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É QUIPE T HÉODILE

T HÉORIES – D IDACTIQUE DE LA LECTURE – ÉCRITURE


R ÉSEAU DIDACTIQUE
E. A. 1764

Les cahiers T HÉODILE no 7

janvier 2007

Université Charles–de–Gaulle — Lille III


Les cahiers T HÉODILE

C OMITÉ DE RÉDACTION
M. J. Barbot, G. Bécousse, J. F. Berthon, M. F. Bishop, D. G. Brassart, L. Ca-
det, T. Charnay, C. Cohen Azria, L. Conraux, B. Daunay, I. Delcambre, J. Dolz,
C. Donahue, A. Dubus, M. Fialip Baratte, R. Guibert, R. Hassan, A.-M. Jove-
net, I. Laborde Milaa, D. Lahanier Reuter, M. Lebrun, G. Legrand, M. Morisse,
É. Nonnon, M. Pagoni, M. C. Pollet, Y. Reuter, E. Rosen, J. M. Rosier, F. Ruellan (†),
N. Salagnac, A. Trépaut, N. Tutiaux Guillon

R ESPONSABLES DU COMITÉ DE RÉDACTION


I. Delcambre et Y. Reuter

R ESPONSABLE TECHNIQUE
L. Conraux

C OMITÉ SCIENTIFIQUE
G. Legros (Namur), J. P. Jaffré (CNRS), A. Petitjean (Metz), B. Schneuwly (Ge-
nève), C. Simard (Québec).

Pour se procurer les numéros des Cahiers T HÉODILE, écrire à T HÉODILE


en indiquant vos coordonnées précises :
Université Charles–de–Gaulle — Lille 3
— UFR des Sciences de l’Éducation —
Équipe T HÉODILE (E. A. 1 764)
BP 149 – F 59 653 Villeneuve d’Ascq cedex
Sommaire

Bertrand D AUNAY & Guy L EGRAND


Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Marie-France B ISHOP & Lucile C ADET


Les écritures réflexives en formation élémentaire et professionnelle constituent-
elles un genre ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Bertrand D AUNAY & Isabelle D ELCAMBRE


Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

Antoine T HÉPAUT
Le match de fin de séance : genre scolaire / genre didactique ? Première ap-
proche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

Lucile C ADET & Marion T ELLIER


Le geste pédagogique dans la formation des enseignants de langue étrangère :
Réflexions à partir d’un corpus de journaux d’apprentissage . . . . . . . . . . . . . . 67

Nathalie S ALAGNAC
Comment évaluer les compétences narratives des enfants à partir de la diver-
sité des conduites narratives ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

Yves R EUTER, Gérard B ÉCOUSSE, Cécile C ARRA, Cora C OHEN A ZRIA, Bertrand D AU -
NAY , Isabelle D ELCAMBRE , Martine F IALIP B ARATTE , Rouba H ASSAN P ILARTZ ,
Anne-Marie J OVENET, Dominique L AHANIER R EUTER & Maria PAGONI
Recherche collective sur l’école « Freinet » de Mons en Barœul – Éléments de
synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

• C OORDINATION DE CE NUMÉRO : Bertrand Daunay & Guy Legrand •

iii
Présentation

Ce septième numéro des Cahiers T HÉODILE veut rendre compte de certaines


recherches des membres de l’équipe. Il ne s’organise pas autour des rubriques
habituelles, qui caractérisaient les autres numéros, mais uniquement d’un point
de vue thématique : les articles qui le composent présentent des recherches qui
correspondent à des interrogations théoriques au sein de l’équipe.
Un premier ensemble d’articles concerne la question des pratiques didactiques
appréhendées dans leur dimension générique. Ils prennent place dans l’actuel pro-
gramme de recherche de T HÉODILE (« genres et activités scolaires / disciplinaires »),
qui avait donné lieu déjà à quelques comptes rendus de recherche dans les Cahiers
T HÉODILE no 5 et 6. Marie-France Bishop et Lucile Cadet interrogent les « écritures
réflexives » dans deux lieux de formation différents, scolaire et professionnel : utili-
sant la notion de genre comme outil heuristique pour caractériser ces écritures,
elles montrent la difficulté à repérer une catégorie clairement identifiable, en rai-
son de la diversité des pratiques, même si apparaissent quelques éléments stables.
Leur réflexion et l’analyse de productions d’élèves et d’étudiants les amènent à pro-
poser d’y voir moins un genre que des pratiques d’enseignement-apprentissage.
Bertrand Daunay et Isabelle Delcambre veulent, quant à eux, caractériser le
rituel de maternel, en cherchant à définir quelle y est la part du disciplinaire,
utilisant eux aussi la question du genre comme outil heuristique pour aborder
la question. L’analyse de quelques rituels enregistrés leur permet de caractériser
cette pratique non comme une genre disciplinaire, mais à la fois comme un genre
scolaire, un genre pédagogique et un genre didactique.
Antoine Thépaut s’intéresse à une pratique non discursive mais l’appréhende
également par la notion de genre comme outil de catégorisation. Il analyse un
moment constitutif de l’enseignement en EPS : le match de fin de séance. Il choisit
comme discriminant, dans cet article, l’action de quatre joueurs. Sa conclusion
provisoire est que le match de fin de séance constituerait plutôt un « objet didac-
tique ».
Un deuxième ensemble d’articles rend compte de recherches spécifiques, non
directement reliées au programme central de recherche de l’équipe, mais impor-
tantes dans une perspective didactique. Lucile Cadet et Marion Tellier interrogent
la notion de gestualité pédagogique à partir de journaux d’apprentissages rédi-
gés par des étudiants. En l’occurrence, ces apprentissages visent à mettre des
étudiants de Français langue étrangère en position d’apprendre à leur tour une

5
langue étrangère, ici le russe, le hongrois et le vietnamien. Les auteures analysent
la partie du journal d’apprentissage consacré à l’observation de l’enseignant et
de sa pédagogie, et plus précisément de sa gestualité professionnelle. Il s’avère
que la perception du geste pédagogique par les étudiants est à la fois complexe et
incomplète. Les auteures concluent qu’un aspect de la formation des enseignants
devrait prendre cette question en charge.
Nathalie Salagnac propose une analyse de reformulations par des enfants (de
maternelle et de cours préparatoire) de récits qui leur avaient été lus par l’en-
seignant, en présentant deux variables : présence ou non du livre pendant le
reformulation, lecture préalable unique ou double par l’enseignant. Son analyse
veut évaluer les compétences narratives des enfants à partir de la diversité des
conduites narratives de ces derniers. Si l’étude relève d’un cadre théorique psycho-
linguistique, elle offre un matériau intéressant de près la didactique et l’auteure
fait des propositions en ce sens, en cernant les dimensions didactiques de son
approche.
Enfin, le dernier article forme à lui seul un ensemble, puisqu’il correspond au
bilan d’une recherche collective menée sur une école Freinet : Yves Reuter et les
membres de l’équipe proposent une synthèse de leur recherche, sous forme de
bilan et de perspectives, en présentant les intérêts de l’expérience menée, ses
limites et les conditions de sa possible transférabilité hors du cadre étudié.

Bertrand Daunay
Guy Legrand
Les cahiers T HÉODILE no 7 (janvier 2007), p. 7–32

Les écritures réflexives


en formation élémentaire et professionnelle
constituent-elles un genre ?

Marie-France B ISHOP & Lucile C ADET


IUFM Nord – Pas de Calais
Équipe T HÉODILE (E . A . 1764)

La notion d’« écritures réflexives », largement utilisée dans les discours didac-
tiques et pédagogiques actuels, s’entend autant à propos des pratiques scolaires
que des activités de formation professionnelle, notamment celles des enseignants.
Cependant, le statut et la définition de ces écrits ne semblent pas stabilisés et
chaque publication sur ce sujet s’efforce d’en re-dessiner les contours, voire d’y
apporter des compléments lexicaux et conceptuels1 . Toutefois, à travers ces fluc-
tuations définitionnelles, des points communs apparaissent qui peuvent être per-
çus comme les invariants de la notion, comme si, au-delà des variations, un noyau
conceptuel plus stable pouvait être appréhendé. C’est en partant de ce constat qu’il
a semblé pertinent de s’interroger sur l’existence d’éléments constants rendant
reconnaissables ces écrits comme genre.
Pour aborder cette notion de genre, nous nous sommes référé à deux défini-
tions, dont le croisement a semblé fructueux. La première est celle développée à la
suite de Jean-Paul Bronckart par les didacticiens suisses de Genève, Jean-François
De Pietro et Bernard Schneuwly en 20032 . Élaborant un « modèle didactique du
genre », ils en déterminent cinq composantes essentielles : la définition générale,
les marques linguistiques, la structure textuelle globale, les contenus spécifiques
et les paramètres du contexte énonciatif, offrant ainsi un outil facilitant la catégo-
risation. L’autre approche est d’Yves Reuter (2005) qui considère, dans le cadre des
travaux de l’équipe Théodile, que l’analyse du genre se fait par rapport aux trois
espaces dans lesquels il existe. Le premier de ces espaces est celui des pratiques di-
dactiques, le second, celui de la prescription et le dernier celui de l’encadrement de

1 – On peut citer, comme exemple, le numéro 30/2004 de la revue Repères, consacré aux « pratiques
langagières en formation » qui élabore, dans son introduction, l’idée d’une « réflexivité dialogique »
dont la finalité est de mieux se comprendre et de mieux appréhender le discours de l’autre.
2 – Définition également présentée dans un précédent numéro des Cahiers Théodile, no 3, janvier
2003.
8 M.-F. Bishop & L. Cadet

ces pratiques, c’est-à-dire des discours de formation, de réflexion et de divulgation


qui les accompagnent. C’est en fonction de ces trois espaces que va s’organiser cet
article qui s’interroge sur les prescriptions, sur les discours didactiques d’accom-
pagnement et sur les écrits des élèves et des étudiants, comme trace de quelques
pratiques effectives. De plus, le genre, en didactique, est au croisement de trois
systèmes : le système scolaire comme forme scolaire, le système pédagogique
comme organisation des formes de l’enseignement et de l’apprentissage ainsi
que leurs relations et le système disciplinaire comme organisation des contenus à
transmettre et de certaines modalités de travail les concernant.
En déclinant ces différentes entrées, en les questionnant en fonction des deux
cadres institutionnels dans lesquels nous abordons les écritures réflexives, nous
avons choisi de nous interroger sur les constantes et les variantes qui peuvent
caractériser les écritures réflexives scolaires et universitaires. Et sur ce qui en fait
des lieux de tensions entre la norme scolaire et l’écriture personnelle. La réflexion
s’organisera en cinq étapes :
– les origines des écritures réflexives dans le cadre de l’apprentissage et de la
formation professionnelle
– les dimensions institutionnelle et scolaire
– les aspects particuliers dans le domaine de la formation professionnelle
– la diversité d’emploi
– et pour conclure, une interrogation sur les écritures réflexives comme lieu de
tension et de négociation (Bucheton & Bautier, 1995)
Le corpus est composé, pour l’école élémentaire, de documents issus de revues
didactiques (Aster, Cahiers pédagogiques) ou de documents recueillis dans des
classes lors de visites ou confiés par des enseignants. Pour le contexte universitaire,
il est constitué d’une cinquantaine de journaux d’apprentissage produits par les
étudiants de la mention FLE de l’université Paris 3 – Sorbonne nouvelle au cours
des années 1994-1995, 1997-1998 et 1999-2000 à l’occasion de leur initiation à une
langue nouvelle (arabe ou japonais ou tchèque)3 .

O RIGINE DES ÉCRITURES RÉFLEXIVES DANS LE CADRE DES APPRENTIS -


SAGES PREMIERS ET PROFESSIONNELS
Avant d’aborder les fondements théoriques de l’écriture réflexive en formation
élémentaire il est nécessaire de s’arrêter sur le sens de la « réflexivité ». La notion
de réflexivité fait référence à la capacité de se percevoir et à percevoir ses propres
actions comme « objet de pensée intentionnelle et explicite » (Kelchtermans, 2001,
p. 45). Cette capacité doit être conçue comme la compétence « à reconsidérer,
repenser, reconstruire mentalement ses expériences et ses actions d’une manière

3 – Ce corpus a fait l’objet d’une étude plus approfondie (Cadet, 2004).


Les écritures réflexives en formation [...] 9

réfléchie et plus ou moins systématique » (p. 45). Ceci implique et présuppose


« une attitude d’ouverture, d’éveil et de curiosité » (p. 45) face à ses propres expé-
riences. Le sujet réflexif peut donc être défini comme celui qui « prend sa propre
action, ses propres fonctionnements mentaux pour objet de son observation et de
son analyse, il tente de percevoir et de comprendre sa propre façon de penser et
d’agir » (Perrenoud, 2001a, p. 197) ; c’est celui qui, grâce au langage, prend de la dis-
tance par rapport à l’expérience immédiate (Chabanne & D. Bucheton, 2002, p. 5).
Comme le rappellent L. Paquay & R. Sirota (2001), toute réflexion occasionnelle sur
une action ne peut pas être assimilée à la mise en œuvre d’une pratique réflexive.
En effet, cette dernière doit s’inscrire dans une démarche régulière, méthodique et
vise à développer un habitus de réflexion sur les pratiques.
L’enseignement, quel qu’en soit le niveau, s’est emparé de cette notion, au
cours de ces dernières années, en proposant, dans différents champs, des activités
d’écritures réflexives. Ce concept repose sur deux fondements théoriques qui sont
d’une part certaines conceptions de l’écriture elle-même, d’autre part certaines
représentations de l’apprentissage et de la formation.

L ES CONCEPTIONS DE L’ ÉCRITURE

Nous pouvons postuler que les origines théoriques des pratiques d’écritures
réflexives dans les deux domaines d’apprentissage envisagés sont les mêmes. Il est
possible de les citer brièvement, sans les développer, car elles sont au cœur des
conceptions de l’écriture actuellement adoptées en didactique de l’écrit, et n’ont
plus besoin d’être présentées.
En anthropologie et psychologie, c’est à partir des théories de J. Goody (1977),
de L. S. Vygotsky (1985)4 , de J. Bruner (1983, 1996), entre autres, que s’établit la
relation entre développement cognitif et maîtrise de l’écrit et que se développe
le principe d’une écriture susceptible d’être un vecteur de la construction des
savoirs.
Le principe fondateur est que l’écriture favorise ce que J. Goody a appelé la
« rumination constructive« (1979, p. 97), qui est la forme de la pensée réflexive
car elle nécessite une mise à distance du discours et une organisation du flux
de la parole en introduisant des critères de classement et d’organisation dans la
perception immédiate des choses. En ce sens, elle répond à la définition de la
réflexivité posée en préalable, puisqu’elle peut aider à percevoir et à comprendre
ses façons de percevoir et d’agir.

4 – Dans Vygotsky aujourd’hui, (1985), B. Schneuwly et J. P. Bronckart (dir.) Paris, Neuchâtel, Delachaux
et Niestlé.
10 M.-F. Bishop & L. Cadet

L ES CONCEPTIONS DE L’ APPRENTISSAGE
Dans le champ de l’apprentissage, à la suite des théories constructivistes qui
prônent la construction du savoir par l’apprenant lui-même, va se développer et
s’étendre le principe de l’écriture comme médiation entre l’élève et le savoir, en
partie grâce aux travaux du groupe ESCOL de Paris VIII et plus particulièrement,
des écrits d’É. Bautier et de D. Bucheton en 1995. Ces travaux sont poursuivis
par l’équipe LIRDEF de Montpellier, réunie autour de D. Bucheton et J. C. Cha-
banne (2002). Ce groupe s’est attaché à étudier cette notion d’écriture réflexive
contribuant ainsi à son succès.
Le LIRDEF confère à l’écriture réflexive scolaire quatre grandes caractéristiques
(Chabanne, 2006, à paraître) :
– d’être construite sur le principe d’un lien dynamique existant entre écriture
et activité cognitive. L’écriture est ce qui permet de donner corps à la pensée,
de l’élaborer et de la reprendre, de la faire évoluer et de la transformer. C’est
dans l’effort que constitue l’acte graphique lui-même que la pensée émerge
et prend forme. Le lien entre pensée et écriture est donc indissociable et
réciproque ;
– d’être, comme toute activité d’écriture, une activité métalinguistique qui né-
cessite de faire des choix et de se confronter à des décisions linguistiques. Là
encore, le lien entre pratique métalinguistique et pratique réflexive est indis-
sociable et réciproque. Pour reprendre la formule-titre d’É. Bautier (2002) :
« Parler et écrire pour apprendre c’est apprendre à parler et écrire »5 ;
– d’être le lieu d’une intertextualité, car tout discours renvoie à d’autres discours
et les transforme. J. C. Chabanne développe la métaphore du « tricotage qui
oscille entre répétition et réappropriation » d’autres textes ;
– de conduire à une transformation du sujet par le biais de la construction d’une
image de soi. La mise en mots de l’expérience, non seulement transforme
cette expérience qui devient histoire, mais elle transforme également le sujet,
lui conférant une identité, lui renvoyant une image de soi modifiée.
Le sens du terme réflexif se développe sur deux plans, d’une part, comme image
du monde, par un effet réfléchissant de l’écriture et, d’autre part, comme image de
soi, par l’effet constructif de l’écrit, mais également comme réflexion sur le monde,
et réflexion sur la langue à mesure qu’on l’utilise.
La richesse de cette définition laisse entrevoir deux niveaux qui s’articulent mais
qui ne sont pas toujours clairement distingués. En effet, comme le laisse entendre
le premier point de cette définition, l’écriture réflexive est le lieu de la réflexion,
dans le sens d’élaboration de la pensée, mais elle est également un jeu de reflet et

5 – É. Bautier, Lire et écrire pour penser et apprendre, Actes des séminaires inter-académiques DESCO
2001-2002 – Regroupement des acteurs des classes relais (site : http://eduscol.education.fr/).
Les écritures réflexives en formation [...] 11

de transformation du sujet, comme le confirme le dernier point de cette définition,


ce qu’il est possible de considérer comme sa dimension métacognitive.

1 L ES ASPECTS INSTITUTIONNELS DES ÉCRITURES RÉFLEXIVES


L ES TEXTES OFFICIELS POUR L’ ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE
Les écrits réflexifs, comme écrits pour penser et construire son savoir, ne sont
pas cités dans les textes officiels avant les Instructions de 2002. De manière assez
traditionnelle, l’écriture apparaît principalement dans les activités de français,
elle est le plus souvent littéraire (narration et description) ou fonctionnelle (la
correspondance, par exemple). Le texte de la maîtrise de la langue de 1992 n’aborde
que très brièvement les écrits autres que littéraires. Il y est cependant mentionné
« que toutes les activités rédactionnelles qui accompagnent les apprentissages
disciplinaires (histoire, géographie, sciences...) font pleinement partie des activités
de production de textes et contribuent à accroître la maîtrise de la langue tout
autant que celle des connaissances nouvellement acquises » (p. 81). Pour ces
écrits, il est conseillé de prendre appui sur une documentation existante et de
l’exploiter, de la transformer pour en faire un écrit conforme à un type de texte
servant de référence. Dans ce cas, la fonction réflexive de l’écrit n’est pas prise en
considération, on écrit en fonction d’un type de texte à produire.
Les Instructions de 1995 citent à peu près les mêmes écrits de type littéraires ou
fonctionnels : narrations, correspondance ou comptes rendus qui font référence à
des types d’écrits documentaires. Dans les autres disciplines, l’écriture est prin-
cipalement utilisée comme vecteur de communication. Comme en sciences, par
exemple : « l’élève, par la mise en œuvre de certains aspects de la démarche scien-
tifique, apprend à formuler des questions, à proposer des solutions raisonnées à
partir d’observations [...] Il utilise pour ces travaux divers mode de communication
et de représentation (écrits, dessins, schémas)... » (IO,1995, p. 65, Cycle 3). Aucune
remarque sur les autres fonctions de l’écriture n’apparaît.

L A DÉMARCHE SCIENTIFIQUE
C’est dans le cadre de la réflexion sur la démarche scientifique que semble avoir
été vraiment développée, pour la première fois, la valeur réflexive de l’écriture dans
le cadre scolaire. En 1996, l’opération La main à la pâte est lancée, à l’initiative du
professeur Georges Charpak, (prix Nobel de physique en 1992) et de l’Académie
des sciences. Elle vise à promouvoir au sein de l’école primaire une démarche
d’investigation scientifique. Cette démarche repose sur l’expérimentation, la mani-
pulation et la mise en mots de cette expérience. L’un des outils mis à la disposition
de l’élève est le cahier d’expérience qui est décrit par Sophie Ernst, en novembre
12 M.-F. Bishop & L. Cadet

1997, sur le site de la main à la pâte6 :


« Le cahier d’expérience est l’endroit où l’enfant travaille à accomplir
un passage : de son expérience vécue, intuitive, sentie dans le pré-
sent du moment ressenti, il passe à la transcription écrite destinée à
perdurer, à être lue en un autre temps, dans d’autres circonstances,
peut-être par d’autres que lui-même. Passant à l’écrit, l’enfant est
amené à élaborer son rapport à l’expérience, à décentrer son point
de vue, à objectiver ses représentations, à trouver les meilleurs mots
pour être compris d’autrui. »
Dans cet extrait, le rôle de l’écriture comme médiateur, comme passage de
l’expérience vécue à la prise de conscience de cette expérience est clairement
défini. Le moment de l’écriture y est présenté comme un temps de construction
qui contribue à l’élaboration de la pensée et du savoir.
L’autre fonction de ce cahier est d’être la mémoire du travail réalisé, ce qui
permet à l’élève d’analyser ses observations, de les reprendre et de les modifier, de
comparer ses idées avec celles de ses pairs. Ce cahier est le témoin du cheminement
de l’élève, le reflet de ses essais et de ses erreurs.
Dans ce cahier d’expérience, les élèves sont invités à employer deux sortes de
JE : celui qui correspond aux représentations initiales (ce que je crois savoir...) et
celui qui décrit le parcours explicatif (comment je m’explique que...). Dans cette
démarche scientifique, la position attendue des élèves est complexe et suppose
une posture réflexive.
L ES I NSTRUCTIONS OFFICIELLES DE 2002
Ces propositions de La main à la pâte vont être reprises dans les Instructions de
2002 qui présentent la même conception d’une écriture réflexive en sciences et
l’étendent à l’ensemble du programme élémentaire. En effet, dans tous les champs
disciplinaires, l’écriture est présentée selon deux grandes finalités qui sont : écrire
pour soi et écrire pour les autres. On lui associe également trois objectifs (décrits –
est-ce un hasard ? – dans les documents d’accompagnement de science) :
– écrire pour conserver de l’information (écrits de référence) ;
– écrire pour communiquer, transmettre aux autres, dans la classe et au-delà ;
– écrire pour réfléchir, chercher des solutions, organiser ses propres idées ;
ces principes se déclinant dans les différentes disciplines.
En littérature, dans les documents d’accompagnement de Cycle 3 (Lire et écrire au
C 3), les écrits de travail en littérature sont présentés comme « des écrits provisoires,
généralement courts, parfois des prises de notes ou des relevés de passages d’un
texte, toujours personnels ; ils ont les mêmes fonctions que les écrits de travail en
6 – Site « La main à la pâte », http://www.inrp.fr/lamap/.
Les écritures réflexives en formation [...] 13

sciences. Ils jalonnent un parcours de lecture en offrant des traces personnelles de


sa démarche. Ils étayent la réflexion, ils aident à l’élaboration des connaissances
en permettant de noter une hypothèse, une idée à un moment particulier de la
séance » (p. 41), (nous soulignons).
En mathématiques, dans l’optique de la liaison avec le collège, les documents
d’accompagnement de C 3 précisent que « les écrits de recherche sont des écrits
"privés" (brouillon pour soi, pour chercher) qui n’ont pas à être soumis au regard
ou à la critique des autres. Ils peuvent cependant être consultés par l’enseignant
pour aider l’élève dans sa recherche » (p. 95).
En sciences, dans le document de C 3, Enseigner les sciences à l’école (p. 12), il
est préconisé l’emploi du carnet d’expériences dont le statut est mixte :
Il appartient à l’élève ; il est donc le lieu privilégié de l’écrit pour soi,
sur lequel le maître n’intervient pas d’autorité ; mais c’est aussi un
outil personnel de construction d’apprentissages.
À ce titre, il est important que l’élève garde son carnet tout le long
du cycle : qu’il puisse y retrouver la trace de sa propre activité, de sa
propre pensée, y rechercher des éléments pour construire de nou-
veaux apprentissages, des référents à mobiliser ou à améliorer... Le
carnet comprendra aussi bien les traces personnelles de l’élève que
des écrits élaborés collectivement et ayant le statut de savoir, que la
reformulation par l’élève de ces derniers écrits.
En reprenant ces différents textes, il est possible de récapituler les caractéris-
tiques de ces écrits pour soi, écrits de travail, dans toutes les disciplines :
– ils ne sont pas destinés à être montrés, exploités, corrigés ; à ce titre, ils se
rapprochent des écrits privés ;
– ils sont censés servir de passage entre une perception immédiate des choses
et des savoirs disciplinaires qui se construisent ;
– ils constituent des aides à la réflexion et à l’élaboration de la pensée qui doit
se construire grâce à eux ;
– ce sont en général des écrits provisoires dont il n’est pas toujours nécessaire
de conserver une trace ;
– ils sont rarement décrits : si les supports sont précisés (carnets d’expérience,
de recherche, carnet le lecture...) leur forme est vague et ils sont présen-
tés comme des écrits fortement hétérogènes tant d’un point de vue textuel
qu’énonciatif. Comme le notentăles documents d’accompagnement de fran-
çais, « les écrits de travail sont des écrits provisoires, généralement courts,
parfois des prises de notes ou des relevés de passages d’un texte. »
– les injonctions officielles ne différencient pas les écrits de travail, écrits de
réflexion, et les écrits métacognitifs.
14 M.-F. Bishop & L. Cadet

2 L’ ÉCRITURE RÉFLEXIVE DANS LE CHAMP DE LA FORMATION PROFES -


SIONNELLE
L E PRATICIEN RÉFLEXIF
Dans le champ de la formation professionnelle, toutes professions confondues,
c’est le modèle du praticien réflexif qui est actuellement dominant. Ce constat
permet aussi sans doute d’expliquer pourquoi, dès l’école élémentaire, on tente
d’amener les écoliers à appliquer une démarche réflexive vis-à-vis de leurs appren-
tissages. Le modèle de « praticien réflexif », tout d’abord appliqué aux professions
libérales, s’est véritablement développé dans le cadre des « métiers de l’interaction
humaine » notamment les infirmiers, les assistants sociaux et plus particulière-
ment dans le domaine de la formation des professionnels de l’éducation tels que
les enseignants et les éducateurs (Paquay & Sirota, 2001, p. 5). Dans le domaine
éducatif, H. Hensler, C. Garant & M. J. Dumoulin (2001), à partir de l’analyse d’une
série de publications en langue anglaise sur la réflexivité et l’enseignement durant
les quinze dernières années, résument les caractéristiques du concept de pratique
réflexive de la façon suivante :

– La pratique réflexive consiste en l’analyse de son expérience d’en-


seignement passée, présente, future et conditionnelle. Elle s’accom-
pagne d’une démarche de structuration et de transformation de ses
perceptions et de son savoir ; elle vise, entre autres, l’émergence ou
l’explicitation d’un savoir tacite ;
– La pratique réflexive est une démarche qui fait appel à la conscience
et à la prise en charge de son développement professionnel par
la personne elle-même, qu’elle soit enseignante ou future ensei-
gnante ;
– La pratique réflexive nécessite l’application d’une pensée ration-
nelle à l’enseignement (rationalité instrumentale et rationalité par
rapport à des valeurs éducatives). (p. 31–32)

Selon ce modèle, il importe, dès la formation initiale, de proposer aux futurs


enseignants « des modèles de régulation de leurs pratiques, par la réflexion sur et
dans l’action » (Andrade & Araujo e Sá, 1991, p. 195). Les formations qui visent à
former des enseignants à la réflexivité sont généralement organisées selon les cinq
principes fondamentauxădéfinis par A. I. Andrade & M. H. Araujo e Sá (1991, p. 45)
– le principe de la focalisation sur le sujet qui doit permettre un développement
épistémologique autonome ;
– le principe de la focalisation sur les processus de formation, qui doit mettre
en évidence tout le processus de nature réflexive ;
– le principe de la mise en question du savoir, ce dernier devant devenir une
Les écritures réflexives en formation [...] 15

construction personnelle ;
– le principe de l’intégration théorie / pratique ;
– le principe de l’introspection métacognitive qui doit permettre l’autorégula-
tion de ses pratiques.
Elles tentent d’amener les étudiants à une pratique réflexive d’enseignement
en s’appuyant sur des activités d’écriture réflexive portant sur les pratiques d’en-
seignement et d’apprentissage. Parmi les actions concrètes de formation à la
réflexivité, un exemple peut être présenté ici, celui du journal d’apprentissage
(Cadet 2004) rédigé par les étudiants des cursus de didactique des langues.
L E JOURNAL DE BORD, PRÉSENTATION GÉNÉRALE
En mention FLE, comme dans de nombreuses formations à l’enseignement des
langues, les étudiants qui se destinent à devenir enseignants de français langue
étrangère ont à faire l’apprentissage d’une langue nouvelle et à cette occasion, on
leur demande de tenir un « journal de bord » portant sur ce nouvel apprentissage.
Basé sur l’observation de classe, l’auto-observation et l’introspection, le journal de
bord d’apprentissage, dans lequel les étudiants consignent leur expérience d’ap-
prentissage, notent leurs observations, leurs réflexions, leurs réactions face à la
langue nouvelle, vise à leur faire prendre conscience de leur pratique apprenante
et à leur faire expliciter leurs démarches d’apprentissage. Il s’agit donc d’initier une
réflexion sur l’apprentissage et sur l’enseignement des langues en général à partir
d’une expérience personnelle d’apprentissage. Même si cela ne fait pas l’unani-
mité auprès des chercheurs, M. Berchoud (2001, 2002) a montré que ce type de
travail permettait de favoriser le processus d’apprentissage. En effet, cette dernière
a constaté qu’à l’intérieur d’une même classe, les compétences linguistiques des
étudiants qui avaient tenu un journal d’apprentissage se révèlent supérieures à
celles des apprenants qui n’y étaient pas obligés. M. Berchoud considère alors que
la tenue d’un journal de bord d’apprentissage influence, voire modifie, le compor-
tement des étudiants face à leur apprentissage. Grâce au journal d’apprentissage
et à leur position d’observateur dans la classe, les apprenants seraient plus à même
de choisir des procédures et de mettre en œuvre des stratégies d’apprentissage
efficaces. C’est la raison pour laquelle nous rejoignons R. Oxford (1990) qui consi-
dère que tenir un journal d’apprentissage constitue une stratégie d’apprentissage
en soi et plus précisément une « stratégie affective d’apprentissage ». Pour cette
dernière, l’utilité première du journal d’apprentissage serait de permettre à l’élève
d’exprimer, de clarifier, de « ventiler » les émotions et les sentiments qui accom-
pagnent l’apprentissage et qui peuvent lui faire obstacle ou le favoriser7 . Ainsi, se
mettre à l’écoute de soi-même favoriserait en retour l’apprentissage et, on peut ici

7 – Oxford R., 1990, Language learning strategies : What every teacher should know, New York, Newbury
House Publishers, citée par P. Cyr (1998, p. 140).
16 M.-F. Bishop & L. Cadet

le suggérer et rejoindre alors les objectifs des pratiques d’écritures réflexives de


l’école élémentaires précédemment présentées, de toutes les matières.

É CRITURE RÉFLEXIVE ET DOUBLE PROFESSIONNALISATION


La pratique du journal de bord doit donc permettre aux étudiants d’entrer dans
une démarche réflexive vis-à-vis de leur pratique d’apprentissage et ce faisant,
de s’autonomiser et de se « "professionnaliser" vis-à-vis de l’apprentissage en [...]
chemin[ant] vers une maîtrise de plus en plus consciente de son propre apprentis-
sage » (Porcher, 1995, p. 29). Le journal d’apprentissage apparaît de ce fait comme
un lieu où se met en place une réflexion apprenante mais aussi et déjà un lieu où
se construit une réflexion enseignante. En effet, à travers le journal, l’étudiant est
amené à manipuler du métalangage, à appliquer des concepts vus en cours et à
prendre position vis-à-vis de l’enseignement reçu. Il s’agit donc, à travers ce type
d’écrit, de faire entrer les étudiants dans une démarche réflexive afin de faire d’eux
de futurs praticiens / enseignants réflexifs, capables d’analyser leurs pratiques
d’une part, mais aussi et d’autre part, capables de remplir l’une des tâches que l’on
assigne à l’enseignant réflexif c’est-à-dire aider les apprenants à découvrir leur
propre manière d’apprendre.
Dans le temps, comme dans le processus de formation, la rédaction des journaux
d’apprentissage qui constituent notre corpus d’étude se situe entre deux étapes
fondamentales du processus de formation professionnel : les observations de
classe de FLE et la rédaction d’un rapport d’observation de classe (qui est rédigé et
remis à la fin du premier semestre de l’année de mention) et le stage pratique d’en-
seignement et la rédaction du rapport de stage (qui vient clôturer le stage de M 1).
On attend des étudiants qu’ils développent, à travers ces différents écrits, leurs
capacités à mener une réflexion approfondie sur l’enseignement / apprentissage
d’une langue étrangère qui ne doit pas seulement se limiter à une simple descrip-
tion de ce qu’ils vivent et observent. Le journal de bord d’apprentissage apparaît
donc à la fois comme un outil pour développer la réflexion, un moyen de conser-
vation de la parole et de la pensée qui appelle la relecture, le retraitement. Il s’agit
d’un élément intermédiaire dans la construction d’une pensée, un moment dans
un processus plutôt qu’un produit fini, une étape à l’intérieur d’un dispositif de
formation de l’enseignant réflexif.

3 D IVERSITÉ D ’ EMPLOI DES ÉCRITURES RÉFLEXIVES


La situation des écrits réflexifs à l’école élémentaire est loin d’être homogène. Il
y a une diversité d’emplois et d’acceptions de cette notion. On peut tenter de les
aborder selon les types de demandes. On remarque alors qu’il y a deux grandes
catégories, ce sont les demandes autobiographiques d’écriture réflexives et des
demandes disciplinaires.
Les écritures réflexives en formation [...] 17

É CRITURES AUTOBIOGRAPHIQUES SCOLAIRES ET ÉCRITURES RÉFLEXIVES

Dans le cas des sollicitations autobiographiques à valeur réflexive, l’enjeu est


semble-t-il de permettre aux élèves de prendre conscience de leurs apprentissages
par la remémoration des activités, menée de manière régulière. C’est, par exemple,
ce que J. Crinon appelle « le journal des apprentissages » (Crinon, 2002). Cette
démarche se retrouve dans le document 1 mis en annexe, qui rend compte d’un
travail quotidien effectué dans une classe de CE 1. Chaque soir, les élèves évoquent
sur un cahier personnel ce qu’ils ont aimé ou non au cours de la journée. Dans cet
emploi véritablement autobiographique, le rôle de l’écriture peut être questionné :
remplit-elle réellement une fonction de médiation cognitive, en d’autres termes,
est-elle réflexive ?
Dans ce document, nous constatons que les élèves se situent dans l’expression
de « l’expérience immédiate », selon la formule d’É. Bautier. Le jeu d’atelier, avec la
structure répétitive du « j’ai aimé, je n’ai pas aimé » ne conduisant pas à une analyse
qui seule donnerait l’occasion de « reconfigurer » l’expérience. Au contraire, cette
structure peut aboutir, comme dans le cahier A, à une énumération sans aucun
ajout.
La consigne donnée aux élèves (Écrire ce qu’on a aimé et ce qu’on n’a pas aimé
au cours de cette journée) ne parait pas faciliter la distinction entre évocation
scolaire et évocation personnelle. Ces différents éléments sont mis sur le même
plan, par l’élève B alors que le premier (A) semble établir une distinction plus
claireăpuisque ses évocations sont scolaires.
On peut se demander si la situation mise en place relève vraiment d’une pratique
réflexive de l’écriture ; la démarche parait principalement autobiographique avec
des acquis linguistiques certains. La répétition de ces activités d’écriture et le
climat de confiance qu’elles supposent facilitent sans aucun doute la cohésion de
la vie de la classe, mais la réflexivité, telle qu’elle a été définie précédemment, n’est
pas, dans cet exemple, directement liée à l’écriture.
Cependant, dans le cas des journaux d’apprentissage de C 3 analysés par Jacques
Crinon (Crinon, 2002), les observations sont différentes. Si les notations person-
nelles et affectives persistent, on voit apparaître des éléments qui peuvent être
interprétés comme la manifestation d’une prise de conscience par les élèves de
leur travail intellectuel, ce sont les formules telles que « j’ai appris, j’ai compris... ».
De même, à côté des remarques affectives globalisantes « j’ai aimé, pas aimé... »,
apparaissent des éléments d’évaluation justifiés et portant sur des points précis
« J’ai trouvé que le musée ne parlait pas assez de la colonisation », formules qui
rendent compte d’une activité de réflexion. La conclusion de J. Crinon est que
cette évolution est due au travail oral qui est mené autour de ces journaux d’ap-
prentissage. Chaque matin, on procède à la lecture d’un texte écrit la veille et un
18 M.-F. Bishop & L. Cadet

débat est organisé sur les contenus présentés, l’auteur répond aux questions qui
contribuent à développer l’écrit initial.
Il est possible de supposer que l’écriture autobiographique scolaire ne semble
pas avoir de valeur réflexive en soi. C’est la situation mise en place, c’est-à-dire
le travail mené à partir des écrits qui permet la réflexivité. Contrairement aux
écritures autobiographiques littéraires qui mêlent autobiographie et réflexivité
(Rouxel, à paraître, 2006), les écritures autobiographiques scolaires ne peuvent être
considérées comme des écritures immédiatement réflexives, elles le deviennent
dans le cadre d’activités d’élucidation.

L ES ÉCRITURES RÉFLEXIVES ET LES EMPLOIS DANS DIFFÉRENTES DISCIPLINES


Les écrits réflexifs sont régulièrement utilisés dans les différentes disciplines.
Il s’agit d’écrits de travail qui n’ont pas vocation à être exploités en-dehors du
moment de leur production, comme le préconisent les textes officiels cités pré-
cédemment. Ils sont recommandés dans une sorte d’immédiateté, comme des
écrits allant de soi. Cependant, on peut considérer, en analysant des productions
d’élèves, qu’il s’agit là d’une situation scolaire complexe qui met en jeu des élé-
ments hétérogènes, quelle que soit la discipline de référence.
En effet, ces écritures sollicitent un ensemble de connaissances propres au do-
maine disciplinaire, il s’agit du vocabulaire et des concepts spécifiques, comme
nous pouvons le voir sur le document 4 en annexe, où les termes calculer, compa-
rer, poser une addition, etc. relèvent du domaine mathématique. Ces écrits mettent
également en jeu des connaissances préalables qui constituent le domaine de réfé-
rence et qui donnent du sens aux textes produits. On peut, à ce propos, observer les
documents 2 et 4 en annexe, qui appartiennent à deux disciplines différentes, les
sciences et l’histoire. Dans ces deux documents les élèves utilisent des descriptions,
mais le choix des éléments qu’ils sélectionnent comme étant pertinents dépend
de leurs savoirs disciplinaires. Ainsi, dans le document 2 en annexe, les relevés
s’appuient sur ce qui est considéré comme porteur de sens en histoire : la pauvreté
des vêtements, la couleur des drapeaux, alors que les aspects relevés en science
sont d’un tout autre ordre (toucher, taille, aspect, etc.). Les modalités des écritures
réflexives varient donc selon les disciplines dans lesquelles elles sont convoquées.
Ce constat rejoint celui des chercheurs de l’IUFM d’Aquitaine (Jaubert, Rebière &
Bernié, 2004). Selon eux, écrire dans une discipline nécessite l’appropriation et
l’utilisation de connaissances spécifiques propres à cette discipline.
Par-delà cette mobilisation d’éléments appartenant à la discipline de référence,
on peut s’interroger sur l’existence de traits constants correspondant à l’activité
réflexive de l’écriture.
Dans le corpus analysé ici (en annexe), différentes composantes peuvent appa-
raître comme des manifestations de la médiation cognitive de l’écriture. Il s’agit
Les écritures réflexives en formation [...] 19

tout d’abord de la présence du pronom de la première personne qui manifeste


la prise en charge de l’énoncé par le scripteur. En effet, c’est dans l’emploi d’ex-
pressions modalisantes telles que « je pense que c’est une manifestation » (annexe,
doc. 2 A). « Je crois que c’est des gens d’un village... » (doc. 2 B), ou encore de for-
mulations d’hypothèses : « je dirai que ces des ouvriers qui vont dans les mines... »
(annexe, doc. 2 C), que peut se lire la trace d’une mise à distance de l’expérience
immédiate. Le discours spéculatif transparaît également dans les comparaisons
ou les mises en relation de l’observé avec le connu : « on dirait des ouvriers... »
(doc. 2 C). Ces constats posent le problème de l’emploi des listes (annexe, doc. 2 D)
qui, si elles traduisent une réorganisation de ce qui est perçu, ne rendent pas
compte du cheminement de la pensée, ni de l’activité réflexive dans le sens de
retour sur ses propres cheminements.
Formes hétérogènes, les écrits réflexifs scolaires ne peuvent être considérés
comme spontanés, au contraire, on peut supposer qu’ils nécessitent un certain
nombre de savoirs linguistiques et disciplinaires ainsi que la mise en jeu de com-
pétences complexes.

L ES JOURNAUX D ’ APPRENTISSAGE
Comme pour les écrits réflexifs produits à l’école élémentaire, la situation des
écrits réflexifs de type journal de bord d’apprentissage n’est pas non plus homo-
gène et ce, à plusieurs niveaux. On peut constater qu’il existe de grandes variations
entre les différentes universités qui pratiquent ce type d’écriture (variations inter-
universitaires) mais aussi des variations intra-universitaires puisqu’il n’existe pas
de consensus sur la forme ou sur les contenus attendus. De même, l’accompa-
gnement de la réflexion et de l’écriture diffèrent d’une institution à l’autre (Cadet
2004). Conséquences : l’activité ne va pas de soi, ni pour les enseignants, ni pour
les étudiants. On constate de la part des deux parties concernées un certain désar-
roi voire une incompréhension vis-à-vis des tâches rédactionnelles et réflexives à
accomplir.
En outre, peu habitués à pratiquer ce type d’exercice, les étudiants ressentent
une sorte de dédoublement difficile à gérer et désignent comme un problème la
surcharge cognitive engendrée par la double tâche d’apprentissage et d’intros-
pection. Vis-à-vis de la difficulté de la tâche, souvent perçue comme irréalisable
et fictive, on assiste à des phénomènes paradoxaux : les étudiants se trouvent
« plongés » dans l’auto-observation et paradoxalement, l’objectif d’apprentissage
de la langue devient secondaire. Certains vont même jusqu’à dire que la tâche
introspective nuit à leur apprentissage puisqu’ils ne peuvent s’y consacrer plei-
nement. D’autres, au contraire, semblent considérer que l’on peut observer son
apprentissage sans entrer dans un processus d’apprentissage voire même que
le fait de ne pas s’impliquer dans l’apprentissage est un pré-requis ou que l’on
20 M.-F. Bishop & L. Cadet

doit se freiner vis-à-vis de l’apprentissage (Cadet 2004). Un seul étudiant sur la


cinquantaine étudiée manifeste une prise de conscience par rapport à l’impos-
sibilité de réfléchir sur l’apprentissage sans véritablement s’impliquer dans un
processus d’apprentissage. Il considère que le fait de ne pas entrer dans une pos-
ture d’apprentissage est non seulement une façon de détourner l’objectif du cours
(« tricherie ») mais aussi que cela fausse l’expérience qui dès lors ne peut plus être
considérée comme valable :

7 T 28 Je n’avais dès lors pas l’intention d’apprendre la langue tchèque, mais je


décidais de la considérer comme un simple support pour ma réflexion et pour
mon travail dans la mention FLE [...]. Je me suis rendu compte que mon
apprentissage effectué lors du deuxième trimestre n’était pas suffisant. Ma
réflexion ne pouvait être complète, voire même valable qu’en travaillant en
profondeur. Je voulais être honnête envers Mme T. qui faisait des efforts
importants pour nous rendre sa langue maternelle accessible. Je désirais
me mettre, vraiment, dans la même situation que tout apprenant de FLE. Je
voulais acquérir quelques bases de grammaire, de vocabulaire pour pouvoir
suivre la progression de la classe. J’ai voulu éviter toute tricherie dans mon
apprentissage. [...] Même si le but avoué de ce dernier a été de ne pas apprendre
la langue étudiée, j’ai véritablement joué le jeu en tentant d’apprendre et en
m’y impliquant totalement.

Comment, dans de telles conditions de méfiance voire de défiance vis-à-vis


de l’exercice, l’écriture peut-elle jouer à plein le rôle réflexif qu’on lui assigne et
qu’on ordonne aux étudiants en quelque sorte de tenir ? Où commence la fonction
réflexive de l’écriture et où s’arrête-t-elle ?
Dans le cas des journaux d’apprentissage, comme dans le cas des écritures
réflexives pratiquées à l’école élémentaire, il s’agit de faire une sollicitation auto-
biographique d’écriture réflexive dans un contexte disciplinaire particulier. Dans le
cas présent, celui de la didactique des langues. En d’autres termes, il s’agit d’analy-
ser l’apprentissage d’une langue nouvelle par rapport à son histoire de vie (passée,
présente, future ou imaginée) tout en prouvant, comme nous l’avons précédem-
ment souligné (voir supra §Écriture réflexive et double professionnalisation) la
maîtrise de nouveaux savoirs touchant le domaine professionnel de l’enseigne-
ment des langues.
Comme nous l’avons déjà souligné pour les écrits produits à l’école élémentaire,
dans les journaux d’apprentissage qui ne font que répertorier des événements
de façon chronologique, sans les analyser, on peut considérer que la fonction
réflexive de l’écriture est absente. L’écriture a dans ce cas une simple fonction de
notification. Si elle permet la remémoration des activités, elle ne peut en aucun
cas suffire à un travail de consolidation des connaissances linguistiques et elle ne
Les écritures réflexives en formation [...] 21

manifeste pas non plus une prise de distance par rapport à l’expérience immédiate
ou le développement d’une conscience critique. Dans le cas des journaux de bord
rédigés, rappelons-le, par des adultes en formation, nous proposons donc une
analyse tout à fait différente de celle de J. Crinon (2002) qui considère qu’énumérer
les activités constituent déjà un effort pour se resituer dans la journée. En effet, le
journal ne porte que sur le cours de langue qui est bien circonscrit dans un espace
temps déterminé et isolé par rapport aux autres domaines disciplinaires auxquels
les étudiants se confrontent le reste de la journée. Il semble alors que l’explication
de ce type de démarche réside davantage dans la difficulté que les étudiants ont à
entrer d’emblée dans une démarche réflexive. Toutefois, ce type d’énumération,
qui existe et qui est même fréquent surtout au début des journaux d’apprentissage
pour lesquels les étudiants ont retenu une organisation chronologique, n’est pas
la modalité d’expression la plus fréquemment retenue par les étudiants. En effet,
il ne faut pas négliger dans l’analyse une caractéristique propre à la production
des journaux de bord : contrairement aux écritures scolaires qui ne sont pas le
résultat de réécritures et de réflexions successives mais qui constituent en général
le premier et seul « jet », les journaux de bord sur lesquels nous fondons notre
analyse sont le résultat de réécritures successives et rendent compte, en leur sein
même, de différents reculs réflexifs dont on peut voir des traces visibles dans la
structuration même des journaux comme dans le discours des étudiants.
Ainsi, on constate des manipulations sur les textes telles que changement de
couleur d’encre pour indiquer les passages de réflexion menée a posteriori, justifi-
cation de la thématique principale retenue par rapport à une (re)lecture sélective
des journaux plus personnels tenus au cours de l’année, phénomènes d’auto-
discursivité qui renvoient, selon A. Quatrevaux (2002, p. 49) à tous les types de
réemplois qu’un rédacteur peut faire de son propre discours :

[...] autocitations, mais également autoreformulations et gloses di-


verses que le rédacteur est amené à faire des contributions précé-
dentes composant son journal. Cette situation illustre de façon parti-
culièrement exemplaire ce dialogue de soi avec soi bâti sur le modèle,
interdiscursif, du dialogue de soi à l’autre.

Il semble, dans le cas des journaux d’apprentissage, que le travail de réécriture


ou de ce que l’on pourrait plutôt appeler d’écriture réfléchie impose la posture
réflexive plus que la première élaboration. L’écriture réécriture permet aux étu-
diants de sélectionner, de contrôler leurs discours et de réfléchir, a posteriori, sur
ce qu’ils ont expérimenté. Le texte « gravé » incite au retour et à la modification
car il permet de se relire et de se confronter à soi-même, c’est ce que montre par
exemple l’extrait suivant qui souligne le rôle de l’écriture, de la relecture et de la
réécriture dans l’élaboration de la pensée de l’étudiant-scripteur :
22 M.-F. Bishop & L. Cadet

T 48 Le passage à l’écriture de ces réflexions était important car il me permettait


ainsi d’avoir une trace de cette évolution (et non pas seulement des impres-
sions inscrites dans l’instant). La relecture de ce journal d’apprentissage que
j’ai faite pour réaliser cette synthèse m’a surprise. Il y avait des aspects, des
questions que j’avais privilégiés au départ et qui semblaient perdre toute
pertinence au fur et à mesure des séances.

La mise en écrit permet donc d’effectuer une mise à distance entre le « JE appre-
nant », c’est-à-dire celui qui participe au cours et le « JE scripteur ». Les étudiants
mettent en évidence le chemin parcouru et l’évolution qui a eu lieu entre les indi-
vidus qu’ils étaient avant le début de l’apprentissage et ceux qu’ils sont devenus à
la fin de l’apprentissage (Cadet 2004a et b). L’apprentissage d’une langue nouvelle
semble aussi être l’occasion de se (re)découvrir et de mieux comprendre les raisons
de certaines difficultés en langue. Certains découvrent en eux de nouveaux appre-
nants, différents de ceux qu’ils ont précédemment été, ce qui n’est pas toujours
ressenti comme un point positif mais plutôt comme un bouleversement qui remet
en question les bases sur lesquelles ils ont construits leur identité d’apprenant.
Dans l’extrait suivant, l’étudiant parle en effet d’une sorte de destruction de l’image
qu’il avait de lui-même en tant qu’apprenant, évoque les souvenirs douloureux
qui « remontent à la surface » et une sensation de perte de capacités intellectuelles
liée lui semble-t-il à son avancée en âge :

T 30 Cette expérience d’apprentissage a brisé le mythe d’élève a priori douée pour


les langues que mes professeurs avaient bâti autour de moi au lycée. Ayant
toujours eu beaucoup de facilités en anglais, qui est une langue très simple
et que je rabâche depuis onze ans, ayant en plus la possibilité de la pratiquer
intensément avec ma famille qui vit en Irlande, je croyais qu’apprendre
le tchèque me serait très facile. J’avais oublié que mes premières années
d’allemand, celles où l’on doit assimiler le système de la langue, avaient été
très dures, et que même le latin que j’adore n’était pas toujours une partie
de plaisir. Je me suis donc replongée dans la dure réalité de l’apprentissage
d’une langue et de tous les efforts d’adaptation que cela implique. Je crois
que plus on connaît de langues et plus on a du mal à en apprendre, parce que
l’on croit déjà tout savoir et que l’on refuse plus ou moins les particularités
propres à la nouvelle langue. J’ai aussi constaté que j’avais "vieilli" : il me faut
plus de temps pour assimiler des concepts nouveaux et surtout les mémoriser ;
ce qui me semblait être un jeu en sixième me semble aujourd’hui bien difficile
(c’est sans doute ça la perte de neurones ! ).
Les écritures réflexives en formation [...] 23

4 É CRITURES RÉFLEXIVES ET NÉGOCIATIONS


Les écritures réflexives en milieu scolaire comme en milieu universitaire ma-
nifestent, semblent-il, certaines ambiguïtés que les élèves / étudiants tentent de
surmonter en adoptant des modalités de production très diverses.
L A PREMIÈRE AMBIGUÏTÉ EST CELLE DU STATUT DU SCRIPTEUR DANS SON TEXTE
Les textes produits impliquent tous de manière plus ou moins marquée la pré-
sence d’un JE, énonciateur / narrateur. Le degré d’implication du scripteur peut
s’effectuer de trois manières différentes. Le premier degré est celui de l’implication
maximale qui se traduit par un texte de type autobiographique. C’est le cas du
document 1 en annexe et des journaux d’apprentissage : la présence du scrip-
teur est lisible à travers les indications affectives plus ou moins accompagnées
d’appréciations personnelles. Une second degré, réflexif, serait celui de la mise
à distance. Il correspondrait à la différence établie par Élisabeth Bautier entre JE
et MOI (Bautier 1998). Le passage du MOI de l’expérience immédiate au JE réflexif
se manifestant dans les modalisations. Cependant deux positions sont attendues.
Celle qui rend compte d’un travail intellectuel comme : la supposition, la mise
en relation, l’interprétation, etc... Et celle plus complexe qui manifeste une atti-
tude métacognitive, c’est-à-dire un retour sur son propre parcours intellectuel :
« comment j’ai fait pour savoir, résoudre, comprendre, ce que j’ai appris... » Cette
position plus complexe serait alors le troisième niveau, celui de la métacognition,
c’est-à-dire du retour sur ses propres cheminements et sur ses processus cognitifs.
Le terme « écritures réflexives » recouvre ces trois postures énonciatives : la
position autobiographique, la posture de recherche intellectuelle (ce sont les écrits
de travail) et la posture métacognitive.
Le dernier cas est celui du degré zéro d’implication du scripteur, indiqué par
l’absence de marqueurs énonciatifs. C’est le cas des relevés d’observation qui
posent la question de la place de la réflexivité dans cette activité mais qui rendent
cependant compte d’un véritable travail cognitif de réorganisation du réel.
À travers ces quatre niveaux ou degrés, nous voyons apparaître un équilibre
difficile entre appropriation et implication du scripteur et mise à distance du
vécu et des affects nécessaire à l’activité réflexive. La tension entre la position
autobiographique et réflexive et, dans le même temps, la mobilisation des savoirs
personnels nécessite une négociation complexe.
En milieu scolaire, la difficulté réside dans la capacité supposée des élèves à
prendre de la distance avec ce qu’ils voient, ressentent ou pensent. C’est-à-dire
à différencier les enjeux des textes à écrire. La seconde difficulté réside dans la
complexité d’une situation où il faut dire, décrire son propre parcours cognitif. Il
est attendu une position « méta » dans un JE réflexif, mais cette position ne peut
aller de soi, si elle n’est pas enseignée, entraînée, dans la classe.
24 M.-F. Bishop & L. Cadet

En milieu universitaire, on note qu’il existe aussi une difficulté à réaliser l’activité
qui semble surtout due à une certaine appréhension et au manque d’habitude à
produire un écrit en « JE » dans un contexte institutionnel. En effet, les étudiants
n’ont pas été confrontés à ce type d’exercice au cours de leur scolarité antérieure
tant au niveau du travail de réflexion sur soi-même que de la mise en forme de cette
réflexion. Toutefois, il nous semble que ce n’est pas tant la modalité d’écriture en JE
qui leur pose véritablement problème mais bien plutôt, comme nous l’avons déjà
évoqué brièvement, des difficultés à choisir les « thèmes » importants pertinents
jugés non pas véritablement de leur point de vue d’étudiants-scripteurs mais
plutôt du point de vue du lecteur : la véritable question qui se pose alors ici
aux étudiants n’est pas tant « comment / en quoi mon écrit va participer à ma
formation » mais bien plutôt « qu’est-ce que mon lecteur et au-delà de lui, qu’est-
ce que l’institution universitaire, attend de moi ? »

L A SECONDE AMBIGUÏTÉ EST CELLE DE LA DESTINATION , DE LA RÉCEPTION DE CES


ÉCRITS

Pour le journal de bord, nous avons évoqué précédemment les variations inter-
universitaires qui existent dans l’organisation générale de l’activité. Ces variations
apparaissent aussi en ce qui concerne le destinataire et l’appartenance des textes
à la sphère publique ou privée. Pour les journaux auxquels nous nous sommes
intéressées, le destinataire des journaux de bord était aussi l’enseignant de langue
lui-même. Savoir qui est le destinataire et travailler en contexte académique, pour
obtenir un EC, a forcément de multiples influences sur l’écrit produit.
Pour l’école élémentaire, les textes officiels présentent ces textes comme des
écrits privés mais réalisés dans un espace public. De plus, ils sont souvent des-
tinés à servir de point de départ aux discussions entre élèves, c’est-à-dire à être
communiqués. Écrits de travail, brouillons, ils peuvent cependant être conservés
selon les supports sur lesquels ils se trouvent (cahier de sciences). Nous pouvons
constater que l’absence de précision sur la destination de ces textes en brouille
certainement les contours. On n’écrit pas de la même manière selon le destinataire,
selon le savoir que l’on partage avec lui et l’image que l’on veut donner de soi.
Toutefois les demandes des enseignants sont très diverses car l’objet lui-même
n’est pas clairement défini.
Dans les deux cas, la pratique semble souvent reposer sur le présupposé que
ces écritures « vont de soi », qu’il suffit de demander aux élèves d’écrire sans que
soit posée la question des modalités énonciatives, de la réception des textes ni
de la forme de ces textes. Or, comme nous avons essayé de le montrer dans ces
pages, ce ne sont pas des écritures qui vont de soi et nous irons même jusqu’à dire
que, dans le cas du journal d’apprentissage qui est utilisé à des fins de formation
professionnelle, de telles pratiques peuvent aussi constituer une sorte d’obstacle à
Les écritures réflexives en formation [...] 25

la formation. En effet, les jugements émis et les analyses faites par les étudiants
demandent à être discutés en classe, appellent à la confrontation pour ne pas
produire l’effet inverse de celui attendu, à savoir : former un enseignant figé sur
ses croyances... et donc « non réflexif ».
L A TROISIÈME AMBIGUÏTÉ EST LIÉE AU TEXTE À PRODUIRE
Les écrits réflexifs sont peu formalisés (Crinon 2002). Il n’existe pas de typologie
de référence. La question est de savoir comment les élèves et les étudiants se
« débrouillent » avec ce qui est leur demandé, avec ce qu’ils pensent devoir faire et
avec ce qu’ils anticipent du « comment » le faire.
Les choix effectués, peuvent apparaître comme le résultat d’une négociation
dont les aspects sont :
– les indications fournies par la consigne qui définit de manière plus ou moins
précise les enjeux, les destinataires et le but de l’écriture ;
– les connaissances dans le domaine abordé. Comme nous l’avons évoqué
précédemment, « décrire » ce qu’on voit, « émettre des hypothèses » n’est pas
la même chose en sciences et en histoire ;
– les discours et les concepts de référence : l’utilisation d’autres textes comme
réservoir de référence, d’idées, de lexique... Ce qui pose le problème de l’ex-
pertise dans la discipline ;
– la plus ou moins bonne maîtrise de la langue et la flexibilité que permet cette
maîtrise ;
– les connaissances intertextuelles, c’est-à-dire le calcul sur le choix des textes
qui servent de référence.
Les écrits réflexifs, comme tout écrit scolaire sont un lieu de tension et de
négociation pour les scripteurs. Mais ces ambiguïtés sont sans doute accentuées
ici, par l’absence de clarté sur les textes à produire et l’apparente liberté laissée
au scripteur peut être une cause de désarroi. On peut à ce sujet relever dans les
journaux d’apprentissage des marques d’incompréhension vis-à-vis de la tâche
à accomplir mais aussi des manifestations de l’inquiétude des étudiants qui les
poussent à demander des prescriptions et des normes plus précises. Ils ne savent
pas quoi dire ni comment l’exprimer, quelle forme donner à la production écrite.
Dans l’extrait issu de l’introduction de T 27, l’étudiant évoque « le chaos » qui règne
dans son esprit et les difficultés qu’il éprouve à trouver une méthode de travail
face au manque de consignes rédactionnelles :
T 27 Lors des deux premiers mois de cours, c’était un peu le chaos dans mon
esprit. De plus, n’ayant reçu aucune consigne, je ne savais pas vraiment
comment tenir mon journal d’apprentissage ; je me contentais de dater les
feuilles et de noter mes impressions ainsi que les difficultés (et il y en avaită !)
rencontrées.
26 M.-F. Bishop & L. Cadet

De même, dans l’extrait suivant, le mécontentement de l’étudiant face à l’ab-


sence d’indications précises pour la réalisation de l’activité est lisible à plusieurs
niveaux. Il se manifeste tout d’abord dans le ton de reproche et plus précisément
dans l’utilisation de la formule négative. Ensuite, il apparaît dans le point de vue
personnel développé dans la seconde partie de la phrase et introduit par l’oppo-
sition « alors qu’à mon avis ». Enfin il est exprimé par l’emploi du conditionnel
passé et la répétition de l’adjectif numéral « premier » :
A 7 Deuxième séance : « [...] nous n’avons toujours pas eu les propositions, les
exemples pour notre journal d’apprentissage, alors qu’à mon avis, cela aurait
dû être la première chose à distribuer, dès le premier cours.
Les extraits suivants montrent que les étudiants considèrent que l’activité est
difficile. Elle apparaît en effet pénible tant au niveau du travail d’observation que
du travail de rédaction :
J 8 Faire un journal de bord ou du moins une synthèse sur le journal de bord
n’est pas une mince affaire.
T 46 [...] faire une synthèse sur son apprentissage est une tâche malaisée. L’exer-
cice de style est déjà assez difficile en lui-même et dans ce cas particulier il
se trouve d’autant plus complexifié qu’il est difficile de distinguer son rôle
d’apprenant de celui d’observateur. Inexorablement l’observation de mon
apprentissage est devenue partie intégrante du processus, voire même un
enjeu.
T 42 Reste peut-être à commenter le travail même qu’a représenté ce Journal. Il
m’a coûté de l’écrire, car je pense toujours que mes commentaires auraient
dû être moins scolaires – ils auraient dû soulever des problèmes d’ordre plus
général. En concrétisant mes pensées, cependant, je me suis rendu compte
que ceci était ce que j’avais à dire.
Ils éprouvent des difficultés à structurer leur texte, c’est-à-dire à organiser les
idées dans un plan cohérent, à choisir les thèmes à aborder et à sélectionner les
informations pertinentes pour satisfaire aux exigences de l’exercice :
J 21 Introduction
Tout d’abord et malgré les pistes qui ont été proposées par le professeur (J),
j’ai beaucoup de mal, et ce depuis que j’ai commencé, à tenter de rédiger ce
journal, à structurer ce travail. En effet, il s’avère que mes réactions émotion-
nelles prennent, comme à mon habitude, le dessus, et j’ai de ce fait à fournir
un effort tout particulier pour "catalyser" mes réactions dans le but d’une
rédaction qui "tienne debout".
T 38 Au moment de rédiger mon journal d’apprentissage à partir de mes notes,
dont la prise n’a pas été régulière, et s’est avérée variable, en quantité, selon
Les écritures réflexives en formation [...] 27

les séances, je me suis posé la question de la forme à donner à ce travail.


Il nous avait été distribué, à différents moments de l’année, deux polyco-
piés, de "Propositions pour le journal d’apprentissage" et de "Suggestion
de synthèse", qui nous donnaient effectivement quelques pistes. À partir
de ces documents, j’ai cherché autour de quel point principal articuler ce
journal. J’ai finalement "opté" pour une synthèse "récapitulative" de tout ce
à quoi j’ai eu l’occasion de réfléchir, au cours de cette année d’initiation au
Français langue étrangère, quant à l’apprentissage d’une langue nouvelle, à
sa découverte, ainsi qu’à celle de son "système". J’ai voulu cette synthèse
très libre de forme, me sentant moins à mon aise dans le cadre balisé d’un
travail décomposé en un plan détaillé.
T 48 Ce fut encore une fois pour moi une source d’interrogations : qu’y mettre,
sur quels aspects insister, etc...
Le problème que nous soulevons et auquel se heurtent les étudiants de l’uni-
versité de Paris III – Sorbonne nouvelle n’apparaît pas comme nouveau. En effet,
R. Vivès & R. Porquier (1993), à partir d’un questionnaire d’évaluation distribué à
des adultes en formation sur la façon dont ils avaient procédé à la rédaction de
leur journal d’apprentissage, ont déjà montré que tenir le journal de bord de son
apprentissage n’est pas une « démarche spontanée [ni] naturelle, même chez les
adultes » (p. 118) et que l’influence des habitudes d’écriture scolaire représente
une entrave à la réalisation de l’activité dans la mesure où elle vient à l’encontre
des consignes et des conseils prodigués. Pour expliquer les sentiments exprimés
par les étudiants vis-à-vis de la production du journal de bord d’apprentissage,
nous rejoignons l’analyse que propose M. J. Berchoud (2001 et 2002). Cette der-
nière souligne en effet que, contrairement aux travaux habituellement demandés
au niveau Licence, la rédaction d’un journal d’apprentissage suppose que les étu-
diants s’inscrivent dans une logique de production personnelle et non dans une
logique de reproduction qui serait conforme à un modèle rédactionnel préétabli.
En effet, selon cette auteure, deux logiques de production existent au sein du
système scolaire et dans l’ensemble de la formation universitaire en lettres et en
langues :
[...]une logique de reproduction, centrée sur le savoir, les auteurs, les
œuvres, qui valorise l’héritage, la pensée détachée de ses bases et
de son contexte, de l’ici maintenant, du vécu individuel ; non une
absence de production mais une production spécifique (dissertation,
mémoire, commentaire...). [...]. Une logique de production, centrée
sur l’apprenant-sujet, qui prend les risques de vivre, de dire, de penser
son expérience individuelle, les risques de la mémoire, du flou, du pas
convenable, de l’incertitude voire de l’échec. Il s’agit ainsi, du point de
28 M.-F. Bishop & L. Cadet

vue du sujet, d’un travail inouï, sans précédent, et ce, même si, après
coup, on peut découvrir des régularités communes [...]
La logique de production inquiète les étudiants qui se trouvent confrontés à
une nouvelle activité dont ils doivent définir les modalités. Elle les place dans une
position d’autant plus inconfortable qu’ils savent que leur travail sera lu et évalué.
P OUR CONCLURE
Nous avons souligné la complexité des écritures réflexives qui apparaissent
comme hétérogènes dans leur forme et leur contenu, et qui constituent un lieu
de tension. En effet, si les prescriptions les présentent comme allant de soi, il
est possible de s’arrêter sur leur mise en IJuvre, car comme tout écrit scolaire,
ces productions dépendent de ce que les scripteurs anticipent de la demande
scolaire et des attentes du lecteur / évaluateur. De plus, ces écrits semblent rele-
ver de deux modalités différentes mais souvent confondues qui sont la réflexion
comme construction de la pensée (et du savoir) et la réflexivité comme expression
d’une métacognition, d’un retour sur cette élaboration (cf. §Les conceptions de
l’écriture). Le terme de réflexivité, massivement utilisé, a tendance à masquer
ces différences de degré. Dans les deux situations évoquées les critères de pro-
duction sont différents ainsi que la réception. Il serait sans doute nécessaire d’en
clarifier les formes, les attendus et la mise en place afin d’éviter de placer les
apprenants écoliers ou étudiants dans des situations ambiguës, dans lesquels la
multiplicité des objectifs risquent de nuire au bénéfice indéniable de l’activité
d’écriture (Brigaudiot 2000).
À l’issue de cette étude, on peut se demander s’il est possible de considérer
les écritures réflexives comme un genre identifiable. La diversité des emplois et
l’hétérogénéité des résultats nous conduit à envisager les écritures réflexives moins
comme un genre que comme des pratiques d’enseignement / apprentissage, qui
présentent des éléments stables (ce que nous avons signalé comme invariants)
quel que soit le niveau d’apprentissage. Mais les textes produits sont différents,
peu formalisés et appartenant à des genres de textes différents (descriptions, listes,
journaux d’apprentissage, etc.).
Pour finir il semble également que l’aspect réflexif de ces pratiques, ne soit pas
uniquement lié à l’écriture, mais qu’il dépende plutôt de la situation mise en place,
de l’ensemble des activités réflexives (oral, mise en commun, débats, réécriture,
etc.) qui accompagnent l’écriture.
B IBLIOGRAPHIE INDICATIVE
B AUTIER É. & B UCHETON D. (1995) « L’écriture : qu’est-ce qui s’enseigne, qu’est-ce
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Les écritures réflexives en formation [...] 29

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Les écritures réflexives en formation [...] 31

A NNEXES
32 M.-F. Bishop & L. Cadet
Les cahiers T HÉODILE no 7 (janvier 2007), p. 33–48

Les rituels en maternelle


Genre scolaire ou disciplinaire ?

Bertrand D AUNAY & Isabelle D ELCAMBRE


Université Charles–de–Gaulle — Lille III
Équipe T HÉODILE (E . A . 1764)

I NTRODUCTION
Notre objectif est de caractériser les rituels de maternelle comme genre, en
essayant de préciser s’il s’agit d’un genre scolaire, pédagogique, didactique1 . Nous
plaçant dans la même logique que Zerbato-Poudou, Mercier & Amigues (1997),
sans considérer la maternelle, à l’instar de Fargeas (1990), comme le lieu d’un
« maternage collectif », nous partirons pour cela de la question suivante : quelle est
la part du disciplinaire dans ces rituels ?
Notre réflexion s’appuie sur l’analyse d’un corpus (construit par Isabelle Del-
cambre) constitué de l’enregistrement de séances de classes (élèves de 2 ans 9 mois
à 3 ans 6 mois) et d’entretiens d’auto-confrontation où les enseignantes com-
mentent leurs actions et les évènements qu’elles jugent remarquables dans les
séances enregistrées. La question que nous nous proposons de traiter est la sui-
vante : dans quelle mesure est-il possible de caractériser ces situations de parole
en maternelle comme des situations pédagogiques ou des situations didactiques ?
Dans notre perspective, cette question revient en fait à se demander :
– d’une part, de quels types de savoirs les enseignants ont besoin pour organiser
et mener ces situations ;
– d’autre part, quelle conscience les enseignants ont de la nature didactique de
ces situations – et donc des savoirs qui y sont engagés ;
– enfin, quel est le degré d’intentionnalité dans leur convocation de ces savoirs
au cours de la situation.
Dans un premier temps, nous présenterons notre réflexion sur la question de la
dimension disciplinaire des apprentissages en maternelle et nous ferons quelques
remarques générales issues de notre corpus ; puis nous analyserons plus en détails

1 – Cet article a trouvé une première ébauche dans notre participation à un symposium sur la forma-
tion des enseignants (Delcambre & Daunay, 2005). Nous nous inscrivons dans le travail au long cours
d’Isabelle Delcambre sur les rituels (notamment Delcambre 2005a et 2005b).
34 B. Daunay & I. Delcambre

deux exemples, afin de tester notre cadre d’analyse, pour enfin poser la question
de la caractérisation générique du rituel.

1 L A NATURE DISCIPLINAIRE DES APPRENTISSAGES EN MATERNELLE


Thérèse Thévenaz (2004), dans sa communication de clôture du dernier congrès
de l’AIRDF, évoquait les apprentissages de maternelle en ce qu’ils questionnaient
la didactique du français et son champ d’application : elle invitait notamment à
rechercher les « traces d’émergence du disciplinaire dans les activités non discipli-
naires dans ces classes ».
Un tel programme répond finalement aux attentes institutionnelles : on peut
lire en effet dans les programmes français pour la maternelle :

Les divers champs disciplinaires n’émergent que progressivement


tout au long de l’école primaire. Ils n’existent pas à l’école maternelle
dont les programmes ne contiennent pas de liste de connaissances à
retenir ni même de répartition horaire. Cela ne signifie pas, bien au
contraire, que les enfants n’y apprennent rien. La programmation des
apprentissages doit y être aussi rigoureuse et exigeante que dans les
cycles de l’école élémentaire.

Or si les champs disciplinaires ne sont qu’émergents, il n’empêche que la pro-


grammation des apprentissages, certes non fondée sur une « liste de connais-
sances », est malgré tout dépendante de ces champs disciplinaires : en effet, disent
les programmes,

L’école maternelle structure ses enseignements en cinq grands do-


maines d’activités. Chacun est essentiel au développement de l’enfant
et constitue un socle pour ses apprentissages.

On voit bien que l’indexation des activités aux champs disciplinaires est double :
– si ces domaines2 constituent un socle des apprentissages scolaires – qui
sont, eux, disciplinaires –, il est logique que la structuration de ces domaines
se fasse de façon descendante : ce sont bien les champs disciplinaires qui
justifient, a priori, les domaines d’activité ;
– dans la mesure où l’on repère des compétences correspondant à ces cinq
domaines d’activités (compétences listées à la fin des programmes), il est
clair que ce sont des champs disciplinaires identifiables qui structurent ces
compétences.

2 – Rappelons les cinq domaines d’activités répertoriées : le langage au cœur des apprentissages ;
vivre ensemble ; agir et s’exprimer avec son corps ; découvrir le monde ; la sensibilité, l’imagination, la
création.
Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? 35

Ce qui se joue ici – et c’est précisément une question didactique – est l’écart
entre la perception disciplinaire des activités, au moment même de leur réalisation,
par l’enseignant et par l’élève. Le champ d’horizon, qui donne du sens aux activités,
est bien la structuration disciplinaire des apprentissages ; mais ce champ d’horizon
est présent pour l’enseignant, il est à construire pour l’élève.
Mais cette problématique est-elle franchement différente à la maternelle et aux
autres niveaux d’apprentissage ? Que les disciplines soient effectivement nommées
à l’école élémentaire, au collège et au lycée est-il une garantie suffisante pour que
la tension entre les perceptions disciplinaires respectives de l’élève et de l’ensei-
gnant disparaisse ? C’est bien un enjeu didactique permanent que de permettre
à l’élève de référer telle activité à un champ disciplinaire donné, quel que soit le
niveau d’apprentissage. De ce point de vue, ce qui différencie école maternelle et
école élémentaire n’est que la décision initiale de référer telle activité à tel champ
disciplinaire3 .

Qu’est-ce que cela signifie que l’enfant d’âge préscolaire soit préparé
à l’apprentissage par matières à l’école ? Voilà ce que cela signifie :
l’enfant arrive à l’école, il commence à apprendre l’instruction ci-
vique, l’arithmétique, les sciences naturelles. Pour que l’enfant puisse
commencer à apprendre l’instruction civique, l’arithmétique et les
sciences naturelles, ne faut-il pas qu’il ait quelques représentations
générales des chiffres, des quantités ou quelques représentations gé-
nérales de la nature, de la société ? S’il n’a pas de tout cela une re-
présentation très générale, il lui est même impossible de commencer
un apprentissage par matières à l’école. Préparer cette représenta-
tion générale du monde de la nature, de la société constitue la tâche
immédiate que l’école assigne à l’éducation préscolaire.

Or Vygotski ajoutait :

Il existe chez l’enfant d’âge préscolaire une tendance non seulement


à comprendre les faits isolés mais aussi à établir des généralisations.
Cette tendance dans le développement de l’enfant doit être mise à
profit dans le processus d’apprentissage et déterminer la direction fon-
damentale dans laquelle doit être élaboré en système le programme
de la première à la dernière année.

Ce qui, de ce fait, importe didactiquement dans l’analyse de l’apprentissage


en maternelle, c’est le caractère disciplinaire des formes d’émergence des géné-

3 – Cf. les propositions de Reuter (2003) et Lahanier Reuter & Reuter (2004) sur la notion de conscience
disciplinaire, en référence aux travaux de Brossard (1994 et 2002).
36 B. Daunay & I. Delcambre

ralisations mises en œuvre dans les activités4 . C’est dans ce cadre que nous nous
proposons d’analyser les rituels de maternelle, en ramenant la problématique qui
se dessine ici à une question somme toute banale : quels sont les interactions
qui réfèrent, plus ou moins clairement (sinon explicitement) à des savoirs (mais
aussi des savoir-faire) identifiables et didactisables, voire parfois didactisés dans
la situation analysée5 .
Nous nous en tenons à des aspects qui sont traditionnellement et sans discus-
sion possible (à l’heure actuelle du moins et à notre connaissance) référés à la
didactique du français. Ce qui nous amène à laisser de côté la question des inter-
actions verbales qui ne sont pas centrées sur des savoirs relevant de la didactique
du français. Ce choix est éminemment discutable, dans la mesure où précisément
peut se discuter l’appartenance à un champ didactique donné des pratiques lan-
gagières dans les disciplines : didactique du français ou autres didactiques ? Nous
laissons cette discussion de côté ici, parce qu’elle dépasse le cadre strict de la ma-
ternelle : elle se pose en fait à tous les niveaux d’enseignement et particulièrement
à l’élémentaire, depuis les nouveaux programmes en France (Bernié, 2004).
La question qui nous occupe ici est plus spécifique : dans quelle mesure peut-
on repérer du didactique dans les rituels de maternelle ? Et cette question sera
mieux posée si l’on s’en tient à une didactique, celle du français en l’occurrence.
Rappelons que notre question est triple :
– Quels sont les champs disciplinaires visibles dans les interventions de l’ensei-
gnante ? Cette approche se voudra objective en ce sens que nous ne ferons
qu’interroger des traces de surface, en les catégorisant selon notre propre
définition de la didactique du français.
– Quel est le degré de conscience chez l’enseignante du caractère didactique de
certaines de ses interventions ? Cette question est, elle, franchement subjec-
tive, en ce que nous nous demanderons si ces traces linguistiques de surface
peuvent permettre d’inférer une intention (par définition, dans un tel corpus,
indécelable) de l’enseignant. Mais le croisement de ces observations avec
les paroles des enseignantes sur leur cours peut donner une certaine vali-
dité à ces hypothèses : certains savoirs ou savoir-faire peuvent échapper à
la conscience de l’enseignant (du moins dans cette situation-là d’entretien),
tout en étant présents et identifiables par le chercheur dans la situation de
classe.
4 – Cf. Jaubert, Rebière & Bernié (2003, p. 75) : « À l’école maternelle, désigner un livre par son titre est
un acte de langage qui se développe au sein des règles de vie de la classe. Mais les enjeux culturels de la
« maîtrise des discours », leitmotiv des instructions du français en Collège, sont également concernés,
sans quoi on tombe dans la « rhétorique-fonctionnelle » des interactions ».
5 – On pourrait d’ailleurs analyser les rituels de maternelle, si on les envisage comme moyens de
construction des domaines d’apprentissages disciplinaires, comme des rites de passage, à la manière
de Delamotte et al., Passage à l’écriture, notamment p. 91 sqq.
Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? 37

– Enfin, quel est le degré d’intentionnalité dans la convocation de ces savoirs


au cours de la situation ? C’est l’analyse des entretiens avec l’enseignante qui
devrait permettre de répondre à cette question.

2 QUELQUES DOMAINES DE SAVOIR INDENTIFIABLES DANS LES SÉANCES


Une analyse de nos corpus de rituels en maternelle nous a permis d’identifier
quatre domaines de savoirs référencés à la didactique du français, c’est-à-dire
clairement apparents comme apprentissages de savoirs relevant de la discipline
« français » aux niveaux supérieurs :
– La langue (essentiellement du vocabulaire) :
• Des questions centrées sur un point de vocabulaire, sans ambiguïté : « ça
s’appelle une inondation » ; « comment ça s’appelle ? » ; « c’est comme ça
qu’on dit ? ». Ces interventions de l’enseignante sont à référer à un des
apprentissages langagiers spécifiques de l’école, la maîtrise d’un vocabu-
laire. Les interventions de l’enseignante sont par ailleurs guidées par un
rapport métalinguistique à la langue, qui construit un rapport au langage
spécifiquement scolaire (ou, pour reprendre les mots de Lahire, scriptural-
scolaire). Dans les exemples de cette nature, on voit assez clairement appa-
raître les écarts entre les perceptions disciplinaires divergentes que peuvent
avoir les élèves et l’enseignante dans ces interactions.
• Des reprises correctrices : ces reprises dessinent elles aussi ce rapport méta-
au langage et c’est en ce sens qu’elles sont didactisables (donc certainement
perçues par l’enseignant comme un acte didactique spécifique) : « Parce
que la maison elle est plein de feu – La maison elle est plein de feu elle
brûle » ; « On peut ouvert [...] – Tu veux l’ouvrir ? ».
• Les questions de désignation, elles renvoient évidemment tant à des ques-
tions de vocabulaire qu’à des questions de connaissance du monde : « vous
avez vu des petits canards vous ? des poules » ; « non c’est pas un cheval
c’est une vache » ; « qu’est-ce que c’est ? [...] est-ce que c’est une carte ? [...]
c’est un billet ». Il en est de même des nombreuses interactions autour des
couleurs.
– L’usage de la parole comme alternative à la monstration et les conduites lan-
gagières que cet usage implique en situation collective et artificielle d’exposé :
– L’opposition non didactisée entre dire et montrer : on trouve de nombreux
exemples où cette opposition est thématisée, sans pour autant faire l’objet
d’un vrai travail de différenciation explicite par l’enseignant, à destination
des élèves : « Quels sont les enfants qui ont quelque chose à montrer ou
à dire aujourd’hui ? » ; « Alors tu nous montres ce que tu as ramené et tu
expliques un petit peu ce que c’est ». L’opposition clairement didactisée
entre dire et montrer : « c’est quoi ce qu’il faut enlever ? non pas le doigt
38 B. Daunay & I. Delcambre

ce sont pas les doigts qui parlent c’est la bouche ». Ce qui se joue dans ces
extraits est à la fois la volonté de poser comme distincts les actes de montrer
et de dire et de construire des situations (et les activités qui y contribuent)
permettant de faire en sorte que l’élève perçoive la différence et fictionna-
lise l’exposé : on pourrait montrer, mais on doit dire. On reviendra plus loin
sur cet aspect.
– Des conduites discursives proposées : « vous venez expliquer ce que vous
avez fait ? » ; « tu nous montres ce que c’est tu nous dis pourquoi tu l’as
ramené qu’est ce que c’est ? » ; « est ce qu’il y avait quelqu’un d’autre qui
avait quelque chose à raconter ? ».
– Des conduites d’interlocution entre élèves provoquées : l’enseignante es-
saie de créer une interaction sur un objet : « est ce qu’il y a quelqu’un qui
veut encore dire quelque chose à Samuel et Félicie ? » ; « Est ce qu’il y a des
enfants qui veulent demander quelque chose ou dire quelque chose à Anissa
et Caroline ? »
– L’identification d’objets culturels
• identification d’objets culturels et maniement de l’objet-livre ;
• identification fictif vs réel (on y revient plus loin)
• jeu entre réel et fictif : construction de l’imaginaire fictif : à propos d’une
maquette, l’enseignante demande : « Il y a des bonshommes et qu’est ce
qu’ils font ces bonshommes ? ». De telles interactions engagent en fait
l’apprentissage de la compréhension des histoires (cf. point suivant).
– La compréhension de l’écrit, particulièrement fictionnel
• dimension causale d’une histoire fictive (construction de scripts) : « Il va
dans un tiroir et pourquoi ? » ; « Il est blessé – Comment il s’est blessé ? qu’est
ce qu’il lui est arrivé ? – Il c’est arrivé à la voiture parce que la voiture elle a
roulé xxx elle avait mal ») ;
– Personnages, lieux, actions, objets.
Notre relevé fait apparaître dans les échanges des savoirs et des savoir-faire
disciplinaires (c’est-à-dire qui peuvent être aisément référés à une discipline).
Pour autant, fondent-ils un contrat didactique ? Ont-ils bien la fonction de savoirs
et de savoir-faire fondateurs d’une situation didactique ? Pour nous, pas plus que
pour Zerbato-Poudou, Mercier & Amigues (1997), il ne s’agit pas là de savoirs
protodisciplinaires (pour reprendre en l’élargissant, après d’autres, le concept de
Chevallard), mais bien de savoirs ou de savoir-faire qui relèvent d’une discipline
et qui sont susceptibles d’un apprentissage disciplinaire, au même titre que des
savoirs plus facilement identifiables (par les élèves comme par l’enseignant) dans
une situation où le savoir est plus centralement organisateur des apprentissages,
c’est-à-dire dès l’école élémentaire.
On peut considérer quatre façons d’inscrire ces savoirs dans une interaction :
Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? 39

– nous appelons disciplinaire l’énoncé d’un savoir ou la description d’un savoir


faire ; ce niveau du savoir disciplinaire se décline en deux modalités :
– le savoir est désigné en tant que tel »c’est comme ça qu’on dit ? » « ça s’ap-
pelle une inondation » (savoir méta ou désigné)
– ou travaillé explicitement « non pas le doigt ce sont pas les doigts qui parlent
c’est la bouche » (savoir travaillé explicitement)
– nous appelons épidisciplinaire la mise en acte d’un savoir ou d’un savoir faire
sans qu’il soit nommé (savoir manié) ; c’est le cas par exemple quand une
démarche d’apprentissage est mise en œuvre avec une intention didactique
sans être explicitée pour les élèves (apprendre à développer le discours : « Il
est blessé – Comment il s’est blessé ? qu’est ce qu’il lui est arrivé ? – Il c’est
arrivé à la voiture parce que la voiture elle a roulé xxx elle avait mal ».
– nous appelons hypodisciplinaire l’occultation dans l’interaction scolaire d’un
savoir ou d’un savoir faire pourtant présent au regard d’une analyse didac-
tique : c’est le cas par exemple quand le verbe raconter est utilisé dans une
valeur non spécialisée (au sens d’expliquer, par exemple), alors qu’il peut
faire l’objet à d’autres moments d’une utilisation spécifique (dans un cadre
de travail sur la narration) : « est ce qu’il y avait quelqu’un d’autre qui avait
quelque chose à raconter ? » (savoir occulté).
Mais la question qui nous occupe aussi est en amont celle du faire didactique de
l’enseignant qui institue ces savoirs plus ou moins clairement ; plutôt que de viser
la dimension objectivement didactique de ce qui est en jeu dans ces situations,
notre interrogation porte sur la conscience didactique des enseignants, reconstituée
à partir de l’analyse des interactions de classe croisée avec les entretiens menés
avec eux. Pour reprendre la même terminologie :
– on parlera de conscience (méta)didactique6 lorsqu’on peut identifier dans le
discours de l’enseignant la perception claire de l’enjeu de savoir que recèle
une interaction scolaire, avec une double dimension qui ne recoupe pas tout
à fait les découpages opérés ci-dessus pour catégoriser les savoirs :
• L’enseignant poursuit un objectif d’explicitation du savoir / savoir faire :
le savoir est désigné (métalangagier ou métaprocédural) ou il est travaillé
explicitement : faire didactique de type méta
• Il construit une situation didactique dont l’enjeu est la mise en œuvre
d’un savoir épidisciplinaire selon nos catégories, savoir / savoir faire qui
n’apparaît pas en tant que tel dans son discours mais qui est actualisé dans
l’activité des élèves. C’est le sens que nous pouvons donner aux situations
adidactiques de Brousseau : le savoir visé est mis en jeu dans une situation

6 – La distinction métadidactique / épididactique est forgée sur le modèle de la distinction


épi / métalinguistique (A. Culioli, 1968 « La formalisation en linguistique » Cahiers pour l’analyse,
no 9, p. 106-117.)
40 B. Daunay & I. Delcambre

qui ne le laisse pas voir directement aux élèves : faire didactique


– on parlera de conscience épididactique lorsque l’enseignant a l’intuition qu’un
savoir se joue sans qu’il soit pourtant clairement identifié comme tel par
l’enseignant lui-même : faire épidactique qui se dissout peut-être dans un
faire pédagogique
– on appellera conscience hypodidactique7 la non-perception par l’enseignant
d’un savoir en jeu (et donc possiblement des erreurs, des confusions au
regard des savoirs didactiques, mais aussi de réels savoir-faire d’enseignement
non théorisés comme tels par les acteurs eux-mêmes). Cas limite d’un faire
didactique zéro, ce qui ne signifie pas un apprentissage zéro.

3 A NALYSE DÉTAILLÉE DE DEUX CORPUS


Nous allons tester ces concepts et notre première approche du didactique dans
les rituels de maternelle en analysant deux situations précises.
L’ EXPOSÉ
Nous appelons « exposé » la situation mise en place dans les classes de mater-
nelle Freinet observées où un élève présente à la classe, rassemblée autour du
tableau, un objet apporté de la maison ou un travail réalisé pendant le temps de
l’accueil. Au vu des analyses déjà menées sur ces corpus (Delcambre, 2005a), il
nous semble qu’il n’est pas déplacé d’utiliser ici cette dénomination générique,
désignant généralement des apprentissages de conduites discursives orales qui
sont souvent construits bien plus tard dans la scolarité élémentaire ou secondaire.
L’exposé est une des pratiques de l’équipe qui a pris en charge ce groupe scolaire,
où les élèves sont placés en situation de présenter leurs recherches, de la petite
section de maternelle au CM 2.
Si l’on considère l’apprentissage de l’exposé comme un objet de la discipline
français (mais cela peut se discuter, vu la transversalité disciplinaire de ce genre
discursif) on peut décrire les rituels du matin tels que pratiqués dans cette école
maternelle, sous l’angle des dimensions didactiques qu’ils actualisent. Ainsi, la
disposition des élèves autour du tableau et le travail de déplacement dans l’es-
pace qui amène le locuteur principal (celui qui présente) à prendre la place de la
maîtresse pour s’adresser au groupe et entrer en interaction avec les autres élèves
apparaît comme l’élément didactique le plus manifeste de ces situations. C’est
parce que l’élève qui est engagé dans l’exposé fait face aux autres (et quitte sa place
de membre du groupe, interlocuteur collectif de la maîtresse) qu’il est confronté à
des problèmes langagiers nouveaux qui constituent les objectifs didactiques de

7 – Nous empruntons le mot, de façon sauvage pour ainsi dire (parce que nous donnons à ce mot un
sens qui nous est propre) à Samuel Joshua (2003). Merci à Roland Goigoux d’avoir attiré notre attention
sur ce mot.
Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? 41

ces séances (dire et non montrer8 , parler en regardant le groupe et non la maî-
tresse, construire un discours quasi-monologique9 , face à un groupe constitué en
interlocuteur ou locuteur secondaire (poser des questions à celui qui présente).
Le placement / déplacement de l’élève-locuteur principal est représentatif de ce
que nous appelons le faire didactique. L’enseignante est parfaitement consciente
qu’il s’agit d’un savoir faire à construire (« Je trouve important de laisser ma place
à ce moment là parce que c’est une place stratégique je crois pour les enfants et
quelque part ils prennent la place de la maîtresse c’est eux qui sont acteurs et qui
mènent le groupe c’est pour ça moi je préfère faire ça plutôt que de les laisser
à leur place et qu’ils soient interrogés »). Ce savoir, explicite dans le discours de
la maîtresse, sous-tend l’organisation de la situation de parole. Ce n’est pas un
savoir disciplinaire (qui serait de type métacommunicationnel) à faire construire
par les élèves mais un savoir sur les conditions de l’apprentissage d’une parole
monologique qui guide l’action de l’enseignant. Le faire didactique repose sur un
savoir de l’enseignant (dont les composantes sont explicites pour lui, constituent
ses intentions d’enseignement et guident son action), mais il engage un faire des
élèves (un savoir-faire manié).
Et nous considérons que ce faire est didactique et non pédagogique dans la
mesure où l’apprentissage d’une conduite langagière (que nous attribuons à la
discipline français) est explicite pour l’enseignant.
On voit dans l’entretien comment ce faire didactique se décompose : prendre la
place de la maîtresse va de pair avec le fait de s’adresser au groupe en le regardant,
en parlant et en s’adressant à lui (« au tout début [Emma] elle avait du mal à entrer
en relation avec les autres et à parler alors que là elle a vraiment une attitude
de grande », « ce que j’aimerais au moins obtenir en fin d’année c’est qu’il y ait
plus d’interactions entre les enfants [...] qu’il y ait au moins ne serait-ce que le
regard c’est ça que le regard soit plus vers le groupe que vers moi ») voire en le
menant (« c’est eux qui sont acteurs et qui mènent le groupe ») ; en tout cas, il
s’agit clairement de construire un dispositif qui se démarque de la communication
pédagogique traditionnelle (« je préfère faire ça plutôt que de les laisser à leur place
et qu’ils soient interrogés »). Ces savoirs métacommunicationnels constituent les
savoirs théoriques de l’enseignante et sous-tendent son action, ce sont des savoirs
pour l’enseignant.
Dans la séquence analysée, une autre remarque, apparemment anodine, « tu me
8 – Dans la séquence analysée ici, cette opposition est présente dans le discours de l’enseignante :
TP 1 « tu vas montrer » reformulé en TP3 « qu’est-ce que tu as fait comme travail ? » : « montrer » est ici
à comprendre comme « dire ce que tu as fait ». L’opposition est présente mais non explicitée. Il s’agit
d’un savoir épididactique.
9 – Quasi-monologique car la maîtresse doit accompagner de son étayage la production langagière de
l’élève, peu capable encore, à 3 ans, de développer seul et longtemps un discours oral, mais l’institution
d’un locuteur principal tend vers la pratique orale monologique.
42 B. Daunay & I. Delcambre

l’as déjà dit », peut être considérée comme reposant sur un savoir épidisciplinaire.
L’exigence de varier les prises de parole, que l’on soit locuteur principal ou secon-
daire, est explicitée dans les entretiens menés avec les maîtresses en étant souvent
sous une forme négative ( »mon intervention est quasiment obligatoire [...] pour
poser des questions que les enfants n’ont pas l’habitude de poser » « Camille pareil
elle est très à l’aise déjà c’est un leader dans la classe et c’est vrai que c’est elle qui
va poser des questions même si elle pose toujours les mêmes questions elle est
dedans quoi par rapport à d’autres »). Le didacticien dira qu’une des tâches de la
maîtresse est de proposer des modèles discursifs de manière à amener les élèves
à varier leurs mises en mots, à ne pas les encourager dans des formes de reprise
répétitive. Cette attente renvoie à ce qu’on peut appeler à la suite d’É. Nonnon
(2001-2002) une prise de risque énonciative ; de ce point de vue, on peut considérer
que l’objectif ici n’est pas simplement pédagogique. La conscience épididactique
de la maîtresse entraîne un faire épididactique, à la limite de l’anecdotique, qui
peut se transformer en savoir explicite par exemple par la réitération et l’explici-
tation de cette exigence en situation de classe (à Camille « tu poses toujours la
même question tu ne veux pas en poser une autre ? »). Mais sommes-nous dans
du didactique ou du pédagogique ? Le didactique ici est assez fortement dilué :
c’est toute la difficulté de considérer le développement de conduites langagières
comme un contenu disciplinaire (de la discipline Français ou d’une autre) : la
focalisation sur le langage noie les savoirs disciplinaires.
Enfin, l’analyse de la séquence fait apparaître un savoir hypodidactique qui
renvoie à une expertise de l’enseignante dans l’organisation de son questionne-
ment mais qui n’est pas explicité dans l’entretien (cela dit, cette dimension avait
échappé aussi à l’enquêtrice au moment de l’entretien !). La maîtresse aide par
son questionnement l’élève à nommer les couleurs10 , puis elle lui fait dire ce que
représente le dessin réalisé avec le jeu Colorédo. On peut y voir l’organisation (en
préfiguration) d’une conduite de description, associant l’identification des parties
(ici les couleurs) à la dénomination du tout (le camion). Est-ce aller trop loin que
de considérer qu’il y a ici un savoir intuitif de l’activité langagière de description
qui sous-tend le questionnement et amène l’élève à porter deux regards différents
sur son travail (regard local, regard global) ?
L E FICTIF ET LE RÉEL
Certaines interactions construisent un monde fictif possible à partir d’éléments
concrets. Par exemple :
– À propos d’une maquette, l’enseignante demande : « Il y a des bonshommes
et qu’est ce qu’ils font ces bonshommes ? » ; puis, quand l’élève répond « ils

10 – En variant ses questions, passant de la désignation « il y a du bleu ? où ça ? » à la verbalisation « ça,


c’est quelle couleur ? »
Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? 43

sont amoureux », elle poursuit dans cette voie).


– La même enseignante passe un long moment à reconstruire une histoire
à partir d’un album imagé, qui a finalement ici la même fonction qu’une
maquette.
– Une autre joue également longtemps ce jeu de construction du fictif à partir
d’objets : l’objet est à découvrir ; comme il est couvert de « pansements », il
s’est « blessé », etc.)
De telles interactions engagent en fait l’apprentissage de la compréhension des
histoires. Pour nous, c’est une assez typique illustration de l’épididactique, au sens
où un savoir faire (imaginer une situation fictive à partir d’éléments divers) est
actualisé pour les élèves mais non explicité verbalement.
À l’inverse, certaines interactions ont pour fonction de construire la différence
entre réel et fictif, par petites touches le plus souvent : c’est le cas de la deuxième
séquence que nous nous proposons d’analyser, où nous pouvons isoler cette diffé-
rence réel / fictif comme un enjeu de savoir, reconnu par l’enseignante, comme le
montre l’entretien : « c’est important de leur montrer la différence entre la réalité,
le jeu symbolique et l’imitation ».
Dans la première partie de la transcription de la séquence, on peut dire qu’à
l’égard de cet enjeu de savoir, les premières questions de l’enseignante relèvent
pour nous de l’hypodidactique : elle demande aux élèves : « Est ce que vous allez
en faire une autre ? est ce que vous allez en faire une autre de ferme ? oui une autre
encore comme ça ? oui encore une autre Alissa ? » Elle sollicite Alissa qui ne répond
pas et à la réponse favorable de Brahim, elle poursuit dans ce sens : « Toi aussi
Brahim ? on peut faire des fermes il y en a encore plein là bas vous savez il y a
une boite avec les animaux de la ferme on peut faire une ferme avec les autres
animaux ». Il semble clair à ce moment que sa manière de parler du monde fictif ne
l’interroge pas sur l’objectif didactique possible, la construction par les élèves de la
distinction réel / fictif. Au contraire, pourrait-on dire, elle entretient la confusion,
assez logique dans une interaction spontanée, où le langage est utilisé dans ses
potentiels ordinaires – où dire « faire une ferme », « on peut faire une ferme avec
les autres animaux » veut dire « faire une maquette de ferme », où les « animaux
de la ferme » désignent les jouets. De ce point de vue, on est dans notre premier
objet distingué plus haut, où l’on construit un monde fictif à partir d’éléments
concrets. Pourquoi alors parler d’hypodidactique ? Parce que précisément, l’enjeu
de savoir (distinguer réel / fictif) apparaît brutalement au cours même de l’interac-
tion, quand un élève intervient, en se plaçant sur la logique qu’il croit être celui
de l’enseignant : « On peut leur donner à manger ? » C’est cette intervention de
l’élève qui déclenche la remarque de l’enseignante, qui fait intervenir l’objectif
d’apprentissage qu’elle se donne alors, et qui est spécifiquement didactique : la
distinction entre réel et fictif. L’interaction montre d’ailleurs la réussite de cet
44 B. Daunay & I. Delcambre

objectif, du moins pour les élèves qui prennent la parole alors :

– Mais on peut pas donner vraiment à manger à ces animaux là est ce


que c’est des vrais animaux ?
– Oui
– Oui ?
– Ce sont des jouets.
– Ce sont des jouets oui.

C’est ici une approche épididactique, où le savoir n’est pas occulté (hypodidac-
tique) ni énoncé (didactique) mais apparaît en acte.
Mais, comme on l’a vu par la citation du propos de l’enseignante dans l’entretien,
l’enseignante a une perception claire, (méta)didactique donc, de l’enjeu de savoir
que recèle cette interaction.
En revanche, ce n’est pas le cas de la suite, où l’enseignante demande à l’élève
si la cassette qu’elle a apportée contient une histoire : l’enseignante prend de
front ici la question didactique des genres culturels (film, dessin animé, Cendrillon,
Les trois petits cochons), et est clairement dans un approche épididactique dans
l’interaction avec l’élève, mais l’entretien ne fait pas apparaître qu’elle y voit là un
objet didactique pertinent : l’enseignante interroge ici la relation famille-école,
en détournant la question initiale de l’enquêtrice (« Elle a du mal à expliquer ce
qu’il y a dedans hein ? « ) Elle reste, sur cette question, dans un entre deux qui ne
permet pas de désigner clairement l’objet didactique, et s’en tient à une conscience
épididactique.

4 QUESTIONS DE GENRE
L’analyse qui précède montre plutôt des éléments épars, qui ne sont précisément
pas nécessairement cohérents d’un point de vue disciplinaire. De ce point de vue,
s’il y a du didactique dans les rituels, ces derniers ne forment pas une situation
didactique au sens strict. On peut en fait caractériser le rituel comme genre scolaire,
pédagogique ou didactique.
En tant que genre scolaire, il relève du « mode scolaire de socialisation » que
représente la « forme scolaire » (Vincent, Lahire & Thin, 1994, p. 39),

forme qui se caractérise par un ensemble cohérent de traits au premier


rang desquels il faut citer la constitution d’un univers séparé pour
l’enfance, l’importance des règles dans l’apprentissage, l’organisation
rationnelle du temps, la multiplication et la répétition d’exercices
n’ayant d’autres fonctions que d’apprendre et d’apprendre selon les
règles ou, autrement dit, ayant pour fin leur propre fin.
Les rituels en maternelle : genre scolaire ou disciplinaire ? 45

Plus précisément, en tant que genre scolaire, il contribue à l’émergence chez


l’élève du « mode scolaire de socialisation » ; autrement dit, il est un genre qui a
un rôle important dans l’acculturation à la forme scolaire. Plus sans doute que
beaucoup d’autres formes d’activités de maternelle, au sens où il joue précisément
de moment de passage entre le non scolaire et le scolaire.
Ce sont les formes de ce passage qui d’ailleurs le constituent, à un autre niveau
d’analyse, comme genre pédagogique : le rituel institue des rôles entre les acteurs,
des formes de prise de parole, des mises en scène des personnes, etc. Le respect
des règles est constitutif de la forme scolaire, mais la nature de ces règles est assez
spécifique et dessine un genre pédagogique particulier, caractérisé par un certain
nombre de contraintes de relations entre les acteurs.
S’agit-il d’un genre didactique ? Telle est la question que nous poserons pour
finir, sans prétendre encore donner une réponse définitive, mais pour simplement
interroger cette dimension générique. D’une certaine manière, la réponse est
simple : les rituels ne sont pas à strictement parler disciplinaires, puisqu’ils ne
s’organisent pas selon les attentes d’une discipline particulière et ne visent pas
la construction des savoirs selon le découpage disciplinaire que connaît l’école
élémentaire. De même, si, à l’école élémentaire, les moments de la journée sont
découpés selon les disciplines, ce n’est pas le cas en maternelle et le rituel, comme
moment de la classe, n’est pas indexé à une discipline. Pour dire les choses autre-
ment, la communauté discursive que construit le rituel n’a d’autre référent que
l’école et ne renvoie aucunement à une communauté disciplinaire identifiable.
Pourtant, pour reprendre en quelques mots nos remarques liminaires, les ri-
tuels sont impliqués dans l’exigence d’une émergence des champs disciplinaires,
comme le disent le programmes français, qui ajoutent : « La programmation des
apprentissages doit y être aussi rigoureuse et exigeante que dans les cycles de
l’école élémentaire. » Et notre but ici est précisément de montrer la manière dont
s’actualisait la discipline « français » dans les rituels. On laissera de côté ici la ques-
tion de savoir si le « français » existe encore comme discipline : c’est un problème
qui concerne toute l’école primaire, maternelle comme élémentaire – et c’est
ici une pétition de principe qui nous fait considérer, comme le laisse entendre
d’ailleurs la liste des compétences, que « le langage au cœur des apprentissages »
relève de la discipline français.
Il apparaît donc, avec nos exemples, que les disciplines structurent certains
échanges des rituels. Ils le structurent en amont et en aval :
– en amont, c’est la conscience disciplinaire de l’enseignante qui justifie la
nature de certains échanges, conscience fondée sur une discipline existante
et identifiable : c’est ce que nous avons appelé la conscience didactique de
l’enseignant. Quand cette conscience n’est pas là, il est quand même possible,
d’un point de vue extérieur (le nôtre) de donner sens à certains échanges par
46 B. Daunay & I. Delcambre

référence à la discipline ;
– en aval, l’objectif est bien, à la faveur de certains échanges, de construire chez
l’élève cette conscience disciplinaire ; et cela peut se faire quand bien même
l’enseignant n’en est pas conscient.
Notons que le fait que les disciplines puissent structurer les échanges en amont
empêche de parler de genre pré-disciplinaire.
Ce n’est donc pas seulement une acculturation à la forme scolaire ou pédago-
gique que vise le rituel, mais bien à des formes disciplinaires. Ce qui le caractérise –
et qui interdit que l’on parle de genre disciplinaire – c’est qu’il fond les disciplines
dans un discours qui n’est pas disciplinairement identifiable. Mais comme en
même temps le rituel se fonde sur les disciplines, la question n’est pas réglée...
L’un des buts du rituel est précisément de construire des champs disciplinaires
identifiables, et ce but donne en partie forme aux échanges qui s’y déroulent :
l’intention didactique dessine de multiples « contrats didactiques » au sein des
échanges, qui ne peuvent se dérouler efficacement que si la nature disciplinaire de
l’échange est perçue. C’est de ce point de vue que nous considérons possible d’ap-
préhender le rituel comme genre didactique, entendu comme forme de discours
qui peut être appréhendé comme la mise en œuvre d’une intention et d’une forme
didactiques. La difficulté de cette position tient au fait que, de la sorte, on donne
à didactique une extension plus générale, sans référer le mot à une discipline
particulière, mais au caractère disciplinaire de certains échanges, où sont en jeu
plusieurs disciplines...

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Le match de fin de séance :


genre scolaire / genre didactique ?
Première approche

Antoine T HÉPAUT
IUFM Nord – Pas de Calais
Équipe T HÉODILE (E . A . 1764)

Le genre est une réflexion d’actualité dans les études en didactique du français.
Il n’en est pas de même en éducation physique et sportive (EPS). Le genre dans
cette discipline est abordé sous l’angle du masculin et féminin, surtout depuis
que les travaux sur l’évaluation montrent une inégalité de réussite persistante aux
différents examens scolaires, en faveur des garçons (Combaz 1992, Cleuziou 2002,
Cogérino 2005).
Si la question du genre, défini comme manière de catégoriser des objets, des
œuvres littéraires est un problème pertinent en didactique du français, l’est-il
également en EPS ? Et plus loin, l’est-il en mathématiques, comme en toute autre
discipline scolaire ; cette question ouvre là une réflexion intéressante dans une
perspective comparatiste. Nous ne l’aborderons pas dans cet article. Nous ne
travaillerons pas ici le concept de genre dans une étude de didactique comparée.
Nous traiterons dans une première approche, à partir d’un exemple précis – celui
du traditionnel match de fin de séance lors de l’enseignement des jeux sportifs
collectifs à l’école élémentaire – comment le genre peut être exploité dans une
discipline, autre que celle qui a vu son émergence.
1 L E GENRE : UNE PRÉOCCUPATION SPÉCIFIQUEMENT LITTÉRAIRE ?
Catégoriser les objets en genre semble être une préoccupation propre au do-
maine de la littérature. Il n’est pas anodin ici que la définition du genre qu’en
donne tout dictionnaire d’usage courant, en réfère à la notion de genre littéraire.
Le genre : une manière de catégoriser les objets

1. Une division fondée sur un ou plusieurs caractères communs


[...]
2. Littérature : catégorie qui sert à rassembler des œuvres répon-
dant à des critères pragmatiques, formels ou thématiques sem-
50 A. Thépaut

blables : ensemble d’œuvres littéraires ou artistiques possédant


des caractères communs : le genre romanesque Petit Robert
Le genre est un concept spécifique appartenant à l’univers culturel des œuvres
littéraires, des études sur la littérature (Reuter 2005-a, p. 1). Toutefois, défini
comme manière de catégoriser des objets, n’est-il pas une préoccupation que
l’on trouve dans d’autres champs disciplinaires sous d’autres appellations. Il suffit
de penser aux travaux des botanistes aux XVIIIe et XIXe siécles.
Derrière la dénomination propre, c’est bien l’activité intellectuelle engagée qui
nous intéresse. Partage-t-on cette préoccupation dans le domaine des sciences
et techniques des activités physiques et sportives (STAPS1 ). À cette question il
est possible de répondre par l’affirmative. La préoccupation de catégoriser les
objets, fondements du champ, existe. Elle apparaît cependant sous l’appellation
de classification. Différentes classifications ont été proposées. Elles ont donné lieu
à des débats importants (Bouet 1968, Parlebas 1976, Jeu 1977).
L OGIQUE DE CLASSIFICATION ET EPS
La question théorique de la classification des APS a connu, nous venons de le
souligner, des développements importants. Un domaine a servi de moteur à cette
réflexion, c’est celui de l’EPS.
L’EPS, comme toute discipline d’enseignement, se fonde sur des objets culturels,
pratiques culturelles (Arnaud 1989). Or, si durant toute une partie de son histoire
elle s’est appuyée sur des activités confondues avec la méthode qui leur avait
donné naissance (la méthode naturelle, la méthode suédoise, la psychomotricité)
– les exercices découlant des objectifs visés –, l’introduction dans les programmes
officiels en 1967 des activités sportives a apporté une certaine confusion entre EPS
et APS. L’appellation commune de la discipline traduisant cette confusion, passant
de « gymnastique », à « éducation physique » puis « éducation physique et sportive »,
pour être dénommée « sport » actuellement. Certains ont alors assimilé l’EPS à
une initiation sportive. Devant les difficultés d’apprentissage et l’impossibilité
d’obtenir rapidement de réels progrès significatifs, certains ont opté pour une
pratique importante, exclusive, d’une APS.
Compte tenu du développement actuel de l’éducation physique dans
les écoles, il s’avère impossible de préparer d’une manière intensive à
tous les « Grands Jeux » afin d’obtenir une éducation du joueur efficace
tant sur le plan sportif que pédagogique. Nous devons donner priorité
à un, accessoirement à un second de ces jeux et essayer d’atteindre à
travers lui le plus haut niveau de jeu possible. Dürrwächter 1982
1 – Nous définissons le domaine des STAPS, comme le champ d’étude scientifique et technique
s’intéressant aux APS en tant qu’objet et pratique culturelle, l’EPS n’étant dans ce cadre qu’une des
composantes de ce domaine.
Le match de fin de séance [...] 51

D’autres, à l’inverse, devant les difficultés d’apprentissage attribuées à une


absence de motivation, ont opté pour une pratique multiple et variée des APS.
Changer souvent d’activité permet de maintenir l’intérêt des élèves en jouant sur
la curiosité, l’attrait de la nouveauté. Ceci a cependant pour conséquence d’éluder
la question des apprentissages, les élèves n’ayant pas l’occasion de se confronter à
la nécessité de changer leurs savoir-faire initiaux dans des pratiques fréquemment
renouvelées.
Cette confusion a suscité de nombreux débats, amenant notamment les diffé-
rents ministères à préciser leur pensée et définir les contours de la discipline, en
explicitant la logique de formation présidant en EPS.
Les diverses activités physiques, sportives et artistiques proposées
au cycle 3 ne sont pas la simple transposition des pratiques sociales
existantes. Programmes de l’école primaire du 14/02/2002
Aussi, dès lors que l’EPS ne se confond pas avec la pratique des APS qu’elle
organise, en même temps qu’elle a pour mission d’assurer une formation polyva-
lente de l’élève, il est nécessaire de réfléchir sur ce qu’apporte chacune des APS à
l’éducation de l’élève.
Il convient alors de procéder à des regroupements, certaines APS apparaissant
plus propices à la recherche de telle acquisition alors que d’autres sont susceptibles
d’apporter d’autres savoirs.
Différentes classifications ont été proposées. Les façons de regrouper les diffé-
rentes APS pouvant servir de support à l’EPS ont évolué au cours des différentes
écritures des Instructions officielles. Elles renvoient à des enjeux différents et aux
multiples étapes de la transposition didactique (Léziart 1997).
Nous ne nous attarderons pas sur cette question aujourd’hui. Elle supposerait
en effet une recherche beaucoup plus importante, mobilisant notamment une
étude comparative des différents fonctionnements selon les divers regroupements
d’APS proposés.
Nous souhaitons seulement souligner le fait, avancer que la question du genre
en EPS – entendue comme façon de catégoriser les objets – a produit des logiques
de classifications qui sont bien un genre scolaire. Il s’agit en effet là d’une préoccu-
pation typiquement et spécifiquement scolaire, renvoyant à la question de la mise
en forme scolaire de la discipline (Arnaud 1989, Marsault 2005).
EPS ET GENRE DIDACTIQUE

La question de savoir si un genre littéraire constitue un genre didactique relève,


à notre avis, d’un tout autre projet. Ainsi, étudier si « le commentaire » constitue
un genre scolaire ou un genre didactique (Daunay 2005) ou si des types d’exercice
mathématiques constituent eux aussi un genre didactique (Lahanier-Reuter 2005)
revient à aborder la question différemment.
52 A. Thépaut

Existe-t-il des genres didactiques, c’est-à-dire des catégories servant à rassem-


bler des « objets didactiques » répondant à des critères pragmatiques, formels ou
thématiques semblables ?
La question du genre devient alors « un outil théorique pertinent (au sein du
projet de connaissance des didactiques pour décrire, comprendre et analyser les
fonctionnements disciplinaires (scolaires), les contenus (savoir et savoir faire...)
en tant qu’ils sont des objets d’enseignement et d’apprentissage référés à des
disciplines » (Reuter 2005-a-, p. 2).
Les activités et pratiques didactiques ne seraient pas identiques selon les genres
(qu’il s’agisse d’un genre romanesque, policier...) ?
Plus loin, les catégorisations scolaires proposées selon les définitions que l’on
y met ne renvoient pas aux mêmes activités de la part de l’élève et du maître.
Ceci incite à penser l’activité que doit mettre en œuvre l’élève (l’apprenant), à
la fois ce que l’on attend de lui, comme l’activité qui est impliquée dans l’objet
d’enseignement et l’objet disciplinaire. (Daunay 2005).
Existe-t-il des genres didactiques en EPS ? Le genre est-il un outil pertinent
pour comprendre ce qui se joue en EPS ? Nous aborderons cette question en nous
demandant si le match, moment traditionnellement proposé en fin de séance de
jeux sportifs collectifs, constitue un genre didactique.
2 L E MATCH
La structuration classique des séances d’éducation physique et sportive, consa-
crées aux jeux sportifs collectifs est constituée de trois temps, l’échauffement,
la ou les situations d’exercices, puis le match pour clore la séance. La fonction
déclarée de ce moment particulier est de permettre aux élèves de réinvestir les
savoirs travaillés et en principe acquis, au cours de la phase précédente, au cours
des exercices.
Le souhait de l’enseignant est ici de permettre aux élèves d’appliquer les savoirs
étudiés précédemment, dans la situation de match, considérée à la fois comme
« le vrai jeu » et celui qui donne son sens aux apprentissages effectués. Il s’agit là,
si l’on utilise la métaphore empruntée à la didactique des mathématiques, d’une
présentation axiomatique des savoirs.
Une conception des problèmes qui conduit souvent à assimiler les
hypothèses à ce qui est connu, les conclusions à ce qui est recherché
et la résolution du problème à un cheminement qui coïncide facile-
ment à la démonstration cherchée. Une présentation axiomatique :
la séance débute par la mise en place de la notion qui constitue la
leçon suivie par une série d’exercices d’application et une autre dite
de problèmes...
Or, pour en rendre plus facile l’enseignement elle (la présentation
Le match de fin de séance [...] 53

axiomatique) isole certaines notions et propriétés du tissu d’activité


où elles ont pris leur origine, leur sens, leur motivation et leur emploi...
Elle a son utilité, ses inconvénients et son rôle, même pour la constitu-
tion de la science. Elle est à la fois inévitable, nécessaire et en un sens
regrettable. Elle doit être mise sous surveillance.Brousseau 1986, p. 36
Cette présentation, rapportée à l’analyse des jeux sportifs collectifs, nous donne :
1. les hypothèses renvoient à ce qui est connu : pour battre l’adversaire, le
joueur doit appliquer le schéma tactique travaillé à l’entraînement, la solu-
tion apprise, l’enchaînement d’actions favori répété inlassablement,
2. les conclusions sont la reconnaissance de la « situation » travaillée à l’entraî-
nement, la configuration de jeu,
3. la résolution du problème, l’application de la solution.
Cette organisation renvoie à une conception du sport de performance déjà
dénoncée depuis longtemps, un sport « fait par des hommes de sciences lesquels,
avec l’entraîneur, échafaudent, pour l’athlète, les hypothèses qui vont lui permettre
de réaliser les performances les plus hautes possibles, de créer en quelque sorte le
champion au risque, ajoute l’auteur avec lucidité, d’amoindrir l’homme » (Boisset
cité par Moustard 2005, p. 22).
Ce mode de présentation des jeux sportifs collectifs mérite également d’être
mise sous surveillance.
La représentation du match dans l’enseignement des jeux sportifs collectifs
recouvre un double aspect :
– Une conception même de l’activité sportive D’un coté, une représentation an-
cienne de l’activité sportive comme une activité d’adultes, à laquelle s’initient
les enfants pour devenir eux-mêmes des adultes. De l’autre coté, le sport perçu
également comme une activité d’enfant qui peut-être considérée d’emblée
comme une activité sportive, pratiquée sans doute à un niveau de complexité
moindre, mais porteuse de développements importants. Elle ouvre alors la
voie à une « nouvelle façon de concevoir la vie physique des enfants en inté-
grant les activités sportives dans la vie éducative... » (Moustard 2005). Cette
approche conduit à percevoir les jeux sportifs collectifs non pas comme une
succession de prouesses techniques individuelles mais comme organisation
dynamique et collective complexe où chaque niveau de jeu constitue une
entité et un système de niveau de complexité différent. C’est ici toute la pro-
blématique développée au départ par Deleplace (1979), poursuivie depuis
par de nombreux auteurs. Elle fonde l’analyse de l’activité sur la recherche
d’une systémique, aboutissant à une relecture complète des sports collectifs.
Ici, on retrouve également toute la perspective développée par Mérand et
l’équipe constituée autour du Conseil pédagogique et scientifique de la Fé-
54 A. Thépaut

dération sportive et gymnique du travail (CPS FSGT) visant à promouvoir un


« sport de l’enfant » considéré, non comme une réduction en miniature de
l’activité de l’adulte aux caractéristiques morphologiques de l’enfant, mais
bien perçu comme une activité à part entière susceptible de développements
importants et ouvrant alors la voie à une authentique éducation physique
(Goirand et all. 2005).
– Une conception de l’enseignement renvoyant à une opposition entre deux
démarches d’apprentissage
• une démarche qualifiée de techniciste, où chaque jeu sportif collectif est
découpé en un certain nombre d’éléments retenus comme significatifs :
le ballon, le joueur intervenant sur le ballon, le partenaire impliqué dans
l’échange de la balle, l’adversaire intervenant sur le ballon
• une démarche qualifiée de « constructiviste » (Arnaud 1986)
Ici, chaque activité physique est envisagée dans sa totalité et sa complexité.
Elle suppose l’identification des caractéristiques essentielles et des pro-
blèmes fondamentaux que pose cette activité au sujet. Tout savoir construit
par l’élève est le résultat d’une conduite adaptative face au problème posé
par le jeu et les caractéristiques du milieu. Cette démarche nécessite de
resituer chaque jeu sportif collectif dans la globalité de son contexte en
même temps que son historicité.

Pratiquer un sport, c’est d’abord disputer une compétition entre deux


clubs eux mêmes structurés en un certain nombre d’équipes.
La compétition est conçue comme un ensemble complexe compor-
tant outre les compétiteurs, les officiels, les manageurs d’équipes et
des observateurs. L’analyse des résultats de la compétition (à laquelle
participent les enfants) permet la détermination d’objectifs à court
terme pour tenter de transformer les résultats obtenus.
La technique, dans cette perspective, est le moyen de résoudre des
problèmes concrets par des pratiquants nettement caractérisés...
Les solutions formalisées en techniques représentent donc les moyens
de résoudre les difficultés rencontrées par les pratiquants dans des si-
tuations de rapport de force ou de confrontation. Pour comprendre le
sens des techniques, il faut se centrer sur la recherche de solutions adé-
quates. En ce sens la technique est création au sens de dépassement et
quelquefois de réorganisations profondes de ce qui se faisait jusque là.
Il s’agit avant tout de solliciter l’activité adaptative créative par confron-
tation à des problèmes. Marsenach 2005, p. 92

Le match dans cette seconde approche, prend bien évidemment une toute autre
signification.
Le match de fin de séance [...] 55

En 1965, le problème principal des sports collectifs est défini comme


l’action du groupe sur lui-même pour un but commun. Comme cette
action du groupe sur lui-même n’est accessible que si le groupe vit
une histoire, il fallait reconstruire en éducation physique une unité
temporelle et fonctionnelle : compétition – entraînement – compéti-
tion. Le cycle est ainsi conçu pour permettre à l’équipe de vivre une
histoire. Vandevelde 2003, p. 57
Si le match est un rapport de force entre deux équipes, entre un at-
taquant et un défenseur au sein de ces équipes, cela requiert de la
part des joueurs une bonne perception de celui qui domine ou est do-
miné pour anticiper les actions possibles et faire des choix pertinents.
La formation du joueur doit lui permettre d’améliorer son activité
perceptive et motrice. Vandevelde 2003, p. 58
On le voit, le match est considéré comme « le lieu d’unité de deux contraires [...],
un rapport de force [...] dans lequel une équipe vit des situations où elle domine
ou au contraire, où elle est dominée [...] regarder les joueurs un par un ne permet
pas de comprendre le déroulement d’un match [...]. L’unité minimale occupant
l’espace, c’est le couple attaquant / défenseur » (Mérand cité par Vandevelde,
2003).
Quelle activité déploient les élèves lorsqu’ils sont en match au cours des séances
d’EPS ? Sont-ils dans une activité d’application de solutions apprises au cours des
exercices ou bien dans une activité d’adaptation et de résolution collective de
problème posé par l’équipe adverse ? Cette activité dépend-t-elle du contexte dans
lequel l’enseignant inscrit le match ? Développent-ils la même activité en match
que celle mise en œuvre au cours des exercices ? Il est possible de supposer au
préalable que celle-ci n’est pas identique.
Nous pensons en effet, comme le soulignent Grehaigne, Billard & Laroche (1999),
que l’activité de l’élève n’est pas identique lorsqu’il est en situation de match et en
situation d’exercice.
Il convient de distinguer dans l’utilisation des connaissances quelle est
l’activité du joueur en match et quelle est celle du joueur en situation
d’apprentissage. En situation de match, le joueur se doit de mobiliser
toutes ses ressources disponibles dans des pressions temporelles qui
le conduisent dans la plupart des cas à gérer ou à anticiper, c’est-à-dire
à prévoir les déplacements et actions que l’évolution probable du jeu
appelle de sa part.
En situation d’apprentissage, l’activité du joueur est toute autre. D’une
part, la contrainte temporelle peut être réduite voire supprimée. D’autre
part, il s’agit pour lui de construire des connaissances, des compé-
56 A. Thépaut

tences perceptives, décisionnelles et sensorimotrices, par une suc-


cession d’essais en vue de transformer et d’optimiser ses réponses
motrices. L’élève peut ainsi fixer son attention sur un point précis
du jeu et explorer l’ensemble des connaissances et de leurs variables
qu’une situation aura permis d’identifier.
Grehaigne, Billard & Laroche 1999, p. 37

On le voit, l’activité de l’élève mise en œuvre au cours du match est loin d’être
simple. Dans ce contexte, le match constitue-t-il un genre didactique ? Répondre à
cette question suppose d’observer et d’analyser des situations concrètes.

3 L E CONTEXTE DE L’ ÉTUDE
Afin d’étudier l’activité déployée en match par des élèves et de la comparer à
celle mise en œuvre au cours d’exercices, nous nous sommes appuyés sur des
observations réalisées lors d’une étude antérieure2 .

U N CYCLE DE BASKET DE SIX SÉANCES


Le travail d’analyse porte sur l’étude d’un cycle de basket-ball de six séances
avec une classe de CM 1-CM 2 (21 élèves). Les observations sur lesquelles se fonde
cette première étude sur le genre, portent uniquement sur les séances 2, 3 et 4. Elle
s’appuie sur l’étude de onze séquences.
Le premier exercice se déroule au cours de la séance 2. Il est une adaptation
du jeu de la balle au capitaine. Présenté sous forme de jeu à effectifs réduits, il ne
concerne à chaque fois qu’une demi-classe, soit neuf élèves, une équipe de quatre
joueurs contre cinq à la première séquence, et dix élèves (cinq contre cinq) lors de
la deuxième séquence.
Cette première série d’exercices est suivie de deux matchs, une demi classe
formant deux équipes au cours du premier, l’autre demi-classe, deux nouvelles
équipes pour le second match.
Au cours de la troisième séance, la première série d’exercice n’ayant pas apporté
les résultats escomptés, l’enseignant propose de nouveau ce jeu de la balle au
capitaine selon les mêmes modalités organisationnelles. Il donne lieu à nouveau à
deux matchs de fin de séance.
Au cours de la quatrième séance, après l’échauffement, l’enseignant propose un
nouvel exercice, considéré comme situation problème, prolongement de la balle
au capitaine. Il concerne cette fois-ci toute la classe en même temps. Il est suivi
d’une nouvelle série de deux matchs.

2 – Nous nous référons ici aux observations construites pour le travail de thèse (Thépaut 2002). Ayant
analysé le contrat didactique se développant aux cours de quelques situations d’exercice, le travail de
comparaison s’en est trouvé facilité.
Le match de fin de séance [...] 57

L’ensemble constitue un groupe de onze séquences se répartissant de la façon


suivante :

Séance 1 Séance 2 Séance 3

Balle au capitaine Balle au capitaine Jeu des cerceaux


Séquence 1 Séquence 3 Séquence 5

Balle au capitaine Balle au capitaine


Séquence 2 Séquence 4

Match 1 Match 3 Match 5

Match 2 Match 4 Match 6

Chaque élève a ainsi vécu au cours de ces trois séances, deux fois le jeu de la
balle au capitaine, l’exercice avec cerceaux et participé à trois matchs.

C ONTENUS VISÉS , DISPOSITIFS ET CONSIGNES


L A BALLE AU CAPITAINE

Au cours de cet exercice, le maître souhaite que les élèves apprennent, lorsqu’ils
sont non-porteurs de balle, à se déplacer en avant du porteur de balle afin de lui
offrir des solutions d’échanges de la balle qui fasse progresser celle-ci vers la cible
adverse.
Le but du jeu est de parvenir par une série de passes à donner la balle à son
capitaine situé dans un cerceau à l’autre bout du terrain. A chaque fois qu’une
équipe y parvient elle marque un point. Les règles du jeu sont celles du basket-ball
rappelées en début de chaque séance. Au cours de cet exercice, le maître ajoute
une règle supplémentaire : le porteur de balle n’a pas le droit de se déplacer. Il doit
rester sur place. En interdisant ainsi au porteur de balle de se déplacer, l’enseignant
souhaite que les élèves comprennent que, lorsqu’ils sont non-porteurs de balle,
pour faire progresser la balle vers l’avant, ils n’ont pas d’autre solution que de se
déplacer vers l’avant.

L E JEU DU CERCEAU

À l’issue des séquences de jeu de la balle au capitaine, l’enseignant constate le


fait suivant. Si certains élèves parviennent bien à faire progresser rapidement la
balle vers l’avant, par une série de passes, toutefois, faute de regarder suffisamment
vite, ils transmettent la balle à un partenaire non démarqué.
Il construit alors un nouvel exercice : le jeu du cerceau. Une équipe répartie sur
onze cerceaux en trois lignes successives, doit faire parvenir la balle d’un bout à
58 A. Thépaut

l’autre du terrain pour marquer un point. Deux défenseurs sont présents sur le
champ pour l’en empêcher en cherchant à intercepter les passes. Le principe de
construction de la tâche est le suivant : sachant qu’il y a deux défenseurs pour
chaque ligne de trois attaquants, il doit nécessairement y avoir un joueur libre de
tout marquage, joueur à qui, bien évidemment le porteur de balle doit transmettre
la balle. Au cours de cet exercice, le maître souhaite donc que les élèves apprennent,
lorsqu’ils sont porteurs de balle, à regarder rapidement vers l’avant pour voir s’ils
ont un partenaire démarqué à qui transmettre la balle.

4 M ÉTHODOLOGIE
R ECUEIL DE DONNÉES
Chaque séance a été filmée à l’aide de deux caméscopes. Les enregistrements ont
donné lieu à une transcription écrite sous forme de tableau mettant en parallèle
l’activité et les interventions verbales de l’enseignant avec l’activité des élèves
selon les modalités suivantes :

Schémas
Activités et in-
Temps Activités (configurations
terventions ver-
déroulement des élèves successives du
bales du maître
jeu)

Pour la description de l’activité des élèves, nous avons effectué une sélection
en ne retenant que les modes de réalisation de l’exercice. Ainsi, pour le jeu de la
balle au capitaine, nous avons noté à chaque échange de la balle, les placements
et déplacements des partenaires et adversaires. Nous relevons en particulier si le
joueur non-porteur de balle se place en avant du porteur de balle, selon quelle
orientation et trajectoire, puisque tel est pour l’enseignant l’enjeu de la situation
d’apprentissage.
Nous avons procédé de la même sorte pour la transcription de l’activité en
match. Nous effectuons en même temps un relevé de quelques indications sur
l’évolution du rapport de force (nombre d’entrées en possession de la balle, nombre
de tentatives de tir, nombre de points marqués, ...)

C ADRE D ’ ANALYSE
C ADRE D ’ ANALYSE DES SPORTS COLLECTIFS

Pour analyser l’activité en match nous avons retenu des principes d’analyse
classiques (Bayer 1979, AEEPS 1984) en procédant à un découpage temporel et
spatial du jeu.
Le match de fin de séance [...] 59

– Découpage temporel Chaque match est découpé en un certain nombre d’ac-


tions de jeu. L’action de jeu est définie comme le temps compris entre le
moment où l’équipe entre en possession de la balle, considéré comme le
moment où l’équipe passe en attaque, et la perte de celle-ci, l’équipe passant
alors en défense.
– Découpage spatial Nous définissons le terrain de jeu en un espace de progres-
sion de la balle où l’enjeu pour l’équipe est d’« amener la balle dans une zone
à partir de laquelle on pourra tirer. Toutes les situations que l’équipe peut
vivre dans cet espace sont des situations de "gagne terrain" », et un espace de
marque « où le problème pour l’équipe est d’optimiser les conditions de tir »
(Falguières & Muguet 1990). Pour caractériser l’évolution du jeu de l’équipe
nous considérons également l’espace de jeu effectif comme « une surface po-
lygonale que l’on obtient en reliant entre eux les joueurs situés à la périphérie
du jeu à un instant donné » (Grehaigne, Billard & Laroche 1999, p. 45).
L’ensemble de ces données nous permet de caractériser le jeu d’équipe tenant
compte de l’évolution du rapport de force (Mérand 1974, 1977). Nous relevons le
nombre de points marqués, le nombre de tentative de tir, le nombre d’échange de
balle par action de jeu, en tenant compte des situations de gagne terrain et des si-
tuations de circulation de la balle autour de la cible, les rapports de domination en
fonction du temps d’occupation du terrain de l’équipe adverse et de mobilisation
de la balle.
L’ ACTIVITÉ DES JOUEURS
À partir du relevé des actions de joueurs, nous établissons une monographie
pour chacun d’eux. Pour chaque élève, nous reprenons la chronologie de ses ac-
tions. Ceci nous permet, de reconstruire à partir de cette succession, la logique
du joueur. Il est alors possible d’en inférer sa représentation du jeu et du but à
atteindre, les éléments qu’il prend en compte pour élaborer sa réponse et éven-
tuellement la modifier. Nous situons également ces modes de réalisation sur une
échelle comportementale, du joueur débutant au joueur expert.

5 R ÉSULTATS
O BSERVATIONS
L’activité de chaque élève est étudiée selon une double perspective :
1. diachronique : l’élève applique-t-il au cours du match qui suit, ce qui a été
abordé durant l’exercice précédent ?
2. synchronique : le jeu de l’élève évolue-t-il d’un match à l’autre ?
Pour construire cette première approche nous nous appuyons sur l’observation
et l’analyse de l’activité de quatre élèves.
60 A. Thépaut

– A NAÏS Il y a un décalage entre les situations d’apprentissage et les phases


de jeu. Elle n’applique pas en match les modes de réalisation qu’elle met en
œuvre lors des exercices. En même temps au cours des trois phases de jeu, elle
adopte toujours la même stratégie. Ceci signifie d’une part qu’elle a stabilisé
une stratégie de jeu, d’autre part que l’enjeu du jeu, pour elle l’emporte sur
l’enjeu d’apprentissage. C’est surtout le souhait de gagner le match qui dicte
sa conduite.
– R ÉMI Il adopte une stratégie, au cours du premier exercice, qu’il mettra en
œuvre également au cours du match. Chez Rémi, on peut penser qu’il connaît
déjà une façon de jouer et met en œuvre son savoir initial, aussi bien en
exercice qu’en match. Il n’applique pas en match ce qu’il a appris au cours
des exercices. Il résout l’exercice à partir de ce qu’il sait déjà faire en match.
Au cours de la seconde série, il applique toujours le même mode de résolu-
tion, mode qui conduit à une impasse. Étant dans une équipe de trois, au
sein de laquelle une équipière adopte un comportement qui ne permet pas
d’offrir une solution au porteur de balle, Rémi se retrouve ainsi de fait dans
une situation à deux joueurs, lui et sa deuxième coéquipière. Lorsque cette
dernière est en possession de la balle et ne peut avancer vers la cible, Rémi
est de ce fait obligé de venir l’aider. Il change alors quelque peu son mode de
réalisation, sous l’effet de la contrainte, lorsque aucune autre solution n’est
possible. Mais il faut en quelque sorte que la situation de blocage soit effective
pour qu’il s’en rende compte et modifie son comportement.
On va alors observer le même comportement au cours des deux phases de
jeu suivantes. Rémi n’applique pas au cours du match ce qui a été abordé
au cours des exercices précédents sauf lorsque le jeu est bloqué. Alors il se
déplace pour soutenir le porteur de balle et lui offrir une solution d’échange.
Il met en œuvre la solution souhaitée par l’enseignant mais toujours après un
temps d’arrêt. Il ne peut pas y avoir dès lors continuité des actions.
Enfin, lorsqu’il est en possession de la balle, il cherche bien à transmettre
rapidement la balle vers l’avant, mais sans tenir compte du fait de savoir si le
partenaire à qui il lance la balle est marqué ou non. Ici encore, il est possible
d’avancer que Rémi n’applique qu’une partie de ce qui est attendu par le
maître.
– B RAHIM Lors du premier exercice, la balle au capitaine, il joue tantôt le rôle
de distributeur et n’applique pas là, la solution attendue par l’enseignant,
tantôt lorsque le maître entre en jeu, il cherche à jouer avec celui-ci, la maître
s’appuyant sur Brahim pour montrer comment il faut jouer. Il applique alors
la solution attendue.
En match, il applique le rôle de distributeur de jeu et ne met pas en œuvre la
solution abordée au cours de l’exercice. Lors de la seconde série de la balle
Le match de fin de séance [...] 61

au capitaine, un autre joueur occupe le rôle de distributeur, libérant ainsi


Brahim pour pouvoir adopter une nouvelle stratégie. Tentant de résoudre le
problème posé, il trouve avec ses partenaires une solution qui, certes n’est
pas la solution attendue par le maître mais n’en constitue pas moins une
réponse intéressante. Elle permet à l’équipe de faire progresser rapidement la
balle vers l’avant. Cette solution, qui sera retenue par le maître, n’est toutefois
pas appliquée par Brahim au cours du match suivant. Il adopte à peu près le
même mode de fonctionnement qu’au cours du premier match, c’est-à-dire
une alternance de jeu à l’arrêt jeu en mouvement, en étant à l’affût d’où il est,
soit des balles perdues soit des balles interceptées. Il ne met pas en œuvre la
solution trouvée au cours de l’exercice précédent.
Au cours du troisième match (quatrième séance) il ne met pas en œuvre la
modalité travaillée au cours de l’exercice : transmettre rapidement la balle à
un partenaire devant démarqué. Curieusement il a tendance à jouer en appli-
quant ce qui a été demandé et abordé au cours des deux séances précédentes,
c’est à dire se déplacer en tant que porteur de balle, vers l’avant pour offrir
une solution d’échange, comme s’il avait fallu un temps de latence entre la
mise en œuvre au cours des exercice et son application en match. Est-ce une
prise de conscience effective ou un effet d’exercice lié à la répétition ? (Il s’agit
ici de la troisième séquence de match).
– L AURA Lors de l’exercice de la balle au capitaine, Laura est en échec. Elle
joue en étant toujours en arrière du porteur de balle, en retrait, adoptant
un comportement caractéristique du joueur débutant et peu efficace. Son
placement n’offre pas de solutions pour faire progresser la balle.
Au cours de la première séquence, toujours en arrière du porteur de balle, elle
n’avance que sous les injonctions de l’enseignant qui lui commande d’avancer.
Durant la seconde phase de jeu, elle est dans une équipe largement dominée
par l’adversaire qui n’arrive pas à résoudre le problème posé par la situation. Il
est difficile dans ces conditions de mettre en œuvre le comportement attendu.
À aucun moment l’équipe ne parvient à développer un jeu de progression.
En match, si elle se déplace bien vers l’avant c’est pour aller se placer toujours
en avant de l’espace de jeu effectif. Comme son équipe domine largement, en
étant presque exclusivement dans la raquette adverse (espace de marque),
Laura se retrouve sous le panier voire parfois en dehors même des lignes.
Elle joue un peu le rôle de l’avant-piquet, mais sans s’imposer réellement,
jouant davantage sur les opportunités de recevoir la balle seule en avant ou
de récupérer une balle perdue que sur le fait d’appeler la balle. Ce placement
lui permet d’être utile à l’équipe sans s’engager dans la « mêlée ».
62 A. Thépaut

A NALYSE ET INTERPRÉTATION
Les élèves appliquent-ils en match les solutions expérimentées, travaillées à
l’entraînement ?
1. Au cours des situations d’exercice, les élèves ne parviennent déjà pas à
appliquer la solution attendue par le maître.
Ces échecs, qui tiennent à de nombreuses raisons, sont liés notamment à la
complexité du « milieu » mis en place par l’enseignant (Thépaut & Léziart à
paraître). Ainsi, si Anaïs n’applique pas en match les solutions expérimentées
au cours de l’exercice, c’est parce qu’au cours de ce dernier, elle met en
œuvre une solution autre que celle qui est attendue, mais qui n’en est pas
moins efficace. Parce que Kéwin ne veut pas jouer le rôle de défenseur, elle
assume alors cette tâche en restant en permanence devant le capitaine
adverse. Toute situation de jeux sportifs collectifs contient une double tâche,
en attaque et en défense. Ici, en se dévouant pour l’équipe, elle ne s’occupe
que de la défense de la cible. À aucun moment elle ne participe à l’attaque.
Elle ne s’engage pas dans les situations de gagne terrain, de progression vers
l’avant.
2. Lorsque les élèves parviennent à réaliser la tâche, atteindre le but, ce n’est
pas, dans les exercices étudiés ici, par une application de la solution souhai-
tée par l’enseignant mais par un compromis entre ce qu’il attend et ce qui
est concrètement mis en IJuvre par les joueurs. Il semble s’opérer un accord
médian autour de solutions acceptables par les uns et les autres, permettant
de faire avancer le temps didactique. Ces modes de réalisation sont dans
certains cas intégrés en match, inexploités dans d’autres.
3. En match, la plupart des élèves adoptent des stratégies qui, pour être re-
produites régulièrement, apparaissent stabilisées. Mais il s’agit de stratégies
« individuelles », c’est à dire l’application de solution manifestant comment
chaque joueur voit la façon dont il faut être efficace, sans que cela ne donne
lieu à concertation, coordination préalable. Il n’apparaît pas de projet col-
lectif. Chacun jouant sa partition et adaptant son comportement au coup
par coup en fonction de la configuration du jeu.
La stratégie dominante adoptée est la suivante : les enfants ont bien compris
le sens du jeu, le fait d’aller placer la balle dans la cible adverse. Pour cela
ils savent qu’il faut faire progresser la balle vers le panier adverse pour être
le plus proche possible avant de tirer. La progression de la balle est assurée
de deux façons, soit le non-porteur de balle est en arrière du porteur de
balle, alors il se déplace pour monter à hauteur du porteur de balle, soit le
non-porteur de balle est déjà en avant du porteur de balle, alors il attend la
balle à l’arrêt, orienté vers le porteur de balle, dos à la cible.
Le match de fin de séance [...] 63

4. Lorsque les exercices sont assez proches de la situation de match (la balle au
capitaine) les réponses mises en œuvre montrent que les élèves ont tendance
à appliquer en situation d’exercice, les stratégies de match, c’est-à-dire ce
qui correspond à la façon de se représenter la tâche à réaliser et le rôle à tenir.
Il apparaît alors, pour ces cas étudiés, situation de début de cycle, l’enjeu du
jeu est plus important que l’enjeu d’apprentissage. Ils sont centrés d’abord
sur la réussite du jeu, la victoire sur l’adversaire, plutôt que de tenter de
résoudre le problème posé par la situation.

5. Le jeu en match au cours de ces trois séances évolue. On note un nombre


plus conséquent de situations de gagne terrain assurées par une progression
de la balle mieux maîtrisée. Cette observation pose la question suivante :
s’agit-il d’une évolution sous l’effet des exercices travaillés qui sous forme
indirecte suscite une amélioration, ou la conséquence d’une répétition de
la situation de match ? Les éléments dont nous disposons actuellement ne
nous permettent pas de répondre.

6 D ISCUSSION
– Le match constitue-t-il un genre ? La réponse ne peut être que prudente dans
l’état actuel des résultats. Il semble constituer un « objet didactique » particu-
lier susceptible de différencier les activités selon l’approche dans laquelle il
s’inscrit (activité d’application, activité de résolution de problème). Il néces-
site une étude plus approfondie pour identifier l’activité mise en œuvre par
les élèves. Les quelques observations rapportées semblent montrer que les
élèves n’apparaissent pas appliquer les solutions travaillées à l’entraînement.
Il y a là tout au moins, une relation traditionnellement établie qui mérite
d’être questionnée et retravaillée.
– Qu’apporte cette première approche à la problématique sur le genre ? Il ap-
paraît nécessaire de différencier l’aspect formel – ce qui relève du prescrit –
(Reuter 2005) et l’activité du sujet réellement mise en jeu. Nous renvoyons
ici à l’étude réalisée par B. Daunay (2005), à propos du commentaire. Ici,
les catégorisations scolaires proposées, selon les définitions que l’on y met,
ne renvoient pas aux mêmes activités de la part de l’élève et du maître. Le
travail passe alors par une étude et une description précise de l’activité de
l’enseignant et de l’élève à propos de l’enseignement apprentissage d’un sa-
voir donné. Nous retrouvons là une préoccupation identique dans les travaux
de didactique du français et de l’EPS. La notion de genre didactique peut être
un outil heuristique pour discriminer des fonctionnements didactiques diffé-
rents. L’étude confirme, qu’un même exercice scolaire, sous une appellation
identique, renvoie à des activités différentes, tant du maître que des élèves.
64 A. Thépaut

C ONCLUSION
La question du genre, entendue comme activité intellectuelle de catégorisation
a donné lieu à des développements importants en STAPS, à travers le débat sur
les classifications. Il s’agit de classer les différentes APS en fonction d’un cadre
d’analyse préétabli.
Nous retrouvons cette même préoccupation en EPS. Entre la nécessité de s’ap-
puyer sur plusieurs APS afin d’offrir une formation polyvalente ouverte sur les
différentes modalités de la culture corporelle et la construction d’unités d’appren-
tissage suffisamment longues pour favoriser l’émergence de réelles transforma-
tions motrices, il est apparu nécessaire de procéder à des regroupements et de
construire des catégories susceptibles de fonder un programme propre à la disci-
pline. Cette préoccupation, si elle paraît fondamentale ne concerne toutefois que
le premier versant de la transposition didactique (Léziart 1997). Elle ne permet pas
de décrire le fonctionnement des séquences. Rechercher des genres didactiques
relève d’un tout autre projet. Il s’agit de repérer des « objets didactiques » discrimi-
nants dans le fonctionnement du processus d’enseignement et d’apprentissage.
C’est à cette fin que nous nous sommes focalisés sur le moment du match lors
de l’enseignement des jeux sportifs collectifs. Le match constitue-t-il un genre
didactique ?
Traditionnellement proposé en fin de séance, il recoupe deux façons de conce-
voir l’activité sportive en même temps que deux approches des démarches d’en-
seignement. Abordé sous cet angle, il semblait intéressant de déterminer quelle
activité déploient les élèves lorsqu’ils sont en match. Sont-ils dans une activité de
réinvestissement des solutions abordées en cours ou dans une activité de résolu-
tion de problème posé par l’équipe adverse ?
L’étude réalisée, en s’appuyant sur l’observation de quelques élèves ne permet
pas de répondre formellement à cette question. Elle permet néanmoins de dégager
que la relation traditionnellement établie entre les exercices et le match d’appli-
cation est loin d’être effective. Les élèves, en appliquant une activité qui semble
autonome, montrent que le match constitue un moment particulier qui pourrait
constituer un objet didactique propre.

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Le geste pédagogique
dans la formation des enseignants
de langue étrangère
Réflexions à partir d’un corpus
de journaux d’apprentissage

Lucile C ADET & Marion T ELLIER


IUFM Nord – Pas de Calais
Équipe T HÉODILE (E . A . 1764)
Université Paris VII - ARP

I NTRODUCTION
Depuis les années 70, certains gestualistes et didacticiens nord-américains et
européens s’intéressent aux manifestations non verbales dans la relation péda-
gogique en particulier en classe de langue et l’intérêt pour cette question est
actuellement grandissant1 .
En didactique des langues, la problématique du geste a été abordée sous diffé-
rents angles et porte généralement sur l’activité non verbale de l’apprenant, sur la
gestualité de l’enseignant, et, dans une autre perspective, sur le geste en tant que
contenu culturel.
L’analyse de l’activité non verbale des apprenants intéresse actuellement un
certain nombre de chercheurs comme, par exemple, M. Gullberg (1998) qui a
étudié les gestes en tant que stratégie compensatoire de communicationă ou
encore G. Stam (2002) qui travaille sur les gestes coverbaux en langue cible et le
développement d’une interlangue gestuelle.
Du côté des gestes de l’enseignant, il existe essentiellement des études descrip-
tives (Pavelin 2002 ; Lazaraton 2004). De rares études tentent d’évaluer l’impact
du geste pédagogique sur l’apprentissage et plus particulièrement sur la compré-
hension (Sime 2001 ; Tellier 2004) et sur la mémorisation de la langue cible par les
apprenants. Deux chercheures, à notre connaissance, ont réalisé des études expéri-

1 – Témoin le programme du dernier colloque de l’ISGS 2005 (International Society of Gesture Studies)
qui consacre une part plus qu’importante au geste dans l’enseignement.
68 L. Cadet & M. Tellier

mentales sur le rôle de la gestuelle de l’enseignant sur la mémorisationă : L. Quinn


Allen (1995) qui s’intéresse aux expressions idiomatiques apprises par de jeunes
adultes et M. Tellier (2005 et à paraître) qui travaille autour de la mémorisation
et de la compréhension du lexique par de jeunes enfants. Enfin, des chercheurs
comme L. Wylie 1977, G.Calbris et J. Montredon 1986, G. Calbris et L. Porcher
1989 – pour la didactique du FLE – et E. Hauge 1998 – pour l’EFL2 – proposent
des descriptions de gestes propres à la langue-culture cible (gestes culturels ou
emblèmes3 ) et en dégagent des perspectives didactiques. Tous s’accordent à penser
que l’enseignement / apprentissage des emblèmes est indispensable pour acquérir
une véritable compétence de communication en L 2.
Comme nous pouvons le constater, toutes ces études mettent en valeur l’impor-
tance du geste dans l’enseignement des langues mais elles envisagent rarement la
réflexion sur le geste au sein de la formation de l’enseignant de langue. De la même
façon, si les enseignements dispensés dans les cursus de formation traitent du
caractère communicatif du geste, ils négligent bien souvent et son aspect culturel
et son impact pédagogique.
C’est donc à ces aspects que nous consacrerons cet article qui tentera de mettre
au jour la façon dont les futurs enseignants perçoivent le geste pédagogique. À
cette fin, nous nous appuierons sur un corpus de journaux de bord d’apprentissage
qui sera étudié à partir des outils de l’analyse de contenu. Nous nous inscrirons
ensuite dans une perspective de recherche-action pour envisager une série de
propositions pour l’intégration d’une réflexion sur la gestualité dans le cadre de la
formation initiale des enseignants de langue.

1 I.L E JOURNAL D ’ APPRENTISSAGE : UN CORPUS ORIGINAL


1.QU ’ EST- CE QUE LE JOURNAL D ’ APPRENTISSAGE ?
En mention FLE4 , comme dans de nombreuses formations à l’enseignement des
langues, les étudiants qui se destinent à devenir enseignants de français langue
étrangère ont à faire l’apprentissage d’une langue nouvelle et à tenir un journal
d’apprentissage. Basé sur l’observation de classe, l’auto-observation et l’introspec-

2 – FLE : Français langue étrangère et EFL : English as a Foreign Language ou Anglais langue étrangère.
3 – Les emblèmes (Ekman & Friesen 1969) aussi appelés quasi-linguistiques (J. Cosnier 1982) sont
des gestes conventionnels qui traduisent des expressions idiomatiques. Ils peuvent accompagner
l’expression verbale ou la remplacer. En français par exemple, l’expression « mon œil ! » peut être
exprimée verbalement et / ou gestuellement par un geste de pointage (ou déictique) vers l’œil de
l’émetteur.
4 – La mention FLE est une option rattachée à certaines licences de langues vivantes, lettres modernes
et sciences du langage. Elle constitue la première étape de formation des étudiants qui envisagent de
devenir enseignants de français auprès de publics étrangers. Au moment où nous écrivons ces lignes,
la mention FLE est toujours proposée dans les universités qui n’ont pas encore appliqué la réforme
européenne LMD (Licence, Master, Doctorat ; voir l’arrêté du 23 avril 2002).
Le geste pédagogique dans la formation des enseignants 69

tion, le journal d’apprentissage, dans lequel les étudiants consignent leur expé-
rience d’apprentissage, notent leurs observations, leurs réflexions, leurs réactions
face à la langue nouvelle, vise à leur faire prendre conscience de leur pratique
apprenante et à leur faire expliciter leurs démarches d’apprentissage. Il s’agit donc
d’initier une réflexion sur l’apprentissage des langues en général à partir d’une
expérience personnelle d’apprentissage et l’on peut de ce fait considérer que pro-
poser une expérience comme celle-ci tend à respecter le principe selon lequel la
formation des enseignants de langue doit avant tout être « centrée sur l’appren-
tissage » (Porquier & Wagner, 1984). Le journal d’apprentissage est actuellement
utilisé comme outil de formation professionnelle privilégié dans presque toutes les
mentions FLE (Martinez 1994, Grandcolas & Vasseur 1999). Toutefois, la pratique
et l’organisation de l’activité journal d’apprentissage et l’appellation même de
journal d’apprentissage ne sont pas homogénéisées et diffèrent d’une université
à l’autre voire, au sein d’une même institution, d’un enseignant à l’autre (Cadet
2004b). Il semble que les contraintes imposées aux étudiants et le lieu même
dans lequel les journaux d’apprentissage sont produits ont une influence sur la
réalisation du travail et sur la façon dont les étudiants appréhendent et vivent
l’activité. Par conséquent, les journaux d’apprentissage peuvent être considérés
comme indissociables du contexte institutionnel et du dispositif dans lequel ils
s’inscrivent et duquel ils se nourrissent.

1.I NTÉRÊTS ET LIMITES DU JOURNAL D ’ APPRENTISSAGE COMME SUPPORT POUR


L’ ÉTUDE

Dans le champ des études sur la gestuelle de l’enseignant, le choix d’un cor-
pus de journaux d’apprentissage comme objet d’observation est nouveau, voire
inattendu. En effet, en règle générale, les travaux qui s’intéressent aux gestes péda-
gogiques s’appuient principalement sur des observations in vivo effectuées par
le chercheur dans une classe (Barnett 1983 ; Antes 1996), sur des corpus vidéo re-
cueillis en classe (Pavelin 2002) ou de manière expérimentale (Tellier 2004 et 2005).
L’analyse des gestes de l’enseignant se fait alors à travers le regard du chercheur
qui décrit les manifestions non verbales dans l’acte pédagogique de transmission.
C’est donc le chercheur qui relève les gestes, les classe, parfois même leur donne
un sens. Les études dans lesquelles on demande aux apprenants d’analyser les
gestes de l’enseignant sont plus rares mais nous semblent tout à fait pertinentes
dans la mesure où elles nous permettent d’explorer, de l’intérieur, la manière
dont les apprenants perçoivent, ressentent et utilisent les gestes de l’enseignant.
On peut ainsi mentionner le travail de D. Sime (2001) qui, après avoir filmé des
séances de cours d’anglais langue étrangère, a demandé à des apprenants adultes
de visionner les enregistrements et de commenter les gestes de l’enseignante.
L’étude montre que certains gestes sont mal interprétés, parfois même non com-
70 L. Cadet & M. Tellier

pris des étudiants5 . De la même façon, M. Tellier (2004 et à paraître) a montré que
même s’ils sont d’une aide considérable pour la compréhension, certains gestes
d’adultes peuvent être mal interprétés par de jeunes enfants dans une situation
d’apprentissage précoce de langue étrangère6 .
Travailler à partir de journaux d’apprentissage nous situe à la confluence de ces
recherches. En effet, ceci devrait nous permettre de voir comment, en fonction de
leur double statut, des apprenants de langue engagés dans un cursus profession-
nalisant à l’enseignement du FLE abordent la question du geste pédagogique.

1.P RÉSENTATION DU CORPUS D ’ ÉTUDE


Notre corpus d’étude est constitué d’une vingtaine de journaux d’apprentissage
de russe, de hongrois et de vietnamien rédigés par les étudiants de licence men-
tion FLE de l’université Paris 7 – Denis Diderot à l’issue du premier semestre de
l’année universitaire 2004-2005. Dans le contexte spécifique de cette université,
les étudiants ont la possibilité de suivre des cours de langue selon deux modalités.
Ils peuvent soit rejoindre un cours spécifiquement organisé pour la mention FLE -
c’est le cas notamment du cours de hongrois et de russe – soit intégrer un cours
de langue qui fait partie intégrante d’un autre cursus – le cours de vietnamien
n’est pas réservé aux étudiants de mention, il s’agit en réalité de l’un des cours
obligatoire du DEUG de vietnamien. Dans ces conditions, la mise en place de l’ac-
tivité journal d’apprentissage est confiée à l’enseignante de didactique qui est
également chargée de la correction et de l’évaluation de chaque journal. Pour
guider la réflexion des étudiants ainsi que la rédaction du journal, elle a établi
une grille d’observation qui dirige le regard des étudiants sur l’apprentissage de la
langue étrangère mais aussi et plus particulièrement sur l’enseignant de langue
et les stratégies auxquelles il recourt. En effet, pour les étudiants de ce cursus, le
cours d’initiation à la langue nouvelle constitue aussi une première observation
de classe. De ce fait, l’objectif de l’enseignante de didactique n’est pas seulement
de focaliser leur regard sur l’apprentissage en lui-même mais il est aussi de les
sensibiliser à la problématique de l’enseignement.
La grille d’observation sur laquelle les étudiants s’appuient peut être définie
comme une grille thématique et prescriptive. En effet, les étudiants sont amenés

5 – L’exemple le plus parlant de ce travail est celui dans lequel l’enseignante essaie d’expliquer que les
films étrangers peuvent être en version originale sous titrée ou doublés. Pour expliquer »doublé », elle
mime une bouche avec sa main droite qu’elle place près de son visage. Un étudiant japonais participant
à l’expérience est dérouté par ce geste et explique qu’il signifie « stupide » au Japon, ce qui montre bien
que certains gestes, très marqués culturellement, peuvent induire l’apprenant en erreur.
6 – Au cours d’une expérimentation dans laquelle des enfants de cinq ans devaient identifier des
gestes d’adultes, le mime de l’action « boire » réalisé avec la main représentant une bouteille et dont le
goulot est le pouce, a été interprété comme étant « sucer son pouce » par la moitié des jeunes sujets.
(Tellier 2004 et à paraître)
Le geste pédagogique dans la formation des enseignants 71

à traiter les quatre thèmes proposés dans la grille et leur journal d’apprentissage
doit respecter l’ordre d’apparition de toutes les rubriques : observation de la
classe, observation de l’enseignant et de sa pédagogie, remarques et impressions
concernant l’apprentissage, réflexions linguistiques sur la langue-cible et enfin,
réflexions sur le rôle de cette expérience au sein de la formation.
Comme on peut le constater, la grille d’observation ne porte pas sur la problé-
matique particulière du geste pédagogique mais, dans la mesure où elle traite de
l’ensemble de l’acte d’enseignement / apprentissage, elle aborde aussi la gestuelle
de l’enseignant. C’est donc à l’intérieur de la deuxième rubrique que le regard et
la réflexion des étudiants ont été dirigés vers cette problématique à partir de la
question suivante :
L’enseignant utilise-t-il des mimiques faciales, gestes ou mimes ? Don-
nez des exemples. Cela vous a-t-il aidé ? Pour la compréhension ? Pour
la mémorisation ?
C’est à partir des réponses données par les étudiants à cette question que nous
procèderons à l’analyse et que nous tenterons de montrer comment ils perçoivent
le geste pédagogique. L’initiation à une langue nouvelle doit permettre aux étu-
diants de confronter les éléments vus en cours à l’expérimentation personnelle
afin de faire le lien entre théorie et pratique. Nous tenons toutefois à signaler que,
dans l’analyse d’un tel corpus, il est parfois difficile de distinguer le témoignage
d’une expérience personnelle d’apprentissage de la répétition massive du cours
théorique de didactique. L’enseignante de didactique qui a évalué les journaux
d’apprentissage et qui est aussi une des auteures de cet article a parfois relevé des
remarques qui tenaient plus de la reprise du cours que de la description d’une
expérience vécue. Ceci pourrait être rapproché de ce que nous appellerons, sur le
modèle du « paradoxe de l’observateur » développé dans les années 70 par W. La-
bov, le « paradoxe du lecteur ». En effet, la figure de l’enseignant-destinataire du
journal d’apprentissage exerce une influence sur le contenu du journal et nous
ne devons pas oublier qu’un rédacteur tel qu’un étudiant de licence va adapter
son discours en fonction des attentes de l’enseignant qu’elles soient réelles ou
supposées (Cadet 2004 a et b).

2 P ERCEPTION , RÉCEPTION ET DESCRIPTION DU GESTE PÉDAGO -


GIQUE
Avant de commencer l’analyse, rappelons que les étudiants devaient choisir
entre une initiation au vietnamien, au hongrois ou au russe et que ces enseigne-
ments étaient dirigés par des professeurs différents. En effet, comme l’ont déjà
souligné G. Calbris et L. Porcher (1989), chaque individu a développé une gestuelle
spécifique en lien avec son origine sociale et culturelle et avec sa personnalité. Ceci
72 L. Cadet & M. Tellier

pourrait expliquer la diversité des remarques des étudiants concernant les gestes
des enseignants. Toutefois, à la lecture des journaux d’apprentissage, un nouveau
constat s’impose. La perception de la gestuelle des enseignants diffère souvent
d’un étudiant à l’autre, et ce, considérablement, au sein d’une même classe.
1.D ES PERCEPTIONS DIFFÉRENTES
Ainsi dans V 2 et V 37 et dans R 2 et R 5, on remarque que même s’ils ont partagé
la même expérience, les étudiants n’ont pas toujours une perception identique
du geste pédagogique. Là où les uns voient une multitude de manifestations non
verbales, les autres n’en relèvent pas ou peu. En tout cas, ils ne leur accordent pas
la même place dans leur apprentissage et par conséquent dans leur journal :
V 2 Aucune mimique faciale ou mime n’ont été utilisés lors des séances.
V 3 Le professeur utilise beaucoup de mimiques faciales et de gestes pour nous
permettre de mieux percevoir la tonalité et le rythme de la langue.
Ceci nous renvoie à la notion de « profil » d’apprenant et suggère que chaque
individu appréhende différemment les divers supports pédagogiques en fonc-
tion de sa modalité (kinesthésique, visuelle, auditive) d’apprentissage privilégiée
(Trocmé-Fabre 1987).
QUEL IMPACT SUR L’ APPRENTISSAGE ?
Ainsi dans la classe, l’information est transmise par le biais d’une multitude
de supports concomitants et complémentaires qui sont saisis différemment par
chaque apprenant. Le geste doit être considéré comme un de ces supports. Il peut
être ou non explicitement repéré comme aide tant pour la compréhension que
pour la mémorisation et, par voie de conséquence, pour l’apprentissage (R2, R6).
R 2 L’enseignante utilisait beaucoup de gestes pour la compréhension du vocabu-
laire lorsque ce dernier était donné sans l’appui du manuel [...]. Cela aidait
beaucoup pour à la compréhension mais également à la mémorisation des
formules. En effet, dès que je recherchais la forme de la question ou de la
réponse, je revoyais le geste. »
R 6 « Cela m’a aidée à comprendre à peu près ce qu’elle voulait nous dire, mais
ses gestes ne m’ont pas aidée à mémoriser.
En outre, on peut émettre l’hypothèse que la gestuelle pédagogique s’adapte
aux particularités de chaque langue pour, supposément, en faciliter la transmis-
sion. Ainsi par exemple, dans la majorité des journaux de vietnamien, on constate
7 – Après avoir été classés de manière aléatoire, de 1 à 8 pour le vietnamien, de 1 à 6 pour le hongrois
et de 1 à 9 pour le russe, les journaux ont été codés comme suit : vietnamien 1 =V 1 et ainsi de suite,
hongrois 1 =H 1 et ainsi de suite, russe 1 =R 1 et ainsi de suite.
Le geste pédagogique dans la formation des enseignants 73

que l’enseignante observée a élaboré une gestuelle spécifique pour l’enseigne-


ment / apprentissage des tons. Comme le montre l’exemple suivant (V6), entre
les apprenants et l’enseignante s’élabore un code gestuel commun : à chaque ton
correspond un mouvement de la main sur lequel les étudiants s’appuient pour
identifier, mémoriser et / ou produire le ton adéquat.
V 6 Pour le travail des tons, elle faisait de grands gestes pour montrer à quel
moment il fallait s’arrêter ou, au contraire, accentuer. Cela ressemblait à un
travail de chef d’orchestre.
Dans cet exemple, le geste pédagogique, parce qu’il est connu de tous (explicité,
acquis) fonctionne comme une aide pour l’apprenant à la fois pour la compré-
hension et pour la production des tons dans la classe, ce qui n’est pas toujours le
cas.
É VALUATION DE LA PÉDAGOGIE DU GESTE
En effet, d’autres extraits montrent que l’enseignant n’a pas toujours une bonne
maîtrise et une bonne utilisation de sa gestuelle qui peut rester obscure aux ap-
prenants. Ainsi, dans l’exemple suivant (R 4), on constate que l’enseignante utilise
des gestes déictiques (id. des gestes de pointage) vagues ce qui entrave la bonne
compréhension au lieu de la faciliter. Cette difficulté est accrue ici par le fait que
les deux items lexicaux désignés sont des paires minimales :
R 4 Pointer l’objet est une bonne chose lorsque les deux objets sont réellement
différents et / ou éloignés : par exemple porte / fenêtre. Mais lorsque l’ensei-
gnante indiquait tout d’abord "table" puis "chaise", il s’agissait selon moi
du même objet car elle indiquait la même direction et, lors de la première
leçon, il m’était difficile de bien faire la différence entre [styl] et [stol].
Tout en pouvant être une aide à la compréhension, le geste pédagogique peut
aussi avoir un impact sur la mémorisation. Toutefois, à la lumière du corpus,
on perçoit une importante variation de la portée du geste sur le processus de
mémorisation.
R 3 Elle a souvent utilisé des gestes simples comme pointer du doigt ou toucher
des objets des de la classe : une fenêtre, une table, une chaise... ces gestes
m’ont permis de comprendre immédiatement le sens de ces mots sans avoir
recours à la traduction. D’autre part, ils ajoutent un aspect très visuel et
concret à la mémorisation du vocabulaire. [...] lorsqu’il m’a fallu réutiliser ce
vocabulaire, je "revoyais" dans mon esprit les gestes de l’enseignante : pointer
la fenêtre, toucher une table, déplacer une chaise, etc. L’association du geste
et de l’objet concret à un mot rend la mémorisation beaucoup plus aisée car
la forme linguistique est associée à un contenu concret.
74 L. Cadet & M. Tellier

R 6 Cela m’a aidée à comprendre à peu près ce qu’elle voulait nous dire, mais
ses gestes ne m’ont pas aidée à mémoriser.
Comme le révèlent les extraits cités, c’est parce que les apprenants n’ont pas
tous la même perception du geste et parce qu’ils n’utilisent pas de la même façon
le support gestuel qu’il existe une grande variété dans leur témoignage.
D ÉFINIR LE GESTE PÉDAGOGIQUE : UNE TÂCHE COMPLEXE
À ces deux facteurs, nous pouvons en ajouter un troisième : les apprenants ne
construisent pas la même définition de la notion de geste pédagogique ce qui
les amène à observer des manifestations non verbales différentes et peu ciblées.
Certes, ils relèvent des gestes d’information mais sont moins attentifs aux gestes de
gestion de la classe (deux exemples sur la totalité du corpus qui portent sur l’ani-
mation de la classe et la distribution des tours de parole) et aux gestes d’évaluation
(une seule occurrence en R 8).
L’étude des témoignages révèle également que les étudiants ne mettent pas
toujours sous l’appellation « geste », les mêmes manifestations non verbales. Ainsi,
certains se focalisent sur les mouvements des mains, d’autres sur les mimiques
faciales des émotions, d’autres encore sur les postures... certains même font état de
manifestations gestuelles qui ne sont pas pédagogiquement pertinentes, comme
dans l’extrait issu de R 8 :
R 8 Les seuls gestes et mimiques que nous pouvions déceler aux cours suivants
étaient involontaires et plus représentatifs de la démotivation et du découra-
gement que d’un support didactique.
Cet extrait met en évidence le fait que la notion de geste pédagogique est encore
abstraite pour les apprenants et qu’il convient en formation d’en donner une
définition claire et apte à les guider dans l’observation et dans l’analyse.
3 QUELLES PROPOSITIONS POUR INTÉGRER LE GESTE PÉDAGOGIQUE
À LA FORMATION ?
G ESTES ET GESTES PÉDAGOGIQUES : DÉFINITIONS
Le geste est au cœur des études de la communication non verbale qui comprend :
« [...] des gestes, des postures, [...] des orientations du corps, [...] des singularités
somatiques, naturelles ou artificielles, voire [...] des organisations d’objets, [...]
des rapports de distance, entre les individus, grâce auxquels une information
est émise » (Corraze 1983, p. 13). Elle comprend donc des éléments relevant à la
fois de la proxémie et de la kinésie. Les différentes recherches qui s’intéressent
à la gestuelle la situent toujours dans une situation de communication de la vie
quotidienne. Dans la présente recherche, nous nous intéressons aux gestes pro-
duits dans une situation de communication spécifique, la classe de langue, où
Le geste pédagogique dans la formation des enseignants 75

l’enjeu d’enseignement / apprentissage influence et modifie les comportements


non verbaux. Il faut également souligner que la gestuelle est partie intégrante du
comportement professionnel de l’enseignant que certains considèrent comme
un « gesticulateur » au sens noble du terme dans la mesure où le recours aux
gestes, qu’il soit volontaire ou non, est toujours « fonctionnel » (Calbris & Porcher
1989, p. 20). Dans la classe de langue, on peut distinguer deux types de gestes,
gestes à enseigner vs gestes pour enseigner. En effet, comme nous l’avons men-
tionné précédemment, peuvent apparaître des gestes culturels (ou emblèmes)
qu’il nous semble important d’enseigner en tant que composantes à part entière de
la langue-culture cible. La méconnaissance de ces gestes peut être un obstacle à la
compréhension et au bon déroulement de la communication exolingue (Porquier
1994). Un autre type de geste qui recouvre une toute autre fonction dans la classe
est le geste pédagogique. Il est constitué d’un ensemble de manifestations non ver-
bales créées par l’enseignant et qu’il utilise dans le but d’aider l’apprenant à saisir
le sens du verbal. Il peut apparaître sous différentes formes : mimiques faciales,
mimes, gestes des mains, attitudes / postures, gestes culturels (sous réserve qu’ils
soient reconnus / compris par les apprenants). Une précision s’impose quant à ce
dernier point : l’enseignant natif incarne la langue-culture qu’il enseigne et véhi-
cule une représentation du comportement non verbal qui y correspond. En effet,
il utilise spontanément les emblèmes de sa langue première. En revanche, dans
le cas de l’enseignant non natif qui partage avec ses apprenants la même langue
première, on pourra constater une utilisation pédagogique de gestes culturels de
la langue maternelle pour transmettre la langue cible. Par exemple, le transfert par
un enseignant d’anglais d’origine française du geste conventionnel qui signifie
« c’est rasoir » (caresses de l’os de la mâchoire avec le dos des doigts) qu’il associe à
l’expression en anglais « It’s boring ». Sa signification étant partagée par tous, le
geste culturel en langue source devient alors un geste pédagogique en langue cible,
il n’est pas adapté à la langue cible mais agit comme facilitateur d’accès au sens.
Le geste pédagogique peut remplir des fonctions différentes : transmettre la
langue, gérer la classe (les interactions et les activités) et évaluer les productions
des apprenants.
Il prend donc des formes et remplit des fonctions beaucoup plus variées que
celles qui ont été mentionnées par les étudiants dans leur journal d’apprentissage.
Ce qui tendrait à montrer que les étudiants n’ont pas conscience de l’impact
du geste sur le processus d’enseignement / apprentissage et ne l’envisagent pas
comme une composante à part entière de l’interaction didactique.

I NTÉRÊT DU GESTE DANS LA FORMATION PROFESSIONNELLE


À notre connaissance, la réflexion et l’analyse autour du comportement non
verbal de l’enseignant (gestes, postures, mimiques, utilisation et occupation de
76 L. Cadet & M. Tellier

l’espace) ainsi que le travail sur la relation entre corps et supports pédagogiques
ne tiennent que peu de place dans le cadre des formations professionnelles à l’en-
seignement. Sur ce dernier aspect, C. Tagliante (1994, p. 63) soulève, par exemple,
la question du tableau « L’enseignant ne peut pas imaginer la classe sans écrire
ou dessiner [au tableau]. S’en préoccupe-t-on dans la formation initiale ? Non, la
fée pédagogie s’étant une fois pour toute penchée sur le berceau des futurs ensei-
gnants, le don d’utiliser le tableau est désormais considéré comme inné ». Ainsi,
tout comme l’enseignant n’est pas préparé à l’utilisation du tableau ou à la mise
en place de sa relation pédagogique avec le groupe-classe, il n’est pas non plus
formé à se mouvoir dans l’espace, à contrôler sa posture ou à produire des « gestes
stratégiques ». Le « savoir-être dans la classe » et l’utilisation du corps et de l’espace
semblent eux-aussi être considérés comme innés, comme un don qu’il n’est pas
nécessaire de développer du moins en formation initiale (en formation continue,
il existe par exemple des ateliers du type « formation au sosie » ou « autoscopie »
qui permettent de prendre conscience de l’image que l’on renvoie mais l’impact
du geste sur les processus cognitifs de l’apprenant n’est pas pris en compte .)
De la même façon qu’il existe des différences dans la perception du geste pé-
dagogique chez les apprenants, il y a une grande variabilité dans la production
gestuelle entre les individus (amplitude, fréquence, iconicité du gesteĚ) qui dé-
termine le profil gestuel de chacun. Cette notion peut être rapprochée du « profil
prosodique » développé par E. Guimbretière (2000, p. 297), lui-même composé
de différents paramètres tels que « le débit, la vitesse d’articulation régulière ou
irrégulière, rapide, lente ou normale, comportant ou non des accélérations ou
des décélérations » ainsi que « les phénomènes de segmentation et de structura-
tion de la chaîne sonore, illustrés principalement par les pauses-silences (arrêt de
l’émission sonore) ou pauses remplies » et les faits d’accentuation.
Ainsi, notre objectif n’est pas d’imposer un guide pratique de la gestuelle de
l’enseignant, ce qui nous semble illusoire et artificiel, mais de permettre aux futurs
enseignants de conscientiser et d’optimiser leur propre gestuelle en l’adaptant au
cadre communicatif spécifique de la classe de langue (interlocuteurs multiples,
distance de communication, asymétrie dans la maîtrise de la langue véhiculaire).
Dans cette perspective et compte tenu de tout ce qui a été évoqué précédem-
ment, on pourrait imaginer une intégration de la réflexion sur le geste dans la
classe à la formation initiale des enseignants de langue. Au stade actuel de notre
recherche, deux propositions nous semblent possible : soit créer un module spé-
cifique autour de la thématique « geste et enseignement / apprentissage » qui
couvrirait les différents aspects et fonctions du geste, soit une intégration théma-
tique et fonctionnelle de chaque facette du geste à une formation globale comme
l’illustre le tableau ci-après.
Le geste pédagogique dans la formation des enseignants 77

Types de gestes Gestes culturels Gestes pédagogiques


Gestes de transmis- Gestes de gestion Gestes d’évalua-
sion tion
Fonctions Symboliques, à Aider l’apprenant Gérer les activités Corriger, encou-
transmettre dans à comprendre, et les interactions rager, évaluer
l’enseignement donner du sens de classe
de la langue et de
sa culture

Place dans la à intégrer dans la créer un module à intégrer dans le à intégrer dans
formation réflexion sur l’en- de réflexion et module de forma- le module de for-
seignement de la d’analyse autour tion sur la gestion mation sur l’éva-
culture-cible du geste en classe de la classe luation
de langue

Quelle que soit l’option choisie, elle devra privilégier trois aspects essentiels :
la conscientisation du profil gestuel, la réflexion sur l’impact du geste sur l’ap-
prentissage et le travail d’adaptation de la gestuelle de l’individu à la gestuelle de
l’enseignant.

