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Albert Lautman

et le souci logique

RÉSUMÉ. - La philosophie des sciences d'Albert Lautman prend source


dans son expérience des mathématiques et de la physique allemandes du début
des années 1930. Le projet de Lautman, opposé par lui-même point par point
à celui du Cercle de Vienne, est de prendre en considération les théories scienti­
fiques constituées, et de les soumettre à un commentaire de l'intérieur qui puisse
révéler les liaisons entre les techniques mises en œuvre et la signification structu­
rale des idées abstraites qui s'y expriment. En choisissant de trouver l'unité de la
science - et notamment celle de l'algèbre moderne et de la physique quantique­
dans l'unité des « soucis logiques JI qui la déterminent. Lautman se contraint
cependant à penser le problème métaphysique de la pluralité et de l'historicité
des théories dans lesquelles se révèle la réalité idéale, ce qui le conduit à des diffi·
cultés que son œuvre, inachevée, ne résout pas.

ABSTRACT. - Albert Lautman's philosophy of science is rooted in his expe·


rience of German mathematics and physics at the beginnings of the 1930's. His
",iew, which is strictly opposed to the one of the Vienna Circle, is to take into comi·
deraûon scientific theories as tctalities and to pro",ide an exegesis of the links whick
exist between the technical procedures and the structural meaning of the abstract ideas
expressed by them. Lautman finds the unity of science - and especially the unity
of nwdern algebra and quantum physics - in the Il logical worries » from whick
science emerges. By doing so, howe",er, he creates for himself the constraint (Jf expiai·
ning in metaphysical terms why the ideal reality is re",ealed in a plurality of histo·
rieal theories, and this leads him th difficulties which are not soZ",ed imide his work.

Albert Lautman écrit son œuvre philosophique entre 1935 et


1939 (1), pendant une période marquée par la double révolution
allemande de l'algèbre abstraite et de la physique quantique.
Les sources de sa pensée sont dans les développements tout récents
des sciences, que la sûreté et la modernité de son information lui
permettent de comprendre. Mais son œuvre est une œuvre méta-

(l) On trouvera une courte biographie et une bibliographie d'Albert Lautman


dans l'Annexe 1.

.Reu. Hist. Sei•• 1987. XLII


50 Calherine Chevalley

physique, et ce caractère lui donne dans l'histoire de l'épistémo­


logie moderne une situation à la fois originale et solitaire (2).
Pour Lautman, l'impulsion philosophique doit surgir non pas
des philosophies elles-mêmes, mais des problèmes. Qu'est-ce qu'un
problème, dans cet « ailleurs " de la philosophie qu'est - tradition­
nellement - le domaine des mathématiques et de la physique?
C'est davantage qu'une difficulté technique, bien que la puissance
de questionnement d'un problème lui vienne de la précision de sa
formulation dans son lieu d' origine. Un problème n'existe en tant
que tel que dans une pensée orienlée par le souci philosophique.
Cela installe l'interprétation dans la nécessité de passer sans cesse
d'un langage dans un autre, et dans la position difficile d'être tou­
jours à la fois dedans et dehors. S'exercer à cet équilibre fragile
est l'objet de la philosophie des sciences.
Lautman partage avec ses contemporains l'idée que la science
allemande, jouant le rôle d'un faclum ralionis, définit clairement
une orientation et des priorités : appréhender le contenu des
théories nouvelles, montrer l 'unité de la connaissance. La conviction
que la philosophie ne saurait se tenir à l'écart du renouvellement
éblouissant des problématiques en mathématiques et en physique
est la source d'œuvres aussi différentes que celles de Carnap, de
Cassirer, de Bohr et de Heisenberg, de Meyerson et de Reichenbach.
L'Allemagne des années 1930 donne d'ailleurs l'exemple de l'au­
dace philosophique. Dans le pays de ces gens qui, écrit Lautman,
« ont eu Kant et Goethe, comme ils ont maintenant Hilbert ou
Husserl " (3), Cassirer, au sommet de sa carrière, n' hésite pas à
publier un livre sur la nouvelle théorie quantique (4), tandis que
Heisenberg, au début de la sienne, donne dans la revue Die
Anlike un article sur la philosophie grecque (5) et que Her­
mann Weyl écrit pour le Ilandbuch der Philosophie la première

(2) 11 n'exisle pratiquement aucune élude critique de l'œuvre de Laulman en


philosophie des sciences.
(3) Correspondance privée.
(4) Ernst Cassirer, Determinismus und Indelerminismu8 in der modernen Physik,
Gmeborgs HDgskolas Arsskrifl, 42: III (1936). Traduction et édition anglaise avec une
préface de H. Margenau, sous le titre de Determinism and lndelerminism in modern
physic8 (Yale University Press, 1956). Pour une analyse récente de ce texte, cf. l'article
de Jean Seidengart, Une interprétation néo-kantienne de la théorie des quanta, Revue
de Synthl3e, CVI , 120 (1985), 395-418.
(5) Werner Heisenberg, Gedanken der antiken Naturphilosophie in der modernen
Physik, Die Anlike, XIII (1937), 118-124.
Alberl Lautman et le souci logique 51

version de sa Philosophy of Mathematies and Natural Science (6).


Issue de ce sol commun de préoccupations, l'œuvre de Lautman
se développe de manière indépendante, parcourue par une oppo­
sition constante aux stratégies de Carnap et de ses amis. Comme
Jean Cavaillès, et dans une fidélité ambiguë à Léon Brunschvicg,
Lautman porte un intérêt primordial à la philosophie mathé­
matique, dont il veut construire une version immanente qui
serait l'effet d'un commentaire de l'intérieur, d'une attention
exclusive portée aux « drames logiques qui se jouent au sein des
théories» (7). Une telle position permet de mettre en évidence des
problèmes auxquels échappent les discours sur la science qui
adoptent le point de vue de l'extériorité. Si « le rapprochement de
la métaphysique et des mathématiques n'est pas contingent,
mais nécessaire » (8), de quelle nature est cette nécessité? Et
pourquoi ne se révèle-t-elle que progressivement, comme le démontre
l'apparition dans l'histoire de « problèmes » nouveaux? L'objet de
Lautman a été de donner un contenu précis et technique à ces
questions. Il a formé le projet d'une philosophie des sciences
directement métaphysique, évitant ainsi le détour par le kantisme.
Ni anti-kantien comme les membres du Cercle de Vienne, ni néo­
kantien comme Brunschvicg ou Cassirer, Lautman ne tente pas
non plus d'aménager l'idéalisme critique comme le fait Meyerson.
Il écrit dans une référence immédiate au platonisme ou à Heidegger,
cherchant à produire une théorie de l'être en tant qu'être dont la
méthode serait l'exposé des théories mathématiques. En affirmant
à la fois l'existence d'une nécessité interne dans le développement
des idées et l'historicité de leur incarnation singulière dans les
théories, il est conduit à des difficultés considérables qui rendent
finalement sa philosophie aporétique. Mais son œuvre garde une
puissance herméneutique de mieux en mieux reconnue aujourd'hui,
qui est liée à la volonté de se séparer des problématiques fonda­
tionnelles de l'empirisme et du criticisme pour rendre compte de
l'unité fondamentale des mathématiques et de la physique.

(6) Hermann Weyl, Philosophie der Mathematik und Naturwissenschaft, in HandM


buch der Philosophie, Ed. R. Oldenburg (1927). Edition anglaise revue et augmentée
sous le titre de Philo80phy of Malhematics and nalural science (Princeton University
Press, 1949).
{7} A. Lautman, Essai sur les noUons de structure et d'existence en mathématiques
(Thèse principale) (Paris : Hermann, 1937), cité dans la suite comme EssaL.., 149.
(8) A. Laulman, Nouvelles Recherches Bur la structure dialectique des mathématiques
(Paris: Hermann. 1939). cité daDa la suite comme Recherches ...• introduction.
52 Catherine Chevalley

'
L EXPÉRIENCE DE LA SCIENCE ALLEMANDE
ET LA TÂ.CHE DE LA PHILOSOPHIE

C'est avec les mathématiciens que Lautman découvre l'exis­


tence d'idées entièrement nouvelles en Allemagne. Il passe plusieurs
mois à Berlin en 1929, entre son diplôme d'études supérieures et
l'agrégation de philosophie, à la suite d'André Weil et de Jean
Cavaillès, et juste avant le départ de Jacques Herbrand pour
Hamburg, Berlin et Gottingen (9). En Allemagne ont lieu de
façon concomitante deux bouleversements scientifiques majeurs,
l'un dans le domaine de l'algèbre, l'autre dans celui de la physique
quantique. D'une part, le développement de l'école d'algèbre
autour d'Emil Artin, de Hasse et d'Emmy Noether (10) donne aux
jeunes scientifiques français nourris du Cours d'Analyse de Goursat
la conviction qu'une réinterprétation de l'ensemble des disciplines
mathématiques est possible. D'autre part, la mise en place des
fondements de la mécanique quantique et l'accent mis sur sa
présentation comme théorie physique axiomatisée dans le groupe
de Gottingen (11) rendent caduque l'ontologie qui servait tradi­
tionnellement de base à la physique classique. Dans les deux cas,
l'abondance et la richesse des résultats s'accompagnent d'un effort
considérable de clarification au sujet de ce qu'est une théorie.
Le renouveau des préoccupations de Hilbert en logique mathéma­
tique et l'élaboration de la Beweis!heorie dans l'espoir d'en
-

faire une méthode permettant d'établir la consistance de tout


système formel - ont une incidence presque immédiate sur les
physiciens :

« Nous étions conduits à penser - écrit Heisenberg dans son entretien

avec Th. Kuhn (12) - que nous serions peut-être obligés de décrire la
nature au moyen d'un système axiomatique entièrement différent de
l'ancienne physique classique. Il

(9) Sur Jacques Herbrand, cf. Annexe II.


