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I.A QUINZAINII
Les sentinelles du neant
1
Samuel Beckett ports entre Pim et Pem, Bom et
Pemier Amour (19451 Bam, Krim et Kram dans Com-
Minuit éd., 56 p. ment c'est.
La haine des enfants tcommc
Mercier et Camier l19461 futurs géniteurs.' s'exprime par
1 Minuit éd., 212 p. l'attitude violente de Mercier
rencontrant son fils et sa fille,
marchant sur eux pour les chas-
De ces deux textes dc Beckett, ser en grimaçant. t« Foutez-moi
l'un Premier A mour qui est le camp ! hurla Mercier », p. 48.1
courte nouvelle, a été écrit la Au refus de reconnaître l'iden-
même année que Watt (1945), et tité ou l'existence de la progéni.
l'autre, Mercier et Camier, se si- ture, correspond la perte de la
tue un an avant Molloy (1947). Il notion de l'identité d'autrui en
est également important d'ajouter général: Mercier et Camier, qui
que ces deux œuvres furent com- s'accrochent l'un à l'autre comme
posées pendant la période où deux noyés à la manière des per-
Beckett écrivait Nouvelles et sonnages de Godot, ne savent plus
textes pour rien (1946-1950), qui qui ils sont: c Qui es-tu Ca-
contient un récit capital : f Expul. rnier? >, demande Mercier. L'ap-
3é. parition de Watt (qui ressemble
Premier Amour, qui raconte à Murphy 1 apporte peut-être la
l'histoire de l'union du narrateur réponse à cette question: c Il est
avec une femme, cst surtout lc né, il est né de nous, dit Walt,
récit d'une tentative d'ancrage celui qui n'ayant rien, ne voudra
qui échoue devant l'impossibilité rien, sinon qu'on lui laisse le rien
de contact partagé ou durable en- qu'il a> (p. 198). Mais cet être,
tre deux êtres. La femme appa- c'est aussi celui qui n'est rien et
l"aît ici comme la confirmation de qui veut qu'on lui laisse le rien
l'échec dans l'amour. Les rapports qu'il est.
de Watt avec la poissonnièrc Bois de Gustave Doré pour "l'Enfer» de Dante Ces deux livrcs sont importants
Mm' Gorman étaient déjà une sé- parce qu'ils marquent une des
rie de «fiascos ». A la séduction donc doublement immonde en neslques par rapport à leur pro- premières étapes de ce qu'on pour-
féminine, essentiellement castra- tant que corps qui se donne de pre histoire (qui est la négation rait appeler l'entreprise de «ré-
trice, à la femme dévoreuse, le manière anonyme et aussi corps d'une histoire) et dont le dialo- duction >, de dépouillement pro-
narrateur de Premier A mour ré- susceptible de procréer d'autres gue interminable s'articule déjà gressif que Beckett continuera
pond déjà, non plus par l'humour corps. sur la présence ou l'absence de d'opérer sur son écriture. Par le
qui est une distance prise par rap- Dans la suite de son œuvre, certains objets comme le para- refus de l'ancrage et le processus
port à l'investissement affectif, Beckett restera remarquablement pluie, la bicyclette, l'imperméa- de l'auto - expulsion, Premier
mais par l'indifférence, refus fidèle à cette notion de dérélic- ble, le sac de «voyage >. Le but Amour met en évidence l'impos-
de contact, ct enfin la fuite de- tion fondamentale dans l'amour, de leur errance se résume sou- sibilité d'existence du couple en
vant la procréation, les enfants et qui fait de tout rapport un vent à la récupération de ces ob- tant que tel. Mercier et Camier
étant «les scories de l'amour:l). pourrissement inévitable se résol- jets oubliés ou égarés «quelque inaugure un nouveau genre de
Le refus de la femme se solde Vant par la fuite, ou l'enlisement part ». couple, celui de deux hommes, qui
par une auto-expulsion qui corres- dans la solitude. La cruauté gratuite que l'on re- seront plus tard présents dans les
pond précisément à l'expulsion de Dans Mercier et Camier,· les trouvera dans Fin de Partie par romans et le théâtre de l'auteur,
l'enfant hors du corps de la mère. personnages sont déjà des expul- exemple se présente ici sous la deux êtres qui se sont eux-mêmes
La femme disparaît alors du sés. Leurs rapports se situent forme du meurtre de de expulsés pour entreprendre une
champ affectif, visuel, et intellec- dans l'errance et l'attente !'ans but police à coups de bâton. interminable odyssée aux portes
tuel du narrateur à cause de son qui seront ceux de Vladimir et Mais si le corps des autres est du néant.
