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Alain Petit

Université Biaise Pascal, Clermont-Ferrand

L'ART DE PARLER
dans le Phèdre de Platon

Les deux rhétoriques


Il y a, au principe de la rhétorique antique, une équivoque pour ainsi dire irréductible, qui
procède de la conjonction entre une fonction psychagogique — jouant sur les affects de l'âme
pour lui faire adopter une ligne de conduite, un êthos — et une fonction argumentative,
présidant à la prise de décision dans les domaines politique et judiciaire. La rhétorique conçue
plutôt comme psychagogie a une origine probablement pythagoricienne1, en tout cas empédo-
cléenne2 ; elle a pour caractère majeur de viser l'individuel, les dispositions propres à tel ou tel
homme, afin de modifier l'état de l'âme, en lui faisant recouvrer la sérénité, à la manière
pythagoricienne, ou en captant son attention, à la manière empédocléenne. La psychagogie est à
cet égard remarquablement indéterminée quant à ses fins : ainsi Platon, dans la République (X,
605 a-b), associe à la tragédie qu'il récuse une fonction proprement rhétorique, l'éveil des affects
comme le chagrin ou la pitié, ce qui équivaut à ses yeux à une insubordination dans l'âme de
Γ« inférieur » à l'égard du « supérieur » ; mais le même Platon plaide pour une psychagogie
scientifique, émanation de la dialectique, dans le Phèdre (261 a-b, 271c-d). Si toute rhétorique est
une psychagogie, elle n'est pas toujours, ni nécessairement, fondée sur une connaissance
scientifique des dispositions de l'âme de l'auditeur. Mais, le concéderait-on à Platon, on peut
néanmoins se demander légitimement si la rhétorique ordinaire qui est soumise à l'examen dans

HERMÈS 15, 1995 31


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le Gorgias est réellement à même d'obéir aux canons de la psychagogie telle que la conçoit
Platon dans le Phèdre : en un sens, Platon semble lui fixer pour norme ce qu'elle ne peut, dans
ses conditions d'exercice même, jamais atteindre.
Aussi bien cette rhétorique ordinaire n'a-t-elle pas vocation essentielle à être une psychago-
gie : sa fonction serait plutôt argumentative, et ce, dès ses origines siciliennes les plus ancienne-
ment attestées (O. Navarre, 1900 ; G. Kennedy, 1963). Même si la rhétorique ancienne n'entre-
tient pas de relation constante ni univoque avec l'argumentation, à tout le moins l'origine de
l'argumentation rhétorique est-elle à chercher du côté des procédures de prise de décision
collective, où il s'agissait de délibérer dans l'incertitude, et de prendre le parti le plus vraisem-
blable3.
À la rhétorique ainsi entendue s'attache tout d'abord un aspect doxique, ou, si l'on préfère,
une modalité cognitive qui ne coïncide pas avec la certitude objective. L'empire rhétorique avait
été très exactement circonscrit par Parménide d'Elée lorsqu'il opposait la Voie de la Vérité à la
Voie de l'Opinion, où « il η est rien qui soit vrai ni digne de crédit4 » : toutefois, tandis que
Parménide, par manière de radicalisme, neutralisait toute différence de degré dans l'ordre de
l'opinion, la rhétorique requiert, pour être pensée dans sa positivité, que soit précisément
introduite dans l'opinion une échelle qui, comme le précisera plus tard Aristote5, permette de
discerner le vraisemblable de l'objet d'une opinion dénuée de détermination. Mais cet aspect
doxique n'est pas le seul qui s'attache à notre nouvelle position de la rhétorique : car, en
situation d'incertitude, on a des discours qui s'affrontent, et la rhétorique comporte aussi une
agonistique. Ainsi l'argumentation rhétorique n'embrasse pas tout le champ du possible argu-
mentatif ; ce qu'il y a de rhétorique dans l'argumentatif (si une telle chose peut se dire), limite
l'auditoire, qui ne saurait prétendre à l'universalité. Aussi bien ne paraît-il pas rigoureusement
pertinent de tenir pour coextensifs l'argumentatif et le rhétorique, à l'instar des adeptes de la
néorhétorique selon Perelman (1977). Comme l'a reconnu le Stagirite lui-même, il y a dans le
persuasif quelque chose qui excède l'ordre de l'argumentatif, et ne laisse pas d'emporter avec soi
une certaine forme d'indignité6. Mais surtout, quand on ferait abstraction de cet élément
indigne, il ne paraît pas concevable que toute argumentation puisse s'entendre ad hominem,
alors que cela se peut quand il s'agit de la rhétorique.

