Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
Revue de traduction
10 | 1996
Niveaux de langue et registres de la traduction
Barbara Folkart
Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle
Référence électronique
Barbara Folkart, « Polylogie et registres de traduction : le cas d’Ulysses », Palimpsestes [En ligne],
10 | 1996, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 08 juillet 2017. URL : http://
palimpsestes.revues.org/1513 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.1513
Mon propos sera ici de montrer comment s’articulent, pour un corpus bien
précis, les notions de registre de traduction, de polylogie et de système sémiotique.
L’un des traits les plus frappants d’Ulysses est certainement sa polylogie.
3
Le roman tout entier est traversé par des lectes, des registres, des voix qui
2- Editions utilisées :
J. Joyce, Ulysses, New York: Random House, s.d. ; Ulysse, Traduction française
d’Auguste Morel revue par Valery Larbaud, Stuart Gilbert et l’auteur. Paris: Gallimard,
collection "Folio", 1983 [1929], 2 vols.
3- Quelques précisions sur la façon dont la notion de voix s’articule sur celle de registre. De
façon très simple, une même voix peut se manifester à travers plusieurs registres. Le
registre constitue ainsi la matière première qui sera travaillée par l’auteur pour façonner une
voix (le système à partir duquel s’élaborera le procès, pour recourir à la terminologie de
Hjelmslev). Grosso modo, et toujours de façon simple, une voix, c’est un faisceau de traits
textuels qui donne l’impression de pouvoir être reconduit à un seul foyer d’énonciation.
s’opposent les uns aux autres, soit longitudinalement, d’un chapitre à l’autre, soit à
l’intérieur d’un même chapitre. Certains passages se présentent comme des structures
fuguées, à l’intérieur desquelles de nombreux registres textuels s’affrontent et
s’enchevêtrent.
Dans un roman remarquable donc pour sa polylogie, l’un des exemples les
plus spectaculaires (et, disons-le, les plus touchants) est constitué par la première
moitié du treizième chapitre. Dans ce chapitre, la jonction entre l'Odyssée et le
Dublin du 16 juin 1904 se fait sur la plage de Sandycove, dans les personnes de
Leopold Bloom et de Gerty MacDowell, devenus, respectivement, des avatars
4
d’Ulysse et de la princesse Nausicaa . Dans le passage qui retiendra notre attention,
Joyce se place dans la tête de sa princesse petite bourgeoise ; nous assistons à un
foisonnement extraordinaire de textes hétéroclites qui défilent dans la tête de cette
petite jeune femme envahie par des discours et par des idéologies aussi minables que
disparates.
No prince charming is her beau ideal to lay a rare and wondrous love
at her feet but rather a manly man [...] who would understand, take
her in his sheltering arms, strain her to him in all the strength of
his deep passionate nature and comfort her with a long long kiss.
[Ulysses, p. 345]
4- On sait, par ailleurs, que, dans le "canevas" du roman, le symbole qui préside à l’épisode est
Virgin, les couleurs affectées à l’épisode étant le gris et le bleu (ce dernier étant, bien sûr,
la couleur de la Vierge Marie), ce qui explique que Gerty porte ce jour-là des dessous
enjolivés d’un ruban bleu. Par un cheminement complexe, mais fort cohérent, le
personnage de Gerty qui est l’émanation de ce canevas en vient à actualiser le symbole
Virgin, devenu la Vierge Marie : dans cette réécriture trivialisante et hibernisante qu’est
Ulysses, la princesse Nausicaa ne peut devenir qu’une petite bourgeoise dublinoise dont la
religiosité tout irlandaise et la virginité se situent, pour un esprit narquois, dans un
rapport métonymique évident avec la Vierge Marie.
A ce registre pastiché s’oppose une strate parlée, qui se manifeste dans des
passages comme le suivant :
Bertha Supple told that once to Edy Boardman, a deliberate lie, [...]