horreur de la paternité: «Je ne d'Estragon dans Godot. La notion devenu un objet haïssable, celui Ce qui, ici, apparaît encore
cr
me sentais pas bien à côté elle, de temporalité se fond déjà dans des personnages prend au contrai- comme 'l1n dialogue, se réduira
sauf que je me sentais libre de « une rêverie tumultueuse et grise re une importance considérable. plus tard en une seule voix, à la
"enser à autre chose qu'à elle, et où passé ei avenir se confon(dent) Le fonctionnement des organes, voix proliférante et litotique qui
c'était déjà énorme, aux vieilles crune façon peu agréable, et où et les douleurs qu'ils provoquent dit le Rien de l'existence. Au-delà
choses éprouvées, fune après fau- le présent tient le rôle ingrat de sont l'objet de discours. Mercier de l'humour noir dont Beckett
tre, et ainsi, de proche en proche noyé éternel» (pp. 48-49). Le sta- et Carnier ne sont pas encore im- . pare cette parodie d'aventure hu-
à rien, comme par des marches de de l'ancrage possible est dé- mobiles comme le seront Malone maine, on pressent la disparition
descendant vers une eau profon- passé et remplacé par des «visi- ou Hamm, mais ils portent déjà du sujet destiné à se dissoudre, et
de.» (p. 39). Et encore: «L'es- tes:!> à des auberges pourvues de une attention maniaque et inquié- l'émergence d'un être auquel il
sentiel était que je commençais à servantes «disponibles », ou dans tante à leur propre physiologie. reste tout juste assez de vie pour
ne plus faimer.:!> (p. 45). Une la maison d'Hélène qui est une Le corps d'autrui est nié à tel demander, tel un souffle venu des
autre manière de refuser l'amour prostituée. point que Mercier et Carnier pré- profondeurs: c Qui maintenant?
est de considérer la femme com- L'alliance des deux personna- fèrent déjà les jeux homosexuels Quand maintenant? Où mainte-
me une prostituée, et de lui don- ges se fait au nom de «l'horreur à l'amour vénal d'Hélène. Ce nant? :1>
ner ce rôle comme le fait le nar- de l'existence ». Mercier et Ca- genre de contact qui est aussi un
rateur pour Anne. Celle-ci devient mier sont des êtres sans âge, am- échec se retrouvera dans les rap- Anne Fabre-Luce
IlRANÇAIS
Le langage de la mer
1
Suzanne Prou dences précédentes, dont le char- fatales. C'est le P.O.F. qui, finale- s'était imposé, jusqu'ici, dans
La ville sur la mer me désuet était irrésistible. ment, l'emporte: on arrête Gilles l'évocation d'un monde replié sur
Calmann-Lévy éd., 232 p. Cela commence avec l'annonce et, au terme d'un jugement Som- lui-même et surtout dans l'explo.
de la mort d'un célèbre homme maire, on le condamne à mort. ration minutieusèd'un quotidien
politique, dans cette ville sur la A quelques jours des élections, volontairement banal, qu'envahis.
De vieilles demoiselles, la vie mer où l'un de ses anciens cama- la situation est complètement ren· saient soudain l'insolite et l'étran-
feutrée de province, des langues rades qui l'avait perdu de vue versée par l'intervention d'une ge. Avec cette fresque "qui se vou-
qui se délient sous le sceau du depuis une vingtaine d'années re- troisième force, invisible mais me- drait une satire politique et so-
secret, des yeux immobiles der- vient justement après une longue naçante, et qui contraint les deux ciale, ce ton au second degré
rière les fentes des volets : le pe- absence. Pourquoi Gilles trouve- Partis en présence à composer et n'agit plus et de l'imposant édi-
tit monde de Suzanne Prou - t-il le décès d'André Lavenant sus- peut-être même à s'aIlier. Sait·on fice qui nous est proposé, à peine
celui, du moins, de ses trois pre- pect ? Parce que personne ne pa- qui sont ces insurgés réfugiés parvient-on à distinguer le rez-de·
miers romans - se refermait sur raît sérieusement désirer percer dans les grottes du bord de mer, chaussée. Pour des raisons diffici-
le lecteur avec une simplicité ma- le mystère qui l'entoure et qu'en et dont la rumeur assure que le lement décelables - sinon, peut·
chiavélique, ne lui laissant même rapportant, sans d'autres commen· nombre croît rapidement? On le être, le fait que le roman est tout
pas le temps de prendre conscien- taires, la fin du chef du Parti de devine, plutôt: des étudiants et entier rédigé au passé composé,
ce de la façon dont il avait été l'Ordre et de la Famille dans un des intellectuels auxquels com- ce qui lui donne à la fois une
transporté d'un paisible salon par- établissement de bains mal famé, mencent à se joindre certains des certaine monotonie et un incon-
fumé au patchouli en plein cœur les journaux semblent laisser la ouvriers des Armateurs. Devant la testable flou - on reste le plus
d'une ahurissante histoire poli. porte ouverte à toutes les suppo- montée de la menace, on a tout souvent en deça du récit et, par-
cière. Que s'était-il passé? A peu sitions : suicide, crime crapuleux, juste le temps de proclamer tant, de sa leçon.