La primauté de la psychagogie
Deux fonctions, disions-nous, ont pu être mises au principe de la rhétorique antique. Mais
le tout est de savoir si elles coexistent vraiment, si l'une n'est pas susceptible d'évincer l'autre,
comme cela semble le cas avec Gorgias, virtuose de l'argumentation qui en nie la portée
objective, pour mieux instaurer le règne sans partage de la psychagogie. C'est ce qui lui faisait
dire du discours qu'il était « un grand tyran7 », voulant signifier par là qu'il n'y a rien chez

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Uart de parler dans le Phèdre de Platon

l'auditeur qui lui soit commun avec l'orateur, en d'autres termes, qu'il n'y a pas d'espace
argumentatif, tout l'office de la rhétorique consistant à établir une domination sur l'auditeur et à
la porter à son comble. Il n'y a pas de contradiction entre cette tyrannie du discours reconnue
par Gorgias et l'omnicompétence qu'il revendique dans le dialogue platonicien qui porte son
nom8. Car, si l'art rhétorique tel que le conçoit Gorgias est réputé compétent en toute matière,
c'est en tant que chacune de ces matières est ramenée au rang d'objet quelconque du discours,
un seul art (ou technè) tenant dès lors lieu de tous les autres : l'art rhétorique.
D'aucuns, autrefois, ont voulu voir en Gorgias un pur rhéteur9. Mais une telle conception
est par trop restrictive, et surtout, ne tient pas compte de l'exclusivité précisément conférée par
le Sicilien à la psychagogie. Il faut que le discours ait été analysé pour lui-même, avant que ne
soit affirmé son pur usage à des fins de domination : il serait donc téméraire de considérer que ce
ne soit là que l'expression d'une pratique de la rhétorique ordinaire. Véritable philosophie de la
rhétorique, la conception de Gorgias, par sa radicalité, contraignait ses successeurs à clarifier les
rapports de la psychagogie et de l'argumentation. Il ne serait pas judicieux de croire que cette
radicalité n'ait eu aucune conséquence, comme si elle avait été une pure parenthèse dans
l'histoire des conceptions grecques de la rhétorique. Surtout, il serait inexact de présumer que
Platon, en ce qui le concerne, ait opposé à Gorgias on ne sait quel refus intégral de prise en
considération : car, pour l'un et l'autre, la psychagogie est bien ce qui sert de fin eminente à l'art
rhétorique. S'il y a un différend entre nos deux auteurs — et il n'est pas mince —, il semblerait
tenir plutôt au fondement de cette psychagogie qu'ils revendiquent communément. En effet,
tandis que Gorgias entend la dépouiller de tout rapport à l'universel, en la faisant résider dans le
seul calcul des effets du discours, Platon, pour sa part, envisage plutôt de l'enraciner dans la
vérité.
À cet égard, il prend, si l'on peut dire, Gorgias au mot. Mieux, il fait de la surenchère, car
on ne saurait concevoir, selon lui, qu'un art fût efficace sans pouvoir rendre raison de son
efficacité. On sait la difficulté que suscite l'exégèse du Phèdre, singulièrement quand il s'agit de
la rhétorique telle que Platon la préconise. Un commentateur sagace (Sève, 1980, p. 161) a même
pu se demander, non sans fondement, si le terme de rhétorique avait encore lieu d'être, dans la
mesure où l'art dialectique semble en prendre toute la place. La chose ne va pas de soi,
néanmoins. On peut même soutenir avec quelque vraisemblance (Griswold, 1986, p. 173) que la
dialectique a des aspects positivement rhétoriques, ne fût-ce que dans l'adaptation minutieuse à
l'individualité des interlocuteurs qui transparaît dans les Dialogues. À dire le vrai, on peut d'ores
et déjà soupçonner que l'articulation naturelle n'est pas celle qui permettrait de discerner
dialectique et rhétorique prises en elles-mêmes, mais bien plutôt dialectique et rhétorique
authentique d'une part, rhétorique prétendue de l'autre. En un sens, la radicalité de Gorgias ne
serait pas assez radicale aux yeux de Platon, car si la psychagogie a égard à l'individuel, il faut
encore que l'adaptation du discours à l'individuel soit, comme le traitement dans la médecine
clinique, rationnellement justifiée.
L'adaptation comme telle ne fait pas la rhétorique, prise comme un art : Gorgias ne pèche

