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George STEINER

George Steiner est un enfant de Babel. Trois langues maternelles lui furent données- le français,
l'allemand et l'anglais - aux- quelles vint s'ajouter l'italien. Pour mieux l'éduquer, une dame écossaise
venait une fois par semaine lui lire Shakespeare, qu'il découvrit avec Richard II et dont il apprit par
cœur des passages. Un savant réfugié lui donnait des leçons de grec et de latin. Son père lui racontait
l'Iliade, consultant de temps à autre le texte original, qui était posé sur la table, accompagné d'un
lexique et d'une grammaire. Peut- on rêver une jeunesse davantage vouée à la littérature? À l'âge où
les autres ânonnent les vers de La Fontaine, le petit Steiner récitait les discours impérieux et
enfiévrés d'Achille. Et il s'endormait le soir en relisant Homère. « Peut-être tout le reste n'a-t-il été
qu'une note en bas de page à cette heure », confie-t-il dans Errata, son autobiographie intellectuelle.
Élégante et modeste manière de résumer une œuvre qui, s'étendant à travers une quinzaine de
livres, est l'une des plus stimulantes de ce temps. Comme il le réaffirme dans un texte inédit qu'il
nous a confié pour ce dossier, Steiner n'a jamais cessé de célébrer Babel, soucieux de défendre la
multiplicité des langues et de souligner le rôle fondamental de la traduction.

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« Je suis une sorte de survivant », indiquait Steiner dans un de ses premiers essais. Éternel émigré,
collectionneur de passeports issu de l'Europe perdue de Büchner, de Goethe et de Freud, chu
précocement dans la tour de Babel, George Steiner a fait sien ce mot de Brantôme : « Autant de
langues que l'homme sait parler, autant de fois est-il homme. » Le polyglottisme, chez lui, est une
nécessité autant qu'une vocation dans le vide béant laissé par l'horreur nazie. D'où aussi son
obsession de ce qu'il appelle l'extraterritorialité : entre exil intérieur et culture de l'hospitalité,
écriture et traduction, Luftmensch et « juif errant ». Amateur de paradoxes, il excelle à engager les
colloques improbables avec la générosité du boxeur. « Il n'est point de pareil leurre que la sagesse
non rude et renfrognée » : de Langage et silence au Sens du sens en passant par Grammaires de la
création ou Errata, la leçon de Montaigne a souvent enjoint à cet homme de transgression de sortir
des sentiers bat- tus, à se faire tour à tour philosophe, essayiste, romancier, métaphysicien, critique,
journaliste, voire musicologue. Orateur né, doué d'un sens aigu de la mise en scène, il offre
volontiers le spectacle jubilatoire d'un homme tout à la joie de nous rappeler à la « tristesse de
pensée ».

■ George Steiner. D’abord, un point capital : je n’ai pas de langue natale. Ce qui n’est pas si rare, il y
a bien des parties du monde où l’on grandit polyglotte, par exemple, en Scandinavie ou dans les
vallées italiennes du Frioul ou encore en Malaisie... J’ai appris presque simultanément le français,
l’anglais et l’allemand, auxquels s’est ajouté un peu plus tard l’italien. J’ai été très tôt frappé par ce
que nous disent les linguistes et les ethnologues : il y a une vingtaine de milliers de langues sur la
planète, il y en a plus d’une centaine dans les seules Philippines, dont une, dans l’île de Mindanao,
est sans le moindre rapport avec les autres. Ce sont pourtant les mêmes ethnies qui les parlent. J’ai
toujours eu beaucoup de difficultés à accepter que c’était un fait purement contingent, que le
monde aurait marché d’un pas plus sûr avec une ou deux langues, d’où le mythe de Babel. Après
Babel reflète une intuition: comme Freud nous l’enseigne, il faut renverser les grands mythes, ils
disent le contraire de ce qu’ils semblent dire. Babel, loin d’être une punition, est peut-être une
bénédiction mystérieuse et immense. Les fenêtres qu’ouvre une langue débouchent sur un paysage
unique. En apprendre de nouvelles, c’est entrer dans de nouveaux mondes. Il y a une sorte