près rien; quelques divagations vengeance politique. l'union des anciens adversaires et « L'artifice ne régnait-il pas en
de vieilles filles, un certain frémis- Gilles, pour sa part, se croit de gracier Gilles pour lui offrir maître sur la ville? Tout n'était-
sement de l'air porteur de mes- autorisé, en sa qualité d'ancien de partager avec les leaders du il pas travesti, frelaté? », s'inter-
sages mystérieux et, surtout, la ami, à rendre une visite de cour- Parti des Armateurs et du P.O.F. roge Suzanne Prou, comme si eIJe
prodigieuse imagination de Su· toisie à la veuve : il met ainsi le l'honneur de former le premier voulait ainsi avertir son lecteur
zanne Prou qui, avec un humour doigt dans un engrenage qui cons- triumvirat de la ville. Après quoi, que les vrais acteurs ne sont pas
froid assez rare chez un écrivain titue, précisément, l'essentiel du tout ira très vite; des élections ces êtres falots vis-à-vis desquels
français, réussissait chaque fois un roman. Le P.O.F., en effet, n'en- triomphales, un jeu difficile pour elle garde constamment ses dis-
étonnant petit tour de force en tend pas laisser un intrus mener Gilles qui est contraint, pour gar- tances, mais Kafka, mai 68, cer-
renvoyant dos à dos, dans une une enquête au gré de sa fantai- der sa place, de devenir agent tains totalitarismes, l'absurdité.
même interrogation admirative, !;Oie; en pleine période électorale, double, la pression secrète, mais Sans doute. Mais ce n'est pas par-
lecteurs et personnages. et alors que l'organisation rivale tenace, des insurgés. Enfin, après ce qu'un lieu est défini comme
Avec la Ville sur la mer, le re· du Parti des Armateurs lui cause une énorme explosion qui em- imaginaire qu'il doit nécessaire-
gistre a changé. Les grondements de nombreux soucis, l'appareil du porte la ville, une belle apothéose ment demeurer irréel, et d'autant
du monde ont eu raison des chu- P.O.F. cherche à neutraliser Gil- libératrice avec l'irruption de la moins s'il s'agit d'un roman qui
chotements sous les ébéniers et les en le. dénonçant comme "es- mer qui balaie tous détritus voudrait proposer une réflexion
au récit intimiste - mais percu- pion. Le voici donc devenu le gi- et permet l'arrivée - on peut le politique et se soucier, par consé-
tant - de jadis se substitue une bier des polices parallèles des supposer - des exilés des ::;rottes. quent, de son efficacité. A moins
histoire plus ample, une sorte de deux partis, chacune rivalisant Aussi arbitraire et limitative -- et ce ne serait pas impossible
conte philosophique mi-fable, mi- d'ingéniosité pour le prendre aux que soit pour un écrivain la com- - que seul le langage de la mer
satire qui, parce qu'elle rend le pièges dressés ici par un déména- paraison constante avec son œu- l;OOit, ici, détenteur de la vérité.
lecteur moins complice, ne con- geur de plaques manchot et, là, vre passée, force est de constater
vainc pas autant que les confi- par deux femmes qui s'espèrent que le talent de Suzanne Prou Cclia Minart
4
DOCUMENT
.TRANG.RE
La fêlure
1
Bernard Frank temps de l'adolescence, et il Là où Bernard Frank cesse de Leonardo Sciascia
Un siècle débordé s'amuse, de retour, à démolir le nous bercer de mots un peu vides, Les paroisses de Regalpetra
Grasset éd., 320 p. jouet d'autrefois. Aussi bien, ne où il met le doigt sur la blessure suivi de
se lasse-t·il pas d'ouvrir l'intérieur vive qui fait de cet écorché le Mort de rInquisiteur
de ces délicates horlogeries, les douloureux bouffon de soi·même, Trad. par Mario Fusco
œuvres, sans percer le secret du c'est lorsqu'il se met à parler de Les Lettres Nouvelles
mécanisme qui les fait fonction- la question juive. Ceux qui ont Denoël éd., 304 p.
