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Palimpsestes

Revue de traduction
10 | 1996
Niveaux de langue et registres de la traduction

Polylogie et registres de traduction : le cas d’


Ulysses

Barbara Folkart

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://palimpsestes.revues.org/1513 Date de publication : 1 septembre 1996
DOI : 10.4000/palimpsestes.1513 Pagination : 125-140
ISSN : 2109-943X ISBN : 2-87854-112-X
ISSN : 1148-8158

Référence électronique
Barbara Folkart, « Polylogie et registres de traduction : le cas d’Ulysses », Palimpsestes [En ligne],
10 | 1996, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 08 juillet 2017. URL : http://
palimpsestes.revues.org/1513 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.1513

Tous droits réservés


Barbara FOLKART
Université d'Ottawa

POLYLOGIE ET REGISTRES DE TRADUCTION :


LE CAS D’ULYSSES

Mon propos sera ici de montrer comment s’articulent, pour un corpus bien
précis, les notions de registre de traduction, de polylogie et de système sémiotique.

Je commencerai par poser quelques jalons théoriques. Tout d’abord, j e


formulerai quelques remarques sur la notion de registre de traduction (ou plutôt de
registre tout court, puisque la traduction ne vise qu’à reproduire le ou les registres
caractéristiques du texte de départ).

C’est, je crois, le modèle sociolinguistique de Maurice Pergnier qui permet


d’aborder de la façon la plus élégante la notion de registre. Ce modèle fait intervenir
trois perspectives distinctes sur l’objet "langue". Il est fondé sur une division
tripartite système / idiome / parole, le système étant une constellation de relations
abstraites, la parole étant l’actualisation singulière de cette constellation dans des
énonciations individuelles, et l’idiome étant une sorte de réservoir de modèles puisés
dans les actes de parole déjà avérés pour servir de modèle aux énonciations à venir.
Au sein de cette division, l’idiome se présente comme un rétrécissement des
possibilités offertes par le système : si le système constitue 1’"ensemble de ce qui
1
pourrait se dire", l’idiome, c’est l’"ensemble de ce qui se dit effectivement" . Bien
entendu, l’idiome, en plus de servir de "norme" sur laquelle se modèlera la parole, est

1- M. Pergnier, Les Fondements sociolinguistiques de la traduction, Paris: Librairie Honoré


Champion, 1978.
constamment alimenté par les énonciations individuelles. Entre les deux paliers, il y
a une boucle de rétroaction : idiome -> parole -> idiome.

Pour revenir à notre propos, le registre constitue à son tour un


rétrécissement de l’idiome : les registres technique, administratif, familier, tout
comme les sociolectes, dialectes, etc., constituent autant de sous-ensembles de
l’idiome.

Or quand on parle du registre technique, administratif, etc., on songe


normalement à des schèmes — à ce que j’appellerais volontiers des fragments de
"discours lyophilisé" — servant de modèle à la combinatoire sententielle. La
perspective de Pergnier est une perspective linguistique : l’idiome, chez Pergnier,
régit la combinatoire sententielle et infra-sententielle (voire morphémique : l’usage
a retenu la forme tristesse, mais éliminé ses concurrents *tristeur et *tristitude).

Mais rien n’empêche d’élargir les notions d’idiome et de registre, en se


plaçant dans la perspective de la linguistique textuelle. L’idiome, en plus d’être un
inventaire de schèmes linguistiques, devient aussi un stock de types textuels, ou
discursifs ("text-typological features and conventions") servant de modèle à la
combinatoire textuelle, ou discursive.

Pour bien faire ressortir la différence : lorsqu’on dit "registre technique", ou


"registre a d m i n i s t r a t i f , on pense habituellement à la langue technique,
administrative, c’est-à-dire, grosso modo, à des terminologies et à des phraséologies.
Mais on peut penser aussi à des traits supra-sententiels : les modalités d’agencement
textuel ("writing conventions for technical or administrative texts"), la thématique,
la "vision du monde", les composantes idéologiques, etc., qui caractérisent tel ou tel
autre type de discours spécialisé. Et lorsque je parlerai tout à l’heure du registre
"roman à deux sous", ou "poésie à l’eau de rose", j’évoquerai toute une constellation
de traits : traits linguistiques et stylistiques, bien entendu (lexique, combinaisons
sententielles ou infra-sententielles), mais aussi traits supra-sententiels (thématique,
vision du monde, composantes idéologiques, etc.). (Bien entendu, la distinction entre
types linguistiques et types discursifs n’est pas rigide : il va de soi que les strates
discursives sont repérables par des traits aussi bien sententiels et infra-sententiels que
textuels).