d’avantage contre-darwinien dans la multiplicité des langues : c’est la richesse adaptative de l’huma-
nité. J’avance aussi l’hypothèse que là où la vie matérielle est très pauvre, les langues sont d’une
richesse prodigieuse, comme celle des Bochimans d’Afrique australe qui compte vingt-cinq
subjonctifs... Mais les langues meurent aussi, et avec elles une richesse humaine incomparable... Une
grande figure du Collège de France, que je ne nommerai pas, mais qui se reconnaîtra sûrement, a
pillé Après Babel page après page en pré- tendant alerter le monde devant le danger de la mort des
langues, dans un livre paru vingt-cinq ans après le mien, sans jamais le mentionner. J’avais jeté un cri
d’alarme: chaque année, des milliers de langues disparaissent, ce sont des possibilités d’expérience
et d’avenir qui périssent. Plusieurs langues viennent ainsi de mourir sur l’Altiplano. Nous voyons le
passé, mais pas l’avenir. Nous reculons vers l’avenir. Avec la disparition d’une langue, nous perdons
pour toujours certaines négociations avec l’espoir... Chaque langue, dites-vous, a sa « grammaire de
l'espoir »... La tour de Babel a été pour moi l’allégorie d’une immense récompense, d’une grande
aventure qui a dépéri. Soyons précis : il faudrait être bien naïf pour n’attribuer le triomphe planétaire
de l’anglo-américain, nouvelle lingua franca, qu’à la seule puissance militaire et économique des
États-Unis. L’anglo-américain est une langue simple. S’il triomphe, c’est qu’il est un tapis roulant vers
l’avenir, un véritable idiome de l’espoir. Chaque mot de l’anglo-américain est une promesse que
l’avenir sera meilleur. Mais cela a un prix. Avec le nivellement des différences culturelles advient une
monotonie du bonheur. Les pertes sont énormes. Les tentatives de résistance institutionnelle sont
assez dérisoires. Depuis la parution de mon Après Babel, il s’est passé quelque chose de nouveau: on
n’a pas assez mesuré que l’ordinateur parlait anglo- américain. S’il avait été conçu et développé au
Pendjab, les choses se seraient passées différemment. L’informatique dont on se sert est l’invention
de savants anglais et américains. La base de l’informatique est une syntaxe anglo- américaine,
rendue abstraite et symbolique. Chaque fois qu’un homme, quelque part sur la planète, s’installe
devant son ordinateur, il parle anglo-américain. C’est un état de fait fondamental et peut-être
définitif. Idem avec le web, même si la langue adoptée est le chinois ou le bantou, la structure
syntaxique profonde, au sens de Noam Chomsky, est anglo- américaine. Dans Errata, vous vous
comparez à un agent double ou triple qui « suggère à une langue la présence d'une autre ». Notre
histoire littéraire récente a vu naître d’excellents écrivains multilingues. Est fausse l’idée qu’il faudrait
être né dans sa langue de plume pour prétendre être un vrai écrivain. L’Europe a longtemps écrit en
latin et dans chacune de ses langues. Ce n’est qu’avec la montée des nationalismes, à partir du xvme
siècle, que cette situation changera. Le xxe siècle a été un tournant: avec Conrad, Borges, Nabokov,
Beckett, un groupe d’écrivains polyglottes créeront des chefs-d’œuvre dans une langue d’adoption.
Or, aujourd'hui, pour qui voyage dans le monde, les vitrines des librairies sont pleines de livres écrits
soit en anglo- américain, soit traduits de l’anglo-américain. Les écrivains Scandinaves, hollandais ou
israéliens, souvent, n'ont pas d’autre solution pour vivre que de traduire ceux qui les détruisent!
Cette situation peut-elle changer? C’est une question difficile. L’espagnol est en train de connaître
une expansion foudroyante dans les Amériques. Garcia Lorca, à la fin des années 1930, avait dit que
New York serait une ville espagnole. Il avait vu juste. Et tandis que la littérature anglaise, celle
d’Angleterre, pâlit sous les coups de boomerang du génie américain, la littérature espagnole
d’Espagne a profité du boomerang sud-américain. Elle connaît une période créatrice assez
extraordinaire...