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pas par son souci de l'individuel, mais à cause du caractère contingent de sa saisie de
l'individuel. Il ne serait certes pas de bonne politique de trop accorder aux thèses platoni-
ciennes : Gorgias aurait pu rétorquer que l'art rhétorique n'avait nul besoin de sauver la
contingence, qu'il n'était un art que dans la reconnaissance de son irréductibilité10. Mais il se
heurtait néanmoins à l'objection de la nécessaire régularité des opérations de l'art, qu'il faisait
dépendre de la maîtrise toujours risquée de l'instant. Il n'est pas certain qu'à l'instar de
Protagoras, il ait usé de la notion de vraisemblable pour fonder l'expertise rhétorique11. Il serait
plus conforme, à ce que l'on en sait, de penser qu'il faisait fond sur la virtuosité, que Platon
réduit à la pure empirie. Aussi le grief de Platon revient-il : la virtuosité fait-elle l'art, ou bien ne
faut-il pas à tout le moins présumer qu'il y a une science de l'individuel, qui fonde l'adaptation
du discours à des interlocuteurs singuliers ?

La psychagogie du Phèdre
Platon ratifie la conception propre aux Pythagoriciens et à Gorgias : la rhétorique est bien
une psychagogie. Mais on la conçoit mal, si on prétend la dissocier des raisons qui justifient
l'appropriation de tel discours à tel individu. Gorgias (et peut-être les Pythagoriciens) en reste au
phénomène, il se fait gloire de cultiver un savoir-faire, ce que corrobore l'importance qu'il est
réputé avoir accordée à l'improvisation12. Platon, dans le Phèdre, a l'ambition, parfois négligée
par les commentateurs, de sauver les phénomènes rhétoriques, dont il serait naïf de persister à
croire qu'il s'est fait le contempteur. En réalité, comme C. Griswold (1986, p. 161) y a justement
insisté, Platon élargit le champ de la rhétorique : « Eh bien, somme toute, l'art de la rhétorique
η est-il pas « l'art d'avoir de l'influence sur les âmes » par le moyen de discours prononcés non
seulement dans les tribunaux et dans toutes les autres assemblées publiques, mais aussi dans les
réunions privées, un art qui ne varie pas en fonction de la petitesse ou de l'ampleur du sujet traité,
et dont l'emploi, j'entends l'emploi correct, n'est en rien plus honorable dans les sujets sérieux que
dans les sujets futiles ? » (trad. Brisson, 1989, p. 133-134).
En l'élargissant ainsi, il ressaisit ce que la caractérisation ordinairement judiciaire ou
politique de l'art rhétorique empêche de voir à l'état pur, la puissance du discours. Il passe à
l'universel en matière rhétorique, ce qui ne laisse pas d'impliquer une inclusion de la dialectique,
en ce sens très précis que, dans cette dernière, la puissance psychagogique du discours est au
plus haut degré de maîtrise. La rhétorique est chose trop précieuse pour être laissée aux
rhéteurs, du moins en tant qu'ils en restreignent la conception et la privent de son fondement
scientifique.
Avec le Phèdre {id., p. 171), s'élabore une théorie de l'art qui laisse entrevoir une
articulation de l'individuel et de l'universel qui prendra sa pleine mesure chez Aristote {Méta-
physique, A, 1, 981a, 5-30). On notera cependant que Platon entend asseoir l'art sur la science,

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L'art de parler dans le Phèdre de Platon