(10) Cf. l'article de H ourya Benis-Sinaceur dans ce numéro, infra, p. 5-30.
(11) Sur cette question, cr. C. Chevalley, Physical reality and closed theories in
Heisenberg's early papers, in Acles du Vle Congrès international de Philosophie des
Sciences (Gent, 1986), à paraltre.
(l2) Werner Heisenberg, interview du 25 février 1963, in Archives for the History
of Quanlum Physics (déposées à l'American Institute for Physics).
Alberl Lau/man el le souci logique 53

En mathématiques comme en physique, l'expérience de la


science allemande est en premier lieu celle de la fécondité de
l'abstraction - corollaire du refus de toute légitimation par une
ontologie de choses - et en ,econd lieu celle du privilège des
relations structurales à l'intérieur des théories. Cette convergence
apparente de caractères entre les nouvelles mathématiques et
la nouvelle physique laisse entrevoir le problème de l'unité de
leur interprétation à un niveau plus fondamental :

« Il règne - écrit H. Weyl -, entre le développement des mathéma­

tiques et celui de la physique à l'époque actuelle, un parallélisme aussi


mystérieux qu'indiscutable " (13).

En regard de cette situation, l'intérêt pour les problèmes


internes des théories classiques de la connaissance faiblit. Rei­
chenbach écrit par exemple en 1932 (14) : Il faut,

« nous adresser au mouvement scientifique contemporain, qui bouil­


lonne d'activité )l, car « ce n'est pas la pensée en tant que faculté qui est
l'objet de DOS investigations, ce sont ses produits, ses cristallisations, tels
que nous les voyons aujourd'hui ordonnés en des théories cohérentes 1) (15).

Meyerson affirmera de manière analogue que la pensée ne peut


être saisie qu'indirectement dans l'étude de ses produits consti­
tués que sont les théories scientifiques. La nécessité d'appréhender
correctement la signification des progrès récents des mathéma­
tiques et de la physique projette ainsi la philosophie provisoire­
ment hors d'elle-même, dans une tâche d'explication, de clarifi­
cation et de commentaire. Mais ceci n'est qu'un préalable à une
réflexion issue de la conviction spéculative de l'unité de la science,
sol commun de l'abondance et de la richesse des nouvelles théories.
Est-ce parce que la philosophie a vocation de penser l'un dans le
multiple, ou plus prosaïquement, parce qu'il lui faut trouver une
certaine effectivité? En tout cas, la « science unitaire " est un

(13) Hermann Weyl, Gruppenlheorie und Quantenmechanik (Leipzig: S. Hirzel


Verlag, 1928), préface, p. VI. La seconde édition voit disparattre le terme de • mys­
térieux J.
(14) Hans Reichenbach, Ziele und Wege der heutigen Nalurphîlosophîe (Leipzig :
F. Meiner, 1931), trad. rrane. sous le titre de La Philosophie scientifique, vues nouvelles
sur ses buis el ses mélhodes (Paris: Hermann, 1932), 12.
(15) Ibid., 10.
54 Calherine Chevalley

thème adopté par tous ceux que préoccupent les bouleversements


des mathématiques et de la physique.
Mais où situer l'unité? Dans le besoin d 'identification, comme
le propose Meyerson, dans la structure de la connaissance , comme
le suggèrent de différentes manières les néo-kantiens (16), dans la
possibilité d'une réduction de tous les énoncés par l'analyse logique,
comme le veut le Manifesle du Cercle de Vienne? Ou dans la rela­
tion dialectique entre structures et soucis logiques? Lautman
n'est guère attentif qu'à ces deux dernières possibilités; l'unité de
la science est soit dans sa réductibilité à une base empirique, soit
dans la pérennité métaphysique de la signification de ses structures.
Voulant nier la première hypothèse et soutenir la seconde, il se
trouve en opposition immédiate avec le Cercle de Vienne sur la
question de l'objet de la philosophie des sciences.

«Les logiciens de l'Ecole de Vienne - écrit-il en 1935 (17) - prétendent


que l'étude Cormelle du langage scientifique doit être le seul objet de la
philosophie des sciences. ))

Comment faut-il entendre « étude formelle »? Si l'on se reporte


au texte de lancement du Cercle de Vienne, cela signifie « la
recherche d'un système formulaire neutre, d'un symbolisme purifié
des scories des langues historiques » (18) et la méthode en est
• l'analyse logique » (19). Pour Moritz Schlick, la philosophie est
« cette activité particulière qui vise à découvrir et établir le sens
des propositions. Il appartient ensuite aux sciences de contrôler

(16) cr. par exemple les textes consacrés par Léon Brunschvicg à l'indéterminisme
de la nouvelle physique quantique, notamment son exposé à la Société française de
Philosophie du 1 er mars 1930, in Ecrits philosophiques, III, 139, et S8 monographie
intitulée La Physique du XXe siècle et la Philosophie (Paris: Hermann, 1936). La
comparaison de ces textes avec ceux de Laulman montre à quel point ce dernier s'était
libéré du kantisme brunschvicgien.
(17) A. Laulman, Mathématiques et réalité, in Actes du Congrès international de
Philosophie scientifique, Paris Sorbonne, 1935 (Paris: Hermann, 1936). Reproduit in
A. Lautman, Essai sur ['unité des mathématiques et divers écrits (Paris: UGE, 1977),281,
cité dans la suite comme Essai... et divers écrits.
(18) La Conception scientifique du monde: le Cercle de Vienne, 2e partie, in
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Ed. Antonia Soulez (Paris: PUF, 1985),
1 15, cité dans la suite comme Manifeste...
(t9) Manifeste ... . 1 1 5 : « Clarifier des problèmes et des énoncés. et non poser des
énoncés proprement "philosophiques", constitue la tâche du travail philosophique. La
méthode de cette clarification est celle de l'analyse logique. •
A/bert Lau/man et le souci logique 55

si elles sont vraies >l (20). La recherche du sens se fera par la réduc­
tion à des énoncés qu'il est possible de mettre « en correspondance
univoque )) avec les expériences, au sens de (( l'immédiatement
donné >l (21). Sera par conséquent « réel ce qui peut être intégré
à tout l'édifice de l'expérience >l (22). Ces affirmations d'un posi­
tivisme épistémologique radical définissent pour Lautman, comme
pour Cavaillès et Meyerson (23), les orientations essentielles du
nouveau groupe. Avec force, Lautman expose au Congrès de 1935
les raisons de son désaccord :
« C'est là - écrit-il - une thèse difficile à admettre pour ceux des
philosophes qui considèrent comme leur tâche essentielle d'établir une
théorie cohérente des rapports de la logique et du réel. ))

Une telle théorie ne peut pas être « réductionniste >l; elle se


doit d'analyser les méthodes et le contenu du « réel physique >l et
du « réel mathématique >l en étudiant la « solidarité entre domaines
de réalité et méthodes d'investigation >l (24). Or le réel en ce sens
se présente tantôt comme « faits scientifiques >l, tantôt comme enti­
tés, tantôt comme théories, et tantôt comme « les idées qui dominent
ces théories >l. On ne peut concevoir de contradiction plus nette
avec l'affirmation du Manifeste selon laquelle « il n'y a pas de
royaume des Idées au-dessus ou au-delà de l'expérience >l (25).
Pour Lautman, exposer le sens philosophique des mathématiques
consistera à montrer non seulement leurs liaisons internes, mais
également leur « rattachement à une métaphysique (ou Dialec­
tique) dont elles sont le prolongement nécessaire >l (26).

(20) Moritz Schlick. Les Enoncés scientifiques el la réalité du monde extérieur (Paris:
Hermann, 1934), I l . Il s'agit d'extraits de deux articles parus dans Erkenntnis, traduits
par le général Vouillemin et revus par Schlick.
(21) L'expression de • mise en correspondance univoque ., destinée à remplacer
le concept flou de • vérité " est reprise de la Allgemeine Erkennlnislehre de M. Schlick.
Elle sert à souligner que la relation d'un jugement à la réalité est une relation de coln­
cidence. puisqu'il y a hétérogénéité entre la pensée et l'objet. L' • immédiatement
donné, est une expression du Manifeste. par exemple: • seule existe la connaissance
venue de l'expérience. qui repose sur ce qui est immédiatement donné '. op. cit.. 118.
(22) Manifeste.. . . 118.
(23) Cf. Jean Cavaillès, L'Ecole de Vienne au Congrès de Prague, Revue de Méta­
physique et de Morale, XLII; 1 (1935).137-149, et Emile Meyerson, Du Cheminement
de la Pensée (Paris: Alean. 1931), 787-790.
(24) A. Lautman, Essai... et divers écrits, 281.
(25) Manifeste.... 127.
(26) Lettre d'Albert Lautman à Fréchet du 1er février 1939, eitée par Maurice Loi
in Lautman. ESBai... el divers écrits. préface, 10.
Catherine Chevalley

