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Géocarrefour

L'identité : une médiation essentielle du rapport espace / société


Guy Di Méo

Abstract
ABSTRACT The notion of identity forms part of a continuum ranging from the individual to a territory. The methods of social
geography enable this notion to be delimited with greater precision. In terms of perception several types of geographical form
act as excellent 'identity mediators' - places and territories, landscapes, spatial networks, urban and rural contrats. By putting
identity at the centre of the triangle subject-society-space and in taking account of the increasing dynamism of these elements,
social geography methods ensure that the 'curturalism' trap is avoided.

Résumé
RÉSUMÉ L'identité se décline selon un continuum, de l'individu au territoire. Les outils de la géographie sociale permettent de la
cerner et d'en préciser la nature. En termes de représentations, plusieurs types de formes géographiques se révèlent
d'excellents médiateurs identitaires : lieux et territoires, paysages, réseaux spatialisés, contrastes de l'urbain et du rural, etc. En
plaçant l'identité au centre du triangle sujet-société-espace, en prenant en compte la dynamique incessante de ces trois
éléments, les méthodes de la géographie sociale permettent d'éviter le piège du "culturalisme".

Citer ce document / Cite this document :

Di Méo Guy. L'identité : une médiation essentielle du rapport espace / société. In: Géocarrefour, vol. 77, n°2, 2002. pp. 175-
184;

doi : 10.3406/geoca.2002.1569

http://www.persee.fr/doc/geoca_1627-4873_2002_num_77_2_1569

Document généré le 24/03/2016


Géocarrefour vol 77 2/2002 175

Guy Dl MEO L'identité : une médiation essentielle du

université Michel
Montaigne- Bordeaux
de 3 rapport espace/société

RÉSUMÉ Qu'est-ce que l'identité aujourd'hui ? Phénomène société dispose d'une "conscience collective" qui
L'identité se décline selon un social de reconnaissance individuelle et collective, l'envelopperait à la manière d'une superstructure.
continuum, de l'individu au elle se construit dans la durée, elle s'inscrit dans Ainsi, à chaque société tribale, ethnique, etc.,
territoire. Les outils de la une généalogie. Ainsi l'identité épouse la correspondrait une "conscience collective" à peu
géographie sociale temporalité ; cela vaut aussi bien pour la près immuable, très voisine de la notion de
permettent de la cerner et construction psychologique du sujet que pour "culture". Une culture qui ferait donc "identité".
d'en préciser la nature. En celle des groupes sociaux. La "psychologie
termes de représentations, culturelle" définit d'ailleurs l'identité comme "la Le sentiment qu'il existe un rapport étroit entre
plusieurs types de formes dynamique évolutive par laquelle l'acteur social identité et culture n'a fait que se renforcer quand,
géographiques se révèlent donne sens à son être en reliant le passé, le au début des années 1920, Bronislav Malinowski a
d'excellents médiateurs présent et l'avenir" (G. Vinsonneau, 1997). Cette forgé l'idée que les arts, les croyances, les rites, les
identitaires : lieux et idée de "dynamique évolutive" souligne combien usages sociaux et les techniques (soit autant
territoires, paysages, le contenu symbolique et concret, mais aussi les d'éléments culturels) d'une communauté forment
réseaux spatialisés, valeurs de cet effet identitaire se transforment sans un tout intégré, doté d'une cohérence interne. La
contrastes de l'urbain et du cesse, au gré du changement social. notion d'identité fit alors une entrée fracassante
rural, etc. En plaçant dans celle de culture spécifique d'un groupe social,
l'identité au centre du Si l'identité concerne l'individu comme le groupe, spatialisé ou non. Elle lui conféra le principe même
triangle sujet-société-espace, elle n'est pas étrangère à la géographie, bien au de sa cohésion et de sa reconnaissance.
en prenant en compte la contraire. Parfois, comme chez les Eskimos
dynamique incessante de étudiées au début du XXe s. par Marcel Mauss, les Dans cet article, malgré ces constats, nous
ces trois éléments, les noms de groupes se confondent avec les noms de placerons délibérément l'identité sous l'influence
méthodes de la géographie lieux. Dans ces conditions, on peut faire des rapports sociaux et de leur évolution
sociale permettent d'éviter le l'hypothèse que le rapport des sociétés à leurs permanente. On s'efforcera ainsi de la dégager
piège du "culturalisme". espaces, lieux et territoires, comporte une forte d'une gangue trop strictement culturelle. Ceci pour
dimension identitaire. Bien sûr, il existe des la bonne raison qu'un rangement trop rapide de
MOTS CLÉS identités sociales dépourvues de territorialité et l'identité dans le registre de la culture porte un
Culture, identité, individu, d'assises spatiales. Cependant, la relation risque majeur celui de prendre la première,
lieu, paysage, réseau, territoriale paraît, en bien des cas, un facteur de comme on le fait trop souvent avec la seconde
:

société, sujet, territoire. consolidation, voire de formation des identités (dérive fréquente du "culturalisme"), pour une
sociales que l'on peut qualifier, dès lors, de socio- sorte de "superorganisme" obéissant à ses propres
ABSTRACT spatiales. Gageons que si l'identité se nourrit contraintes, coupé de la dynamique sociale.
The notion of identity forms constamment du rapport tant individuel que social
part of a continuum ranging
from the individual to a à l'espace vécu par chacun d'entre nous, elle En fait, à l'image de la culture, l'identité ne se fige
territory. The methods of contribue en retour à conférer une dimension jamais autour de caractères et de valeurs
social geography enable this spécifique à ce rapport ; nous la qualifierons à ce échappant complètement aux enjeux sociaux du
notion to be delimited with titre de forme "culturelle" des rapports sociaux et moment. Elle traduit les conséquences, vécues par
greater precision. In terms of spatiaux. des individus, d'une expérience et de problèmes
perception several types of communs. Elle exprime un partage d'enjeux et
geographical form mediators'
act as Outil de singularisation et de séparation des d'objectifs propres à une collectivité. Bref, loin de
excellent 'identity entités sociales, principe de différenciation- former des traditions immuables, résistantes au
- places and territories, fragmentation à l'œuvre dans tous les groupes temps, les identités et les cultures dans lesquelles
landscapes, spatial humains, l'identité prend fréquemment appui sur elles s'enracinent apparaissent plutôt comme des
networks, urban and rural des aires territoriales découpées et configurées bricolages sociaux en constant remaniement,
contrats. By putting identity pour la circonstance. Cette pratique s'explique de directement influencés par les circonstances du
at the centre of the triangle deux manières, sans doute complémentaires. On moment. On comprend dans ces conditions ce
subject-society-space and in peut imaginer que l'identité fonctionne que les rapports spatiaux, par leur rugosité même,
taking account of the socialement comme le moyen de légitimer un apportent à la construction permanente des
increasing dynamism of groupe dans un espace (territoire) dont il tirera de cultures et des identités. Cela ne signifie pas que
these elements, social substantielles ressources. Inversement, l'identité l'on rejette en bloc toute dimension traditionnelle
geography methods ensure utilise le territoire comme l'un des ciments les plus (culturelle) de la formation permanente de
that the 'curturalism' trap is efficaces des groupes sociaux ; dans la mesure, l'identité. Cependant, cette tradition ne devient
avoided. notamment, où il leur confère une véritable active dans le procès identitaire qu'à partir du
consistance matérielle faite de signes et de moment où elle est revisitée et actualisée par les
KEY WORDS symboles enchâssés dans des objets, des choses, problématiques sociales du présent.
Culture, identity, individual, des paysages et des lieux.
place, landscape, network, C'est à la compréhension de ces phénomènes que
society, subject, territory. E. Durkheim, M. Mauss ou Lewis H. Morgan ne sont consacrées les pages qui suivent. Dans ce
sont pas pour rien dans le repérage de rapports but, après avoir exploré le concept d'identité, je
étroits entre identité et culture. Soucieux de m'efforcerai d'expliciter en quoi et comment
dessiner le contour d'une histoire culturelle de l'espace géographique, transmué en territoire,
l'humanité dégagée de toute explication naturelle recèle une dimension identitaire susceptible de
ou raciale, ces penseurs estimaient que chaque susciter des mobilisations et des ralliements
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:
sociaux. J'étudierai, pour terminer, les principales personnelle) et de notre "moi" (ensemble 1 - On qualifiera de "cultura-
formes géographiques de ces diverses conscientisé de nos rôles sociaux). listes" toutes les approches qui
manifestations d'identité. font de la culture une entité
Notre corps, fondamentalement spatialisé, réalité indépendante et autonome,
QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ ? biologique façonnée par l'expérience sociale et n'obéissant qu'à ses propres
ses contextes géographiques, fournit l'instrument déterminations, résistante au
Au sens le plus général du terme, c'est un récit, et l'expression de ce sentiment de soi, de cette changement social-spatial.
une mise en scène, une construction pouvant identité. En prenant conscience de notre corps et
s'élaborer à plusieurs échelles de l'individu au de son image, nous procédons à une véritable
monde, dans une sorte de continuum objectivation-appropriation de nous-même et
:

spatiotemporel. Il s'agit en tout cas de l'une des nous nous distinguons du monde extérieur.
composantes essentielles des pratiques et des
représentations de tout individu, mais aussi de L'identité personnelle forme donc une structure
toute action et de toute idéologie collectives. psychologique non figée, évolutive. Elle s'édifie,
Cependant, même lorsqu'elle concerne et désigne se transforme et s'actualise sans cesse, au gré de
des groupes, l'identité se décline d'abord à la l'expérience tant sociale que spatiale des
mesure de la personne, du sujet. Elle est toujours individus. L'identité personnelle ne se réduit pas à
vécue par des consciences humaines et c'est de une qualification purement individuelle, elle ne se
celles-ci qu'il convient de partir pour comprendre confond pas avec une substance immuable
le phénomène. Nous allons voir, dans ces comme sécrétée une fois pour toutes par notre
conditions, de quelle façon cette identité vécue par corps ou par notre esprit. Sauf pour ce qui
chacun de nous se décline en fonction des deux concerne le moment essentiel, mais fugitif de
versants de notre personnalité la part l'expérience du cogito cartésien, elle résulte d'un
(psychologique) du sujet qui fonde notre être, la rapport interactif avec les autres, de ce frottement
:

dimension sociale que nous intégrons et qui avec l'altérité qui caractérise toute situation
contribue à nous construire dans notre rapport sociale.
spatialisé aux autres. L'identité vécue par chacun
n'est ni unique ni exclusive ; plus que jamais, nous Il nous faut donc, maintenant, considérer de
nous définissons par des identités multiples qui quelle manière le soi se définit dans la relation aux
remodèlent, en permanence, nos relations à autres et à son environnement. C'est ici
l'espace, aux territoires et aux autres. qu'intervient, bien sûr, la géographie.
Identité personnelle : la part du sujet Identité personnelle : la part du social
Dans la connaissance que nous en acquérons, L'identité personnelle se nourrit de l'intériorisation
l'identité est d'abord un phénomène par l'individu des valeurs, des idéaux et des
psychologique ou psycho-social. Elle participe de normes propres à la société à laquelle il
l'image que tout individu bâtit de lui-même. Elle appartient. Elle reflète le statut personnel qu'il
nous renvoie à la notion de "soi", c'est-à-dire à incorpore au gré de son expérience sociale. Bien
"l'ensemble de caractéristiques (goûts, intérêts, décrit par Pierre Bourdieu (1979), ce mouvement
qualités, défauts, etc.), de traits personnels, de correspond aussi à ce que Jean Piaget (1976)
rôles et de valeurs que la personne s'attribue et appelait le processus "d'assimilation".
reconnaît comme faisant partie d'elle-même"
(L'Écuyer R., 1994). La notion de soi désigne de la Á la différence des outils méthodologiques
sorte la conscience de soi et ses racines proposés par Pierre Bourdieu, certaines
inconscientes. Elle fait aussi référence à la façon approches n'échappent pas au risque d'une
dont chacun se définit (concept de soi), s'estime interprétation "culturaliste"1 de l'identité.
(estime de soi) et se présente tant à autrui qu'à soi-
même (présentation de soi). Je préfère pour ma part l'idée d'une construction
socio-spatiale du sujet à celle de son élaboration
Cette notion de soi articule en fait trois culturelle. En effet, c'est bien dans le quotidien des
composantes. Elle comporte une composante rapports sociaux et spatiaux que les
affective et émotionnelle (existentielle ?), non comportements, les pratiques et les représentations propres
dépourvue de rationalité ("je pense donc je suis "). au sujet s'échafaudent. Parler d'une
En fonction de celle-ci tout individu ressent surdétermination des faits de culture par ceux qui relèvent des
fortement son être, ne serait-ce qu'en pensant ou circonstances socio-spatiales de notre existence
en se représentant. La notion de soi inclut aussi un revient à mettre l'accent sur les enjeux concrets au
aspect social et culturel, au sens du regard que contact desquels nous nous façonnons, dans un
nous portons sur nous, influencé par les autres. contexte d'action-interaction sociale datée et
Elle intègre enfin une dimension cognitive, celle de localisée. Au lieu de cela, la position culturaliste
la construction mentale de notre "je" (part de nous- nous confronte à un sujet social manipulé par des
même capable de spontanéité et d'innovation valeurs immuables, extérieures à lui-même. Or, la
L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société VOL 77 2/2002 177

