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UN

Supposons qu'à un moment donné une personne qui est en train d'écrire une lettre à une autre
personne — le sexe ou les sexes n'ont aucune importance — ait le soupçon, ou peut-être simplement la
certitude d'être légèrement ivre. Non, il ne s'agit pas d'une ivresse importune, tapageuse et répugnante
— sinon par le fait que l'ivresse, hyperbole de l'existence, en met en évidence (disait-on dans les
dissertations) le caractère intrinsèquement répulsif.
L'épistolier, sous le coup de la révélation de sa propre ivresse, pourrait tout simplement s'abstenir de
poursuivre sa tâche. La trouble lucidité de l'ivresse pourrait lui suggérer de s'abstenir aussitôt de tout
entretien. Mais s'il s'abstenait alors d'écrire, il donnerait une interprétation raisonnable du caractère
déraisonnable qui est le propre de l'ivresse ; donc, il ne pourrait renoncer à son trône d'épistolier que
dans la mesure où il se reconnaîtrait comme n'étant plus ivre, et acteur, masque, faussaire de lui-même
en personnage ivre. Mais, à partir du moment où il s est rendu compte, ou a cru être conscient de se
rendre compte de sa propre ivresse, il n'entend pas, ne veut pas, n'accepte pas d'y renoncer. Et donc, à
partir de ce moment-là, son ivresse va être volontaire, un choix non nécessaire, même s'il lui est
fortement soufflé par la somnolence, par l'irritation morale, par le malaise et le bien-être bizarrement
conjoints, toutes choses qu'il considère être les symptômes de l'ivresse. Il continuera donc à écrire.
Mais lui faudra-t-il écrire de manière étroitement surveillée ou, au contraire, de manière innocente,
imprécise, adamique ? Il refuse
de se surveiller puisqu'il sait, depuis toujours, que la prudence tend vers le silence, et non pas d'ailleurs
vers le silence de l'abstention, mais vers l'affreuse et brutale abstention du bâillon. D'autre part,
l'innocence lui répugne tout autant, et en particulier cette innocence qui émane de la complicité avec
un verre de jus fermenté. Mais, à peine a-t-il fini d'écrire ces mots ou de les penser, il ne peut
s'empêcher de se demander quelle autre innocence pourrait exister, en dehors de celle-ci, un peu
étourdie, un peu toxique. Par conséquent c'est sur l'innocence qu'il lui faut produire une sentence, sur
sa propre innocence. Il n'existe donc aucun compromis entre la veulerie de cette innocence et la dignité
du mensonge ? « Mon cher » écrit-il, « si tout est abject hormis l'abjection, ne dois-je pas alors
poursuivre la paix innocente de l'abjection ? » Mais les mots le bravent, et il est furieux
DEUX

Un homme de culture moyenne et de mœurs convenables rencontra la femme qu'il aimait après une
absence de plusieurs mois, conséquence d'horribles événements guerriers. Il ne l'embrassa pas ;
mais s'isolant en silence, il vomit longuement. De ce vomissement il ne voulut donner aucune explication à
la femme stupéfaite, pas plus qu'il n'en donna à quiconque ; c'est seulement à force de patience qu'il
parvint à comprendre que ce vomissement expulsait de son corps toutes les innombrables images de la
femme aimée qui s'étaient déposées en lui et avaient amoureusement empoisonné son corps. Mais il
comprit, à l'instant même, qu'il ne lui aurait plus été possible de se conduire avec cette femme comme si
l'amour, et lui seul, les unissait, un tendre amour uniquement préoccupé de franchir tout obstacle et de
toucher l'épiderme de l'autre, pour toujours ; il avait fait l'expérience de la toxicité de l'amour, et il avait
compris que la toxicité de la distance était la seule alternative à la toxicité de l'intimité, et qu'il n'avait vomi
le passé que pour faire place au vomi du futur. Bien qu'il lui fût impossible de l'expliquer à quiconque, il
savait que le vomi. justement, et non les soupirs, était le symptôme de l'amour nécessaire, de la même
façon que la mort est le seul symptôme certain de la vie.
Il se trouve désormais dans la situation délicieusement torturante de ne pouvoir ni dédaigner, ni
courtiser, ni chérir , ni contempler la femme qu'indubitablement il aime — et qu'il aime de façon
insupportable depuis qu'il l'a rendue spectatrice de ce
vomissement —, pas plus qu'il ne peut la tenir à l'écart de son propre secret, en vertu duquel il doit, pour
l'accepter totalement, l'absorber, la faire sienne jusqu'au moment où elle se révèle toxique, ce qu'elle
ignore être, et qu'il ne souhaite pas lui expliquer. Cependant, la vie devient partout plus instable, des
guerres nouvelles menacent. Les morts potentiels s'y préparent, et, dans l'attente des fosses, la terre se
fait tendre. Partout l'on colle des affiches qui expliquent le sang. Puisque personne ne parle du vomi,
l'amoureux pense que le problème est ignoré ou tenu pour ignoré ou trop connu. Il embrasse sa fiancée,
lui concède sa nuit de noce et enfourche en vomissant le puissant coursier de la mort.
TROIS

Un homme des plus méticuleux a fixé trois rendez- pour le lendemain après-midi : le premier avec la
femme qu'il aime, le deuxième avec une femme qu'il pourrait aimer, le troisième avec un ami auquel il
doit, pour aller vite, d'être vivant et peut-être même sain d'esprit. En réalité, aucune de ces personnes ne
compterait dans sa vie si les autres n'en faisaient pas aussi partie ; de telle sorte que le rendez-vous du
lendemain après-midi a des fondements qui relèvent non seulement de la psychologie, mais de la
fatalité. Les trois personnes cependant, si elles sont réciproquement nécessaires, sont réciproquement
incompatibles. Aucune des deux femmes n'a de sympathie pour l'ami, étant donné qu'aucune d'entre
elles n'a sauvé la vie et la raison de l'homme, et qu'au contraire leur attitude intolérante et fantasque a
nécessité l'intervention d'un ami prudent à l'esprit distraitement subtil. L ami voit en l'homme son chef
d'œuvre, et il ne voudrait pas qu'il soit trop aisément accessible. La femme aimée se méfie de la femme
que l'homme pourrait aimer, non pas tant en raison de l'amour qu'elle voue, présume-t-on, à l'homme
qui l'aime, mais à cause de la gloire par lui obtenue en risquant la folie et en étant sauvé par un ami que
tous voudraient connaître, tous étant au courant de sa qualité de sauveur, même si personne n'ose
demander à lui être formellement présenté :
enfin, la femme que l'homme pourrait aimer ne l'aime pas en retour, et lui-même d'ailleurs ne l'aime pas
au sens propre du terme, mais a conscience d'être un objet d'amour potentiel, et il s'aperçoit du plaisir
qu'il retire de cette possibilité probablement destinée à demeurer sans conclusion, un plaisir semblable à
un mélange parfait d'indifférence et de passion, mais ce mélange est instillé par la réalité de la femme
aimée sans laquelle, d'ailleurs, l'aimée potentielle n'existerait pas, tenue en respect qu'elle serait par
l'ami, qu'elle ne connaît pas, mais dont elle redoute qu'il soit fort et indifférent. L'homme a convoqué ces
trois personnes à ce rendez-vous parce qu'il voudrait expliquer et établir directement que sans eux il lui
serait impossible de vivre. Il est faible, intensément mortel, et ne survit que grâce à un jeu
d'éventualités. Entend-il donc jouer la scène mélodramatique de la confession ? Jamais plus. Il vient de
comprendre, à l'instant, qu'il n'ira pas au rendez-vous, car le lendemain est trop étroit pour l'accueillir,
lui, et les explications des autres. Il est lui-même la plus étroite des choses, et l'entrée simultanée des
trois images incompatibles et nécessaires le consumerait instantanément.
QUATRE

Vers dix heures du matin, un homme instruit et d'humeur passablement mélancolique avait
découvert la preuve irréfutable de l'existence de Dieu. Cette preuve était complexe, certes, mais pas
au point de ne pouvoir être saisie par un esprit un tant soit peu philosophe. L'homme instruit resta
calme, examina à nouveau la preuve de l'existence de Dieu de la fin au commencement, il l'examina
de biais, puis du commencement à la fin. et tira cette conclusion : il avait fait un bon travail. Il
referma le cahier contenant les notes relatives à la preuve définitive de l'existence de Dieu, et il sortit
pour ne s'occuper de rien — pour vivre, en somme. Vers quatre heures de l'après-midi, alors qu'il
rentrait chez lui, il s'aperçut qu'il avait oublié la formulation exacte de certains passages de sa
démonstration, et tous les passages, bien entendu, étaient essentiels.
Cela le rendit nerveux. Il entra prendre une bière dans un bar et il eut le sentiment de trouver un
instant d'apaisement. Un passage lui revint en mémoire, mais il se rendit immédiatement compte qu'il
en avait perdu deux autres. Il mettait tout son espoir dans ses notes, mais il savait que celles-ci
étaient partielles, il l'avait fait exprès, car il ne voulait pas que quelqu'un, la femme de chambre par
exemple, soit certain de l'existence de Dieu avant qu'il n'ait exposé avec soin toute son
argumentation. Aux deux tiers du chemin qui le conduisait chez lui, il se rendit compte qu'au moment
même où s'évanouissaient les solides et admirables données prouvant l'existence de "Dieu, il
aboutissait à des raisonnements dont il ne savait pas s'ils faisaient partie de sa démonstration initiale.
Y avait-il un passage concernant les Limbes ? Non, et il n'était pas non plus question des Ames
Dormantes. Le Jugement Dernier ? Oui, sans doute. Il n'en était pas sûr. L'Enfer ? Ça lui semblait peu
probable, et de toute manière il avait l'impression d'avoir longuement traité de l'Enfer, d'avoir placé
l'existence de ce dernier au point culminant de son investigation. Arrivé devant chez lui, il sentit une
sueur froide couvrir son corps. De quoi avait-il réellement démontré l'existence ? En effet, quelque
chose était manifestement vrai, inattaquable, mais résistait cependant à se fixer dans une formule
inoubliable. C'est seulement alors qu'il sentit la clé au creux de son poing fermé. Et, dans son
désespoir tardif, il eut ce geste de la jeter au milieu de la rue déserte.
CINQ