ner, et comme un enfant boudeur, choisi de n'être pas antisémites
les brise en morceaux. A force voudraient, tel Mauriac, que les
de rêver sa vie d'écrivain au lieu juifs leur sachent gré de leur neu- Le compte rendu des activités·
de la faire, insensiblement, Ber· tralité bienveillante, comme si la de sa classe, qu'il rédigeait à la
nard Frank ne sait plus que nous haine, en devenant silencieuse, fin de l'année à l'intention de son
parler des coulisses mondaines, voulait faire payer le prix de son inspecteur primaire, donna l'idée
de ce théâtre du demi·monde mutisme. Frank a raison d'insis· à Leonardo Sciascia, jeune institu-
Ah ! ces jeunes gens qui ·ont le bourdonnant de rumeurs et ter, il n'est pas de façon plus teur d'une trentaine d'années,·
bâillement langoureux et nostal- d'échos, ce fond grinçant et fié· odieusement sournoise d'être anti· d'écrire une chronique plus large,
gique, en rêvant des châteaux de vreux sur quoi - ironisait, féro- sémite que d'espérer des juifs de délivrée de l'optimisme officiel,
sable! Leurs premiers châteaux cement, Julien Gracq dans la Lit- la gratitude envers ceux qui Be qui embrasserait tous les aspects
en Espagne construits dans les al- térature à l'estomac - se déta- refusent à être des bourreaux. De· de la vie de la bourgade où il
lées du parc Monceau, sous l'œil chent, inévitablement, à Paris, les puis qu'Israël, face à l'encercle· enseignait. C'était en 1954, quand
attendri de leur nourrice, et qui œuvres et les hommes. ment belliqueux qui le menace, la démocratie·chrétienne régnait
noircissaient, faute de mieux, de a le malheur, pour survivre, de sans partage sur la péninsule, et
taches d'encre leur manuel de lit- recourir aux moyens de la force, que Pie XII voyait en De Gas-
Quelle fêlure en a fait, moins
térature ! Thibaudet, Lanson, Fa- les non juifs lui reprochent de ne peri un moindre mal.
le succès, le frère de Scott Fitz·
guet et même M. Petit de Julleville pas cultiver une vertu qu'ils n'ont
dont il a préfacé autrefois
leur ont donné de la littérature la naïveté de réclamer d'aucun Dans l'avant.propos dont il
Gatsby le Magnifique, dissipant sa
française l'image d'un enchevêtre- autre pays. Il règle son compte, coiffe la réimpression de son li-
rêveuse déréliction entre l'alcool,
ment subtil et rigoureux de par- de manière péremptoire, à cette vre, chez Laterza, en 1967, Scias·
les sauteries mondaines,. l'écriture,
terres et de pièces d'eau, et ils ne dilapidant un capital d'homme gauche bien· pensante qui, non cia prévient que cette réalité,
songent plus qu'à remplir les mar- satisfaite d'être l'éternelle pero dont il devait, par la suite, faire
d'esprit, obligé, pour faire hon·
ges de leur cahier d'écolier... dante responsable de la vertigi. une œuvre, n'a guère changé de-
neur à sa réputation, de faire as·
neuse promotion conservatrice de puis, et l'on a ici de bonnes rai-
saut d'épigrammes grinçants où
la France actuelle, voudrait en· sons de penser que quelques an-
Dans Géographie Universelle et perce le noir rictus du désespoir?
core, au nom d'on ne sait quels nées de plus n'ont pas suffi à la
la Panoplie littéraire, aux titres On est partagé entre l'agacement,
universaux, non seulement obliger modifier et que, de retour dans
significatifs, Bernard Frank fai· l'ennui et la sympathie. l'amuse·
les juifs à s'assimiler, mais encore son village, un immigrant n'a pas
sait de son rêve d'écrire la ma- ment, mais il faut bien l'avouer,
qu'Israël renonce à se défendre. à craindre un profond dépayse.