tandis qu'Aristote les dissocie, l'art officiant pour lui dans le contingent, alors que la science n'a
égard qu'au nécessaire. Et il est vrai que la liaison platonicienne de l'art et de la science est si
forte, que les deux termes, à l'occasion, en deviennent indiscernables. D'où l'interrogation
persistante sur ce que peut être une rhétorique qui procède de la dialectique, la question étant
de savoir si la dialectique n'est pas fourvoyée dans cet usage ou si la rhétorique conserve ses
attributs essentiels. Si l'on s'en tient à une idée de la dialectique comme méthode de recherche
de la vérité, au demeurant collective, on ne peut que rester perplexe, pour ne pas dire plus, à la
pensée que cette dialectique se déploie en une rhétorique, où les circonstances de l'interlocution
importent. L'impureté présumée du rhétorique paraît en la matière résolument inadéquate ;
cependant, ce sentiment ne résulte-t-il pas d'une méprise, et de la substitution inaperçue d'une
dialectique indûment idéalisée à la pratique platonicienne effective de la dialectique ?
En effet, si Platon est ouvertement hostile aux conventions qui régissent l'exercice ordinaire
de la rhétorique politique ou judiciaire, cela ne signifie pas qu'il tienne pour indifférentes les
circonstances dans lesquelles la puissance du discours a à s'exercer. On sait qu'il ironise à propos
des limites temporelles imparties au discours, abstraction faite du temps nécessaire à leur
déploiement {Politique, 286d) : mais il faut prêter attention à ces remarques faites en passant,
elles recèlent une conception cruciale du temps opportun (kaïros), qui régit toute réussite dans
l'ordre de l'art. Aussi pourrait-on risquer que ce n'est pas la dialectique qui est étrangère à toute
rhétorique, mais bien ce qui passe pour rhétorique qui ne se conforme pas aux canons de cet art.
Proclamer la souveraineté du discours, comme le fait Gorgias, ne saurait suffire, si cette
souveraineté, outre le défaut de matière précédemment évoqué, souffre aussi d'un défaut de
fondement. En l'espèce, cette souveraineté proclamée peut se révéler servitude, la puissance se
mesurant à la capacité de maîtriser rationnellement ses effets. Si la dialectique est la maîtrise de
la puissance du discours, elle a vocation légitime à se constituer en rhétorique ; mais, cela admis,
il faut s'interroger sur le bien fondé du maintien de la distinction entre dialectique et rhétorique.
S'agit-il de distinguer par ces deux termes un savoir et sa fin, la raison des effets du discours
déterminant son usage ? Cette conjecture n'est pas sans éléments qui l'autorisent dans l'œuvre de
Platon : ainsi, dans le Politique (304a et d), le dialecticien préside-t-il effectivement au bon usage
du discours politique. Mais ce rapport instrumental n'épuise pas la liaison de la dialectique et de
la rhétorique, car, on l'a vu, la rhétorique intéresse tous les usages du discours, fût-ce celui que la
coutume nous fait appeler dialectique. On tient là en fait un point névralgique inaperçu du
platonisme : la rhétorique élargie du Phèdre interdit de concevoir qu'elle soit purement subor-
donnée à la dialectique, ce que l'on imaginerait pourtant sur la foi d'autres dialogues. La notion
de rhétorique est-elle bien univoque ? Parle-t-on bien de la même chose, lorsque l'on évoque la
rhétorique à l'usage de la Cité et la rhétorique de l'entretien privé, ou, à tout le moins, en groupe
restreint ? Laissons de côté la considération du nombre, car elle ne touche pas à la question ; ce
qui laisse penser à une équivoque serait plutôt la différence, sensible en première apparence,
dans l'usage du discours, la rhétorique dans son exercice politique visant à susciter l'unité de la
Cité, en instaurant des croyances droites, tandis que la rhétorique du dialogue (si l'on peut ainsi

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parler) les ébranle, fût-ce pour les refonder in fine. Cependant, une seconde investigation
conduit à penser qu'aux yeux de Platon ce ne sont pas là deux rhétoriques réellement dissociées,
les croyances droites supposant la science où elles trouvent leur fondement, le dialogue n'étant
pas exempt de tentatives de persuasion. Certes, dira-t-on, mais les interlocuteurs, dans l'entretien
dialectique, sont sur pied d'égalité, ce qui ne saurait être le cas quand il s'agit de la rhétorique
politique. Mais cette remarque, pour fondée qu'elle paraisse, se heurte à l'idée platonicienne de
souveraineté de l'art du discours, qui trouve à s'exercer aussi bien dialectiquement que rhéto-
riquement.

