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De Waelhens Alphonse. L'existentialisme de M. Sartre est-il un humanisme ?. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième
série, tome 44, n°2, 1946. pp. 291-300;
doi : 10.3406/phlou.1946.4055
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1946_num_44_2_4055
L'EXISTENTIALISME DE M. SARTRE
EST-IL UN HUMANISME ?
sophes ? M Sartre dispose à cette fin d'un arsenal qui lui fournit
des armes autrement efficaces que ces aphorismes tranchants dont
chaque mot soulève un « oui .. mais » dans l'esprit du lecteur. Il est
vrai que l'auditeur n'a pas ce loisir et c'est sans doute la raison pour
laquelle cette conférence nous paraît avoir, à la lecture, tant perdu
de son prestige. Est-ce donc à retenir les masses existentialistes que
vise M. Sartre ? Ces masses que solliciteront bientôt d'autres modes ?
L'auteur nous dit qu'il ne s'en soucie pas et nous l'en croyons
volontiers. Ou serait-ce qu'on tient à se concilier les vraies masses
dont les guides, en dépit des avances qui leur furent à certains
moments prodiguées, s'expriment sur le compte de M. Sartre avec
sévérité et ne saluent en lui que le témoin de la décadence
bourgeoise ? Il est trop clair que personne n'a jamais troublé en rien les
convictions de M. Pierre Hervé, lesquelles, si elles ne sont pas
immuables, sont néanmoins insensibles aux arguments. Dès lors, on ne
comprend plus à qui cet essai plus brillant que solide pourrait bien
s'adresser.
Il s'agit donc d'écarter quelques reproches souvent articulés
contre l'existentialisme et, à cette occasion, d'apporter quelques
précisions sur des points controversés ou mal compris.
Les chefs d'accusation se ramènent à quelques thèmes, très
généraux.
L'existentialisme en mettant l'accent sur le désespoir de la
condition humaine favorise le quiétisme et l'inactivité ; il détruit le
sens de la solidarité entre les hommes, se complaît systématiquement
dans « le sordide, le louche, le visqueux » (p. 10), nie la nature
transcendante de la valeur et ainsi se rend impossible tout jugement moral.
M. Sartre, au contraire, entend montrer que loin d'avoir partie
liée avec le nihilisme, sa doctrine est capable d'assurer vraiment le
salut de l'homme et mérite donc d'être appelée un « humanisme ».
Sur le « misérabilisme » de la littérature existentialiste, M. Sartre
plaide coupable. Mais il réplique que la sagesse des nations ou le
portrait de l'homme tel que le tracent les grands romanciers de
toutes les littératures, ne sont guères plus optimistes.
Contre-attaquant, il ajoute que si on accepte le « réalisme » de Zola ou de
Maupassant et non celui des « Chemins de la liberté », c'est que
les héros de « La Terre » ou de « Boule de suif » paraissent
déterminés à agir comme ils le font, au lieu que ses propres personnages,
en raison de leur liberté manifeste, rappellent à chacun que s'il est
mauvais, c'est qu'il a voulu l'être, et ainsi compromettant tout le
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dans le sien (p. ex. : tout homme doit être fidèle à la vocation de
ses aptitudes). Mais alors ou bien la thèse signifie qu'il y a des normes
transcendantes à l'individu (ce que nie la philosophie de M. Sartre)
ou bien elle prétend imposer à tous les normes promulguées par une
liberté individuelle, ce qui est à la fois proclamer la pire des
dictatures et préparer la plus inexpiable des guerres civiles puisque
chacun jouit d'un droit égal à l'exercer.
A moins que la thèse n'engage que la seule idée que « moi »
je me fais de l'humanité, mais en ce cas on ne ne voit pas en quoi elle
accroît ma responsabilité (laquelle reste limitée à mes propres actes)
sauf à retomber, précisément, dans le réalisme des essences.
Et ce n'est pas l'exemple de M. Sartre qui nous convaincra.
(( Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants,
même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma
passion, ou de mon désir, par là j'engage non seulement moi-même,
mais l'humanité tout entière sur la voie de la monogamie » (p. 27).
L'exemple, loin de prouver la thèse, n'échappe point à ces diverses
alternatives. Et il n'est donc pas exact de soutenir que l'angoisse
des existentialistes, c'est l'angoisse de l'homme qui se demande s'il
est vraiment appelle à se faire le « législateur » (p. 28) de
l'humanité. Quand à interpréter ainsi Kierkegaard ou même Heidegger,
c'est une simplification qui frise le contre-sens. M. Sartre n'ignore
certainement pas la distinction qu'établirait Kierkegaard entre le
stade éthique, « stade du général » et le stade du religieux, « stade
du solitaire » que précisément l'angoisse inaugure. Loin d'être liée
à la proclamation du « général » ou de la « loi », l'angoisse est, au
contraire, le signe que le « général » est surmonté.
Mais voici une autre contradiction. L'existentialisme, écrit M.
Sartre, est une école d'optimisme viril et non de pessimisme quiétiste
lorsqu'il donne à chacun le droit et l'obligation de s'égaler à ses
actes, en niant qu'on puisse se laver de ses fautes et de ses échecs
par la pensée qu'on aurait pu agir autrement ou qu'on méritait
mieux à raison des aptitudes ou des intentions qu'on portait en soi.
Tout cela n'est qu'hypocrisie car je n'ai que les intentions que je
réalise, n'étant capable que de ce que j'amène en fait à l'être. Soit.