Cet élargissement de la notion de registre rendra service en ce qui concerne


2
l’analyse du fonctionnement d’Ulysses . Dans ce corpus, en effet, la notion de
registre s’articule directement à celle de système sémiotique. On sait que les
systèmes sémiotiques ont un fonctionnement essentiellement contrastif : parler du
système sémiotique d’une œuvre littéraire, c’est faire état de différences
significatives, de strates textuelles dont l’opposition fait sens et qui, de ce fait,
doivent être conservées dans la traduction. Dans le corpus qui retient notre attention,
les éléments qui sont mis en opposition sont constitués par de véritables registres
discursifs : carnet mondain, roman à deux sous, recette de cuisine, etc.

Ces précisions faites, j’en viens à l’analyse de mon corpus. Dans un


premier temps, j e tâcherai de mettre en évidence l’architecture énonciative et
sémiotique du passage que j’ai retenu. Autrement dit, je m’astreindrai à dégager les
traits contrastifs qui assurent son fonctionnement. Ce sont, bien entendu, ces traits
qui devront être conservés dans le texte d’arrivée. J’analyserai ensuite la traduction
française d’Auguste Morel, pour voir comment elle se comporte à ces "lieux
névralgiques".

L’un des traits les plus frappants d’Ulysses est certainement sa polylogie.
3
Le roman tout entier est traversé par des lectes, des registres, des voix qui

2- Editions utilisées :
J. Joyce, Ulysses, New York: Random House, s.d. ; Ulysse, Traduction française
d’Auguste Morel revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et l’auteur. Paris: Gallimard,
collection "Folio", 1983 [1929], 2 vols.

3- Quelques précisions sur la façon dont la notion de voix s’articule sur celle de registre. De
façon très simple, une même voix peut se manifester à travers plusieurs registres. Le
registre constitue ainsi la matière première qui sera travaillée par l’auteur pour façonner une
voix (le système à partir duquel s’élaborera le procès, pour recourir à la terminologie de
Hjelmslev). Grosso modo, et toujours de façon simple, une voix, c’est un faisceau de traits
textuels qui donne l’impression de pouvoir être reconduit à un seul foyer d’énonciation.
s’opposent les uns aux autres, soit longitudinalement, d’un chapitre à l’autre, soit à
l’intérieur d’un même chapitre. Certains passages se présentent comme des structures
fuguées, à l’intérieur desquelles de nombreux registres textuels s’affrontent et
s’enchevêtrent.

Dans un roman remarquable donc pour sa polylogie, l’un des exemples les
plus spectaculaires (et, disons-le, les plus touchants) est constitué par la première
moitié du treizième chapitre. Dans ce chapitre, la jonction entre l'Odyssée et le
Dublin du 16 juin 1904 se fait sur la plage de Sandycove, dans les personnes de
Leopold Bloom et de Gerty MacDowell, devenus, respectivement, des avatars
4
d’Ulysse et de la princesse Nausicaa . Dans le passage qui retiendra notre attention,
Joyce se place dans la tête de sa princesse petite bourgeoise ; nous assistons à un
foisonnement extraordinaire de textes hétéroclites qui défilent dans la tête de cette
petite jeune femme envahie par des discours et par des idéologies aussi minables que
disparates.

Essayons de "mettre de l’ordre" dans ce foisonnement. J’ai parlé de strates,


ou de registres textuels, et je commencerai par en distinguer deux. Tout d’abord, il y
a une strate livresque composée de pastiches ou d’emprunts :

No prince charming is her beau ideal to lay a rare and wondrous love
at her feet but rather a manly man [...] who would understand, take
her in his sheltering arms, strain her to him in all the strength of
his deep passionate nature and comfort her with a long long kiss.
[Ulysses, p. 345]

4- On sait, par ailleurs, que, dans le "canevas" du roman, le symbole qui préside à l’épisode est
Virgin, les couleurs affectées à l’épisode étant le gris et le bleu (ce dernier étant, bien sûr,
la couleur de la Vierge Marie), ce qui explique que Gerty porte ce jour-là des dessous
enjolivés d’un ruban bleu. Par un cheminement complexe, mais fort cohérent, le
personnage de Gerty qui est l’émanation de ce canevas en vient à actualiser le symbole
Virgin, devenu la Vierge Marie : dans cette réécriture trivialisante et hibernisante qu’est
Ulysses, la princesse Nausicaa ne peut devenir qu’une petite bourgeoise dublinoise dont la
religiosité tout irlandaise et la virginité se situent, pour un esprit narquois, dans un
rapport métonymique évident avec la Vierge Marie.
A ce registre pastiché s’oppose une strate parlée, qui se manifeste dans des
passages comme le suivant :

Bertha Supple told that once to Edy Boardman, a deliberate lie, [...]
and she told her not [to] let on whatever she did that it was her that
told her or she’d never speak to her again. [Ulysses, p. 342]

Voilà déjà une opposition fonctionnelle qui sillonnera tout le passage. Le


contraste entre ces deux registres est tellement marqué qu’on a, à première vue,
l’impression d’avoir affaire à deux voix distinctes.

Or, pour pousser plus loin la métaphore acoustique, qui dit voix, dit
formants : formants acoustiques. La plus "voyante" des deux strates, la strate
livresque, ou pastichée, se laisse à son tour reconduire à une constellation de types
textuels qui sont agencés en un système contrastif. A l’intérieur de ce système se
démarquent, les uns par rapport aux autres, plusieurs registres textuels définis par des
faisceaux de traits distinctifs : le roman à deux sous, infra-littérature sentimentale
caractérisée par son idéologie évaporée et son style "noble" ("No prince charming is
her beau ideal to lay a rare and wondrous love at her feet" p. 345) ; la chronique de
la mode, avec son vocabulaire spécialisé et sa syntaxe maniérée ("A neat blouse of
electric blue, selftinted by dolly dyes (because it was expected in the Lady’s Pictorial
that electric blue would be worn" p. 344) ; le carnet mondain avec son idéologie
snob et son étalage de marqueurs sociaux ("Mrs Reggy Wylie T.C.D [...] and in the
fashionable intelligence Mrs Gertrude Wylie" p. 345) ; l’infra-littérature édifiante,
avec ses tics stylistiques et sa thématique bien pensante ("Had her father only
avoided the clutches of the demon drink [...], she might now be rolling in her
carriage, second to none [...] But that vile decoction which has ruined so many
hearths and homes had cast its shadow over her childhood days" p. 348) ; la recette
de cuisine, véritable sous-langage spécialisé ("dredge in the fine selfraising flour and
always stir in the same direction" p. 346) — et ce ne sont que quelques exemples.

Moins voyant que le registre pastiché, nettement moins hétéroclite, le


registre parlé se présente comme une sorte de voix naïve dont le timbre est constitué
par une série de traits syntaxiques, lexicaux, linguistiques, rhétoriques et
idéologiques. Le trait le plus conventionnel est le recours à une syntaxe et à un
lexique populaires :

Bertha Supple told her once in dead secret and made her swear she’d
never about the gentleman lodger that was staying with them out of
the Congested Districts Board that had pictures cut out of papers of
those skirtdancers and highkickers and she said he used to do
something not very nice that you could imagine sometimes in the
bed. [ibid, p. 359]

Autre trait définitoire : la qualité "existentielle", ou "expérientielle" d’une


syntaxe qui suit les contours du vécu, passé ou immédiat, plutôt que de se plier aux
normes de la mise en forme grammaticale, discursive ou rhétorique. Cette syntaxe
existentielle se manifeste tout d’abord par l’emploi massif de la parataxe :

He was so kind and holy and often and often she thought and
thought could she work a niched teacosy with embroidered floral
design for him as a present or a clock but they had a clock she
noticed on the mantelpiece white and gold with a little canary bird
that came out of a little house to tell the time the day she went there
about the flowers for the forty hours’ adoration because it was hard
to know what sort of a present to give or perhaps an album of
illuminated views of Dublin or some place, [ibid., p. 352]

Parfois, la parataxe juxtapose des plans situationnels tout à fait disparates,


c o m m e dans le passage suivant, qui embrasse simultanément l’intérieur de la
chapelle et la plage attenante :

Queen of angles, queen of patriarchs, queen of prophets they prayed,


queen of the most holy rosary and then Father Conroy handed the
thurible to Canon O’Hanlon and he put in the incense and censed the
Blessed Sacrament and Cissy Caffrey caught the two twins and she
was itching to give them a ringing good clip on the ear but she
didn’t because she thought he might be watching but she never made
a bigger mistake in all her life because Gerty could see without
looking that he never took his eyes off of her and then Canon
O’Hanlon handed the thurible back to Father Conroy [...]
[ibid., p. 353]
Le caractère "existentiel" de cette syntaxe se manifeste aussi dans des gloses
où le sujet de conscience revient sur son propre discours ("Her daydream of a
marriage has been arranged and the wedding bells ringing for Mrs Reggy Wylie
T.C.D. (because the one who married the elder brother would be Mrs Wylie) [...]
was not to b e " [ibid., p. 345]), comme dans les rectificatifs qui simulent la
démarche d’une pensée prise sur le vif ("Three and eleven she paid for those
stockings in Sparrow’s of George’s street on the Tuesday, no the Monday before
Easter" [ibid., p. 353]), et finalement dans des enchâssements en cascade et en
boucle : une seule phrase peut comporter pas moins de quatre because.

Tout aussi caractéristique de la syntaxe existentielle est la primauté de la


référence extra-textuelle sur la référence intra-textuelle, comme dans le passage
suivant, où la référence du pronom personnel "he" flotte au gré du vécu, déterminée
par des facteurs purement existentiels :

Poor father ! With all his faults she loved him still [...] when he
sang The moon hath raised with Mr Dignam that died suddenly and
was buried, God have mercy on him, from a stroke. Her mother’s
birthday that was and Charley was home on his holidays and Tom
and Mr Dignam [...] and they were to have had a group taken. No-
one would have thought the end was so near. Now he was laid to
rest. And her mother said to him to let that be a warning to him for
the rest of his days and he couldn’t even go to the funeral on account
of the gout [...] [ibid., pp. 348-349]

On constate, de même, que la contiguïté situationnelle l’emporte sur


l’homogénéité registrale :

[...] and then Canon O’Hanlon handed the thurible back to Father
Conroy and knelt down looking up at the Blessed Sacrament and the
choir began to sing Tantum ergo and she just swung her foot in and
out in time as the music rose and fell to the Tantumer gosa cramen
tum. Three and eleven she paid for those stockings in Sparrow’s of
George’s street on the Tuesday, no the Monday before Easter and
there wasn’t a brack on them and that was what he was looking at,
transparent, and not at her insignificant ones that had neither shape
nor form [...] [ibid., pp. 353-354]
Sur le plan du contenu, de nombreux traits contribuent, tels des
harmoniques idéologiques, à définir le timbre de cette voix naïve. Parmi ces
"formants", on relève : un respect petit-bourgeois pour ses "supérieurs" ; une
frugalité de bonne femme ; la bigoterie religieuse ("Even if he was a protestant or
methodist she could convert him easily if he truly loved her" p. 52) ; la pruderie ;
la "vacherie" ; l’inculture ("she just swung her foot in and out in time as the music
rose and fell to the Tantumer gosa cramen turn", p. 353).

Avec sa forte cohérence existentielle et linguistique, la voix naïve est


l’expression directe d’une subjectivité qui, nous le verrons, s’exprime aussi, mais de
façon médiatisée, à travers la voix livresque.

