Вы находитесь на странице: 1из 12

Littérature

Fiction et abstraction
Thiphaine Samoyault

Abstract
Fiction and Abstraction
Fiction is best taken pragmatically; nonetheless a formal trait, intertextuality, sign of an authorial choice of literary model, often
gives it away. In any case, fiction moves, like the other arts, towards abstraction; but concrete values such as duration,
possibilities, amplification stay proper to stories — which implies dynamic typologies if any.

Citer ce document / Cite this document :

Samoyault Thiphaine. Fiction et abstraction. In: Littérature, n°123, 2001. Roman Fiction. pp. 56-66;

doi : 10.3406/litt.2001.1720

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2001_num_123_3_1720

Document généré le 01/06/2016


TIPHAINE SAMOYAULT, université paris 8

Fiction et abstraction

Fiction et abstraction: plusieurs relations attachent les deux termes.


Mais je commencerai par les lier sur le mode de l'évidence
biographique, évidence qui en fait à plus d'un titre une idée négative.
Pour avoir travaillé près de dix ans sur le roman à l'occasion d'une
thèse, pour en avoir aussi écrit quelques-uns, sans jamais, mais jamais,
me poser la question de ce qu'était la fiction, je présuppose d'abord que
celle-ci constitue un point aveugle que je me propose abusivement
d'étendre à sa caractérisation. Je remarque en second lieu que la fiction
est (presque) toujours définie pour ce qu'elle n'est pas. Elle est ce qui
n'est ni l'autobiographie ', ni l'histoire, ni la philosophie. Comme l'écrit
Alexis Tadié dans « La fiction et ses usages », article qui servira de
point de départ à mon hypothèse, la fiction ne peut pas s'entendre
comme un absolu, mais comme « un concept limite, qui permet de fixer
des bornes, de définir négativement d'autres champs : la fiction se
manifeste quand l'histoire cesse d'être récit historique, quand la philosophie
renonce à être enquête rationnelle, quand la vérité perd ses droits et le
mythe son efficace» 2. Pour autant, ce qui se caractérise négativement
donne lieu à des formes positivement stables qu'il semble possible
d'identifier.
D'où l'intérêt de partir de la question de l'usage pour tenter non
une définition, mais une caractérisation ontologique de la fiction en
proposant de la confronter à une autre valeur qui pourrait sembler
s'«opposer» à la fiction et qui est l'idée d'abstraction. L'abstraction ne
peut constituer un point de départ pour la fiction, comme par exemple
pouvait le faire le mythe, mais elle peut être la forme ultime que lui
donne un récit 3.

LA FICTION EST UNE IDÉE ABSTRAITE QUE L'AUTEUR,


COMME LE LECTEUR, RÉALISENT

Prenant pour point de départ l'article d'Alexis Tadié, puisque aussi


bien je me propose moi aussi de travailler l'usage, j'en résume l'argu-
1. En ce sens, un des rares praticiens des genres à en faire (malgré lui) un objet et à la nommer est Philippe
Lejeune, qui la voit comme l'antithèse principale dans tout son système définitoire de l'écriture de soi.
2. Alexis Tadié, « La fiction et ses usages », Poétique, n° 1 13, 1998, p. 1 1 1-125, p. 1 13.
Cfl 3. C'est l'hypothèse que fait aussi Isabelle Daunais pour parler de la « condition moderne du roman », dans
JO La Place du personnage : le roman réaliste et ses fictions, 2001 (à paraître) : « C'est lorsque toutes les fic-
tions sont vaincues ou abolies, c'est-à-dire toutes les fictions comme écarts, comme possibilités, comme re-
LITTÉRATURE présentations autres, qu'apparaît l'abstraction, qui n'est pas une forme transcendante ou plus idéelle que les
n° 123 - sept. 2001 autres mais la seule forme possible qui ne soit pas une variation. »
FICTION ET ABSTRACTION