'
L ACTION ORGANISATRICE DES STRUCTURES

L'expérience de la science allemande est ainsi la source dans


l'œuvre de Lautman d'un projet philosophique tout à fait opposé
à celui des empiristes logiques. Lautman reproche au réduction­
nisme analytique son impuissance à rendre compte de l'autonomie
des théories scientifiques. La conception structurale consiste au
contraire à « considérer une théorie mathématique comme un tout
achevé, indépendant du temps)) et à voir dans les théories « des
êtres qualitativement distincts les uns des autres)) (27). La réalité
mathématique n'est pas faite d' « êtres statiques », mais de la
possibilité de déterminer certains êtres à partir d'autres, c'est-à­
dire d'un ensemble de liaisons : les distinctions qualitatives carac­
térisent « les théories et non les êtres» (28). Ce sont les théories, et
non des concepts isolés, qui doivent être les objets de la philoso­
sophie scientifique. Un « problème » n'a de sens que dans une
théorie ; pour Lautman, Boutroux a tort de dire qu'il y a « une
indépendance des êtres mathématiques par rapport aux théories
où ils sont définis » (29). En parlant du « vêtement logique ou
algébrique sous lequel nous cherchons à représenter un tel être »,
Boutroux présuppose une sorte de neutralité du formalisme par
rapport au sens. Or, poursuit Lautman, il a surtout en vue « l'ana­
lyse et la géométrie du XIX· siècle », alors que l'algèbre moderne
montre comment les propriétés des êtres mathématiques peuvent
varier avec le domaine dans lequel on les considère. L'introduction
de Ja méthode axiomatique dans les mathématiques rend donc au
contraire tout à fait impossible d'isoler des « faits mathématiques»
élémentaires, qui seraient comme des briques de construction.
Il y a une « dépendance essentielle entre les propriétés d'un être
mathématique et J'axiomatique du domaine auqueJ il appar­
tient » (30). Par suite, « le problème de la réalité mathématique
ne se pose ni au niveau des faits, ni à celui des êtres, mais à celui
des théories» (31). La fin de la thèse de 1 937 développe l'idée que

(27) A. Lautman, BssaL., 12.


(28) Essai ... , 145.
(29) Essai... , 145. Lautman discute les idées de Boutroux dans toute la conclusion
de SQ thèse, 140-145.
(30) Essai ...• 146.
(31) Essai... , 146-147.
Albert Lautman et le souci logique 57

la physique elle-même présente un caractère analogue de totalité :


non seulement parce qu'il n'y a pas d' « expériences isolées ",
mais des expériences dans des systèmes physiques, mais aussi
parce que chaque représentation symbolique des phénomènes
engendre une signification propre. « La réalité physique n'est donc
pas indifférente à cette mathématique qui la décrit», la « structure
de l'expérience n'est pas détachable de l'expérience elle-même " (32).
A l'opposé de ce point de vue, l'empirisme logique s'efforce en
vain, pour Lautman, de « construire les notions mathématiques à
partir d'un petit nombre de notions et de propositions logiques
primitives», et par suite il « perd de vue le caractère qualitatif et
intégral des théories constituées » (33). Cet appauvrissement est
la conséquence de sa conception de la proposition mathématique :

«Pour Wittgenstein et Carnap, les mathématiques ne sont plus qu'une


langue indifférente au contenu qu'elle exprime ( ..) elles ne seraient qu'un
.

système de transformations formelles permettant de relier les unes aux


autres les données de la physique " (34).

En d'autres termes, elles sont une syntaxe dépourvue de sens,


un simple squelette, une « lorme " (35). Les symboles sont de pures
abréviations, et en dernière instance le sens est indépendant du
formalisme choisi. A cette conception, Lautman oppose l' « harmo­
nie », l' « autonomie» et la « vie " des théories mathématiques et
physiques, conçues comme des structures organisatrices. La rigueur
des relations logiques est solidaire, dans les théories constituées,
d'une architecture que l'on ne peut comprendre que comme
totalité :

« Il est impossible de considérer un tout mathématique comme résultat


de la juxtaposition d'éléments définis indépendamment de toute consi­
dération d'ensemble relative à la structure du tout dans lequel ces éléments
s'intègrent" (36).

(32) Essai.." 155-156.


(33) E88ai..., 8.
(34) Essai..., S.
(35) En conséquence, • le spectacle de la plupart des théories modernes de philo­
sophie mathématique est ( ...) extrêmement décevant. Le plus souvent l'analyse des
mathématiques ne révèle que très peu de chose et des choses très pauvres, comme la
recberche de l'identité ou le caractère tautologique des propositions " in E88ai..., 7.
(36) E88ai . , 38.
..
58 Calherine Chevalley

Corrélativement le formalisme n'est pas indépendant de la


signification « réelle» des énoncés : cela est vrai en mathématiques,
où l'introduction de la notion de groupe, par exemple, modifie
l'appréhension globale des problèmes, cela est vrai aussi en phy­
sique, où la description de l'état d'un système à un moment donné
ou de l'évolution de ce système avec le temps « revient à constater
que les grandeurs du système sont ordonnables selon une loi de
structure mathématique» (37). Carnap, pour sa part, ne voit dans
les énoncés mathématiques qu'un ensemble de propositions tauto­
logiques et il réduit la physique à « une langue dans laquelle on
exprime des énoncés vérifiables expérimentalement » (38). Pour
Lautman, cela conduit l'empirisme logique à une appréhension
« triviale» des problèmes : les exemples pris ne peuvent être que

d'une grande simplicité, afin d'autoriser le libre jeu de la réduction,


et la pauvreté de l'interprétation est le corrélat de la séparation
« à la hache» qu'opère le Cercle de Vienne entre « les mathématiques

et la réalité ». Cette objection rejoint, à cette époque, une critique


analogue raite par Bohr, Pauli et Heisenberg : les « positivistes
logiques» ne font pas porter la subtilité de l'analyse logique sur les
problèmes véritablement importants pour la théorie (39), comme
en témoigne en effet, par exemple, l'étude que fait Ph. Frank
du cas de la constante de Planck (40). Lautman proteste surtout
contre l'usage fait de Hilbert : « Les logisticiens de l'Ecole de Vienne
affirment toujours leur plein accord avec l'école de Hilbert. Rien

(37) Essai . ., 155.


.

(38) Mathématiques et réalité, in Essai... et difJers écrits, 283.


(39) Ct. Werner Heisenberg, Der Teil und dos Gonze (München : R. Piper, 1969),
trad. franc. sous le titre de La partie et le tout (Paris : Albin Michel, 1972), 280 sq.
L. Rosenfeld raconte également comment Bohr exerça son humour contre Philipp
Franck à Copenhague en 1936; puisque Franck parlait de. métamathématique. et de
« métalogique J, pourquoi interdire la « métaphysique l, qui, après tout, signifie seule­

ment l'ensemble des questions portant sur les fondements ou la cohérence du domaine
considéré?
(40) Philipp Franck, Was bedeuten die gegenwartigen physikalischen Theorien
rür die allgemeine Erkenntnislehre 1, Erkenntnis, 1 ( l 930�1931), 126-157, trad. franç.
sous le titre de Théorie de la connaissance el physique moderne (Paris: Hermann, 1934).
L'analyse de la constante de Planck se trouve aux p. 33-37. La vérité d'un système
.
symbolique est assurée par la possibilité de contrôler la permanence de l'univocité
de sa correspondance avec l'expérience (c'est la procédure de « vérification . d'une
théorie physique). La grandeur h, dit Franck, peut« se construire de diverses manières
avec des expériences vécues, telles que le rayonnement du corps noir ou la série de
Balmer ( ... ). Si la même valeur de h résulte des deux calculs, je tiens l'univocité et j'ai
vérifié la vérité de ma théorie -.
Albert Lautman et le souci logique 59

n'est pourtant plus discutable» (41). Pour deux raisons: la première


est qu'il s'agit d'un usage à caractère publicitaire, et que, pour
Lautman, « s'adresser au mouvement scientifique contemporain »,

selon l'expression de Reichenbach, ce n'est pas citer des noms et


revendiquer des filiations, mais bien plutôt examiner et comprendre
le contenu des théories. La seconde est que Lautman s'oppose à
l'interprétation logiciste du terme de « formalisme », impropre à
exprimer la nature réelle de la pensée de Hilbert, une interprétation
dans laquelle Jean Largeault trouve à juste titre « l'image grossière­
ment simplifiée proposée par Brouwer en 1913» (42). Lautman est
amené ainsi à suggérer que l'on ne peut donner au programme
hilbertien toute son ampleur philosophique si l'on demeure enfermé
dans des expressions figées comme « platonisme», « intuitionnisme»
et« formalisme», ainsi que le font les membres du Cercle de Vienne (43).
Quelle doit être la nature du travail d'interprétation? Il doit,
à l'inverse de la réduction, montrer la croissance :de l'harmonie
interne (qui n'est pas seulement la consistance logique) des théories.
Il faut essayer, écrit Lautman, de caractériser la réalité mathéma­
tique « de façon intrinsèque, du point de vue de sa structure
propre » (44), en exposant comment des éléments partiels et
inachevés « s'organisent peu à peu sous l'unité d'un même thème »
et « laissent apercevoir dans leur mouvement une liaison qui se
dessine entre certaines idées abstraites, que nous proposons
d'appeler dialectiques » (45). Cette phrase rait deviner l'omni­
présence, dans l'œuvre de Lautman, d'une métaphore biologique
pour la caractérisation des théories. Ces dernières sont comme des
êtres vivants - « il est évident que l'être mathématique tel que nous
le concevons n'est pas sans analogie avec un être vivant » (46) -,

(41) Mathématiques et réalité, in Essai... el divers écrits, 282.


(42) cr. Jean Largeaull, LQgique mathématique. Textes (paris; Armand CoUn,
1972),215, introduction à la traduction du texte de Hilbert« Sur l'infini J.

(43) Par exemple in Manifeste... • 121. Laulman partage avec Jacques Herbrand le
souci de libérer les débals sur les mathématiques des simplifications accumulées au
cours des polémiques. Cf. par exemple EssaL., 83-84 : « On peut dire qu'en 1926 les
problèmes de la logique mathématique se posaient encore dans les mêmes termes que les
discussions du début du siècle, relatives à l'existence du transfini. Fidèle en cela à ses
origines leibniziennes, le formalisme considérait toujours que le passage de l'eSsence
à l'existence devait consister uniquement dans la démonstration de la "compossibilité
des essences". de la non-contradiction des axiomes qui la définissent. •

(44) Essai... • 9.
(45) EBsai... , 13.
(46) Essai. .., 29.
60 Calherine Chevalley

qui cependant ne mourraient pas mais se déferaient pour se réor­


ganiser autrement. Leur développement obéit à une genèse qui
représente, sous l'organisation externe, « une autre histoire plus
cachée et faite pour le philosophe " (47). L'unité d'organisation
d'une théorie est décrite par Lautman comme « entrant dans une
solidarité presque organique " avec la diversité des parties (48),
et cette « unité organique " (49) s'oppose à l'image d'une détermi­
nation mécanique à partir d'a priori logiques que, selon Lautman,
« tout le courant de pensée logistique " a adoptée à l'encontre des

mathématiciens (50). Au lieu d'une construction par empilage et


emboitement, que Lautman reproche également aux intuition­
nistes, il y a « préformation" (51). Les théories ne sont pas des
montres kantiennes et l'objet d'une interprétation structurale sera
de montrer leur genèse, leur vie, leur mouvement.

SCHÉMAS DE STRUCTURE
ET IDÉ E S PLATONICIENNES

Comment donner aux théories leur complète valeur philoso­


phique sans les connaltre dans leur plus abstraite technicité? Ne
serait-ce que parce que la différence entre les théories, source de
l'existence de chacune comme unité organique, nalt de la différence
entre les techniques d'investigation des « domaines de réalité ".
Lautman en donne de nombreux exemples : introduction de l'ana­
lyse dans l'arithmétique, de la topologie dans la théorie des fonc­
tions, effet de la pénétration des méthodes structurales et finitistes
de l'algèbre dans le domaine de l'analyse et du continu. Par consé­
quent le premier travail du philosophe des sciences est de com­
prendre les techniques de raisonnement et l'histoire de leurs inter­
actions, déplacements et substitutions :
« Une philosophie des sciences qui ne porterait pas tout entière sur

l'élude de cette solidarité entre domaines de réalité et méthodes d'inves­


tigation serait singulièrement dépourvue d'intérêt " (52).

(47) Euai. . , 13
.

(48) E88ai..., 14.


(49) Essai...• 147.
(50) Essai . , 39.
..

(51) E88ai...• 14 : • La structure d'un être imparfait peut parfois préformer l'exis­
tence d'un être parfait en lequel toute imperfection a disparu . •
(52) Mathématiques el réalité, in Essai... tl divers écrits, 281.
Alberl Laulman el le souci logique 61

Mais ceLte tâche est immédiatement prolongée par une autre,


qui consiste dans le « rapprochement des mathématiques et de la
métaphysique)) déjà cité. Les techniques ne sont pas des moyens
neutres d'appropriation d'un réel empirique, et la considération
de leur efficacité sur ce plan ne peut pas faire progresser la com­
préhension de l'histoire des théories. Elles doivent plutôt être
mises en rapport avec l'action de « certaines idées abstraites domi­
natrices par rapport aux mathématiques ) (53). Dans sa commu­
nication au Congrès Descartes de 1 937, Lautman affirme ainsi
que « le mouvement propre d'une théorie mathématique dessine
le schéma des liaisons entre de telles idées abstraites )), qui en
constituent la « réalité idéale)) : « la réalité inhérente aux théories
mathématiques leur vient de ce qu'elles participent à une réalité
idéale qui est dominatrice par rapport à la mathématique)) (54).
Il qualifie, comme l'on pouvait s'y attendre, cette appréciation de
« conclusion platonicienne)) . De même en 1 939, dans les Nouvelles
Recherches sur la slructure dialectique des mathématiques, il précise que :
« Nous n'entendons pas par Idées des modèles dont les êtres mathé­
matiques ne seraient que des copies, mais au véritable sens platonicien
du terme, des schémas de structure selon lesquels s'organisent les théories
effectives» (55).

Comment entendre cet appel au « véritable sens platonicien »


du terme d'idées? Lautman veut combattre ici une conception
commune qui interprète la science comme une copie, une repro­
duction, une traduction, en bref une simple transposition d'élé­
ments idéaux inchangés par cette assimilation de leur substance
par l'intelligence humaine. Le « véritable sens platonicien» - en
réalité tiré par Lautman vers une perspective plotinienne -
supprime l'idée d'une distance irréductible entre 1'« eidos » et sa
représentation pour affirmer le pouvoir producteur des idées qui
s' « incarnent)) dans les théories:
« La nature du réel, sa structure et les conditions de sa genèse ne sont
connaissables qu'en remontant aux Idées, dont la science incarne les
liaisons)) (56).

(53) De la réalité inhérente aux théories mathématiques, in Actes du IXe Congrès


international de Philosophie (Congrès Descartes) (Paris : Hermann, 1937). Repris in
Essai... et divers écrits, 287.
(54) Ibid., 290.
(55) Recherches...
(56) Essai..., 156.
62 Calherine Chevalley

La domination des Idées sur la « matière mathématique» a le


sens d'une animation, presque d'une information génétique (57)·
Il s'agit donc ici d'un platonisme distinct de ce que l'on appelait
ordinairement « platonisme » dans les débats entre formalistes et
intuitionnistes, désignant par-là la position qui consiste à tenir
l'existence d'un être mathématique pour assurée par sa définition
« alors même que cet être ne pourrait être construit en un nombre

fini d'étapes » (58). Le platonisme revendiqué par Lautman est


celui, plus pur, des historiens de la philosophie ; la fin de la thèse
de 1 937 cite Stenzel, Becker, Robin, pour avoir montré l'engendre­
ment des Idées-nombres à partir de l'Un et de la Dyade, et l'exis­
tence d'une « métamathématique » supérieure à la fois aux Idées
et aux nombres et consistant dans des schémas de division. Par­
courant le chemin inverse de cette génération des théories par une
réalité idéale qui prend chair en elles, la connaissance des mathé­
matiques est une ascension vers l'appréhension des schémas de
structure.
Restituer aux Idées ce « véritable sens platonicien » a pour
conséquence de déterminer la philosophie comme prioritairement
philosophie mathématique. Il n'y a pas en effet d'autre accès à la
connaissance des Idées : c'est dans les mathématiques que « l'action
organisatrice d'une structure sur les éléments d'un ensemble est
pleinement intelligible - transportée dans d'autres domaines, elle
perd de sa limpidité rationnelle» (59). Ce sont les mathématiques
qui « peuvent rendre à la philosophie le service éminent de lui
offrir l'exemple d'harmonies intérieures dont le mécanisme satisfait
aux exigences logiques les plus rigoureuses » (60). Si la réalité
des Idées est dominatrice par rapport à l'organisation des théories,
seule cependant la « matière mathématique » peut « révéler la
richesse de ce pouvoir formateur» (61).
La méthode de cette philosophie mathématique, dont l'objet
est de rapporter les théories aux Idées abstraites qui s'incarnent

(57) Essai ... , 150.


(58) Ibid. Laulman poursuit ainsi: • Il va sans dire que c'est là une connaissance
superficielle du platonisme, et que nous ne saurions nous référer à elle. • Signalons
l'intérêt de Reichenbach pour Oskar Becker, dont témoigne son article Zurn Anachau­
lichkeit8problem der Geometrie. Erwiderung aur Oskar Becker, Erkenntnis, Il (1931),
61-72.
(59) Essai..., 29.
(60) Essai..., 30.
(61) Essai... , 150.
Alberl Laulman el le souci logique 63

et dont le contenu exige une connaissance intrinsèque de ces


théories, sera celle d'une « analyse descriptive». Les théories mathé­
matiques sont un « donné )1 au sein duquel « nous nous efforcerons
de dégager la réalité idéale à laquelle cette matière participe» (62).
Ainsi l'évolution des mathématiques depuis le milieu du XIX· siècle
montre-t-elle en premier lieu l'opposition entre une recherche
locale de l'élément et la caractérisation globale d'une totalité
indépendamment de ses parties. A la conception globale de la
fonction analytique que l'on trouve chez Cauchy et Riemann (63)
s'oppose par exemple la méthode locale de Weierstrass détermi­
nant une fonction analytique au voisinage d'un point complexe
par une série de puissances convergeant dans un cercle de conver­
gence autour de ce point. En géométrie, une même dualité des
orientations de la recherche est illustrée par la différence entre une
géométrie au sens de Klein et une géométrie au sens de Riemann,
différence que Lautman voit se reproduire ensuite dans les deux
théories de la Relativité. Enfin, à propos des conditions d'existence
des solutions des équations différentielles et des équations aux
dérivées partielles, Lautman insiste sur le fait que « nous retrou­
vons le même conflit dans (ces) problèmes d'une importance philo­
sophique considérable, puisque de leur solution dépend l'interpré­
tation du déterminisme de la physique» (64). Ces trois exemples
déterminent le « donné» sur lequel doit travailler le philosophe qui
s'intéresse à la dualité du local et du global. Que faire de ce donné?
Une classification des mathématiciens, une typologie des mathé­
matiques à la Poincaré? L'originalité de Lautman est d'éviter
cet aplatissement du problème. Là où les philosophes des mathé­
matiques se contentaient généralement, à cette époque, d'une
psychologie assez courte, Lautman voit dans l'opposition du local
et du global la source d'un mouvement interne aux mathématiques
et producteur de théories nouvelles. Ainsi c'est le désir de dépasser
synthétiquement cette opposition qui fait émerger la possibilité
de trouver une liaison d'implication entre la structure et les pro­
priétés des parties: « Il faudrait (...) que la structure topologique
de l'ensemble se réfléchisse dans les propriétés de ses parties li (65).
Lautman développe alors de nouveau trois exemples: les rapports

(62) Essai..., 15.