C ONCLUSION
Tout comme l’acteur ou l’homme politique, l’enseignant se trouve, de par son
rôle dans la classe, dans une position à part. Face à un auditoire, il doit transmettre
de multiples messages (informations sur la langue, consignes, évaluations) en
adaptant, d’une part, sa gestuelle au niveau de l’amplitude afin qu’elle puisse être
perçue par tous et, d’autre part, la forme de son geste afin d’en ôter toute ambi-
guïté pour en faciliter le traitement. Être conscient de son profil gestuel permet
de s’interroger sur sa pratique enseignante et sur son utilisation du corps et de
l’espace. De ce point de vue, le geste de l’enseignant appartient à une pratique
comportementale professionnelle au même titre qu’adapter sa voix à la situa-
tion de communication, savoir capter l’attention... Dans ce sens, nous rejoignons
donc G. Calbris et L. Porcher qui soulignaient (1989, p. 21–22), à propos des com-
municants efficaces, que « les gestes appropriés à un message [...] ne sont pas
aléatoires [et qu’] il faut en acquérir la maîtrise au point qu’ils paraissent non
appris, "spontanés" ». Travailler sur cet élément constitutif de l’acte d’enseigne-
ment nous apparaît donc fondamental en formation mais il convient également
de s’interroger sur la façon dont les apprenants perçoivent le geste et structurent
par rapport à lui leurs apprentissages. Ceci obligera l’enseignant à multiplier les
supports et à intégrer cette réflexion / conscientisation dans sa pratique. Connaître
l’impact du geste sur l’apprentissage permettra ainsi d’utiliser le geste à meilleur
escient.
78 L. Cadet & M. Tellier

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Comment évaluer
les compétences narratives
des enfants
à partir de la diversité
des conduites narratives ?

Nathalie S ALAGNAC
Université Charles–de–Gaulle — Lille III
Équipe T HÉODILE (E . A . 1764)

« Un point est sûr : l’enfant qui apprend à parler


ne va pas de la langue à la parole, mais du discours
de l’autre au discours de soi. Cela ne veut pas dire
que tout discours, et en particulier tout discours
de l’enfant, ne fait qu’imiter ou répéter. »

I NTRODUCTION
Dans l’analyse des récits enfantins, poser le problème de l’évaluation des com-
pétences narratives des enfants me semble être un point très délicat. En fait, cela
reviendrait à se demander s’il existe des compétences narratives spécifiques en
dehors de ce qui est produit à tel moment, sur tel thème. En m’appuyant sur les
travaux de F. François , E. Sabeau Jouannet et sur ceux de R. Delamotte je pense
qu’un enfant qui n’est pas capable de raconter son plus horrible cauchemar, se-
rait peut être tout à fait capable de raconter son plus gros mensonge. Ainsi, on
peut penser que le terme appliqué au genre narratif n’est pas très adéquat. Si l’on
veut cependant évaluer ce que les enfants sont capables de raconter, il faut donc
envisager l’évaluation en lien avec une situation narrative particulière. Ainsi, les
résultats obtenus rendront compte des compétences narratives des enfants dans
la situation proposée et non pas d’un point de vue général.
Dans cette optique, j’ai repris le corpus de ma thèse qui portait sur la restitution
orale d’un album illustré : Arc en ciel le plus beau poisson des océans de Marcus
Psister. Je centrerai mon analyse sous la forme d’un « repérage » et d’une évaluation
des compétences narratives orales dans une situation de restitution. Les étudier à
partir d’une situation de restitution me paraît être intéressant pour plusieurs rai-
82 N. Salagnac

sons. Ici, je n’en retiendrais que trois : 1o lors de la restitution orale, on peut évaluer
les compétences des enfants à partir d’un récit d’origine, c’est-à-dire évaluer les
éléments repris ou non, 2o mais on peut également mesurer la diversité des récits
produits c’est-à-dire voir à partir d’un récit commun les variations apportées par
les enfants. 3o Enfin, on peut analyser l’importance de la complexité des récits
produits.
Afin de proposer un outil d’analyse valide dans cette situation particulière, je
vais présenter une proposition de classification des récits en fonction de leur
complexité. Ensuite, je montrerai comment se distribuent les récits restitués à
partir de cette classification selon l’âge des enfants en insistant sur les effets des
situations de restitution (à savoir présence ou non du livre et nombre de lectures).
En préalable, je vais rappeler brièvement quelques éléments d’ordre méthodo-
logique.

1 M ÉTHODOLOGIE
L’intégralité de ce corpus a été recueilli dans le cadre scolaire. Il se compose de
soixante-treize récits d’enfants de classe de moyenne section, de grande section
de maternelle et de cours préparatoire. J’ai choisi d’étudier ces reformulations à
partir de deux restitutions des enfants : une effectuée sans le livre et une effectuée
avec le livre. J’ai aussi distingué deux sous groupes d’enfants : ceux à qui l’histoire
a été lue une fois et ceux à qui l’histoire a été lue plusieurs fois. Ces variables m’ont
permis de mesurer la diversité des récits produits par les enfants. Enfin, j’ajoute
que le degré de participation orale de l’interlocuteur était très faible. Le but étant
de laisser un maximum d’espace discursif à l’enfant. L’adulte ne devait intervenir
que si l’enfant manifestait de réelles difficultés dans l’acte de raconter.

2 P ROPOSITION DE CLASSIFICATION
La classification des récits proposée se base sur la complexité des récits produits.
J’envisage cette complexité de deux points de vue : du point de vue de la trame nar-
rative et de la nature des dramatisations. Cette notion, développée par F. François ,
prend en compte non seulement les types d’évaluations proposés par W. Labov
mais également d’autres procédés rendant compte d’une certaine « épaisseur » du
récit tels que les contrastes par exemple et la notion de point de vue. J’ai catégorisé
les récits en quatre groupes : 1o les récits lacunaires, 2o les récits minimaux, 3o les
récits dramatisés et 4o les récits multiples.
Voyons plus précisément ces quatre catégories de récits.

L E RÉCIT LACUNAIRE
Le premier type de récit, est un récit que les enfants n’ont pas mené à son terme.
Étant dans une situation particulière de restitution, certains des enfants ont signalé
Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 83

à un moment donné qu’ils « ne savaient plus » ou « qu’ils ne se souvenaient plus »


de l’histoire.
Je ne parlerai cependant pas de récit minimal, car leur récit n’est pas abouti
même s’il comporte au moins deux propositions temporellement ordonnées :

Prénom Angeline
Classe moyenne section
Support sans le livre
Nombre de fois lue une fois
Durée de l’enregistrement 1 minute et 19 secondes
Étudiante Lætitia

Læ 1 alors tu vas me raconter l’histoire d’Arc-en-ciel, une première fois puis après
tu racont’ras avec le livre. d’accord ? exemple 1

Ang 1 d’accord
Læ 2 tu me racontes c’qui s’est passé ?
Ang 2 hum hum <pause 3 s> euh les petits poissons i [z] ont voulu une de ses
é-cailles # et Arc-en-ciel il a dit « non ».
Læ 3 hum hum
Læ 4 ah bon ?
Ang 3 euh <pause 2 s> après < en chuchotant > <pause 11 s> qu’est-ce qui s’est
passé après euh : : <pause 2s> m’en rappelle p(l)us
Læ5 - c’est vrai déjà. qu’est-c’ qui s’est passé après. alors : ?
Ang 4 elle a été voir l’étoile de mer. # elle lui a expliqué son histoire # euh après
elle est partie. l’étoile de mer elle a elle lui a dit qu’i y a une grotte + avec une
pieuvre. # et : après, elle est lui a donné un conseil.
Læ 6 ah oui
Læ 7 hum hum
Læ 8 hum hum
Læ 9 ah : et c’était quoi l’conseil ?
Ang 5 <pause 3 s> m’en rappelle p(l)us
Læ 10 ah bon. [ba] c’est pas grave. <pause 5 s> c’est tout ?
Ang 06 inaudible,2s
Læ 11 ah : tu veux raconter avec le livre maint’nant ?
84 N. Salagnac

Malgré les interventions de l’adulte, Angeline n’a pas pu terminer son récit.
Elle a donné des éléments du récit initial, comme les personnages qui ont été
presque tous repris ainsi que quelques évènements. Mais la non conservation du
genre lors de la reprise anaphorique du personnage central (une fois « il » puis
« elle ») ne permet pas d’établir une réelle cohésion et par la même une véritable
progression du récit. Cependant, on sait que la conduite anaphorique se met en
place assez tard dans les récits des enfants (environ 6 ans) d’après les auteurs tels
que M. Hickmann et G. de Weck. J’ajoute que son récit est ponctué de pauses et
d’hésitations qui peuvent manifester par exemple : soit une difficulté à raconter
soit le besoin d’un temps important pour l’élaboration de son récit.
L E RÉCIT MINIMAL
W. Labov définit le récit minimal comme « toute suite de deux propositions
temporellement ordonnées, si bien que l’inversion de cet ordre entraîne une
modification de l’enchaînement des faits reconstitués au plan de l’interprétation
sémantique. »
En m’appuyant sur cette définition, j’envisage le récit minimal comme un ré-
cit avant tout événementiel. Il se traduit par une succession d’événements sans
changer de héros. Prenons l’exemple du récit d’Alexis.

Prénom Alexis
Classe moyenne section
Support sans le livre
Nombre de fois lue une fois
Durée de l’enregistrement 1 minute et 21 secondes

Nat 1 alors quand tu es prêt tu commences. d’abord sans le livre. alors c’est l’his-
toire de quoi ? exemple 2
Ale 1 hum + des chenilles.
Nat 2 <pause 6 s> qu’est-ce qui s’est passé dans cette histoire que je t’ai lu ?
Ale 3 et ben, y avait Arc-en-ciel i voulait pas prêter ses écailles. <pause 7 s> il est
allé voir la pieuvre. et après il il a prêté <pause 26 s>
Nat 3 tu as fini ou y a autre chose ? tu penses à autre chose ? ++ quand tu as fini tu
me dis c’est fini.
Ale 4 <en chuchotant> j’ai pas fini.
Nat 4 ben alors, vas-y je t’écoute.
Ale 5 y avait Arc-en-ciel qui voulait pas prêter + l’écaille à le petit poisson. + c’est
fini.
Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 85

Nat 5 c’est fini là ?


Ale 6 oui.
Ce qu’on considère comme le récit d’Alexis débute dès le premier tour de parole
(Ale 1) mais n’a pas de rapport avec l’histoire lue à l’enfant. C’est pour cette raison
que l’adulte recadre le récit à restituer (Nat 2). Le récit restitué débute à partir du
tour de parole Ale 3. Il comporte trois propositions temporellement ordonnées.
La première proposition est une proposition d’indication puisque l’enfant pré-
sente le personnage principal de l’histoire. Le verbe est à l’imparfait s’inscrivant
en contraste temporel avec la proposition suivante que l’on peut qualifier d’évé-
nement. Dans cette deuxième proposition, l’enfant nomme un autre personnage
sans donner ni sa fonction ni son nom. Enfin, la troisième proposition constitue
le résultat du récit. On note que c’est la maîtresse qui introduit l’idée de la chute.
L’enfant avait fait une pause manifestant apparemment la fin de son récit. Dans
ce type de récit, très peu d’éléments de dramatisation apparaissent. Ils se situent
essentiellement dans les contrastes temporels et dans l’hétéro-reprise de « c’est
fini ». On peut dire que l’enfant, à travers ces quelques propositions, produit une
sorte de « résumé » de certains événements.
L E RÉCIT DRAMATISÉ
F. François aborde l’évaluation et la dramatisation dans ces termes : « Ainsi peut-
on appeler évaluation tout ce qui fait sortir de la pure linéarité du récit, fournissant
une justification implicite ou explicite du "pourquoi on raconte". La dramatisation
est, en ce sens, une forme particulière de la valorisation. » Voyons à partir de cette
définition très labovienne un exemple de récit.

Prénom Pauline 1
Classe moyenne section
Support avec le livre
Nombre de fois lue plusieurs fois
Durée de l’enregistrement 3 minutes 28 secondes

L’enfant a du mal à entrer dans l’activité. Elle consulte le livre seule avant l’enregis-
trement.
Nat 1 alors + c’est l’histoire de quoi ? exemple 3
Pau 1 de ++ d’Arc-en-ciel
Nat 2 hum <pause 33 s> et puis
Pau 2 < pause 26 s> je sais pas
Nat 3 tu étais là quand j’ai raconté l’histoire ?
86 N. Salagnac

Pau 3 P. acquiesce
Nat 4 je l’ai racontée au moins trois fois l’histoire <en fait la maîtresse l’a raconté
deux fois>. qu’est-ce qui lui arrive ?
Pau 4 + euh + i voit un poisson. i dit « Arc-en-ciel, donne-moi une de tes petites
écailles. » < tourne la page, pause 5 s> là tout le monde vienne à cô à côté de
lui pour pour prend(r)e pour pour prendre une une écaille. <tourne la page>
et là il rencontra la l’étoile <tourne la page ; pause 5 s> là c’est Octopus la
PIEUvre. <tourne la page ; pause 5 s> soudain, deux yeux brillaient dans le
noir. <pause 4 s> euh + « mais donne-leur lui une de tes petites écailles ? »
« OH NON ! » <tourne les pages ; pause 16 s> « Si + s’il te plait donne-moi une
de tes écailles ! » + « d’accord, mais une petite ça se verra pas. » <tourne la
page> et tous les poissons i venaient autour de lui pour avoir une éCAille.
<tourne la page> et tout le monde en avait. <tourne la page> i il lui en restait
encore là. <tourne la page> main(te)nant i s’en va avec plus qu’une écaille
<pause 5 s>
Nat 5 c’est fini ?
Pau 5 acquiesce.
On note d’emblée que ce récit n’est pas un récit minimal car il présente de
nombreux éléments narratifs ainsi que différents éléments de dramatisation. On
remarque, par exemple, la présence de nombreux contrastes.
L ES CONTRASTES
On peut définir les contrastes dans la rencontre et l’opposition. En effet, ils
interviennent dans la rencontre de deux intensités, deux temps qui s’opposent,
deux verbes qui se succèdent, deux types de discours. Ils apparaissent très souvent
dans la narration. Je vais insister ici sur ceux qui expriment particulièrement la
dimension dramatique des récits.
deux yeux brillaient dans le noir <4 s> heu , mais donne-leur lui une de
tes p’tites écailles ? OH NON ! <16 s, Pauline tourne les pages> si s’il te plaît
donne-moi une de tes écailles exemple 4
Le contraste ne réside pas dans le fait de donner ou de ne pas donner l’écaille. Il
s’agit d’un contraste par un ancrage référentiel différent du discours rapporté. Le
discours est attribué à différents personnages. J’ajoute que ce contraste indique
également un changement de point de vue.
donne-lui exemple 5
donne-moi
Comme le souligne W. Labov, les contrastes sont marqués par la présence des in-
tensificateurs. On remarque ici la présence d’une différence d’intensité phonique :
Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 87

à c’est Octopus la P I EU vr e exemple 6


et OH NON !
Cette différence d’intensité phonique manifeste un contraste accentuant cer-
tains énoncés ou partie de lexème.
On note également la présence des quantificateurs :
donne-moi une de tes petites écailles exemple 7
là t out l’ monde vienne à cô à côté d’ lui pour pour prend’ pour pour pren-
dr’e une une écaille
Les quantificateurs sont très présents dans ce récit. Ils le ponctuent.
L E CUMUL DES CONTRASTES
là c’est Octopus la PIEUvre <5 s, Pauline tourne la page> soudain, deux yeux
brillaient dans le noir exemple 8

Ici, on peut relever deux types de contrastes. Le premier lié à la relation des
procès et à l’emploi des temps des verbes. Le second, plus important réside dans le
passage d’une conduite déictique « là c’est Octopus » à une conduite non déictique
« soudain, deux yeux br i l l ai ent dans le noir ».
On rappelle que la conduite déictique telle que l’a définie Karmiloff-Smith fait
référence au fait que l’enfant construit son discours à partir du support imagé (ré-
férent) et non pas à partir d’une représentation discursive (planifiée par exemple).
Cet exemple illustre bien le passage entre les deux conduites dans la mesure où
effectivement Pauline disposait du livre au moment de la restitution.
On peut remarquer que d’autres éléments de dramatisation apparaissent dans
ce récit comme celui du mélange des genres.
L E MÉLANGE DES GENRES
La présence du discours rapporté correspond à un mélange des genres puisqu’il
fait à la fois intervenir le genre de la narration et celui du discours direct. Pauline
l’utilise à plusieurs reprises, soit en l’introduisant :
i dit « Arc-en-ciel, donne-moi une de tes petites écailles » exemple 9

soit, sans l’introduire :


heu, mais donne-leur lui une de tes p’tites écailles.
OH NON exemple 10

ou encore
si s’il te plaît, donne-moi une de tes écailles.
d’accord mais une petite, ça s’verra pas.
88 N. Salagnac

Dans le cas d’un dialogue entre plusieurs personnages, ou d’une succession de


deux dialogues non explicités, il est parfois difficile de se repérer quand ce type de
discours n’est pas introduit.
Hormis le mélange des types de discours, un récit dramatisé se caractérise par le
mélange de la narration avec d’autres conduites discursives comme l’explication
et la description par exemple.

là c’est Octopus la PIEUvre exemple 11

et i il lui en restait encore là

Dans la conduite descriptive, on peut distinguer deux niveaux : la description


d’image (avec le livre) et la conduite descriptive (sans le livre). Dans l’exemple 11,
c’est la présence de l’image qui provoque la description. On se situe, au premier
niveau de la description. L’autre niveau étant celui qui serait davantage détaché de
l’image. Certaines études faites sur les récits en images montrent qu’effectivement
les premiers récits des enfants font prévaloir la description d’images au détriment
de la narration. On peut dire que la description et la narration constituent un
mélange permettant d’enrichir le récit. À la suite de F. François on pourrait dire
que ce mélange donne au récit de Pauline une certaine « épaisseur ».
En conclusion, le récit de Pauline est dramatisé par la présence d’un mélange
des genres, l’utilisation très variée des intensificateurs et par la présence de nom-
breux contrastes. Ce type de récit correspond assez bien à ce que les enseignants
attendent actuellement de leurs élèves : qu’ils respectent un certain cadre, ré-
pondent à des contraintes (actants, événements, lieux, temps) mais qu’en même
temps, ils les surprennent. Ce serait peut-être, actuellement, le « récit scolaire
attendu ».

L E RÉCIT MULTIPLE
Le récit multiple comporte en plus des évaluations du récit dramatisé, des
dramatisations externes au récit, comme des anecdotes ou des parallèles. Ce
sont des moments où l’enfant sort de son récit pour parler d’autre chose : il peut
faire des commentaires sur l’image, sur les personnages ou faire un lien avec une
anecdote.

Prénom Agathe
Classe moyenne section
Support avec le livre
Nombre de fois lue plusieurs fois
Durée de l’enregistrement 3 minutes et 13 secondes

Nat 1 voilà et tu racontes. alors c’est l’histoire de quoi ? exemple 12


Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 89

Aga 1 arc-en-ciel il a pas envie d’donner ses é-cailles. c’est un beau poisson + et
il donne + il a les c + il s’appelle Arc-en-ciel pa(r)ce que i il a les couleurs +
de l’arc-en-ciel. <tourne la page> et les poissons i veulent une écaille mais
Arc-en-ciel il a pas envie d’en donner. <tourne la page> alors après, le petit
poisson + i veut une écaille mais Arc-en-ciel il dit « non » et + et il dit un truc
méchant au p’tit poisson <Agathe reprend sa respiration tourne la page>
alors après, le p’tit poisson i dit ça à TOUS les aut(r)es poissons. alors, plus
personne ne veu voulait a adresser la parole à Arc-en-ciel. <Agathe tourne la
page> euh + après i va voir l’étoile + de mer. et l’étoile de mer lui dit .euh +
euh.ă« dans la grotte hum.. elle s’appelle OCTOPUS. elle sait plein d’choses
OCTOPUS. » <tourne la page> A Otopus i lui dit tout + ARC-EN-CIEL. mais
Octopus dit lui aussi i i i dit + euh + i dit + les vagues i i lui ont rapporté
son his-toire à Arc-en-Ciel. <tourne la page> et Arc-en-ciel après i i veut
pas. i il a disparu derrière un nuage + et après il est +.i veut i donn’ra jamais
une de mes belles é + de ses belles écailles. <tourne la page> alors après, le
p’tit poisson i veut une écaille et Arc-en-ciel i i veut. après + i va lui donner
une éCAille. <tourne la page> i lui donne une écaille. ++ <Agathe tourne la
page> il lui donne là. là il est en train d’ lui donner une écaille + brillante.
normalement les poissons ça ça ça peut pas donner des trucs ! <tourne la
page> alors après, [b ?] + lui au lui il a une écaille ! <tourne la page> là après,
Arc-en-ciel i distribue les écailles + mais sauf que y’en a un qui en aura
pas, mais on le voit pas. <tourne la page> maint’nant tout l’ monde a une
écaille. Arc-en-ciel il n’en a qu’une. + tout l’ monde en a une + vraiment
TOUT L’ MONDe <tourne la page> Oups + et Arc-en-ciel après i repart + i
part <tourne la page> et c’est terminé.
Nat 2 et ben c’est très bien Agathe.

Le récit d’Agathe est fortement dramatisé car nous retrouvons tous les éléments
énoncés précédemment.

L ES CONTRASTES

Les contrastes sont marqués par la présence des intensificateurs. Dans le récit
d’Agathe l’accent est mis
– soit sur une partie d’énoncé comme dans :
vraiment TOUT L’ MONDE exemple 13

ou OCTOPUS
– soit sur le nom des personnages, comme « OCTOPUS », qui est très intensifié.
On note aussi la présence des quantificateurs. D’après W. Labov, c’est un des
procédés les plus utilisé afin de donner de l’intensité aux propositions. Si on prend
90 N. Salagnac

l’exemple 14 « vraiment TOUT L’ MONDE » le fait que le quantificateur soit éga-


lement marqué au niveau de l’intensité phonique accentue encore l’intensité de
la proposition. Les intensificateurs permettent de mettre des accents sur certains
événements et donnent donc un rythme au récit. Par rapport au récit de Pauline,
on ne note pas pour l’instant de procédés de dramatisation différents.

L ES CONTRASTES TEMPORELS

La notion de contraste temporel renvoie souvent à celle développée par H. Wein-


rich rendant compte des éléments de premier plan ou de second plan. On re-
marque que pour les jeunes enfants cette notion n’est pas encore maîtrisée et
cependant on constate des alternances et des contrastes (dans le sens opposition
temporelle) des temps.

après + i va lui donner une écaille. il lui donne une écaille.++ il lui donne là.
là il est en train d0 lui donne(r) une écaille+brillante. exemple 15

Il y a, dans ce cas, une succession d’actions avec de nombreuses reprises. Cepen-


dant, le contraste temporel (souligné dans l’exemple) montre qu’Agathe insiste sur
ce fait. On peut donc penser que l’alternance des temps, même si elle n’indique pas
d’action ou d’événement de premier et de second plan, peut être le déploiement
des diverses phases de l’action. J’ajoute que cette succession d’actions est liée à la
progression de la narration et à la manipulation du livre.
Ainsi même si les temps du récit ne marquent pas nécessairement les différents
plans des événements, les contrastes temporels sont quand même des indicateurs
de dramatisation car ils peuvent manifester un événement important (ou non),
changer le rythme du récit ou marquer différentes phases d’une action.

L E MÉLANGE DES GENRES

Dans le récit d’Agathe, on note la présence du discours rapporté.

i i i dit heu i dit "les vagues i i lui ont rapporté son histoire à Arc-en-CIEL"
exemple 16

L’enfant l’introduit par « i dit ». Cependant, la présence ensuite dans la propo-


sition de l’anaphore « lui » éloigne l’enfant du rapport de discours. Le discours
rapporté n’est pas à la première personne, c’est-à-dire que l’enfant ne rapporte
pas directement les propos tenus à la place de la pieuvre. Au lieu de les rapporter
au style direct, il les rapporte au style indirect. Autre élément de dramatisation : la
présence des conduites explicatives.

c’est un beau poisson et il donne il s’appelle arc-en-ciel pa(r)ceque i il a les


couleurs de l’arc-en-ciel. exemple 17
Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 91

Dans l’exemple 17, l’explication « il a les couleurs de l’arc en ciel » est introduite
par « parce que ». Cette conduite intervient au début du récit et cette explica-
tion semble nécessaire à la compréhension du récit. En effet, Agathe commence
son récit par un événement puis revient sur la présentation du personnage. Elle
interrompt son énoncé afin d’expliquer la raison du nom porté par le héros.
Dans ce récit, on remarque la présence des commentaires. Le commentaire
constitue un des procédés de dramatisation qui n’existait pas dans les types de
récits précédents. Ainsi Agathe fait des commentaires sur son propre récit :

normalement les poissons ça ça peut pas donner des trucs. exemple 18

Elle effectue un changement de point de vue, en portant un jugement sur ce


qu’elle est en train de dire. De ce fait, elle nous fait également changer de monde.
Nous passons du monde du récit au monde du narrateur. En fait, ce changement
de point de vue entraîne une prise de position de la part de l’enfant à propos de sa
mise en mots et constitue une évaluation. Cela donne un intérêt supplémentaire
au récit, manifesté par le mélange du genre narratif du récit et celui du commen-
taire (du narrateur). Dans le même sens, on peut relever un énoncé tout à fait
intéressant :

là après arc-en-ciel i distribue les écailles, mais sauf que y’en a un qui en
aura pas mais on le voit pas. exemple 19

Ce qu’ajoute Agathe (exemple 19) n’existe pas dans le récit. Elle a inventé le fait
qu’un des poissons ne reçoive pas d’écaille. Devant la surprise de l’institutrice,
puisque sur l’illustration tous les poissons ont une écaille, elle ajoute « on ne le
voit pas » Cet ajout manifeste l’implication d’Agathe dans la narration. Il peut être
également un indicateur du plaisir qu’éprouve cette enfant à raconter, à inventer
des histoires.
Globalement, ce récit complexe est surtout traversé par des dramatisations va-
riées. Le poids des commentaires est faible par rapport à l’importance des drama-
tisations. C’est un récit où le mélange des genres constitue l’un des organisateurs
dominants. La présence de contrastes à différents niveaux, manifeste l’intérêt du
récit. F. François évoque donc la nécessité de tenir compte de deux dimensions. La
première est liée à la « variété externe » des types de récits. Il ne s’agit pas dans ce
cas, de définir une structure mais plutôt une typologie capable de rendre compte
de la diversité des conduites (récits de rêves, de reproduction d’un récit, etc...). La
seconde est liée à la « variété interne » de l’organisation des récits. Elle rend compte
de la diversité de mise en mots. Selon lui, il existe « différentes stratégies opposées
et non un comportement fortement réglé ». En effet, s’il existe des formes domi-
nantes telles que l’identification d’un héros et la succession des actions, celles-ci
n’empêchent pas « la diversité des codages linguistiques » (multiplicité des points
92 N. Salagnac

de vue, mélanges des genres). Cette diversité fonde le principe de l’hétérogénéité


narrative.
En conclusion, cette proposition de classification permet de mettre en avant
la diversité des récits produits tout en permettant d’identifier des compétences
narratives chez les enfants et de les évaluer. Elle m’amène aussi à envisager une
autre catégorie : celle des récits complexes inachevés. Dans une situation de resti-
tution, certains enfants pourraient produire des récits complexes restés inachevés.
Il faut rappeler que cette situation nécessite la mobilisation des compétences
mémorielles. Ainsi, même si aucun enfant de mon corpus n’a produit ce type de
récit, il me semble important de l’envisager.
Cette analyse de certains récits m’amène à considérer cette proposition de
classement d’un point de vue plus global en présentant la distribution des récits
selon la classe des enfants.