mentation. S'inspirant des travaux de Richard Wollheim sur l'art4, il


reconnaît qu'on ne peut définir la fiction, qui ne peut être dès lors que
propriété des œuvres de fiction (je ne peux pas la définir mais je peux en
donner des exemples). Il admet également, au cours d'une argumentation
plus linguistique où il prend en compte la question des contrefactuels,
qu'il n'est pas nécessaire d'établir une dichotomie ontologique entre le
langage de fiction et le langage non fictionnel. Enfin, il insiste sur le
rôle du lecteur et sur les principes qui gouvernent son rapport au texte:
« le lecteur d'une fiction se trouve [...] dans une position de négociation
des différents actes de narration qu'il articule pour "faire semblant".»5
Ou encore : « la relation fictionnelle n'est pas dépendante d'une
sémantique, elle opère à un niveau différent de celui de la signification
intrinsèque des énoncés: elle relève de leur usage et de leur
interprétation, c'est-à-dire, me semble-t-il, d'une pragmatique. En ce sens, la
fiction ne s'oppose pas à la vérité mais procède d'une pratique langagière
et cognitive indépendante d'une relation de vérité ou de fausseté» 6. Il me
semble qu'Alexis Tadié se propose ici deux objets distincts: une caracté-
risation positive de la fiction entendue comme catégorie et une analyse
pragmatique, fondée exclusivement sur le rôle du lecteur. À
l'impossibilité de l'une, il répond par l'autre, comme si l'examen de la relation
entre le langage et le lecteur tenait lieu, presque par défaut, de définition
de la catégorie. En outre, il présente cette relation comme un processus
visant au bout du compte à «faire semblant».
Il y a là, me semble-t-il, une autre difficulté ; en effet, il serait
possible de renverser cette proposition: le lecteur de fiction articule aussi
les différents actes de narration afin de produire la fiction: non pas
seulement de la faire fonctionner (mais Alexis Tadié, comme Jean-Marie
Schaeffer, comme beaucoup d'autres, ont une position fonctionnaliste à
son égard), mais encore de savoir que « cela est fiction » (position
ontologique). Si le lecteur constitue bien un rouage important dans la chaîne
de production de la fiction, c'est d'abord dans l'actualisation, pour son
propre compte, des énoncés, et non dans l'interprétation ou pire, dans la
croyance. Pour le lecteur, la fiction est l'abstraction des énoncés qu'il lit
et dès lors réalise: lire un texte de fiction, lire un texte comme fiction,
c'est ainsi, en dernière analyse, produire l'idée de la fiction — et l'indis-
cernabilité des énoncés référentiels et des énoncés fictionnels, sur
laquelle bute pour une large part la théorie, semble venir renforcer cette
hypothèse en ce qu'elle postule que la différenciation ne se fait pas à ce
niveau. Plutôt alors que de recourir à des signaux d'intentionnalité
externe (ce que propose Searle), comme de se fier au paratexte ou à un savoir
latéral, il me paraît important de poser des formes internes de l'intention
57
4.6.5. Ibid.
RichardTadié,
Alexis Wollheim,
art. cité,
Artp.and120.
its Objects, Cambridge University Press, 1980. n°LITTÉRATURE
123 -sept. 2001
ROMAN FICTION

touchant, du côté de l'auteur comme de celui du lecteur, la formation


d'une idée abstraite: la fiction.
Pour lever d'emblée les objections qui ne manquent pas de surgir
dès que l'on parle d'intention, je propose de définir celle-ci comme un
cercle qui va de l'auteur au lecteur et dont tout le centre est le texte. Je
précise aussi que je n'entre pas dans le débat, ouvert dès 1946 par « The
Intentional Fallacy » de Wimsatt et Beardsley 7, portant sur l'intention
d'auteur comme critère ou non d'interprétation, mais que je comprends
l'intention au plus près de l'idée très générale d'une intentionnalité de
l'art. Le deuxième chapitre du livre de Michael Baxandall, Formes de
l'intention*, fournit quelques éléments d'analyse: sa définition de
l'intention vise à comprendre les conditions d'apparition d'un objet et
s'applique aux tableaux plutôt qu'aux peintres. On pourrait aussi recourir à la
notion husserlienne d'objet investi d'esprit (Ideen II, 56h), traitée par
Jean-Marie Schaeffer dans un article intitulé « Littérature et
intentionnalité»9, et sa difficulté d'usage dans le vocabulaire littéraire:
cette notion permettrait d'intégrer l'action de l'œuvre à l'œuvre, ce qui
pourrait être une autre manière de poser la structure d' intentionnalité de
la fiction. À partir de là, on peut faire l'hypothèse que l'auteur n'a pas
besoin de la fiction, d'y réfléchir ou de la penser pour écrire un roman
ou une nouvelle, pas plus que le lecteur n'est obligé de la prendre en
compte pour lire un roman ou une nouvelle. Dans la structure d'inten-
tionnalité de l'œuvre littéraire, la fiction est sans doute à l'horizon le
plus lointain; plus proches et concrètes sont les façons dont le genre, le
langage, les personnages l'inscrivent.
Dès que l'on tente d'envisager la fiction à partir des formes (par
exemple le roman) et non à partir des énoncés, on la voit s'éloigner,
s'évanouir ou devenir caduque. Où est-elle, à quoi sert-elle dans et pour
des textes comme la Recherche ou Mort à crédit1? La discrimination des
énoncés référentiels et fictionnels est impossible et se ramènerait à une
simple recherche de signes autobiographiques, obligeant à recourir à du
matériau externe. C'est là que les deux positions antagonistes sur la
fiction me semblent mal s'appliquer. La position anti-référentialiste n'est
pas tellement plus satisfaisante que la position référentialiste : elle
correspond à ce que j'appellerai la fausse révolution copemicienne du
structuralisme. Si elle constitue un principe méthodologique efficace pour
découper les textes et les envisager de façon isolée, elle n'obéit pas
nécessairement au travail propre du texte. Il me paraît au contraire
évident que le roman comme forme et comme art estompe la distinction