tière même de ces premiers livres c'est le plus souvent l'ennui qui
ment.
où il se glissait frauduleusement, l'emporte. Il n'a jamais su se gué-
frileusement dans la biographie rir de voir se briser le cristal de Bernard Frank a choisi de
ses illusions parce que, malgré son Les «braccianti - les hom-
imaginaire et les morceaux choi- jouer à qui perd gagne. Par des
mes qui n'ont pas leurs bras -
sis du grand écrivain qu'il vou- talent paresseux et brillant, le pirouettes, qu'on peut appeler pu·
continuent d'y crever de faim, les
lait devenir, à ce point dupe de succès n'a pas répondu suffisam- deur, il escamote sans cesse son
enfants se placent toujours en
ses affabulations mythomanes ment à son appel. impuissance ou sa fatigue devant
service dès l'âge de dix ans, les
qu'il réinventait un Drieu la Ro- la littérature. Mais, pour écrire
sauniers à la retraite cherchent
chelle sans ressemblance avec le un livre comme ceux qu'il aime,
Dans ses premiers livres, ce qui au soleil un engourdissement de
vrai modèle, selon le témoignage Proust, Chateaubriand ou Diderot
en faisait le charme, Bernard leurs membres tordus par les rhu·
d'Aragon lui-même. Il souhaitait qu'il imite par son improvisation
Frank s'était bâti un royaume où matismes, qui leur procure un
figurer dans les avenues royales buissonnière, il est nécessaire
il se blottissait avec délectation. Il avant·goût de l'apaisante mort. La
des encyclopédies futures. Mais le d'ajouter foi à ce qu'on écrit. Les
se taillait un pourpoint éclatant Maffia prend la vie de ses enne-
rêve a fait long feu. Seule, la cene pages les plus belles, si, rétrospec-
dans le drap de ses fantasmes. mis, l'argent de ses protégés et
dre des grasses matinées a laissé tivement, il est facile d'en relever
Maintenant, il a trop le sentiment une Eglise à qui 1'« aggiorna-
sa trace d'amertume dans la bOUe les ficelles parce qu'elles sont ins·
d'être talonné par le temps qui mento» n'a pas encore enseigné
che de notre hussard. crites de manière indélébile dans
passe pour ne pas vouloir ruser l'élémentaire pudeur, des ··sous à
l'anthologie de notre mémoire et
avec celle qui toujours gagne, ne tout le monde
se sont incorporées à notre sensi·
Il revendique, aujourd'hui, pas souffrir que lui échappe cette
bilité, à notre goût, ne sont pas
d'avoir donné leurs lettres de no- dimension légendaire, comme l'at· Pendant ce temps, au
issues d'une dérisoire dérision.
blesse aux « ainsi teste sa fascination pour Malraux, les «messieurs », épaves de la
qu'on devait désigner la petite qui hausse de son vivant l'écri- bourgeoisie terrienne, tapent le
troupe d'écrivains désinvoltes sur- ,'ain au-dessus de sa condition. Peut-être, ce qui rend ce livre carton, racontent leurs fantasmes
gis, à la suite de Nimier, dans la Aussi bien, flâne·t-ilinlassable- émouvant est qu'il soit fait de ces sexuels comme des aventures vé-
littérature des années 50. Mais, ment, butinant de tout et de chutes et de ces ébauches qui sont cues, se font une Apocalypse de
dans ce dernier livre, Bernard rien, dévidant des paroles man· l'envers d'une œuvre, son moule l'élection d'un conseiller munici·
Frank rompt des lances, surtout, gées par le silence où les mots en creux... pal communiste, et évoquent avec
contre lui-même. L'enfant gâté dégonflés font un mince rideau de nostalgie le temps de l'ordre. Ils
s'est, pendant dix ans, détourné fumée devant le vide ouvert sous n'accorderont pas pour autant
de ce qui faisait ses délices au ses pas. Alain Clerval leur voix au Mouvement Social
6
ALFRED
1 1
Trad. de l'anglais reuse, à lutter contre l'adversité, éblouissant. Le réel et l'imaginai- trad. du japonais
par Marthe Metzger ce qui a donné son beau livre re se chevauchent et s'entraident par René Sieffert
Gallimard éd., 320 p. autobiographique, la Ferme afri- ICI miraculeusement. Le génie Albin Michel éd., 192 p.
caine (1) , signé du nom de Blixen, d'Andersen n'est pas loin.