:
culture ne se transforme-t-elle pas en permanence, façon, nous sommes tous des êtres composites,
dans la réalité des rapports sociaux ? placés sous l'emprise de plusieurs groupes
d'affiliation.
Il faut enfin se méfier d'une dérive des sciences
humaines et sociales qui, affrontant l'aporie des À l'échelle de l'individu, les arbitrages identitaires
thèses rationalistes, considérerait, à la manière de ne relèvent pas d'un strict combat interne, de
Clifford Geertz, la "science des cultures" comme le nature psychologique, propre à la personne
moyen d'épuiser à peu de frais la compréhension concernée. La genèse de l'identité personnelle ne
de situations géographiques et sociales de moins se démarque jamais d'une relation à autrui. C'est
en moins explicables par des lois générales. le fruit d'une interaction entre des mécanismes
psychologiques et des facteurs sociaux.
Actuellement, le "relativisme culturel" des
approches postmodernes porte le risque de Ajoutons que l'identité traduit un désir de
multiplier les créations artificielles d'objets continuité (dans le temps) et d'élargissement (dans
géographiques et sociaux implicites (culturels en l'espace comme dans le social) du sujet. Elle
l'occurrence), fabriqués de toutes pièces, a priori, exprime l'appartenance à une lignée, à une
dans l'artifice méthodologique le plus total. culture, à un imaginaire collectif, plus globalement
à un environnement particulier. A ce dernier titre,
Une pluri-identřté croissante l'identité renvoie la personne qui la ressent à un
monde géographique particulier, fort de ses
Cependant, aujourd'hui, appartenons-nous à un caractéristiques ethniques, régionales, nationales
seul groupe social, à un seul territoire ? ou locales, etc.
Certainement pas Moins que jamais serais-je
même tenté d'ajouter, tant la mobilité accrue de Á propos de l'identité collective
!

nos contemporains élargit le champ de leurs


expériences sociales et spatiales. Edgar Morin Edmond-Marc Lipiansky a développé la notion de
estime que loin de former un univers unique et "personnification du groupe" (1992) qu'il assimile à
indivisible, notre identité s'assimile désormais à un un véritable processus identitaire collectif,
unitas multiplex. Plus d'un auteur voit d'ailleurs s'inspirant des logiques et des mécanismes de
dans cette tendance une nouvelle chance pour l'identité personnelle. En fait, si l'identité
l'individu engagé dans un processus de personnelle s'appuie sur l'intériorisation du social,
construction identitaire, interactive et multiple. De réciproquement, l'identité sociale s'élabore par
fait, la multiplicité des appartenances reconnues et projection sur le groupe des attributs de
vécues efface la tyrannie absolue de l'une d'entre l'individualité. On retrouve là le principe "d'extériorisation
elle : l'identité unique ou quasi unique de jadis. Elle de
d'accommodation"
l'intériorité" cherdécrit
à Bourdieu,
par Piaget.
ou le "processus
libère l'homme mobile d'une contrainte identitaire
et territoriale trop étroite.
Il est dès lors courant de personnifier une
Dans la construction de sa vie, l'individu arbitre communauté, mais aussi ses éléments spatiaux :
constamment entre ses différentes identités. lieux et territoires. Michelet n'affirmait-il pas que
Tantôt elles s'équilibrent, tantôt l'une l'emporte sur "la France est une personne" ? En personnifiant de
les autres. Dans certains cas, des effets externes la sorte la communauté et son territoire, on lui
contribuent à radicaliser telle ou telle dimension de attribue automatiquement des propriétés de
ces identités multiples. La militance ou la l'individualité humaine : unité, cohésion, continuité
répression exacerbent ainsi, par exemple, les dans le temps, etc. Par réciprocité, cette
identités basque ou homosexuelle. personnification du groupe favorise l'identification
de l'individu à celui-ci.
Ce développement de la poly- ou de la pluri-
identité revêt au moins deux intérêts majeurs. Il est Au même titre que l'identité personnelle, l'identité
facteur, on l'a vu plus haut, d'une plus grande collective a moins le caractère d'une réalité
variété référentielle, donc d'une incontestable objective que celui d'une représentation sociale
richesse humaine et sociale. Il peut dresser aussi construite, relevant aussi du mythe et de
un rempart contre le totalitarisme, ce risque l'idéologie. L'identité de groupe constitue dès lors
extrême que porte parfois la mono-identité. une catégorie d'identification, mais aussi de
classement hiérarchique et de distinction.
Ce n'est pas un hasard si cette question des
identités multiples, ou encore celle du métissage La production d'identité collective, qu'elle soit de
croissant de notre identité, de nos identités en fait, nature sociale ou géographique (régionale par
agite aujourd'hui les sciences humaines et exemple), s'avère aussi un puissant outil au
sociales. Certains de leurs courants revendiquent service du pouvoir. Ainsi, la territorialisation stricte
la multiappartenance comme le signe de d'une identité sociale permet au pouvoir de la
l'avènement d'une idéologie humaniste. Il en est contrôler plus aisément (principe de territorialité
ainsi de F. Laplantine (1994), pour qui, de toute du droit, des lois, de la violence légale), de la
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:
circonscrire et de la cerner dans un espace volonté, la manifestation et l'action de pouvoirs
délimité et fini, en un mot de la contrôler. tenaces.
Produire de l'identité collective revient souvent à COMMENT L'ESPACE GÉOGRAPHIQUE PEUT-IL
fabriquer un mythe mobilisateur renforçant ACQUÉRIR UNE DIMENSION IDENTITAIRE ?
l'image (fausse ?) du groupe territorialisé en tant
que totalité unifiée, au-delà même de ses Plus que d'un simple rapport individu-groupe, je
diversités et de ses clivages réels. Dans ce fais ici l'hypothèse que l'identité résulte d'une
processus, l'espace territorialisé joue toujours un construction tripartite mettant en interaction trois
rôle majeur, car le territoire revêt l'apparence, éléments majeurs : le sujet humain, la société et
l'exemplarité d'une réalité que l'on veut concrète, l'espace géographique. Pour comprendre le poids
pleine et tangible : bref une symbolique de ce dernier en matière de production identitaire,
particulièrement parlante du groupe unifié. il est au préalable nécessaire de préciser de quelle
façon s'opère sa territorialisation.
De plus, le territoire incorporé au processus
identitaire d'une collectivité offre au pouvoir Le territoire et les lieux
politique qui la gouverne l'opportunité d'une mise
en scène efficace, d'une affirmation de légitimité.
Tout simplement parce que le territoire forme la "territoire"
Sur le socle detémoigne
l'espace géographique,
de son appropriation
la notion de
figure visible et lisible de l'identité sociale. Si la délibérée, à la fois économique, idéologique et
société se perçoit difficilement derrière les politique (sociale donc, au total) par des groupes
individus qui la composent, le territoire, lui, se qui se donnent une représentation particulière
cartographie et se borne. Il s'érige en figure palpable et d'eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité,
tangible d'une réalité sociale plus insaisissable. bref de leur identité.
Dans quelques cas extrêmes, néanmoins assez
fréquents, le territoire devient aussi, très D'une certaine façon, le territoire raconte, en
facilement, un enjeu d'appropriation pour des groupes faisant appel aux données (spatiales) et au
sociaux concurrents qui tirent de sa possession vocabulaire de la géographie, l'insertion de chaque
une part importante de leur identité. Facteurs de individu dans un groupe, voire dans plusieurs
conflits, de tels enjeux contribuent également à groupes sociaux de référence. Au bout de ces
renforcer les identités sociales tout en confortant trajectoires personnelles se construit
les instances politiques qui les contrôlent. l'appartenance, l'identité collective. Cette expérience
concrète de l'espace géographique médiatise
Á ce niveau collectif et territorial, l'ambiguïté ou la notre rapport aux autres, notre altérité. Le travail,
dualité de l'identité que nous relevions plus haut à les loisirs et la consommation, la vie associative et
propos du sujet, sa capacité de qualifier l'identique sportive, les fêtes traduisent fréquemment, de
et le différent, revêt une grande valeur heuristique. manière tangible, cette médiation.
L'identité fonctionne en effet comme un principe
d'assimilation s'appuyant sur la similitude réelle Le territoire renvoie également à un mode de
ou représentée (fabriquée) des individus partage et de contrôle de l'espace garantissant la
composant le groupe que l'on définit. Elle fournit spécificité et la permanence, la reproduction des
en même temps un principe de différenciation groupes humains qui l'occupent. C'est sa
s'élargissant aisément des individus aux groupes dimension politique. Cette dernière illustre la
et aux territoires, principe tout autant identitaire nature intentionnelle, le caractère volontaire de
que le précédent. Dans son ouvrage consacré à toute création territoriale.
TEthnopsychanalyse complémentariste", Georges
antagoniste"
Devereux (1972) le processus
appelle justement
par lequel"acculturation
des groupes Aménagé par les sociétés qui l'ont successivement
occupé, le territoire constitue un remarquable
qui s'opposent peuvent, à cette occasion, champ symbolique, semé de signes qui
s'identifier et consolider leur identité. Très souvent, permettent à chacun de le reconnaître et, en
donc, l'identité se pose en s'opposant. Parfois, même temps, de s'identifier au groupe qui
cette opposition inhérente à la formation d'un l'investit. Certains de ses éléments (lieux et
groupe social s'exprime par l'attribution aux autres espaces, monuments et objets, paysages,
d'identités négatives et péjoratives. Ces dernières personnages et événements), hissés au rang de
permettent au groupe qui les formule de s'unifier valeurs patrimoniales, contribuent à fonder ou à
et de se conforter, tout en se purifiant au détriment consolider le sentiment d'identité collective des
des autres que l'on charge de tous les vices. hommes qui l'occupent. Sur de telles bases
symboliques, le territoire identitaire devient un
Comme la culture, l'identité collective, calée ou puissant outil de mobilisation sociale. Denis
non sur le territoire, ne dessine aucune empreinte Retaillé se demande d'ailleurs si le territoire, par sa
indélébile. Construction sociale, instrument et double fonction politique et symbolique, par les
enjeu, dynamique et tension, elle se transforme en effets de solidarité qu'il engendre, ne serait pas
permanence ; l'actualité la remet constamment en "une forme spatiale de la société qui permet de
question. Pour la conserver il faut donc une réduire les distances à l'intérieur et d'établir une
L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société VOL 77 2/2002 179