Ces deux strates, livresque et naïve, sillonnent le passage, donc, chacune


avec ses formants divers. Or on constate, dans notre corpus, la présence
d’interférences entre les deux registres. Ces solutions de continuité se manifestent,
d’abord, par des interpolations où la voix naïve fait irruption dans le discours
pastiché :

[...] Yes, she had known from the first that her daydream of a
marriage has been arranged and the wedding bells ringing for Mrs
Reggy Wylie T.C.D. (because the one who married the elder brother
would be Mrs Wylie) and in the fashionable intelligence Mrs
Gertrude Wylie was wearing a sumptuous confection of grey
trimmed with expensive blue fox was not to be.
[ibid., p. 345. Nous soulignons]

D’autre part, on relève une série d’anacoluthes syntaxiques, registrales ou


idéologiques, qui signalent soit le passage de la voix naïve à la strate scripturale :

[...] and he couldn’t even go to the funeral on account of the gout


and she had to go into town to bring him the letters and samples
from his office about Catsby’s cork lino, artistic standard designs,
fit for a palace, gives tiptop wear and always bright and cheery in
the home [ibid., pp. 348-349]

soit le passage, à l’intérieur de la strate livresque, d’un genre à un autre :


Her griddlecakes done to a goldenbrown hue and queen Ann’s
pudding of delightful creaminess had won golden opinions from all
because she had a lucky hand also for lighting a fire, dredge in the
fine selfraising flour and always stir in the same direction then
cream the milk and sugar and whisk well the white of eggs though
she didn’t like the eating part when there were any people (...)
[ibid., p. 346]

Ces solutions de continuité nous amènent à postuler, à l’intérieur du texte,


une subjectivité qui serait, au moment même de "citer", le lieu d’émergence d’une
discursivité prise sur le vif (le fameux "stream of consciousness"). Il n’y a pas de ré-
énonciation sans ré-énonciateur : il faut bien que "quelqu’un" ait collé bout à bout
ces bribes. (Bien sûr, ce quelqu’un s’identifie, tout au bout de la chaîne des
énonciations fictives, avec l’instance réelle dont procède la seule énonciation
authentique, le foyer dont émane tout le roman : cette instance a pour nom James
Joyce, et elle s’inscrit, bien entendu, dans le texte. Nous y reviendrons.)

Ces ruptures revêtent ainsi une importance cruciale : du point de vue de la


cohérence subjective, les bris à l’intérieur même de la phrase ne s’expliquent que si
les pastiches aussi bien que la voix naïve émanent de Gerty. C’est elle qui profère
tout le passage, tantôt avec une voix d’emprunt, tantôt avec sa voix naive. On a
affaire à une voix polymorphe. Le passage qui nous intéresse est un monologue
intérieur ayant pour siège la conscience de Gerty.

Il s’agit, bien sûr, d’une délégation de la parole. Quelqu’un tire les ficelles,
et ce quelqu’un, au bout du fil, c’est Joyce. L’énonciateur réel est présent à travers
toute l’architecture du chapitre, comme, de façon générale, tout créateur est présent
— pour qui sait le voir — jusque dans les moindres détails de ce qu’il produit.

Mais Joyce est aussi présent de façon beaucoup plus ponctuelle, dans un
certain nombre de lieux où l’écriture se donne pour telle, où affleure de façon
particulièrement voyante le travail de production textuelle, où l’énoncé réfléchit donc
sa propre énonciation.
Le premier de ces lieux est constitué par l’intervention directe d’une voix
provenant de l’extérieur du récit, au moment où le feu d’artifice-orgasme retombe et
où le monologue de Gerty commence à s’épuiser dans le monologue de Bloom :

Then all melted away dewily in the grey air : all was silent. Ah !
She glanced at him as she bent forward quickly, a pathetic little
glance of piteous protest, of shy reproach under which he coloured
like a girl. He was leaning back against the rock behind. Leopold
Bloom (for it is he) stands silent, with bowed head before those
young guileless eyes. What a brute he had been !
[Ulysses, p. 360]. C’est nous qui soulignons.]

Tant l’incise ("for it is he") que l’emploi de ces deux présents ("is",
"stands") dans un co-texte entièrement au prétérit font de cette phrase une sorte de
didascalie, un commentaire métalinguistique ayant pour objet le roman lui-même
("for it is none other than Bloom that Gerty has been lusting after through the last
ten pages of this chapter").

Une deuxième série de lieux, multiforme, regroupe les nombreux clivages


qui font affleurer renonciation-production. Il y a d’abord la solution de continuité
brutale entre les soliloques de Gerty et de Bloom :

Slowly without looking back she went down the uneven strand [...]
it was darker now and there were stones and bits of wood on the
strand and slippy seaweed. She walked with a certain quiet dignity
characteristic of her but with care and very slowly because, because
Gerty MacDowell was [...]
Tight boots ? No. She’s lame ! O !
Mr Bloom watched her as she limped away. Poor girl ! That’s why
she’s left on the shelf and the others did a sprint. Thought
something was wrong by the cut of her jib. Jilted beauty. A defect
is ten times worse in a woman. But makes them polite. Glad I didn’t
know it when she was on show. Hot little devil all the same.
Wouldn’t mind. Curiosity like a nun or a negress or a girl with
glasses. [Ulysses, p. 361]

Ce clivage instaure deux subjectivités à travers deux registres qui


s’opposent trait par trait : aux chichis et à la sentimentalité de Gerty s’oppose la
trivialité de Bloom ; au narcissisme de Gerty s’oppose une perspective extérieure et
étrangère qui fait d’elle un simple objet, un instant convoité et aussitôt oublié ; à la
complaisance avec laquelle Gerty construit cette vision idéalisée d’elle-même
s’oppose la pitié de Bloom ; au foisonnement de styles d’emprunt chez Gerty
s’oppose, chez Bloom, un "discours au degré zéro" débité en bribes toutes courtes,
toutes crues, un discours dont la "nudité" stylistique est censée calquer la mouvance
de la conscience dans toute son "authenticité". Lieu de disjonction qui fait affleurer à
la surface du texte l’opposition tumescence-détumescence (ce sont les termes
employés par Joyce, dans le canevas qu’il a établi pour son roman, pour décrire la
"technique" caractéristique de l’épisode), ce clivage met à nu la macro-structure,
c’est-à-dire le projet énonciatif générateur de tout l’épisode.

La présence de Joyce se manifeste aussi par deux séries de clivages à


l’intérieur même des propos émanant de Gerty. Il y a d’abord toute une série de
ruptures idéologiques — juxtapositions narquoises qui engendrent, du choc des
5
disparates idéologiques, et au-delà de tout besoin de caractérisation , l’ironie
savamment orchestrée qui plane sur le discours de Gerty. Dans le passage suivant,
par exemple, la parataxe qui rend contiguës pertes blanches et clichés romantiques
crée un effet puissamment ironique :

[...] those iron jelloids she had been taking of late had done her a
world of good much better than the Widow Welch’s female pills and
she was much better of those discharges she used to get and that
tired feeling. The waxen pallor of her face was almost spiritual in its
ivorylike purity though her rosebud mouth was a genuine Cupid’s
bow, Greekly perfect. [Ulysses, p. 342]

Cette ironie, qui ne peut partir que de l’énonciateur ultime, naît aussi du
ramassis de clichés incompatibles ayant trait à la beauté féminine, "rosebud" et
"Cupid’s bow" étant en contradiction avec "Greekly perfect". (J’anticipe sur ma
conclusion pour avancer que l’ironie, c’est la forme que prend ici le plaisir de

5- Bien sûr, la caractérisation, la construction des personnages constitue en elle-même l’une


de ces mises en forme par où le discours réfléchit la mise en discours. Mais dans les lieux
que nous analysons, l’écriture se donne pour telle, sacrifiant l’illusion référentielle au
plaisir de s’exhiber pour ce qu’elle est.
l’écriture. Cette ironie est comme la présence "corporelle" de Joyce lui-même ; elle
laisse sentir derrière le texte un sujet au sens le plus plein.)

Tout aussi ironiques sont les juxtapositions qui, dans le passage suivant,
font passer du champ de la spiritualité à celui de la sexualité, des puisions à peine
avouées de Gerty à la soumission de la Vierge Marie qui est invoquée à point
nommé pour les légitimer :

Refuge of sinners. Comfortress of the afflicted. Ora pro nobis [...].


Gerty could picture the whole scene in the church [...] Father
Conroy was helping Canon O’H anlon at the altar, carrying things
in and out with his eyes cast down. He looked almost a saint and his
confessionbox was so quiet and clean and dark and his hands were
just like white wax and if ever she became a Dominican nun in their
white habit perhaps he might come to the convent for the novena of
Saint Dominic. He told her that time when she told him about that
in confession crimsoning up to the roots of her hair for fear he
could see, not to be troubled because that was only the voice of
nature and we were all subject to nature’s laws, he said, in this life
and that that was no sin because that came from the nature of woman
instituted by God, he said, and that Our Blessed Lady herself said to
the archangel Gabriel be it done unto me according to Thy Word.
[ibid., p. 352]

Cette mise en discours, narquoise au plus haut degré, relève d’une visée qui
organise le discours de Gerty, tirant les ficelles de façon à faire ressortir toute
l’équivoque de son attitude envers le prêtre en même temps que le caractère utilitaire
et intéressé de sa pratique religieuse. La caractérisation (produit textuel) est dépassée
par le travail de caractérisation (processus). Et le travail de caractérisation nous
ramène au sujet qui a produit le texte.

Une deuxième série de juxtapositions, non ironiques, actualisent les macro-


structures de l’épisode, qui font de la petite-bourgeoise Gerty non seulement
l’homologue de la princesse Nausicaa mais aussi, avec sa religiosité toute
dublinoise, un avatar de la Vierge Marie prête à secourir un Bloom-Christ dans sa
misère :
Till then they had only exchanged glances of the most casual but
now under the brim of her new hat she ventured a look at him and the
face that met her gaze there in the twilight, wan and strangely
drawn, seemed to her the saddest she had ever seen.
Through the open window of the church the fragrant incense was
wafted and with it the fragrant names of her who was conceived
without stain of original sin, spiritual vessel, pray for us,
honourable vessel, pray for us, vessel of singular devotion, pray for
us, mystical rose. [...] the reverend father Hughes had told them
what the great saint Bernard said in his famous prayer of Mary, the
most pious Virgin’s intercessory power that it was not recorded in
any age that those who implored her powerful protection were ever
abandoned by her. [ibid., p. 350]

C’est à travers ces juxtapositions que s’exprime l’idéologie du texte, avec,


entre autres, sa critique de la religiosité dublinoise à l’eau de rose, faite d’ignorance
et d’illusion. Ces juxtapositions actualisent la charpente du texte, nous font
remonter à son énonciateur.

Enfin, on peut considérer que la présence de Joyce s’inscrit partout où la


forme atteste la mise en forme, partout où le produit atteste le processus. En
particulier, toute l’architecture ré-énonciative que nous venons d’analyser,
agencement savant articulé par des ruptures syntaxiques, registrales et idéologiques,
témoigne de par sa forme même de ce travail de mise en forme qu’est la production
textuelle.

Voilà donc l’architecture de ce passage, une architecture qui, comme toute


sémiotique, se laisse démonter en traits pertinents assurant le fonctionnement
contrastif des éléments constitutifs.

Pour le traducteur, de toute évidence, c’est cette architecture textuelle et


énonciative qui doit se retrouver dans le texte d’arrivée. Les différents formants de la
voix de Gerty constituent autant de registres de traduction qui doivent
impérativement être respectés. La recette de cuisine doit faire recette de cuisine dans
la langue d’arrivée ; l’infra-littérature romantique ou édifiante doit se lire, dans le
texte d’arrivée, comme de la littérature à l’eau de rose ou comme le roman à deux
sous.
Globalement (et c’est vraiment le seul niveau qui compte, car la voix est
une entité globale), on ne peut que constater la réussite de la traduction d’Auguste
Morel, qui manie avec la même virtuosité que Joyce les multiples registres textuels.
Les extraits cités dans le fascicule des textes de référence montrent à quel point a été
poussée la recherche de l’équivalence, que ce soit au niveau des parlers familiers ou à
celui des unités culturelles (Lady’s Pictorial > Miroir des Dames, Catesby’s cork
lino > Lincrusta Catesby).

Bien entendu, on peut relever ça et là, si l’on y tient, de petites défaillances.


Certaines des ruptures dans lesquelles nous avons vu interférer les formants livresque
6
et populaire ont été gommées. La segmentation "Tantumer gosa cramen tum" a été
corrigée (mais il pourrait fort bien s’agir là d’une intervention de lecteur d’épreuves).
Les quatre "because" qui, dans une seule phrase, accentuaient le caractère
"existentiel" du monologue ont été répartis en car, puisque, et que et parce que
(Ulysse II: 16).

Mais ce sont là des vétilles. Ce qui compte, c’est la recréation globale de


l’architecture sémiotique et énonciative. On constate dans le texte d’Auguste Morel
une même polyvocalité, une même polylogie, un même ludisme proliférant.

Je serais prête à hasarder que, dans la traduction d’un texte comme Ulysses,
ce qui compte avant tout, c’est le plaisir du texte. (Je conçois le plaisir du texte
comme quelque chose qui est à la fois derrière et dans le texte : comme une pulsion,
bien entendu, mais aussi comme le résidu textuel de cette pulsion.) Dans le texte de
départ, la polylogie joycienne, la multiplication des registres, relèvent du plus pur
ludisme. Dans la traduction française, le plaisir de la réécriture devient un véritable
plaisir d’écriture. De toute évidence, Auguste Morel a fait sien le texte de Joyce ; il
a su se l’approprier, au très bon sens de ce terme (si on ne sait pas faire sien le texte,

6- Cette segmentation incorrecte n’est pas sans importance : comme le met him pike hoses
(metempsychosis) de Molly, elle constitue un indice de l’inculture dont Joyce semble
vouloir faire une caractéristique de l’esprit féminin.
on finira par produire un non-texte) ; et il a pleinement assumé le texte que lui,
Morel, produisait en français.

On sent, derrière le texte français, un plaisir tout aussi intense que celui qui
a très certainement donné son impulsion à l’original. Les indices de ce plaisir, les
traces qu’il a laissées dans le texte sont facilement repérables, comme une sorte de
"surplus", dans le ludisme des transpositions ("skirtdancers and highkickers >
danseuses en tutu et la jambe en l’air"), dans une exubérance qui dépasse par endroits
celle de l’original :

and she was itching to give them a ringing good clip on the ear but
she didn’t because she thought he might be watching but she never
made a bigger mistake in all her life > et cela la démangeait de leur
allonger une maîtresse claque sur l’oreille mais elle ne l’a pas fait
parce qu’elle s’est imaginée qu’il la regardait et on peut dire qu’elle
se fourrait le doigt dans l’æil jusqu’au coude.

C’est ce véritable plaisir de l’écriture qui garantit la qualité, la cohérence, la


plénitude du texte français. Le texte de Morel est un texte à part entière. Il n’a rien à
voir avec les non-textes produits par des traducteurs qui ne savent qu’aligner des
mots, ceux auxquels pensait sans doute Denis Roche en écrivant :

Un mauvais écrivain écrit de la mauvaise littérature, avec des mots


par lui choisis. Et un bon écrivain, de la bonne, avec des mots par
lui choisis. Il n’y a pas d’écrivain qui écrive n’importe quoi. Or il y
7
a des traducteurs qui écrivent n’importe quoi .

Tout autre qu’un aligneur de mots, Morel a su s’approprier l’original,


assumer le texte qu’il produisait, se constituer en véritable sujet d’une véritable
énonciation.

Tout comme dans l’original, en effet, ce plaisir qu’on sent dans la


traduction, c’est la trace d’un sujet plein et authentique derrière le texte. Il y a fort à
parier que derrière toute traduction réussie, on sent la présence d’un sujet énonciateur,

7- Denis Roche, "L’impiété salutaire", L’Ane (février-mars 1982): 43.


un sujet à part entière, par opposition à ces non-personnes éclatées et inachevées
dont on devine la présence nébuleuse derrière les traductions qui ne font pas texte.
Lorsque la traduction ne réussit pas à se constituer en texte, c’est que son
énonciateur n’a pas réussi à se constituer, à travers son énonciation, en un véritable
sujet.

La traduction qui fait texte fait sentir derrière elle son foyer d’émission. La
traduction non-texte débouche sur un vide.

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