Elle se nomme Karen von Dans le même temps, pour Le Champ 'de la douleur, autre Yukio Mishima
Blixen, ou encore Isak Dinesen, mieux résister à la solitude afri- conte d'hiver, est un chef-d'œu- Cinq' nôs modernes
1
quand elle n'écrit pas un );Oman caine, elle évoquait un monde vre. La campagne danoise sert de trad. du japonais
policier sous le nom de Pierre imaginaire, un fabuleux refuge. fond, avec un manoir où réside p.ar Georges Bonmarchand
Andrézel. Elle vit masquée, dé- Elle était la fille d'un homme, un seigneur terrien qui règne sur Gallimard éd., 176 p.
guisée au plus profond d'elle- Wilhelm Dinesen, qui avait été les paysans. Un de ses sujets, fils
même et dans ses apparences, elle un aventurier et un artiste, qui d'une veuve, est accusé d'avoir
pourrait porter le nom de tous avait vécu la Commune de PariB incendié une grange. A sa mère Comme la plupart des écrivains
ses personnages. Elle est Danoise, et écrit à ce sujet un bon livre.. qui venaille supplier, le seigneur japonais contemporains, Kawaba-
mais on ne sait trop où elle a qui avait été chasseur parmi leE a proposé cet étrange marché: ta et Mishima empruntent des
vécu; du fond de l'Afrique, du Indiens d'Amérique et officiel «Si en un jour, entre le lever modèles et des thèmes à la litté-
Kenya, elle a rêvé une Europe dans l'armée turque contre les et le coucher du soleil, tu 'es capa- rature européenne. Mais, et sans
historique qui s'étend de préfé- Russes. Il décrivait la nature com· ble de faucher seule ce champ, doute est·ce ce qui fait pour nous
rence de la Révolution' française me personne et a laissé à la litté· j'abandonnerai la poursuite et tu leur force et leur étrangeté, ils ne
de 1789 à celle de février 1848, rature danoise une sorte de clas· garderas ton fils.» Le champ est cessent de réaménager ces modè-
et pourtant l'espace qu'elle occu- sique, Lettres d'un chasseur. On vaste, la mère accepte l'enjeu les, de gauchir ou de transformer
pe ou qu'elle fait occuper à ses peut donc comprendre qu'elle ait avec reconnaissance. Le jour de ces thèmes pour les intégrer dans
héros n'est jamais tout à fait de publié son œuvre fantastique, la moisson venu, tous les paysans «ce système de sigries agissant
ce monde. Au temps vécu, elle Sept Contes gothiques (2) sous le se sont rassemblés autour de ce sur nous par suggestion pure:t
donne une dimension palpable, nom d'Isak Dinesen, donnant au champ fatidique et le seigneur qui, selon Focillon, est la caracté-
d'une densité exactement propor- visage de Karen le masque d'un lui·même sera là, présent au ter· ristique de leur art.
tionnelle aux besoins de son ré- Isak. rible match dont la signification Le roman est un genre typique-
cit. Il n'est pas indifférent de savoir profonde ne cesse de s'amplifier, ment occidental. Kawabata en
En fait, tout est vrai en elle. qu'elle a écrit ses Contes d'hiver et de s'approfondir en un boule- connaît les règles. Il les respecte
Je le sais, je l'ai rencontrée, nous (3) recluse dans son manoir des versant suspense. dans les Belles endormies comme
avons, il y a une dizaine d'an- environs de Copenhague, pendant Quelle que soit la variété des auparavant dans le très ·beau
nées, passé un après-midi ensem- l'occupation allemande. Son cœur thèmes, le charme de Karen Grondement de la montagne. La
ble; elle ressemblait à une mo- sans âge se serre alors autour du Blixen ne cesse d'opérer, le phil. forme, ici, n'a rien à voir avec.
mie, embaumée, naturellement vieux Danemark, son imagination tre est efficace, analyser les ingré- celle de ces «romans» épiques et
desséchée, seuls des yeux de feu se fait moins exubérante; elle dients qui le composent serait touffus, mélange de chanson de
brûlaient au-dessus de ses pom- sait comme toujours éblouir, mais une longue affaire. Elle est bien geste et de feuilleton populaire
mettes creuses, et sans lèvres, elle aussi émouvoir. La noble baronne héritière des romantiques alle- qu'illustraient HokusaÏ ou Outa-
parlait. Elle n'était ni homme ni n'ignore pas la part du peuple ; mands, elle reconnaît avoir lu maro. Le récit, avec son action
femme, les deux tout à la fois, elle comprend les deux côtés de Hoffmann, mais aussi Edgar Poe, bien centrée, trouée de retours en
peut.être. Elle aurait pu aussi la barricade, ce qui sépare et ce Shakespeare, Dante, les Tragiques arrière, élargie par les jeux conju-
bien se casser net ou s'évaporer qui unit. grecs, les Mille et Une Nuits, Ra- gués de la sensation immédiate
sous mes yeux. Etait-elle née, Le premier de ses contes d'hi· cine... Elle prend son bien où elle et du souvenir, s'inscrit, semble-
avait-elle, enfant, puis jeune fille, ver est l'histoire d'un petit mous· le trouve, selon ses affinités, et t-il, dans le courant de recherche
grandi à la manière des humains se. Enfant, il prend sur lui de en filigrane, comme dans T.S. inaugurée par Proust. Le vieil
ordinaires, ou était-elle sortie une grimper en haut de la mâture de Eliot, apparaît si on veut bien la Eguchi caresse un sein et se 8OU-.
belle nuit d'un sarcophage? La son navire pour. délivrer un fau- chercher, une immense culture. vient de sa mère. Freud, dira-t.on,
deuxième hypothèse semblait la con empêtré dans les cordages. Elle n'est pas moderne, mais clas- n'est pas loin. Mais peut.être n'a-
plus vraisemblable, non seule- Plus tard, dans un port, d'un coup sique, de tous les temps, pour la t·il jamais été aussi loin. Car si
ment à cause de l'enveloppe char· de couteau il tue un marin russe forme. comme pour le fond. Kawabata nous. conduit par des
nelle mais à cause d'un esprit qui qui, s'étant pris d'affection pour Elle est romanesque, plus faci- chemins familiers, ceux-ci mènent
savait tout et qui était de tous lui, l'empêchait - sans le sa- lement cruelle que tendre, mais en des lieux radicalement étran-
les temps. voir - d'aller retrouver la jeune capable de faire vibrer le cœur ges et étrangers. En n'importe
Elle est morte en 1962, elle fille qui l'attendait. Poursuivi par autant que l'esprit. En commu- quel point du parcours, il suffit
était née en 1885. Elle appartient les camarades du marin, il est nion étroite avec une nature de jeter un œil par-dessus la haie,
au domaine du fantastique natu- sauvé par une vieille Lapone - qu'elle décrit admirablement, de prêter l'oreille aux murmures
rel; elle est incontestablement qui n'est autre que le faucon qu'il sensible au réel, elle sait authen- des vents, à la respiration des per-
un génie. Si l'on veut comprendre a naguère délivré. tifier le merveilleux. Il semble sonnages, pour se sentir soudain
son œuvre, il n'est pas mauvais, Rien n'est plus injuste, à vrai qu'elle sache tout, qu'elle ait tous dépaysé.
il est même indispensable de con- dire, que de résumer un conte de les pouvoirs, comme l'une de ses L'écriture, ici, est comme affec-
naître un peu sa vie. Par exem- Karen Blixen. D'abord, parce que héroïnes, dans les Contes tée d'un singulier
ple, le nom de Blixen est celui ces contes ne sont contes qu'au- ques, nommée Nuit·et-Jour, elle Elle est elle-même et son fantôme.
de son mari, un cousin de Suède tant que l'imaginaire y joue un est du jour et de la nuit. Le romancier décrit avec préci-
qu'elle épouse en 1921 ; elle avait rôle. Ce sont de longues nouvelles, André Bay sion les objets, les paysages, les
alors trente-six ans, elle habitait parfois de courts romans, qui pero gestes. Mais derrière la réalité
(1) Gallimard éditeur.
le Kenya où il était planteur et mettent des développements en (2) Stock éditeur. qu'il nous propose, évidente et
: grand chasseur. En 1925, ils di- éventail sur plusieurs registres (3) Gallimard éditeur. simple, une autre ne cesse de se
8
Le Japon et l'Occident
profiler, hantées par les figures çoit que Mishima a introduit dans
troubles du désir et de la mort, ses textes des repères familiers et
troubles d'être placées constam- une apparence de logique pour
ment aux frontières du sensible rendre plus crédible et plus sen·
et du spirituel, de ce monde et de sible le dépaysement qu'il nous
l'au-delà. propose. Même le recours aux
Aussi bien est-ce pour cela quc phrases banales, aux clichés et vé·
le livre échappe à toute vulgarité. rités toutes faites, recours qui-
Rien pourtant de plus scabreux n'est pas sans rappeler certaines
que son sujet. Les «belles endor- formes du théâtre européen ac-
mies », ce sont des jeunes filles, tuel, n'est là que pour masquer le
toutes vierges, plongées dans un glissement du réel vers l'insolite.
sommeil artificiel, offertes pour la L'auteur ne donne pas au «nô»
nuit à des vieillards décrépits et une allure plus prosaïque, plus
impuissants. «Il ne se passe ja- réaliste. Au contraire. Il se sert
mais rien », dit la tenancière, sor- de situations réalistes pour redé-
te de sous-maîtresse distinguée qui couvrir le caractère cérémoniel du
offre le thé à ses clients. Et le théâtre. A travers un jeu qui
vieil Eguchi lui-même, qui, à ble emprunter des échos et des
soixante-sept ans, n'a pas perdu ficelles à nos comédies, il mine la
toute virilité, qui est venu là par réalité pour nous introduire dans
Mishima
curiosité, pour comprendre aussi un monde où tout est possible, où
quels plaisirs lui resteront possi- parence, intégrés à cette SOCIete. le fantôme d'un vieillard amou-
bles dans quelques années, re- Kawabata Même leur misère, leur inadapta. reux peut entraîner une jeune
nonce à enfreindre les interdits Le titre de son l'ecueil est clair. tion ou leur folie sont expliquées femme dans la mort, où les char-
non formulés de la maison, mieux, Il s'agit de «cinq nôs modernes ». par des raisons sociales ou psycho- mes de la magie agissent jusque
y revient pour rêver auprès de Mishima pratique à l'égard du logiques. Un esthète cite une dans les cliniques les mieux équi-
corps frais, innocents et singuliè- « nô» une opération analogue à phrase en français. Une infirmière pées. Comme chez Kawabata,
rement prostitués. celle de Brecht dans son Antigone, se lance dans un long discours c'est le monde de l'illusion - ou
Au vrai, nul établissement ne de Cocteau dans la Machine infer- sur la psychanalyse et les obses- de ce que nous croyons, nous occi·
mérite mieux le nom de maison nale à l'égard de la tragédic anti· sions sexuelles. Bref, la modernité dentaux, être l'illusoire - qui
d'illusions. Ce qui fascine Eguchi, que. De même que Brecht ou Coco est présente partout. donne son sens au monde réel.
jusque dans sa dernière et tragi- teau de Sophocle, il propose une Bien vite, cependant, on s'aper- Claude Bonnefoy
que visite, c'est de respirer le par- lecture moderne, accordée à nos
fum de la jeunesse, de retrouver préoccupations, d'œuvres célèbres
à travers ce parfum celui de sa du «nô », notamment de Zeami
propre jeunesse, ses élans et ses qui en fut le grand maître.
plaisirs d'autrefois. Auprès de ces D'une certaine manière, Mishi-
filles qui, endormies, silencieuses, ma va plus loin. Il conserve bien
ne sont peut-être pas réelles, qui la structure et l'esthétique des
sont peut·être des incarnations de « nôs» primitifs, y compris l'in-
Bouddha, il découvre ensemble ce dispensable partie mimée et dan-
que sont J'essence du désir et le sée - difficile à imaginer à la
sommeil bienheureux de la mort. lecture - où culmine toute l'ac-
Bref, ce qui aurait dû être sa tion. Il garde bien l'essentiel des
dernière expérience érotique - thèmes avec leurs arrières-plans
expérience, prise tellc quelle, étranges et fantastiques où circu-
d'une grande pauvreté - devient lent les fantômes, où, le temps
en fait une expérience mystique. acquérant une singulière élasti-
Aussi bien, dans ce récit sobre, cité, cent nuits et cent ans se résu-
rapide, d'une indiscutable tension ment en un même moment. Mais
poétique, Kawabata nous entraîne à ces structures et à ces thèmes,
bien au-delà de ce qu'il semble il fait subir de singulières distor-
dire. SIons.
Avec ses nôs, Mishima, dont les Tandis que le «waki », l'acteur
qualités de romancier sont bien secondaire qui était comme le té·
connues, renoue avec la tradition moin ou le commentateur de l'ac·
théâtrale japonaise. Rien d'éton- tion a disparu, histoires et person-
nant quand on sait l'intérêt que nages sont métamorphosés. Tout
portent à celle-ci les dramaturges se déroule de nos jours, dans un