Comment peut-on écrire Après Babel et lancer ce défi à rencontre de l’une des certitudes les mieux
ancrées de toute civilisation: « Loin d’être une malédiction, la corne d’abondance des différentes
langues déversées sur l’espèce humaine constituait une bénédiction sans fin »? George Steiner
rappelle qu’il n’est de culture sans mythe pour traduire l’affolement devant la division des langues.
On y voit le plus souvent le châtiment d’une faute, ainsi dans le Talmud qui discute des intentions de
la génération de Babel : s’installer au Ciel, adorer les idoles, combattre Dieu. Des écrivains s’en sont
mêlés, comme Kafka proposant une hypothèse plus prosaïque : si la tour s’est effondrée, c’est que
les fondations n’étaient pas assez solides. Les savants se sont attachés à décrire les langues en
systèmes, tandis que quelques philosophes ont rêvé de l’universelle, miroir de l’entendement
(Leibniz). Mais pleurer l’unité perdue ou vouloir sa restauration, cela revient au même: le pluriel est
malheur. D’où provient chez Steiner le sentiment du contraire? Une page du Journal de Kafka
pourrait mettre sur la piste: « Hier, il m’est venu à l’esprit que si je n’ai pas toujours aimé ma mère
comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande
m’en a empêché. La mère juive n’est pas une Mutter, cette façon de l’appeler la rend un peu ridicule
[...] Maman serait préférable. » Lisant en français, on se demande quel mot a pris Kafka pour ce «
maman » qui l’eût aidé à mieux aimer sa mère. Cela ne pouvait se dire en allemand; il a écrit Mama,
babil d’enfant ou yiddish. George Steiner raconte quant à lui l’habitude qu’avait sa mère de
commencer une phrase dans une langue pour la terminer dans une autre. Mieux, en surplus de
l’allemand, du français et de l’anglais courants, flottaient dans la maison de son enfance des bribes
de tchèque et de yiddish, langues du père... Voilà de quoi rendre jaloux et qui explique comment
rester sans regret d’avoir été privé d’une Muttersprache, n’ayant ainsi nul besoin d’affirmer comme
Hannah Arendt que « seule demeure la langue maternelle ». Traduction, trahison ? Mais cette grâce
de l’enfance ne suffit pas à motiver une défense de la pluralité des langues: encore fallait-il affronter
la plupart des problèmes théoriques quelle soulève. Soit celui de la traduction, qui hante depuis des
lustres penseurs, grammairiens et poètes. On sait que rôde autour d’elle un adage que l’italien
exprime avec cette légèreté qu’on lui croit naturelle: traduttore, traditore. Steiner reconstruit des
disputes souvent vives à ce sujet, comme entre métaphrase (mot à mot) et paraphrase, servilité ou
liberté vis-à-vis de la langue source, générosité ou jalousie de celle qui accueille. Il médite aussi la
tragédie d’un Holderlin traduisant Sophocle dans la poursuite exaltée du Grand des Wortes mais
sombrant dans un mutisme attestant la folie d’une telle entreprise. Il fait enfin droit au rêve d’un
Walter Benjamin exceptionnellement optimiste: attendre de la traduction quelle conduise les
langues confondues à Babel « jusqu’au terme messianique de leur histoire ». Est-ce pour ne pas
prendre position ou s’éviter de conclure? Il semble opposer à Benjamin la proposition d’un autre
métaphysicien : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin » (Woody Allen). Mais il souligne surtout
chez Holderlin les périls d'une quête obsessionnelle « des racines universelles de la poétique et du
langage », observant qu’il existe à tout le moins dans chacune des langues européennes des
traductions au parfum d’immortalité: celles d’Homère de George Chapman ou d’Alexander Pope en
anglais; en allemand l’Odyssée de Johan Heinrich Voss ; les Mille et Une Nuits d’Antoine Galland en
français... Des langues impures. D’un autre point de vue, les poètes ont parfois prêté main forte à la
volonté des nations de protéger la pureté de leur langue ou de s’en inventer une sans contamina-
tions, comme chez Du Bellay publiant dès 1549 sa Défense et illustration de la langue française ou
chez Goethe se proposant d’offrir à l’Allemagne un idiome littéraire qui ne devrait rien à personne.