(63) Essai..., 20.
(64) Essai..., 25.
(65) E8saL., 29.
64 Catherine Chevalley

de la géométrie différentielle et de la topologie dans les travaux de


Hopf (66), la théorie des groupes clos de Weyl et Cartan (67) et
la théorie de la représentation approchée des fonctions (68). « Il
existe ainsi une sorte de descente du tout vers la partie, comme une
montée de la partie vers le tout», et ceci constitue le premier aspect
de « l'organisation interne des êtres mathématiques» (69). De cette
manière, l'analyse des techniques d'investigation des domaines de
réalité mathématique, et l'étude des différences d'approche et de
solution des problèmes conduisent par un mouvement nécessaire
à la reconnaissance de « thèmes structuraux» - comme les rapports
du tout et des parties - qui ont depuis longtemps une valeur philo­
sophique dans l'histoire de la métaphysique, mais qui se trouvent
reformulés par leur insertion dans des théories nouvelles. Que ce soit
à propos des liaisons « entre le même et l'autre, le tout et la partie»
ou à propos du continu et du discontinu, de l'essence et de l'exis­
tence (70), l'objet de Lautman est de montrer comment les théories
mathématiques font naltre l'idée de problèmes nouveaux qui
n'auraient pas été formulés abstraitement auparavant (71). En
d'autres termes, au lieu d'appliquer la métaphysique sur les mathé­
matiques, c'est bien plutôt de la constitution mathématique des
problèmes qu'il faut remonter au sens métaphysique des Idées
ainsi rendues intelligibles :
(( La philosophie mathématique telle que nous la concevons ne consiste
pas tant à retrouver un problème logique de la métaphysique classique
au sein d'une théorie mathématique qu'à appréhender globalement la
structure de cette théorie pour dégager le problème logique qui se trouve
à la fois défini et résolu par l'existence même de cette Lhéorie» (72).

L'ANTÉRIORITÉ DES SOUCIS LOGIQUES


ET L'HISTORICITÉ DES THÉORIES

Mais pourquoi la réalité idéale ainsi dégagée par l'analyse


descriptive des théories n'est-elle pas immédiatement et entière-

(66) E88ai..., 30-33.


(67) Essai...• 34-35.
(68) ESlai ... , 36-38.
(69) BssaL.• 38-39.
(70) Essai ..., 149-150. cr. aussi, 14. Ces thèmes déterminent le plan de l'Essai sur
les notions de sfructure et d'exisience en mathématiques.
(11) E38ai... , 150.
(72) BssaL., 150.
Albert Lautman et le souci logique 65

ment visible, dans une science? Pourquoi y a-t-il des étapes dans
le développement de la connaissance mathématique et physique?
Des progrès, éventuellement des rétrogradations? Une pluralité
de théories? Lautman tente de résoudre cette difficulté inévitable
pour tout essentialisme en parcourant un spectre inattendu de
références : Léon Brunschvicg, Hilbert, Heidegger.
Dans toute son œuvre, Lautman est préoccupé avant tout
par l'apparition de problèmes logiques nouveaux. Bien qu'il montre
une connaissance approfondie des mathématiques du XIX . siècle,
ce sont surtout les progrès les plus récents qui attirent son atten­
tion : en théorie des nombres les débuts de la théorie du corps de
classes (73) ; les travaux sur les algèbres non commutatives ; la
théorie des espaces de Hilbert et son application en mécanique
quantique. De même qu'il sait reconnaitre l'importance des travaux
d'Elie Cartan, de même les recherches de Herbrand et de Godel
lui semblent inaugurer ce qu'il appelle la « période critique » de
l'histoire de la logique, en opposition à la « période naïve » allant
des premiers travaux de Russel jusqu'en 1929. L'apparition de
la nouveauté, non pas seulement au niveau des résultats mais à
celui des problématiques - par exemple, dans la période critique
de la logique « o n voit s'affirmer une théorie des rapports de l'essence
et de l'existence aussi différente du logicisme des formalistes que du
constructivisme intuitionniste » (74) -, lui fait concevoir nette­
ment l'impossibilité d'une « déduction systématique selon les
exigences d'un rationalisme idéaliste » (75).
Comment comprendre l'incarnation singulière et historique des
Idées dans les théories successives, tout en refusant à la fois l'image
d'une approximation croissante des modèles par les copies, et
celle d'une déduction intégrale immédiate? A ces difficultés
extrêmes il y a souvent des solutions insatisfaisantes. Lautman
fait appel à une « activité créatrice » de l'esprit humain qui, dans
une « expérience spirituelle ", produit des schémas de structure
nouveaux à partir de " soucis logiques " pérennes. Ainsi les mathé­
matiques seraient-elles par excellence l'activité libre - conformé-

(73) Essai . . , 67 sq. C'est le second exemple, après la théorie de Galois, par lequel
.

Lautman expose le thème de la « monlée vers l'absolu •. Sur les algèbres non commuta­
tives, cf. notamment le chapitre III de l'Essai sur l'unité des scienus mathématiques
dans leur développement actuel.
(74) Essai... , 86.
(75) Essai ...• 150.
RHS - 3
66 Catherine Chevalley

ment à la conviction de Dedekind, à celle de Herbrand -, tout


en étant cependant l 'expression (au sens leibnizien) (76) des liaisons
entre les Idées. Il y aurait un sol commun immuable de préoccupa­
tions, une permanente

« possibilité d'éprouver le &ouci d'un mode de liaison entre deux idées et de


décrire phénoménologiquement ce souci, indépendamment du fait que la
liaison cherchée peut être ou ne pas être opérable " (77).

De tels soucis sont présents dans toutes les activités d 'organi­


sation symbolique, et notamment dans l'histoire de la philosophie.
Sans doute Lautman se souvient-il de la position qu'exprimait
Hilbert à la Conférence de Paris en 1900, en disant que

« partout où se présentent des idées mathématiques, soit en philosophie,


soit en géométrie, soit en physique, le problème se pose de la discussion
des principes fondamentaux bases de ces idées l).

Mais nulle part mieux que dans les sciences ces soucis ne
deviennent intelligibles, parce qu'ils se trouvent projetés, comme
sur un écran, en organisations réglées par la rigueur logique des
théories.
L'unité de la science lui vient « essentiellement " de l'unité
des soucis logiques. L'expérience de la science allemande avait
poussé Lautman dans un projet philosophique anti-positiviste ;
la notion de souci logique lui fournit un accès spéculatif vers la
compréhension du « mystérieux parallélisme » entre les mathé­
matiques et la physique contemporaines. L'indépendance à l'égard
d'une ontologie de choses, la primauté de l'abstraction, le privi­
lège des structures sur les individus dans les théories s'inter­
prètent de manière « analogue )J, écrit Lautman (78), dans le
développement des algèbres abstraites et dans celui de la physique
quantique. Retour à une inspiration grecque, renversement complet

(76) E88ai sur l'unité du sciences mathématiques dans leur développement actuel, 57:
• Nous entendons ( ... ) par rapports d'expression les cas où la structure d'un domaine
fini et discontinu enveloppe l'existence d'un autre domaine continu ou infini... _

(77) Essai.. .• 149.


(78) Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développement actuel, 55.
II Y a seulement .. analogie ., parce que. pour Lautman. la coexistence de càlculs du
continu et de calculs du discontinu produit dans les mathématiques une .. unité pro­
fonde _. alors qu'elle a pour etret en physique la .. complémentarité . des points de vue,
c'est-à-dire leur mutuelle exclusion. II y a là une ditTérence importante, sur laquelle
Lautman ne donne pas d'autres indications.
Alberl Laulman el le souci logique 67

de points de vue, remplacement de la perspective « classique »


attentive à construire l'analyse sur la notion de nombre entier
et la physique sur celle d'objet élémentaire, par une perspective
« moderne » qui « affirme le primat de la notion de domaine »

et la possibilité d'une physique d'objets mathématiques. A plusieurs


reprises, soit pour affirmer sa dette, soit pour appuyer sa thèse,
Lautman cite la préface du livre de Hermann Weyl sur la théorie
des groupes et la mécanique quantique (79) :

{( Toute cette nouvelle mathématique, écrit notamment Weyl, celle de


la théor;e des groupes et de� algèbres abstraites, est animée d'un esprit
nettement différent de celui de la mathématique classique qui a trouvé
dans la théorie des fonctions de variable complexe son plus haut épa
nouissement. En ce qui concerne la physique, le continu des nombres
réels y conserve bien son privilège inébranlable pour les mesures physiques;
mais le sens profond de la nouvelle mécanique quantique de Heisenberg
et de Schrôdinger réside à n'en pas douter dans le fait d'attacher à chaque
édifice physique un système propre de grandeurs, une algèbre non commu­
tative au sens mathématique du terme et dont les éléments sont formés
par les grandeurs physiques elles-mêmes» (80).

Entre les soucis logiques et les schémas de structure s'établit


ainsi une relation de ratio cognoscendi, ratio essendi : les Ipremiers
se manifestent dans l'Histoire grâce aux seconds, mais les seconds
demeureraient inintelligibles dans leur essence sans les premiers.
Entre la genèse des théories effectives et la dialectique qui domine
les mathématiques, il existe, dit Lautman, u n accord « nécessaire».
Ayant posé ceci en principe, Lautman se contraint à penser la
forme de cette nécessité.
La thèse de 1 937 fait une tentative pour éclairer la causalité
propre à l'incarnation historique des Idées. Lautman s'efforce en
effet d'associer la conception dynamique brunschvicgienne et la
conception structurale hilbertienne et d'en proposer une synthèse.
Le problème de la nature de la réalité mathématique, pour Lautman,
ne se pose « ni au niveau des faits, ni à celui des êtres, mais à celui
des théories» (81). Si l'on considère les théories, cependant, l'on

(79) Hermann Weyl. Gruppentheorie und Quantenmechanik (Leipzig : S. Hinel


Verlag. 1928).
(80) Je reprends ici la traduction de Lautman qui figure à la première page de
L'Essai sur l'unité des sciences malhémaliques dans leur developpemmt actuel.
(81) Essai...• 141.
68 Catherine Chevalley

s'aperçoit que « la nature du réel se dédouble D et qu'elle consiste d'une


part dans le mouvement propre des idées, d'autre part dans les liaisons
qui font d'une théorie un système. Comment unir ces deux aspects ?
Revenons à l'activité créatrice ; la production de théories s'opère
sous la contrainte de « nécessités de fait », par un constant renou­
vellement du sens des notions essentielles (82), et ce progrès de la
réflexion rend les paradoxes des mathématiques et de la physique
peu à peu intelligibles. Des exemples de telles nécessités de fait
sont l'apparition dans l'histoire des mathématiques des nombres
irrationnels, de l'infiniment petit, des fonctions continues sans
dérivées, du transfini, etc. : admis, tous, « par une incompréhen­
sible nécessité de fait, avant qu'on eneût une théorie déductive D (83).
De même, en physique, pour les constantes h et c (84). L'action de
l'intelligence consiste à former des schémas structuraux permettant
de relier ces éléments au savoir antérieur. La « dynamique » des
genèses mathématiques amène par là même à considérer le point
de vue structural, « celui de la métamathématique de Hilbert D (85).
Si la conception brunschvicgienne interdit, à j uste titre, toute
déduction a priori du contenu ou de la nature des théories, les
idées de Hilbert, bien comprises, permettent de voir les mathéma­
tiques à la fois dans leur élaboration temporelle et dans leur consis­
tance interne, en examinant les théories au moyen « des notions
logiques de non-contradiction et d'achèvement » (i.e. de complé­
tude) (86). En commentant le programme métamathématique de
Hilbert, Lautman prend soin de montrer qu'il procède d'une inspi­
ration précisément inverse de celle des logisticiens. Substituant à
la méthode des définitions génétiques celle des définitions axio-

(82) Essai .. , 9.
.

(83) Ibid.
(84) Ibid. En elYel les constantes c et h « s'imposaient de façon incompréhen­
sible dans les domaines les plus ditTérents, jusqu'à ce que le génie de Maxwell, de Planck
ou d'Einstein ait su voir dans la constance de leur valeur la liaison de l'électricité et
de la lumière, de la lumière et de l'énergie �.
(85) Le terme est introduit par Hilbert dans Das Unendliche. Mathematische
Annalen, 95 ( 1926), 161-190, et Hilbert, Bernays, Ackermann et von Neumann tra­
vaillent jusqu'en 1930 à l'élaboration de la • Beweistheorie J. Lautman connaissait
directement ce texte, qu'André Weil avait d'ailleurs traduit immédiatement in Acta
Mathemalica, 48 (février 1926). En outre, il reconnatt à plusieurs reprises sa delte à
l'égard de Bernays en ce qui concerne sa connaissance des idées de Hilbert à celte
époque.
(86) Essai ... , 8, 12. cr. aussi le chapitre IV : • Essence et existence. Les problèmes
de la logique mathématique. 1
Albert Lau/man e/ le souci logique 69

matiques, Hilbert, « loin de vouloir reconstruire l'ensemble des


mathématiques à partir de la logique, introduit au contraire, en
passant de la logique à l'arithmétique et de l'arithmétique à
l'analyse, de nouvelles variables et de nouveaux axiomes qui
élargissent à chaque fois le domaine des conséquences » (87). En
d'autres termes, il laisse la place à la nouveauté pour s'exprimer
dans des théories qui se grefferaient sur des théories antérieures
ou de moindre degré ; il rend compte de la croissance des mathé­
matiques en même temps que de leur harmonie interne. C'est donc
en elles-mêmes que les théories auraient le principe de leur succes­
sion, et l'activité créatrice serait alors, au sens strict, une « mise
en œuvre », sous la contrainte de ce principe.
Tout devient immanent : de même que la science est un pro­
cessus d'incarnation du devenir des Idées - et non la copie d'un
modèle -, de même elle vit d'une vie propre, et non comme la
traduction du réel empirique. La « dualité de plans » (88) entre la
mathématique formalisée et l'étude métamathématique de ce
formalisme libère la compréhension du contenu mathématique de
toute liaison génétique avec les « objets réels ». Etant « en quelque
sorte une mathématique du langage », selon l'expression de Her­
brand (89), la métamathématique permet de construire un concept
logique de théorie. Ou encore: les raisons pour lesquelles une théo­
rie est une théorie sont maintenant indépendantes de la considé­
ration du degré d'adéquation des propositions de la théorie à
l'égard du « monde ». Les éléments déterminants sont le choix
d'une certaine catégorie d'objets et de relations entre ces objets.
Par exemple, écrit Herbrand,

« l'arithmétique étudie les nombres entiers positifs, et la relation fonda­


mentale qu'elle considère est celle qui relie deux nombres tels qu'on
obtient le deuxième en ajoutant un au premier : de même la géométrie
étudie les points ; la relation fondamentale qu'elle considère est celle
qui existe entre trois points quand ils sont sur une même droite ; et toutes

(87) Essai... , 8, I l .
(88) Ibid.
(89) Jacques Herbrand, Les bases de la logique hilbertienne, Revue de Métaphy­
sique et de Morale, 37 (1930), 243-255. Dans une note pour Hadamard, publiée in
J. Herbrand, Ecrits logique, (Paris : PUF, 1968), 215, Herbrand écrit que 1 la méta­
mathématique apparatt comme la théorie mathématique ayant pour objet l'étude du
langage mathématique -.
70 Calherine Chevalley

les propositions qu'elle peut énoncer peuvent s'énoncer, on peut le montrer,


avec ces seuls objets et cette seule relation " (90).

Une théorie mathématique pourra être décrite entièrement


comme un langage : ses éléments seront en effet constitués par un
ensemble de signes conventionnels, un système d'axiomes et un
certain nombre de règles de raisonnement. Les signes sont des
signes purs sans signifi ca tio n, désignant soit de s « individus JI,

soit des relations ; les axiomes ou les « hypothèses " de la théorie,


ou encore ses « propositions primitives ", sont des phrases que l'on
considère comme vraies et dont on Se propose de trouver les consé­
quences ; les règles de raisonnement sont celles formalisées par
Russel et Whitehead. La théorie sera dite non contradictoire s'il
n'y a pas de proposition P telle que P et lP soient vraies simultané­
ment, donc s'il y a compatibilité de l'ensemble des conséquences
des axiomes. Elle sera complète, ou « à complète détermination »
si, pour toute proposition P, on peut démontrer soit P soit lP (91).
Pour Herbrand - à qui Lautman doit la conviction qu'il est
possible de libérer les mathématiques de toute détermination
extérieure , un monde à comprendre ou des intelligibles à dévoiler ­
l a force de la métamathématique hilbertienne est, a u-delà des
difficultés de sa réalisation, de concevoir les mathématiques comme
u n jeu réglé produisant lui-même son sens.

On considère souvent, écrit-il, que, pour qu'une théorie mathéma­


«

tique ne soit pas un vain jeu de symboles, ( . ) elle doit être la traduction
. .

de quelque chose de réel ( .. . ) . Il ne faut pas se cacher que le rôle des


mathématiques est peut-être uniquement de nous fournir des raisonne­
ments et des formes, et non pas de chercher quels sont ceux qui s'appli­
quent à tel objet " (92).

Mais, philosophe, Lautman reste hanté par des problématiques


de légitimation. D'une part, il reprend entièrement les idées de
Herbrand et son interprétation de Hilbert ; il cherche même à
utiliser la théorie des champs d'individus développée par Herbrand
dans sa thèse (93) pour introduire un point de vue extensif à

(90) J . Herbrand, Les bases de la logique hilbertienne, op. cil. Repris in Ecrits
logiques, op. cil., 156.
(91) Tout ceci est exposé également par LauLman in Essai ... , 86 sq.
(92) J. Herbrand, ct. n. 90, p. 162.
(93) J. Herbrand, Recherches sur la théorie de la démonslration ( 1 930). Repris in
Ecrits logiques, op. dt, 89, 35-153.
Albert Laulman el le souci logique 71

l'intérieur du point de vue structural. La notion d'interprétation


d'un système d'axiomes, référée aux champs de réalisation, lui
parait ainsi fondamentale pour « allier la fixité des notions logiques
et le mouvement dont vivent les théories » (94). D'autre part,
on le voit déchiré par des désirs contradictoires de réanimation
et d'expulsion de la question transcendantale. Dans le texte de 1939,
il cherche ainsi dans un Heidegger imparfaitement identifié l'idée
d'une relation transcendantale de domination des Idées aux théo­
ries mathématiques, qui rendrait compte de l' « émanation » de
celles-ci par « une sorte de procession ».
Quelques légitimes que soient les objections de Lautman aux
positions du nouvel empirisme en épistémologie, sa philosophie
ne parvient donc pas à sortir d'un idéalisme qui hésite devant la
théologie. L'œuvre de Lautman est certes interrompue de manière
tragique et n'a pas pu tenir les promesses que Léon Brunschvicg
voyait en elle, écrivant en 1943 : « Vous m'avez procuré quelque
chose de bien rare en ce moment, le désir d'une seconde existence
pour essayer de vous suivre à loisir jusqu'au bout des chemins que
vous frayez » (95). Il reste que les choix philosophiques de Lautman
engendrent des difficultés non résolues par lui. En réalité, impuis­
sant à trouver une forme de fondation du savoir qui expliquerait
l'adéquation décalée et toujours reconstruite entre les Idées et les
théories, il tend vers l'image d'une spontanéité biologique de la
connaissance. L'aporie devient manifeste dans la description de la
place de l'homme : tantôt acteur d'une expérience spirituelle
créatrice dans laquelle il retrouve le devenir des Idées, tantôt
simple milieu qui permet de catalyser la genèse des théories
successives.

CNRS, Lp. 21 Catherine CHEVALLEY.


Boslon University.

ANNEXE 1

Albert Lautman nait en 1908 et meurt fusillé par les Allemands


en 1 944, à l'âge de 36 ans. Il fait ses études secondaires à Marseille, où il
passe le baccalauréat A' et remporte plusieurs prix au concours général.

(94) EssaL., 12. Pour l'introduction de la méthode . extensive . dans la conception


structurale, ct. Essai... • 87 sq.
{95} Lettre du 26 février 1943. Documents S. L.
72 Catherine Chevalley

Après son année de lettres supérieures à Paris, au lycée Condorcet


- où il rencontre Jacques Herbrand -, il est reçu à l'E<:ole normale
supérieure, en 1926. Préférant l'étude de la philosophie à la direction de
l'entreprise de son oncle, que sa famille souhaitait lui confier, il travaille
sur des problèmes de logique mathématique, auxquels il consacre son
diplôme d'études supérieures. Il passe plusieurs mois à Berlin et à Vienne
avant l'agrégation. Entre 1933 et 1939, il suit à Ulm le séminaire de
Gaston Julia. Il avait d'autre part passé un an au Japon à sa sortie de
l'Ecole, et s'y était initié aux progrès de la physique mathématique.
Nommé dans l'enseignement secondaire, il soutient ses deux thèses en 1937,
et les publie immédiatement grâce à Freymann, directeur il cette époque
des éditions Hermann. Inquiété comme Juif, sauvé par l'intervention de
Cavaillès, il entre cependant dans la Résistance, est arrêté et fusillé.

1936 « Mathématiques et réalité », communication au Congrès interna­


tional de Philosophie scientifique de Paris ( 1 935) (Paris : Hermann).
1936 L' axiomatique et la méthode de division , in Recherches philoso­
phiques, VI.
1937 ({ De la réalité inhérente aux théories mathématiques )), communi­

cation au Congrès Descartes de Paris ( 1937) (Paris : Hermann).


1937 Essai sur les notions de structure el d'exislence en mathématiques
(thèse principale) ( Paris : Hermann).
1937 Essai sur l'unité des sciences mathématiques dans leur développe­
ment actuel (thèse complémentaire) (Paris ' Hermann).
1939 Nouvelles Recherches sur la slructure dialeclique des mathématiques
(Paris : Hermann).
La pensée mathématique. Séance de la Société française de Philo­
sophie du 4 février 1939 (J. Cavaillès et A. Lautman) publiée dans
le Bullelin de la Société française de Philosophie, 1946.
1946 Symélrie el dissymélrie en mathémaliques et en physique (Paris :
Hermann) - posthume.
1977 Essai sur l'unité des mathématiques el divers écrits (Paris : Union
générale d'Editions). Ecrits rassemblés par M. Loi. Préfaces de
M. Loi, J. Dieudonné et O. Costa de Beauregard.

Eludes critiques

Mario Castellana, La philosophie des mathématiques chez Albert Laut­


man, Il Prolagora, 1 1 5 ( 1978).
Jean Petitot, Morphogenèse du sens, 1 (Paris : PUF, 1985), 56-61 .

ANNEXE Il

Jacques Herbrand naît en 1908 et meurt en juillet 1931 , à 23 ans,


dans un accident de montagne. Reçu premier à l' Ecole normale supé­
rieure en 1925, puis premier à l' agrégation, il s'attire cependant les cri-
Alber! Lau/man e/ le souci logique 73

tiques de la Sorbonne au moment de sa soutenance de thèse, j ugée trop


( philosophique n. Cette thèse, intitulée Recherches sur la théorie de la
démonstration, et publiée en Pologoe en 1930, est l'aboutissement de
réflexions inspirées à Herbrand par sa lecture de Lôwenheim, Skolem,
von Neumann et Hilbert. L'objet de Herbrand est d'introduire « les
nouvelles logiques axiomatiques hilbertiennes )) en France, et de faire
une place ,à l'algèbre dans un enseignement mathématique entièrement
dominé par l'analyse. Soutenu par les encouragements de Jacques Hada­
mard, professeur au Collège de France, Herbrand proteste contre l'ostra­
cisme dont est victime la logique mathématique. Il écrit ainsi à Vessiot,
directeur de l'Ecole normale, qu'il ne (( voit pas pourquoi on refuse droit
de cité à un travail s'oceupant. ne résoudre des questions arithmétiques
difficiles posées par une théorie que l'on peut certes considérer comme
philosophique, tandis que la plupart des chapitres des mathématiques
ont pour origine une question posée par une autre science » (lettre du
28 novembre 1930). Malgré ces difficultés, la thèse de Herbrand lui
assure très vite une réputation internationale. Parti pour l'Allemagne
avec une bourse Rockefeller en octobre 1930, il travaille à Berlin avec
von Neumann, puis à Hambourg avec Artin, puis à Gôttingen avec Emmy
Noether. Les lettres qu'il écrit pendant cette période montrent une
évolution de ses intérêts essentiels de la logique vers les mathématiques,
et en 1931 il fait une demande pour aller travailler à Princeton auprès
du mathématicien Wedderburn. Mais, revenu en France, il se tue au cours
d'une descente dans les Pyrénées.
Souvent comparé à Galois, Herbrand a joué en quelques années un
rôle essentiel dans l'hisloire des mathématiques et de la logique contem­
poraines. En logique, parti de considérations de ({ lmétamathématique »
(donner une Il théorie concrète de la démonstration formelle », selon
l'expression de Hilbert), il concentre ses recherches sur l'Enlscheidungs­
problem, qui était l'une des préoccupations principales des logiciens des
années 1920 : comment trouver une méthode pour démontrer qu'une
proposition donnée est vraie ou non dans une certaine théorie ? Le
({ théorème de Herbrand », qui établit une relation systématique entre

logique propositionnelle et logique de la quantification et fait usage


de méthodes de démonstration « automatiques » , forme la base de nom­
breux travaux actuels concernant le problème de la décision. Dans son
dernier mémoire de logique, « sur la non-contradiction de l'arithmétique ",
publié après sa mort, il confronte ses résultats avec ceux de GOdel relatifs
à l'impossibilité d'une démonstration générale intuitionniste de la non­
contradiction. En mathématiques, Herbrand s'est, là encore, intéressé
à des questions à la fois très abstraites et développées hors de France :
la théorie des groupes, la théorie du corps de classes. Il prend également
position dans le débat entre I( formalistes » et {( intuitionnistes ", en s'oppo­
sant tout autant au courant axiomatique et logiciste représenté par
Frege et Russell qu'au courant intuitionniste de Brouwer et Heyting.
Ses idées sur la nature des mathématiques et de la logique, exposées par
lui-même dans un article de la Revue de Métaphysique et de Morale sur
« les bases de la logique hilbertienne », ont influencé très profondément
74 Catherine Chevalley

la philosophie mathématique de Lautman, et, à un moindre degré, celle


de Cavaillès, qui regretta après la mort de Herbrand de ne pas avoir su
mieux reconnaître l'importance et la nouveauté de ses travaux. Mais
Lautman et Cavaillès meurent à leur tour et l'œuvre de Herbrand n'a,
pour cette raison, pas encore été mise à sa place réelle.
Nous publions dans ce qui suit deux lettres de Jacques Herbrand
adressées à Albert Lautman en 1930 et 1931. Nous devons ces lettres à
la générosité de Mme Suzanne Lautman, que nous voudrions ici remercier
très chaleureusement pour son aide et les informations qu'elle nous a
données.
Nous donnons également ci-dessous une bibliographie critique concer­
nant Herbrand. L'établissement de la bibliographie de ses œuvres fait
partie d'un travail de recherche actuellement en cours ( 1 ) .
Nous voudrions, enfin, rendre hommage ici à Jean Van Heijenoort,
qui avait accepté, avant sa mort en 1986, de travailler avec nous à la publi­
cation d'œuvres complètes de Jacques Herbrand.