and she told her not [to] let on whatever she did that it was her that
told her or she’d never speak to her again. [Ulysses, p. 342]
Or, pour pousser plus loin la métaphore acoustique, qui dit voix, dit
formants : formants acoustiques. La plus "voyante" des deux strates, la strate
livresque, ou pastichée, se laisse à son tour reconduire à une constellation de types
textuels qui sont agencés en un système contrastif. A l’intérieur de ce système se
démarquent, les uns par rapport aux autres, plusieurs registres textuels définis par des
faisceaux de traits distinctifs : le roman à deux sous, infra-littérature sentimentale
caractérisée par son idéologie évaporée et son style "noble" ("No prince charming is
her beau ideal to lay a rare and wondrous love at her feet" p. 345) ; la chronique de
la mode, avec son vocabulaire spécialisé et sa syntaxe maniérée ("A neat blouse of
electric blue, selftinted by dolly dyes (because it was expected in the Lady’s Pictorial
that electric blue would be worn" p. 344) ; le carnet mondain avec son idéologie
snob et son étalage de marqueurs sociaux ("Mrs Reggy Wylie T.C.D [...] and in the
fashionable intelligence Mrs Gertrude Wylie" p. 345) ; l’infra-littérature édifiante,
avec ses tics stylistiques et sa thématique bien pensante ("Had her father only
avoided the clutches of the demon drink [...], she might now be rolling in her
carriage, second to none [...] But that vile decoction which has ruined so many
hearths and homes had cast its shadow over her childhood days" p. 348) ; la recette
de cuisine, véritable sous-langage spécialisé ("dredge in the fine selfraising flour and
always stir in the same direction" p. 346) — et ce ne sont que quelques exemples.
Bertha Supple told her once in dead secret and made her swear she’d
never about the gentleman lodger that was staying with them out of
the Congested Districts Board that had pictures cut out of papers of
those skirtdancers and highkickers and she said he used to do
something not very nice that you could imagine sometimes in the
bed. [ibid, p. 359]
He was so kind and holy and often and often she thought and
thought could she work a niched teacosy with embroidered floral
design for him as a present or a clock but they had a clock she
noticed on the mantelpiece white and gold with a little canary bird
that came out of a little house to tell the time the day she went there
about the flowers for the forty hours’ adoration because it was hard
to know what sort of a present to give or perhaps an album of
illuminated views of Dublin or some place, [ibid., p. 352]
Poor father ! With all his faults she loved him still [...] when he
sang The moon hath raised with Mr Dignam that died suddenly and
was buried, God have mercy on him, from a stroke. Her mother’s
birthday that was and Charley was home on his holidays and Tom
and Mr Dignam [...] and they were to have had a group taken. No-
one would have thought the end was so near. Now he was laid to
rest. And her mother said to him to let that be a warning to him for
the rest of his days and he couldn’t even go to the funeral on account
of the gout [...] [ibid., pp. 348-349]
[...] and then Canon O’Hanlon handed the thurible back to Father
Conroy and knelt down looking up at the Blessed Sacrament and the
choir began to sing Tantum ergo and she just swung her foot in and
out in time as the music rose and fell to the Tantumer gosa cramen
tum. Three and eleven she paid for those stockings in Sparrow’s of
George’s street on the Tuesday, no the Monday before Easter and
there wasn’t a brack on them and that was what he was looking at,
transparent, and not at her insignificant ones that had neither shape
nor form [...] [ibid., pp. 353-354]
Sur le plan du contenu, de nombreux traits contribuent, tels des
harmoniques idéologiques, à définir le timbre de cette voix naïve. Parmi ces
"formants", on relève : un respect petit-bourgeois pour ses "supérieurs" ; une
frugalité de bonne femme ; la bigoterie religieuse ("Even if he was a protestant or
methodist she could convert him easily if he truly loved her" p. 52) ; la pruderie ;
la "vacherie" ; l’inculture ("she just swung her foot in and out in time as the music
rose and fell to the Tantumer gosa cramen turn", p. 353).
[...] Yes, she had known from the first that her daydream of a
marriage has been arranged and the wedding bells ringing for Mrs
Reggy Wylie T.C.D. (because the one who married the elder brother
would be Mrs Wylie) and in the fashionable intelligence Mrs
Gertrude Wylie was wearing a sumptuous confection of grey
trimmed with expensive blue fox was not to be.
[ibid., p. 345. Nous soulignons]
Il s’agit, bien sûr, d’une délégation de la parole. Quelqu’un tire les ficelles,
et ce quelqu’un, au bout du fil, c’est Joyce. L’énonciateur réel est présent à travers
toute l’architecture du chapitre, comme, de façon générale, tout créateur est présent
— pour qui sait le voir — jusque dans les moindres détails de ce qu’il produit.
Mais Joyce est aussi présent de façon beaucoup plus ponctuelle, dans un
certain nombre de lieux où l’écriture se donne pour telle, où affleure de façon
particulièrement voyante le travail de production textuelle, où l’énoncé réfléchit donc
sa propre énonciation.
Le premier de ces lieux est constitué par l’intervention directe d’une voix
provenant de l’extérieur du récit, au moment où le feu d’artifice-orgasme retombe et
où le monologue de Gerty commence à s’épuiser dans le monologue de Bloom :
Then all melted away dewily in the grey air : all was silent. Ah !