CQ 7. W.K. Wimsatt et Monroe Beardsley, «The Intentional Fallacy » [1946], dans Monroe Beardsley, The
OO Verbal Icon. Studies in the Meaning of Poetry, University of Kentucky Press, 1954.
8. Michael Baxandall, Formes de l'intention, sur l'explication historique des tableaux, Jacqueline Cham-
LITTÉRATURE bon- 199L
n° 123 - sept. 2001 9. Dans Littérature et théorie (intentionnalité, décontextualisation, communication), Champion, 1998.
FICTION ET ABSTRACTION

nette entre réalité et fiction. Pour preuve, l'attachement du lecteur pour


le texte romanesque, qui ne peut s'analyser qu'en termes d'ouverture, de
prolongement ou d'augmentation: l'enveloppement de la vie du lecteur
dans le temps de sa lecture (plus que dans celui du livre), est moins une
confusion entre le monde de la fiction et monde réel, ou un
remplacement provisoire (bovarysme), qu'un débordement significatif de l'un par
l'autre. J'aime citer, pour illustrer cette idée, une très belle lettre d'Henri
Legrand, envoyée à Jules Romains après la publication du
vingt-septième volume des Hommes de bonne volonté et où son auteur exprime un
échange de propriété entre la fiction et la «vraie vie» : « En refermant
un roman, j'ai toujours eu l'impression que les héros du livre étaient au
bout de leur vie, que leur fiction s'évanouissait et que moi je restais le
vivant, le survivant. [...] Mais cette fois-ci, je n'ai pas ressenti une
pareille assurance... À cette dernière étape du Banquet, j'ai éprouvé que
c'était moi qui partais, qui quittais un monde peuplé de beaucoup de
vivants, bien vivants, que j'avais accompagné pendant bien des années.
Soudainement, ils m'ont tous quitté, pour continuer leur vie sans moi,
sans que je puisse encore les regarder et marcher avec eux. Celui qui
meurt, à la fin des H.B.V., c'est le lecteur.» 10 La durée inverse deux
mondes; le lecteur devenu personnage est abandonné par l'auteur, mais
aussi par les autres habitants de la fiction. Ce prolongement, cette
ouverture, indiquent qu'il peut y avoir problème à toujours traiter de la fiction
en terme de référence, c'est-à-dire finalement comme intermonde entre
vrai et faux.
Peut-être, c'est une hypothèse, serait-il préférable de parler en
terme d'intensité ou d'accélération. Intensité de l'apparition ou de la
présence, accélération du réel dans ou par la fiction, intensité de la
présence du réel dans le langage: ces propositions nous permettraient peut-
être de sortir du dilemme de la référence; il s'agirait moins de
déterminer la différence entre les deux mondes, encore moins de fixer des
bornes-frontières à la fiction romanesque que d'écarter leurs modèles
convenus pour examiner des influences réciproques: il ne s'agit plus de
repérer des concordances ou des points communs, mais des mouvements
et des forces actives dans le rapport des deux.

