle est cy clique. Done tusais qu'elle varevenis. Ca pousse tout de suite& des idées suicidaires, méme quand ca va trés bien, Surtout quand ga va trés bien, car tu sais que ce West pas naturel, que tout ce que tu crois étre une bonne chose pour toi ne lest peut-étre pas tant que ga. Le corollaire de la maladie mentale, c'est 'explosion de Fesprit, Ily a des choses qui ne vont ppas entre elles, il faut en privilégier cer- Taines au détriment d'autres si on veut ester dans un lien social. Certains font Vinverse et privilégient des comporte- ‘ments antisociaux. Moi je tens minté- ser. J'ai dévidé de ne pas mourir Je m’en souviens,'ais jeune quand ai prs cette décision. Ca implique quil fai bien se résoudre & vivre, en soutfrant le moins possible T faut se plier aide que, par préjugé, on a tendance a refuser. C'est {rts compliqué de dépendre d’autre chose que de toi I faudrait que je asse um livre pour expliquera quel point c'est dficile. Ty acertaines choses quiseffacent grive Ala thérapie, d'autres grace & a réflexion, ct diautres encore quine seffacent jamais, Gafait quand méme vingt-cing ans main- tenant que je suisen thérapie et je réalise quilly a des choses auxquelles il ne faut pas sattaquer. Il vaut mieux se focaliser surce que tu peux vraiment résoudre, et aocepter que le reste ne se résoudra sans doute pas. Avec la bipolarité, il y a ce qu’on appelle la comorbidité; on me Vavait expligué d'une belle maniére : tu prends un bol de café tous les matins, et Plea Mancini anthéros obese il est fondu au fond, Au début, la fente est blanche. Et puis tu vas boire des cafés tous les jours, et au bout d'un an la fente sera noite, La bipolatité, cest ca : dans Frespritily a une sorte de faile sur laquelle vont venirse plaquer plein de choses qui vont devenit des maladies mentales. Alors tu passes des années & te débarrasser de névroses, de psychoses, pour 'apercevoir qu’au fond c'est presque encore pire, tu découvres gue c'est pour la vie et i faut accepterd'étre comme ga. D'étre ou tout simplement, ce fameux terme qu’on ne veut jamais dite. Il faut accepter d'etre fou,et est trés dur 'accepter etre fou, Crestce que vous avez essayé dexprimer dens Blast ? > Le Combat ordinaire avait donné de rmoi'image d'un type gentiment angoissé Ten’étais pasallé au bout della noirceur, je n’avais pas montré la lame de fond de douleur que pouvait étre la depression, Cette impression de marcher a cdté de soi, comme en transition vers la mort. Quand j'ai commeneé Blast, je venais etre diagnostique bipolaire pour la se: conde fois. Cette fois, favais décidé de prendre ma vie en main : je suivais mon traitement, ais assidu chez le psy, javais Manu LARCENET 40 ans, j'ai compris que Cétait le moment ‘ou jamais pour expliquer cette douleur. Qu'aptés, je ne saurais peut-étre plus le dire. Que je n’aurais plus la force de le faire. Ou que aurais oublié. Bt ailleurs aujourd'hui, je vais mieux, jai trouve le bon traitement, et certaines des douleurs exprimées dans Blast ont dispart, Mais i ‘est certain que je n’ai jamais 6té aussi im- pudique quiaveccette série, méme sicette histoire de tueur obése reste dela fiction! Je suis partide la citation de Lacan: «La ‘érité est structure de fiction », c'est-a- dire que ce n'est pas la peine des‘attacher 8 faire un journal pour dite la vérité, on peut ts bien dire autant de vérité en ra- contant de la fiction. Et je suis le seul & savoir ce qui est directement inspiré de moi ou pas, Parlons un peu cuisine : comment dessi- nez-vous aujourd'hui ? > Je commence toujours par un story- board : je sals combien il y aura de eases et ce quill y aura dedans. A ce moment- 1h, je travaille les textes —avec Le Rapport de Brodeck, ce sont des textes soit adap- ts, soit directement repris du livre. Ensuite, je