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE

A. Lautman et Cl. Chevalley, Notice biographique sur Jacques Herbrand,


Annuaire des anciens élèves de l'Ecole normale supérieure (1931 ) ,
66-68.
Cl. Chevalley, Sur la pensée de Jacques Herbrand, L'enseignement mathé­
matique, 34 (1935-1936), 97-102.
J . Dieudonné, Jacques Herbrand et la théorie des nombres, in Proceedings
of/he Herbrand Symposium-Logic Colloquium 1981 (Amsterdam - New
York - Oxford : North-Holland Publ., 1982), 3-7.
B. Dreben, S. Aanderaa, Herbrand analysing functions, Bulle/in of the
American Malhemalical Sociely, 70 ( 1 964), 697-698.
B. Dreben, P. Andrews et S. Aanderaa, False lemmas in Herbrand, ibid.,
69 ( 1 963), 699-706.
B. Dreben, J. Denton, A supplement to Herbrand, The Journal of Sym­
bo/ic Logic, 31 (1966), 393-398.
w. D. Goldfarb, Introduction, in J. Herbrand, Logical Writings (Dor­
drecht : Reidel, 1971), 1-20.
J . Van Heijenoort, Préface, in J. Herbrand, Ecrits logiques (Paris : PUF,
1968), 1-12.
Id., L'œuvre logique de Jacques Herbrand et son contexte historique,
in Proceedings ... , op. cil., 57-87 (contient une bibliographie très
complète).

( J ) Sous la responsabilité de H. Sinaceur, P. Engel et C. Chevalley.


Alberl Laulman el le souci logique 75

ANNEXE I I I

DEUX LETTRES D E JACQUES HERBRAND À ALBERT LAUTMAN (.)

Lettre en date de « mercredi " (Berlin, le 20-XI-30 d'après l'enveloppe)

Mon cher ami,

J'aurai attendu un long temps pour t'écrire ; j 'espère que tu n'en


auras conçu aucun doute sur notre amitié, et que tu n'auras pas pris ce
ralentissement de nos relations - que les circonstances extérieures
m'imposèrent à Paris, et ici mille choses - pour un affaiblissement. Elle
ne doit pas dépendre de si peu de chose.
La vie que je mene ici est bizarre ; le manque absolu de contraintes
qu'entraîne le fait de vivre seul et isolé, le manque de curiosité me
donnent l'impression de n'exister (qu')à peine ; les jours coulent avec
une égalité et une fluidité jusqu'ici inconnues. J'ai beau faire, je ne me
retrouve pas. Ni les longues réflexions solitaires, ni le travail désordonné,
ne sont revenus, une année m'a comme changé. Je subis quoique seul le
dérèglement des horaires berlinois, qui me font prendre mes repas à des
heures inattendues, et me font découper mes journées de manière bizarre.
Mais ce manque d'équilibre n'est pas que matériel ; je me demande encore
ce que je fais ici, comment je passe mes heures ; j e crois que je travaille
beaucoup ; mais je ne puis arriver à compter mes heures de travail. Je
me sens inquiet et instable. Je préférerais un désespoir à cette incons­
cience ... J'ai parfois l'impression que je vis, très légèrement, en marge
du monde extérieur, comme décalé d'un E dans une cinquième dimension.
Je sors à peine ; je n'ai jusqu'ici été qu'une fois au Théâtre, jamais au
concert. Je vais parfois au cinéma, quand deux heures risquenL d'être
vides, et qu'il fait trop froid dehors. J'ai pris hier une décision inattendue,
celle d'aller voir le Gottesdammerung Dimanche... Je ne peins que trop
mal cet état nébuleux et incertain de semi-existence que j e subis actuelle­
ment. Mais je ne le pourrais qu'en en prenant pleinement conscience, et
j'en serais alors, sans doute, malheureux.
Je fais beaucoup de maths. Sans intérêt sauf celui que donne l'élan.
La moindre question est si compliquée... Je finis par croire qu'il ne faut
rien faire qu'à peu près ; qu'on ne peut rien connaître à fond. Tout est
trop long ; la vie est trop courte ; il faut inventer en dormant. La Recherche
est un jeu d'adresse ; il n'y a pas de vraie intuition : on ne voit j amais tout.
Je voudrais passionnément faire autre chose. N'importe quoi qui
détende le corps. Je me sens si usé, mon vieux, parfois ; si vieux déjà ;
je ne me sens ni un corps alerte, ni un esprit vif ; tout rampe en moi.

(*) Je remercie Suzanne Lautman de m'avoir communiqué ces lettres.


76 Catherine Chevalley

La vue d'une station de sports d'hiver me donne un frisson d'envie,


et d'angoisse. C'est le symbole d'un corps qui bondit, d'un esprit qui joue,
d'un cœur qui pétille. J'ignore tout cela. Alors, très prosaïquement, je
suis réduit à ces combinaisons rarement fertiles, et souvent maigres ( ?)
de signes sur du papier blanc. Il est vrai que c'est mon métier désormais...
Ecris-moi, parle-moi de Loi ; j'attends de tes nouvelles. Affectueuse­
ment.
J . H. bei E hrsmann
Mommenstrasse 47
Berlin (Charlottenburg)

J'ai vu Hesnard, il y a quinze jours ; très aimable mais totalement


inutile ; il ne m'a donné aucune adresse, et presque aucun renseignement ;
Cavaillès, que j'ai vu, m'a dit qu'il en fut de même pour lui. Il donne
l'impression d'en avoir assez d'avoir sur le dos tous les étudiants français
de Berlin ; et qu'il lui semble qu'il aura assez fait pour leur corporation
d'avoir fondé la Maison de France. E n définitive, je ne connais personne
ici, sauf v. Neumann, qui est un type charmant ; mais je ne le vois évidem­
ment que de temps en temps, après ses cours. J'ai vu deux ou trois fois
Cavaillès, qui est reparti j il gagne à être connu ...
J. H.

Lettre en date de " Berlin le 10 mai " (1931)

Quitte Berlin cette semaine. Mon adresse


désormais à Paris, où l'on fera suivre
(vais à Hamburg et Gôttingen)

Pourquoi ne t'ai-je pas écrit pendant tout ce séjour à Berlin ? Tout


autre eut cru à un éloignement, à une amitié défaillante. Tu n'as pas voulu
y croire ; je t'en remercie. Si je cherche les raisons qui m'ont empêché
ou gêné, peut-être est-ce une analyse complète de ma vie actuelle que
j 'entreprendrais. Mais je crois que j'ai perdu le goût de l'introspection.
Et celui des mots. J'ai l'impression très nette de dormir. De dormir
depuis bientôt deux ans. Est-ce la solitude ? Est-ce l'ennui ? L'impossi­
bilité de meubler ma vie ? Un peu de tout cela. Tu m'as toujours paru
plus exigeant et plus croyant que moi ; maintenant plus que jam.is.
C'est avec foi qu'on parle. La rigueur - ce que j'ai appelé moi rigueur ­
entraîne le silence. C'est un refus. J'aimerais causer avec toi. J'ai toujours
reculé de t'écrire : l'âme est plus nue dans une lettre j je me sens trop
creux actuellement. Peut-être dois-je accuser aussi Berlin ; cette ville
où tout s'émousse, tout s'amortit. N'as-tu pas eu cette impression ? Je
n'ai même pas la consolation d'avoir travaillé utilement. Un déplorable
manque de génie. Et bien trop de ce qu'on appelle " facilité ". Ici je manque
Albert Lautman et le souci logique 77

d'opposition ; je manque d' amis et d'ennemis. Je n'ai pas de but en moi­


même ; les seuls que je me sois jamais proposés sont ceux où l'on m'avait
semé des obstacles. Tu sais que je ne crois à rien - ne tends à rien. Alors
j ' ai attendu ces mois.
Tu vas partir, me dis-tu, au Japon. Tu crois en l'influence de nouveaux
cieux. Tant mieux. Je n'y crois pas. Toi, comme je te connais, peux sans
doute, malgré la (( douceur )) de cette vie de là-bas, faire quelque chose.
Je ne le pourrais pas. Je ne pars pas aux Indes ; j ' essaie Princeton. Cela ne
me dit rien. S'ennuyer là, ou dans un trou de province. Paris, trop de
choses m'en empêchent (quoi ? rien de fondamental : certaines questions
de fait, qui formèrent depuis un an la trame matérielle de ma vie). J 'atten­
drai aussi bien en Amérique qu'en France. Je ne sais pas encore quoi.
Peut-être me marierai-je. C'est même un projet assez préci!:i. Cela me
fournirait une règle de vie. J'en ai assez besoin. Ici je ne me sens forcé à
rien. Je suis libre. C'est tout (et encore, il ne faudrait pas que j'essaie de me
le prouver ; cela ne serait pas si facile . . . ). Je ne manque que de buts.
Mais qui peut m'en proposer ! Excuse tout cela, mon vieux. Guère inté­
ressant ; sinon que j e le sais. Je t'ai écrit a u hasard ; ce que tu eus deviné
au travers de dix conversations. Ne crois surtout pas que j'ai voulu
faire un ( portrait ». J'ai fait ici - pour toi - et que tu me pardonnes ­
quelques réflexions qu'il est en général inutile que je me fasse à moi­
même. J ' aimerais te revoir.

J. H.

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