VERS UNE ANALYSE PRAGMATIQUE DE LA FICTION

Sur le déplacement des termes dans lesquels nous pouvons


envisager la fiction, on pourrait se servir de ce que dit Giorgio Agamben dans
le premier chapitre de Ce qu'il reste d'Auschwitz11, de cette nécessité où

10. Henri Legrand, « Lettre à Jules Romains», publiée dans Cahiers Jules Romains, 6, Flammarion, 1985, 59
p. 350.
11. Giorgio Agamben, Quel che resta di Auschwitz, Varchivio e il testimone, Homo Sacer III, Bollati LITTÉRATURE
Boringhieri, 1998, p. 15. n° 123 -sept. 2001
ROMAN FICTION

la littérature s'est trouvée après la Seconde guerre mondiale de déplacer


ses critères vers la notion de témoignage, ce qui invite là aussi (même si
le roman a su trouver une réponse pour déplacer à son tour ce
déplacement) à ne plus faire de la référence le seul horizon problématique de la
fiction. D'où l'inanité des débats à n'en plus finir sur certains cas
historiques récents d'indiscernabilité. Le problème statutaire se pose à propos
de certains de ces textes, comme il s'est posé avec les Lettres
portugaises: c'est notamment le cas de l'étonnant texte de Zvi Kolitz,
Yossel Rakover s'adresse à Dieu, qui raconte l'histoire d'un livre qui
éclipse son auteur. Longtemps, beaucoup ont cru que Yossel Rakover
s'adresse à Dieu était un témoignage authentique, effectivement caché
dans une bouteille — ainsi que le précise le court prologue — au milieu
des décombres fumants du ghetto, comme par exemple la chronique
d'Emmanuel Ringelblum, Le Chant du peuple juif assassiné d'Itzhak
Katzelnelson découvert dans le camp de Vittel ou encore le récit de
Simha Guterman retrouvé à Radom. Le retentissement considérable du
texte conduisit son véritable auteur, encore vivant aujourd'hui, à se
désigner comme tel: il est traité d'imposteur. À dire vrai, l'histoire de la
propagation et de la dispersion du texte, telle que la raconte Paul Badde,
le journaliste qui a mené l'enquête, est assez embrouillée. Zvi Kolitz,
son auteur, est en fait un journaliste et agent secret d'origine juive
lituanienne qui le fait paraître en 1946 — il a vingt-six ans — dans une
revue yiddish de Buenos Aires : le texte lui a été demandé pour le numéro
de Yom Kippour, alors qu'il faisait une tournée mondiale pour défendre
l'idée de la création d'un état d'Israël. La rédaction de ce texte doit être
ainsi lue en étroite dépendance avec cette activité militante et prosélyte 12,
qui lui donne sans doute une part de sa puissance, notamment si l'on
considère le travail sur le mot de vengeance et sur le fait d'être juif.
Traduite en anglais, la prière paraît dès 1947 à New York; elle est
ensuite republiée en 1954 dans une revue yiddish, donnée pour un témoignage
authentique du ghetto, connaît une version allemande en 1955 et, la
même année, une version en français, toujours anonyme, dans le journal
sioniste La Terre retrouvée. Pour brouiller encore les pistes, chaque
nouvelle traduction s'éloigne un peu plus de l'original. Une analyse fait
même de la version originale la version en anglais, qui aurait été traduite
en yiddish pour la revue argentine! Au cours de son enquête, Paul
Badde a recherché frénétiquement cet original yiddish de Zvi Kolitz,
qu'il a fini par découvrir dans la bibliothèque juive de la Calle Pasteur, à
Buenos Aires, un an avant que celle-ci ne fût détruite lors d'un attentat.

OU 12. Arrivée de Lituanie en Italie dans les années trente, Zvi Kolitz mène dès 1940 en Palestine un combat
extrême au sein de l'Irgoun pour la création d'un État juif, qui lui vaut de se retrouver par deux fois dans
LITTÉRATURE 'es prisons britanniques. Mais pour des raisons tactiques, il a aussi terminé la guerre dans les rangs de l'ar-
n° 123 - sept. 2001 mée d'Angleterre.
FICTION ET ABSTRACTION