Un homme qui n'avait tué personne fut condamné à mort pour homicide ; il aurait tué, par
intérêt, l'un ne ses associés en affaires dont il n'entendait expliquer ni commenter la conduite
privée. S'agissant de son associé, il lui sembla en définitive qu'il aurait pu être voué à une
condamnation plus infamante. Les juges avaient été jusqu'à admettre que lui, le condamné avait
été victime d'une indigne escroquerie. Mais vraiment, bien qu'il en fût certain, il n'avait jamais
cherché à savoir s'il avait été trompé, et dans quelle proportion. Il avait mentalement retenu un
pourcentage de deux tiers comme une approximation sensée. En réalité, ainsi qu'il l'avait
découvert au procès, l'escroquerie avait été bien inférieure. Dans un sens, le procès ne put que le
réjouir ; il lui donna la certitude que son ami était un escroc, mais de le découvrir timide et
prudent le plongea dans une émotion profonde. Il essaya d'expliquer qu'il était personnellement
convaincu d'avoir été volé des deux tiers, et que de toute manière il n'avait jamais envisagé de
tuer. Pouvait-il avoir tué pour un tort si minime ? Ce fut inutile ; on lui expliqua qu'il avait mauvais
caractère, et qu'il souffrait d'illusions d'omnipotence. Ce n'était toutefois pas un dément, bien quil
fît preuve, davantage que d'une inclination, d une sorte d amour pour la démence. Il reconnut que
l'observation était fondée. A partir de ce moment, il ne chercha plus à se défendre de manière
raisonnable et dûment argumentée. Le fait qu'il lui soit échu, a lui, homme bienveillant jusqu'à en
être indolent, de comparaître devant un tribunal, sous l'accusation
d'homicide, lui sembla si étonnant et improbable qu'il en conclut qu'il venait de réaliser l'un des
grands thèmes de sa destinée : la conquête d'une démence objective, et pas seulement sa propre
démence, mais une démence structurelle où tout était solidement lié, déduit, solidement conclu.
Délire d'omnipotence ? Mais en vérité il était omnipotent. Parce que lui, l'innocent, avait été jugé
coupable d'homicide, il était, lui et personne d'autre, la pierre angulaire de la structure démente.
Quel rôle difficile :

il ne pouvait mentir, car en définitive il habitait un monde vrai, ni simuler la folie sans mettre en
péril l'édifice de la folie tout entier. Une grande habileté était nécessaire, il n'en était pas
dépourvu.
SIX

Un homme qui sait le latin mais a oublié le grec fait les cent pas dans sa maison, il attend un coup
de téléphone. En réalité, il ne sait pas quel coup de téléphone il attend, ni s'il en recevra un. En
supposant qu'il n'en reçoive pas, il ignore ce que cela peut signifier. Il attend sûrement des coups de
téléphone de personnes qui sont liées, de manière intime, à sa vie. Il craint certains de ces appels. Il
sait qu'il est aisé de faire son siège, et qu'il est prêt à payer de son sang en échange d'un peu de
silence. Pour des raisons qu'il n'est jamais parvenu à déchiffrer entièrement, il a la sensation d'être
l'objet d'intermittentes attaques de haine et de défiance, sentiments qui donnent à ceux qui les
éprouvent un sens aigu de leur puissance, et les poussent à utiliser le téléphone. Un jour il reçut un
appel d'un ami auquel il avait prêté de l'argent. L'argent avait été prêté trois ans auparavant, jamais
restitué, mais il avait donné naissance à une haine profonde. L'ami avait même essayé de le frapper.
Une autre fois il avait cherché en vain à mettre fin à l'appel sanglotant d'une femme abandonnée qui
s'était trompée de numéro. Avec cette dernière, il avait entamé une correspondance téléphonique,
poursuivie pendant plusieurs semaines, jusqu'au jour où, à l'autre bout de la ligne, il s' entendit
répondre par une voix inconnue, querelleuse et innocente. Il n'avait plus osé appeler. A présent il
pourrait recevoir un coup de téléphone d'une femme qu'il aime et qui n'ose pas l'aimer, sinon avec
de longs intervalles de tourment, d'une femme qu'il aime et qui l'aime en retour.mais qui a trop à
faire pour s'en apercevoir, d'une femme que lui n'aime pas mais qui l'aime et qui le flatte sans lui
imposer d'intolérables tiraillements.
En réalité, il aspire justement à un appel différent, non prévisible destiné à changer l'image d'une vie
qu'il ne trouve pas intéressante, seulement irritante. Il se souvient qu'un ami d'un de ses amis avait
reçu un coup de téléphone de son père, mort depuis six ans. C'était un appel brutal, étant donné
que le père avait toujours eu mauvais caractère, et dans l'ensemble il avait été bref et futile. C'était
peut-être une plaisanterie. L'homme qui sait le latin voudrait ne pas attendre d'appels ; les coups de
téléphone viennent du monde, ils sont, en définitive, l'unique preuve qui lui soit concédée de
l'existence du monde. Mais pas de son existence à lui.
SEPT

L'homme en costume sombre, à la démarche prudente et pensive sait qu'il est poursuivi. Personne ne le
lui a dit, il n'y a aucune preuve qu'il en aille de la sorte, et cependant il sait, avec une certitude absolue,
que quelqu'un le poursuit. Il ne sait rien du poursuivant, mais il sait que la poursuite a commencé depuis
longtemps, qu'elle a une raison, même si personne, à l'exception du poursuivant, ne la connaît, et il sait
qu'il est poursuivi avec soin et acharnement. De cette poursuite, il sait peu de choses : en premier lieu, il
est moins poursuivi lorsqu'il se trouve en plein air, dans la foule, quand il ne reste pas chez lui : il ne veut
pas dire par là que la poursuite se ralentit, que le poursuivant est entravé par la foule, mais que la
poursuite subit une sorte d'affaiblissement, comme si l'espace où elle a lieu se trouvait altéré ; il sait que la
poursuite est très rapide et, puisque la démarche de l'homme est lente, il est inévitable qu'il soit rejoint et
même, on aurait déjà dû le rejoindre, et ce qui ne peut manquer de se produire quand quelqu'un est
rejoint aurait dû se produire — mais quoi ? Il l'ignore ; et il sait aussi que le poursuivant ne le rejoindra
jamais, même s'il devait lui arriver de s'arrêter sur un banc et de faire semblant de lire le journal, dans une
attente sans défense et une absolue reddition. Le poursuivant sait que, en le rejoignant, il cesserait d'être
le poursuivant, et il est possible que, dans le schéma de la création, il n'y ait de place pour lui qu' en tant
que poursuivant. Quand l'homme reste chez lui, le vacarme de la poursuite, le harcèlement, le
martèlement de pieds innombrables l'assourdissent,

HUIT

L'homme en costume clair se rend soudain compte de l'absence. Il vit dans cette maison depuis de
longmes années, mais ce n'est qu'à présent, alors que son séjour touche vraisemblablement à sa fin, qu'il
s'aperçoit que dans une pièce à demi vide existe une zone d'absence. La pièce à demi vide est après tout
une pièce comme les autres ; et ne fût cette absence, nul ne la remarquerait. L'absence, cela va de soi,
n'a rien à voir avec le vide. Une pièce entièrement vide peut être dépourvue d'absence, et si l'on y déplace
rapidement un meuble on ne crée pas pour autant une véritable et authentique absence. On ne crée rien
du tout. Il se trouve que cet homme d'un certain âge, qui a vécu de longues années dans cette maison,
qui a traversé un nombre incalculable de fois cette pièce, a découvert que dans cet angle il n'y a pas un
vide, mais une absence. Il sait également qu'il l'a parcourue à maintes reprises et qu'il est impliqué, sans
savoir lui-même comment, dans cette absence. Il la scrute, et bien entendu n'y comprend pas grand
chose. Toutefois, un aspect de sa vie dans cette maison lui semble moins clair. Il sait que les absences ne
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déménagent pas facilement ; et il est probable que le besoin de sentir cette absence à ses côtés l'ait
conduit a prolonger d'année en année son séjour dans une maison qu'il n'aime pas, au milieu de meubles
qui lui sont étrangers. Tout lui est étranger dans cette maison, hormis l'absence. L'absence est si
importante qu'il pourrait renoncer à tout ce qui rend sa vie supportable — bien qu'en fait elle ne le soit
pas — a condition de ne pas s'absenter de l'absence. Il est naturellement tenté de se poser nombre de
questions contradictoires à propos de cette absence.

Un homme a toujours au bord des lèvres un « Qu'est-ce que c'est ? ». Mais notre homme n'a pas vieilli en
vain. Il élimine méthodiquement en lui-même tout désir d'interrogation, de savoir, d'enquête. Ténèbres ou
lumière, tout lui indiffère, mais il sait cependant que cette indifférence est importante au point que si elle
venait à manquer, il sombrerait dans le désespoir le plus absolu. Voilà tout ce qui le plonge dans la stupeur
: avoir découvert si tard, une fois que les jeux étaient faits, qu'il n'avait jamais été abandonné
contrairement à ce qu'il croyait, mais qu'il avait cohabité depuis toujours avec une indifférence qu'il
considère à présent comme le seul motif plausible de sa survie.

NEUF
L'homme vêtu de manière un tant soit peu vieillotte mais non inélégante, est en train de parcourir les
derniers mètres qui le séparent de son domicile. Sur le chemin du retour, il a été retardé par une ondée
désagréable, un léger tremblement de terre et par des rumeurs d'épidémie. Sur le trajet qui le ramène à
son logis, il s'est perdu en chemin à diverses reprises, gêné qu'il était par des gouffres énormes, des
bâtiments effondrés, des amoncellements de cadavres qu'on faisait brûler, et par le feu de mitrailleuses
occupées à empêcher le pillage des temples de la foi, riches d'incroyables trésors
. Il se rappelle maintenant avec précision avoir entrepris son voyage de retour depuis au moins quelques jours ;
mais tandis qu'il évite de justesse une voiture bizarre qui explose, il comprend qu'il serre dans ses mains un journal
portant une date vieille de quelques années déjà et un titre se référant à une guerre glorieuse, dont il sait quelle est
terminée depuis longtemps même s'il ignore qui l'a remportée. Bien qu'il s'efforce d'être raisonnable, il ne parvient pas
à trouver des explications satisfaisantes aux sentiments de calme, de dignité, de satisfaction qui sont les siens.

Il n'est pas douteux que sa maison pourrait avoir été, à tout le moins, endommagée ou encore que les épidémies,
les tremblements de terre, les incursions ennemies pourraient avoir causé des dommages aux membres de sa famille.
Même si par un caprice du destin, cette partie de la ville avait été épargnée par les mésaventures qui ont bouleversé
ce qui avait été sa patrie, le temps ne se sera pas écoulé en pure perte : et tous,
à commencer par lui, auront vieilli, d'aucuns peut-être — mais qui ? — seront morts, invoquant inutilement son retour,
l'imaginant peut-être mort ou mourant. Un vague sourire illumine et embellit un instant son visage plus rusé
qu'intelligent. Bien que ses souvenirs soient confus, il sait, avec certitude, qu'il s est acquitté de certaines tâches qui
lui avaient été confiées — d'humbles tâches, puisqu'on le chargeait le plus souvent de missions élémentaires et
quelque peu mortifiantes ; il a porté des plis, et là où à la place de la maison à laquelle le courrier était adressé il a
trouvé un gouffre, il a laissé tomber les paquets, les lettres, les billets dans le gouffre. Quand il v avait des réponses à
attendre, il a attendu un temps raisonnable et s'est éloigné quand il a subodoré qu'une attente plus prolongée pouvait
apparaître indiscrète. Quelques dizaines de mètres le séparent de son logis, il fait maintenant nuit. L'homme savoure
par avance les histoires qu'ils pourront se raconter et il sourit.

DIX

En règle générale, les hommes qui viennent attendre le train dans cette gare meurent pendant l'attente. Ce n'est pas
une mort terrible, très calme au contraire. et, à sa manière, élégante : certains d'entre eux se font escorter par leur
famille, par leurs fils en particulier, qui portent de longues chaussettes noires et des culottes courtes, afin qu'ils
apprennent la manière de mourir dignement. A mesure qu'ils meurent, les hommes sont transportés dans une
chapelle ornée des visages de nombreux Saints, diversement miraculeux. Tenant son chapeau à la main, et par pure
politesse, un employé du chemin de fer demande si l'une ou l'autre de leurs Majestés les Saints consentirait à
ressusciter le défunt. Il observe cinq secondes de silence, porte un regard générique et interrogatif sur les Saints,
s'incline, sort et se coiffe à nouveau de son chapeau parce que la gare est balayée par un vent incroyable. Le vent
descend d'une faille ouverte dans la roche, et l'on ignore où il a pu se charger de ce gel sec et étranger qui fait de la
gare, d'après ce qu'on dit, un lieu des plus salubres et fort reposant. On pourrait soutenir que les morts de toutes ces
personnes — il arrive que meurent des familles entières — sont un démenti à la prétendue salubrité de l'air. En réalité,
tous sont convaincus que s'ils n'étaient pas venus jusqu'ici, ils seraient morts bien avant. Certains ne seraient même
jamais nés. En général, l'attente de la mort n'est ni longue ni pénible ; la compagnie est nombreuse, on papote, il y a
des jeux pour les enfants et pour les adultes.
Le chef de gare, homme vigoureux et bienveillant, caresse les enfants et salue les clients. Les trains qui s'arrêtent
dans cette gare sont au nombre de trois : chacun arrive d'un endroit différent et repart dans une autre direction. Il
faut cependant tenir compte du fait que chaque ligne est desservie par différents types de trains, dont certains
s'arrêtent, ou sont censés s'arrêter, si le chef de gare l'ordonne.
D'autres, plus importants, ne s arrêtent en aucune manière, ne se rendent à aucune prière. On
aperçoit les visages de profil, taillés dans le bois, de gens qui doivent accomplir un long voyage.
Parfois, un train qui pourrait s'arrêter se met à ralentir, le conducteur se montre à la fenêtre de sa
cabine, et scrute avec une appréhension interrogative le chef de gare, lequel se tourne vers le public
et, muet, l'interroge. Les gens font des gestes de la main, comme pour dire : « On vous en prie. on
vous en prie ! » ou « Vous trouvez vraiment que ça en vaut la peine ? », à moins qu'ils ne regardent
le train comme s'il était transparent. Le train accélère et, lorsqu'il a disparu, on vient retirer les
cadavres, tous vêtus de noir.

Un homme en costume gris, qui a appris l'allemand dans sa jeunesse — il s'en souvient encore un
peu, et il est fier de pouvoir déchiffrer les titres des journaux — se tient près d'un téléphone gris ; en
réalité il n'y a aucun lien de parenté entre eux. Quelqu'un lui a dit de téléphoner à tel numéro où doit
lui être communiquée une nouvelle importante qui le concerne de près. La voix qui l'avait entretenu
de cette communication était sans aucun doute féminine, même si un peu rauque, pas déplaisante,
mais apparemment un peu embarrassée par une tâche qu'elle trouvait désagréable. Il est toutefois
bien clair à son esprit que rien dans les propos de cette femme ne faisait explicitement allusion à une
nouvelle triste, dramatique et funeste, ou tout simplement déprimante. Il n'est pas non plus certain
que la personne en question fût au courant de la nouvelle, tout le porte au contraire à croire que la
femme, quelle qu'elle fût, était absolument ignorante du contenu de la communication. En outre, si la
femme, ou certains de ses proches, avait été informée de la chose, l'adresser à un autre numéro
n'aurait eu aucun sens.
Il a jusqu'à présent composé quatre fois le numéro, à deux reprises séparées par un intervalle d'un
quart d'heure. Personne n'a répondu. Le second quart d' heure vient de commencer et il se demande,
sans appréhension, quelle communication peut bien lui être réservée. Depuis longtemps il ne reçoit
pour tout courrier que des réclames pour des machines à laver, pour des livres visant à lui exposer les
avantages psychophysiques de la foi dans le vrai Dieu
Il n’a rien contre le vrai Dieu, mais il s'en méfie. En général il se méfie de tout ce qui est vrai, et il a
cherché à donner de lui-même une image dont on puisse difficilement dire si elle est vraie ou fausse.
Il n'a ni famille ni amis dont il pourrait déplorer la perte En réalité, pense-t-il alors que le quart
d'heure touche à sa fin- aucune nouvelle ne le concerne à moins qu'elle ne le concerne lui à
l'exception de tout autre. Si la nouvelle le concerne lui en même temps qu'un autre homme, femme,
animal ou chose, il entend préciser clairement qu'il y a eu erreur et que la nouvelle ne le regarde pas.
Il est d'ailleurs hautement improbable que quelqu'un, armé d'un téléphone ou protégé par lui, lui
communique une information un tant soit peu pertinente et exclusive. Cependant, c'est un homme
discipliné : il obéira à la voix féminine et fera tourner, présume-t-il, le cadran du téléphone habillé
comme lui.

DOUZE

Un homme jeune et d'allure moyennement cultivée,


,,yg des cinémas et amateur de chinoiseries, atttend à l'angle de deux rues peu fréquentées, une
femme qu'il trouve fascinante, géniale, d'une délicate beauté.
C'est leur premier rendez-vous, il goûte l'humidité de l'air — l'après-midi s'achève — et se réjouit des
rares passants, ornement de ses pensées solitaires. L'homme jeune est arrivé en avance, rien ne
l'humilierait davantage que l'idée de faire attendre cette femme. Il ne l'a jamais vue sinon en
compagnie d'étrangers, il éprouve à son égard des sentiments mêlés qui évitent de justesse le désir
et incluent de vive force la vénération, le respect, l'espoir de se rendre auprès d'elle agréable. Il y a
longtemps qu'il n'avait pas éprouvé pour une femme une combinaison aussi riche et heureuse de
sentiments. Il se rend compte qu'il en tire quelqu'orgueil, et un frisson de vanité le saisit. Alors,
s'apercevant qu'il est la proie de sentiments qu'il avait abandonnés, et pour lesquels il n'a nulle
estime, il réalise ce qu'il est en train de faire. Il s'est rendu à un rendez-vous. Rien ne le prouve, mais
ce pourrait être le premier d'une longue série. Tandis qu'une légère sueur d'angoisse et d'esPoir perle
sur son front, il pense qu'à l'angle de ces deux rues pourrait commencer une « histoire », une
inepuisable réserve de souvenirs. Quelque chose lui dit brusquement : « C'est ici que commence ton
"mariage. » Le pas rapide d'une femme le fait tressaillir 11 commence maintenant ? »

Quelques minutes encore, et dans les astres, dans les cieux des étoiles fixes,dans la comptabilité des
anges, dans le Volumus des dieux, dans la mathématique de la génétique,
quelque chose se mettra à vrombir. Elle posera la main sur son bras, et un voyage commencera qui
n'aura pas de fin. Une maison vide les attend, un bonheur évident, un lent étiolement, la croissance
des enfants, nonchalante tout d'abord, puis impétueuse.
Cependant son visage se fait malin, et mauvais ; il vient de se rappeler qu'il est lâche. Il aspire à la
fois au salut et à la perdition, mais il est incapable d'identifier l'un ou l'autre. C'est un incendiaire, et il
a sommeil. L'après-midi a laissé place au soir, la femme fascinante n'est pas venue. A voix basse il
l'insulte, et lorsqu'une jeune fille, timide, lui demande un renseignement, il feint de la prendre pour
une prostituée qui s'est trompée de client.

TREIZE

Cet homme qui traverse Piazza Indipendenza et porte dans ses mains la tête qu'on vient tout juste de
lui couper est un Martyr de la Foi. L'homme est négligemment vêtu, il n'a pas de veste et sa chemise
est maculée de sang. Cette tête qu'il tient dans ses mains l'embarrasse, il n'aurait jamais songé qu'elle
fût si encombrante et lourde. S'il parvenait, et nombreux sont ceux qui s'y essaient, à jeter un coup
d'œil à l'expression de cette tête coupée, il découvrirait les signes d une vive perplexité. En réalité,
l'homme qui est vraisemblablement en train de se diriger vers l'arrêt du 36 barré, est extrêmement
confus, non pas tant à cause du traumatisme de la décapitation, que parce qu'il ne lui semble pas
qu'il mérite le titre de Martyr de la Foi.