:
distance infinie avec l'extérieur, par-delà les tique, entre dans la constitution de celle-là. Elle en
frontières" (Retaillé, 1997). Cette distance réduite forme sa dimension spatiale ou géographique.
ne fut jamais strictement spatiale ; elle fut surtout,
de tout temps, symbolique. Quant à la distance Dans les cas où l'identité se réfère clairement au
sociale, le territoire ne l'abolit jamais, même si, territoire, on imagine assez bien une sorte de
parfois, il la rend plus acceptable en créant de la dialectique, de mouvement interactif, sinon
connivence, de l'illusion ou de la solidarité. fusionnel, entre territorialité et identité. Toutes
deux nous renvoient vers des zones voisines
À la différence du territoire, les lieux les plus d'appartenance individuelle et collective qu'elles
remarquables, ceux qui se distinguent avec le plus semblent conjointement forger.
de force, ceux dont l'identification pose le moins Dès lors, quelles différences doit-on tout de même
de problème, s'embrassent du regard. Leur forme établir entre l'identité et la territorialité ? La
se détecte du premier coup d'ceil. On entre et l'on territorialité revêt la nature d'un rapport interactif
sort d'un lieu pour une raison bien précise, en vue entre sujet et objet. Cependant, si elle met l'accent
d'un objectif particulier. Les lieux sont des espaces sur les objets territoriaux de ce rapport, elle se
ou des édifices (plutôt) de grande échelle, confond avec une projection (ou une "trajection"
étroitement circonscrits. C'est que le lieu, plus pour reprendre un terme emprunté à Augustin
encore que le territoire, abolit la distance. Sa réalité Berque) de l'individu (sujet) sur les territoires
sensible et palpable surgit de sa clôture. Alors que (objet) de son vécu. A contrario, l'identité,
le territoire géographique répugne désormais au lorsqu'elle se réfère à l'espace, repose sur le
bornage, le lieu en tire une bonne part de son principe de l'incorporation d'objets représentés
identité. Le lieu se définit donc, avant tout, par la (territoires et lieux) par un sujet socialisé.
continuité de ses composantes, par la contiguïté
des points qui le composent, par le principe de co- Interrogeons-nous maintenant sur les formes et
présence d'êtres et de choses porteurs d'un sens sur les configurations géographiques qui
socio-spatial particulier. Le lieu vérifie une contribuent couramment à la production de ces
métrique topographique. Il produit une contraction processus identitaires et permettent souvent de les
de l'espace, alors que le territoire, plus représenté repérer.
et virtuel que strictement borné, fait plutôt appel à
une métrique topologique et à une organisation en DE QUELQUES FORMES GÉOGRAPHIQUES DES
réseaux. Désormais, le principe de connexité y
remplace l'ancienne règle de la contiguïté des PROCESSUS IDENTITAIRES
lieux. De contrôle commode, coercitif ou
simplement tarifé, géré aussi par les logiques On ne s'étonnera pas de trouver, parmi ces formes
sélectives de "\'habitus" (sorte de comportement géographiques identitaires, des territoires et des
de classe), le lieu, surtout privé, constitue un lieux, des paysages aussi, plus rarement des
espace privilégié de distinction sociale. réseaux spatialisés. Cependant, d'autres
configurations plus globales, générales ou génériques,
Dans sa représentation et dans son idéologie, le contribuent aussi à la production d'identités
territoire armé par l'architecture des lieux devient individuelles et sociales. Le présent article n'en
souvent le symbole d'une communauté qui tend à dresse pas, loin s'en faut, une liste exhaustive.
dépasser, à transcender ses propres clivages en
faisant (explicitement ou non) appel à lui. Identité et territoire d'assignation

Comment les objets géographiques que nous Quelle soit individuelle ou collective, l'identité, en
venons de considérer contribuent-ils à la tant que sentiment vécu, s'avère toujours très
production et à la cognition identitaire ? C'est ce sensible à toutes les formes de mise en scène
qu'il me faut maintenant tenter de préciser. spatiale qui relèguent un groupe à un espace
donné. Que cette assignation résulte d'une
décision à caractère socio-politique, autoritaire
Territorialité et identité donc, ou qu'elle provienne d'un effet tantôt
économique, tantôt culturel, plus librement choisi
Lieux et territoires ont comme toute chose un ou admis par les intéressés, voire plus subtilement
double statut de réalité et de représentation. En imposé que par la force légale du pouvoir.
tant que représentations, ils entrent dans la
formation de la territorialité, celle des individus et L'identification à un tel espace (territoire ?)
des groupes. On peut dès lors faire l'hypothèse d'assignation se révèle d'autant plus efficace qu'il
que la territorialité, en tant que valeur subjective se repère aisément du fait de sa claire désignation,
(expression d'un sujet), mais aussi que de sa stricte délimitation, voire de sa réelle
construction socio-culturelle et que phénomène stigmatisation derrière le rempart de limites
cognitif, offre d'étroites similitudes avec l'identité. culturelles, matérielles ou paysagères
La territorialité, bien que de manière non (architecturales et urbanistiques par exemple).
180 VOL 77 2/2002 L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société

:
Le cas extrême de cette mise en scène d'une (Villechasse-Dupont, 2000). Précisons que dans les
assignation spatiale à dimension identitaire deux cas, il s'agit de quartiers modestes, occupés
correspond sans conteste au "ghetto". À l'origine par une majorité de populations pauvres.
(Venise), le ghetto fut le quartier de relégation des Ensemble de quartiers défavorisés (35 000
Juifs dans les villes d'Europe centrale et orientale. habitants et 4 000 logements HLM répartis sur
Dans son acception plus contemporaine (surtout trois communes), les "Hauts-de-Garonne" ne sont
anglo-saxonne et plus précisément américaine), le pas pour autant réductibles à un espace de
terme doit être réservé aux espaces urbains définis ségrégation renfermant une population
par une forte ségrégation, parfois encouragée par uniformément précarisée. Pourtant, dans les
les pouvoirs publics ; ségrégation fondée sur des années 1990, 40% des actifs y connaissaient le
bases ethniques et économiques. chômage, 17% des ménages y vivaient en
dessous du seuil de pauvreté, 12% des résidants
On sait que le ghetto, en tant qu'espace de appartenaient à une nationalité non européenne,
ségrégation socio-spatiale quasi absolue, répond etc. Malgré des conditions objectives de vie
en fait à deux logiques opposées, mais pas globalement moins défavorables que dans bien
forcément contradictoires. Constitué de manière d'autres quartiers de cités, les habitants s'estiment
délibérée et volontaire par des minorités qui relégués dans un secteur marginalisé de
recherchent ainsi protection et solidarité, il l'agglomération bordelaise. Ils parlent d'exclusion.
s'identifie à un territoire d'accueil et Leur identité incontestable s'y teinte d'un
d'acculturation. Il prépare à leurs nouvelles conditions de sentiment de mal-être et de misère sociale. Comme
vie les individus fraîchement immigrés dans une l'écrit justement Agnès Villechasse-Dupont, "le
aire culturelle étrangère. Les premiers ghettos des quartier, écrasé par sa mauvaise réputation est
villes américaines du XIXe s. permirent de la sorte impropre à fonder localement une identité
aux Juifs, aux Italiens, aux Chinois, à divers collective positive, ses habitants cherchent au contraire
ressortissants des pays d'Europe centrale, à marquer leur distance avec la cité et le
orientale et d'ailleurs de s'installer outre-atlantique. voisinage, afin d'échapper individuellement au moins à
Ils leur offrirent un milieu plus familier, plus l'opprobre qui pèse sur leur environnement".
réceptif a leur situation et à leurs difficultés
d'adaptation (même si la délinquance et Dans le quartier Saint-Michel, les conditions
l'exploitation des nouveaux venus par leurs compatriotes économiques objectives ne sont guère meilleures
n'épargnait pas le ghetto !) que ne l'aurait été une pour une majorité, souvent étrangère ou d'origine
ville ne ménageant pas le rapprochement étrangère, de la population. Cependant, on tient là
systématique des nationalités ou des ethnies. Nous un territoire profondément vécu par ses habitants.
admettrons qu'un tel ghetto consenti dessine une Il a joué un rôle historique de creuset intégrateur
aire territoriale puissamment identitaire. pour de nombreuses communautés venues
d'ailleurs : Espagnols depuis fort longtemps,
Inversement, lorsque le ghetto émane de la Portugais, aujourd'hui Maghrébins et Africains...
contrainte, il n'en définit pas moins une identité Depuis quinze ans, un début de gentrification y a
socio-spatiale solide, même si elle se vit de conduit des populations nouvelles d'étudiants et
manière négative. de jeunes célibataires, plutôt aisés, dans un
contexte de réhabilitation partielle et de
Il existe, bien entendu, des variantes plus ou requalification des espaces publics. Bref, à Saint-
moins atténuées du ghetto, en particulier celle des Michel, fait plutôt rare, la cohabitation pluri-
cités d'habitat social ou "quartiers d'exil" (Dubet, ethnique et pluri-sociale se revendique. Dans ces
Lapeyronnie, 1992) des villes européennes et conditions, espaces de vie et espaces vécus s'y
canadiennes. Là, sévissent des ségrégations socio- parent de valeurs et d'appréciations positives. Le
spatiales que les pouvoirs publics s'efforcent de territoire dynamise la vie sociale, la territorialité et
corriger par des politiques appropriées, aux degrés l'identité s'épanouissent. Pour preuve, "la manière
de sincérité et d'efficacité variables. dont les habitants s'approprient les lieux apparaît
tout à fait frappante lorsqu'on vient des Hauts-de-
En tant qu'espace social et plus encore en tant que Garonne. Contrairement aux locataires rencontrés
territoire, le quartier urbain exerce sur les dans les cités, qui restreignent au maximum leurs
représentations identitaires de ses habitants déplacements dans le quartier, les habitants de
d'incontestables effets, positifs ou négatifs selon la Saint-Michel explorent et utilisent l'espace public
nature plus ou moins gratifiante des espaces de et en font le cadre d'une sociabilité de proximité
vie qu'il leur offre. très dense" (Villechaise-Dupont, 2000). Notons
aussi que ce quartier qui abrite aujourd'hui la
Ainsi, à Bordeaux, l'étude comparée de deux brocante bordelaise attire des visiteurs souvent
ensembles urbains, les cités d'habitat social des aisés provenant de toute l'agglomération et même
"Hauts-de-Garonne", sur la rive droite du fleuve, et d'au-delà.
le vieux quartier Saint-Michel de rive gauche,
fournit une bonne illustration de cet "effet de lieu" Ghetto ou non, central ou périphérique, le quartier
aux influences identitaires contrastées pauvre recèle en général une étonnante capacité
L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société VOL 77 2/2002 181