She glanced at him as she bent forward quickly, a pathetic little
glance of piteous protest, of shy reproach under which he coloured
like a girl. He was leaning back against the rock behind. Leopold
Bloom (for it is he) stands silent, with bowed head before those
young guileless eyes. What a brute he had been !
[Ulysses, p. 360]. C’est nous qui soulignons.]
Tant l’incise ("for it is he") que l’emploi de ces deux présents ("is",
"stands") dans un co-texte entièrement au prétérit font de cette phrase une sorte de
didascalie, un commentaire métalinguistique ayant pour objet le roman lui-même
("for it is none other than Bloom that Gerty has been lusting after through the last
ten pages of this chapter").
Slowly without looking back she went down the uneven strand [...]
it was darker now and there were stones and bits of wood on the
strand and slippy seaweed. She walked with a certain quiet dignity
characteristic of her but with care and very slowly because, because
Gerty MacDowell was [...]
Tight boots ? No. She’s lame ! O !
Mr Bloom watched her as she limped away. Poor girl ! That’s why
she’s left on the shelf and the others did a sprint. Thought
something was wrong by the cut of her jib. Jilted beauty. A defect
is ten times worse in a woman. But makes them polite. Glad I didn’t
know it when she was on show. Hot little devil all the same.
Wouldn’t mind. Curiosity like a nun or a negress or a girl with
glasses. [Ulysses, p. 361]
[...] those iron jelloids she had been taking of late had done her a
world of good much better than the Widow Welch’s female pills and
she was much better of those discharges she used to get and that
tired feeling. The waxen pallor of her face was almost spiritual in its
ivorylike purity though her rosebud mouth was a genuine Cupid’s
bow, Greekly perfect. [Ulysses, p. 342]
Cette ironie, qui ne peut partir que de l’énonciateur ultime, naît aussi du
ramassis de clichés incompatibles ayant trait à la beauté féminine, "rosebud" et
"Cupid’s bow" étant en contradiction avec "Greekly perfect". (J’anticipe sur ma
conclusion pour avancer que l’ironie, c’est la forme que prend ici le plaisir de
Tout aussi ironiques sont les juxtapositions qui, dans le passage suivant,
font passer du champ de la spiritualité à celui de la sexualité, des puisions à peine
avouées de Gerty à la soumission de la Vierge Marie qui est invoquée à point
nommé pour les légitimer :
Cette mise en discours, narquoise au plus haut degré, relève d’une visée qui
organise le discours de Gerty, tirant les ficelles de façon à faire ressortir toute
l’équivoque de son attitude envers le prêtre en même temps que le caractère utilitaire
et intéressé de sa pratique religieuse. La caractérisation (produit textuel) est dépassée
par le travail de caractérisation (processus). Et le travail de caractérisation nous
ramène au sujet qui a produit le texte.
Je serais prête à hasarder que, dans la traduction d’un texte comme Ulysses,
ce qui compte avant tout, c’est le plaisir du texte. (Je conçois le plaisir du texte
comme quelque chose qui est à la fois derrière et dans le texte : comme une pulsion,
bien entendu, mais aussi comme le résidu textuel de cette pulsion.) Dans le texte de
départ, la polylogie joycienne, la multiplication des registres, relèvent du plus pur
ludisme. Dans la traduction française, le plaisir de la réécriture devient un véritable
plaisir d’écriture. De toute évidence, Auguste Morel a fait sien le texte de Joyce ; il
a su se l’approprier, au très bon sens de ce terme (si on ne sait pas faire sien le texte,
6- Cette segmentation incorrecte n’est pas sans importance : comme le met him pike hoses
(metempsychosis) de Molly, elle constitue un indice de l’inculture dont Joyce semble
vouloir faire une caractéristique de l’esprit féminin.
on finira par produire un non-texte) ; et il a pleinement assumé le texte que lui,
Morel, produisait en français.
On sent, derrière le texte français, un plaisir tout aussi intense que celui qui
a très certainement donné son impulsion à l’original. Les indices de ce plaisir, les
traces qu’il a laissées dans le texte sont facilement repérables, comme une sorte de
"surplus", dans le ludisme des transpositions ("skirtdancers and highkickers >
danseuses en tutu et la jambe en l’air"), dans une exubérance qui dépasse par endroits
celle de l’original :
and she was itching to give them a ringing good clip on the ear but
she didn’t because she thought he might be watching but she never
made a bigger mistake in all her life > et cela la démangeait de leur
allonger une maîtresse claque sur l’oreille mais elle ne l’a pas fait
parce qu’elle s’est imaginée qu’il la regardait et on peut dire qu’elle
se fourrait le doigt dans l’æil jusqu’au coude.
La traduction qui fait texte fait sentir derrière elle son foyer d’émission. La
traduction non-texte débouche sur un vide.