Si l'enquête, telle que Paul Badde en a dévoilé le terme en 1993


en Allemagne, atteste bien l'autorité de Zvi Kolitz, l'histoire reste celle,
fascinante, d'une dépossession, éclairée par le contenu même de la
prière, dont le destinataire est Dieu. Dire à Dieu qu'il s'est voilé la face (ce
qui se nomme Hastores Ponim: Dieu a voilé Sa face), c'est courir le
risque de se voir disparaître soi-même en tant que créateur. C'est que le
texte est une prière contre Dieu, même s'il affirme qu'on peut continuer
à croire en Dieu quand il se tait, comme le dit la magnifique épigraphe
au livre. Les crimes commis contre les Juifs transforment le rapport du
narrateur à Dieu, mais non sa foi. Ils font désespérément trembler
Y absence. Il y a là, dans toute cette histoire, un débordement de la
fiction qui se joue à deux niveaux: il englobe les conditions de
production du texte, d'une part, il reconduit la fiction au réel, d'autre part.
Puisque justement, le second trouble que fait naître l'ouvrage tient à la
réflexion qu'il permet de mener sur la relation entre témoignage et
fiction. Lorsqu' Emmanuel Lévinas lit le texte sans nom d'auteur et qu'il
écrit un article publié en 1963 dans Difficile liberté, il le reconnaît
comme « un texte beau et vrai, vrai comme seule la fiction peut l'être»,
il le reconnaît comme « fiction littéraire, certes ; mais fiction où chacune
de nos vies se reconnaît avec vertige». À l'encontre d'une idée fort
répandue qui voudrait que le témoignage soit plus vrai que la fiction, ce
texte, son analyse et son destin affirment la profonde vérité de la
fiction, celle que l'on ne peut confondre avec l'authenticité, et qui fait son
universalité.
Or, à regarder attentivement le texte, on s'aperçoit qu'il présente
des signaux formels de fictionnalité qui tiennent non à l'étape d'emprunt
au réel, mais à un autre travail de modélisation reposant sur l'emprunt à
la fiction, ou plus généralement à la bibliothèque. Cette attention
particulière à la référence littéraire pour les textes qui posaient un
problème de statut m'a été soufflée par la double structure de W ou le
souvenir d'enfance de Georges Perec. Le travail de suture entre les deux
parties (qu'à fort bien analysé Bernard Magné) permet de lire le livre
comme une autobiographie, c'est-à-dire comme un texte référentiel. Or
la fiction de l'île de W présente des signes explicites de fiction, dont le
seul, à mon sens, qui ne tienne pas à des arguments externes ou
empruntés à la vraisemblance et au sens commun, est la reprise quasi littérale de
certaines pages <ï Utopia de Thomas More : ce qui n'empêche pas
l'autobiographie de fonctionner comme telle, et qui place la fiction dans
un mouvement constant entre référence (au double sens du terme) et
isolement (renforcé s'il en était besoin par le caractère retranché et étan-
che du lieu décrit). Ce détour m'a permis de repérer, dans Yossel Rakover,
les marques d'un recours semblable à la référence et à la modélisation
secondaire: la réécriture des lamentations de Job dément structurelle- N°LITTÉRATURE
123 -sept. 2001
ROMAN FICTION