L'âme et le discours
A-t-on pour autant dissipé la difficulté ? On concédera que la rhétorique selon le Phèdre ne
souffre pas d'équivoque dans sa notion, que l'entretien dialectique est la plus haute forme de la
rhétorique, tandis que le discours politique en est comme l'application. Mais l'on doit prendre
garde au fait que le Phèdre (271a-b et d) contient le programme d'une appropriation des
exigences du discours au type d'âme qui caractérise l'auditeur, ce qui veut dire, semble-t-il, que
selon l'élément dominant dans l'âme, la persuasion sera inégalement proche de la rhétorique au
sens ordinaire du mot. L'art platonicien du discours est ainsi susceptible de degrés d'exercice,
qui ne sont pas sans évoquer ante litteram la gradation pascalienne des opinions13. Cela permet
de disposer des exégèses qui tendraient à accuser la discontinuité de la science et de la
rhétorique, cette dernière étant dévolue au maintien de l'unité de la Cité en propageant des
croyances utiles. En effet, l'utile et le vrai ne sauraient être impunément dissociés, et Platon, dans
le Théétète, combat leur séparation défendue par Protagoras. Cela ne signifie pas que tout soit
dicible à tous sur le même mode : selon une remarque de V. Goldschmidt (1970, p. 87),
« l'individualité des âmes est garantie par l'ordre cosmique », et l'art du discours, en tant qu'il y
trouve son ordre d'exercice, s'autorise lui-même de l'ordre cosmique. Il y trouve donc une raison
d'être de l'estimation des âmes qui est sa première tâche, afin de discerner quel type de discours
convient à l'âme selon son degré de proximité à l'égard de la vérité.
C'est sous cet aspect qu'il faut comprendre le parallèle renouvelé par Platon entre l'art
rhétorique et l'art médical [Phèdre, 270b) : l'éloignement de l'âme à l'égard de la vérité figure
assez bien l'analogue du dérèglement organique que la médecine doit traiter, comme suffirait à le
montrer la généalogie idéale du tyran dans la République (IX, 571a-580c). C'est dire aussi les
limites dans l'exercice possible de l'art rhétorique, l'âme pouvant atteindre un degré où la
persuasion devienne sans effet ; mais c'est dire à l'inverse qu'à l'exception de l'âme trop
endurcie, nulle n'est destituée de la vérité. Le dialecticien du Phèdre est à même de saisir ce qui,
dans la pluralité interne d'une âme, constitue comme son principe, qui n'est la raison qu'en
droit. Il y aurait ainsi deux erreurs symétriques, l'une consistant à faire porter l'art rhétorique sur

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Vart de parler dans le Phèdre de Platon

le vraisemblable, abstraction faite de la vérité, l'autre à croire que toute âme est susceptible de
l'entretien dialectique. En effet, ces deux erreurs procèdent d'une inattention à la nature de
l'âme, d'une présupposition d'uniformité. La psychagogie ne saurait donc se confondre avec une
idée générale du persuasif propre à susciter l'adhésion de la plupart des âmes.

L'art de parler
On le voit, l'art de parler selon Platon dépasse la rhétorique du vraisemblable de deux côtés
à la fois : du côté de l'universel, où il trouve ses justifications, dont les tenants du vraisemblable
entendent se passer ; du côté du singulier, où ils n'atteignent pas davantage, puisqu'ils
demeurent dans la région du général. Un art doit pouvoir rendre raison de ses effets à même le
singulier, sans en rester à des conjectures sur ce qui réussit le plus souvent. Il n'est peut-être pas
pertinent, à cet égard, de parler, à propos du Phèdre, d'une rhétorique idéale : car Platon ne fait
qu'y déployer, dans le cas du discours, la notion d'art bien fondé, contre la conception chère à
Gorgias d'un art omnipotent et, en un sens, discrétionnaire, et contre la confusion de l'art et de
l'efficacité sans principe. La rhétorique du Phèdre serait donc, en termes platoniciens, le seul art
de parler digne de ce nom, auprès duquel les rhétoriques ordinaires feraient figure de contrefa-
çons, ou, à tout le moins, d'images déficientes.
Mais le lecteur dont l'inclination au platonisme n'est pas acquise d'emblée peut être conduit
à se demander si la psychagogie scientifique du Phèdre est encore une rhétorique, tant elle paraît
excéder les limites de la rhétorique ancienne dans son acception sophistique ou même aristotéli-
cienne. On s'interrogera ainsi sur la persistance du persuasif dans le programme rhétorique
platonicien, si du moins l'on entend par là ce qui échappe à l'universel pour intéresser les
dispositions propres de l'auditeur. Pourtant, l'art de parler tel que l'on vient de l'évoquer à
propos du Phèdre devrait permettre de faire justice de ce grief, car, loin d'abolir le persuasif,
Platon, persuadé qu'il n'implique aucune uniformité dans les discours qui peuvent le susciter,
l'étend et le fonde tout à la fois. Soit, dira-t-on, mais Platon sauve-t-il vraiment les phénomènes
rhétoriques ? Pierre Aubenque (1972, p. 263) autorise un soupçon lorsqu'il remarque, évoquant
Aristote, qu'une « rhétorique scientifique serait une contradiction dans les termes ».
En effet, toujours selon Aubenque (ibid., p. 263-264), « la science substitue la transcendance
de « ceux qui savent » à la fraternité tâtonnante de ceux qui vivent dans « l'opinion » ». Il est
indéniable que, si Platon reconnaît une communauté dialectique, il ne saurait admettre une
réelle communauté rhétorique. Et ceux qu'inquiètent ses réserves à l'égard de la démocratie
trouveront de quoi redoubler leur inquiétude dans sa conception d'un art de parler qui se veut
clinique. Il n'est pas surprenant à cet égard qu'Aristote, dans sa Politique14, voie dans l'argument
de la souveraineté de l'art le plus sûr ressort de la disqualification platonicienne de la démocra-
tie, et lui oppose, ou du moins allègue l'objection d'une égale compétence des citoyens quant

