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Verbeke Gérard. Les Stoïciens et le progrès de l'histoire. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 62, n°73,
1964. pp. 5-38;
doi : 10.3406/phlou.1964.5243
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1964_num_62_73_5243
et le progrès de l'histoire
f> DlODORUS SlCULUS, Biblioiheca hiatorica, I, 1,3. Cf. M. POHLENZ, Stoa und
Striker, Zurich, 1950, p. 276. M. Pohlenz estime que dans ce texte méthodique,
Diodore s'est inspiré de la philosophie de Posidonius, qui semble avoir insisté
particulièrement sur l'unité du cosmos et la sympathie universelle. Il en résulte
que la tache de l'historien est de se placer à un point de vue universel,
embrassant d'un regard unique tous les événements du monde : les hommes sont séparés
les uns des autres dans le temps et dans l'espace. Ceci n'empêche pas qu'ils
soient apparentés entre eux comme les membres d'une seule et même
communauté (jiexexovxac pèv xf\ç npbç àXXi^Xouç auYyeveEac). C'est pourquoi
les historiens ne les considèrent pas séparément, mais comme faisant partie d'un
ordre unique et sous ce rapport ils se mettent au service de la providence divine
(ôarcep xtvèç ôitoopyol xîjç 8-efaç rcpovofaç yevrifrèvxeç) : on pourrait dire
que l'historien en tant que tel, se place au point de vue de la providence divine,
c'est-à-dire au point de vue de l'unité organique du tout. C'est l'application de
la sympathie universelle aux événements de l'histoire : ceux-ci ne sont pas des
entités séparées, ayant chacun sa propre physionomie indépendamment des
autres; les événements de l'histoire sont liés les uns aux autres, à tel point que
la totalité des événements forme une unité organique, comme toutes les parties
du cosmos s'insèrent dans un organisme unique. Il en résulte que cette unité des
événements, telle qu'elle est mise en lumière par l'historien, met en évidence le
principe unique qui est à l'origine de l'évolution du monde : l'histoire est l'épi-
phanie du Logos, qui détermine le cours des événements. Dans cette optique,
on peut dire que l'herméneutique historique atteindra «a finalité propre dans la
mesure où elle met en évidence la cohérence des événements historiques.
Cependant il ne s'agit pas aux yeux de Posidonius d'une cohérence immédiate, reliant
tel événement à un antécédent du même ordre : il s'agit d'une interprétation plus
radicale, rattachant tous les événements a une source unique, qui leur confère une
6 Gérard kfi
intelligibilité qui ne leur est pas propre, mais qui leur advient du contexte
universel dans lequel ils sont insérés.
(î) Le thème du « progrès » a été abordé plus d'une fois dans la littérature
grecque: on en trouve un tableau admirable dans le Prométhée enchaîné
d'Eschyle. D'après l'auteur, le progrès de la civilisation ne peut se mettre sur
le compte de l'homme ; il n'a pas été réalisé par des inventions successives du
génie humain; tout ce progrès lui a été apporté par l'intervention d'un être
supérieur, Prométhée. Les hommes faisaient tout sans recourir à la raison (v. 456:
à\\' âtep YVt&JAÏJÇ XÔ TCfiV STtpaaaOV) : c'est Prométhée qui est l'initiateur de
toute la civilisation puisqu'il a fait don aux hommes de tous les arts et de toutes
les ressources dont ils disposent : « D'un mot, tu sauras tout à la fois : tous les
arts aux mortels viennent de Prométhée » (v. 505, trad. P. Mazon). On se trouve
ici devant une interprétation foncièrement mythique du développement de la
culture : les progrès réalisés au cours des temps sont attribués à un être surhumain,
qui est considéré comme le grand bienfaiteur de la race humaine et qui, à cause
de son attitude bienveillante à l'égard de l'homme, subit les peines les plus atroces.
Le propre de cette interprétation, c'est de considérer le progrès comme dépassant
les possibilités naturelles de la race humaine. Etant plein d'admiration devant les
développements de la culture et n'ayant pas suffisamment le sens de la grandeur
humaine, Eschyle fait appel à des interventions surhumaines pour expliquer le
progrès. Celui-ci n'appartient pas encore aux dimensions de l'histoire, puisqu'il
n'est pas considéré comme le résultat des efforts humains.
Il n'en est plus de même dans Y Antigone de Sophocle : ici l'homme apparaît
décidément comme l'auteur de sa propre destinée et des grandes réalisations de
la civilisation : la plus grande des merveilles, c'est l'homme. Il a établi sa
domination sur la mer comme sur la terre ; les animaux sauvages ont été
domestiqués par lui, il a inventé le langage et s'est protégé contre les intempéries de la
nature, seul l'Hadès ne lui est pas soumis, car il ne peut échapper à la mort. Il
est même capable de s'opposer aux dieux et de pratiquer le mal: telle est la
grandeur sublime de l'homme. Les attributs que Sophocle lui applique, montrent
clairement que les progrès de la culture sont mis sur le compte de l'esprit inventif
de la race humaine: il est 7CepUppa8V)Ç (v. 347) et TtaVTOTCrfpOÇ (v. 360), capable
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 7
de réaliser des progrès techniques au delà de toute atteinte (v. 364). Sophocle ne
fait donc plus appel à l'intervention d'êtres supérieurs pour expliquer le
développement de la civilisation : tout s'explique par les possibilités latentes de l'esprit
humain. Entre Eschyle et Sophocle se situe par conséquent une prise de
conscience de la grandeur humaine et en même temps un recul de la pensée mythique
en faveur d'une herméneutique rationnelle de l'histoire.
<•> ClŒRO, De nature deoram, II, 22 (S V F, I, 114). — SeXTUS EMPIRICUS,
Adv. Math. IX, 85.
<*' ClCERO, De natara deortim, II, 19 : c Haec tta fieri omnibus inter se con-
etnentibus tnundi partibus profecto non possent, nisi ea uno divino et continuato
•piritu continerentUT. » — Ce texte est à rapprocher d'un passage d'Epictète qui se
base sur la sympathie de l'univers pour montrer que les pensées les plus secrètes
de l'homme n'échappent pas au regard de la Divinité : c Et nos âmes sont si
étroitement liées, unies a Dieu, comme des parties, des fragment» de son Etre, et
Dieu ne perçoit pas chacun de leurs mouvements, comme un mouvement qui lui
est propre, qui lui est connaturel ? » (EPICTETE, Entretien», texte établi et traduit
par J. Souilhé. Paris, 1943, I, 14. Cf. K. ReimharDT, Kounoê nnd Sympathie,
Munich, 1926, p. 111 ssq).
8 Gérard Verbekfi
<■> Droc. Laërtios, VII, 142; Cicero, De natara deomm, II, 46, 118; Philo,
De aeternitate mundi, 76; M. 497; éd. L. Cohn - S. Reiter, VI, 96-97; v. L. 69;
F. 26 (Panaetii Rhodii Fragmenta, éd. Van Straaten, n° 65). Cf. Max POHLENZ,
Die Stoa, Geachtchte einer geistigen Bewegung, Gdttingen, 1948, p. 186.
<•> ClCERO, De notura deorum, II, 35, 85.
(7) Comme l'a fait remarquer M. A. Grilli, Aristote devait être de cet avis,
car ni Jean Philopon ni Aselépius ne font mention d'un commencement du genre
humain dans leur aperçu génétique de la culture (Cf. A. GRILLI, La posizione di
Aristotele, Epicuro e Posidonio nei confronti délia storia délia civiltà. Istkuto
Lombardo di scienze e lettere, Rendiconti, vol. 85, fasc. I, Milan, 1953, p. 9).
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 9
<•» [PhduoJ, ïïepl àcpbapatoç xdajiou, ce. 23, 24, p. 264, 3 Bern., p. 35,
13 Cum. (S V F, I, 106).
(t) Le même argument contre l'éternité du monde se rencontre aussi chez
les Epicuriens. On le trouve en effet au cinquième livre du De rerum natura de
Lucrèce (cf. LUCRÈCE, De la nature, t. II, texte établi et traduit par A. Ernout,
Paris 1937, v. 330 ssq) : « Mais non, tout est nouveau dans ce monde, tout est
récent: c'est depuis peu qu'il a pris naissance. Voila pourquoi encore aujourd'hui
certains arts se perfectionnent, et aujourd'hui encore vont en progressant. C'est
ainsi qu'à notre époque, des agrès nouveaux sont venus s'ajouter aux navires, et
que récemment les musiciens ont inventé des mélodies nouvelles; enfin ce système
de la nature que j'expose, est une découverte récente; et moi-même aujourd'hui,
je me trouve être le premier avant tout autre, qui puisse le traduire dans notre
langue maternelle ».