ment le caractère spontané et urgent de la confrontation directe à la


mort, sans rien retirer de sa force pour le lecteur 13. Ainsi, la distinction
communément admise entre littérature référentielle et littérature non
référentielle se trouve bousculée quelque peu par l' intertexte qui
introduit un troisième pôle, pour lequel j'ai proposé le néologisme de réfé-
rencialité, pour le différencier de la référentialité et qui correspondrait
bien à une référence de la littérature au réel, mais médiée par la
référence proprement intertextuelle 14. Ainsi posée, la référencialité empêche-t-
elle toute possibilité référentielle en renvoyant toujours la littérature à
elle-même ou bien règle-t-elle l'aporie de l'hétérogénéité? Les formes
du travail de l'emprunt ne se font pas sous les mêmes modalités selon
qu'il s'agisse d'emprunt au réel ou d'emprunt à la littérature. Ce dernier
se trouve en conséquence doté de caractères différents, puisque l'énoncé
emprunté est d'emblée un énoncé fictionnel et qu'il ne fait donc pas
l'objet d'un processus de fictionnalisation (même s'il peut
éventuellement être refictionnalisé).
J'ai ainsi proposé d'identifier trois modalités grâce auxquelles la
référence intertextuelle, tout en maintenant le discours dans les règles de
l'énoncé littéraire, permettait de faire signe du côté du monde: sans y
conduire, elles ont une certaine manière de le rendre présent; elles sont
les trois lieux où s'exhibe la référencialité. L'intertextualité substitutive
signale l'impossibilité de l'écriture littéraire référentielle en même temps
qu'elle la pallie. Devant la difficulté à rendre compte du monde en tant
que tel, l'écrivain recourt à la bibliothèque, solution médiane entre la
fiction et le compte rendu d'expériences référentiellement acceptable.
L'intertextualité ouverte permet de voir dans les textes, au-delà de leurs
caractères propres, des signes du monde: sans être directement réfé-
rentiels, ceux-ci renvoient au monde comme généralité, à l'histoire, au
social. L'intertextualité intégrante donne provisoirement le monde à lire
en direct, par des procédures de collage. Des fragments de réel
(prospectus, articles de journaux, dessins) peuvent migrer dans la littérature sans
que cette dernière en soit totalement affectée. Au lecteur de pratiquer les
aller-retours qui s'imposent.
Dans tous ces cas, c'est l'intertextualité comme mécanisme tout
entier qui fait signe vers le monde, son geste autant que son résultat. Ce
jeu de l'intertexte surmonte, d'une certaine manière, l'abstraction de la
fiction en faisant d'elle, toujours dans une perspective pragmatique, un
corpus. C'est pourquoi je la saisis à travers ses formes (concrètement le
roman) et son ontologie mais par une ontologie élargie, plus que par la
13. Dans quelques rares cas, le repérage de ces signaux de fictionnalité bute sur une impossibilité. Et si
Fragments d'une enfance de Benjamin Wilkomirski est devenu une affaire d'imposture, c'est d'abord parce
que le dédoublement de personnalité a permis à son auteur d'écrire un texte où rien ne vient signaler la fic-
tion. Règle-t-on correctement la question en parlant d'imposture ? Que devient l'idée même de fiction ? Sur
LITTÉRATURE ce suJet' vo'r Elena Lappin, L'Homme qui avait deux têtes, L'Olivier, 2000.
n° 123 -sept. 2001 14. T. Samoyault, L'intertextualité, mémoire de la littérature, Nathan, «128», 2001.
FICTION ET ABSTRACTION

poétique qui, décidément, ne lui convient pas (même si, du coup, les
problèmes augmentent!). Ce n'est pas une ontologie restreinte, comme
la propose Genette dans L'Œuvre de l'art afin d'élargir la poétique 15 et
qui semble décalquée de la problématique qu'ont rencontrée les
philosophes analytiques américains — Comment rendre compte des objets
fictionnels? — , ontologie qui se double d'une pragmatique considérant,
à la suite de Searle et de Goodman, les actes de langage; mais il s'agit
d'une ontologie qui déplace précisément le roman hors de la poétique
(ou plus exactement qui ne permet plus de le saisir dans les termes de la
poétique), et une ontologie totale puisque le défaut qui caractérise le
roman n'est pas un défaut d'être mais précisément un défaut de généri-
cité. Cette ontologie est interrogation sur le monde et ses expériences-
limites, sur le temps et son expansion infinie.
Un principe conducteur me semble régir la forme du roman
jusqu'à sa réception, qui est à la fois au fondement de son mode et de son
action : la continuité. Il définit assez exactement l'ontologie de sa
forme informe, à tout le moins se constitue-t-il en rouage majeur de sa
logique. Si l'on veut faire reposer cet examen ontologique sur des
préceptes dynamiques, comme ceux d'augmentation ou d'accélération, la
continuité paraît essentielle en étant le moteur à la fois de la durée et
de l'illimité. L'itinéraire du commencement à la fin conduit alors
l'écrivain sur un chemin qui peut être celui décrit par Claude Simon
comme la voie ouverte par la cécité d' Orion, manière dont le xxe siècle
poursuit le trajet du roman vers l'art: « Parce qu'il est bien différent,
écrit-il dans Orion aveugle, du chemin que suit habituellement le
romancier et qui, partant d'un "commencement" aboutit à une "fin". Le
mien, il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un
voyageur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou
guidé?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et
qu'il croit reconnaître... [...] Aussi ne peut-il avoir d'autre terme que
l'épuisement du voyageur explorant ce paysage inépuisable.» 16 La
continuité est ici soutenue par la possibilité du recommencement. Elle ne
se présente plus comme le dépli d'un monde infini mais mystérieux
dans ses replis (ce que l'on éprouve au plus haut point dans La Bataille
de Pharsale par exemple).
Un paradoxe travaille ainsi la notion de continuité, et c'est en cela
qu'elle est productive: elle peut à la fois signaler l'absence d'œuvre —
et se donner comme principe ontologique — et constituer l'horizon loin-