:
de cristallisation des identités collectives. Richard région ou "pays" d'origine (23%), le monde (9%) et
Hoggart, qui évoque les quartiers ouvriers du Nord l'Europe (5%).
de l'Angleterre des années 1950, indique : "nous
connaissions parfaitement, mes camarades et moi, Plus récemment, à la fin des années 1990, nous
les statuts respectifs de toutes les rues du quartier avons sollicité sur la même question, avec l'aide
ainsi que les frontières séparant chaque terrain de d'une équipe d'étudiants bordelais, quelque 167
chasse. Les bandes de jeunes se battaient rue personnes constituant un échantillon à peu près
contre rue, tribu contre tribu" (Hoggart, 1970). représentatif de la population rurale et périurbaine
Cette citation met en lumière un territoire de l'Entre-Deux-Mers girondin. Sur le point de leur
fonctionnant de toute évidence comme un espace appartenance territoriale, nos interlocuteurs ont
symbolique et identitaire. Longtemps, le territoire évoqué, en première position, le Sud-Ouest de la
de la commune-communauté agricole et rurale France, suivi à égalité par l'Aquitaine (région) et la
joua un rôle comparable. Gironde (département). Ils ont ensuite cité la
France, puis leur commune et, beaucoup plus
La pauvreté et ses quartiers ne détiennent donc rarement l'Entre-Deux-Mers, territoire à propos
pas l'exclusivité de ce pouvoir identitaire. Michel duquel nous les interrogions.
Pinçon et Monique Pinçon-Chariot ont également
montré, dans leurs travaux (1996), qu'il existe une En France, comme le confirme le résultat des
forte dimension géographique de l'identité des enquêtes précédentes, alors que la région n'a
familles de la grande bourgeoisie parisienne ou véritablement qu'une quarantaine d'années
bordelaise. Pour ces dynasties familiales, le "souci d'existence, on enregistre un peu partout
de l'entre-soi " se traduit de façon très directe dans d'étonnants progrès de l'identité régionale. Il faut
le rapport à l'espace et au territoire. De fait, la sans doute voir dans ce phénomène le résultat de
répartition géographique des grandes fortunes l'effort déployé par les autorités concernées pour
s'avère d'autant plus identitaire qu'elle affiche une asseoir une légitimité toute neuve, encore bien
extrême concentration spatiale, que ce soit au fragile. Les compétences attribuées à ces
niveau national et international (Paris, Bordeaux, le nouvelles collectivités, à partir des années 1980,
bassin d'Arcachon pour les Bordelais, Deauville leur implication croissante dans la vie locale au
pour les Parisiens, Monte-Carlo, les stations de ski travers de la gestion des lycées, de la formation
de Gstaadt et de Saint-Moritz...) ou à l'échelle du permanente, de l'aménagement, de la vie
quartier (Caudéran à Bordeaux, Neuilly et les VIe, culturelle, etc., ont incontestablement accru leur
VIIe, XVIe arrondissements à Paris). lisibilité. Afin de s'imposer auprès des populations,
nombre de régions ont également engagé des
Ces exemples empruntés au ghetto et à diverses campagnes de promotion et d'image. Elles ont
formes de ségrégation socio-spatiale (imposée ou édité des brochures largement distribuées, produit
choisie) pourraient nous inciter à croire que l'effet des signes et des emblèmes, des drapeaux, des
territorial n'intervient sur la production d'identité slogans et des discours, organisé des fêtes et des
que dans des cas extrêmes de stigmatisation manifestations qui concourent à la création de
sociale. Il n'en est rien. La seule référence aux véritables idéologies territoriales.
noms de lieux et de territoires, indépendamment
de leur contenu social, suscite aussi, comme nous La mise en scène politique et idéologique des
allons le constater, des effets identitaires territoires (locaux, régionaux, nationaux...)
remarquables. De plus, l'étude des dynasties participe donc pleinement à la concrétisation
familiales de la grande bourgeoisie montre que efficace et parlante de l'idée identitaire, y compris
l'identité de classe s'associe étroitement, dans ce dans son acception strictement personnelle et
cas, à une forme de réseaux de lieux qui fait sociale. On sait depuis longtemps combien les
territoire. Cette dernière forme spatiale, cachée ou représentations quasi scéniques de "l'hexagone"
très lisible, constitue l'articulation de bon nombre français, avec ses symboles, ses "lieux de
de représentations identitaires. mémoire" (Nora, 1987-1993) tantôt "génériques",
tantôt "attributs", voire de "condensation sociale"
(Debarbieux, 1995) ont œuvré pour la formation et
Lieux, territoires et identités collectives pour la pérennisation de l'identité nationale : une
Á la question "d'où êtes-vous ?", la plupart des identité désormais indissociable du territoire
personnes répondent par une avalanche de noms (Braudel, 1986).
de lieux auxquels ils s'identifient peu ou prou. En tant que fabrications idéologiques (culturelles
Ainsi, une enquête réalisée en 1992 sur le donc) et politiques, les nations figurent
sentiment d'appartenance des Français a montré incontestablement parmi les formes identitaires
que la France, en tant que nation et que territoire, qui font le plus appel à une argumentation de type
recueille 37% des expressions identitaires géographique et territorial. Dans la mesure où la
spontanées et prioritaires recueillies par les nation est considérée comme une communauté
enquêteurs. Suivent, dans l'ordre de préférence de de naissance, l'identité qu'elle confère suppose le
nos concitoyens, la région dans laquelle vivent les creuset et les limites d'un territoire. Parmi les
personnes interrogées (24% des suffrages), leur ingrédients qui contribuent à décliner la nation,
182 VOL 77 2/2002 L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société

:
trois au moins revêtent un caractère communauté. Il devient le réfèrent quasi unique
géographique les monuments (culturels et historiques), les de l'appartenance des groupes, crispés dans leur
lieux de mémoire et les paysages emblématiques. combat pour une reconnaissance nationale. Jadis
:

ouvert, le territoire se transforme en donnée fixe


En France, c'est à la suite de la Révolution que le et immuable : une étendue bornée dans un temps
concept de "monument national" a vu le jour. À découpé se substitue à la continuité du temps
partir du XIXe s., leur inventaire et les lois visant à dans un espace libre. La cause de cette brutale
les protéger ont pu donner l'image d'un véritable transformation réside sans doute dans une prise
héritage collectif, d'un patrimoine organisé en de conscience moderne, notamment de la part
tissu de lieux célébrés et célèbres, épousant des élites ; celle d'une certaine raison territoriale
l'étendue du territoire national. Les livres scolaires, qui, depuis le XVIIe s. européen, consacre partout
les vignettes et les affiches, les images (celles des dans le monde l'ordre des Etats-nations.
calendriers par exemple) et les timbres-postes, les
guides touristiques, les cartes-postales lorsque la Le cas des ethnies africaines ne manque pas non
photographie le permettra, imprimeront dans plus d'intérêt, tant du point de vue de la
l'esprit des Français la mémoire identitaire de ces production sociale qu'en matière de construction
monuments et de ces lieux. Depuis un bon demi- des rapports identitaires au territoire. Là encore, la
siècle, les magazines et les clichés publicitaires, le colonisation paraît avoir provoqué le processus
cinéma et la télévision ont encore amplifié cet identitaire, particulièrement dans ses formes
effet. Formant un réseau géographique plus ou territoriales les plus figées. De fait, la délimitation
moins repéré par les Français, monuments, sites et des contours géographiques des territoires
lieux remarquables du pays sont devenus la ethniques fut souvent l'œuvre des administrateurs
métaphore vivante de la nation, l'une de ses formes coloniaux, aidés dans cette tâche par les
identitaires les plus populaires. Panoramas et ethnologues. En revanche, lorsque l'identité
paysages participent au même réseau et concourent ethnique plus traditionnelle fait référence à des
au même but. Nous étudierons plus loin la lieux ou à des territoires, ceux-ci n'affichent en
manière dont ils contribuent à la production identitaire. général que de médiocres localisations, plus
mythiques que réellement géographiques... Au
Dans certains cas conflictuels de construction point qu'en un même lieu ou territoire, nombre de
identitaire nationale, l'espace géographique, érigé groupes sociaux déclarent appartenir à des
en territoire (et perçu comme tel), devient ethnies différentes.
rapidement un enjeu. Ainsi, en Espagne, au sud du
Pays basque, la question territoriale figure parmi Ce constat prouve au moins deux choses. D'une
les principaux objectifs identitaires motivant la part, un même espace (territorialisé ou non)
propagande et l'action de l'ETA militaire. pouvait accueillir, en Afrique (souvent, il est vrai,
"L'Autonomie" actuelle ne regroupe en effet que au prix de conflits, de rapports de domination et
trois des sept provinces que les groupes dissidents d'exploitation), des groupes dotés d'identités
estiment indissociables d'un territoire du Pays différentes. La cohabitation interculturelle n'était
basque. donc nullement exclue. D'autre part, la
représentation identitaire proprement dite n'exige
Sur le territoire Sahraoui de l'ancien Sahara pas toujours, loin s'en faut, l'appropriation
espagnol, l'identité s'ancrait traditionnellement exclusive d'un territoire. Dès lors, l'on admettra
dans le temps généalogique des familles que c'est surtout dans une optique de contrôle
claniques, toujours larges et mobiles. Souvent politique des populations autochtones que les
mythiques, ces origines obscures rattachaient les puissances coloniales, s'appuyant sur une
populations du Rio de Oro à de lointaines parentés classification scientifique (ou pseudo-scientifique)
imaginaires : arabes ou yéménites. Durant toute la largement inventée et fabriquée, ont attribué des
période coloniale (jusqu'en 1975), les nomades territoires aux ethnies dominantes. Elles ont
sahraouis s'efforcèrent d'échapper à contribué de la sorte à les identifier et à les
l'enfermement territorial auquel les Espagnols souhaitaient consolider. Elles ont fixé leurs lieux par des
les soumettre pour mieux les contrôler. Dans ce frontières qui n'existaient pas auparavant, dans le
but, ils se procuraient plusieurs cartes d'identité but d'assurer leur pouvoir sur les hommes, sur la
(espagnole, mauritanienne, marocaine ou terre et sur l'ensemble des ressources.
algérienne) afin de circuler sans encombre de part
et d'autre des frontières qui gênaient leurs Au total, la colonisation a produit des images
déplacements d'éleveurs nomades. identitaires trop statiques et trop territoriales,
parfois bien artificielles des ethnies. Celles-ci
Depuis la décolonisation difficile du Sahara relevaient auparavant d'une réalité beaucoup plus
espagnol, l'espace-territoire, en tant que creuset mouvante. Comme les colonisateurs, les États
identitaire, prend le pas sur le temps généalogique d'aujourd'hui suscitent ou créent parfois de toutes
et mythique qui cristallisait naguère les pièces des différenciations ethniques excessives,
représentations de soi ressenties par chaque assises ou non sur des bases territoriales. Les
L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société VOL 77 2/2002 183

:
preuves ne manquent pas. Ainsi, au Ghana ainsi aux vertes prairies du Danemark et aux forêts
comme au Kenya, de nouvelles dispositions emblématiques de la Suède.
administratives font de la région d'origine des parents,
et non du lieu de naissance des jeunes, le substrat Selon encore A.-M. Thiesse, la genèse du paysage
de leur identité, du coup résolument ethnique. national français serait beaucoup plus complexe.
Loin de revêtir l'uniformité des représentations
Un peu partout en Afrique, à la suite des identitaires propre aux exemples précédents, il
indépendances, les nouvelles élites occidentalisées, consisterait en la juxtaposition de nombreux
hostiles à la division ethnique de leurs sociétés, paysages régionaux. Au XIXe s., en effet,
avaient mis l'accent sur la constitution prioritaire l'idéologie d'une France fondée sur la variété
des États-nations. Cette tendance s'inverse exceptionnel e de ses composantes et de ses ressources
désormais. L'identité ethnique territorialisée, sous aurait été progressivement forgée pays de
couvert ou non de décentralisation et de l'harmonie, de la modération, résumé de l'Europe. "En

:
régionalisme, du fait aussi de la décomposition de plus traduction paysagère un vallon herbeux ondulant
d'un État-nation, revient à la mode. Dans nombre par temps doux, sous un ciel légèrement nuageux,

:
de pays d'Afrique, deux citoyennetés, deux des arbres qui forment un bosquet et non une
identités reposant sur des territorialités différentes forêt, un village dans le lointain. Force tranquille de
se distinguent désormais l'une nationale, l'autre toutes les synthèses..." écrit Anne-Marie Thiesse
ethnique à forte dimension régionale. La seconde qui pense à la célèbre affiche des élections
:

tend souvent à l'emporter sur la première. présidentielles de 1981, celle qui contribua, dit-on,
à propulser François Mitterrand à l'Elysée
Esquisse d'autres formes géographiques de