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Alain Petit

aux affaires publiques. La communauté démocratique est doxique tout comme la communauté
rhétorique, et c'est à ce commun titre que Platon les tient en suspicion.
Il est donc bien vrai que Platon, par delà les critiques adressées dans le Gorgias à la
rhétorique mal entendue, entend la refonder dans le Phèdre. Mais cette refondation a un prix
que d'aucuns trouveraient exorbitant. S'inscrivant ultimement dans le droit fil pythagoricien
d'un art psychagogique, il le fait prévaloir au détriment des liens que la rhétorique pouvait
entretenir avec la prise de décision dans l'incertitude. La psychagogie est la fonction nécessaire-
ment privilégiée d'un art de parler qui procède d'une science, ce qui fait du persuasif un mode
d'apparaître du vrai, non son substitut. Platon inaugure ce geste lourd de conséquences qui
conduira, dans le stoïcisme, à affirmer que le sage est le seul vrai praticien de l'art rhétorique. Il
n'est pas indifférent, pour finir, que l'art de parler soit, dans l'une des dernières œuvres de
Platon, du ressort de l'art royal {Politique, 305a). Le dialecticien, qui est le politique par
excellence, use souverainement de la rhétorique afin d'établir le consensus dans la Cité, et
préserver par là une unité aussi forte que possible. Et l'on ne peut alors se garder du soupçon
d'une instrumentalisation de la rhétorique, quand l'entretien dialectique n'est plus en cause. La
dialectique n'est jamais édifiante, quand le destin politique de la rhétorique est de pouvoir l'être,
aux mains de l'art royal.

Alain PETIT

NOTES

1. On en aurait une preuve indirecte dans le fragment 81 (Diels-Kranz) d'Heraclite : «L'invention de la rhétorique
comporte toutes sortes de prestiges tendant à cette fin (se. la tromperie), et d'après Heraclite, son inventeur est « le
prince des charlatans » » (trad. J.-P. Dumont, 1991, p. 84). La suite montre qu'il s'agit de Pythagore, comme le
pense à bon droit J.-P. Dumont.

2. On verra à ce propos J. Bollack, 1965, p. 309.


3. Voir J.-P. Vernant, 1962, Conclusion, p. 127-129 ; G.E.R. Lloyd, 1979 (1990, p. 90-109).
4. Parménide, Diels-Kranz 28 Β 1, trad, de J.P. Dumont, 1991, p. 346, 1. 31.
5. Aristote, Poétique, 9, 51 a 38, et Premiers Analytiques, II, 27, 79 a 4.
6. Aristote, Rhétorique, III, 1, 1403 b 34-35 et 1404 a 1-8.
7. Gorgias, Eloge d'Hélène (Diels-Kranz Β 11), αρ. Dumont, 1991, p. 711 (trad. J. L. Poirier revue : J. L. Poirier
traduit « un tyran très puissant »).
8. Cf. Platon, Gorgias, 456 a 7 — 456 c 7.
9. C'était le cas d'H. Gomperz, 1912.

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10. On verra, sur Gorgias, M. Untersteiner, 1949 (1954, p. 119 ; on peut aussi consulter 1993).
11. C'est la thèse d'E. Terray, 1990, p. 46-52.
12. Gorgias, Diels-Kranz A 1 a, ap. Dumont, 1991, p. 688.
13. Pascal, Pensées, 90-337 (Lafuma, 1963, p. 510).
14. Aristote, Politique, III, 15, 1286 a 8-30 ; 16, 1287 a 32-1287 b 7. On verra sur ce point F. Wolff, 1988, et 1991, p.
110-116.

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