15. En s 'interrogeant sur les modes d'être de l'œuvre d'art, Gérard Genette place d'abord l'analyse du côté
de l'ontologie; la démarche est toute provisoire et ne réduit pas l'œuvre à son immanence. En s'interrogeant fJ\
ensuite sur les modes d'agir, Genette déplace la perspective ontologique du côté d'une perspective pragma- \)J
tique. Je ne considère pas pour ma part que des questions fonctionnelles (« À quoi ça sert?» ou « Comment
ça marche?») soient à exclure de l'ontologique LITTÉRATURE
16. Claude Simon, Orion aveugle, Skira, 1970, [p. 13-15]. n° 123 -sept. 2001
ROMAN FICTION

tain et infini de l'œuvre, ce qui en fait bien un principe esthétique 17.


Elle permet d'envisager à la fois la continuité plurielle de l'action de
l'œuvre dans son horizon de réception (le déploiement de l'œuvre dans
la durée de ses lectures successives); la continuité de l'œuvre en train
de se faire, que son inachèvement perdure; la continuité de l'œuvre qui
réfléchit la représentation dans son horizontalité, en dehors de tout acte
transcendant ou de tout geste créateur surplombant; la continuité, enfin,
de l'œuvre qui prend acte de la multiplicité déliée des objets qui
s'offrent à la représentation et tente de les saisir, pourtant, dans le
mouvement continu de l'œuvre. La notion de continuité est paradoxale à
plusieurs titres si l'on souhaite en faire un principe de la forme, et dans
ce paradoxe se déploie son activité. Paradoxalement dynamique s'
agissant de la forme, elle l'est aussi pour le rapport du roman à la
représentation, que l'on considère l'éventuelle continuité entre monde et
représentation de monde ou que l'on ne fasse pas de la continuité un
principe du mimétisme mais que l'on choisisse de penser la continuité
de l'œuvre qui réfléchit la représentation dans son horizontalité. La
continuité n'est plus, dès lors, le principe esthétique d'un monde sans
rupture mais le lieu d'exposition d'un monde sans envers, qui admet
des solutions de continuité sans pour autant faire de la discontinuité un
principe absolu.
Faire de la continuité un principe de modélisation de la forme
esthétique (plus que de la mise en forme du réel), c'est aussi en faire
une modélisation de l'expérience de l'art, de la création, « ce danger
couru, écrit Rilke, cette expérience conduite jusqu'au bout, jusqu'au
point où l'homme ne peut plus continuer». En outre le principe s'histori-
cise dans la mesure où il inclut un regret du continu, devenu une notion
problématique en un temps où l'interruption fait sens et où la rupture fait
forme. Il apparaît ainsi comme un objet à plusieurs entrées, principe
syntaxique: de causalité, comblement de la lacune, de resserrement du
tissu de l'œuvre; principe sémantique: de représentation et d'inclusion
de la temporalité (linéarité, durée); principe syntaxico-sémantique aussi,
(principe du rhizome), à condition que la continuité admette la
discontinuité, que la totalité admette le fragmentaire.
La croyance, dès lors, ne s'adresse plus à un autre monde. Ce que
le roman raconte (comme ce que le cinéma montre, selon Deleuze), c'est
seulement le lieu de cette croyance au monde. Le rapport entre continu

17. Lorsque le modèle épistémologique majeur était l'organique (modèle visé par le classicisme: voirCan-
guilhem, Connaissance de la vie, Vrin, «Machine et organisme», 1992, p. 101-127), la continuité allait de
soi ; les passages de la partie au tout et du tout à la partie, considérés comme équivalents, ou tout simplement
métonymiques, ne posaient pas de problème. Avec l'abandon des systèmes universalistes, l'apparition, dans
64 les sciences, de notions telles que le fractal, la catastrophe ou le désordre, la crise de la représentation porte
aussi sur le refus du continu. Alors que ce refus provenait, chez Valéry, de ce que le continu était considéré
LITTÉRATURE comme la mort de l'œuvre, il procède désormais de l'impossibilité ou de difficultés épistémologiques po-
n° 123 - sept. 2001 sées au nom des singularités.
FICTION ET ABSTRACTION