prends de grandes feuilles volantes et commence une mise en place 3 torturb de la série Blast, vtablechet-c!coume de plus de 800 pages. tres rapide des éléments du dessin. Au besoin, je vais voirsur Internet A quoire semblent les cochons si je dois en repr senter! Puis e dispose ensemble sur la table lumineuse, je eiravaille vaguement Jes éléments les plus importants, lecalgue,et je peux alors commencer véri- tablement a dessiner. C'est lemomentle plus agréable,carc’est 3 partir de Ia qu'on peut improviser. Puis, comme je ne suis pas un excellent dessinateur, je reprends sibesoin ordinateur. Avant, sje ratais une jambe, je devais recommencer tout le-dessin. Aujourd’hui, je peux la refaire a pact, essayer, affiner, jusqu’a ce que jfuurve au résultat que je souhaite. Avant, je dessinais une planche par jour en moyenne, pour Le Rapport de Brodeck, était plutét une tous les trois jours. Ie ne voulais pas laisser passer une seule case qui ne soit pas forte Mois vous ne travaille plus planche par plenche ? > Non, je n’ai plus de planche, plus de case, et ¢a a été une grande libération pourmoi. Tu retrouvesce que tuas appris l'école, lorsqu'il fallaitlécher son geste et non pas Varréter au bord des cases. Pendant que je travaillais sur Le LIRE JUILLET-AQUT 2016+79 ENP ReETe «La force de art, clest quiln alt que de la beaulé. II n'y ren d'aure dans le monde, & part la ‘alure, qui sok simplement beau,» Planche extrate du Rapport de Brodeck. eee Rapportde Brodeck, je dessinais donc des dizaines et des dizaines de paysazes, puis le soir arrivat, et je me consacrais & mon second métier que adore: praphist Je choisissais quel paysage allait dans quelle case puis insérais mon personnage et la bulle qui allait avec, Dans la méme joumée, je parvenais done & faire ce que ‘moi appelle une vraie ceuvre de dessin et le soir une vraie bande dessinée, avec ce souci de construction de la case et de la page. ILy a des dessinateurs qui font tout en méme temps, moi je ne peux pas. Depuis Blas, je bosse comme ga, ete ne rm’interdis pas de revenir ala planche si est nécessaire. Mais la planche est frus {cante, elle donne Pimpression @avancer lentement. Alors que pour moi, chaque dessin achevé me procure tn sentiment de joie et d’accomplissement. Comment savezvous que le dessin est bon, quil ne faut plus y toucher ? > Des fois, il m’arrive de ne pas le voir, aller trop loin, de noireir quand il aurait fallu s'arréter, Alors je teprends mon per- sonnage, je trouve tn autre éclairage.. Hy aun contentement qui arrive lorsque tuasle sentiment que le dessin commence Aavoirune vie propre. Et ail faut aréter, parce que tu as toujours Ja tentation de faire du beau autour de la vie. Orle beau finit toujours par boufier la vie. BO+LIRE JUILLET-AOGT 2016 Bs ae er acme [oe Maca a t xenon Wao a Cea alémotion quau SCOTS Un« bon » dessin, ce n'est donc pas for- ‘eément un « beau » dessin? > Alvnon! I y a des gens qui détestent Reiser parce qu’ils trouvent que cest ‘moche, mais pour moi chaque dessin de Reiser est un éblouissement, Et Ibi aussi il s'arréte au bon moment, ce n'est pas illisible. Pour ma part, je commence par un trait de contour avant de noircir. Et souvent, par ce trait de contour, tu vois toute de suite si ca va marcher ou pas. Tant qui y a de la vie et qu'il y a exac tement ce que tu veux montrer, le reste rest pas bien grave. Llexpérience vous aide-ele d reconnetire tun bon dessin ? > Cest un des atouts de ta vieillesse! IL aVarrive maintenant moins souvent de surcharger que je ne le faisais avant. ly aun déclie qui se fait plus tt. Tous k trois ou quatre ans, je change compl ment d'univers, mais d'un projet a autre je me sers de ce que jai appris. Avec Brodeck, ce sera la rigueur avec laquelle jai fait lessihouettes,Ies visage par exem- ple. Pavaisété marquéil ya quelquesan- nées parla découverte de Taniguchi etje suis obséaé aujonrd’hui par la méme exi- gence de clarté dans mes scenes, Pourquoi préférezous ces derniers temps fe noir et blanc a la couleur ? > Paree que j'ai commences avec le noi etblane, chez Fluide glacial, et parce qu école deja jétais nul en couleur. Cest quelque chose qui mest totalement étran- ger. J'ai peint quelques toiles, pas mau- vaises je erois, mais je m’en sors mieux avec le dessin, Je maitrise les contrastes ddu dessin, pas les justapositions qu’exige lacouleur. Il faut pour cela une préision que je n’ai pas. arrive seulement & le faire & Pordinateur. ‘Avezvous, comme certains écrivains, 'an- oisse de la page blanche ? > Cenfest pas langoisse, c'est la terreur de Ta page blanche! C'est affreux cette sensation de ne plus jamais pouvoir faire rien de bon. Aprés avoir fini un petit a bbum de 48 pages, je retrouve vite la péche. Mais aprés des projets comme Blast ow Le Rapport de Brodeck, je me sens vide Allorsessaie de moccuper, avantavais tun blog, aujourd'hui je peins un peu, je reiléchis, je lis, en espérant que I'stincelle viene, Dans ces cas-a, cest bien d’avoir plusieurs pistes, d’ouvrir le champ des possibles. Arrive un moment ot yous te- nnez une page, qui s’enchaine avec une deuxiéme, une troisiéme, et alors voussa vezque c'est bon, que vous tenez le tru. Mais il faut encore le dessiner apres, est 1 que les choses cifficiles commencent! ‘Avezxous besoin de vous discipliner pour dessiner ? > Non, jai trop besoin du dessin pour ca, Jeviens tous lesjours a atelier, dimanche compris, je ne prends pas de vacances ou trés peu, méme avec les enfants, Glenn Gould disait que s'il s'arrétait de jouer trois jours, il perdait trois mois, Jai le meme sentiment :sije pars une semaine cen vacances, mon retour ai oubli¢ tous mes automatismes, e me sens gauche, je déteste cette sensation avoir perdu le filde ce que j’étaisen train de construire. Sije viens travailler tous les jours c'est aussi en réponse & tne peuir viscérale du Vide, de ennui, Mon enfance a été telle- ‘ment vide quil faut que ma vie soit pleine aujourd'hui. Et puis, mine de ren, en vieil- lissant tu te dis que ca se rapproche quand ‘méme, que si demain je canne il faut que jJaie laisse derritre moi quelque chose, lune cwuvre gui fasse que les gens se sou: viennent de moi. Vous n’avez pas encore impression de avoir réalisée, cette oeuvre ? > Si, est Blast sans doute. ly aura d’au- tres choses a faire, d'autres projets a ‘mener, mais je pense que dans ce que 'ap- pelle la bande dessinge classique je ne ourrai pas faire mieux que Blast. Sans doute paree que je'ai ert ass, Le dessin est peut-étre micux sur Brodeck mais je n'ai pas écrit, ce n'est pas vraiment mon livre. Blast, ca Vest, c'est un livre long, plus de 800 pages, dans lequel j'ai mis ‘exactement ce que je voulais, J’avais une vingtaine de scenes incontournables en tote, et entre elles je me sus laissé impro- viser, Done les quatre tomes ont pusuivre ‘mon état d'esprit, Tous les matins, je ‘nvanalysais, je me demandais selon mon ressenti ce qui allait arriver & Polza était un pen de la corde raide. Mais © €tait passionnant. ‘Avezvous besoin d'un cadre particulier pour dessiner ? > Jene dessine jamais dehors. ai fait ea toute ma jeunesse a ’école, je déteste le croquis, je déteste Gtre ala vue des zens Trai horteur aussi de dessiner dans la na~ ture : si je vais m’asseoir en foret, c'est pour en apprévier le cinéma permanent, ‘pas pour travailler. Non, je ne dessine qu’& mon atelier.’ai besoin de ce cadre, car je sais ob sont les choses et, mine de rien, ga peut paraftre stupide, mais tout ce matériel, c'est notre vie, C'est arce & luiguons’exprime, il faut le eonnaiireet Te respecter Avezwous des