10 Gérard Verb eke
(") Dkxxes Magnes apud Diog. Laërt., VII, 52 (S V F, II, 87) ; Plutarchus,
De Stoic, repugn, c. 17, p. 1041 e (S V F, III, 69). Sur la notion de obteÉCûOtÇ
qui est importante dans le contexte de la morale stoïcienne, cf. S V F, III, 178-189;
146 et S V F, II, 845.
<"> Epiât. 1 20, 4 : « Quomodo ad nos prima boni honestique notitia perve-
nerit ? Hoc nos natuTa docere non potuit; semina nobis scientiae dédit, scientiam
non dédit. Quidam aiunt nos in notitiam incidisse, quod est incredibile virtutis
alicui speciem casu occumsse: nobis videtur observatio collegisse et rerum saepe
factarum inter se collatio: per analogiam nostri intellectum et honestum et bonum
judicant ».
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 17
les hommes n'étaient pas non plus entraînés par des actes répétés
à des attitudes vertueuses. S'ils échappaient au péché, c'était par
ignorance. Vue de l'extérieur, leur conduite correspondait à celle
des sages, et pourtant ils n'étaient pas des sages : car la « sapientia »
n'est pas, sans plus, un don de la nature ; tout homme porte en lui
cette possibilité latente, mais il dépendra de lui de la mener à son
achèvement ou non (25>. 11 n'en reste pas moins vrai que les hommes
primitifs surpassaient, en un certain sens, ceux des générations
suivantes, parce qu'ils étaient plus rapprochés de leur origine divine ;
leur esprit n'était pas encore alourdi par la pesanteur des vices
multiples qui se sont développés dans le genre humain au cours des
âges ; sans doute n 'avaient-ils pas assez de maturité morale pour
être vertueux, mais leurs dons naturels étaient toujours intacts et
n'avaient pas encore été meurtris par le péché. Sous ce rapport, et
en tenant compte du fait que les hommes primitifs n'étaient pas
encore pleinement développés, on peut dire qu'ils étaient
supérieurs aux hommes des autres générations, non seulement au point
de vue moral, mais aussi au point de vue intellectuel et religieux (26).
Citons un passage de Cicéron, où l'auteur se demande si lame
subsiste après la mort : « C'est à l'antiquité d'abord que nous ferons
appel, l'antiquité moins éloignée que nous de l'apparition de
l'homme et de notre origine divine, et par cela même, plus capable
peut-être de discerner la vérité » (27).
On pourrait croire que, d'après les Stoïciens, tout le
développement de la culture peut se concevoir comme une dégradation
progressive à partir d'un état de perfection qui se situerait à l'origine.
Si les hommes primitifs sont plus près de leur origine divine et plus
capables de discerner la vérité, ne représentent-ils pas un idéal de
("> SENECA, Epitt. 90, 46 : « Quid ergo est ? Ignorantia rerum innocentes erant.
Multum autem interest, utrum peccare aliquis nolit an nesciat. Deerat illis justitia,
deerat prudentia, deerat temperantia ac fortitudo. Omnibus his virtutibus habebat
similia quaedam rudis vita: virtus non contingit animo nisi institute et edocto et
ad summum adsidua exercitatione perducto. Ad hoc quidexn, sed sine hoc nasci-
mur et in optimo quoque, antequam erudias, virtutis materia, non virtus est. » —
Epiât. 90, 44: « non enim dat Jiatura virtutem: ars est bonum fieri ».
<26> Sextus Empir., Adv. phy: 1, 28. — Censorinus, De Die not., IV, 10
(S V F, I, 124).
<"> Tuacul. ditp., I, 12. 26; De legibus, II, II, 27: « Iam rira» fomilioe patram-
que seroare id est, quoniam antiquitas proxume accedit ad deos, a dis quasi tra-
ditam religionem tueri. » — SENECA, Epist. 90, 44: c Non tamen negaverim fuisse
alti spiritua vixos et, ut ita dicam, a diis récentes. »
16 Gérard Verbekfi
(") VlTRUVIUS, II, I, I. A plusieurs reprises, Sénèque lui aussi revient sur le
caractère simple, rude, non évolué des hommes primitifs (Epist. 90, 7, 8, 17, 41);
dans le tableau que Sénèque et Posidonius nous retracent du stade initial de la
culture, on retrouve les deux traits caractéristiques indiqués par Vitruve: les
hommes sont dispersés, ils ne vivent pas en communauté et ils n'ont pas encore
inventé une demeure adaptée à leurs besoins : < Les hommes, dit Posidonius,
vivaient dispersés; ils n'avaient d'abri qu'une excavation, une sape au pied d'un
rocher, le creux d'un tronc d'arbre. C'est elle (la philosophie) qui leur apprit à
bâtir des maisons » (Epist. 90, 7, trad. Noblot). Sénèque n'est pas d'accord avec
Posidonius sur le rôle qu'il faut attribuer à la philosophie dans le domaine de
l'invention des arts et des métiers, mais il est pleinement d'accord sur le tableau
de la civilisation primitive.
(«) VlTRUVIUS, II, 1 , I : c In eo hominum congressu cum profundebantur aliter
e spiritu voces, cotidiana consuetudine vocabula, ut optigerant, constituerunt,
deinde significando res saepius in usu ex eventu fari fortuito coeperunt et ita ser-
monea inter se procreaverunt. » — D'après Philon d'Alexandrie (Leg. AUeg., II,
15 c), ce sont les sages qui les premiers ont imposé les noms aux choses; la
même idée se retrouve chez Cicéron (Tuscul. diap., I, 25, 62). Dion Chrysostome
{Olymp., 28) prétend, lui, que l'origine du langage remonte au début de la race
humaine: ce sont les premiers hommes qui ont imposé des noms aux choses et
qui par là ont créé la possibilité de garder facilement le souvenir et l'intelligence
d'une quantité innombrable d'objets.
20 Gérard Verbeke
('*) VlTRUVIUS, II, 1, 6: c Cum ergo haec ita fuerint primo canstituta et
natura non solum «ensibus ornavisset gentes quemadmodum reliqua animalia, sed
etiam cogitationibus et consiliis armavisset mentes et subiecisset cetera animalia
sub potestate, tune vero et fabricationibus aedificiorum gradatim progressi ad
ceteras artes et disciplinas, e fera agrestique vita ad mansuetam perduxerunt
humanitatem ».
("' G. PfligERsdorffeR, op. cit., p. 94: c Die Weiterentwicklung zeigt das
Geprage der Difïerenzierung und der Individualisierung. Das Individuum war das
Ergebnis der vorausgegangenen Entwicklung in Richtung auf das Selbstbewusst-
sein des Menschen ».
(••) ClCERO, De legibus, I, 7: « Quid est autem non dicam in homine, sed in
omni caelo atque terra ratione divinius ? Quae cum adolevit atque perfecta est,
nominatur rite sapientia ».
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 21
(*') SENECA, Epiât. 90, 5 : « Illo ergo saeculo quod aureum perhibent, penes
sapientes fuisse regnum Posidonius hidicat. Hi continebant manus et infirmiorem
a validioribus tuebantur, suadebant dissuadebantque et utilia atque inutilia monstra-
bant. Horum prudentia ne quid deesset suis providebat, fortitudo pericula arcebat,
beneficentia augebat ornabatque subiectos ».
(") Pout Aristote, la philosophie se situe au terme d'un développement
culturel, dont elle est l'achèvement et le couronnement. Les hommes au cours de
l'histoire se sont préoccupés d'abord de ce qui est nécessaire à la vie de tous les
jours: leur activité se limitait aux besoins les plus urgents de la vie. Plus tard ils
inventèrent des oeuvres d'art, empreintes de beauté et d'élégance: celles-ci
constituent déjà un stade ultérieur dans le développement de la culture. Vient ensuite
tout ce qui concerne l'organisation de la vie politique: les hommes ne vivent plus
dans de petites communautés familiales, mais constituent des sociétés politiques
dirigées selon des lois sous la conduite de chefs responsables. Au quatrième
stade de l'évolution se situe la science de la nature, du monde matériel, suivie en
dernier lieu par la sagesse la plus élevée et la plus noble, celle qui s'applique à
l'étude des êtres immuables et divins. De même que la philosophie première se
situe au niveau le plus élevé de l'échelle des sciences, et qu'elle suppose chez
celui qui la pratique un processus de maturation très poussé, ainsi en est-il dans
l'évolution de la culture: l'homme s'achemine progressivement vers ce sommet
de la réflexion. Cf. PWLOPONUS, In Nieom. Itagogen, I, 1 (ARIST., De philo».,
fr. 8, éd. Rom).
22 Gérard Verb eke
'"> SENECA, Epiai . 90, 46 : « Virtus non contingit animo nisi institute» et edocto
et ad summum adsidua exercitatione perducto. Ad hoc quidem, sed sine hoc na«-
cimur et in optimis quoque, antequam erudias, virtutis materia, non virtus est ».
— Pour les Stoïciens l'homme porte en lui les germes de la vie morale, mais la
vertu n'est pas naturelle et spontanée: elle suppose une éducation de l'homme
intérieur et une pratique assidue: sous ce rapport les philosophes du Portique
sont bien loin de l'intellectualisme moral attribué à Socrate.
(••) Seneca, EpM. 90, 44 (trad. Noblot).
t
<"> SENECA, Epiât. 90, 40 : ce Nec ulli aut superesse poterat aut déesse, inter
concordes dividebatur. Nondum valentior inposuerat infirmiori manum, nondum
avarus abscondendo quod sibi iaceret, alium necesaariis quoque excluserat: par
erat alterius ac sui cura ».
<**> SENECA, Epiât. 90, 41 : < Sollicitudo nos in nostra purpura versât et acerri-
mis excitât stimuli» : at quam mollem somnum illis dura tellus dabat. — Epiât. 90,
43: nunc magna pars xiostri metus tecta sunt ».
(*•) SENECA, Epitt. 90, 6: « Sed postquam subrepentibus vitiis in tyrannidem
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 25
Ion nous dit qu'ils ont été les premiers à donner des noms aux
choses. Cette capacité de nommer les choses coïncide d'ailleurs avec
la maturité intellectuelle de l'humanité.
Le développement ultérieur de la civilisation se distingue
surtout par l'invention des arts et des techniques ; sur ce point, les
théories stoïciennes se diversifient. Posidonius estime que toutes
ces inventions remontent aux « sapientes », ce qui ne veut pas
dire qu'ils auraient eux-mêmes exercé ces techniques ; non, après
les avoir inventées, ils en ont confié l'exercice à d'autres. Sénèque
en juge autrement : loin d'être l'œuvre des sages, tout le progrès
technique se serait réalisé sous l'impulsion des passions
humaines (47>. Dans l'optique du philosophe romain, le péché est
une dimension essentielle dans le développement de la culture <48).
Posidonius reconnaît lui aussi la déchéance morale progressive,
mais le mérite des inventions n'en revient pas moins à la
sagesse (49). A la base de cette opposition, se trouve évidemment une
divergence d'opinion sur la valeur qu'on doit accorder au progrès
technique.
régna conversa sunt, opus esse legibus coepit, quas et ipsas inter initia tulere «a-
pientes » — Cf. G. iRuDBERG, Forachungen zu Poseidonios, Uppsala, 1918, p. 73:
« Wenigstens die Versuchung zum Bôsen fand sich schon vor und machte den
Regenten zu schaffen. Wahrend der ersten Zeit der Sapientes hielt sich das Bose
zuriick, aber es hat sick noch wâhrend ihrer Regierung entwickelt und sic ver-
anlasst, Gesetze dagegen zu stiften >.
(47> SENECA, Epist. 90, 7: « Hactenus Posidonio adsentior: artes quidem a phi-
losophia inventas, quibus in cotidiano vita utitur, non concesserim nec illi fabri-
cae adseram gloriam ». — Ibid., 11: « Omnia enim ista sagacitas homlnum, non
sapientia invenit ». — Ibid., 30: « Non abduxit, inquam, se, ut Posidonio videtur,
ab istis artibus sapiens, sed ad illas omnino non venit ».
'"' SENECA, Epist. 90, 9: « Ista nata sunt jam nascente Iuxuria ». — Ibid., 24:
c Omnia ista ratio quidem, sed non recta ratio commenta est ». — Ibid., 27: « non
est, inquam, instrumentorum ad uaus necessarios opifex. Quid illi tam parvola
adsignas ? Artincem vides vitae. Alias quidem artes, sub dominio habet ». —
Cf. LUCRETIUS, De rerum natura, V, 1410 ssq.
<*•> L'admirable tableau que Cicéron nous trace du progrès de la culture dans
le De natura deotum (II, 60) se situe dans la perspective de Posidonius: « L'homme
a la maîtrise complète des dons de la terre; nous tirons profit des plaines et des
montagnes; les fleuves sont à nous, comme les lacs; nous semons des céréales,
nous plantons des arbres; nous rendons les terres féconde* par des irrigations;
nous retenons les cours d'eau, nous les rectifions, nous les détournons. De nos
mains nous tâchons de produire dans la nature comme une seconde nature »
(Les Stoïciens. Textes traduits pair £. Bréhier, édités sous la direction de P.-M.
Schuhl, Paris, 1962, p. 463).
26 Gérard Verbeke
(M> Dion Chrysostome {Oîymp., 28) relève lui aussi cette caractéristique des
hommes primitifs, d'être plus près de leur origine divine: il en résulte que ces
hommes ne pouvaient pas rester longtemps sans connaître la Divinité, surtout que
leur intelligence vient de Dieu. Dans un autre passage, le même auteur souligne
que la croyance en Dieu existe naturellement chez tous les peuples et depuis
toujours (Olymp., 39).
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 27
III
<"> G. PlUGERSDORFFER, op. cit., p. 95: «Fût die Théorie des Poseidonios
kann also «in Gefâlle der Entwicklung von ausgeprâgter und unterscheidender
Art festgestellt werden. Zunëchet gehen moralischer und technischer Aufstieg ein-
tr&chtig zusanunen bis zum Hôhepunkt der Gesamtentwicklung im (goldenen)
Zeitalter der tapiente»; dann aber folgt ein jâhes Absinken des moralischen Ver-
haltens und damit des Glûckzustandes, wahrend der tecknische Fortachritt offenbar
weiter anhalt ». Cf. S. Blankert, Seneca (Epist. 90), ooer natam en cvdtuur en
Poêidonias als zijn bron. Amsterdam, 1941, p. % ssq.
<•"> Stobaeus, Ed., II, 7, 11 g, p. 99, 3 W (S V F, I, 216); cf. O. Luschnat;
Dob Problem de$ ethiêchen Forfchrittt in der alten Stoa. Philologu», 102 (1958),
178-214.
26 Gérard Verbeke
<*•) PiAJTARCHUS, Quomodo quia tuo* in virtute aentiat profeetua, 75f - 76a.
("I PLUTARCHUS, Quomodo quia auoa in virtute aentiot profectua, 75c.
(•*) PLUTARCHUS, De communibua notitiia, c. 10, p. 1063a (S V F, III, 539).
<"> ClCERO, De finibua. III. 14. 18.
Les Stoïciens et le progrès de l'histoire 29
<'*) Stobaeus, Ed. II, 85, 13 (S V F, III. 494). — Ckero, De finibu», III, 17,
58 (S V F, III, 498).
(7«> Stobaeus, Ed., 103, 22 (S V F, III, 510). — Le devoir est commun au
«age et à l'insensé: il est une espèce d'intermédiaire entre le bien et le mal, un
point de rencontre pour les Hommes des deux grandes catégories distinguées par
les Stoïciens (Cicero, De finibus, III, 17, 58; S V F, III, 498).
<7S> PROCLUS, In Plot. Alcib. pr.. Vol. III, p. 158 éd. Cousin (S V F, III, 543).
<T<> La même idée se rencontre chez Epictète. Cf. EPICTETUS, Enchir., 5, 7-10.
("> Plutarchus, Quomodo qui» tuoa in virtnte aentiat profectu», c. 2, 76a
(S V F. III. 535).
«'•» Diogenes Laërt.. VII, 106 (S V F. III. 127).
34 Gérard Verbekfi
lisons-nous pas dans une des Lettres à Ludlius que « c'est déjà
grande avance prise que de vouloir avancer {velle proficere) » <85).
Cette optique répond à celle de Posidonius : même si on n'a pas
encore atteint la vertu parfaite, l'intention par laquelle on recherche
la sagesse est déjà une attitude authentiquement morale. Il est vrai
que celui qui progresse, compte encore parmi les non-initiés (c'est
le point de vue traditionnel), et pourtant il est séparé d'eux par un
grand intervalle <86). Sénèque répartit les hommes en trois
catégories : les malades, les convalescents et les bien portants ; pareille
division peut s'appliquer aussi à l'ordre moral : les malades ce sont
les méchants, les bien portants, ce sont les sages, et les
convalescents, ce sont ceux qui progressent : ces derniers sont donc
distingués nettement des méchants (87>. Les textes ne manquent pas pour
confirmer notre interprétation : « II est une troisième classe, celle
des hommes qui louvoient dans les parages de la sagesse : ils ne
l'ont pas atteinte, mais elle est en vue et, pour ainsi dire à portée.
Ils ne sont plus dans la bourrasque, ils ne dérivent même plus ;
sans être sur la terre ferme, ils sont déjà dans le port » (88). Sénèque
estime qu'il est possible de distinguer plusieurs groupes parmi ceux
qui progressent vers la sagesse, d'après le degré d'avancement déjà
atteint ; il insiste par ailleurs sur la nécessité d'un effort persévérant,
pour que les acquisitions de la vie morale soient maintenues. Car
l'homme qui progresse vers la sagesse, n'est pas encore établi dans
la vertu : il peut facilement retourner en arrière, il est dans un état
instable. Il faudra donc un effort ininterrompu pour que le progrès
se poursuive <89).
Dans cette même ligne d'idée, Epictète distingue trois terrains
d'exercice ou xrfftoi, du progrès. Le tout premier terrain, qui est à
la base du progrès dans la vie morale, est évidemment celui des
passions. N'oublions pas que dans le cadre de l'éthique stoïcienne,
les passions sont à l'origine des troubles qui arrêtent
l'épanouissement de la vie morale ; celle-ci est conçue avant tout comme une
maîtrise des mouvements passionnels. Le second terrain est celui
du devoir (xatHjxov) tel qu'il se présente dans la réalité concrète de
la vie : il faut que celui qui progresse vers la sagesse « observe avec
soin ce que réclament les relations naturelles ou acquises comme
un homme religieux, comme un fils, comme un frère, comme un
père, comme un citoyen » (90!. Le troisième terrain concerne la
fuite de l'erreur, la prudence du jugement, donc tout ce qui se
rapporte aux assentiments : car il faut que celui qui progresse
s'exerce à une fermeté totale dans le jugement moral pour que
celui-ci ne soit jamais troublé, pas même dans le sommeil, ni dans
un état de dépression ou d'ébriété (91). En portant son attention sur
ces trois terrains d'exercice et en y déployant un effort persévérant,
le icpoxd7CT(OV ne manquera pas d'atteindre le sommet de la vie
morale, la sagesse parfaite.
A la lumière de ce qu'on vient de dire sur le progrès moral, on
comprend mieux l'ambivalence de l'histoire, telle qu'elle a été
décrite ci-dessus : l'idéal de la vie morale ne se réalise pleinement à
aucun moment de l'histoire. Sous ce rapport la conception des
anciens Stoïciens est particulièrement pessimiste : à l'exception de
quelques sages, tous les autres hommes sont à ranger dans la
catégorie des méchants. Le passage de la méchanceté à la sagesse n'est
pas impossible : il est cependant instantané et suppose la
possession de toutes les vertus, qui constituent une unité indivisible. A
partir du moyen stoïcisme des conceptions plus réalistes se font
jour, de même qu'une valorisation plus positive de l'évolution
temporelle. A partir de Posidonius les irpoxduxovxeç ne sont plus
considérés comme des méchants, mais comme un groupe intermédiaire
entre les sages et les méchants.
<**> EPICTÊTE, Entretien; Livre III, texte établi et traduit par J. Souilhé, avec
la collaboration de A. Jagu, Paris, 1963, chap. H, p. 13.
<•*> EpictÈTE, Entretient, III, 2.
38 Gérard Verbeke
Louvain.