!
l'identité Le paysage national français résulterait donc de
l'assemblage en réseau de plusieurs paysages
Ajoutons que cette référence aux lieux et aux régionaux. Si l'on admet ce principe, il n'est guère
territoires, renvoyant à des agrégations de surprenant que la France profonde des régions et
groupes sociaux ou d'ethnies, n'épuise pas, à elle- des "pays" dévoile, quand on interroge ses
seule, le capital finalement assez riche des formes habitants, des représentations identitaires
géographiques de l'identité. Parfois, des d'échelle plus réduite que celle du territoire de la
distinctions géographiques plus élémentaires viennent nation. Ces représentations se fondent sur des
au secours de constructions identitaires schemes mentaux dans lesquels les paysages
spécifiques. Il peut s'agir de paysages particuliers ; locaux occupent une grande place. Dans toutes les
devenus symboles territoriaux, ils enrichissent les enquêtes sur l'identité géographique infra-
représentations identitaires de groupes sociaux régionale que j'ai menées ces dernières années, de
singuliers. la vallée d'Aspe (Pyrénées occidentales) aux
campagnes de la Chalosse, du Tursan (Landes), du
Nombre de paysages sélectionnés, sinon produits Pays de Serres (Agenais), de l'Entre-Deux-Mers
par l'œil des artistes et autres fabricants d'images, (Gironde), de la Double et du Landais (Dordogne),
contribuent donc à la promotion identitaire d'une etc., les grands traits du paysage sont toujours
véritable "nature nationale" et de sites ressortis comme les représentations symboliques
emblématiques, symboles de la France ou de tel autre pays. clés d'un rapport identitaire à ces territoires vécus.
Pour Anne-Marie Thiesse (1999) qui élargit son Quand les artistes ne sont pas à l'ouvrage, les
propos à l'ensemble des nations, "si nous pouvons publicistes ou les effets de groupes et de classes
sans hésitation associer un paysage à un pays, peuvent engendrer un sentiment paysager
c'est parce qu'un intense travail de codification de identitaire. Ce dernier principe s'observe dans les
la nature, en termes nationaux, a été accompli au nouveaux centres d'affaires (Central Business
XIXe s.". District) des mégapoles contemporaines. Là,
l'identité collective des cadres et des employés du
Cet auteur remarque que la "détermination du monde de la finance et de la gestion d'entreprise
paysage national s'est souvent opérée sur le mode s'arrime à ces territoires aux paysages si
de la différenciation", soit, rappelons-le, l'une des particuliers et si bien circonscrits de La Défense
deux facettes du procès identitaire2. Se (Paris) ou de la pointe de Manhattan (New York).
démarquant ainsi de l'Autriche et de ses vallées de En d'autres temps, le monde de l'usine et du
montagne, la Hongrie a trouvé son identité quartier populaire n'avait-il pas contribué à forger
picturale dans la Puszta, la Grande Plaine une identité et une conscience ouvrières ?
représentée par ses peintres et par ses poètes sous
les traits d'une vaste mer continentale balayée par Plus globalement encore, la distinction entre
le vent, symbole de liberté. Le paysage national urbanité et ruralité, entre ville et campagne, même
2 - Rappelons que la seconde norvégien se distingue systématiquement de celui si d'aucuns la jugent de nos jours dépassée, ne
concerne le principe de singu- de ses voisins, anciens occupants de son sol. Les continue-t-elle pas, sur des bases paysagères et
larisation ou de reconnaissance grands fjords aux parois verticales et les étendues géographiques encore marquantes, à produire des
à l'usage de l'endogroupe. neigeuses que retiennent ses artistes s'opposent représentations identitaires différenciées ? Celles
184 VOL 77 2/2002 L'identité une médiation essentielle du rapport espace/société

:
du citadin, du banlieusard, de l'habitant des aires BRAUDEL F., 1990, L'identité de la France, Paris,
périurbaines fidèle à sa commune ou à son bassin Flammarion, 3 vol.
de vie, celle du rural viscéralement attaché à son
village ou à son petit "pays". DARDEL É., 1952, L'homme et la terre, nature de la
réalité géographique, Paris, PUF, 200 p.
Conclusion
DEBARBIEUX В., 1995, Le lieu, le territoire et trois
Phénomène personnel renvoyant le sujet, cette figures
n° 2, p. 97-1
de 12.
rhétorique, L'Espace géographique,
part psychologique de l'individu, aux sources de
sa propre construction socio-culturelle, l'identité se
révèle un processus incontournable, intimement DEVEREUX G., 1972, Ethnopsychanalyse
lié à la condition humaine et à ses inévitables complémentariste, Paris, Flammarion.
déclinaisons sociales. DUBET, LAPEYRONNIE, 1992, Les quartiers d'exil,
J'ai voulu montrer, au fil de ces quelques pages, Paris, Seuil, 250 p.
que le processus identitaire, surtout lorsqu'il est Dl MÉO G., 1996, Les territoires du quotidien,
géré et instrumentalisé par le pouvoir politique, Paris, L'Harmattan, 207 p.
transforme l'espace géographique en espace
social, en lieux et en territoires. Si le pouvoir FRÉMONT A. et al., 1984, Géographie sociale,
procède de la sorte, c'est sans doute dans le Paris, Masson, 387 p.
dessein d'accroître un rapport identitaire dont
l'efficacité sociale, particulièrement en termes de HOGGART R., 1970, La culture du pauvre, Paris,
mobilisation et d'adhésion politique des hommes Les Éditions de Minuit, 424 p.
aux systèmes impliquant la collectivité, n'est plus à
démontrer. KARDINER A., 1969, L'individu dans sa société.
Essai d'anthropologie psychanalytique, Paris,
Un tel souci passe en fait par des cheminements Gallimard, 527 p.
assez variés accélérer la production du lien social
en lui conférant une assise spatiale ; enrichir LAPLANTINE F., 1996, Transatlantique. Entre
:

l'identité collective de signes et de symboles Europe et Amérique latine, Genève, Payot, 300 p.
culturels imprimés dans l'espace géographiques,
donc concrets et lisibles, aisément repérables ; L'ÉCUYER R., 1994, Le développement du concept
offrir un cadre légitime commode pour exercer un de soi, de l'enfance à la vieillesse, Montréal,
contrôle sur les hommes, prélever et gérer les Presses de l'Université, 472 p.
ressources terrestres, etc. Caractérisé par un retour
parfois inquiétant d'identités territoriales LIPIANSKI E.M., 1992, Identité et communication,
conflictuelles et belliqueuses, notre situation Paris, PUF, 272 p.
"postmoderne" se trouve confrontée à la
nécessaire valorisation d'une pluri-identité. Celle-ci NORA P., 1987-1993, Les lieux de mémoire (7 vol.),
pourrait s'inscrire dans le creuset de territorialités Paris, Gallimard.
dynamiques, souples et labiles, susceptibles (mais
jusqu'où ?) de conjuguer solidarité et acceptation PIAGET J., 1976, Le comportement, moteur de
démocratique de l'autre, de sa différence. l'évolution, Paris, Gallimard, 190 p.
Ainsi notre hypothèse était fondée. Le rapport des PINÇON M., PINÇON-CHARLOT M., 1996, Grandes
sociétés à leur espace comporte bien une forte fortunes-Dynasties familiales et formes de
composante identitaire, spontanée ou fabriquée. richesse en France, Paris, Payot, 375 p.
Cependant, loin d'enfermer les individus dans un
univers clos, elle peut les ouvrir aux autres, à la RETAILLÉ D., 1997, Le monde du géographe,
démocratie, à l'art et à la liberté. Une méthode qui Paris, Presses de Sciences Politiques, 288 p.
fonde l'approche identitaire sur la prise en compte
prioritaire du sujet humain et de sa construction THIESSE A.-M., 1999, La création des identités Adresse de l'auteur
sociale permet d'échapper au risque "culturaliste". nationales. Europe, XVIIIe-XXe s., Paris, Seuil,
:

Elle met l'accent sur la production évolutive des 302 p. Institut de Géographie Louis
phénomènes culturels, sur leur dépendance à Papy
l'égard des logiques sociales. VILLECHAISE-DUPONT A., 2000, Amère banlieue. Université Michel de
Les gens des grands ensembles, Paris,Grasset, Montaigne - Bordeaux III
BIBLIOGRAPHIE 329 p. Domaine Universitaire
33607 PESSAC cedex
BOURDIEU P., 1979, La distinction, Paris, Les VINSONNEAU G., 1997, Culture et comportement, tel. 05 57 12 47 54
Éditions de Minuit, 672 p. Paris, Armand Colin, 192 p. fax: 05 57 12 45 33

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