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"Par la grâce habité" : Esther et Athalie

Agrégation 2018 – carnet de travail de
T. Gheeraert

Abner: le Juif et l’Ange


Publié le 30 août 2017

Il est difficile pour Racine d’imaginer de toutes pièces un personnage, lorsqu’il compose une tragédie sacrée: la
fidélité au texte est en effet l’une des exigences imposées par ses commanditaires, exigence d’ailleurs étayée sur les
Écritures (voir Deutéronome 4, 2; Apoc. 22, 19). Aussi, lorsqu’il créa l’officier d’Athalie, dont le livre des Rois ne
parle pas lorsqu’il relate l’épisode du couronnement de Joas, il s’appuya sur une figure existante:  la Bible
mentionne bien un Abner, général des Hébreux, cousin de Saül puis partisan de David. Son assassinat nous est
longuement rapporté au livre de Samuel (2 Samuel 3). Cet Abner est mort depuis longtemps lorsque le rideau
s’ouvre, mais Racine entretient à dessein la confusion en favorisant l’assimilation de l’Abner fictif avec l’Abner
réel:

Même nom
Même fonction militaire: il est l’officier des rois
Mêmes fidélités contradictoires:  il fit d’abord donner la couronne au fils de Saül Ishboshet, avant de prendre
le parti de David
Même fonction de « faiseur de roi »

Les précautions prises par Racine pour feindre une couleur historique à son personnage inventé montrent bien
qu’il lui fallait de grandes raisons pour oser mettre sur scène cet officier dont la Bible ne parle pas. Et
effectivement, Abner joue à plusieurs égards un rôle essentiel dans la pièce.

Une utilité dramatique: Abner entre deux mondes

Comme on l’a vu dans un post précédent, Abner joue d’abord un rôle dramatique essentiel à la fluidité et au bon
déroulement de l’action:

il occupe une position charnière entre le palais et le temple, et permet ainsi les échanges et la communication
entre ces deux espaces aux valeurs antithétiques
bien qu’il reste fidèle à Athalie à laquelle il a prêté allégeance, et bien qu’il n’ait pas voulu la trahir, ses propos
et sa conduite entraîneront la perte de sa souveraine

Abner: le « Juif charnel »

Mais le rôle d’Abner ne saurait se réduire à celle d’une simple utilité dramaturgique: Racine aurait pu se contenter
d’un simple confident pour assurer cette fonction, ou d’un personnage mineur. Si Racine a fait de lui un grand
personnage et s’il lui a confié un rôle moteur dans le drame, c’est qu’Abner occupe également une position
essentielle pour la compréhension de l’oeuvre. En fait, Abner représente dans la pièce le Juif tel que se le
représente le chrétien du XVIIe siècle (voir aussi pour plus de détails sur ce point un billet précédent).  Il y a
d’autres Juifs dans la pièce: Joad, Eliacin, Josabet… mais ce sont des Juifs particuliers, que Dieu a
particulièrement éclairés de sa lumière. Abner représente au contraire le Juif ordinaire, et même le peuple juif,
investi d’une mission providentielle peu enviable

Il annonce la vérité sans la comprendre: Abner ici est prophète mais il ne sait pas le vrai sens de ses prophéties
Dès le début de la pièce (v. 51-55), il est porteur d’une nouvelle véridique, mais qui lui échappe au
conditionnel, lui-même ne la prenant pas au sérieux: il y a dans le Temple un «  vengeur armé pour le
supplice » d’Athalie. Abner est un signe, mais il est opaque à lui-même et ne comprend pas ce qu’il signifie,
encore moins le sens de son propos.
v. 655: l’enfant est bien « l’ennemi terrible » d’Athalie, et l’ironie voulue se révélera être une simple vérité;
au sens figuré, Joas, figure du Christ, sera bien «  l’ennemi terrible  » des forces du mal et de la mort
représentées par Baal et ses disciples. Abner est de bonne foi lorsqu’il conseille à Athalie de préserver
l’enfant: il se trompe en revanche en lui faisant croire qu’il ne représente aucune menace pour elle. Si
l’enfant doit être sauvé, c’est précisément pour la raison inverse de celle qu’il avance: parce qu’il causera la
perte de l’usurpatrice. Dans cette pièce hantée par d’invisibles anges et d’innombrables chérubins (nous en
reparlerons), Abner joue lui aussi le rôle de l’Ange  du  Seigneur (Ange signifié envoyé: «  Dieu nous
envoie Abner », s’exclame Zacharie), dont il se contente d’annoncer les vérités sans pouvoir les interpréter.
Voire de « l’ange exterminateur », « debout avec nous », et qui causera la perte des ennemis de Dieu (v.
1698)
Il provoque l’avancée de l’histoire et accomplit les desseins de la Providence sans savoir ce qu’il fait: c’est à
cause de lui qu’Athalie tombe dans le piège tendu par le grand prêtre.
Il est un « juif charnel » et prend pour argent comptant, si vous me permettez cette mauvaise boutade, ou du
moins au pied de la lettre, la promesse de trésor énoncée par Joad, alors qu’il fallait en faire une lecture
métaphorique, figurative et spirituelle (v. 1589-1596): le trésor gardé dans le Temple, c’est Joas, Enfant-Roi
destiné à régner sur Juda, et figure de la royauté spirituelle du Messie. Captif de la lettre, Abner est incapable
de discerner les signes et leurs multiples significations.
Agent intermédiaire entre le monde idolâtre et celui du vrai Dieu, il fait office de passeur, de la même façon
que le peuple Juif a fait passer aux chrétiens les enseignements de l’Ancien Testament.

Les Juifs, expliquaient les Messieurs de Port-Royal, ont été choisis par Dieu pour rendre témoignages de vérités
qu’ils refusent d’admettre, parce qu’ils ne les comprennent pas: Le peuple juif « porte des livres, les aime et ne les
entend pas  », estime Pascal. Dieu a confié une mission cruelle au peuple saint: celui-ci est indispensable à
l’avènement du Messie, à l’accomplissement des desseins de Dieu, à l’Incarnation et à la Rédemption; mais en
même temps, il est privé d’en recevoir le bénéfice. Il annonce les biens de la vraie religion, mais il est incapable
d’entendre le sens de ces promesses:

Raison  pourquoi  figures.  […]  Il  fallait  que  pour  donner  foi  au  Messie  il  y  eût  eu  des  prophéties
précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects et d’une diligence et fidélité et d’un
zèle extraordinaire et connu de toute la terre. 
Pour faire réussir tout cela Dieu a choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties
qui prédisent le Messie comme libérateur et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait.

Abner

attend pour Messie un libérateur politique (v.134-136)


n’admet les trésors qu’en or et pierres précieuses (v. 1588-1596)

Il illustre bien la conception que les chrétiens se faisaient des Juifs:

porteurs d’annonces indéchiffrables


témoins malgré eux, et pour cette raison d’autant plus fiables
agents indispensables à la venue d’un Messie, dont ils permettent sans le savoir la venue

La naïveté du vieil Abner est ainsi à la fois


une exigence dramatique (Joad le manipule aisément, v. 1647, à l’aide de demi-mensonges, ou du moins de
condamnables équivoques: un Abner plus malin aurait moins bien réussi). Il joue ainsi, dans le schéma
actantiel de la tragédie, la fonction d’adjuvant, mais d’adjuvant involontaire, ce qui est exactement le rôle
tenu par le peuple d’Israël dans l’histoire du monde; il est l’ange d’une bonne nouvelle qu’il apporte à son
insu.
une mise en scène du rôle théologique du peuple juif, également « naïf » dans son rapport aux Écritures.
Abner incarne ce qui constitue la limite et la faute des Juifs aux yeux des chrétiens: l’incapacité à discerner
l’Esprit et la lettre (voir ce billet précédent).

Figure des derniers temps: de la conversion d’Abner au salut d’Israël

Dans l’Ancien Testament, le peuple juif ne serait donc épargné que pour permettre en son sein la naissance du
Messie, et non pour ses qualités et ses vertus: bien au contraire, l’aveuglement des juifs les condamne, expliquait
Pascal (et encore plus après la venue du Messie): leur obstination à refuser de voir la vérité les rend coupables. Les
Juifs, prophètes à leur insu, au coeur endurci, seraient-ils privés de tout espoir de Rédemption? La trahison
annoncée de Joas (v. 1786-1790) est-elle le dernier mot de Racine? Pascal, faute d’avoir rencontré des Juifs,
suggère Philippe Sellier, se montre fort cruel avec le peuple élu: il n’envisage jamais la réintégration d’Israël dans
l’Eglise (voir P. Sellier, Pascal  et  saint  Augustin, p. 481). Racine, dont certains critiques pensent qu’il a pu
connaître des communautés judaïques (voir l’ouvrage de Lucien-Gilles Benguigui), nous donne une image plus
optimiste d’Israël; il prend pour protagonistes des Hébreux déjà ouverts, sans le savoir, non seulement à la lettre
mais à l’esprit de la Bonne Nouvelle évangélique. Abner ne fait pas exception: lui aussi trouvera le chemin du
salut, non dès le début de la pièce, mais au terme d’un chemin de conversion qui n’est pas seulement personnel,
mais représente la conversion du peuple juif tout entier.

La conversion finale des Juifs est un mystère de la foi: elle est annoncée par saint Paul (Rom, chap. 12):

Car je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne soyez point sages à
vos propres yeux ; qui est, qu’une partie des Juifs est tombée dans l’aveuglement, jusqu’à ce que la
multitude des nations soit entrée dans l’Église ; 
et qu’ainsi tout Israël soit sauvé, selon qu’il est écrit ; Il sortira de Sion un libérateur qui bannira
l’impiété de Jacob. Et c’est là l’alliance que je ferai avec eux, lorsque j’effacerai leurs péchés… Les
Juifs sont maintenant tombés dans une incrédulité qui a donné lieu à la miséricorde que vous avez
reçue,  afin  qu’un  jour  ils  obtiennent  eux­mêmes  miséricorde.  Ô  profondeur  des  trésors  de  la
sagesse  et  de  la  science  de  Dieu  !  Que  ses  jugements  sont  incompréhensibles,  et  ses  voies
impénétrables !

L’incrédulité des Juifs ne durera pas jusqu’à la fin du monde: lorsque le reste des nations sera gagnée au
christianisme, enfin les Juifs eux aussi rentreront dans le giron de la vraie foi, et ce retour du peuple d’Israël sera
l’un des indices préludant au second Avènement, l’un des signes annonçant que la fin des temps est proche. Dans
cette pièce placée sous le signe de la Pentecôte, et où Joad nous annonce la Nouvelle Jérusalem, la conversion
d’Abner, représentant des Hébreux, constitue une figure de cette conversion finale des Juifs annoncée par saint
Paul.

Le personnage d’Abner illustre en effet le parcours de la conversion, selon une des acceptions recouvertes par ce
mot au XVIIe siècle.

Conversion ne signifie pas à l’époque le passage d’un athéisme déclaré à une foi chrétienne: les athées étaient alors
très peu nombreux. Le mot renvoie plutôt à deux choses:
soit le passage d’une confession à une autre, au prix d’une abjuration (ainsi des protestants qui passaient, de
gré ou de force, du côté du catholicisme, comme Mme de Maintenon elle-même).
soit, plus souvent, le passage d’un christianisme mécanique à une foi plus fervente (ce qu’on appelle en
théologie catholique «  la conversion des baptisés  », voir les § 1428 et 1429 du Catéchisme de l’Eglise
catholique)

Beaucoup de chrétiens, à l’époque, respectaient a minima les coutumes de l’Eglise dans un pays où le catholicisme
était religion d’Etat et où le roi était dit «  très-chrétien  ». Ils allaient entendre la messe, faisaient leurs Pâques,
communiaient plus ou moins régulièrement: leur rapport à la religion n’allait pas beaucoup plus loin. Mais il
arrivait aussi que certains de ces chrétiens routiniers se sentent appeler à vivre plus intensément leur foi. On
connaît la spectaculaire «  nuit de feu  » que vécut Pascal dans la nuit du 23 au 24 novembre 1654, expérience
mystique qui se traduisit par une pratique religieuse redoublée. Toutes les «  conversions  » n’étaient pas si
spectaculaires, mais elles n’étaient pas moins sincères. Racine s’est rapproché de Dieu à la fin des années 1670, et
il n’est pas jusqu’à La Fontaine qui finit dévotement une vie entamée dans la licence, au moins au plan littéraire.

La conversion d’Abner s’apparente à cette seconde forme de conversion: le passage d’un judaïsme charnel à un
judaïsme spirituel. C’est en ce sens qu’Abner apparaît suivre un chemin de conversion. La première scène ne
nous montre non pas un mécréant ou un idolâtre, mais un juif qui vient par habitude au Temple, animé d’une foi
tiède. Ce qu’il aime, ce sont les formalités, le décorum: processions, rituels spectaculaires, bref une liturgie tout
en cérémonies et en extériorité: «  festons magnifiques  », trompette, foule, prêtres innombrables, «  pompe
solennelle » (v. 164)…. C’est le brillant et l’éclat des rites qui séduisait le vieux général légaliste. L’essentiel est
ailleurs que dans le respect des formes, comme le déclare Dieu par la voix de Joad: «  Ai-je besoin du sang des
boucs et des génisses? » L’essentiel, c’est la foi et l’espérance, deux vertus théologales qu’Abner a perdu: porte-
parole des Juifs infidèles, il a l’impression, comme eux, que « Dieu s’est retiré »:

sans  la  foi, il ne reconnaît plus sa présence, n’est plus capable de contempler ses «  merveilles  » ni les
« miracles » qu’énumère pour lui le grand prêtre. Il est légaliste: il se conforme à la lettre des préceptes, mais
sans s’attacher à l’âme qui les habite. Adorer Dieu tout en
Et surtout, il  a  perdu  l’espoir: «  hélas! nous espérions  » (v. 131). Découragé, il ne croit plus dans les
invraisemblables promesses de Dieu: «  les morts après huit ans sortent-ils du tombeau  »? Aussi, en
fonctionnaire discipliné, ou en soldat obéissant, a-t-il accepté de servir l’usurpatrice devenue, croit-il,
l’héritière légitime du trône. Il est l’homme des compromis, acceptant les vicissitudes du monde, tout en
restant secrètement mais inutilement juif au fond de se son coeur.

Ce tiède Abner n’a pas encore touché le fond du gouffre: il tombe plus avant encore dans un désespoir qui confine,
à l’acte V, scène 2, à l’appel de la mort (v. 1572-1574). Conscient de l’injustice commise en livrant Eliacin, il va
malgré tout jusqu’à conseiller cette trahison au grand-prêtre, au prix de sophismes amers (« quand vous périrez
tous, en périra-t-il moins? », notez la seconde personne par laquelle Abner se désolidarise de son peuple) de livrer
Eliacin, afin de sauver le Temple et l’Arche, qui sont pour lui des absolus indépassables — bel exemple d’ironie
tragique, puisque le spectateur sait que le Temple et l’Arche sont destinés à être détruits prochainement, quoi qu’il
advienne. Abner manifeste également une hantise de la souillure (v. 1596), qui montre son attachement à une
conception archaïque du sacré: la pollution matérielle est un crime plus grave à ses yeux que la faute morale.

Tout change avec la tirade qui débute au vers 1629: Abner prend conscience qu’il ne parviendra pas à fléchir le
grand prêtre. L’interjection du vers 1641 (« eh bien! ») manifeste l’échec des procédures rationnelles (les « vains
discours  », v. 1641), de la rhétorique, de l’éloquence argumentative; Joad reste de marbre face aux spécieuses
raisons alléguées par le général. C’est alors qu’Abner se décide d’un coup à prendre le parti du grand prêtre. Alors
qu’il recherchait jusque là un compromis avec le monde, pensant pouvoir être à la fois loyal à Athalie, disciple de
Baal, et à Dieu, il décide de rejeter les fausses valeurs du monde et de devenir le gardien du Temple. Lui  qui
balançait jusque là, demandant d’abord un peu de temps, promet désormais son épée; il offrira un peu plus loin
son appui inconditionnel à l’enfant (v. 1666) qu’il voulait livrer quelques vers auparavant. Que s’est-il passé pour
que le général, jusque là aboulique, paralysé par l’hésitation, déchiré entre des allégeances contraires, ballotté
entre Athalie et le Temple, se détermine à choisir son camp? Les propos de Joad ont pour le moins été évasifs.
Paradoxalement, c’est devant un Joad muré dans le silence qu’Abner retrouve sa foi perdue. Car lorsqu’il décide
de prendre le parti du Temple (« trouvez moi donc quelque arme, quelque épée »), il ne sait encore rien: c’est la
foi seule qui l’a poussé à choisir, absurdement, sans raison, autre que la seule confiance aveugle qu’il éprouve
envers Joad et Josabet — et que, peut-on penser, lui inspire Dieu. Il ne lui restera qu’à reconnaître Joas en se
jetant à ses pieds: mais l’acte de foi aura précédé l’allégeance formelle (v. 1741), tout en l’acheminant de façon
vraisemblable au plan dramaturgique. Les larmes versées par le vieux serviteur précisément au moment de sa
conversion (« mes pleurs », v. 1641) sont les marques habituelles de cette transformation de l’âme et témoignent
du repentir de l’âme (comme jadis celles de saint Pierre après son reniement). Il restera à Abner à confirmer cette
conversion en partageant la « confusion » du peuple dont il se faisait naguère le porte-parole (v. 1805-1806).

Abner parvient à surmonter ses déchirements, et à dépasser le conflit de valeurs tragique où il était enfermé. La
foi lui a permis de restaurer l’unité de son être. La conversion d’Abner, qui symbolise celle du peuple juif passant à
la fin des temps d’un respect charnel et impure de la loi à une foi spirituelle, sauve du même coup les autres
personnages: les jeunes filles du chœur appartiennent déjà, elles aussi, à la véritable Eglise, qui prit naissance au
jour de la Pentecôte.

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