et discontinu est ainsi étroit puisque, même dans ses formes les plus
extrêmes, il y une forme de continu que le discontinu recouvre,
mouvement du corps vers le sens qui ne rend pas forcément le continu
discontinu mais les fait exister l'un par l'autre en une relation consubstantielle.
Et c'est, fondamentalement, ce qui relie la continuité à l'inachevable
plus qu'à l'unité totalisée. On trouve peut-être le meilleur exemple de
cette hantise dans l'œuvre de Virgina Woolf. C'est Rhoda qui parle dans
The Waves: «II y a un frein dans le flot de mon être. Un courant
profond se tasse contre l'obstacle, il frappe par à-coups, il tire, un nœud
tout au centre résiste. Oh! c'est une douleur, cela, c'est l'angoisse. Je
faiblis. J'échoue. » Ici, le discontinu tente d'arrêter le continu, le
mouvement continu de l'être qui sombre, il est un obstacle mais il est aussi un
temps d'arrêt: voilà peut-être une des manières de caractériser le
discontinu, un temps d'arrêt sur le chemin qui conduit à la mort, la possibilité
d'une renaissance ou d'un recommencement, même s'il est en même
temps une suspension qui ressemble à la mort. Ainsi, me semble-t-il, la
continuité se saisit dans un cercle qui la fait être un principe de la forme,
puis la modalité du langage de la représentation et enfin l'être dans ce
langage qui à son tour donne forme. Mais il convient de marquer une
différence avec l'esthétique mélancolique. La forme du défaut de forme
comporte bien un deuil, s'établit sur des décombres, mais elle n'a pas
vocation à exprimer un désastre. Sans rendre le continu à la béatitude du
lié, à l'unité et à l'harmonie, il faut le rattacher plus exactement à
l'inclusion du temps, et du monde, dans le roman.

CONCLUSION: L'ABSTRACTION COMME ESPACE


LIMITE DU ROMAN

L'abstraction peut être au point d'arrivée du roman, de la fiction


envisagée pragmatiquement à travers le roman, mais elle en constitue en
même temps l'envers et la limite. Pour Wallace Stevens, la fiction
suprême est nécessairement abstraite. Dans ses « Notes toward a Supreme
Fiction» il précise que celle-ci doit être abstraite 18, parce qu'elle
correspond au moment où la contingence devient forme : les choix des
données contingentes ont été préalablement faits, il ne reste plus que l'idée.
Mais le roman (et la prose narrative dans son ensemble), contrairement à
la poésie et aux arts visuels, peut difficilement se débarrasser de la
fiction et de sa durée. Les formes de totalité que sont les récits de Borges
comme les expériences de l'épuisement conduites par les textes de Beckett
permettent d'atteindre des manières d'indivision de l'objet. D'un côté, la
forme s'accomplit dans la clôture du récit, ou dans l'objet parfaitement
spéculaire qu'est l'aleph (que, pas plus que la bibliothèque totale, le lec-
1 8. Wallace Stevens, The Collected Poems, New York, Vintage Books, 1 990. « You must become an igno- LITTÉRATURE
rant / And see the sun again with an ignorant eye / And see it clearly in the idea of it. » (p. 380) n° 123 - sept. 2001
ROMAN FICTION

teur ne peut se représenter), de l'autre, l'écriture inscrit dans le roman la


possibilité de sa disparition. Mais ces propositions qui ont mené la
fiction jusqu'à l'abstraction n'ont pas foncièrement modifié ses usages.
Elles les ont cependant tourmentés en montrant d'une part qu'ils
pouvaient avoir un envers — un récit n'a pas nécessairement besoin d'une
fiction qui oblige le lecteur à «faire semblant» — , en proposant d'autres
modes pour caractériser les formes. Par rapport aux lieux de
l'abstraction que sont l'essence, l'idée, le résumé, la suspension, la fiction inscrit
encore des lieux inverses: la durée, la variation des possibles,
l'amplification.
Proposer une recherche sur les frontières esthétiques et
ontologiques de la fiction suppose ainsi de relayer les catégories statiques,
topologiques, géographiques de la poétique par des principes actifs,
voyageurs dans le temps de mouvement, d'augmentation, d'accélération,
de continuité. On comprend ainsi, en théorie comme en histoire,
comment, une fois épuisées les fictions comme possibles, le roman comme
art «dégénère» du roman comme genre. On saisit mieux, aussi, pourquoi
il continue à se dépenser dans tant de lieux différents: distinguer les
deux (l'art et le genre) permet, outre de mesurer une évolution du
roman, de distinguer son versant récréatif de son versant combatif.

66

N°LITTÉRATURE
123 -SEPT. 2001

Вам также может понравиться