Au temps de son enfance prévalait une religion, dans laquelle il avait été élevé, qui croyait en un Dieu
et en d'autres dieux spécialisés de moindre importance- en des êtres invisibles, bons et méchants. Il
existait des péchés : ne pas tuer, ne pas insulter les chats, ne pas gruger les orphelins, ne pas coller
les timbres à l'envers, ne pas faire se balancer sa main droite, pas de cannibalisme. Il s'agissait d'une
religion surannée qui avait connu des jours meilleurs, mais qui, le temps aidant, s'était faite tolérante.

Tout était pardonnable. Le Martyr avait distraitement grandi dans cette religion, en pensant à autre
chose, et lorsque les Autres étaient sortis des souterrains, il en avait éprouvé comme de la gêne. Pour
les Autres, il était cependant fondamental de préciser que Dieu était jaune, que les dieux de moindre
importance étaient hermaphrodites, que les créatures étaient invisibles aux seuls méchants, à ceux
qui étaient prédestinés à être condamnés. Et puis, des péchés, disons extravagants : ne pas caresser
les chiens, ne pas frapper de fausse monnaie, ne mentir sur rien, sexe excepté, à propos duquel il
fallait obligatoirement mentir. S'était-il donc soucié de sexe ? Non, vraiment pas. Avait-il caressé des
chiens ?

A l'instant même, notre homme, qui venait d'atteindre l'arrêt de l'autobus, réalisa qu'il était un Martyr
de la Foi, sans toutefois savoir de laquelle au juste ; en fait, depuis qu'ils avaient été refoulés dans les
souterrains, le caractère des vieux fidèles avait, lui aussi, empiré.
L'espace d'un instant, le doute l'assaillit : puis il comprit que son prestige découlait de son incertitude,
sa tiédeur de sa force ; il était sur le point d'entreprendre une nouvelle carrière quand, au moment
même où il montait dans l'autobus, sa tête coupée lui glissa des mains.
QUATORZE

II était exactement neuf heures moins douze minu- tes lorsque l'homme rasé de près, vêtu d'un
manteau à col de fourrure, sortit de chez lui. Il avait en effet rendez-vous à neuf heures trente avec la
femme qu'il avait décidé de demander en mariage. Homme un tant soit peu dépassé par les
événements, chaste, sobre, taciturne, non pas inculte mais d'une culture délibérément inactuelle,
l'homme au manteau avait décidé d'aller à pieds au rendez-vous et de mettre à profit son trajet pour
méditer, car il était convaincu que, quelle que dût être la réponse, sa vie approchait d'une dramatique
mutation. De nature craintive, il estimait probable une réponse dilatoire, et il se serait réjoui d'un «
non » aimablement proféré ; il n'osait penser à un « oui » instantané. Il avait calculé que son trajet
durerait quarante minutes, ce laps de temps incluant l'achat d'un quotidien, objet consignant jour
après jour les chroniques des exactions et atrocités et qu'il trouvait apaisant dans la mesure où il le
persuadait qu'il n'était que peu de chose ici-bas.
Les réponses possibles étaient au nombre de trois, il avait décidé de consacrer trente minutes au «
non » et à la dilation, huit au « oui », et deux minutes au journal.

A la huitième minute du trajet, alors qu'il tentait de se persuader qu'un « non » n'aurait pas empêché
une vie utile ou honnête, il entendit la première et violente explosion. En réalité, on discutait depuis
longtemps dans son pays de l'opportunité d'une guerre civile ; mais l'homme au manteau, soucieux
de son propre avenir, n'y avait pas prêté attention.

Même à ce moment-là, il fut incapable de comprendre. Deux minutes plus tard, à la vue de l'explosion
du ministère de l'Education, il eut quelque soupçon ; les chars d'assaut achevèrent de le convaincre. Il
avait quelques idées politiques, mais passablement rabougries. A cet instant précis, il pensait à sa
possible épouse avec une virile appréhension. Les choses allèrent très vite : à neuf heures sept, le
Premier Ministre fut physiquement défenestré, trois minutes plus tard le Président était refoulé dans
un conduit de cheminée, et le Roi faisait son entrée dans le palais de ses ancêtres ; c'était un Roi âgé,
et il était pressé ; les fusillades commencèrent immédiatement. On fusilla l'homme au manteau à neuf
heures trente, contre le mur d'une église imitation gothique. On le fusilla parce qu'il tenait toujours à
la main le journal acheté tôt le matin, lorsque le pays était encore républicain. Il ne lui déplut pas de
mourir, mais il fut légèrement agacé de ne pouvoir jouir des deux minutes qu'il aurait pu consacrer au
« oui

QUINZE

Un homme ayant le sens de l'honneur a appris qu'un autre homme, qu'il tient pour un de ses amis, a
été l'objet de réflexions désobligeantes de la part d'un troisième individu, que le premier ne connaît
pas, au cours d'une conversation que ce troisième individu a eue avec un quatrième, relation assez
intime quant à lui du premier homme ; à la vérité, la source d'information est constituée par une
cinquième personne, qui y a fait une allusion tout à fait
fortuite alors qu'elle parlait avec le quatrième homme en présence du premier ; il convient également
de souligner que le quatrième comme le cinquième de ces messieurs ignorent l'existence d'une forme
d'amitié entre le premier homme et le second ; le cinquième ne sait même pas si le quatrième connaît
personnellement le second et, tout bien considéré, cela ne l'intéresse pas. Ce qui l'intéresse c'est la
médisance en soi.

Le premier homme est troublé ; il est témoin d'une situation humaine perturbée et il estime que
tenter d'y apporter réparation serait conforme à son sens de l'honneur. Il pourrait s'adresser au
deuxième homme, son cher ami, et l'assurer de son affection et de son estime ; mais il n'est pas
certain que ce dernier soit au courant de la médisance, et il ignore quel type de rapports
entretiennent le second et le troisième homme, qui de toute évidence se connaissent. Il pourrait
défier le troisième homme, et l'obliger à s'expliquer franchement sur son comportement. Mais il sait
combien est difficile toute explication franche. Il se rendra donc chez le quatrième homme et lui
parlera longuement, de manière indirecte mais persuasive, du deuxième homme. Il s'attachera
prudemment à présenter la cinquième personne comme étrangère à l'affaire. A cet instant précis, il lui
revient en mémoire que cette cinquième personne est précisément la source de l'information qui le
trouble. Il serait d'ailleurs inutile de se rendre chez elle, parce qu'il semble bien qu'elle ne connaît pas
le deuxième homme, qu'elle n'éprouve aucun intérêt pour lui, uniquement pour la médisance en soi,
qu'on ne peut rendre vaine et inefficace qu'à la condition d'avoir des éléments d'information sur la
personne qui en est victime, mais la cinquième personne ne saurait en avoir. C'est alors qu'on sonne
à la porte : le deuxième homme se présente, il vient lui raconter que le quatrième s'est moqué de lui,
le premier, prétendant être son ami, au cours d'une conversation avec le troisième, qui ne connaît pas
le premier. Tout en parlant, le deuxième homme parvient difficilement à contenir une jubilation
intérieure, un rire étouffé. Le premier homme est horrifié ; il le salue en lui serrant la main et ressent
comme un profond soulagement, un sentiment de libération.

SEIZE

L'homme vêtu d'un costume de lin, portant des socquettes et des mocassins, jette un coup
d'œil à sa montre ; dans deux minutes il sera huit heures. Il est chez lui, assis de manière légèrement
inconfortable sur le bord d'une chaise dure et rigide. Il est seul.
Dans deux minutes — quatre-vingt dix secondes à présent — il lui faudra commencer. Il s'est levé un
peu plus tôt pour être sûr d'être prêt. Il s'est lavé avec soin, il a uriné avec attention, déféqué avec
patience, s'est rasé méticuleusement. Tout son linge de corps est neuf, il ne l'a encore jamais porté,
et ce costume a été confectionné il y a plus d'un an en prévision de ce matin-ci. Toute une année
durant, il
n'a pas osé ; il s'est souvent levé aux aurores — d'ailleurs il est matinal — mais au moment où, tous
préparatifs achevés, il prend position sur la chaise, le courage vient à lui manquer. Mais à présent il
s'apprête à commencer : dans cinquante secondes il sera huit heures. Au sens propre du terme, il ne
doit rien commencer du tout. D'un certain point de vue, il doit tout commencer, tout. Toutefois, il ne
doit rien « faire ». Il doit seulement aller de huit heures à neuf heures. Rien d'autre : parcourir
l'espace d'une heure,
un espace qu'il a parcouru d'innombrables fois, mais il doit le parcourir sous la forme de temps ; il ne
doit
rien faire d'autre, absolument rien. Huit heures ont déjà passé depuis un peu plus d'une minute. Il est
calme, mais sent qu'un léger frémissement se prépare dans son corps. A la septième minute le
battement de son cœur commence à accélérer. A la dixième minute sa gorge commence à se nouer,
tandis que les pulsations du cœur frôlent la panique. A la quinzième minute, le corps tout entier se
met à ruisseler de sueur, presqu'instantanément ; encore trois minutes et la bouche devient incapable
de saliver ; les lèvres blanchissent. A la vingt-et-unième minute les dents se mettent à claquer,
comme s'il riait, les yeux se dilatent, les paupières cessent de battre. Il sent son sphincter se dilater,
et tous les poils de son corps se hérissent, immobiles, pris dans le gel. Brusquement le cœur ralentit,
la vision s'obscurcit. A la vingt-cinquième, un tremblement furieux le secoue violemment, entièrement,
pendant vingt secondes ; lorsqu'il cesse, le diaphragme lui enserre le cœur. Il verse des larmes, bien
qu'il ne pleure pas. Un vacarme l'assourdit. L'homme vêtu d'un costume de lin voudrait parler, mais la
vingt-et-unième minute le frappe à la tempe, il tombe de la chaise et se brise en miettes sur le sol
qu'il a percuté sans aucun bruit.
L'homme à l'imperméable qui prend tous les matins le 36 — un autobus exagérément bondé — et
qui, dans l'autobus, lit attentivement, abstraitement, une grammaire allemande, est tombé amoureux
trois fois au cours de son existence.

La première fois, voilà déjà quelques années, il avait trouvé sur le trottoir une page arrachée à une
revue consacrée aux jeux sexuels, dont il ignorait tout ; le hasard voulut que cette page ne présentât
rien de lascif en elle-même, mais qu'elle exhibât le corps nu, et sobre néanmoins, d'une femme qui
travaillait pour cette publication. L'homme — qui était vêtu ce jour-là aussi d'un imperméable, mais de
couleur plus sombre assurément — ramassa cette page et, la retournant, ses yeux tombèrent sur une
image tout à fait impudique. Il la considéra avec indifférence, et se remit à contempler la femme nue
et tranquille. Il en fut aussitôt amoureux, même s'il ne lui échappait pas qu'il était vraiment stupide de
s'amouracher d'une photographie totalement abstraite. Le nom de la femme figurait dans la légende,
mais il ne chercha jamais à entrer en contact avec elle.

Par contre, il fut accaparé par le problème de la séparation des deux faces de la page, par le besoin
d'être assuré que la photographie impudique et la femme qu'il aimait étaient étrangères l'une à
l'autre, et qu'au contraire il ne pouvait exister aucun rapport entre elles. Il ne cessa jamais d'aimer
cette femme, emblème d'une incorruptible chasteté, mais, un an plus tard, il s'autorisa à tomber à
nouveau amoureux, d'une femme qu'il avait connue, mais à laquelle il n'avait jamais adressé la
parole. Ce n'était pas de la timidité : il n'attendait aucune réponse de sa part.
Comparée à la photographie, elle était imprévisible, inconstante, bruyante. Elle était exceptionnelle. Il
aimait sa forme, non pas sa matérialité corporelle, mais le fait qu'il n'y eût pas derrière elle une autre
photographie dont il dût la distinguer. Ce fut un amour magnifique, il y vit une analogie avec le culte
des ancêtres ; il commença même à se rendre au cimetière les bras chargés de bouquets de fleurs, et
à rire bruyamment devant la tombe de ses parents.
La chance lui sourit davantage la troisième fois. Il aperçut une femme à un arrêt d'autobus ; non
seulement elle était vivante, mais capable de se hisser dans un moyen de transport. C'était là le point
de départ, infime et nécessaire. En proie à un bonheur désespéré, il lui adressa la parole, lui déclara
son amour et se vit signifier un refus étonné mais courtois. Il remercia avant de s'éloigner ; son
bonheur était intact. Son existence avait été bien remplie. C'est alors qu'il a commencé à prendre
l'autobus 36, et à potasser cette vieille grammaire allemande qu'il tient en mains en ce moment.

DIX-HUIT

Cet homme qui a fait l'emplette d'un vieil imperméable et d'un chapeau mou, qui fume nerveusement
et fait les cent pas dans une chambre d'hôtel sordide obligatoirement payée d'avance, a décidé, il y a
dix ans, qu'il serait killer lorsqu'il serait grand. Aujourd'hui il est grand, et aucun fait nouveau, aucun
amour, aucun petit déjeuner sain et équilibré, aucun hymne liturgique n'ont modifié sa décision d'un
iota, car ce n'était pas un caprice d'enfant mais un choix sage et avisé. Bon, un killer a besoin de
peu de choses, mais il s'agit de choses particulières. Il doit disposer d'une arme à la fois prestigieuse
et trompeuse, d'une cible parfaite, d'un commettant, et d'un homme à abattre ; le commettant, pour
sa part, doit disposer de haine et d'intérêt, et de beaucoup d'argent. La difficulté est de réunir
simultanément toutes ces conditions. Son tempérament oscille entre le fatalisme et la superstition,
c'est pourquoi il est persuadé qu'un vrai killer ne pourra pas ne pas se trouver dans la situation
prévue, mais dans la mesure où cette situation est complexe et hautement improbable, elle ne se
produira pas si le killer est compétent, si l'arme est précise, s'il existe en quelque endroit une grande
haine ou le plus formidable intérêt, s'il y a de l'argent pour tuer, mais si quelque chose dans les cieux,
dans les étoiles, voire en Dieu lui-même, s'il existe, intervient et rassemble en un seul faisceau ces
éléments épars et souvent si éloignés l'un de l'autre qu'ils ne peuvent se rencontrer.

Il veut être digne d'un choix auquel il attribue sans hésiter un caractère fatal. Donc, après avoir choisi
un costume comme on prend l'habit, il a décidé de devenir une cible parfaite. Il est novice, mais il a
la
vocation de l'ascète. Il s'est tout de suite rendu compte d'une erreur que commettent tous les
aspirants au métier de killer.

Ils s'entraînent avec de fausses cibles. La fausse cible ne met pas à l'épreuve l'ascétisme du killer. Ce
principe, inattaquable en soi, a conduit le killer à tirer certaines conclusions : il a appris qu'il doit
s'initier à la cible parfaite dans des conditions parfaitement ascétiques. Il ne doit pas frapper, il doit
tuer. Pas des animaux, qui ne demandent que ça. Des hommes ? Mais tuer un homme sans
être payé pour le faire relève du plus fat exhibitionnisme. Il ne lui reste qu'une solution, vraiment
ascétique celle-là. Il doit s'exercer à se prendre lui-même comme cible. Il a installé l'arme dans un
coin de la chambre, en hauteur, et il a relié la détente à une ficelle. Le killer médite. Maintenant il va
se prendre comme cible. Et puis ? S'il commet une erreur, il sera sauf, mais disqualifié en tant que
killer ; s'il réussit, quelqu'un restera sur le carreau : le killer. Il hésite longtemps : mais nous savons
que
sa conscience professionnelle finira par l'emporter.

DIX-NEUF

Le corps céleste dont nous parlons est d'existence improbable ou tout du moins hypothétique ; il a
toutefois été repéré et décrit par les habitués et les habitants de l'espace — locataires des comètes,
célicoles déchus, miniaturisés par des astéroïdes, chercheurs de poudre cosmique — sous des formes
non seulement identiques mais en des termes qui, dans leurs langues respectives, sont considérés
comme savants et obsolètes. Le corps céleste a la forme d'une vaste place, approximativement carrée
; le sol présente certaines caractéristiques : il est en majeure partie constitué de terre nue, sans
aucune trace de vie ; mais on ne peut cependant le dire « dénudé » parce qu'il semble qu'on y
trouve, mélangés à l'argile, des fragments d'édifices, des morceaux d'un panneau d'interdiction de
stationner, et même, voletant, tourmenté, impatient, un bout de papier journal avec un titre
fracassant dans une langue inintelligible — le témoignage provient du « double » d'un contrebandier
binaire. Le contrebandier aurait parcouru en partie la place céleste, faisant une découverte qui aurait
pu lui être fatale s'il ne bénéficiait précisément de cette singulière faculté de duplication. Le sol en
effet, même s'il apparaît solide et continu, se rétrécit parfois en une mèche si étroite qu'elle cède sous
le pas d'un fantôme : s'ouvre alors en dessous un puits lisse et vide, qui débouche sur le vide. Dans
un angle, on a cru reconnaître l'empreinte d'une canalisation d'eau, sans doute celle d'une fontaine.
Des entailles ouvertes sur les bords laissent penser que d'autres routes accédaient à cette place, ou y
accéderont un jour. On y a retrouvé un peigne, conjointement à une lime à ongles de toute petite
taille. Un pharmacien mélancolique a déclaré sous serment qu'il avait aperçu des ombres, et entendu
des voix étouffées.
Dans l'espace, au café, dans les bordels de luxe pour messieurs chastes, les discussions vont bon
train et on se demande si le corps céleste s'est échappé d'une ville haïssable, ou s'il est le centre
d'une ville spatiale encore à naître ; les voix et les ombres y seraient déjà arrivées, parce que
cheminant d'un pas plus rapide, avant les habitants, quel que soit leur aspect physique. En réalité, si
on l'observe attentivement, la place céleste présente des caractères contradictoires : elle semble en
effet dominée par une attente pénible mais obstinée, par une confiance irritante ; dans le même
temps elle laisse émaner une odeur de désolation qui pourrait provenir de souvenirs amers mais
inoubliables, ou de l'attente occulte d'une catastrophe, sans doute une dissémination dans l'espace à
travers les galeries lisses grâce auxquelles le néant parvient à effleurer le sol même de la place.
VINGT

La femme qui, vêtue avec une précise et prudente fantaisie, faisant davantage confiance au
mouvement
de ses membres qu'à la décorative souillure de ses vêtements, cette femme qui traverse la rue les
yeux
fixés sur le numéro d'un autobus qu'elle croit devoir prendre, bien qu'elle n'en soit pas sûre, étant
donné que plusieurs objectifs la requièrent, cette femme est assez jeune bien que je me refuse à lui
poser quelque question que ce soit, et pourtant, dans sa façon même de traverser la rue- et alors
qu'elle recueille l'éphémère et neutre complicité des feux réglant la circulation, des informations sur sa
vie s'attachent à son corps.

Peut-être ne la diriez-vous pas jolie femme, car vous êtes sensuels et éphémères — détestables
feux de la circulation ! — mais vous ne pouvez pas ne pas admirer cette manière à la fois lourde et
contrôlée qu'elle a de laisser se mouvoir son corps dans la rue, de l'y déposer.

Cette femme a aimé quatre hommes : elle règne à présent sur une vie solitaire, mais non déserte.
Trois cents mètres la séparent de l'arrêt. Elle a aimé son premier homme lorsque, jeune encore, elle a
fait l'apprentissage d'elle-même en dialoguant avec un homme de musique. J'hésite à le dire
musicien. Un génie peut-être, assurément vulgaire, un génie trivial. De longs entretiens construits
comme de vastes maisons de campagne apaisèrent sa façon de rire, lui pacifièrent la mâchoire. Après
ce premier locataire, elle connut un cybernéticien myope et patient ; si le premier était une figure
dessinée à la hâte sur le mur. et par conséquent identifiable des années après, celui-ci était fat, vil,
éloquent. Elle s'y arrêta par amour de l'éloquence. Le cybernéticien lui dit « Attends-moi », et traversa
la rue.

Deux ans plus tard, un jour où la femme était en quête d'une fermeture éclair, elle eut une aventure :
elle ignore si ce fut par amour, distraction, hâte, insuffisante consultation des dictionnaires. Etranger ?
Elle n'en est pas certaine. Il lui donna un fils. Le voici. Ensuite elle aima un cultivateur de tulipes qui
jouait au loto et croyait que Dieu avait le hoquet. Il observait le gamin avec suspicion, oh non, sans
haine.

Maintenant que la femme est morte — elle a déjà pris cet autobus et désormais la chose n'a plus
aucune importance — elle marche dans le labyrinthe du Schéol et cherche à comprendre pourquoi son
fils, qui lui survit, solitaire et dolent sur l'étrange courbure de la terre, est né d'une aventure avec un
homme dont elle ne se rappelle pas le nom. C'est la raison pour laquelle elle porte, étrange et
tourmenté, ce visage interrogatif, le menton en saillie, avec l'ombre d'un rire très loin au fond des
yeux.

VINGT ET UN

Chaque matin au réveil — un réveil réticent et que l'on pourrait qualifier de paresseux —, l'homme
commence par dresser un rapide inventaire du monde. Il y a déjà longtemps qu'il s'est aperçu qu'il se
réveille à chaque fois dans un endroit différent du cosmos, même si la terre, qui est son habitacle, ne
lui apparaît pas manifestement changée. Il avait acquis dès l'enfance la conviction que, dans ses
déplacements à travers l'espace, il arrive à la terre de passer dans les parages de l'enfer ou même de
le traverser carrément, alors qu'il ne lui est jamais concédé de traverser le paradis, parce qu'une telle
expérience rendrait impossible, superflue et dérisoire toute continuation du monde. Le paradis doit
donc se tenir à tout prix à l'écart de la terre, afin de ne pas porter atteinte aux plans aussi fignolés
qu'incompréhensibles de la création. Aujourd'hui encore —
alors qu'il est adulte et conduit une voiture lui appartenant en propre — il a conservé quelque chose
de cette hypothèse enfantine. Mais il l'a légèrement
laïcisée, la question qu'il se pose est plus métaphorique. et il la considère avec un apparent
détachement :

il sait que, pendant le sommeil, le monde entier se déplace — ainsi que l'attestent les rêves — et que
chaque matin les morceaux du monde, que leur fonction soit décisive ou qu'elle le soit moins, se
retrouvent disposés de manière différente. Il ne prétend pas connaître la signification de ce
déplacement, niais il sait qu'il lui arrive de percevoir des gouffres, des tentations de précipices, ou de
rares, de longues plaines qu'il voudrait longtemps dévaler — il lui arrive de s'imaginer sous les traits
d'un corps céleste de forme sphérique — ; parfois il éprouve une confuse sensation d'herbes, par
moment la sensation excitante mais assez fréquemment désagréable d'être illuminé par plusieurs
soleils, et ceux-ci ne vivent pas toujours dans une amitié réciproque. D'autres fois il entend
distinctement un fracas de vagues, qui peuvent signifier la tempête ou l'accalmie ; d'autres fois
encore
c'est sa propre position dans le monde qui se révèle brutalement à lui : par exemple lorsque des
mâchoires cruelles et diligentes lui enserrent la nuque, comme cela dut arriver un nombre incalculable
de fois à ses ancêtres qui périrent sous les crocs de bêtes sauvages dont il n'a jamais vu la face. Il y a
longtemps qu'il a appris qu'on ne se réveillait jamais dans sa propre chambre : il en a d'ailleurs conclu
que les chambres n'existent pas, que les murs et les draps sont une illusion, une feinte ; il sait qu'il
est suspendu dans le vide, il sait qu'il est, comme tous les autres, le centre du monde qu'abandonnent
infiniment des quantités d'infinis. Il sait qu'il ne pourrait faire face à une telle horreur et que la
chambre, tout comme le gouffre et l'enfer, sont des inventions destinées à le défendre.

VINGT-DEUX

L'homme affligé d'une légère myopie, d'un défaut d'élocution et qui fume la pipe habite dans le même
immeuble qu une femme taciturne, réservée, maigre et fondamentalement jeune. L'homme et la
femme ivent dans une solitude convenable, même si l'appartement de la femme pèche par excès
d'ordre, et celui de l'homme par défaut. Ils se rencontrent pratiquement tous les jours, une rencontre
rapide et fortuite qu'accompagnent un léger sourire, un bonjour du bout des lèvres. Chacun d'entre
eux a pensé à
plusieurs reprises à la présence de l'autre. Sans folles rêveries, sans amour, mais longtemps
cependant.
Chacun est légèrement, mais désagréablement, dérangé par la présence de l'autre. Aucun des deux
n'a
jamais pensé que cette connaissance si fortuite pourrait se transformer en un dialogue plus
caractéristique et amical. En fait, ils ne désirent ni se connaître, ni se parler. Néanmoins le problème,
absolument minime, que chacun des deux pose à l'autre ne cesse de perturber, de manière
négligeable mais constante leurs vies. Chacun des deux, par conséquent, a cherché à comprendre ce
qui a bien pu se passer, comment a commencé cette abstraite fréquentation,
et ce que peut signifier ce tourment, ce tracas que chacun représente, et a conscience de
représenter,
dans la vie de l'autre. En fait. chacun sait que l'autre est en quelque sorte touché, effleuré, et voit
dans ce contact une étrange énigme.
La femme en a conclu que l'homme légèrement myope présentait certaines caractéristiques de
l'hallucination. En y réfléchissant posément, en silence, dans ce visage, dans cette démarche, ce
mouvement des mains et jusque dans cette veste qu'il porte elle a pu reconnaître les traces de
personnes disparues depuis longtemps, des êtres chers et irremplaçables désormais ; et elle s'est
dit, entre larmes et sourire, que cet homme était un lieu de rencontre de parents, d'oncles, d'amies
d'enfance et même d'un homme qu'elle admirait et qu'elle a perdu. L'homme légèrement myope a
tenté de modifier ses horaires, ses itinéraires, ses habitudes pour ne plus rencontrer la femme
taciturne, et ceci afin d'en interpréter la présence. Il a souffert intensément, de manière insensée. Il
lui semble qu'il est lié à cette femme par un lien ténu mais infrangible, quelque chose qui relie les
lieux les plus secrets et ignorés de leurs existences.
Ce lien n'est pas l'amour, mais quelque chose situé entre la honte et la prédilection. Tous deux le
savent, ais n'ont pas le droit de le savoir : chacune de leur rencontre fortuite est un vol bénin, mais il
demande à être pardonné. ^

VINGT-TROIS

II se réveille bien avant l'aube, saisi par la conviction d'avoir commis un crime. Depuis longtemps son
sommeil est agité, interrompu par de fréquents réveils. Le matin ses draps sont souvent
tirebouchonnés, éparpillés, comme si de longues heures durant il avait lutté avec les anneaux d'un
serpent. Il en vient à penser que tout au cours de ces nuits il se préparait à perpétrer un crime, et
que cette nuit il a mené à terme son entreprise cruelle et impitoyable . Il arrive fréquemment que ses
rêves le troublent bien après la fin de la nuit. Il pense avoir rêvé un crime, avoir été réveillé par
l'horreur de son geste, et l'avoir oublié dans l'inquiet cimetière de l'inconscient. Mais il n'a pas oublié
le sentiment d'angoisse, de désarroi, de puissance aussi qui a animé chacune des ses décisions durant
un rêve qu'il suppose long, embrouillé, labyrinthique, définitif. Il pense que peut-être ce rêve ne sera
plus la proie des cauchemars et qu'il pourra reposer en paix. Peut-être était-il dans ce rêve un sicaire
agissant sous les ordres d'un personnage mystérieux et puissant. Nabuchodonosor vit désormais seul
dans les rêves, mais il continue, parmi les ombres, à être le mandant d'atroces délits. Il a tué, à
présent il est sauvé. Le Roi ne lui donnera plus de tels ordres ; le peuple des dormeurs est une tribu
de sicaires.

Il est anxieux, il se lève, il veut faire quelques pas dans l'appartement et attendre que son corps
s'apaise : il tremble et s'en aperçoit. Il s'immobilise, horrifié. Sous une porte entrouverte une tache de
sang s élargit. Rêve-t-il ? Est-ce que dans un rêve le
cadavre peut perdre son sang jusque sur ce plancher-ci ? Il ouvre lentement la porte. Dans
l'obscurité, il a l'impression d'apercevoir un corps étendu au milieu de la pièce. Il n'ose pas allumer. Il
regarde la tache de sang, elle s'est encore élargie ; il revient sur ses pas et, tremblant, se réfugie
dans sa chambre. Qu'est-ce qui bat contre les vitres ? Le vent, un oiseau de nuit. une branche, une
main ? Le rêve lui revient tout à coup. Un grand oiseau au visage de femme traverse le ciel nocturne
et se dirige vers lui. sans bruit, avec une lenteur extrême. Le visage qu'il entrevoit est attentif et
patient. Mais d'une large blessure le sang goûte sur une de ses joues. Ce visage a combattu, il est là.
Il comprend à présent les nuits agitées, et l'effroi de ce rêve. Il allume brusquement la lumière, ça y
est, la tache de sang a disparu, il ouvre violemment la porte, rien, aucun cadavre, une fenêtre
entrebâillée.