Dans l’un de ses livres les plus fascinants, George Steiner a préféré se pencher sur le phénomène
inverse, celui d’une langue préservée de la tentation épuratrice et indifférente au combat contre les
influences: Homer in English, ou comment les traductions d’un même livre aident à suivre une
aventure linguistique tout en permettant d’assister à la genèse d’une littérature. À quoi l’on pourrait
ajouter que la capacité d’accueil des langues nationales doit beaucoup aux choix de leurs
compilateurs, entre la description des usages et la préoccupation qu’ils soient bons: récent, l’Oxford
English Dictionary ne porte pas trace d’une inquiétude quant à la compétition des origines latines,
françaises ou saxonnes, ce qu’avait compris Mallarmé en notant aussi que Shakespeare, Milton,
Shelley et Byron s’étaient refusés à tout « patriotisme » séparant « l’élément barbare de l’élément
classique »; Jean Nicot en revanche nommait Thrésor son dictionnaire de 1606, tandis que dès 1694
celui de l’Académie affichait la recherche de l’ancien et de la rareté comme il le fait aujourd’hui de
l’anglicisme, même si Furetière le querelleur dénonçait les bans sans craindre l’incorrection. Il fallait
se douter qu’il y a pire que la destruction de la tour de Babel: le projet de la reconstruire. Kafka et
Borges ont tour à tour imaginé cette entreprise, tous deux en Chine et sous la forme d’une muraille:
l’un raconte quelle s’est enlisée dans le sang; l’autre affirme que l’empereur qui l’avait ordonnée est
le même que celui qui fit brûler tous les livres. Plaider une concorde des langues et sauver les
bibliothèques: deux moments d’une politique opposée aux desseins des princes et à l’indifférence
des peuples. La seule dans laquelle George Steiner puisse vraiment se reconnaître? On le connaît
pratiquant avec bonheur le plurilinguisme, autre manière de se faire une chance de ce qui induit
souvent fausses complaintes, vraies paresses et même stupidités bureaucratiques. Peu de penseurs
se sont exercés à se traduire eux-mêmes, presque toujours sur les chemins d’un exil. Quelques
écrivains ont eu cette audace, à l’instar d’un Beckett prêtant à son Malone le français puis l’anglais : «
Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin » ; « I shall soon be quite dead at last in spite of all
». Mais est-ce encore traduire? Par cette bousculade des adverbes, Beckett bouleverse les
techniques de la narration tout en brouillant une grammaire de l’espoir dont George Steiner saisit les
modes au travers de la « contre-factualité » permise par les optatifs, les conditionnels ou les
subjonctifs. Il prête au plus-que-parfait « la nomination la plus concise de l’utopie ». Que dira-t-on du
futur antérieur? Marnas and papas. C’est enfin comme sans y penser que l’on oppose langue
maternelle et langues étrangères. Kafka avait le sentiment qu’une mauvaise langue peut empêcher
de bien aimer sa mère. Pragmatique, Roman Jakobson demandait: “Why ‘mama’ and ‘papa’?”
Steiner voit dans la confidence du premier le signe d’une aliénation tout en témoignant d’expérience
qu’il peut en être autrement, tandis qu’il objecte au second et à quelques autres l’illusion des
espérances de « pénétration empirique » dans les mots. Les rêveries sur la Muttersprache sont
parfois moins innocentes, comme lorsqu’elles croisent l’obsession d’avoir une patrie, Vaterland. Père
et mère, langue et terre, voilà qui fait des névroses, de la littérature et des guerres, en sorte qu’il
fallait encore un Kafka pour déjouer d’un trait l’une des ruses de l’autochtonie: « Propriété de la
langue allemande de devenir belle dans la bouche d’étrangers qui ne la possèdent pas. » Ironique
dans son contexte, ce paradoxe est celui d’une sagesse quant aux profondeurs où se nouent peur de
la diversité des langues et xénophobie. Bénédiction de Babel : l’une des plus belles leçons de George
Steiner.»

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