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Charles Taylor, philosophe très influent sur la scène internationale. © Maxppp/ Landov
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Ces termes n'ont rien à voir avec une politique favorable à la création des ghettos, et il
faut absolument les replacer dans leur contexte. Le Canada est depuis la fin du XIXe
siècle un pays d'immigration, et qui se définit en fonction de celle-ci. Ce n'est pas le cas
de pays européens comme la France qui, même si elle accueille des étrangers, ne se
définit pas en premier lieu à partir de l'immigration.
Le multiculturalisme canadien est tout simplement une politique d'intégration, qui vise
justement à décloisonner les communautés d'immigrants. Cette politique se soucie
d'enseigner à tous les immigrants les deux langues nationales (anglais et français) ; elle
veut favoriser une politique de contact, d'ouverture et de dialogue culturel, pour éviter
les replis communautaires. Quant à l'interculturalisme, ce n'est pas bien différent. À
cette différence près qu'au Québec, il fallait que la politique d'intégration puisse tenir
compte d'un élément fondamental aux yeux de la population : la survie de la langue
française. L'interculturalisme souligne cette spécificité. Mais le multiculturalisme et
l'interculturalisme ne diffèrent pas fondamentalement - ce n'est certainement pas la
différence entre une politique qui favoriserait l'immigration et une autre qui ne le ferait
pas.
La laïcité n'est-elle pas une façon plus simple de gérer les différences ?
Que pensez-vous du débat sur l'identité nationale tel qu'il s'est posé en France au
cours des derniers mois ?
C'est un débat empoisonné, dont les motivations politiques sont extrêmement suspectes.
Il porte surtout sur l'Autre, et non pas d'abord sur les Français. Car il ne faut pas se
voiler la face: au fond, la question soulevée est de savoir si les étrangers sont
compatibles ou non avec "l'identité française". Ce n'est pas vraiment une réflexion sur
les normes auxquelles tiennent les Français, mais une tentative de tirer une ligne de
démarcation. Le problème, c'est que des immigrants se trouvent ainsi soupçonnés de
communautarisme (ici, au mauvais sens du terme), même s'ils ne recherchent pas
nécessairement ce but-là. On cherche à les mettre dans une position de minorisation
pour pouvoir ensuite justifier des mesures à leur encontre. C'est donc un débat qui
divise, qui crée des tensions énormes dans la société, et une société libérale doit éviter
ce genre de dérapage.
Le projet de loi français est à mon avis très problématique dans la perspective d'une
société moderne libérale, et même d'une société de droit. On ne peut évidemment pas
porter la burqa dans certaines situations, à l'école, et pour des raisons de sécurité ou
d'identification de la personne, par exemple. Mais de là à interdire de pouvoir sortir de
sa maison avec une burqa ! C'est une mesure farouchement antilibérale. Invoquer l'idée
qu'il s'agit de protéger la liberté individuelle des femmes ne suffit pas : on ne connaît
pas leurs motivations. Les recherches sociologiques montrent d'ailleurs que celles-ci
sont variées. De jeunes femmes vont, par exemple, porter le voile ou la burqa pour se
révolter contre leurs parents, une motivation bien occidentale ! Au fond, la vraie
question est de savoir qui doit décider de la signification du port de ce type de vêtement.
Le gouvernement ? Ou l'individu lui-même ? Il me semble qu'en l'absence de preuve
probante, le principe de liberté, au fondement de notre société, exige qu'on opte pour la
dernière réponse. Il faut accepter que les autres décident librement de leur vie tant qu'ils
n'entravent pas la nôtre, et même quand cela nous choque. Sinon, on revient au bon
vieux paternalisme d'autrefois, à la Genève de Calvin, ou à l'Iran de Mahmoud
Ahmadinejad.
C'est ainsi que vous définissez l'identité moderne dans votre livre Les sources du
moi ?
C'est une vision trop simpliste. Nos sociétés modernes occidentales n'ont certes plus de
fondation unique philosophico-religieuse. Mais on a longtemps associé ce processus de
sécularisation à une marginalisation de la religion qui conduirait finalement à sa
disparition. J'ai montré dans A Secular Age que la sécularisation est un phénomène
beaucoup plus complexe, qui d'ailleurs résiste à toute généralisation. Prenez, dans
l'ancien bloc de l'Est, le cas de l'ancienne RDA. L'athéisme y est majoritaire. Mais dans
la Pologne voisine, anciennement communiste elle aussi, c'est tout le contraire. Et aux
États-Unis, pays capitaliste et libéral, des sondages ont révélé que 90% de la population
croit en Dieu ou en une force spirituelle supérieure. Alors, certes, on ne légifère plus
dans les pays occidentaux en fonction des autorités religieuses, mais l'évolution vers la
sécularisation va de pair avec des niveaux de participation religieuse très différents.
Quand Nietzsche annonce, au chapitre 125 de son livre Le gai savoir, avec une image
poétique très forte, que "Dieu est mort", certains s'y retrouveront, d'autres pas. Il y a
certainement une part de vrai dans ce qu'il déclare, mais on se trompe si on y voit une
vérité valable pour tous.
C'est donc une autre approche de l'histoire que je propose. Je pense, en effet, que nous
allons vers davantage de diversification dans le rapport à la religion et, plus
généralement, dans la façon de penser les critères d'une vie bonne. J'ai employé le
concept d'hyper-nova pour illustrer ce phénomène de diversification toujours plus
complexe. C'est là un autre trait de notre monde sécularisé, à savoir qu'il faut
fonctionner avec une pluralité de fondements. Les assises de notre société sont
plurielles, ou pluralistes, ce qui n'était pas le cas dans le passé. Si vous reculez de deux
siècles, vous aurez des sociétés qui étaient entièrement fondées sur le christianisme.
Nous n'en sommes plus là : nous cherchons à nous sentir en accord avec des principes
qui reflètent nos convictions intimes.
À certains égards, oui. Prenez le carnaval qui, au Moyen Âge, permettait d'inverser en
public les rôles sociaux, de marquer une pause l'espace d'un jour, de rappeler le sens de
la communauté humaine par-delà les divisions de la vie courante. Ce genre de festivités
publiques ̶- on pourrait citer aussi les bals ̶-, a pratiquement disparu. Dans le privé, on se
permet tout, mais dans le public, nous restons très disciplinés. Nous avons du mal à
prendre contact avec certains de nos désirs profonds.
Repères
1962 Candidat au Canada pour le parti NPD.Se représente en 1963, 1965 et 1968
Charles Taylor, L'âge séculier, traduit de l'anglais par Patrick Savidan, Seuil, collection
"Les livres du nouveau monde, 35 euros, 1 344 pages, paru le 17 mars 2011