VINGT-QUATRE

L'homme aux moustaches noires soigneusement taillées est vêtu d'un pyjama à quatre heures de
l'après-midi. De temps en temps il s'allonge sur son ht, sinon il se traîne d'une pièce à l'autre, avant
de se laisser choir pour finir dans un fauteuil confortable et résigné. Il feuillette un livre dont il ne
regarde le titre qu'après avoir parcouru une page des yeux. Ce n'est jamais le bon livre. Il n'est pas
malade. Au sens strict du terme, il n'a pas de fièvre, mais il a décidé qu'il avait le droit de se
comporter comme un malade. C'est un esprit plaisant, mais aujourd'hui il s'en remet au pouvoir d'une
gaucherie solitaire. C'est un causeur désinvolte, mais aujourd'hui il est taciturne ; si quelqu'un lui
téléphone, sa propre voix le laisse interloqué, une voix aiguë comme des éclats de verre, légèrement
hystérique. L'homme en pyjama pourrait être sous l'effet d'une ébriété importune : mais la veille, en
réalité, il a bu modérément. Et cependant son intelligence, qui n'est jamais extraordinaire, s'en trouve
offusquée : rien ne l'intéresse et il a l'impression d'avoir pénétré dans la demeure d'un étranger. Peut-
être est-ce à cause du temps, qui est lourd depuis quelques jours, humide, sans luminosité ; à moins
que son corps, qui n'est plus jeune, ne se prépare à une quelconque maladie ; ou que la maladie,
commencée depuis plusieurs mois, n'ait touché qu'à présent la surface de son corps. Autant de
questions qu'il se pose avec indifférence. Ce n'est pas un être supérieur, mais il est aujourd'hui dans 1
impossibilité de s'occuper même de sa propre éventuelle maladie. Il observe avec un intérêt laborieux
les angles d'une table, et il lui vient à l'esprit que dans une société raisonnable les tables ne devraient
pas avoir d'angles — ne dit-on pas des coins ? Non, les coins, c'est pour les armoires. De toute façon,
il ne devrait pas non plus y avoir de coins. Les livres devraient être ronds : des boules imprimées à
l'intérieur.

Il ricane, puis éprouve une douce honte. Il se trouve bête, il voudrait s'en prendre à lui-même, mais
là aussi sans grand succès. Il se demande avec sévérité pourquoi il ne cherche pas à vivre en « héros
positif ». Ça doit être à cause de son père : on lui a dit qu'il buvait. Les pères qui boivent ont des
enfants souffreteux. Il pense à nouveau à son père, il passe revue, méditatif et indifférent, deux ou
trois moments pris au hasard dans son enfance. Il a sommeil, mais il sait que ce n'est pas le sommeil
nocturne, celui des rêves, des fantasmagories et du repos. Ce n'est pas non plus le sommeil de la
mort. Il se sent vraiment trop bête depuis quelque temps.
« Les imbéciles meurent aussi » se dit-il, comme pour se réconforter. Il secoue la tête, comme pour
ajouter : « On raconte tellement de choses. »

VINGT-CINQ

L'homme vêtu d'un costume bleu passablement froissé, qui traverse à l'instant même la rue mal
éclairée, et qui chancelle un peu est en réalité complètement ivre, et son seul but est d'arriver jusqu'à
chez lui. Il n'est pas étonnant qu'il soit ivre bien qu'en règle générale il supporte avantageusement le
vin ;

plus étonnant est le type d'ivresse dont il est affecté. D'habitude il devient querelleur, obstiné,
captieux, susceptible ; il insulte des femmes très paisibles, adresse aux agents de police des regards
timidement outrecuidants. Il insulte les chevaux et se permet des insinuations sur les chiens. Dans ces
moments-là, i l est en général persuadé de vivre dans une société pitoyable qui mérite d'être moquée
et méprisée. Ce soir, sous l'influence de cette loi initiatique qui sert bien souvent de guide à toute une
série de soûleries, il en est arrivé à se considérer lui-même comme un rouage de ce monde digne de
mépris. Il est responsable, et dans son esprit chaotiquement illuminé s'entrechoquent le péché
originel, la lutte des classes et le Tibet.

Le temps lui sera-t-il laissé de vivre une autre vie ? A rentrer chez lui dans un état pareil, quel
exemple donne-t-il à ses enfants ? Et sa pauvre femme mérite-t-elle vraiment un mari si détérioré ?
« Détérioré » lui plaît, lui semble une bonne définition ; elle convient à un homme capable de bientôt
se rédimer. Par exemple : il marchera dans la nuit jusqu'à ce que la partie la plus répugnante de son
ivresse ait fini de se consumer, puis il ira parler à sa femme qu'il estime et qui lui est chère ; il ne fait
pas partie de ces hommes qui ne peuvent souffrir leur femme pour la simple raison qu'ils la voient
tous les jours. A cet instant le vacarme (Tun tramway qui le dépasse lui remet quelque chose en
mémoire. Quoi donc ? Il se concentre. Mon dieu, n'a-t-il pas tué sa femme cet après-midi, lui
tabassant le crâne avec une barre de fer ? Les hurlements. L'homme est saisi d'effroi, il se couvre les
oreilles de ses mains. Il rit. Il est malin. Rentrer chez lui ? Certainement pas. Ou se constituer
prisonnier, ou entrer dans les ordres. Le vent nocturne l'enveloppe soudainement. Il se rappelle
n'avoir aucune épouse. A quoi cela peut-il servir d'avoir de bonnes intentions si l'on n'est pas marié ?
Et comment faire pour tuer pareille épouse ? Immobile, autant qu'il lui est permis, il cherche à
comprendre comment il peut n'être pas marié. Tous le sont.

Et lui, qu'est-il, un chien ? Pourquoi est-ce que sa femme a réussi à ne pas se faire épouser ? Ou bien
est-ce lui qui ne l'a pas épousée ? La veille de leurs noces elle s'est enfuie avec un prêtre hérétique.
Mais
ce prêtre, n'est-ce pas lui ? Cette femme s'est enfuie avec lui ? Avec un autre ? Qui donc s'est enfui ?
« Quelle putain », lâche-t-il, et il cherche la clé dans sa poche, les larmes aux yeux, grimaçant de
mépris.

VINGT-SIX

Comme tous les malades, il se réveille le matin avec l'impression agréable et profonde d'être en
bonne santé. Le monde s'est rétréci, il ne s'en rend pas compte, pas plus que de la brièveté de ses
déplacements, fussent-ils accomplis dans l'appartement. Sa vie, chaque JOUI' plus minuscule, lui
semble à la bonne taille, un vêtement qui lui sied avec élégance. Pourquoi sortir lorsque le ciel est
bas,
couvert de nuages, sans aucune promesse de soleil ?
Pourquoi bouger lorsque 1 immobilité est de toute évidence plus fertile et pertinente ? Il va bien,
pourquoi devrait-il faire des gestes, prononcer des paroles ou concevoir des pensées qui pourraient
faire vaciller ce merveilleux sentiment d'équilibre ?

Mais autour de lui se déplacent d'autres personnes ; c'est là, comprend-il, que réside le danger. Il
voudrait être seul, mais il sait également que la solitude qui le protège ne s'obtient qu'à être
patiemment arrachée à la foule : au moins trois ou quatre personnes. Sa femme observe son visage :
« Tu vas vraiment mieux, sais-tu. » L'équilibre parfait est rompu, misérablement brisé. Il observe son
visage dans la glace,
superficiellement scruté par sa femme qui vit en sa compagnie et en compagnie de ce visage depuis
des années, qui s'est habituée à son existence, une habitude à laquelle il n'a rien pu opposer. Il
examine le
visage qui va mieux : émacié, les yeux démesurément grands, et des lèvres sèches que nul n'oserait
embrasser mais qui, pour d'autres, sont sacrées ; il observe la peau du cou, ces cheveux en bataille. Il
retourne se coucher, tout en pensant à son propre corps, ce corps qu'il avait oublié d'endosser,
l'espace d'un instant. Peut-être va-t-il mieux, il sourit intérieurement ; tout le problème de vivre, se
sermonne-t-il lui-même en faisant des grimaces, tel un prédicateur éméché, consiste à « aller mieux
de manière ininterrompue, jour après jour, heure après heure » ; on commence à aller mieux dès le
premier cri poussé à la naissance — qui est le début de la convalescence. « Prendre soin d'un enfant.
» Lui aussi a eu un fils, mais qui ne lui dit jamais : « Tu vas mieux. »

Naturellement, son regard manque de pénétration, il est distrait par les soudaines passions de la
jeunesse. Le malade rit. Sa santé s'améliore de jour en jour, c'est tout à fait visible. Encore un peu,
toujours moins ; un de ces prochains matins — il va bientôt pouvoir entamer le compte à rebours — il
se lèvera débarrassé de tout symptôme, finalement, définitivement.

VINGT-SEPT

Un homme, propriétaire d'un cheval d'une rare élégance, d'un taudis fortifié, de trois familles et d'une
vigne, crut lire dans la manière dont les cirrus s'étaient disposés autour du soleil ce soir-là, qu'il devait
quitter la Cornouaille où il vivait depuis toujours pour se rendre à Rome où il trouverait le moyen,
supposait-il, de s'entretenir avec l'Empereur.
Ce n'est ni un mythomane ni un aventurier, mais ces cirrus le faisaient réfléchir. Les préparatifs ne
durèrent pas plus de trois jours, il écrivit une lettre banale à sa sœur, et une autre encore plus banale
à une femme qu'il avait pensé, par pure oisiveté, demander en mariage, puis il fit les sacrifices aux
dieux et s'en alla par un matin froid et limpide. Il franchit le canal qui sépare la Gaule de la
Cornouaille et se retrouva dans une vaste zone boisée où ne courait aucune route ; le ciel était
tourmenté et avec son cheval, il devait souvent chercher refuge en des grottes qui ne présentaient
nulle trace de présence humaine.
Au douzième jour, il trouva près d'un gué un squelette d'homme, une flèche fichée entre les côtes :
dès qu'il le touclia. il se réduisit en poussière, et la flèche dégringola au milieu des rochers avec un
tintement métallique. Un mois plus tard il parvint en un village misérable, habité par des paysans dont
il ne comprenait pas la langue. Il lui sembla qu'ils le mettaient en garde. Trois jours après, il rencontra
un géant au visage obtus et pourvu de trois yeux. Il dut son salut à la vivacité de son cheval et resta
tapi une semaine durant dans une forêt où aucun géant n'aurait jamais pu pénétrer. Le deuxième
mois, il traversa une contrée de bourgs coquets, des villes grouillantes de monde, des marchés
bruyants ; il rencontra des hommes de son pays et apprit que la tristesse minait cette région,
corrodée par une lente pestilence. Il franchit les Alpes, à Mutina il mangea des lasagnes et but du
mousseux, au milieu du troisième mois il était à Rome. La ville lui sembla admirable, il ne savait pas
combien la misère y avait progressé depuis une dizaine d'années. On parlait de peste,
d'empoisonnements, d'empereurs vils ou cruels, ou les deux à la fois. Puisqu'il était à Rome, il décida
d'y vivre au moins un an : il enseignait le dialecte comique, pratiquait l'escrime, exécutait des dessins
exotiques à l'usage des sculpteurs impériaux. Dans l'arène, il tua un taureau et se fit remarquer par
un officier de la Cour. Il rencontra un jour l'Empereur qui, l'ayant pris pour un autre, lui adressa un
regard haineux. Trois jours plus tard, l'Empereur était mis en pièces et le gentilhomme de Cornouaille
acclamé empereur. Mais il n'était pas heureux. Il ne cessait de se demander ce qu avaient bien pu
vouloir dire les cirrus. Y avait-il eu malentendu ? Il était soucieux et chagrin ; le jour où l'officier de la
Cour pointa son
épée contre sa gorge, enfin il se rasséréna.

VINGT-HUIT

Excité par un insolite et absurde dessin formé par les nuages à l'aube, l'Empereur se rendit en
Cornouaille ; mais le voyage avait été si laborieux, si tortueux et plein d'erreurs de parcours qu'il
gardait un souvenir très imprécis de l'endroit d'où il était parti. Il s'était mis en chemin avec trois
écuvers et un homme de peine ; le premier écuyer avait pris la fuite en compagnie d'une bohémienne
après une discussion désespérée avec l'Empereur pendant une nuit zébrée d'innombrables éclairs ; le
deuxième écuyer étant tombé amoureux de la peste ne voulut à aucun prix quitter un village dévasté
par la mortelle épidémie ; le troisième écuyer s'était engagé dans les troupes de l'Empereur suivant et
avait tenté de l'assassiner ; l'Empereur avait été contraint de le tenir pour condamné à mort, et il fit
semblant d'exécuter la sentence en lui coupant le cou avec son petit doigt, après quoi tous deux
éclatèrent de rire et se firent leurs adieux. L'homme de peine demeura avec l'Empereur. Ils étaient
tous deux silencieux, mélancoliques, conscients de poursuivre un but moins improbable qu'insignifiant
; leurs idées métaphysiques étaient des plus imprécises et lorsqu'ils arrivaient près d'un temple, d'une
église, d'un sanctuaire, ils refusaient d'y pénétrer, persuadés qu'ils étaient, pour diverses raisons- de
ne devoir y rencontrer que mensonge, équivoques, désinformation. Lorsqu'ils furent rendus en
Cornouaille, l'Empereur ne dissimula pas son malaise : il ne comprenait pas la langue, ne savait que
faire, les pièces de monnaie en sa possession faisaient l'objet d'un examen suspicieux de la
part de paysans timorés. Il voulait écrire au Palais, mais ne s'en rappelait plus l'adresse ; l'Empereur
est l'unique personne qui puisse, ou doive, ignorer sa propre adresse. L'homme de peine n'avait
aucun problème, accompagner l'Empereur désorienté était la seule manière d'apprendre quelque
chose en matière d'orientation. A mesure que le temps passait, la Cornouaille s'ouvrait au trafic des
marchands et des touristes : c'est ainsi qu'un professeur d'histoire de Samarcande (Ohio) reconnut le
profil de l'Empereur qui passait désormais ses journées au pub, servi par son homme de peine
taciturne. Le bruit de la présence de l'Empereur en Cornouaille se répandit à la vitesse d'une traînée
de poudre, et bien que nul ne sût ce que pouvait bien être un Empereur, ni de quelle partie du monde
il était Empereur, l'événement flattait les indigènes. La bière lui fut fournie gratis. Le village qui
l'hébergeait inséra l'une de ses pièces de monnaie dans ses armoiries. L'homme de peine fut doté
d'un titre nobiliaire commun, et l'Empereur, qui sait désormais dire quelques mots dans la langue du
lieu, épousera d'ici peu la fille d'un guerrier déprimé :
il possède à présent une montre et mange des tartes aux pommes ; on dit qu'il se présentera sous
l'étiquette libérale aux prochaines élections, et qu'il perdra honorablement.

VINGT-NEUF

« Mais que faites-vous donc en ces lieux ? » demanda une voix étonnée s'adressant à un homme
âgé, vêtu de sombre et tenant à la main, absurdement, un parapluie. « Pardon ? » fit le vieil homme,
avec un accent étranger. « Mais vous êtes mort ? » « Non, pas mort » répondit le vieil homme. « On
est mort, ici ? » « Mais comment avez-vous fait pour entrer ? »
reprit, plus perplexe qu'irrité, le premier, un jeune homme instinctivement déférent envers les
personnes âgées. « Attendez un instant », ajouta-t-il, et il s'approcha d'un autre jeune homme occupé
à déplacer de volumineuses pelotes d'une matière filamenteuse, légère. Le vieil homme s'aperçut que
les jeunes gens étaient tous deux vêtus d'un uniforme bleu identique, un peu vulgaire, genre
télégraphiste, et il lui fut impossible de ne pas en tenir compte. La mine très alarmée, le deuxième
gardien s'approcha du vieil homme : « Vous savez que c'est là une chose grave »
dit-il, « personne n'entre ici de son vivant ». « Je suis en enfer ? » s'enquit le vieil homme, sans nul
sarcasme. mais avec grande curiosité. « Mais non, mais non » fit le premier gardien, « c'est
simplement que 1 endroit est secret, comprenez-vous ? Etes-vous en train de dormir, en ce moment ?
» « Bien sûr »,
répondit le vieil homme, « il est deux heures du matin », il jeta un coup d'œil à sa montre, « et
demain je dois me lever tôt ». « Alors il a dû atterrir ici à travers un rêve » dit le premier gardien à
son collègue. « On le tue ? » « Tu es fou ? » répliqua aussitôt l'autre. « Tuer le professeur ? » «
Bah, tu ne vas quand même pas me dire qu'il ne s'est pas fourré

dans un sacré pétrin. Il a tout vu, maintenant. On le renvoie là d'où il est venu ? » Le professeur les
observait avec attention, comme s'il comprenait et ne comprenait pas. « Juif, n'est-ce pas ? » lui
demanda le premier gardien d'un ton cordial. L'homme lui fit signe que oui. « Dans ce cas il va falloir
procéder à l'enlèvement » murmura le deuxième. « Un instant » répliqua le premier, avec un léger
accent milanais. Il s'adressa au vieillard : « Savez-vous où vous êtes ? »
L'homme répondit par un mouvement ambigu de la tête. Puis ajouta : « Mais je suis arrivé ici par
hasard, en passant par un rêve ». Une autre voix descendit d'une balustrade : « J'ai besoin des
inceeeeeestes ! »
« Bon dieu, les incestes » fit le second, et de se précipiter vers ses énormes pelotes. « Vous avez
compris ? » Le jeune homme regarda le vieillard avec respect. « A présent vous allez retourner faire
dodo mais vous êtes des nôtres, dorénavant ». L'homme esquissa un sourire. « Voyez-vous, le jour
vous ne saurez rien, mais la nuit, désormais, vous savez tout
Et par conséquent il est impossible que nous vous laissions aller vous promener n'importe où. Vous
comprenez ? » Depuis lors le professeur, la nuit, tient des petits bouts de rôles, mi-plaisantins mi-
menaçants, dans les rêves de gens de la haute.
TRENTE

A dix heures et demie du matin un homme corpulent, portant la barbe, au costume un peu froissé,
s'aperçut qu'il avait le pouvoir de faire des miracles. Il suffisait d'un geste très simple : faire glisser le
pouce de la main droite sur la pointe de l'index, du médius et de l'annulaire de la même main.

Naturellement, la première fois, la chose était arrivée par hasard, et il avait guéri un chat qui
dépérissait, instantanément. Il s'agissait de miracles, et non de « réalisations de désirs ». Quand il fit
ce geste pour obtenir de 1 argent — et il précisa la somme, fort raisonnable — rien ne se produisit. Il
fallait que cela soit utile à quelqu'un. Il guérit un enfant, calma un cheval, apaisa la fureur d'un fou
meurtrier, retint en équilibre un mur qui risquait de s'écrouler sur un couple de vieillards et leurs
petits enfants. Dégoûtant : il n'y avait pas d'autre mot. Jamais il n'aurait cru qu'être thaumaturge fût
à ce point — comment dire ? — cheap.

Un seul point était à l'avantage de l'homme corpulent, mais il était capital : il n'était pas croyant. Il
n'était pas, à proprement parler, athée, pour la simple raison qu'il n'était pas doté d'un esprit très
philosophe, mais les religions, toutes les religions, le mettaient de mauvaise humeur. Pourquoi avait-i
dû écoper, lui, de cette affaire de miracles ? En admettant que ce fait était la preuve de l'existence
d'une Puissance suprême- de quelle puissance s'agissait-il ? Des dieux, il y en avait par douzaines, et
des demi-dieux, des démons, des farfadets, des fantômes. Faire des miracles, ça ne l'intéressait pas.
Qu'était-ce donc, une plaisanterie ? Une tentative de le convertir ? Une manière de le « confondre » ?
L'homme corpulent était fâché. Quand il en fut à son quarantième miracle, et qu'il s'aperçut que
quelque chose commençait à transpirer, il décida d'agir. C'est ainsi qu'il entra, on ne peut plus à
contre-cœur, dans l'église d'un quartier où il n'avait accompli aucun miracle, et il se dirigea droit vers
un prêtre. La chose fut claire : il précisa non seulement qu'il n'était pas croyant, mais que les miracles
pouvaient provenir d'un tout autre Dieu que celui qu'on adorait dans cette église. Le prêtre ne se
montra pas surpris. « Ce n'est pas le premier cas de ce genre », dit-il « bien que chez nous il ne s'en
soit jamais produit. Etes-vous marié ?» « Non. » « Pourquoi ne vous faites-vous pas prêtre ? » « Mais
je ne suis pas croyant » repli- qua-t-il. « Mais de nos jours, croyez-vous que quelqu'un le soit ? Vovez-
vous, vous réalisez des
miracles : si vous étiez mathématicien, je vous dirais de devenir ingénieur. » L'avant-dernier miracle
de l'homme corpulent fut de convertir le prêtre et de le contraindre à faire pénitence ; le dernier fut
de s'anéantir lui-même afin que le prêtre fût persuadé d'avoir été miraculé. Cet ultime miracle fut très
apprécié des experts.

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