3 D ISTRIBUTION DES DIFFÉRENTS TYPES DE NARRATION


Le second point d’analyse porte sur la distribution des différents types de nar-
ration. Dans un premier temps, les récits seront présentés globalement selon les
classes. Ensuite, je montrerai certains effets de la situation de restitution sur la
nature des types de récits produits par les enfants.

D ISTRIBUTION GLOBALE DES TYPES DE RÉCITS SELON LA CLASSE DES ENFANTS

Le graphe montre que pour toutes les classes le récit dramatisé est la conduite
la plus fréquente même pour les enfants de moyenne section. Ce récit représente
63 % des récits produits. Chez les enfants de moyenne section on constate un
nombre important de récits lacunaires et de récits minimaux. Bien que certains
Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 93

de ces enfants ont pu produire des récits multiples, ce dernier type se développe
surtout en grande section et en cours préparatoire. On conclut que 1o les enfants,
même très jeunes, sont capables de produire des récits dramatisés dans une si-
tuation de restitution et que 2o les procédés de dramatisation s’enrichissent et se
complexifient à partir de la grande section.
Voyons à présent la répartition des récits selon les situations.

L ES TYPES DE RÉCITS SELON LA SITUATION DE RESTITUTION


Comme on a pu le voir dans les exemples, la présence du livre peut avoir un
effet sur les productions des enfants. Voyons par classe, dans le détail, les récits
produits lors des deux restitutions des enfants, sans et avec le livre.

Des tendances différentes apparaissent selon que les enfants disposent ou


non du livre au moment de la restitution et ce, pour toutes les classes. Les récits
lacunaires sont présents dans toutes les classes avec des propositions différentes
quand les enfants ne disposent pas du livre et n’apparaissent jamais lors du second
94 N. Salagnac

récit des enfants, quand ils disposent du livre. Les enfants de moyenne section
et ceux de grande section ne produisent pas de récits multiples sans le livre alors
qu’ils en produisent avec. On peut donc émettre l’hypothèse que la présence du
livre ou la seconde élaboration du récit a pu permettre à certains enfants de produire
des récits plus « complets ».
Voyons si l’importance du nombre de fois où l’histoire a été lue a une incidence
sur les types de récits produits par les enfants selon les classes. Comme on peut
s’y attendre, le nombre de lectures faites aux enfants peut avoir un effet sur les
productions des enfants. J’ai choisi de grouper ces graphes afin d’avoir un point
de vue de comparaison entre les différentes classes.

Le nombre de lectures a eu peu d’effet sur la nature des récits produits par
les enfants de moyenne section alors qu’on note certains effets pour les enfants
des autres classes. Les enfants de grande section et ceux de cours préparatoire
de la situation 2 (lectures multiples) ne produisent plus de récits inachevés ou
Comment évaluer les compétences narratives des enfants [...] ? 95

lacunaires alors que ceux de moyenne section en produisent encore.


On note des variations dans les catégories. Les enfants de moyenne section
et ceux de grande section de la situation 2 produisent plus de récits dramatisés
contrairement aux enfants de cours préparatoire qui produisent davantage de
récits multiples. (même taux de récits multiples que de récits dramatisés). On peut
donc faire au moins deux hypothèses : 1o le nombre de lecture est une variable
qui permettrait la production de récits complexes, quand les enfants sont déjà
capables de produire des récits minimaux et 2o le nombre de lectures est une
variable qui jouerait moins dans la production de récits complexe que la présence
du livre pour les enfants qui ont des difficultés à produire un récit au moins
minimal.

C ONCLUSION
L’analyse des exemples à partir de la proposition de classification ainsi que la
distribution des récits produits ont permis de montrer que les récits produits par
les enfants sont très diversifiés. Cette classification permet d’évaluer les récits non
pas à partir d’un modèle ou d’un schéma, mais bien à partir de la complexité de la
trame narrative sans négliger l’importance des dramatisations.
Le rôle du livre a été également souligné. Ainsi, la mise en place de deux situa-
tions de restitution (sans le livre, puis avec) peut constituer un outil d’évaluation
pour le maître, mais elle peut également constituer une « aide » quant à l’améliora-
tion des compétences narratives des enfants ; et ce, pour plusieurs raisons :
1. dans le cas d’un album où les illustrations complètent ou reprennent glo-
balement le sens véhiculé par la mise en mots, notre étude montre, surtout
pour les plus jeunes, que si les enfants ont déjà tenté une restitution sans
le livre, lors de la seconde restitution avec le livre, ils ne produisent pas de
conduite déictique et entrent dans la conduite de narration en s’aidant des
images : ils réalisent lors de leur seconde narration des récits plus complexes.
2. Nous avons vu que la variable du livre, constituait un soutien important
à la narration. Cependant, il est apparu que la seconde restitution peut
constituer en soi un soutien. Si nous faisons un parallèle avec les brouillons
à l’écrit, cette deuxième mise en mots pourrait permettre aux enfants de
réajuster, de reprendre et d’ajouter d’autres éléments.
Cette proposition d’analyse peut donner lieu à des recherches en didactique. En
première approche, il semble que l’on puisse faire les observations suivantes :
– La première est liée à la situation de restitution à savoir : comme on l’a vu,
faire varier les deux modes de restitution (sans puis avec le livre) permet aux
enfants de produire des récits plus complexes. Cependant, même si on ne
fait pas varier la situation, on peut, à partir d’une situation de restitution
96 N. Salagnac

avec le livre, laisser aux enfants la possibilité de revenir sur une première
mise en mots et leur permettre de raconter plusieurs fois la même histoire.
L’enseignante pourrait ainsi mesurer ce qui a été ajouté, ou modifié lors de
cette seconde restitution.
– La deuxième concerne la proposition de classification. Cette proposition
peut permettre à l’enseignante d’évaluer non seulement des compétences
narratives de ses élèves mais également de mesurer les progrès des enfants
en observant si les enfants en fonction des récits produits, changent ou non
de catégorie et surtout voir à quel niveau les progrès ont été réalisés.
– Enfin, cette classification n’est pas un « prêt à penser ». Elle peut constituer
une base permettant à l’enseignant d’élaborer sa propre classification à partir
de la situation proposée et des récits produits.
Pour finir, cette proposition d’évaluation des récits enfantins insiste très large-
ment sur deux notions essentielles dans l’acte de raconter qui sont celle du plaisir
et celle de la manière de dire. Ainsi, la prise en compte des dramatisations permet
de montrer qu’il est tout aussi important de mettre l’accent sur ce qui est dit que
sur la manière dont les enfants le disent. Pour cette raison cette proposition d’ana-
lyse insiste sur cet aspect qui est souvent peu pris en compte. Cela permettrait
également d’aborder la question du style narratif des enfants mais il s’agit d’une
autre histoire...
Les cahiers T HÉODILE no 7 (janvier 2007), p. 97 – 105

Recherche collective
sur l’école « Freinet » de Mons en Barœul
Éléments de synthèse

Yves R EUTER, Gérard B ÉCOUSSE, Cécile C ARRA, Cora C OHEN A ZRIA,


Bertrand D AUNAY, Isabelle D ELCAMBRE, Martine F IALIP B ARATTE,
Rouba H ASSAN P ILARTZ, Anne-Marie J OVENET, Dominique L AHANIER R EUTER &
Maria PAGONI
Université Charles–de–Gaulle — Lille III
Équipe T HÉODILE (E . A . 1764)

Cet article correspond à un chapitre du rapport final rendant compte d’une


recherche collective sur l’école « Freinet » de Mons en Barœul, financée par l’IUFM
Nord–Pas de Calais (no R / RIU /05/011, septembre 2004–décembre 2006)1 . Il vise
à établir un bilan provisoire des analyses réalisées. Il s’organise, en réponse aux
questions initiales, autour de trois grands points : les intérêts de l’expérience
menée, ses limites, et les conditions de sa possible transférabilité2 .

1 L ES INTÉRÊTS DE L’ EXPÉRIENCE MENÉE


Ces intérêts peuvent se décliner au travers d’une dizaine de dimensions sur
lesquelles, selon nous, se réalisent des « effets positifs ».

1. Fondamentalement, par rapport à l’état antérieur qui a justifié ce projet,


l’école se relève, tant sur le plan de l’augmentation du nombre d’élèves (avec,
de surcroît, des demandes de familles « extérieures ») que sur celui des sa-
voirs et des savoir-faire évalués institutionnellement, même si la hausse des
performances évaluées est loin d’être homogène.
2. Les phénomènes de violences tendent à diminuer, accompagnés d’une évo-
lution des représentations et des normes chez les élèves. On constate ainsi
une meilleure intégration des normes, une appropriation du règlement su-
périeure à celle constatée dans d’autres établissements, un sentiment de

1 – Cette recherche donnera lieu à la publication d’un ouvrage à paraître chez l’Harmattan en avril
2007 : Une école Freinet. Fonctionnements et effet d’un pédagogie alternative en milieu populaire.
2 – Précisons qu’il ne se comprend qu’à la lumière de l’ensemble du rapport qui l’étaye et le modalise.
Il sera complété et affiné par les analyses complémentaires que nous menons encore.
98 Yves Reuter et al.

justice plus fort accompagné d’une meilleure acceptation des sanctions,


moins de stigmatisation des différences ou des problèmes entre les élèves
(nous n’avons pas, par exemple, repéré de boucs émissaires)
3. Les élèves « à problèmes » envoyés par les autres écoles ou les élèves « en souf-
france » semblent également mieux s’intégrer en étant sollicités au même titre
que les autres (et non comme des élèves singuliers), cette « restauration »
fonctionnant en relation étroite avec la pédagogie commune et la construc-
tion des savoirs. En d’autres termes – et il en est ici de même que pour les
violences – le traitement des problèmes ne s’effectue pas en soulignant des
différences, en catégorisant de manière fixiste et stigmatisante ou apitoyée
certains élèves, en les isolant et en leur appliquant des stratégies spécifiques
en dehors du cadre commun de la classe et de la pédagogie mise en œuvre,
mais en intégrant autant que faire se peut ces élèves dans le collectif-classe,
dans les dispositifs partagés, dans le travail de construction des savoirs...
4. Les rapports à l’école, au travail, aux apprentissages, aux savoirs... nous pa-
raissent aussi évoluer de manière « positive » : climat de travail et valorisation
de celui-ci ; autonomisation dans les tâches et prise de risques (questionne-
ments, manifestations d’incompréhension, aveux d’ignorance, absence de
crainte des erreurs, essais de stratégies diversifiées...), opposées à l’inhibition
des élèves, souvent notée ailleurs ; développement d’une distance réflexive
accompagnée de discours explicatifs et argumentatifs étayés ; sentiment de
sécurité (dans la cour...) et de sérénité (par exemple, par rapport à l’entrée
dans l’écrit) ; clarté dans la relation entre situations, activités et objectifs ;
conscience et contrôle des tâches ; sens attribué aux apprentissages et sen-
timent précoce et important d’être en apprentissage à l’école via le travail ;
vision positive de l’école et des savoirs... Autant d’éléments relevés de ma-
nière convergente quel que soit le domaine considéré, le cadre théorique
adopté, les méthodes de recueil ou de traitement mises en œuvre.
5. En ce qui concerne les apprentissages disciplinaires, même s’ils demeurent
hétérogènes nombre de résultats convergent autour de progrès depuis la
mise en place de l’expérience, avec des résultats égaux ou supérieurs à ceux
d’élèves de milieu équivalent mais soumis à un mode de travail pédagogique
différent voire, sur certains points, avec des résultats moins éloignés de ceux
d’élèves de milieux plus favorisés. C’est ainsi le cas pour :
– l’entrée dans l’écrit ;
– la production écrite avec notamment l’investissement (le développement
de la longueur des textes, la fréquence des écrits...), la diversification
des moyens textuels, l’actualisation conjointe de l’imaginaire et de la
structuration textuelle...
[...] l’école « Freinet » de Mons en Barœul 99

– la gestion de l’oral (dès la maternelle) avec des indicateurs intéressants


quant à l’écoute et au respect de l’autre, la longueur des productions,
l’élocution et l’aisance, la capacité à parler sans notes ;
– les apprentissages mathématiques : avec des performances notables (par
exemple en symétrie axiale), le développement d’explications et d’argu-
ments, la variété des stratégies employées, le contrôle de la tâche...
– les apprentissages scientifiques notamment en ce qui concerne le question-
nement, le rapport aux savoirs, leur mise en réseau (au sein de la classe)
et la dynamique à l’œuvre dans leur construction...
6. Contrairement à nombre d’idées reçues – et même si cela doit encore être
vérifié par une étude plus approfondie sur un plus grand nombre d’élèves –
le passage en sixième ne s’avère pas problématique. Globalement, les élèves
conservent leur niveau antérieur, ils s’adaptent bien (au point d’ailleurs de
ne pas toujours être repérés par les enseignants), et ils n’éprouvent pas de
sentiment de rupture particulier.
7. Des effets intéressants peuvent aussi être constatés chez les enseignants de cette
école : pas de demande de mutation (même si le volontariat et la cooptation
était au fondement de leur projet, cette réalité, après plusieurs années, dif-
fère sensiblement de ce que l’on constate souvent dans les zones difficiles),
solidarité, concertation constante (y compris entre maternelle et primaire),
congruence dans les manières de faire au sein de l’école, stimulation dans
l’inventivité, intégration réussie de certains intervenants « périphériques » :
maître RASED, aide-éducateur...
8. Complémentairement – et même si cela ne s’effectue pas sans certaines
tensions – on peut constater que cette expérience engendre une certaine
stimulation, une attention plus grande aux pratiques et aux résultats, entre
les écoles de la circonscription.
9. Du côté des parents aussi – même si cela est loin d’être simple – on peut
constater certains déplacements dans les discours, les attitudes, les compor-
tements : satisfaction accrue vis-à-vis de l’école, amélioration (même fragile)
de certaines relations, investissement un peu plus important comme parent
d’élève, voire comme animateur d’atelier du soir...
10. À ces éléments, il convient encore d’ajouter deux constats, non négligeables,
en ce qui concerne les élèves de cette école. Ils sont moins destabilisés que
d’autres face à des tâches, des situations ou des tests inhabituels auxquels
nous avons pu les soumettre (ce qui semble témoigner d’une véritable sou-
plesse adaptative) et plus sereins que d’autres dans leurs relations à des
adultes qu’ils connaissent moins.
100 Yves Reuter et al.

Tout cela nous amène à poser nettement que l’expérience menée ici, au regard
de la situation antérieure de l’école, des élèves concernés et du milieu environnant,
s’avère, en l’état de nos recherches, bénéfique.

2 D E QUELQUES PROBLÈMES
Mais le caractère bénéfique mentionné précédemment rencontre aussi – ce qui
est normal ! – certaines limites. Nous nous contenterons de relever ici quatre zones
de problèmes que nous allons essayer de spécifier plus avant dans les recherches à
venir.
1. En premier lieu, le dispositif mis en place et ses effets demeurent fragiles, dans
un environnement social particulièrement rude et sujet à des dysfonctionne-
ments sporadiques liés aux difficultés à vivre, aux relations avec la police, aux
drames humains... L’investissement des parents reste limité. L’intégration
des normes par les élèves est toujours vacillante comme en témoignent, par
exemple, les problèmes récurrents lors de la venue de remplaçants. Cela
révèle sans doute que les repères patiemment construits demeurent forte-
ment tributaires des dispositifs et de l’autorité des maîtres. Cela peut aussi
signaler, à certains moments, un travail d’accompagnement et d’aide, plus
(trop) limité des maîtres de cette école face aux collègues remplaçants. Cela
peut renvoyer à une volonté d’autovalorisation inconsciente (montrer par
comparaison sa valeur) ou à un fonctionnement groupal (on est dans ou hors
l’équipe et on ne donne que partiellement les clés à ceux qui sont extérieurs).
Mais cela ne doit pas faire oublier les conditions parfois problématiques des
remplacements (remplaçants arrivant à la dernière minute ou en retard). Et
cela rappelle, en tout cas, à quel point les élèves sont « difficiles ».
2. Il nous semble aussi que la logique de promotion à l’œuvre dans ce groupe
scolaire (école « expérimentale » selon le souhait des maîtres) n’est pas sans
soulever certains problèmes :
– moindre attention (très relative cependant comparativement à d’autres
écoles) aux élèves à certains momentsă(lors de la venue de représentants
des médias, par exemple) ;
– relations parfois tendues avec les écoles du voisinage qui se sentent mises
en cause, moins suivies, et surtout en concurrence ;
– sensibilité exacerbée aux incidents avec les parents (qui, dans ce cadre,
paraissent susceptibles de porter atteinte à l’image de l’école que les
enseignants cherchent à construire et qui provoquent de douloureuses
remises en question, bien plus marquées qu’ailleurs).
3. On peut encore relever quelques zones plus incertaines dans les apprentis-
sages disciplinaires. Cela concerne, par exemple, la mise en texte (dans ses
[...] l’école « Freinet » de Mons en Barœul 101

dimensions syntaxique, orthographique et lexicale), la forte ritualisation


de certains dispositifs de production orale qui engendre des interactions
parfois rigides et routinisées, la maîtrise de la formalisation « académique »
des pratiques (faiblesse dans le lexique ou les codages disciplinaires en
grammaire ou en mathématiques ; flottements dans la mise en œuvre de
notions mathématiques moins immédiatement contextualisables dans la
vie quotidienne ; déstabilisation face à des exercices métalinguistiques...).
4. On peut enfin repérer une hétérogénéïté dans les évolutions (par exemple, les
relatives stagnations ou régressions lors de la seconde année de l’expérimen-
tation) et dans les effets plus ou moins accentués selon les niveaux.

C’est pourquoi en fonction de ces constats, nous continuons à travailler sur les
relations entre solidité et fragilité de ce qui se construit ; entre espace d’autonomie,
d’autorisation, de liberté d’une part et établissement de limites d’autre part ; entre
développement d’une attitude réflexive d’un côté et problèmes de formalisation
« académique » d’un autre côté.

3 L A DIFFICILE QUESTION DE LA TRANSFÉRABILITÉ


Reste la question de la transférabilité qui est particulièrement complexe à traiter
tant, en l’absence d’expérimentation à grande échelle et sur une durée consé-
quente, elle s’accompagne de dimensions spéculatives, croisant de surcroît le
possible et le souhaitable. Aussi, les quelques réflexions qui suivent, fruits de
longues réflexions collectives au sein de l’équipe, méritent d’être reçues avec
précaution.

L A TRANSFÉRABILITÉ : HYPOTHÈSES SUR LE POSSIBLE ET LE SOUHAITABLE


Il nous parait a priori possible et souhaitable de transférer certains principes
et certains dispositifs de travail dans la mesure où, soit ils sont attestés dans
d’autres établissements (avec des effets similaires associés), soit des remplaçants
ou des maîtres autres que les enseignants « permanents » ont pu s’en emparer
et les faire fonctionner, soit encore ils nous semblent appropriables par d’autres
maîtres, de telle sorte que l’importance des bénéfices retirés compense largement
et rapidement le coût de certaines modifications pédagogiques.
Ainsi quant aux principes de fonctionnement – et sans vouloir reprendre l’in-
tégralité du premier chapitre de ce rapport – nous mettrions volontiers l’accent
sur :
– la solidarité de l’équipe (accompagnée par une concertation constante asso-
ciant maîtres de maternelle et du primaire) ;
– la construction collective et récurrente des règles de fonctionnement ainsi
que leur respect scrupuleux (de la part des élèves et des maîtres) ;
102 Yves Reuter et al.

– le respect des élèves et l’attention constante à leur cheminement, aux ques-


tions et aux problèmes qu’ils peuvent soulever ;
– le souci d’informer le plus précisément possible et d’impliquer les parents ;
– l’accent mis sur la coopération et l’entraide ainsi que l’articulation entre
reconnaissance des sujets dans leur singularité et construction d’une collecti-
vité ;
– l’importance accordée à la notion de travail et à sa conscientisation accompa-
gnée d’une valorisation des efforts de chacun ;
– l’articulation forte entre production (diversifiée, fréquente...) et construction
d’une attitude réflexive ; la diversité des catégories d’activités et de positions
face aux savoirs, associée au tissage incessant de relations entre elles ;
– l’établissement d’un climat propice aux apprentissages (sérénité, droit à l’er-
reur, encouragement des essais, appui sur le questionnement des élèves,
écoute de leurs interrogations, réponses à leurs demandes de clarification...) ;
– la recherche constante de clarté quant aux cadres, règles, tâches, objectifs...
– la place importante attribuée au temps (pour le cheminement de chacun,
pour mener à terme ses recherches...), très fortement structuré tout en restant
« ouvert »...
– la construction d’une culture commune à la classe, transaction entre cultures
scolaire et extrascolaire, patrimoine commun et base des recherches...
Du côté des dispositifs, on peut sans doute mentionner – outre les textes libres et
les « quoi de neuf » (dans les formes pratiquées ici et non dans leur vulgate) – les re-
cherches et créations mathématiques (que nous n’avons pas rencontrées ailleurs),
les dictées coopératives (activant l’entraide et les postures métalinguistiques),
les modes d’intégration de l’outil informatique, les dispositifs de socialisation
(expositions, présentations aux parents le samedi...), les conseils réguliers et fré-
quents, les métiers (avec les différentes responsabilités attribuées aux enfants),
les multiples types de relance (image ou texte donné par le maître en écho à la
réalisation de l’élève ; questions pour approfondir ou socialiser une recherche in-
dividuelle...) ; la gestion publique des problèmes de conduite ; la mise en IJuvre de
plans de travail individualisés ; les situations diversifiées de prises de parole orale
et publique, fréquentes et précoces, accompagnées d’un contrôle de l’écoute ; les
lectures régulières effectuées aux élèves de maternelle par ceux de primaire...
On se permettra d’ailleurs ici de regretter d’un côté, qu’aucun instrument d’ex-
position claire de ces techniques ne soit à la disposition des enseignants et, de
l’autre, l’absence de recherches précises sur chacun de ces dispositifs.
[...] l’école « Freinet » de Mons en Barœul 103

L A TRANSFÉRABILITÉ : DE QUELQUES PROBLÈMES EN SUSPENS

L ES FRONTIÈRES DU POSSIBLE

Quatre catégories de problèmes, au moins, méritent qu’on les prenne en consi-


dération. En premier lieu, il est clair que la « réussite » constatée ici dépend d’un
mode de constitution de l’équipe – par cooptation sur projet – dont on perçoit
bien la légitimité et la justification en l’occurrence, c’est-à-dire dans le cas d’une
école en péril au sein d’un milieu particulièrement défavorisé, mais dont on peut
aussi très facilement envisager les dérives si ce système se généralisait en dehors
de projets d’action ciblés et justifiés.
En second lieu, trois ingrédients sont ici – comme dans nombre d’expérimen-
tations – très fortement à l’œuvre : l’investissement prodigieux des enseignants
(qui, par certains aspects, excède le choix professionnel pour devenir, quasiment,
un choix de vie), la compétence professionnelle de haut niveau tant sur certains
contenus que sur les dispositifs (par exemple pour atteindre une gestion, évi-
tant la dilution, de la déséquentialisation des contenus et de l’hétérochronie des
apprentissages...) et la croyance dans les principes et démarches mis en œuvre,
croyance qui est sans doute ici un des moteurs principaux de l’action. Dès lors,
on peut facilement concevoir que nombre d’enseignants ne soient pas disposés à
s’engager dans un tel investissement, que cette compétence ne soit pas excessive-
ment répandue et qu’elle nécessite du temps pour se construire et enfin que cette
croyance soit jugée discutable, pour de multiples raisons, aussi bien par d’autres
enseignants que par l’institution elle-même.
En troisième lieu, un problème classique demeure à résoudre. Si l’on accepte
de considérer que les divers éléments précédemment mentionnés fonctionnent
en système, jusqu’où l’extraction d’un d’entre eux – principe ou dispositif – peut,
isolé de son contexte et réinscrit dans un autre système, continuer à fonctionner
de façon identique et en produisant des effets similaires ? Dans nombre de cas, les
comparaisons que nous avons effectuées sur les dispositifs (par exemple sur les
conseils, les débats...) manifestent clairement des fonctionnements et des effets
différents, au travers notamment de dérives formalistes. Et, en ce qui concerne
les principes, lorsqu’ils ne sont pas étayés par des dispositifs aussi construits, ils
relèvent très fréquemment plus du discours d’intention que d’une quelconque
réalité observable. Tout ceci incite donc à la prudence.
Enfin, nous nous arrêterons sur une dernière question. Jusqu’où tout cela est
réalisable dans une école « ordinaire », c’est-à-dire sans volonté d’expérimentation
et de promotion (institutionnelle, sociale...), sans contacts particuliers avec l’IEN,
des chercheurs, des mouvements pédagogiques, des médias etc., sans les discus-
sions, les renvois et les gratifications (symboliques) associés à ces échanges ? D’une
certaine manière cela n’est pas sans soulever un paradoxe : plus une école fonc-
104 Yves Reuter et al.

tionne de manière expérimentale, plus elle met en péril la transférabilité qu’elle


cherche à promouvoir...

L ES LIMITES DU SOUHAITABLE

Sans ignorer que le souhaitable appartient plus à la nation, aux politiques et aux
décideurs institutionnels, nous aimerions cependant effectuer deux remarques à
ce propos.
La première relève à la fois du politique (jusqu’où est-il souhaitable de tenter
d’unifier des fonctionnements scolaires ?) et de la recherche dans la mesure où
l’état des lieux sur lequel se fonderait de telles décisions demeure encore, à notre
sens, bien trop lacunaire :
– il convient en effet d’approfondir le fonctionnement et les effets de ce mode
de travail pédagogique en étudiant notamment leurs différences selon les
niveaux scolaires et les catégories d’élèves (CSP, genres...) ;
– il est tout aussi nécessaire d’approfondir ces questions en prenant en compte
d’autres modes de travail pédagogique (par exemple en projet) ;
– il est encore indispensable de préciser ces questions en ce qui concerne
ce que l’on regroupe dans la catégorie de mode de travail « classique » ou
« traditionnel », avec des enseignants compétents et respectueux des élèves,
afin de ne pas enterrer trop vite des fonctionnements parfois hâtivement
agglomérés et critiqués en s’appuyant sur certaines dérives...
La seconde remarque concerne les limites du mode de travail que nous avons
étudié, notamment en ce qu’il peut exclure a priori certains possibles, intéressants
au travers de la littérature théorique existant par ailleurs (travail en petits groupes,
individualisation autour des problèmes orthographiques, consignes d’écriture
collective, écriture longue...), ou en ce que certaines accentuations (les recherches
et créations en mathématiques par exemple) se paient de certains déséquilibres
(absence de dispositifs similaires en grammaire ou en sciences, par exemple). Cela
soulève de nouveaux problèmes que nous comptons d’ailleurs explorer dans les
années à venir :
– jusqu’où et comment ces possibles (ici exclus) seraient intéressants ?
– jusqu’où et comment serait-ce intégrable sans modifier le mode de travail
pédagogique lui-même ?
– jusqu’à quel point peut-on penser ou espérer transformer / améliorer des
pratiques qui tiennent déjà compte d’autant de dimensions...
Comme on peut s’en apercevoir de multiples questions demeurent en suspens.
Nous tenterons d’y apporter des éléments de réponse complémentaires au travers
des recherches en cours. Néanmoins nous ne saurions conclure ce rapport sans
souligner deux constats. Le premier consiste en un rappel : au regard de l’état an-
térieur de l’école, des élèves concernés et du milieu environnant, cette expérience
[...] l’école « Freinet » de Mons en Barœul 105

est indéniablement une réussite, quels que soient les problèmes mentionnés. Le
second risquerait, en fonction de notre mode de traitement de la question de la
transférabilité, de passer inaperçu. D’une certaine manière, au travers de cette
expérience, et à l’encontre de nombre de discours en circulation, le mode de travail
pédagogique « Freinet » a manifesté ses potentialités et son adaptabilité au delà
des classes uniques, du milieu rural ou des élèves « non défavorisés ». Cela mérite
d’être noté.
Imprimé sur les presses de l’université de Lille iii
à Villeneuve d’Ascq, en janvier 2007.

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