stylos ou des pinceaux fétiches ? > Non, pas vraiment, Mon seul st fétiche, Cest un feutre noir que Cabu ma donné quelques mois avant sa mort. Un jour on déjeunait tousles deux, il me fait une dédicace etl oublie son stylo. Alors je Ini cours aprés dans la rue, il m’a dit «Tues fou, je tele donne...» Trois m apres, ils Passassinaient... Comment abordezous la question de écriture dans un album? > Crest trs dur pour moi, Ca me rappelle Manu LARCENET les rédactions que mon pére me faisait rédiger :j'écrivais trente lignes, il en rayait vingt-cing en me disant = « Onn’a ppas besoin de.ces lignes-Ia. » Er il avait raison! Pour Blast, j'ai fait pareil: jai Gorit pendant des mois, puis je n’ai fait qu’enlever. De plusieurs pages, je suis passé a une. Et parfois, une page pouvait tenir en une phrase, une seule ! Tne fal- Init garder que le nécessaire, Alors qu’en dessin je me faisais plaisir, j’en rajoutais, dansle texte au contraire 'essayais d'etre Je plus clair possible Pourriezous envisager un jour décrire tun fivre sans images ? > Cu me travaille depuis longtemps, mais je ne crois pas que j’en serais capable. Déja parce que pour moi c’est la partie aplusdure, Mécriture. Ensuite, sije des- sine A c6té, c'est souvent carje ne sais pas expliquer. Dans Blas, il y a des scenes complétement silencieuses ot je montre des choses que j'aurais moins bien expri- mées avec des mots, Paurais aussi peur de me planter. Alain Finkielkraut consi- dere dja que la BD ne peut étre qu'un ‘ Elle ena longtemps souffert, C'est moins le cas heureusement anjourd' hui. Mai lorsque je me balade dans une librairie spécialisée,je suis afligg par la médiocrité de la plupart des albums contemporains, On voudrait étre pris au sérieux, mais quand on voit cela, on comprend qu'on ne le soit toujours pas. Un artiste a-t4l un réle a jouer dans la société? > Je crois, oui, Prenez le peintre David: reste le grand imagier de la Revolution, c'est lui quia transmis & des générations tune image foreément politsée de Histoire Moi, étais tres politisé dans ma jeunesse. Je fnisais des manifs,jappartenais & des mouyements gauchistes assez violets, tout ¢a pour me rendre compte que j'étais devenu auss stupide qu'un skinhead d'ex- tréme droite, J'étais pret & taper pour les memes motifs, mais jfavais ma bonne conscience pour moi, Quand ai commencé ‘entrevoir cela, jai eu un profond dégoit de moi-méme. Aujourd'hui, je me sens plutat individualist, Je dessine & partir de ce que'e suis, de ce que je ressens. Je crois davantage & V’émotion qu’au discours, Et jene sas pas un album de bande dessinge peut changer quoi que ce soit. Les dessins post-Charle n’ont rien change, Pas surle ‘court terme en tout cas, En revanche, on pourrait étre utile dans le cadre d'une réflexion plus longue. Le livre, que ce soit dela lirétature ou dela BD, demande un investissement avant, pendant et apres. est notre revanche Sura télévision. Que pouvezvous alors offrir au monde ? > Le monde est tellement complexe que jfessaye d’éviter maintenant d’y chercher autre chose que la beauté, Au début, je pensais qu'il fllait qu'il ait plus que de I beauté dans "art, Maisje me demande sila force de Vart, ce n'est pas justement quiln'y aitque de la beauté. Iin’y arien @autre dans le monde, & part la nature, qui soit simplement beau. Les choses ser- vent a quelque chose. La beauté est Dans Le Combat ordinalte, vous éeriviez ce sujet :« La poésie rachéte tout. » > Ca rachéte les pires hommes. J'ai conn. de grands dessinateurs qui étaient des hommes adieux. Eh bien ce n’est pas rave, car la beauté les rachete, Je crois ‘lu rédemption par la beaut. Pour coux guila font, et pour ceux qui savent la voir, Propos recuellis par 1B. LIRE JUILLET-AOOT 2016+81

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