Mais M. Sartre écrit aussi : « Ce qui compte, c'est l'engagement total,
et ce n'est pas un cas particulier, une action particulière qui vous
engagent totalement » (p. 62). De toute évidence, M. Sartre affirme
ici que l'engagement significatif (parce que total) dépasse en portée
l'action particulière et que vis-à-vis de celui-là certaines actions
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reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder » (p. 69). Car alors
ce n'est plus par le projet que la condition humaine se fait comme
telle et il faut admettre qu'elle préexiste, à titre d'universel abstrait
mais réel, à nos projets. Mais n'est-ce point là ressusciter le réalisme
des essences ? Enfin, si même à ce prix se trouve sauvegardée la
possibilité de comprendre tous les projets de tous les hommes, cela
n'implique pas encore qu'il ne me soit pas loisible et licite de traiter
ceux-ci en moyens et en choses.
Il ne nous paraît pas que M. Sartre réponde à ce problème de
manière satisfaisante. Sans doute se donne-t-il beaucoup de peine
pour montrer que les valeurs instaurées par moi, sont réellement
valables et que la morale existentialiste n'est pas le culte gidien de
l'acte gratuit. Mais il n'y parvient pas et les raisons qu'il invoque
sont entachées d'équivoque. Il faut, dit-il, que chacun crée et invente
ses valeurs morales et on ne peut « définir l'homme que par rapport
à un engagement » (p. 78), c'est-à-dire par rapport aux valeurs
choisies. Mais ou bien ces valeurs s'imposent à tous et sont donc
indépendantes de mes décrets ou bien elles résultent de ceux-ci et alors
on ne voit pas comment l'autre est capable d'en reconnaître le
caractère valable s'il ne prend lui-même un décret identique. Et
M. Sartre l'avoue presque ingénument : « Chaque fois que l'homme
choisit son engagement et son projet en toute sincérité et en toute
lucidité, quel que soit par ailleurs ce projet, il est impossible de lui
en préférer un autre » (p. 79). Et pourquoi la lucidité et la sincérité
seraient-elles pour tous les valeurs suprêmes ? M. Sartre l'affirme
cependant implicitement puisqu'il proclame que la sincérité absolue
d'un projet suffit à assurer sa valeur morale, à le rendre aussi bon
qu'aucun autre. N'ayant aucun goût pour la caricature, nous ne nous
attarderons pas à tirer de cet aphorisme les conséquences absurdes
qu'il comporte manifestement. Il est vrai que M. Sartre reconnaît
que certains choix sont objectivement des erreurs mais, ajoute-t-il,
de tels jugements relèvent de la logique et non de la morale. On
ne peut pas interdire à quelqu'un de se choisir « de mauvaise foi ».
Mais on peut appliquer cette expression à sa conduite si l'on voit
qu'il tente de l'expliquer en invoquant des notions manifestement
fausses et qu'il pourrait découvrir telles s'il s'en donnait la peine.
Tout cela est fort bien, mais alors en quoi la morale de M. Sartre
se distingue-t-elle encore d'une psychologie des relations
intersubjectives ?
Il est vrai qu'en dernière analyse, M. Sartre tente de rétablir
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liberté pour but que si je prends également celle des autres pour
but » (p. 83). Mais de même que ma liberté s'affirme
invariablement en tous les actes que je pose et ainsi ne m'engage à rien parce
qu'elle résultera aussi bien du noir que du blanc et donc ne saurait
fournir le principe d'un choix entre ce noir et ce blanc, de même
la liberté de l'autre étant inclusivement affirmée en chacun de mes
actes ne saurait m' obliger à ne pas m'en désintéresser, puisque cette
indifférence ou ce mépris veulent encore cette liberté. L'équivoque
sur la liberté vicie tout. « Si, en effet, la liberté est égale dans toutes
nos actions et jusque dans nos passions, si elle est sans commune
mesure avec notre conduite, si l'esclave témoigne autant de liberté
en vivant dans la crainte qu'en brisant ses fers, on ne peut dire qu'il
y ait aucune action libre, la liberté est en deçà de toutes les actions,
en aucun cas on ne pourra déclarer : « Ici paraît la liberté », puisque
l'action libre, pour être décelable, devrait se détacher sur un fonds
de vie qui ne le fût pas ou qui le fût moins ». Il est difficile de penser
que cette sévère critique de M. Merleau-Ponty (Phénoménologie de
la Perception, p. 499) ne vise pas directement M. Sartre. Elle nous
laisse croire que nous ne l'avons pas tout à fait mal compris en lui
attribuant une doctrine de la liberté qui, sous prétexte d'en faire la
valeur fondamentale, la détruit.
Quant à prétendre qu'une telle morale de la liberté est moins
vague et plus concrète que « des principes trop abstraits [qui]
échouent pour définir l'action » (p. 85), c'est une affirmation que
sans doute bien peu de lecteurs de ce livre partageront et nous n'y
insisterons pas.
Le livre se termine par un compte rendu de la discussion qui
suivit cet exposé. Il ne paraît pas que ce débat ait échappé à la
confusion qui guette fatalement toute discussion philosophique
improvisée et publique.
En résumé, et à parler franc, L' existentialisme est un humanisme
est un livre qui n'apprendra rien à ceux qui connaissent la
philosophie de M. Sartre et qui risque de donner à ceux qui désirent s'en
instruire une impression de faiblesse et d'incohérence qui ne
correspond aucunement, nous tenons à l'affirmer, au niveau de L'être et le
néant. Le présent ouvrage apparaîtra un jour comme un
malencontreux accident dans la carrière de son auteur.
Terminons en déplorant les graves négligences de la
présentation typographique. Les fautes d'impression sont nombreuses et
parfois susceptibles d'induire le lecteur en erreur (p. 88, ligne 20 p. ex.
300 N. Balthasar
A PROPOS
DE DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE