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3 ARTICHAUT no 6 HYBRIDES
1/3 POLITIQUE ET LANGAGE
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3 ARTICHAUT 2 no 6 HYBRIDES
Artichaut
DIRECTION GÉNÉRALE
Jean-François Marquis
Rachel Morse
Jérémi Robitaille-Brassard
RÉDACTEUR EN CHEF
Jean-François Marquis
CONCEPTION DE LA REVUE
Guillaume Lépine
COUVERTURE:
1/3 - POLITIQUE ET LANGAGE
Haut: Guillaume Lépine, Frotti sur gravure, 2015
Bas: Guillaume Lépine, Frotti sur gravure 2, 2015
2/3 - IMAGES
Haut: Guillaume Lépine, Graffiti effacé 1, 2013
Bas: Guillaume Lépine, Graffiti effacé 2, 2014
3/3 - MILIEUX
Haut: Guillaume Lépine, Collage perspective, 2012
Bas: Guillaume Lépine, Collage perspective, 2012
COMITÉ ÉDITORIAL
Damien Blass-Bouchard, Raphaëlle Forgues, Gabrielle Bleau-Mathieu,
Philippe Lemelin, Laurane Van Branteghem, Rachel Morse, Jérémi Robi-
taille-Brassard, Catherine Dupuis, Maryline Lamontagne
RÉVISION
Simon Abdela, Jérémi Robitaille-Brassard
RÉDACTION
Entrepreneurs du commun, Christian Gravel, Thibault Jacquot-Paratte, Par-
comètres 0.1, Martine Delvaux, Nizar Haj Ayed, Samuel Archibald, Mathieu
Villeneuve, Cynthia Fecteau, Martin Forgues, Karina Cahill, Panthères
Rouges, Anne Archet, Laurence Garneau, Julien Guy-Béland, Anne-Is-
abelle Pronkin, Gregory Chatonsky, Laurane Van Branteghem, Martin
Lessard, James-Alexandre Crow, Charlotte Lalou Rousseau, Daniel Fiset,
Hubert G. Alain, Nadia Seraiocco
ILLUSTRATIONS
Entrepreneurs du commun (Nicolas Rivard, Jasmin Cormier, Clément De
Gaulejac, Dominique Sirois, Steve Giasson, Rémi Thériault, Projet EVA
(Simon Laroche et Étienne Grenier), Frank Shebageget, Michel de Broin,
Sheena Hoszko, Milutin Gubash, Emmanuel Galland), Eliot B. Lafrenière,
Mêmes-Cacaïstes, Jason Florio, Catherine Béchard et Sabin Hudon,
François Quevillon, Patrick Beaulieu, Jeff Koons, Daniel Garneau, Christian
Gravel, Guillaume Lépine
FINANCEMENT
Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)
Faculté des arts de l’UQÀM
Josette Féral
Services à la vie étudiante de l’UQÀM (SVE)
Association étudiante du module d’études littéraires (AEMEL)
Association générale étudiante de Bois-de-Boulogne (AGEBdeB)
DÉPÔT LÉGAL
Bibliothèque et Archives nationales du Québec, mai 2016
ORGANISME TUTÉLAIRE
Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)
Université du Québec à Montréal (UQÀM)
Pavillon Judith-Jasmin, local J-M880
www.afea.uqam.ca
L’artichaut, revue des arts de l’UQÀM, est un organisme à but non lucratif cha-
peauté par l’AFÉA-UQÀM. L’artichaut paraît une fois l’an en version imprimée.
Chaque parution s’organise autour d’un dossier thématique original et inclut
des articles, entrevues, reportages, essais, fictions et poésies s’inspirant des
événements de la scène artistique actuelle, des portraits d’artistes, d’oeuvres,
de collectifs ou d’entreprises au service du rayonnement des arts et de la
culture, et témoigne des avancées théoriques du monde universitaire liées aux
arts et ses enjeux.
J’essaye toujours de garder en tête que les métaphores qui à la nouveauté où il ne peut qu’épuiser, à terme, ses propres poten-
me servent d’aides à penser charrient des attendus qui dépassent tialités combinatoires. Bientôt, il ne restera par exemple plus de
les termes de l’analogie ayant favorisé leur émergence. Elles in- films de zombies ou de recovered footage à faire, et tous ces liguars,
fluencent ainsi en retour nos façons de penser plus largement que léotigs et jaguleps narratifs s’effaceront d’eux-mêmes du pool géné-
nous ne pourrions le croire a priori. C’est ce qu’ont remarqué les tique.
cognitivistes Lakoff et Johnson et cela m’a toujours apparu comme Il serait tentant d’affirmer que les rejetons hybrides de la culture
une invitation, pour le théoricien, à faire de temps à autre le mé- populaire contemporaine sont non viables. Ils m’apparaissent très
nage de sa boîte à outils. À côté de cette machinerie, lourde ou souvent moribonds. Il faut noter cependant que l’hybridité est ici,
fine mais toujours spécialisée, que sont les concepts, les métaphores comme parfois dans la nature, geste de survivance.
constituent la plupart du temps les moyens de nos premières ap- Le coyloup, autre hybride très sympathique, serait né des
proches de l’inconnu, de la nouveauté ; la pensée théorique n’est contacts de plus en plus fréquents entre les coyotes et les loups oc-
pas différente, à ce niveau, de la pensée de tous les jours : nous casionnés par la destruction de leurs habitats respectifs. Les coyotes
comprenons les phénomènes en établissant d’abord à quoi ils res- et les loups étant interféconds, l’échange de patrimoine génétique
semblent, à quoi ils nous font penser. est littéralement en train de donner naissance à une nouvelle
Invité à préfacer ce numéro de L’Artichaut sur l’hybride, je me espèce plus robuste et plus polyvalente. Plus de 37 % des loups
suis aperçu, à mon grand dam, qu’il y avait là une notion dont québécois auraient aujourd’hui une génétique hybride. Il est donc
j’avais usé et abusé dans les quinze dernières années sans y porter possible d’imaginer que le coyloup devienne un jour l’espèce domi-
une grande attention, alors même que je n’utilise jamais qu’avec nante. Ou que les deux canidés originels se retrouvent dans l’Est du
une précaution extrême les analogies qui tendent à associer le Canada en situation d’indifférenciation génétique. Je ne m’éternise
monde naturel et le monde culturel. J’ai employé les notions d’hy- pas sur ce cas fascinant, sinon pour insister sur le contre-modèle
bride, d’hybridation et d’hybridité pour considérer des échanges fournit par l’hybride lupin et son argument métaphorique en fa-
entre régimes sémiotiques ou médiatiques (les hybridations entre veur d’une dimension endémique de l’hybridité, laquelle invite à
le texte et l’image, l’écrit et l’écran, les médias statiques et inte- déconstruire la nécessité de choisir entre un envisagement positif
ractifs), les croisements entre le biologique et les technologies, de ou négatif des pratiques contemporaines. L’hybridité opère ici la
même que les amalgames génériques en fiction. Dans une époque réunion des contraires. Elle est la logique particulière à travers la-
fascinée par la multiplicité, le rhizome, le pullulement, le foisonne- quelle nos cultures survivent et s’épuisent en même temps.
ment et le bigarré, la figure de l’hybride a de quoi en mener large,
mais j’ai eu ici envie d’en revenir aux origines de la métaphore afin
de dénombrer quelques possibilités et écueils propres à son usage.
*
La ligre, le jaglion, la tigronne, le tiguar, le liguar, la liarde, le
tigard, la jaguatigre, le jagulep, la léoponne, le léotig et la lépjag
ne sont pas les items d’une taxonomie de fantaisie, mais les noms
fort jolis de tous les hybrides possibles entre les grands fauves du
genre Panthera (soit le jaguar, le léopard, le lion et le tigre). Les
félins hybrides sont des animaux fascinants qui témoignent à la
fois de l’extrême fluidité du jeu de la reproduction sexuée et de la
sévérité de l’arbitrage opéré sur lui par la génétique. Ces accouple-
ments adviennent surtout en captivité ; l’aire de répartition assez
exclusive des superprédateurs ne favorisant pas tellement, dans la
nature, les rapprochements entre ces espèces. Possibles, mais sans
grand avenir, ces accouplements mènent à la production de reje-
tons spectaculaires, mais souvent malades et incapables de se repro-
duire entre eux. Leur sort a beaucoup impressionné la conscience
coloniale du XIXe siècle : le premier tigron enregistré en Inde, par
exemple, fut donné en cadeau en 1837 à la reine Victoria par la
princesse de Jamnagar. Certains zoos et cirques ambulants anglais
inclurent à leurs attractions des félins hybrides tout au long du
XIXe siècle. L’hybride, à la fois fascinant et répugnant pour les su-
jets de l’Empire, constituait d’une certaine façon le corollaire du
bâtard : le résultat fâcheux d’une reproduction entre des parents
trop, plutôt que pas assez, éloignés. Dans le discours raciste du
XIXe siècle, l’hybridation était une source d’angoisse, la menace
d’un métissage indu, génétique ou culturel, entre les sujets de Sa
Majesté et les habitants des colonies. On voit bien que le premier
risque de l’usage conceptuel de la notion d’hybridité par la pensée
théorique en est un d’essentialisme — c’est du reste l’écueil le plus
courant lorsqu’il s’agit d’appliquer des modèles issus des sciences
naturelles aux sciences humaines. Considérer le métisse, le mulâtre
ou l’Eurasien comme un hybride, ce n’est pas seulement qualifier de
quasi-anomalie génétique un maillage interracial fécond, c’est sur-
tout poser des différences culturelles toujours transitoires en tant
qu’oppositions absolues et originelles. Pour qu’il puisse y avoir un
hybride de lion et de jaguar, il faut déjà qu’il existe quelque chose
comme des lionnes et quelques choses comme des jaguars (et que
ces entités soient anatomiquement et génétiquement identifiables,
repérables, isolables). Aucune différenciation empirique aussi forte
ne saurait prévaloir devant la rencontre de cultures, elles-mêmes
déjà toujours composites, syncrétiques et bigarrées.
C’est sans doute pourquoi Homi K. Bhabha (1994), celui qui a
le plus massivement investi la notion d’hybridité à la suite, entre
autres, d’Edward Said, l’a fait en insistant particulièrement, à partir
de l’interprétation des écrits de colonisateurs ou des narrateurs de
Salman Rushdie, Toni Morrison, Joseph Conrad et Nadine Gordimer,
sur l’émergence d’une conscience coloniale pénétrée du caractère
construit et contingent de son identité d’origine. L’hybride, dans la
théorie postcoloniale, n’est pas une figure qui vient essentialiser les
cultures nationales de l’ère industrielle, mais plutôt énoncer la flui-
dité fondamentale des identités modernes. L’hybride, en tant que
métaphore conceptuelle, devrait toujours servir à dénaturaliser les
catégories dont il fait apparaître le chevauchement historique.
C’est la voie qu’a emprunté Donna Haraway dans «A Cyborg
Manifesto » (1991), utilisant la monstruosité de la figure cyberpu-
nk du cyborg pour opérer la triple dislocation des frontières tra-
ditionnelles entre l’animal, l’humain et la machine. Par là même,
Haraway est parvenue à dépasser tout essentialisme résiduel dans
le féminisme de deuxième vague, grâce à la contemplation d’un
horizon futur à la fois terrible et réjouissant, dans son absolue
plasticité hybride : « We have all been injured, profoundly. We require
regeneration, not rebirth, and the possibilities for our reconstitution include
the utopian dream of the hope for a monstrous world without gender. »
(1991 : 131)
*
En tant que qualité attribuable aux objets de nos cultures
globalisées, l’hybridité est une tendance lourde de la production
artistique contemporaine. L’hybridation des plateformes, des sup-
ports, des matériaux, des genres discursifs ou narratifs forment des Références et repères
traits devenus dominants de la création actuelle et qui traversent le
spectre entier de nos pratiques culturelles depuis les arts en réseaux Daniel BARIL (2013). « Le patrimoine génétique du loup est menacé au Québec », 4 Février 2013,
jusqu’à la fiction populaire. Journal FORUM de l’Université de Montréal.
Avec mon collègue Antonio Dominguez Leiva, nous réfléchissons En ligne : http://www.nouvelles.umontreal.ca/recherche/sciences-technologies/20130204-le-patri-
depuis plusieurs années aux stratégies fictionnelles et intertextuelles moine-genetique-du-loup-est-menace-au-quebec.html
au moyen desquelles l’industrie culturelle globalisée gère au-
jourd’hui son imposant patrimoine de personnages et de figures. Homi K. BHABHA (1994) The Location of Culture, New York : Routledge.
Constituée désormais comme un gigantesque répertoire de motifs,
d’archétypes et de schémas narratifs, la fiction populaire se trouve Anaïs GUILET (2013). « Pour une littérature cyborg : l’hybridation médiatique du texte littéraire »
devant le défi d’avoir à décliner, sous une pléthore de plateformes Thèse. Montréal Université du Québec à Montréal, Doctorat en études littéraires.
et en une quantité postindustrielle, des contenus à la fois nouveaux En ligne : http://www.archipel.uqam.ca/6010/
et déjà connus. L’hybridité générique est l’une des stratégies par
lesquelles elle arrive à remplir constamment cet objectif para- Donna HARAWAY (1991) « A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in
doxal. C’est ainsi que nous nous retrouvons à lire ou à regarder des the Late Twentieth Century » dans : Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New
westerns d’horreur, des films d’époques de zombies, des histoires York : Routledge, pp.149-181.
de fantômes de guerre, etc. À l’image de mes félins mélangés, ces En ligne : https://wayback.archive.org/web/20120214194015/http://www.stanford.edu/dept/HPS/
hybrides sont très rarement le début d’une nouvelle lignée. En fi- Haraway/CyborgManifesto.html
lant la métaphore, on pourrait dire que le genre, en s’amalgamant
constamment à ses plus proches parents, est lancé dans une course Robert YOUNG (1995). Colonial Desire: Hybridity in Theory, Culture and Race, Putnam.
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3 ARTICHAUT 4 no 6 HYBRIDES
“Out of the closets and into the museums, libraries, archi-
tectural monuments, concert halls, bookstores, recording
studios and film studios of the world. Everything belongs to
the inspired and dedicated thief. […] Words, colors, light,
sounds, stone, wood, bronze belongs to the living artist.
They belong to anyone who can use them. Loot the Louvre ! A
bas l’originalité, the sterile and assertive ego that impri-
sons us as it creates. Vive le vol-pure, shameless, total. We
are not responsible. Steal anything in sight.”
12 Micro-monuments souvenirs
(Bientôt en vente!), 2015
A:Projet EVA (Simon Laroche
et Étienne Grenier)
5 C: Rémi Thériault
11 Micro-monuments souvenirs
(Bientôt en vente!), 2015
A:Projet Eva (Simon Laroche
et Étienne Grenier).
2015
A : Sheena Hoszko
Toilette C : Rémi Thériault
Galerie 1 Bureau
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Galerie
Façade vitrée
L’interdisciplinarité et la multidisciplinarité sont des termes à C’est à la Renaissance que l’on retrouvera à nouveau l’amalga-
la mode. On aime concevoir aujourd’hui, après le postmodernisme, me entre la prudence et l’art. Certains traités de sciences pratiques
les sciences humaines comme imbriquées les unes aux autres, voire soulignent le parallèle entre ceux-ci, voire les décrivent comme une
relevant l’une de l’autre. Cependant, lorsqu’on observe l’histoire même chose. On peut notamment penser ici aux livres à l’usage de
de celles-ci, force est de constater qu’elles avaient aussi, autrefois, la noblesse, comme l’ouvrage important de Castiglione, Le Livre du
un sens qui les liait. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi. Dans le courtisan. Il s’agit, dans une certaine mesure, d’une œuvre à mi-chemin
cas spécifique des arts, on peut parler de groupes de substantifs qui entre l’Éthique à Nicomaque et les rhétoriques de l’Antiquité. Le texte
sont joints depuis l’Antiquité et qui resteront associés jusqu’au XXe est présenté sous forme de dialogue entre personnes de qualité, qui
siècle. Ainsi, le sens d’un mot comme technè (art), pour les Grecs, ne cherchent à définir l’art du courtisan. Celui-ci s’avèrera complexe
vient pas seul. On peut même parler d’un sens hybride des termes et reprendra, évidemment, tant les conseils éthiques du philosophe,
dont on pourra percevoir les traces jusqu’à la fin de l’Ancien Ré- que les règles régissant les arts de présentation de soi de l’Antiquité.
gime. Celui-ci est sans doute possible, car il n’y a pas encore de Il s’agit ici d’une prudence qui penche plutôt vers un art et une mai-
disciplines durant l’Antiquité (elles s’établiront progressivement à trise de soi. Toutefois, celle-ci n’a plus seulement un but éthique,
partir du Moyen-Âge). La pensée des Grecs et des Romains est donc comme dans l’Antiquité, mais bien aussi, un but de présentation
originellement interdisciplinaire, en ce qu’elle est anté-disciplinaire. — voire de représentation — de soi. Le dessein politique derrière
Nulle distinction n’existe donc vraiment, pour eux, entre l’éthique, cette manière d’être a aussi changé, car la valorisation de soi par la
la politique, l’art, la religion et la philosophie. Aussi, les termes que maitrise de cette forme d’art sert avant tout à se faire valoir auprès
nous verrons dans cet article sont tous intrinsèquement liés. d’un prince. Le Livre du courtisan sera repris maintes fois et donnera
Déjà, dans les textes présocratiques, on retrouve des substan- lieu à divers traités sur les arts de cour. Cette œuvre a une impor-
tifs recoupant les diverses manières de faire — dont les technai — tance majeure dans l’histoire des idées, car toute une culture en
qui indiquent une relation entre les arts et la valeur des hommes, découlera. En France, elle donnera lieu à ce qu’on appellera l’art de
par leurs capacités à bien dire, bien faire et, plus généralement, la conversation, ainsi qu’à ce que l’on nommera aussi, plus tard au
à bien penser. Le plus important d’entre eux est certainement la XVIIe siècle, la galanterie. Ces mouvements esthétiques précurseurs
phronèsis (que les Romains nommeront plus tard la prudence). donneront aussi lieu à l’esthétique à proprement parler, c’est-à-dire
Comme l’a bien expliqué Pierre Aubenque dans son célèbre ou- aux premières théories sur l’art et l’expérience esthétique.
vrage sur ce concept chez Aristote1, ce terme implique l’ensemble Force est de constater que ces questions « éthiques » — c’est-
des qualités requises pour avoir une intelligence, appliquée à une à-dire de « manières d’agir en société », pour reprendre l’idée
pratique. C’est pourquoi certains Grecs la confondront avec l’ha- antique — ne quittent pas les thématiques de l’art sous l’Ancien
bileté, et qu’elle sera souvent attribuée à celui qui possède bien sa Régime. À partir de la Renaissance, la rhétorique revient en force
pratique. Encore faut-il spécifier que le terme technè n’équivaut pas et, comme l’a bien montré Marc Fumaroli dans L’Âge de l’éloquence,
exactement à celui d’art, tel que nous le concevons aujourd’hui, ni celle-ci est toujours et avant tout, question de grandeur morale4.
à celui de travail, que les Grecs ne possédaient pas. Nous devons Aussi, les thèmes abordés dans les arts, ainsi que les genres à l’inté-
plutôt comprendre par technè, une action productive qui occupe ce- rieur ses diverses formes, sont-ils alors classés par ordre hiérarchique,
lui qui la fait, ou plus particulièrement : un ensemble de procédés qui correspond à une hiérarchie « morale ». Dans le théâtre, pour
bien définis et transmissibles, destinés à produire certains résultats ne prendre que cet exemple, la tragédie est considérée comme le
jugés utiles. Chaque pratique est définie par l’objet qui habite celui « grand genre », tandis que la comédie est reléguée au rang infé-
qui la pratique. Ainsi, l’objet de la médecine — qui, en effet, est rieur. Le drame, lorsqu’il sera inventé par Diderot, sera considéré
une technè — est la santé, et celui de la maçonnerie est de bâtir. comme le genre « moyen ». Ces genres sont aussi ainsi nommés, à
Aussi, la phronèsis est l’intelligence, pour les hommes de l’Antiquité. cause des types de personnages qu’ils représentent. On parle aussi
Cependant, elle est avant tout pratique. La connaissance des choses souvent de « petits genres », dans l’ensemble des arts, ce qui signifie
pratiques peut avoir deux objets, la vertu (la phronèsis) et l’art (la que leur importance est moindre. Même les arts entre eux sont clas-
technè), qui se différencient par leurs buts : l’une est une fin en soi, sifiés et dépendent souvent de leur relation aux personnes. Ainsi,
tandis que l’autre est une action en vue d’une fin précise. De plus, la musique est souvent considérée, au XVIIe siècle, comme un art
inévitablement, ces actions sont toujours conçues en vue du bien secondaire dépendant de la danse qui est plus importante alors,
commun, la vie politique des Grecs régissant toujours toute autre puisqu’elle donne à voir les capacités physiques (qui ne sont que le
pratique. reflet des capacités psychiques) de ceux qui dansent.
Ces relations — indéniablement importantes pour les Grecs — Les premiers traités d’esthétique, c’est-à-dire les textes qui se
deviennent encore plus complexes dans les textes de la Grèce à détachent des « sciences pratiques », pour développer des théories
l’époque classique. Elles sont souvent au centre des dialogues so- sur les arts et sur l’expérience esthétique, iront dans le même sens
cratiques. Toutefois, Platon brise le lien naturel qui existait avant que cette tradition antique. On peut penser ici au Traité du beau
lui entre la vertu et l’art, dans leur lien à la politique. En tentant de Jean-Pierre Crouzas (1715), aux Réflexions critiques sur la poésie et
de mettre la philosophie au-dessus des autres pratiques, il remet en la peinture de Jean-Baptiste Dubos (1719) ou au Traité de la nature
question la capacité des arts à mettre la justice de l’avant. La confron- humaine de David Hume (1739) pour ne prendre que ces textes du
tation la plus évidente entre ces pratiques apparait sous la forme tournant du siècle. Ils ne feront qu’établir des règles des beaux-arts
des dialogues entre les sophistes et Socrate. Par ceux-ci, Platon re- et de leur expérience, mais celles-ci seront avant tout « éthiques ».
met en cause les pratiques qui ne sont pas informées de toutes les Elles seront donc la réflexion d’une certaine vertu ou d’une cer-
questions touchant la vie humaine (et donc, la politique), mais qui taine règle de « manière d’être » en société. Lorsque les philosophes
maitrisent et transmettent l’art de la parole, c’est-à-dire la rhéto- des Lumières s’empareront de ces idées, ils iront toujours dans le
rique2. C’est inévitablement à la philosophie que revient la palme même sens. On peut notamment penser à la contribution immense
de la phronèsis, c’est-à-dire la vertu ou la pratique intelligente. de Diderot — philosophe et premier critique d’art — à la théorie.
On retrouve aussi ces termes dans l’œuvre attribuée à Aris- Celle-ci est cependant teintée d’une conception « morale » de l’art,
tote, plus particulièrement dans L’Éthique à Nicomaque, où le sujet doublé d’une vision politique qui laisse sous-entendre qu’il a bien
principal est l’action des hommes et la vertu. Dans ce contexte, saisi l’œuvre des anciens.
l’action pratique est divisée en deux types: la praxis et la poièsis. Il Bien qu’il soit impossible de décrire la place que prend cette
s’agit dans les deux cas d’agir en suivant des règles. Dans le cas de « éthique » dans l’ensemble des disciplines artistiques, il est clair
la praxis, l’action est initiée par le désir et sa « règle » est le phroni- qu’elle sous-tend chacune d’entre elles. L’histoire de l’art est, de-
mos (l’intelligent ou le vertueux), c’est-à-dire que seuls lui-même puis toujours, une longue tradition, régie par des pairs. Pendant
ou son imitation constituent cettedite « règle », tandis que la poièsis longtemps, celle-ci était avant tout, reprise des origines. Aussi, l’au-
est une disposition à faire ou fabriquer, accompagnée d’une règle torité relevait toujours des Anciens, comme on les appelait alors, et
exacte. Il est évident, dans ce texte, que la praxis est supérieure à la l’ensemble des pairs était formé de ceux qui connaissaient leurs
poièsis, et l’on pourrait trouver nombre de raisons pour ce choix. œuvres. Aujourd’hui, alors même que cette tradition est délaissée,
Premièrement, la praxis est représentative de la valeur humaine nous redécouvrons la multidisciplinarité dans les arts. Cependant,
d’un individu, c’est-à-dire de son intelligence, ce qui inclut, pour les la longue tradition qui fondait ces disciplines était elle-même in-
Grecs, une vertu et un sens commun dans son sens fort, c’est-à-dire terdisciplinaire, en ce qu’elle faisait peu de distinction entre l’en-
politique. Deuxièmement, il est certain qu’une vertu — dans ce sens semble des pratiques humaines. À l’aune de ces réflexions, il semble
antique — est garante d’une capacité à produire d’autres pratiques inévitable de voir dans les arts des liens de parenté.
intelligentes, puisque la phronèsis est, elle-même, intelligence. Aussi,
le phronimos, comme le veut la tradition grecque antique, est aussi
celui qui maitrise bien la rhétorique. Cette division de concepts qui
n’existait pas jusqu’alors peut aussi s’expliquer par la philosophie
platonicienne en amont. Quoi qu’il en soit, cette distinction ne veut
pas dire que ces pratiques sont mutuellement exclusives. Ce que
l’on nommera, à la suite d’Aristote, les sciences pratiques, continuera
donc de recouper l’art et la vertu3.
Évidemment, on retrouve la prudence (phronèsis) au sein de
la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, qui est en grande
partie une reprise des théories aristotéliciennes. La vertu antique
avait alors gagné le rang de vertu cardinale au sein de la religion
chrétienne. Cependant, la délibération ayant perdu son libre ar-
bitre, la prudence est redéfinie comme un ensemble de qualités
procédant du Saint-Esprit. On la définit aussi comme vertu propre
au commandement et on l’associe particulièrement à la noblesse.
Thomas d’Aquin souligne qu’il y a plusieurs recoupements à faire
entre la pratique des arts et la prudence, toutefois il distingue les
deux. Il apporte aussi une nuance qu’Aristote avait amenée avant
lui, entre prudence et habileté. La première nécessite la deuxième
sans pour autant s’y restreindre. La prudence est avant tout une ver-
tu, aussi, elle ne saurait être qu’habileté. Le père de l’Église donne
ainsi un exemple, qui est sans doute étrange pour nous, mais qui
semble important alors : la prévision dans un but à venir n’est pas
la prudence. Aussi, accumuler des biens en vue d’un avenir lointain
ne peut être conçu comme prudent (puisqu’il s’agit d’avarice). On
comprend bien ici que ce sens de « prudence » n’a rien à voir avec
celui de « précaution » qu’on lui connait aujourd’hui, mais qu’il a
tout de la morale chrétienne.
Avant-propos
Dans ce projet de roman que je prévois réaliser au cours de
l’année 2017, la Confédération n’a pas été votée : Louis Riel n’a pas
été pendu, la colonie de la rivière Rouge n’est jamais devenue une
simple province. Au contraire, aidé par les États-Unis et la France,
le Manitoba devient un pays très influent qui modifiera le sort des
Métis et des Amérindiens d’Amérique du Nord.
Le concept d’hybridité se présente ici sous plusieurs aspects :
historique, d’abord, parce que le passé véritable se mélange aux
passés potentiels ; générique, ensuite, parce que l’uchronie y
rencontre le western, genre complètement absent de l’histoire
littéraire canadienne-française, à cause justement de l’Affaire Riel
qui a stigmatisé le récit collectif de la Conquête du Far West ;
identitaire, enfin, car cette uchronie western célébrera la victoire des
communautés amérindiennes de l’Ouest, hélas longtemps perçues
comme des sous-hommes au sein des différents gouvernements,
et surtout de la nation métisse francophone qui, peu après sa
naissance, a été rapidement assimilée par une série de lois injustes.
I.
Devant la cathédrale de Saint-Jean-du-Carcajou, les rien de moins qu’une tentative d’anéantissement de notre race.
vendeurs de journaux criaient les nouvelles du jour. Cette entreprise démoniaque, bientôt définie légalement par
Selon les manchettes du Quotidien du Manitoba, de La l’odieuse Loi sur les Indiens, transforme nos frères en citoyens de
Patrie métisse et du Saint-Boniface, des activistes en faveur seconde classe, en sous-hommes ; pis encore, que dis-je ? en bêtes
de la sécession avaient fait exploser une bombe au sauvages, réduits à survivre, au prix d’innombrables souffrances,
centre-ville de Snow Lake, la capitale du Libéria Indien. le châtiment réservé à la race de Caïn. Leurs terres ancestrales,
Dans les territoires régis par les dispositions du Indian couvrant jadis tout le pays qu’un homme pouvait parcourir en
Home Act, signé avec le gouvernement Lincoln, les vagues une vie sainte de chasse, de piégeage, de canotage et de bivouac,
de réfugiés, Sioux et Dakota, continuaient de déferler. se voient grugées lentement par les marchands anglais et les chefs
Sur les eaux internationales de la Baie d’Hudson, près du port de d’État canadiens, au point de se limiter à d’infâmes parcelles de
Churchill, une frégate de la marine haut-canadienne avait coulé un terre sacrilège.
transporteur de la Cree Fur Company. Olivar Fournier, l’éditorialiste, « Je demande donc, au nom de la Sainte Église métisse du
s’insurgeait contre la nouvelle Loi sur les Indiens qui serait soumise Manitoba, de tous mes concitoyens, et au Saint-Nom de Notre Père,
au Parlement de Bytown à la rentrée parlementaire. La Compagnie que cesse dès maintenant ce génocide tranquille que complotent
nationale de chemin de fer recevait un nouveau refus de la part les défendeurs de l’Amérique du Nord britannique. L’utopie du rêve
des autorités manitobaines, alors que la Colombie-Britannique anglais de domination continentale n’est qu’un leurre… Leur
militait toujours pour un état confédératif. Un nouveau convoi devise insignifiante, A mari usque ad mare, ignore bêtement le destin
d’immigrants de l’Amérique française et d’Europe, qui devait de notre patrie, de notre civilisation. »
arriver la veille, avait été bloqué par des troupes ontariennes. Ce « Dieu m’est apparu la nuit dernière pour me remémorer la
premier jour de juillet 1875 sentait mauvais. Une deuxième guerre mission divine de notre race élue : venir au secours de nos frères
contre le Canada-Uni semblait inévitable. menacés par les autorités royale et canadienne, pour unir toutes les
Pierre Groulx dit le Chien de Prairie contemplait la foule de nations amérindiennes du continent. Dieu ne vous abandonnera
gens flânant sur le parvis de la cathédrale-basilique. Assis sur les pas à votre funeste sort, mes amis, non, Dieu vous secourra de sa
marches, de vieux Cris pétunaient. Près de lui, quelques-uns de volonté céleste, comme il l’a fait pour le peuple métis du Manitoba,
ses étudiants, venus de l’internat de l’Université libre de Saint- là où est passé le Grand Esprit. Bouchez vos pieuses oreilles devant
Boniface, débattaient vivement de la situation politique. Les uns les discours blasphématoires du gouvernement du Canada-Uni.
demandaient une invasion en bonne et due forme de la partie Sous les toges de leurs juristes, sous les pantalons de leurs hommes
occidentale de l’Ontario ou encore une percée offensive dans la d’État, se dissimulent une queue fourchue et des sabots noirs. Ne
Baie-James ; d’autres, plus calmes, prônaient des positions moins les laissez pas vous ravir votre âme et votre chance de Salut. »
agressives. Autour d’eux, les hommes-bisons de la Garde nationale, Lorsque l’archevêque descendit de chaire, la masse agglutinée
armés de leurs fusils mitrailleurs de fabrication américaine, dans la cathédrale commença à chuchoter. Pierre Groulx se
surveillaient les discussions. À l’horizon, les longues cheminées du retourna vers les grandes portes pour détailler les réactions de
secteur industriel crachaient des colonnes denses de fumée noire. ses compatriotes. Une femme autochtone, derrière lui, donnait
Pierre Groulx ralluma le tabac froid de sa pipe en continuant la tétée à son nouveau-né en essayant de calmer l’énergie sauvage
de réfléchir. Sur la Place centrale, les drapeaux bleus des Nations de sa marmaille. Ses élèves, pour la plupart des Métis trop jeunes
métisses unies, ornés d’un simple huit renversé, symbole de l’infini, pour avoir servi dans la Milice lors de la Guerre d’Indépendance,
claquaient dans la brise inhabituellement fraîche qui descendait affichaient un air résigné, proche du fanatisme, et semblaient
du nord-est. Après tout, l’appui inconditionnel de la France prêts à porter les armes. Des immigrants français, belges, suisses,
et des États-Unis à la cause métisse, ainsi que la haine viscérale bas-canadiens et franco-américains se mordaient les doigts et se
qu’ils portaient tous au Royaume d’Angleterre, leur donnerait un rongeaient les ongles, effrayés peut-être par la puissante marine
avantage certain face aux troupes britanniques et canadiennes, britannique, dont les navires de guerre cuirassés et les sous-marins,
comme ce fut le cas en 1865. Le gouvernement de Bytown sortirait disait-on, sillonneraient bientôt les rives de la Baie d’Hudson et des
brisé, douloureusement amer d’un nouvel affrontement contre la Grands Lacs. Des vétérans des premiers affrontements, des Ojibwé
Coalition. La puissante armée de Louis Riel, soutenue par ses alliés, au visage féroce, assis par terre près du monument de Sainte-Anne,
écraserait de nouveau la pauvre Gendarmerie royale... paraissaient perdus dans les souvenirs des batailles sanglantes qui
Les grandes cloches de la cathédrale se mirent à sonner. Pierre leur avaient permis de conserver leur indépendance : le carnage des
Groulx suivit ses concitoyens au cœur de la nef. Les hommes- colons ontariens de la rivière Rouge, les embuscades de la route de
bisons de la Garde nationale refermèrent les lourdes portes de bois La Vérendrye, la bataille navale du Lac Supérieur, l’affrontement
derrière eux. final de Fort Garry.
Pierre Groulx remonta l’allée centrale jusqu’au premier L’atmosphère de la cathédrale annonçait une violente
rang, devant la sacristie. La sculpture du Christ-Roi, haute de vingt tempête. Le sermon de Monseigneur Chauveau, orienté sur la
pieds, l’enfant divin sauveur des races opprimées, le toisait de haut. guerre sainte que menait depuis plusieurs années la Sainte Église
Accrochés au plafond par de longues lanières de cuir, des capteurs métisse, ne laissait aucun doute possible sur l’opinion politique de
de rêve catholiques filtraient la lumière chaude, multicolore, que l’archidiocèse : une seconde guerre contre le Canada se préparait.
les vitraux diffusaient dans la nef. Sur la place centrale, où affluaient les paroissiens, Pierre
La rumeur sourde de la foule s’éteignit lorsque l’archevêque Groulx eut l’impression de sentir, superposée aux odeurs de
monta en chaire. Le regard sombre de Monseigneur Chauveau nourriture, de sueur et de poussière, celle de la poudre de fusil. Les
parcourut l’assemblée pour sonder l’âme de ses paroissiens. souvenirs de la Guerre d’Indépendance, qu’il avait enfouis depuis
« Vous avez appris les nouvelles d’aujourd’hui ? Le Canada, la signature du Traité de Saint-Boniface, surgissaient de leur abysse.
cautionné par le Pape et le Royaume de Grande-Bretagne, cherche Il entendait le bruit des balles des pelotons d’exécution perçant la
à ordonner ses perfidies à notre jeune patrie. Mais la Résistance chair des annexionnistes, le grincement des charnières des trappes
vaincra. Un nouveau chemin de fer, une alliance commerciale… et s’ouvrant sous les pieds des pendus, le claquement sec des nuques
quoi encore ? Une confédération, une acculturation ? Dans un autre orangistes qui se brisent, les cris barbares de la foule en liesse ;
monde, qui pourrait être le nôtre, notre gouvernement n’existe sur les visages des condamnés, il revoyait se peindre la colère ou
plus. Imaginez à quoi ressemblerait ce monde horrible : partout, des la tristesse, parfois un ultime repentir, avant qu’ils ne se figent
Anglais dérobant nos terres, des banquiers imposant des devises dans leur dernière expression : la mollesse grotesque des corps
marquées du sceau royal, des chasseurs décimant nos troupeaux de fraîchement morts. L’histoire des nations, pensa-t-il en rallumant sa
bisons… pipe, est une chevauchée interminable sur le sentier des cadavres.
« Non, l’autorité du pape et les caprices de la Reine Victoria,
défendus par nos voisins canadiens, n’ont aucune raison d’exister
dans les terres métisses. L’idéologie des soi-disant Pères fondateurs
d’outre-plaine, incarnée par leur régime d’acculturation des
autochtones et la confiscation de nos territoires ancestraux, n’est
A
D
1
3 ARTICHAUT 17 no 6 HYBRIDES
Je suis un homme
Martine Delvaux
On pourrait penser que parce que mon nom finit en « e », 9. Je parle souvent trop vite et trop fort. Je m’imagine plus
parce que j’ai quelques jupes dans mon placard (que je ne porte grande que mon corps. J’oublie le fait que je suis plutôt petite
jamais ou presque), et aussi des paires de collants et d’inutiles et si je ne m’étais pas arrêtée à temps, à quelques reprises, je
soutien-gorge, parce que j’ai été enceinte trois fois, que j’ai accouché me serais battue avec des gens plus grands et plus forts que
une fois, et que je saigne tous les mois, depuis l’âge de 12 ans, on moi.
pourrait penser que je ne suis pas un homme. Mais comme l’écrit 10. On me dit que je suis froide. On m’enjoint à sourire plus
Le Guin : ce ne sont là que des détails. En vérité, je suis un homme souvent.
et je le suis depuis toujours, depuis le début des temps, et ce temps 11. On me dit que je suis douce, que j’ai de l’empathie, que je
continue à durer parce que les femmes n’existent pas encore vrai- ne ferais pas mal à une mouche.
ment, et pas seulement les femmes, mais toutes les personnes qui 12. On me dit que je fais peur. On me dit que je suis intimi-
ne sont pas des hommes, blancs, juste assez riches, cultivés, édu- dante.
qués, juste assez bien placés pour représenter ou exercer le pou- 13. On me dit que je sais mettre les gens à l’aise.
voir. 14. Je ne conduis pas. Je ne sais pas conduire. J’ai décidé que
Quand je suis née, dit Ursula Le Guin, les gens (the people) c’était une chose que je ne ferai pas dans ma vie.
étaient des hommes. Et aujourd’hui, demande-t-elle, et moi avec 15. J’aime faire des listes, des listes de tâches, des listes d’épi-
elle : est-ce que les gens sont encore des hommes ? Est-ce que je cerie, des listes comme celle-ci et qui s’arrête ici. Mais je pour-
peux (moi, une femme sur l’échiquier de l’humanité) avoir accès rais continuer. Ce que je suis, ce qu’on dit que je suis, ce que
à l’Assemblée nationale ? Est-ce que je peux (moi, une femme) di- je suis peut-être, ce que j’imagine être, les histoires que je me
riger Bombardier ? En principe, oui. Mais… on sait ce que valent raconte…, tout ça est infini. Et rien, parmi tous les éléments
les principes. En vérité, je suis une imitation d’un homme. Je suis de cette liste, ne me permet de dire : voilà pourquoi je me
un homme de seconde classe, un semblant d’homme. Parce qu’il sens « comme une femme ». Rien ne me permet de dire avec
n’y a qu’un type d’individus, comme le dit Le Guin, et ce sont des assurance : « voilà, je suis une femme ».
hommes. Ils sont les étalons de l’humanité. On aura compris que Pourtant… Je me battrai toute ma vie (si j’en crois le rythme
si Ursula Le Guin est un homme, qu’elle a toujours été un homme, de tortue auquel les choses évoluent) contre ce qu’on fait à celles
c’est parce que seuls les hommes existent, qu’ils ont toujours exis- qu’on identifie en tant que femmes, à celles qui leur ressemblent,
té et qu’ils dictent les moyens de l’existence. Que dans ce monde qu’elles aient ou non un utérus, une poitrine, des hanches, qu’elles
où le masculin est le neutre, les femmes n’existent pas, du moins veuillent ou non être reconnues en tant que telles, pour vrai. Celles
pas vraiment ou peut-être pas encore, et peut-être qu’il faut souhai- sur la peau de qui on colle cette étiquette comme une étoile jaune :
ter qu’elles n’existent jamais — suivant la manière dont on existe femme. L’indication de ce qu’on ait et du sort qui nous attend. Être
quand on fait partie de ce monde coupé en deux, c’est-à-dire comme une femme ; disparaître en tant que femme. « Est-ce que tu aimes
quelque chose qui existe à moitié. On aura compris aussi qu’Ursula être une femme ? » demande à la très jeune fille le personnage de
Le Guin ne sera jamais qu’un semblant d’homme. Qu’elle sera une l’homme, on suppose qu’il est son père, dans Une semaine de va-
de ces auteures (avec un E) que certains n’aiment pas suffisamment cances, le roman de Christine Angot paru en 2013. Il lui pose la
pour les enseigner, voire pour les lire. question après l’avoir violée, à plusieurs reprises, en lui faisant
croire que s’il a des rapports sexuels avec elle, qui est sa fille, des
Je ne suis pas un vrai homme, écrit Le Guin, parce rapports sexuels qu’il a moins avec elle que sur elle, en passant à
que je n’ai pas de fusil et pas même une seule femme […] travers elle, c’est parce qu’il l’aime. Et elle, pour être une « bonne »
et que mes phrases ont tendance à s’éterniser, avec toute fille doit dire si elle aime être une femme. Avant Christine Angot,
cette syntaxe qu’elles renferment. Ernest Hemingway se- Marguerite Duras, dans La maladie de la mort, fait dire au narrateur
rait mort plutôt que de se servir de la syntaxe. Ou des que le corps de la femme « appelle l’étranglement, le viol, les mau-
points-virgules. Je me sers souvent de similis points-vir- vais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des
gules ; il y en avait un juste maintenant ; il y avait un passions entières, mortelles… Elle appelle le meurtre cependant
point-virgule après le mot « points-virgules », et un autre qu’elle vit. Vous vous demandez comment la tuer et qui la tuera ».
après « maintenant ». La philosophe Catherine Malabou décrit le féminin comme
« une essence vidée mais résistante, résistante parce que vidée,
C’est par l’excès qu’Ursula Le Guin se considère un sem- une frappe d’impossibilité ». Inquiète de l’effacement des femmes
blant d’homme. À cause de son utilisation de cette cheville qu’est réelles par les théories du genre, c’est-à-dire de l’effacement du
le point-virgule, une marque de ponctuation dont elle abuse, elle féminisme qui en regard des théories du genre deviendrait un
n’écrit pas comme il faut. Le point-virgule, c’est ce qui relie des « féminisme sans femme », Malabou cherche comment nommer la
choses qui ne sont pas complètement séparées, mais quand même place des femmes. Car s’il ne sert à rien de croire en une définition
un peu. C’est la ponctuation de l’entre-deux. C’est ce qui met en- de ce qu’est un homme et de ce qu’est une femme, une définition
semble des choses qui n’ont pas vraiment besoin l’une de l’autre. qui dirait les choses une fois pour toutes ; s’il faut en finir avec l’es-
Comme un lien choisi, une relation décidée. Le point-virgule asso- sentialisme et le différentialisme (qui au final relègue les femmes
cie sans assimiler. Est-ce pour ça qu’Hemingway ne l’affectionnait à une donnée essentielle : la maternité), reste que des corps qu’on
pas ? Parce que c’est une ponctuation molle, un signe de féminité ? considère féminisés existent, et qu’il faut accepter de les penser.
Socialement. Politiquement. D’où la proposition de Malabou qui
* veut considérer « la femme » comme un concept minimal, selon
lequel « femme » désignerait un sujet surexposé à un type de
« Toute ma vie j’ai été une femme », écrit, quant à elle, violence déterminé. Une discrimination symbolique et effective.
l’écrivaine Leslie Kaplan. Puis elle demande : Est-ce que cette phrase Une exclusion, un rejet, une mise en échec, une abolition, une
semble bizarre ? disparition dont les femmes seraient l’objet en particulier.
Cette phrase immense, qui a tellement de potentiel, de pos-
sibles, qui recèle tellement d’autres phrases. Cette phrase qui dit *
que si on a été toute sa vie une femme, c’est qu’on aurait pu être
autre chose. Ou qu’on aurait pu ne pas l’être toute la vie. Que Disparition, violence : deux éléments importants pour définir
c’était une chose en quelque sorte décidée, choisie, pas imposée. la catégorie « femme ». Les plus petits dénominateurs communs
Et possiblement temporaire. Peut-être finie au moment où on dit entre tous des individus porteurs de la marque du féminin — que
la phrase : je peux dire que j’ai été une femme toute ma vie parce cette identité soit biologique ou non, qu’elle soit endossée par la
qu’au moment où je parle, je suis à la fin de ma vie, ou même, je personne sur qui la marque est apposée, ou non.
suis morte. Et être morte, ça pourrait vouloir dire ne plus être une Pour s’en sortir, il faudrait donc faire au moins deux choses à
femme. On serait une femme dans la mesure où on serait vivante, la fois : croire et ne pas croire à l’identité femme. Tabler sur elle et
on ne le serait plus une fois morte parce qu’on ne serait plus rien. s’en dégager. La défendre et s’en débarrasser.
Mais en même temps, quand on parle de gens morts, est-ce qu’on Descendre dans la rue, se mobiliser, résister pour défendre les
les pense comme n’étant rien ? Est-ce que vraiment ça peut mourir, femmes, empêcher que du mal — encore plus de mal — ne leur
une femme ? Ou pour le prendre autrement : est-ce que ça peut soit fait, ce qui implique de croire que « les femmes » existent. Et en
vraiment vivre ? même temps : penser, imaginer un avenir où être un homme ou une
J’en reviens donc à la même question : qu’est-ce que ça veut femme ne comptera plus tant que ça. Qu’on pourra passer outre
dire « être une femme » ? Je pourrais faire comme Ursula Le Guin ces catégories-là et cesser de penser les gens en tant qu’hommes
et faire la liste de ce que je suis. Et ça pourrait donner quelque chose ou femmes. Parce que les technologies du corps, la biomécanique,
comme ceci : auront réussi à transformer le corps. Parce qu’on aura peut-être
1. J’ai un corps (biochimique) qui correspond, en appa- compris que qui on est ne se réduit ni au corps qu’on a, ni aux vête-
rence du moins, à ce qu’on identifie comme caractéristiques ments qu’on porte, ni aux enfants qu’on a ou pas, ni à la personne
du genre féminin. J’ai un utérus, des ovaires qui fonctionnent avec qui on fait l’amour.
(sauf qu’on a dû m’enlever un mur dans l’utérus et que j’ai Être à la fois féministe et queer. Féministe et anti-essentialiste.
été suivie pour une grossesse à risque parce que mon corps, au Se battre pour l’égalité entre hommes et femmes tout en n’adhé-
fond, n’avait pas tout à fait ce qu’il fallait. rant pas entièrement à l’identité « femme » ni d’ailleurs à aucune
2. J’ai vécu des choses que le corps que j’ai m’a permis de autre identité. Être apatride, comme le disait Virginia Woolf.
vivre — avoir mes règles, prendre la pilule, avoir peur de tom- Adhérer juste un peu, adhérer juste assez à quelque chose, à
ber enceinte, penser que je l’étais, tomber enceinte, faire des une entité, pour pouvoir se battre, mais pas trop pour ne pas ris-
fausses couches, mener un enfant à terme, me faire couper quer d’y croire vraiment. Jouer le jeu de l’essentialisme, mais stra-
le ventre en urgence pour que le bébé ne meure pas, saigner tégiquement. Parce qu’on n’a peut-être pas tellement le choix, en
trop, ne pas saigner assez, etc. ce moment, si on veut que la violence cesse, si on veut un jour ne
3. Je porte souvent du maquillage, je me teins les cheveux, je plus être ramenées à une condition de femme, c’est-à-dire ramenées
vérifie mon reflet dans le miroir avant de sortir de chez moi, je à ce dénominateur commun qu’est la violence envers les femmes,
choisis mes vêtements avec précision, je fais attention à mon ce viol aux multiples formes et visages dont Virginie Despentes af-
apparence. firme non seulement qu’il est fondateur de ce que je suis en tant
4. Je me fais draguer par des hommes et par des femmes. Je que femme qui n’en est plus tout à fait une, mais qu’il est à la fois
suis attirée par les hommes et par les femmes. Mais le plus ce qui me défigure et ce qui me constitue (53).
souvent, je m’imagine toute seule. *
5. J’ai un chien. J’ai déjà eu des chats, une chatte qui s’appe- Ce qui est le plus intolérable pour les gouvernements, ce se-
lait X, un chat que j’ai appelé Y, un troisième qui s’appelait rait ce double état : constitué et défiguré. Un sujet sans visage, ou
Zazie parce que je pensais que c’était une femelle et à qui j’ai sans nom, ou pour qui le visage ou le nom ne comptent pas. Des
laissé ce nom-là même si c’était un garçon. singularités qui constituent une communauté sans revendiquer une
6. Je ne suis pas sportive. Je ne conduis pas. Je déteste m’oc- identité. Pour le dire avec Agamben dans La communauté qui vient :
cuper d’une maison. Je fais ce qu’il faut dans une journée
pour avoir des vêtements propres et des choses à manger. Je La singularité quelconque, qui veut s’approprier son
range ce qui traîne parce que sinon je n’arrive pas à penser. appartenance même, son propre-être-dans-le-langage
J’aime les enfants mais en avoir plus qu’un m’aurait empêché et qui rejette, dès lors, toute identité et toute condition
d’écrire. Je bois de la bière, du vin, du whisky. Je n’ai jamais d’appartenance, est le principal ennemi de l’État. Partout
fumé. où ces singularités manifesteront pacifiquement leur être
7. Quand je marche seule dans le noir, je regarde autour de commun, il y aura une place Tienanmen et, tôt ou tard, les
moi. Je reste alerte, j’entends tous les bruits, je surveille les chars d’assaut apparaîtront.
entrées de garage et de ruelles. Je ne fais pas confiance à ceux
qui marchent derrière moi. Je ne m’empêche pas de sortir. « Je suis un homme » écrit Ursula Le Guin. « Toute ma vie j’ai
8. J’ai été agressée (par un homme), j’ai été dans une rela- été une femme » écrit Leslie Kaplan. Moi, je dirais : « Toute ma vie
tion abusive (avec une femme), j’ai été bashée sur les réseaux j’ai été et toute ma vie je ferai partie des filles ». C’est ce pouvoir-
sociaux (par des hommes et des femmes), et je l’ai été en tant là des singularités quelconques que j’essayais de trouver dans l’ex-
que femme. pression « filles » — la vélocité d’un devenir infini et la force d’une
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3 ARTICHAUT 18 no 6 HYBRIDES
performance qui est à la fois une acceptation et un refus. Être une
fille tout en le refusant, pour échapper au sacrifice, à l’identité-
femme comme sacer, aux femmes considérées sacrées au sens du
droit romain — celle qui est exclue du monde et qu’il est permis de
tuer sans commettre d’homicide, c’est-à-dire en toute impunité.
La série est un des dispositifs qui transforme les femmes en
homo sacer, qui les sacralise pour mieux les sacrifier. Mais la figure
des filles en série a aussi la possibilité de faire tomber le dispositif.
Les filles tombent de leurs talons hauts, s’effondrent, font la grève,
se battent, se déguisent, hurlent dans la rue. Les filles profanent la
série, s’autoprofanent comme filles en série.
Plus les dispositifs sont envahissants, plus l’État se trouve de-
vant un élément insaisissable : un citoyen/une citoyenne dont la
docilité est proportionnelle à la résistance. C’est ainsi que les filles
en série peuvent apparaître comme un Ingouvernable, justement
parce qu’on ne sait pas si elles adhèrent ou non à la figure imposée,
justement parce qu’elles fréquentent le seuil et qu’elles occupent
cette posture vacillante entre être debout et tomber, accepter et
refuser. La catégorie « filles », pour moi, n’est donc pas à prendre
au pied de la lettre comme la catégorie de celles qui ne sont pas
encore des femmes, ou qui sont en voie de le devenir. Les filles sont
un devenir perpétuel, un devenir-femme comme quelque chose qui
n’advient pas, jamais. Et ainsi, elles recèlent un pouvoir, la force
du vacillement, de ce qui est et n’est pas à la fois, la force du point-
virgule que détestait tant ce king de la littérature masculine Ernest
Hemingway.
*
C’est pour cette raison que je me demande s’il ne faut pas pen-
ser une mobilisation de femmes qui n’en sont pas, ou de femmes
qui font comme si elles ne l’étaient pas, ou de femmes qui font
comme si elles étaient des femmes. De femmes qui sont toujours
des semblants de femmes, qui jouent à être des femmes pour mieux
se battre sur le terrain de ceux qui se prennent pour des hommes et
qui les prennent pour des femmes, les limitent à l’état de femmes.
Au fond, Ursula Le Guin a raison : je suis un homme. Je suis Quatre abandons et une abolition
une femme parce que je suis un homme depuis toujours. Je suis flegmatique.net/2016/03/04/quatre-abandons-et-une-abolition/
donc aussi une femme entre guillemets, une femme-citation. Et en
attendant de n’être ni l’une ni l’autre, je choisis la place des filles, Anne Archet
cet Ingouvernable qui me permet de dire : « Je ne sais pas ce que ça
veut dire “être une femme”, à la limite ça m’est égal, c’est même
une question qui ne m’intéresse pas, mais je n’aime pas comment 1. Je dois abandonner toute forme d’identité
on me traite parce que je corresponds socialement à ce qu’est une
femme, parce que je m’inscris sur le fil de cette hache qui divise le L’identité est extérieure à l’individu. Elle est la
monde ». conséquence de son appartenance imposée à une catégorie
Ainsi, moi qui ne suis pas une jeune fille, je pourrais dire, sociale qui lui est préexistante. Ces catégories sociales sont
comme Ursula Le Guin à la fin de « Introducing Myself », qu’étant arbitraires — pourquoi être femme, noire, lesbienne ou pro-
donné que je ne suis pas jeune et que je ne suis pas très bonne létaire sont des catégories sociales et pas le fait d’être yeux-
pour faire semblant d’être un homme, je devrais commencer à faire verts, ambidextre, albinos ou intolérant au lactose ? — et dé-
semblant d’être une femme qui vieillit. Je ne pense pas qu’on ait terminent si les individus qui y sont classés vont subir ou non
encore inventé les vieilles femmes, écrit Le Guin, mais ça pourrait de l’oppression. S’identifier à une catégorie, c’est faire sienne
valoir la peine d’essayer. Comme ça peut valoir la peine d’essayer son oppression ou alors assumer son rôle de bourreau comme
sans arrêt d’inventer les filles. étant constitutif de sa personne.
2. Je dois abandonner toute prétention à l’innocence
Tout appel à l’innocence est non seulement futile, mais
dangereux. Faire valoir qu’une personne mérite la liberté, la
protection ou la justice parce qu’elle est innocente — parce
qu’elle s’est abstenue de tout péché, de tout crime et de toute
transgression — implique qu’il y ait des formes d’oppression
qu’on mérite et d’autres qu’on ne mérite pas. Or, l’oppression
n’a rien à voir avec le mérite individuel et tout à voir avec
l’appartenance de l’individu à une catégorie sociale arbitraire-
ment définie. La violence que les dispositifs du pouvoir exer-
cent sur nous est totalement gratuite ; l’exigence de critères de
tenue morale pour que cesse l’oppression est un dispositif du
pouvoir.
Il faut libérer tous les prisonniers — même ceux qui sont
innocents.
3. Je dois abandonner toute ambition de légitimité
L’appartenance à une catégorie opprimée étant arbi-
traire, elle ne peut être source de légitimité. Il faut renonc-
er à l’idée que la révolution est faite au nom d’une catégorie
opprimée, qui serait fondamentalement innocente (et donc,
juste), que les révolutionnaires auraient la tâche de représent-
er. Les catégories sociales opprimées n’ont qu’une fonction :
justifier l’oppression. Les prendre à rebours et leur attribuer
de la valeur ne fait que préparer les oppressions à venir.
4. Je dois abandonner tout devoir de solidarité
La seule lutte cohérente et honnête est celle que je mène
pour mes propres raisons. C’est une lutte basée de façon im-
manente sur mes propres désirs. Toute cause supérieure à
moi-même finissant toujours par gouverner ma vie, je dois, à
l’instar de Max Stirner, « fonder ma cause sur rien ».
Si le fait d’appartenir à une catégorie sociale est arbitrai-
re, le fait d’avoir un ennemi commun est tout aussi arbitraire.
J’ai peut-être un ennemi commun avec vous ; cela ne signifie
pas que notre expérience d’oppression est la même ; il se peut
même que nous soyons radicalement antagonistes dû à no-
tre appartenance simultanée et parallèle à d’autres catégories
sociales. Il vaut donc mieux que nous rejetions tout modèle
de solidarité fondée sur l’empathie, la sympathie, la charité,
ou l’idée que la communauté d’ennemis crée la communauté
d’intérêts.
Si nous nous luttons parce que ce sont nos propres vies
nous y obligent et que ce sont nos propres désirs qui orientent
cette lutte, que reste-t-il de la solidarité outre une coquille vide
moralisatrice ? Marchez à mes côtés seulement si le chemin
que j’emprunte mène à la destination que vous avez choisie
— avec la conviction que nous ne devons mutuellement rien
du tout et que la passion qui nous unit est totalement gratuite.
5. Je dois m’abolir moi-même
S’abolir soi-même signifie se dissocier radicalement de
son identité et entrer dans un processus de désidentifica-
tion. Chaque fois que j’accepte d’être réduite à une catégorie
sociale, j’accepte de n’être qu’un fantôme, une moins-que-
moi — une moins que rien. Le moi que je dois abolir, c’est
le corps social, celui qui est strié par toutes les appartenances
qui m’ont été imposées — ou que l’on a réussi à me faire
croire que j’ai choisies — celui qui est mesuré, compté, jaugé
et classé : celui qui est corvéable, redevable, responsable et ul-
timement, coupable. Ce corps est celui qui opprime et qui est
opprimé ; les stries qu’il porte sont aussi les marques du fouet
du bourreau.
Voilà à quoi se résume mon programme : devenir si lisse
que rien n’arrivera à coller à ma peau — pas même mon nom.
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3 ARTICHAUT 19 no 6 HYBRIDES
Ces lieux que nous avons en partage:
Catherine Béchard, Sabin Hudon, François Quévillon
et Patrick Beaulieu au Mois Multi
Cynthia Fecteau
Mois Multi
Les Productions Recto-Verso
Québec,
3 au 27 février 2016.
Organisé par les Productions Recto-Verso, le Mois Multi revient À l’instar d’Edgar Morin, on peut alors comprendre qu’« avoir
sur la scène artistique et culturelle de Québec, du 3 au 27 février une conception complexe, c’est avoir en soi, en profondeur, une
2016, pour une dix-septième édition. Connu également sous le nom vision plus humaine des individus, c’est avoir une capacité de com-
de Festival International d’arts multidisciplinaires et électroniques, préhension qui nous fait habituellement défaut car nous avons
l’événement annuel se veut l’expression du pluralisme conceptuel tendance à nous autojustifier […]. » Les démarches de création
4
et technologique des pratiques artistiques actuelles. Pour le ré-en- hybrides mises de l’avant par cette édition du Mois Multi nous
chantement du monde est le mandat que s’est donné la commissaire invitent à revoir nos rapports à l’égard de nos environnements
Ariane Plante, qui développera cette question de recherche durant humains, naturels et construits. Par leurs notions de relations sen-
les deux prochaines éditions du festival. Il faut, pour avancer dans sibles au paysage, de ré-enchantement du monde, les œuvres sélec-
cet espace de pensée philosophique et éthique, revoir nos habitudes tionnées offrent la possibilité de se construire autrement que par
de regard sur l’environnement, compris en son sens large, et sur les l’adhésion à un seul territoire disciplinaire et existentiel, une seule
pratiques en création qui nous engagent dans des formes de pensée démarche de pensée et d’action.
hybrides : injecter de nouveaux micromondes dans notre monde 1
idéoformé afin d’ébranler la population de nos représentations.
En ce sens, les expositions évoquées dans ce texte sont guidées par
un esprit de solidarité profonde avec le monde et sa complexité,
doublé d’une curiosité pour les démarches qui nous permettent de
ne pas oublier que l’humain est intimement lié aux paysages qu’il
traverse.
Dans le Studio d’Essai de Méduse, Les Temps Individuels de Ca-
therine Béchard et Sabin Hudon, une installation cinétique et so-
nore, témoigne de cette nécessité de créer des espaces où se profile
un vaste horizon de devenirs perceptuels. Dans la salle d’exposi-
tion close, des dizaines de haut-parleurs placés sur des couvercles
de bocaux gisent au sol. Le spectateur peut s’avancer librement au
centre de l’installation, entre les câbles d’alimentation électrique et
les dispositifs sonores déposés sur le plancher en un entrelacs de
courbes, de lignes et de points. Des cloches de verre tenues en sus-
pension par des câbles reliés à un mécanisme oscillent légèrement 2
et miroitent au-dessus des têtes des spectateurs. Elles descendent
successivement vers les haut-parleurs en laissant s’échapper des
sons de vents diffus, jusqu’à les assourdir partiellement. Ce terri-
toire sonore entrelace différentes entités immatérielles : inspira-
tions, expirations, souffles indistincts, air, échos et tintements de
verre délicats circulent dans l’espace. Et cette densité issue des mul-
tiples manœuvres cinétiques ne se génère pas de manière sponta-
née. Elle se crée de façon organique telle qu’évoquée dans la phi-
losophie stoïcienne réactualisée par Anne Cauquelin : « […] nous
trouvons un monde fait de corps qui tiennent ensemble grâce à
un feu intérieur ou souffle corporel. L’invisible est corporel.1 » Par
son esthétique éthérée, Les Temps individuels laisse un doute perma-
nent — est-ce le souffle palpable de mon corps qui se meut dans
l’espace ? —, car tout dans cet espace se passe comme si nos pou-
voirs d’accéder au monde et de nous retrancher dans les fantasmes
n’allaient pas l’un sans l’autre.
Sentir, éprouver, émettre, recevoir, autant de devenirs hété- 4. Morin, Edgar. Penser global. Paris : Les Éditions de la Maison des
rogènes qui nous ramènent aux conditions premières d’être-au- sciences de l’homme, Coll. : Robert, Laffont, 2015, p. 34.
monde2. À cet égard, En attendant Bárðarbunga, une œuvre vidéo
de François Quévillon, présentée dans la vitrine des bureaux de la
Manif d’art, nous donne à voir les paysages de l’Islande menacés
par le volcan sous-glaciaire Bárðarbunga. Sur l’écran qui ponctue
la façade de la Coopérative Méduse, du côté de la Côte d’Abraham,
les éléments des paysages captés sur le terrain se succèdent en plans 3 5
fixes — rivières, glaciers, scènes enveloppées de brouillard, mares
de boue, centrales géothermiques, grandes routes longilignes. Le
spectateur ne peut se tenir ailleurs que sur le trottoir pour regar-
der l’œuvre, à un mètre de la Côte d’Abraham, une rue fortement
fréquentée par les transports en commun, les véhicules et les pas-
sants. À la surface de la vitrine de la Manif d’art, le reflet de son
corps debout dans cette trame urbaine se superpose aux paysages
islandais en mouvement sur l’écran de projection. Un haut-parleur
dissimulé en retrait sur la façade du bâtiment diffuse une piste
sonore brouillée par les sons ambiants de la ville. Cette mise en
espace nous force à réajuster sans cesse nos perceptions, notre com-
préhension du monde environnant. L’expérience n’appartient ni au
territoire de l’œuvre ni à celui de la ville. Elle s’apparente à cette
idée de Tiers-Paysage émise par le paysagiste et philosophe Gilles
Clément : « Entre ces fragments de paysage aucune similitude de
forme. Un seul point commun : tous constituent un territoire de
refuge à la diversité. Partout ailleurs celle-ci est chassée3». Parce
qu’elle entremêle différentes strates paysagères hétérogènes, En 6
attendant Bárðarbunga trouble notre relation paisible au réel, crée
un espace de convergence entre ce qu’il y a réellement et ce qu’il
pourrait y avoir.
Plus bas, sur la même rue, le Mois Multi se prolonge dans les
centres d’artistes de la Coopérative Méduse, notamment à VU
PHOTO, avec l’exposition Dérive continentale de Patrick Beaulieu. Ce 4
projet découle d’un long périple de kayak amorcé en juillet 2014.
En suivant le rythme des courants, Beaulieu a entrepris une dérive
de trente jours en partant d’une rivière au sud du Québec jusqu’à
l’embouchure du Fleuve Hudson à New York. Depuis une douzaine
d’années, il sonde les possibles de l’expédition et construit sa dé-
marche créatrice autour de ses trajectoires performatives où il col-
lectionne les rencontres, les récits individuels, les artéfacts, les sons
et les images. Dans l’espace américain de VU, un corpus d’œuvres
polymorphes − des assemblages, des photographies et des vidéos −
occupe le sol, les murs et l’espace de déambulation. Au fond de la
galerie, un socle vertical porte un bol cuivré rempli d’eau, semblable
à ceux utilisés par les prospecteurs de la ruée vers l’or. De l’eau et
des sédiments marins se trouvent à l’intérieur du contenant. On re-
marque, en s’approchant, que le dispositif remue mécaniquement.
Les dépôts organiques s’animent, des reflets cuivrés s’élèvent au
mur en voiles de lumière diffuse. Plus loin, une vidéo captée par une Légendes
caméra fixée sur l’embarcation nous montre les reflets d’une rivière
projetés sur la paroi d’un pont de pierre vu du dessous. Ce qui lie 1. Catherine Béchard et Sabin Hudon. Les temps individuels, Studio d’Essai, Québec, 2012-2013.
ces œuvres dans leur diversité, ce sont leurs multiples chatoiements Photo de Marion Gotti.
dans l’espace d’exposition : sortes de hors champ idéels et fantas- 2. Catherine Béchard et Sabin Hudon. Les temps individuels, Studio d’Essai, Québec, 2012-2013.
magoriques à la fois. L’artiste semble miser sur la capacité qu’ont les Photo de Marion Gotti.
expériences à nous donner un ébranlement profond, à entretenir le
rêve diffus d’un retour à l’essentiel auquel beaucoup sont sensibles. 3. François Quevillon. En attendant Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
4.
François Quevillon. En attendant Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
5. Patrick Beaulieu. Chatoiements, coquille d’huitre, sable, dispositif d’éclairage animé et support
en bois, aluminium et laiton, 2016.
1. Cauquelin, Anne. Fréquenter les Incorporels : contribution à une théo- 6. Patrick Beaulieu. Méandre – Yakety Yak (détail), kayak en cèdre fait à la main, ornement en
rie de l’art contemporain. Paris : PUF, Coll. : Lignes d’art, 2006, p. 97. bronze, 2014.
2. L’Être-au-monde est un concept cher à Maurice Merleau-Ponty
dont l’ensemble de la pensée philosophique repose sur l’abolition
du dualisme entre le corps et l’esprit. Ce concept aspire à raviver
une pensée qui se voit solidaire du corps comme mode de
connaissance première du réel.
3. Clément, Gilles. Le Tiers Paysage. 2003 (En ligne),
http://www.gillesclement.com/cat-tierspaysage-tit-le-Tiers-Paysage
1
3 ARTICHAUT 20 no 6 HYBRIDES
L’espace hybride selon Anne Cauquelin et sa
contribution dans l’appréhension sémiotique
de la pratique du design d’événements
Nizar Haj Ayed
Anne Cauquelin, philosophe, plasticienne, essayiste, et profes- Cauquelin se fonde, dans son approche conceptuelle, sur
seure à l’université de Paris X Nanterre et à l’université de Picardie, une distinction épistémologique de trois types d’espaces : l’espace
est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages et de plusieurs articles abstrait, issu de la géométrie, l’espace concret, issu de mémoire et
publiés principalement dans la Nouvelle revue d’esthétique. Animés de trace, qui est le « lieu », et un espace hybride qui est le croise-
par la curiosité et l’impatience, tel qu’elle nous le révèle lors d’un ment des deux précédents et que l’auteure identifie comme étant
entretien avec Alain Mons1, ses intérêts de recherches portent sur le « site ». C’est à partir d’une stratification canonique émanant de
la ville, l’urbanisme, la question du fragment, la logique aristotéli- notre vocabulaire spatial — qui consiste souvent en des unités de
cienne, l’espace virtuel, l’art contemporain, le paysage, le jardinage, mesure — qu’on est capable de structurer l’espace géométrique sui-
les théories de communication, l’exposition de soi, mais aussi sur vant son étendue en inscrivant le plus petit dans le plus grand, de
l’espace hybride. En effet, la thèse que Cauquelin a élaborée, no- sorte qu’il soit divisible, calculable et abstrait. De son côté, le lieu
tamment dans la deuxième partie de son livre Le site et le paysage,2 est plutôt singulier, défini et précis. Il renvoie à des occasions et sug-
suggère une nouvelle approche notionnelle de différentes formes gère l’interprétation. D’ailleurs, Jean-Pierre Vernant rappelle que,
spatiales émergeant à la fois de l’évolution technologique et de dans la pensée grecque, le lieu s’associait à la puissance des rois
notre usage accoutumé de ces formes. De plus, sa réflexion touche archaïques ; il est la source de leur pouvoir, de leur force, de leur
de près à une composante fondamentale qui s’articule autour de magie. Donc, il était hors de question de le céder5. Toutefois, l’avè-
l’identification du processus sémiotique émanant de la pratique nement de la république a suscité la démocratisation de l’espace et,
du design d’événements. En effet, l’espace hybride, cette notion à par conséquent, celui-ci est devenu partageable et laïque. Cela dit,
laquelle nous nous intéressons, circonscrit et enveloppe l’espace le lieu a préservé sa dimension symbolique et son aspect singulier
événementiel en lui traçant, d’une part, une frontière au territoire non seulement dans l’imaginaire collectif, les croyances mythiques
qu’il occupe et, d’autre part, une dimension symbolique qui par- et les pensées culturelles, mais aussi dans des endroits sacrés et
ticipe à la construction d’un récit cohérent. Notre hypothèse est cultuels où la magie demeure éternelle6. Ainsi s’entremêlent l’es-
que la réflexion d’Anne Cauquelin, qui vise à établir une analogie pace et le lieu pour enfin engendrer une nouvelle morphologie
entre l’espace « virtuel » et l’espace « possible » en distinguant un spatiale hybride telle que la fameuse agora ou le prodigieux théâtre
troisième type d’espace qu’elle qualifie d’« hybride », contribue à grec. En somme, l’hybridation spatiale repose sur deux notions
l’appréhension de dimensions sémiotiques des différentes entités fondamentales. D’une part, la nature purement géographique de
spatiales des événements multiplateformes. l’espace qui, étant divisible, est lisible sur une carte à l’aide des
En soulevant la duplicité ancrée dans l’usage du terme « site » index qui s’y trouvent sans pour autant avoir recours à des indices
dans l’espace géographique et l’espace numérique, Cauquelin sup- ou à des icônes. En effet, il est à l’image d’un objet dénotatif qui
pose qu’il s’agit d’une déclinaison linguistique qui vise à faciliter le nous suggère l’image diagrammatique de la sémiotique peircienne.
passage entre deux espaces différents : D’autre part, la dimension symbolique de l’espace hydrique qui
émane d’une extension à la fois culturelle et mémorielle est, iné-
Le terme « site », qui désigne un espace ordonné en luctablement, iconique du fait qu’elle est subjective et axée sur une
vue d’une action, s’oppose de ce fait à la définition tradi- profondeur temporelle. C’est ainsi que germe une harmonie spa-
tionnelle du paysage, et il a en outre la caractéristique de tiale hybride entre le calcul idéel de l’espace et le vécu existentiel
se dédoubler : une de ses acceptations concerne l’espace du lieu.
territorial (le site d’une ville, d’une entreprise), l’autre Cauquelin prolonge sa réflexion vers l’espace numérique
appelle l’espace télélectronique — les sites de la Toile en distinguant les nuances du possible, du virtuel et du réel. Elle
(site web) .3
s’appuie dans son raisonnement sur la logique aristotélicienne de
sorte que, d’une part, l’articulation du couple puissance/accomplis-
Elle consacre la première partie de son ouvrage à l’examen du sement — dynamis/entéléchie — nous permette de saisir le virtuel et
vocabulaire et de notions d’Internet afin de mettre en évidence le l’immatériel, et de l’autre part, l’articulation du couple mouvement/
processus linguistique qui consiste à nous assurer un passage fluide acte — kynesis/energeia — s’emploie à l’appréhension du concret, du
de l’espace réel à l’espace numérique par le biais de la métaphore sensible contingent et du matériel, c’est-à-dire le possible7. À titre
et de la naturalisation de la technicité. d’exemple, le réseau du web est un espace virtuel étant structuré
Quant à la deuxième partie, en axant sa théorie sur l’espace, de façon syntagmatique par une multitude d’algorithmes mathé-
l’auteure nous suggère une analogie entre l’espace réel et l’espace matiques infinis. Quant à la notion du possible, elle correspond
du web, à partir de laquelle elle aboutit à la conclusion que, aussi davantage à de possibles compositions paradigmatiques de ces al-
bien dans le premier que dans le second, on est face à deux formes gorithmes et aux interprétations que celles-ci suggèrent8. D’ailleurs,
spatiales dont l’intersection engendre un troisième. Elle nous dé- à l’instar des sites web, les œuvres d’art numériques constituent
montre que dans la réalité comme dans le web le processus d’in- l’un des meilleurs exemples d’un espace numérique hybride où se
terprétation s’articule en fonction d’un espace géométrique et d’un fond la réalité virtuelle dans le possible. En effet, l’expérience de
lieu propre. La somme de ces deux derniers produit un espace hy- l’interactivité suggérée dans ce type de pratique artistique non seu-
bride qui est le « site4 ». Ses inductions reposent sur des analogies lement reconfigure le rapport spectateur/artiste, mais matérialise
avec des philosophies et des idées du passé qui lui permettent de parfaitement le flot de possibilités et d’interprétations qu’elle peut
structurer la liaison entre le réel, le possible et le virtuel. Selon générer.
Cauquelin, cet espace hybride, qui est le site, est une invention, L’une des œuvres événementielles — qu’on peut aussi qualifier
comme l’a été le paysage, qui tend à envelopper l’espace abstrait de multiplateformes — les plus parlantes à ce propos est l’instal-
et le lieu propre tout en permettant de nous situer dans chacun de lation interactive « PHONOPHOTOPIA », de Hololabs et du DJ
deux environnements et d’acquérir une position qui peut être à la Kid Koala, présentée en avril 2014 au Quartier des spectacles de
fois matérielle et immatérielle. Montréal, dans le cadre de l’événement « Maclaren mur à mur »,
en hommage au cinéaste Norman Maclaren9. L’espace virtuel
Figure inspirée de la conception notionnelle s’estompe et cède la place à l’espace hybride en vertu des possi-
d’Anne Cauquelin de l’espace numérique hybride bilités quasi illimitées générées par l’intervention du spectateur.
En d’autres termes, l’hybridation de l’espace numérique se situe
Puissance, dynamis Accomplissement, entéléchie à l’angle du possible, c’est-à-dire la variation selon laquelle on
Environnement téléinforma- Espace Virutel Algorithme logique et unique peut organiser les cubes de bois sur le convoyeur, et du virtuel,
tique de création audio-visuel et - qui assure le codage et le décodage. qui n’est d’autre que l’algorithme qui a permis aux artistes de con-
de programmation: software (logi- Axe Paradigmatique Script. cevoir leur œuvre. Le schéma de la figure 1, inspiré de l’approche
ciels) et hardware (matériel). notionnelle de l’espace hybride de Cauquelin, explicite davantage
les articulations à partir desquelles germe cette hybridation spa-
tiale. En revanche, multiplier les possibilités, c’est aussi accroître
les récits et, éventuellement, les sens et les significations. En effet,
Espace hybride ce type de pratique artistique ne génère pas un procédé énonciatif
projection linéaire dont la trame narrative est prédéfinie et stabilisée par des
audiovisuelle formes plastiques statiques. Entre autres, on peut avoir plusieurs
interactive interprétations d’une peinture sans pour autant modifier ses cou-
leurs, ses lignes, etc. Au contraire, l’espace hybride génère un récit
dit « interactif » qui s’organise suivant un mode discursif à la fois
multiple et singulier. Il est détaché de ses marques d’énonciation,
Mouvement, kinesis Acte, énergia déconnecté du temps, tout en étant ancré dans le présent vu qu’il
Réaction. Résultat audio-visuel. Axe Syntagmatique Interaction aléatoire ou moti- est régi par un accord préalable (dispositif). Le récit interactif don-
Projection vidéographique accom- - vée via un périphérique externe. ne à voir et se donne à voir ; c’est un récit qui en génère un autre.
pagné d’une bande sonore Espace Possible Activation. Déposition des blocs Quant à l’espace hybride numérique, c’est un lieu expérimental
colorés sur le convoyeur. par excellence où se manifeste l’artiste à travers son œuvre et les
variations de cette dernière en établissant un rapport conversation-
Figure 1 : schéma d’un espace hybride : « PHONOPHOTOPIA » nel dynamique avec le spectateur. C’est dans cet esprit que s’inscrit
« PHONOPHOTOPIA », une boucle dynamique, linéaire et non
redondante où l’on suggère une nouvelle perception de la fameuse
expérimentation cinématographique (Dots) en la simulant, de
sorte que chaque spectateur puisse vivre une expérience unique.
De même, cette œuvre met en lumière l’une des notions clefs du
design interactif qui « vise à imaginer des stimuli multisensoriels à
travers lesquels l’utilisateur peut créer sa propre signification 10».
Autrement dit, « PHONOPHOTOPIA », par l’intermédiaire de son
espace hybride, incarne une dimension sémiotique dans laquelle
s’articule un patrimoine collectif aux émotions individuelles du
spectateur dans le cadre d’une médiation événementielle. Finale-
ment, c’est en saisissant le dédoublement de la notion du « site »
qu’on a pu appréhender sa structure spatiale hybride, aussi bien
dans l’espace géographique que dans l’espace numérique. Ainsi,
nous sommes en mesure d’élaborer un discours cohérent ou une
lecture sémiotique de ce type d’événements.
1. Mons, Alain, « Questions à Anne Cauquelin et François Laplan- 5. Vernant, Jean-Pierre, « L’organisation de l’espace », dans Mythe
tine. Entretiens avec Alain Mons », Espace, corps, communication, et pensée chez les Grecs : études de psychologies, Paris, La découverte,
nº 21, 2004, p. 5-30. 2005, p. 153 – 263.
2. Cauquelin, Anne, Le site et le paysage, Paris, PUF, coll. Quadrige, 6. Cauquelin, Anne, op. cit., p. 77.
2013 [2002]. 7. Ibid., p. 128 – 131.
3. Cauquelin, Anne, op. cit., p. 11. 8. Cauquelin, Anne, op. cit., p. 137.
4. Gérard Chouquer, « Anne Cauquelin, L’invention du paysage. 9. www.mclarenwalltowall.com/fr/ consultée le 29 février 2016.
Paris, PUF, 2000, 180 p. (« Quadrige »). Et : Le site et le paysage.
Paris, PUF, 2002, 194 p. (« Quadrige »). », Études rurales [en ligne], 10. Ambrose, Gavin, Salmond, Michael, Les fondamentaux du design
163-164 | 2002, mis en ligne le 25 juin 2003, consulté le 2 mars interactif, Paris, Pyramyd, coll. Les fondamentaux, 2013, p. 58.
2016. URL : http://etudesrurales.revues.org/129
1
3 ARTICHAUT 21 no 6 HYBRIDES
Thibault Jacquot-Paratte
Re- r(a)(e)(n)(m)(c)-
(*-garde -placer
*-gre(t)s je-
et grés -t(er)-
de que -(‘)ai(est)
sommes prom
en- *-mu
-tour(s)- *-omis
-é(t)- su-
iquettes) -r-
d(e)(é)- -veiller
-marques pou-
fat- -r
-al des tranc-
*-légresse -he-
*-légence -é(t)
légendes d’(i)(u)n-
d’(ai)(e)- -somme-
-r- -nie
-(e)(a)nces d’où-
pu(t(es))- -Till(e)-
-rifiés -y
devant sons dé(s)-
si -f(ai)(ê)tes
(s)(ç)a pur
ra(ce)(ss)- chat-
-ur(e)- *-to(i)( )y( )(a)(e)
-(g)en(ts)- n(t)
-ce *-to(i)( )y( )é(r)
miaule(nt) !
1
3 ARTICHAUT 22 no 6 HYBRIDES
fi(t)- su(t)-
-d(‘)èl(l)e, -cré(e)-
un à- -di(t)-
-mour- -ble
-(e)(a)n(t) tu(e)-
au( )(c)(ss)i- -me(u)-
-el(le) -re-
(vo)eux -jou(e)-
qui t(e)(a)nt- -(h)is-
-e t(‘)é(s)-
l’éclair -ri(t)-
au- -en
-si d’un baisée
orage dé(s)-
col(le)- -(s)(z)ire
ère où
bienheureuse part-
-ir-
-respon(d)-
(-sable,
moi !
Par di(t)-
-eu(x) !
Je l’(es)(ai)-
-pèr(e)(d)-
-(e)(a)nt
à tou(t)-
-r-
-ec(h)o-
-(m)m(e)(a)n(t)-
-c(‘)e(r)(st)
1/3 1
3 ARTICHAUT 2/3
24 n 6
3/3 o
HYBRIDES
3 Samuel Archibald 19 Cynthia Fecteau 3-4 Anne-Isabelle Pronkin 3-6 Grégory Chatonsky
Cyborgs, coyloups et jaglions Ces lieux que nous avons en L’indistinction du statut L’enthousiasme conjuratoire
— De quelques figures de l’hy- partage: Catherine Béchard, d’artiste et de représentant (un affect dans les discours du
bridité Sabin Hudon, François Quévillon commercial: Jeff Koons virtuel)
et Patrick Beaulieu au Mois Multi
4 William S. Burroughs 9-10, Julien Guy-Béland 7-8 Daniel Fiset
« Les voleurs », Word Virus : The 18 Nizar Haj Ayed Subjectivation et résistance De l’image-objet aux images-
William S. Burroughs Reader, L’espace hybride selon Anne en régime pharmacopor- choses : la photographie d’art
New York, Grave Press, 1998. Cauquelin et sa contribution nographique actuel en régime de pluralité
dans l’appréhension sémiotique
5 Les Entrepreneurs du commun de la pratique du design d’évé- 11-12 Martin Forgues 9-10, Hubert G. Alain
Monuments aux victimes de la nements Le nouveau cinéma 15 Mieux disparaitre :
liberté de propagande écologies politiques, nouvelles
21-22 Thibault Jacquot-Paratte matérialités et autres luttes
10 Parcomètres 0.1 13-14 Laurane Van Branteghem éphémères contre la fin des
Le salon des refusés L’Art post-humain, temps
un puissant imaginaire
11 Karina Cahill 16 Charlotte Lalou Rousseau
Le sens hybride 15-16, Laurence Garneau En translation, Chroniques
Retour sur l’histoire de l’art 21-22 Entre nature et civilisation: torontoises pour une hybridité
et l’anté-disciplinarité La figure hybride du Centaure des choses
dans le cycle astrologique
14 Michel Foucault de Padoue 17-18 Martin Lessard
Surveiller et punir. Naissance de Umberto Eco: «L’utilisateur voit la
la prison, Paris, Gallimard, 1975, technologie comme de la magie»
pp. 233-234.
19-20 Nadia Seraiocco
15 Mathieu Villeneuve Territoire contaminé : le virus et
Autant en emporte le sang l’erreur comme matière artistique
Western uchronique
21-22 James-Alexandre Crow
17-18 Martine Delvaux Sur la photographie à l’époque
Je suis un homme de la troisième révolution indus-
trielle. Dialogue entre Susan
18 Anne Archet Sontag et Günther Anders
Quatre abandons et
une abolition
2 Guillaume Lépine, Fuume 1, 2015 Détail 1 de Micro-monuments souve- 2 Guillaume Lépine, Fuume 2, 2015 2 Guillaume Lépine, Fuume 3, 2015
nirs (Bientôt en vente!), 2015
5 Détail de Curriculum vitae d’un gouver- A : Projet EVA (Simon Laroche et 5 Publicité pour «Banality» , Jeff Koons, 3 Chatonsky G., Deep generative image
nement du désastre, 2015, A* : Nicolas Étienne Grenier), C : Rémi Thériault Art Magazine, 1988 models using a lacanian pyramid of
Rivard, Graphisme: Jasmin Cormier, C : Publicité pour Dom Pérignon, Balloon adversarial network. (2015)
Jasmin Cormier Détail 2 de Micro-monuments souve- Venus, 2013
nirs (Bientôt en vente!), 2015 6 Chatonsky G., Télofossiles II, Sirois, D.,
Tronc commun, 2015 A : Projet EVA (Simon Laroche et 6, 19 Guillaume Lépine, Collage numérique, Caochangdi Beijing (2015)
A : Clément De Gaulejac C : Rémi Étienne Grenier), C : Rémi Thériault 2015
Thériault Chatonsky G., Memories Center, Sirois, D.,
9 Guillaume Lépine, Détail (1-2) gravure, 7,18 Guillaume Lépine, Tissu 1-2-3-4, 2015 Centre Clark, Montréal (2015)
Monument du désoeuvrement, 2015 2015
A : Dominique Sirois, C : Rémi Thériault 8,17 Guillaume Lépine, Pâte à modeler, 2015 11 Guillaume Lépine, Dessin 1, 2015
12-13 Eliot B. Lafrenière,
Spectres, 2015 Les demeures de l’Être 12 Guillaume Lépine, Dürer, 2015 Guillaume Lépine, Dessin 2, 2015
A : Steve Giasson, C : Rémi Thériault
14 La prison Presidio Modelo, sur l’Île de 20 Les panthères rouges 12-13 Guillaume Lépine, L’épaisseur du papier,
Snowwithelenin, 2015 la Jeunesse, Cuba. Crédit : Jason Florio. 2015
A : Steve Giasson, C : Rémi Thériault Salone au Palais de la Raison
16 Mêmes-Cacaïstes, Concerto pour (Padoue), vue du mur Nord, v. 1420 14 Guillaume Lépine, Colllages, 2012
Vue d’ensemble (Elle est belle la liberté, chaîre tendre I, 2014 (A-B) et II, 2015 © Photo: Daniel Garneau
Pépère Canada, Miss Liberty, Géno- (C-D) (détails sans l’autorisation 16 Christian Gravel, Sans titre 18, 2013
cide culturel, Chef de guerre, Disque des auteurs), 2016 Salone au Palais de la Raison (Pa-
dur), 2015 doue), vue d’ensemble (vers l’Ouest), v. Christian Gravel, Sans titre 21, 2013
A : Clément De Gaulejac, C : Rémi 16 Guillaume Lépine, Paysage, 2015 1420 © Photo: Daniel Garneau
Thériault Guillaume Lépine, Forme, 2015 Christian Gravel, Sans titre 23, 2014
Centaure (des Lapithes?), Salone au
Micro-monuments souvenirs (Bientôt 18 Figure 1 : schéma d’un espace hybride : Palais de la Raison (Padoue), v. 1420
23 Guillaume Lépine et Eliot B. Lafrenière,
en vente!), 2015 « Phonophotopia » © Photo: Daniel Garneau Documentation du projet Pilier E-58,
A : Projet EVA (Simon Laroche et 2014
Étienne Grenier),C : Rémi Thériault 19 Catherine Béchard et Sabin Hudon. Sagittaire, Salone au Palais de la
Les temps individuels, Studio d’Essai, Raison (Padoue), v. 1420
6 Communities III, 2013 Québec, 2012-2013. © Photo: Daniel Garneau
A : Frank Shebageget, C : Rémi Thé- Photo de Marion Gotti.
riault Centaure, Salone au Palais de la Rai-
Catherine Béchard et Sabin Hudon. son (Padoue), v. 1420
Guerre de la liberté, 2014, Les temps individuels, Studio d’Essai, © Photo: Daniel Garneau
A : Michel de Broin, C : Rémi Thériault Québec, 2012-2013. Photo de Marion
Gotti. 23 Guillaume Lépine, Collage porno, 2015
Détail de Guerre de la liberté, 2014
A : Michel de Broin, C : Rémi Thériault François Quevillon. En attendant
Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
Détail de Communities III, 2013
A : Frank Shebageget, C : Rémi Thé- François Quevillon. En attendant
riault Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
Artichaut
DIRECTION GÉNÉRALE
Jean-François Marquis
Rachel Morse
Jérémi Robitaille-Brassard
RÉDACTEUR EN CHEF
Jean-François Marquis
CONCEPTION DE LA REVUE
Guillaume Lépine
COUVERTURE:
1/3 - POLITIQUE ET LANGAGE
Haut: Guillaume Lépine, Frotti sur gravure, 2015
Bas: Guillaume Lépine, Frotti sur gravure 2, 2015
2/3 - IMAGES
Haut: Guillaume Lépine, Graffiti effacé 1, 2013
Bas: Guillaume Lépine, Graffiti effacé 2, 2014
3/3 - MILIEUX
Haut: Guillaume Lépine, Collage perspective, 2012
Bas: Guillaume Lépine, Collage perspective, 2012
COMITÉ ÉDITORIAL
Damien Blass-Bouchard, Raphaëlle Forgues, Gabrielle Bleau-Mathieu,
Philippe Lemelin, Laurane Van Branteghem, Rachel Morse, Jérémi Robi-
taille-Brassard, Catherine Dupuis
RÉVISION
Simon Abdela, Jérémi Robitaille-Brassard
RÉDACTION
Entrepreneurs du commun, Christian Gravel, Thibault Jacquot-Paratte, Par-
comètres 0.1, Martine Delvaux, Nizar Haj Ayed, Samuel Archibald, Mathieu
Villeneuve, Cynthia Fecteau, Martin Forgues, Karina Cahill, Panthères
Rouges, Anne Archet, Laurence Garneau, Julien Guy-Béland, Anne-Is-
abelle Pronkin, Gregory Chatonsky, Laurane Van Branteghem, Martin
Lessard, James-Alexandre Crow, Charlotte Lalou Rousseau, Daniel Fiset,
Hubert G. Alain, Nadia Seraiocco
ILLUSTRATIONS
Entrepreneurs du commun (Nicolas Rivard, Jasmin Cormier, Clément De
Gaulejac, Dominique Sirois, Steve Giasson, Rémi Thériault, Projet EVA
(Simon Laroche et Étienne Grenier), Frank Shebageget, Michel de Broin,
Sheena Hoszko, Milutin Gubash, Emmanuel Galland), Eliot B. Lafrenière,
Mêmes-Cacaïstes, Jason Florio, Catherine Béchard et Sabin Hudon,
François Quevillon, Patrick Beaulieu, Jeff Koons, Daniel Garneau, Christian
Gravel, Guillaume Lépine
FINANCEMENT
Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)
Faculté des arts de l’UQÀM
Josette Féral
Services à la vie étudiante de l’UQÀM (SVE)
Association étudiante du module d’études littéraires (AEMEL)
Association générale étudiante de Bois-de-Boulogne (AGEBdeB)
DÉPÔT LÉGAL
Bibliothèque et Archives nationales du Québec, mai 2016
ORGANISME TUTÉLAIRE
Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)
Université du Québec à Montréal (UQÀM)
Pavillon Judith-Jasmin, local J-M880
www.afea.uqam.ca
L’artichaut, revue des arts de l’UQÀM, est un organisme à but non lucratif cha-
peauté par l’AFÉA-UQÀM. L’artichaut paraît une fois l’an en version imprimée.
Chaque parution s’organise autour d’un dossier thématique original et inclut
des articles, entrevues, reportages, essais, fictions et poésies s’inspirant des
événements de la scène artistique actuelle, des portraits d’artistes, d’oeuvres,
de collectifs ou d’entreprises au service du rayonnement des arts et de la
culture, et témoigne des avancées théoriques du monde universitaire liées aux
arts et ses enjeux.
L’i nd i s t i nc t i o n d u s t a t u t d’a r t i s t e et
de représentant commercial: Jeff Koons
Anne-Isabelle Pronkin
Introduction
Jeff Koons (1955-) est un des artistes américains les plus populaires
e t c o n t r o v e r s é s d e l a p é r i o d e d e l ’A p r è s - g u e r r e . D e p u i s p l u s d e t r o i s
dé c e n n i e s , s a p r a t i q u e a r t i s t i q u e i n te r ro ge le s l i m i te s e n t re l’a r t , l a
c u l t u re p o p u l a i re e t l a f a b r i c a t i o n i n d u s t r i el l e d’o b j e t d’a r t . E n e f f e t ,
s o u s l a d é p o s i t i o n l é g a l e d e l a c o m p a g n i e J e f f K o o n s L L C 1, l ’a r t i s t e e n -
g a ge a u j o u rd’h u i pl u s de 1 2 0 a s s i s t a n t s à s o n s t u d i o n e w-yo rk a i s de
Hell’s Kitchen : The Koons Studio (Rothkopf, 2014).
E n l i e n a v e c l e c o n c e p t d e l’h y b r i d i t é , j ’e n t e n d s e x p o s e r s o u s u n
j o u r n o u ve a u l e s e n j e u x s y m b ol i q u e s d’u n e f u s i o n d u s t a t u t d’a r t i s t e e t
de représentant commercial véhiculée par les nombreuses collaborations
médiatiques de Koons.
1. «Limited Liability
Mise en contexte Company»
2. Vocabulaire de Pierre
Après avoir occupé le poste de courtier à Wall Street pour Bourdieu (1979).
f i n a n c e r s a p r o d u c t i o n a r t i s t i q u e d a n s l e s a n n é e s q u a t r e - v i n g t 3. En référence à une
(Co su l ich C a n a rut to, 20 0 6 ), la c a rrière de Ko on s s’im p o s e publicité de Benglis
en 1988, l o r s q u’i l s e r a re p ré s e n té s i m u l t a n é m e n t p a r t ro i s publiée dans Artfo-
rum en 1974.
ga leries internat ionales : S onnabend (New York), Ma x Hetzler
(Colog ne), Donald Young (Chicago) (Siegel, 20 09). 4. En référence à
l’affiche-autoportrait
A u s e n s d e l a p h i l o s o p h e A n n e C a u q u e l i n ( 1 9 9 2 ) , à l’a u b e
de Morris pour une
des années 1990, les productions artistiques seront frappées exposition de la
par la pression exercée par régime de communication. Cette Castelli-Sonnabend
conjonc ture part iculière du champ ar tistique2 aura pour ef- Gallery de New York
en 1974.
fe t d’a u g m e n t e r l e n o m b re d’a c t e u r s s p é c i f i q u e s ( g a l e r i s t e s ,
publicistes, agents) qui travailleront à la circulation et au
p o u v o i r d e s é d u c t i o n d e l’œ u v re d’a r t (v a l e u r s i g n e) ( C a u q u el i n , 1 9 9 2 ) .
Koons bénéficiera donc, à ce moment, de l’investissement publicitaire de
ces trois galeristes pour assurer le rayonnement de sa pratique.
C’e s t à c e t i n s t a n t q u’i l e n g a ge r a u n e f i r m e s p é c i a l i s é e e n rel a tion
publique pour le conseiller par rapport à son identité médiatique (B ove,
2 0 1 4 ) . Au x s u i te s de le u r s d i re c t i ve s , Ko o n s u t i l i s e r a l’e s p a c e a f f i -
c h a g e d e q u a t r e re v u e s s p é c i a l i s é e s e n a r t (A r t , A r t i n A m e r i c a ,
Fl a s h A r t , A r t f o r u m , ) p o u r l a p ro m o t i o n d e s o n e x p o s i t i o n B a n a l i t y
( 1 9 8 8 ) . E n p l u s d’ê t re l a f i g u re c e n t r a l e d e ch a c u n e d e s p u b l i c i t é s , i l
supervisa leur direction photographique (Warr; Jones, 2005) (Figure 1).
S i c e s q u a t re p u b l i c i t é s o n t b u t p re m i e r d e p ro m o u vo i r l’e x p o s i tion
Banality, paradoxalement, elles excluent toutes références à celle-ci.
En effet, à la façon de ces prédécesseurs, les artistes Lynda Benglis3 et
R o b e r t M o r r i s 4, K o o n s s ’a c c a p a r e r a l ’e s p a c e c o m m e r c i a l d e c e s m a g a z i n e s
a f i n d’él e ve r u n d i s c o u r s a u t o u r d e s a p e r s o n a . L a s i n g u l a r i t é d u ge s te
d e Ko o n s ré s i d e r a d a n s s o n a m b i t i o n d e d é t o u r n e r l’o b j e t p r i n c i p a l de
l’e x p o s i t i o n B a n a l i t y, c’e s t- à - d i re l e s s c u l p t u re s k i t s c h d e c e t t e c ollec-
tion, en faveur de son autopromotion pure. Si la série de publicités pour
c e t t e d i t e e x p o s i t i o n m a rq u e l’i n t é rê t a n n o n c i a t e u r d e Ko o n s à l’e f f e t d e
m é d i a t i s e r s o n i d e n t i t é , d e p u i s , l’a r t i s t e n’a c e s s é d e ré p é t e r s o n i m p l i -
cation dans le proc essus de commercialisation de différents produits et
d’œ u v re s d’a r t .
Collaborations commerciales
S o u ve n t i n h é re n te s à l a s t r a té g i e p u bl i c i t a i re , le s n o m b re u s e s
e n t re v u e s , a n n o n c e s e t p re m i è re s d’é v é n e m e n t s d a n s l e s q u el l e s Ko o n s
s e r a i m p l i q u é l u i p e r m e t t ro n t d e j o u i r d’u n e e x p o s i t i o n p u b l i q u e d’e n -
v e r g u re . Q u’i l s’a g i s s e d e s re t o m b é e s d e s o n m a r i a ge (e x . Ne w Yo rk Po s t
(PAGE SIX), Vogue) en 1991 avec la star de la pornographie italienne
L a C i c c i o l i n a ( I l o n a S t a l l e r ) d u q u e l l’œ u v r e M a d e I n H e a v e n ( 1 9 8 9 )
constituera une prémisse, ou ses associations avec la maison Mouton
Ro t h s c h i l d p o u r l’é t i q u e t t e d e l e u r m i l l é s i m e 2 0 1 0 e t l e d é t a i l l a n t B e r -
n a rd a u d p o u r d e s s é r i e s d e p o rc el a i n e e x c l u s i v e s (d e p u i s 2 0 1 3 ) , l’a r t i s t e
gèrera avec assiduité son image publique.
Plus récemment, la majorité des collaborations commerciales de Koons
mettent en valeur ses œuvres en acier inoxydable autoréflexif.
À t i t re d’e x e m p l e , e n 2 0 1 3 , i l s i g n e r a l a p o c h e t t e d u q u a t r i è m e d i s q u e d e
a chanteuse populaire Lady Gaga (ARTPOP) où elle apparaît derrière la
sculpture Gazing Ball (2013). Celle - ci sera aussi reprise par la ved e t t e
c o m m e a c c e s s o i r e s c é n i q u e l o r s d e d i f f é r e n t e s p r e s t a t i o n s . L a même
a n n é e , Ko o n s c o n c e p t u a l i s e r a a u s s i l’e m b a l l a ge d e l’é d i t i o n des fêtes
2
3 ARTICHAUT 4 no 6 HYBRIDES
d e l a m a i s o n d e ch a m p a g n e D o m Pé r i g n o n , m e t t a n t c e t t e fo i s l’a c c e n t s u r
l’œ u v re B a l l o o n Ve n u s ( 2 0 0 8 -2 0 1 2 ) ( F i g u re 2 ) .
E n f i n , l o r s d e s a ré t ro s p e c t i v e a u m u s é e W h i t n e y d e N e w Yo r k
( 2 0 1 4 ) , l’a r t i s t e s’e n t e n d a v e c l e s c h a î n e s d e m a g a s i n s s u é d o i s e s H & M
pour la confection d’un sac à main abordant l’imprimé du Balloon Dog
(1994-2000). De plus, lors de cette même exposition, la mise en place
stratégique du mot-clique « #ArtSelfie » invitera le public à se prendre
en photo dans les œuvres autoréflexives de Koons, pour ensuite les dif-
fuser à l’intérieur de leurs réseaux sociaux (Rothkopf, Blasberg, 2014).
Relation de confiance
Subjectivation et résistance en
régime pharmacopornographique
Julien Guy-Béland
C e t a p p e l a u r e p l i s u r s o i , p o u r s e f a i r e l e r a t d e s o n p r o p r e l a b o r a t o i r e 15,
i m p l i q u e u n r a p p o r t à l a s u b j e c t i v a t i o n d i f f é re n t d e c el u i q u’o n re t ro u v e , p a r
e x e m p l e , c h e z P a u l C h a m b e rl a n d . B i e n q u’el l e s o i t c a t a l y s é e p a r
15. Ibid., p. 301. un contexte social similaire, la réflexion que Chamberland livre
d a n s U n e p o l i t i q u e d e l a d o u l e u r 16 r e p o s e s u r u n e d i s t i n c t i o n c l a i r e
16. Paul Chamberland,
Une politique de la e n t re l e s n o t i o n s d e s u j e t e t d’o b j e t . L e d i s c o u r s t e c h n o s c i e n t i -
douleur : Pour résister fique participe, selon lui, à une politique de la haine qui humilie
à notre anéantisse- e t v i o l e n t e «l’h o m m e » e n l e s u ro b j e c t i v a n t . P a r l e f a i t m ê m e , c’e s t
ment, Montréal, VLB
à t r a v e r s « l a s u b j e c t i v i t é e t l a v é r i t é à l a q u e l l e e l l e d o n n e p r i s e 17»
Éditeur, coll. « Le soi
et l’autre », 2004.
que l’humanité est appelée à résister à son anéantissement. Dans
la foulée de Donna Haraway, Preciado démontre plutôt comment
17. Denise Brassard, notre époque est justement caractérisée par l’implosion de la di-
« Vous êtes ici où c h o t o m i e s u j e t /o b j e t . E n c e s e n s , l a r é s i s t a n c e a u t o c o b a y e p a r t
de l’humanité est
du précepte que la frontière entre souveraineté et aliénation est
anéantie », [En ligne],
À bâbord, no 30, d’e m b l é e b ro u i l l é e ; s o n b u t n’é t a n t « p a s d e ré v él e r [ u n e s u p p o s é e ]
été 2009. [https:// v é r i t é o c c u l t e d e l a n a t u re , m a i s d’e x p l i c i t e r l e s p ro c e s s u s c u l t u -
www.ababord.org/ rels, politiques et techniques à travers lesquels le corps comme
Vous-etes-ici-ou-de-
a r t é f a c t a c q u i e r t u n s t a t u t n a t u r e l 18» .
l-humanite-est]
L’a t el i e r d r a g-k i n g , u n d e s e x e m p l e s d’e x p é r i e n c e s a u t o c o b a y e s
18. Paul Beatriz Precia-
c i t é e s d a n s Te s t o j u n k i e , e s t d o n c d’a b o rd u n p ro c e s s u s d e d é - s u b -
do, op.cit., p. 33.
jectivation: les participantes prennent conscience du caractère
19. Ibid., p. 315. À l’épo- d’o r t h o p é d i e c u l t u rel l e d e l e u r f é m i n i t é p o u r s’e n d é p re n d re .
que où il écrit Testo Alors, dans le miroir, apparaît un homme:
Junkie, Preciado se
S a n s m y s t è re , i l e s t s i m p l e m e n t m o i , m a i s c’e s t u n h o m m e .
genre au féminin.
Ou plutôt, il se présente comme s’il était un homme. Je ne le
20. Érik Bordeleau, f a b r i q u e p a s , i l n’e s t p a s u n p e r s o n n a ge d e t h é â t re , i l é m e r g e
Foucault anonymat, de ce que je suis, de la manière dont je me suis toujours vue.
Montréal, Le Quart- L a d i f f é re n c e a v e c a v a n t , c’e s t q u e d é s o r m a i s c’e s t v i s i b l e
anier, coll. « Essais »,
p o u r l e s a u t re s . Je n e l e c a ch e p l u s d e r r i è re l e n o m q u i m’a
2012, p. 63. (Bien que
je l’aie cité plus haut, é t é d o n n é 19.
je ne vise pas ici
Paul Chamberland,
Cette expérience collective de la dimension construite et ar-
qui a une penséebitraire du genre, remet en question l’unité subjective des parti-
beaucoup plus cipantes et, par le fait même, ouvre la voie à une culture de ré-
nuancée comportant
sistance en exposant un fait primordial: le régime de production
plusieurs aspects
pharmacopornographique cache ses fondations ultra-constructi-
éclairants.)
vistes sous les apparences du naturel. Exposé, ce ratage dans la
s t r u c t u r e d e v i e n t u n e f a i l l e p e r m e t t a n t d’ h a b i t e r d e s p o s i t i o n s d’é n o n c i a -
t i o n s d i s s i d e n t e s . L e s d r a g-k i n g s p e r m e t t e n t a i n s i d’e n t re v o i r l a p o s s i b i l i -
t é d’u n e ré s i s t a n c e ta n g i b l e , q u i s’o p p o s e à c el l e d e s «b el l e s â m e s h u m a -
n i s t e s q u i s e c o n t e n t e n t d e p r o c l a m e r q u ’ u n a u t r e m o n d e e s t p o s s i b l e 20» , e n
o u v r a n t l e m o n d e q u’e s t l e n ô t re a u c h a o s d e n o s v i e s , d e n o s p e rc e p t i o n s , d e
nos désirs et de nos répulsions.
15
2
3 ARTICHAUT 11 no 6 HYBRIDES
Martin Forgues
Changement de paradigme
S i l e f i l m d e g u e r re o c c u p e n é a n m o i n s t rè s p e u d’e s p a c e d a n s l e
paysage cinématographique canadien, le contraire est vrai chez nos
voisins du sud où la machine à saucisses culturelle reste très pro-
ductive de c e c ôté. Tout c omme dan s le cas de Hyena Road, les films
et séries télé de guerre américains qui ont abordé les conflits ré-
cents se sont vautrés dans le simplisme et la propagande, malgré la
remise en question de la légitimité de la « guerre au terrorisme » et
les débâcles en Irak et en Afghanistan — pourtant un terreau fertile
pour la critique de ces guerres à travers un médium qui rejoint un très
large public.
On observe ainsi un important et inquiétant changement de para-
digme. Dans les années 1980, l’heure était à un cinéma de guerre très
critique, une décennie à peine après la fin d’un conflit à la légiti-
mité tout aussi largement contestée. Avec Apocalypse Now, Francis
Ford Coppola inaugurait une suite de films dénonçant la guerre du
V i e t n a m , e n c o n c e n t r a n t s a c a m é r a s u r l’h o r re u r, p o r t é e à l’é c r a n
par un torrent d’images psychédéliques. Celle-ci s’y incarne tant
chez le psychopathe lieutenant-colonel Kilgore que par la descente
dans la folie du capitaine Willard, protagoniste du film, et celle du
colonel Kurtz, cristallisée par la célèbre réplique « …The Horror… »,
prononcée à la fin du film et devenue iconique. Dans le tout aussi
troublant Platoon, Oliver Stone raconte sa propre histoire, celle d’un
jeune bourgeois américain qui, dans un acte de rébellion contre sa
p ro p re c l a s s e s o c i a l e , a c h o i s i d e s’e n rô l e r e t d’a l l e r c o m b a t t re a u
Vietnam. Le personnage de Chris Taylor se retrouve aux côtés de
soldats issus des quartiers urbains pauvres, qu’il décrit tant comme
« l a l i e d e l a s o c i é t é » q u e c o m m e « l e c œ u r e t l ’â m e d e l ’A m é r i q u e » ,
pendant que les jeunes privilégiés arrivaient, grâce à leur condition,
à échapper à la conscription, brossant ainsi un violent portrait des
inégalités sociales face à la guerre. De son côté, Stanley Kubrick,
dans Full Metal Jacket, aborde la déshumanisation des soldats tant
2
3 ARTICHAUT 12 no 6 HYBRIDES
p a r l e s t e c h n i q u e s d’e n t r a î n e m e n t m o n t ré e s d a n s l a p re m i è re p a r t i e
du f ilm que par le combat individuel que mène « Joker », le protago-
niste, afin de conserver ce qu’il lui reste d’humanité lorsqu’il est
déployé au Vietnam comme correspondant pour le journal militaire
Stars and Stripes.
Mais contrairement à American Sniper, dans lequel la volonté de
g l o r i f i e r l a g u e r re p a r l a q u a s i - d é i f i c a t i o n d u t i re u r d’él i t e C h r i s
Kyle est sans équivoque, on sent une certaine naïveté dans la démarche
d e P a u l G r o s s , q u i a d’a i l l e u r s p r o f i t é d’u n c o u r t s é j o u r p a r m i l e s
troupes canadiennes en Afghanistan pour tourner quelques images
à l’i n t é r i e u r d e s c a m p s e t , d o n c , s’e s t é g a l e m e n t t ro u v é d a n s u n e
situation de dépendance vis-à-vis les Forces armées canadiennes.
C e l a d i t , l ’e f f e t s u r l e p u b l i c d e m e u r e l e m ê m e : l a g u e r r e d ’A f g h a -
n i s t a n n’e s t p l u s , à t r a v e r s l e p r i s m e c i n é m a t o g r a p h i q u e , l a c u i s a n t e
d é f a i t e q u’e l l e f û t d a n s l a r é a l i t é .
Q u’el l e s o i t v o l o n t a i re o u n o n , l e s rel e n t s d e l a p ro p a g a n d e
gardent la même odeur.
2
3 ARTICHAUT 13 no 6 HYBRIDES
L’A r t p o s t - h u m a i n , u n p u i s s a n t i m a g i n a i r e
C e b i o p o u v o i r a é t é , à n ’ e n p a s d o u t e r , u n é l é m e n t i n d i s p e n s a b l e
au d é v e l o p p e m e n t d u c a p i t a l i s m e ; c e l u i - c i n ’ a p a s p u ê t r e a s s u r é
qu ’ a u p r i x d e l ’ i n s e r t i o n c o n t r ô l é e d e s c o r p s d a n s l ’ a p p a r e i l d e p r o -
du c t i o n e t m o y e n n a n t u n a j u s t e m e n t d e s p h é n o m è n e s d e p o p u l a t i o n
au x p r o c e s s u s é c o n o m i q u e s . M a i s i l a e x i g é d a v a n t a g e ; i l l u i a f a l l u
la croissance des uns et des autres, leur utilisabilité et leur docilité.8
À l’é p o q u e a c t u el l e , b e a u c o u p d’a u t e u r s t r a v a i l l e n t d o n c a v e c
8. Michel Foucault,
cette conception et poursuivent leurs propres réflexions sur le
Histoire de la
sexualité I,
corps dans une logique culturelle capitaliste (Bourlez, Harraway,
La volonté de savoir, Maestrutti, Baudrillard, Brohm), hypercapitaliste ou techno-ca-
Tel Gallimard, pitaliste (Vandenberghe), capitaliste tardif ( Jameson, Laguarda)
1976, p. 185. ou pan-capitaliste ( Jones), où les formes de biopouvoir sont de
plus en plus manifestes.
9. Haraway,
op. cit., p. 52. Dans son texte Le Manifeste du cyborg, devenu un classique du
cyberféminisme, Haraway emploie la figure du cyborg pour il-
10. Ibid., p. 37. lustrer un discours féministe imaginant une société post-genre.
«Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a
11. Martin Heidegger,
cité par HESCA,
été démantelé et réassemblé. Le moi que doivent coder les fémi-
Roland, L’écriture n i s t e s . 9» A v e c c e t y p e d e c r é a t i o n l i t t é r a i r e , H a r a w a y s ’ i m p o s e
du (spectacle) vivant, dans l’imaginaire posthumain en détournant les structures norma-
Strasbourg, Le tives figées et permet de penser une réalité différente et mettre
Portique, 2010, p. 87.
ainsi en lumière certains paradigmes sans les rapports de forces
qui s’y exercent habituellement. Elle écrit :
Laurence Garneau
L’h y b r i d a t i o n d a n s l e c h a m p d e s a r t s a c t u el s ré f è re a v a n t t o u t a u x p ro c e s -
sus technologiques utilisés pour la création d’images de synthèse. Du moins,
c’e s t c e q u e n o u s d i t E m m a n u el Mo l i n e t d a n s s o n a r t i c l e i n t i t u l é
« L’h y b r i d a t i o n : u n p ro c e s s u s d é c i s i f d a n s l e c h a m p d e s a r t s p l a s - 1. Emmanuel Molinet.
*. Tout les figures de ce
t i q u e s » , a u c o u r s d u q u el i l o b s e r ve , à p ro p o s d e l’a vè n e m e n t d u n u - (2006). L’hybridation : texte sont situées à la
un processus décisif p.20 du cahier 2/3.
mérique, un changement de paradigme mettant fin à une tradition
dans le champ des
figurative de l’hybride. Tradition qui désigne par exemple la re- arts plastiques. Le
présentation de la licorne, la sirène ou le Centaure. Aujourd’hui, Portique. 02. p. 8.
le terme hybride est associé à une valeur positive par ses réfé-
2 . Umberto Eco.
rents à la transdisciplinarité. Au Moyen Âge et à la Renaissance,
(2003). De l’arbre au
en Occident, il était porteur d’une connotation négative, le mot labyrinthe. Études his-
hybride trouvant ses origines étymologiques dans le latin: ibri- toriques sur le signe et
da, qui signifie «bâtard», «de sang mêlé», et hubris, qui veut dire l’interprétation. Trad.
« e x c è s , c e q u i d é p a s s e l a m e s u r e 1» . Sauvage, H. Paris :
Éditions Grasset &
A u X I I Ie s i è c l e , l a re d é c o u v e r t e e n I t a l i e d e L’h i s t o i re d e s a n i -
Fasquelle. p. 235-243.
m a u x d ’A r i s t o t e ( v. 3 4 3 A v. J . - C .) e t d e L’ h i s t o i r e n a t u r e l l e d e
P l i n e l ’A n c i e n ( v. 7 7 ) p r o v o q u e n t u n r e l e n t d ’ i n t é r ê t p o u r l e s c r é a - 3. Emmanuel Molinet.
tures mythologiques, dont on conteste toujours à cette époque les (2006). Op. cit., p. 11.
p o s s i b i l i t é s d e l e u r e x i s t e n c e 2. L e s c a r a c t é r i s t i q u e s d o u b l e s d e s
4. L’œuvre peinte
créatures deviennent des outils pour façonner un discours moral dans un premier
et politique, temps vers 1315 est
«[…] l’hybride serait en partie instrumentalisé et utilisé en attribuée à Giotto,
fonction de sa forme symbolique, à savoir le monstre, intégrant et c’est à la suite d’un
incendie vers 1420
ici une politique de l’image. Les images étaient les seuls supports
que les fresques
réellement accessibles et compréhensibles, et avaient un impact ont été restaurées,
é v i d e n t , c e d’a u t a n t p l u s q u’à l’é p o q u e , l e s p o p u l a t i o n s n’a v a i e n t voire repeintes,
p a s a c c è s à l a l e c t u r e d e s t e x t e s . 3» probablement par
deux artistes de
I l y a d o n c u n s y s t è m e d e re p ré s e n t a t i o n q u i s’é r i ge a u Mo y e n
Ferrare, Nicolo
Âge. Certes, l’hybride évoque les tensions intérieures vécues par Miretto et Stefano Di
l’homme, celui-ci étant continuellement à la recherche d’un équi- Benedetto. Au XVIe
libre entre son instinct animal et sa raison. Si, au Moyen Âge, siècle, un ouragan
l’ h y b r i d i t é n’e s t p a s u n p r o c é d é t e c h n i q u e , m a i s u n e f o r m e s y m b o - ruinant à nouveau la
voûte d’une hauteur
lique à la merci du pouvoir temporel, comment une créature associée
remarquable,
à l a b â t a r d i s e p e u t - e l l e c o n c r è t e m e n t s ’a c t i v e r c o m m e u n e m e s s a - impose un travail
gère politique? de restauration des
D a n s l e c y c l e a s t r o l o g i q u e h é r i t é d e s X I V e, X V e e t X V I e s i è c l e s 4 fresques de la grande
salle médiévale. Il
du Salone au Palazzo della Ragione (1218) à Padoue (It.) se re-
s’agit d’une œuvre
trouvent parmi des scènes religieuses, des activités saisonnières, monumentale,
des figures allégoriques, des constellations et des animaux, et vivante à travers
deux représentations du Centaure. Ce vaste calendrier astral, le temps et où la
qui, selon la tradition historiographique italienne, s’inspirerait contribution de
plusieurs artistes est
d u t r a i t é a s t r o l o g i q u e d e P i e t r o d ’A b a n o , i n v i t e l e s p e c t a t e u r à s e
manifeste dans la
mouvoir au rythme des saisons représentées sur les 333 panneaux facture.
qui occupent les quatre murs de la monumentale salle médiévale
(fig. 1*). Dans le cours du mois de juin sur la section sud, un 5. Aurélie Gen-
drat-Claudel.
premier Centaure y figure, et sur la partie nord en novembre une
(2013). « Dès le
autre créature hybride est représentée. Ces images du Centaure commencement ils
b i e n q u’el l e s i l l u s t re n t l a m ê m e c ré a t u re p o s s è d e n t d e s él é m e n t s furent une race noble
iconographiques dissemblables enrichissant leurs valeurs symbo- et forte ». Généalogies
l i q u e s . Q u el e s t d o n c l’a p p o r t p ol i t i q u e d e c e s f i g u re s m i -h o m m e s et métamorphoses des
Centaures dans la
mi-chevaux présentes dans un palais communal et inscrites dans
littérature italienne.
un cycle de fresques visant à exprimer une fierté civique? Mythes sans limites.
27. p. 86.
Entre barbarie et sagesse
L’a n t i n o m i e e n t re l e s l o i s d e l a n a t u re e t d e l a c i v i l i s a t i o n e s t re p ré -
sentée métaphoriquement dans le mythe du Centaure, issu de la littérature
g r e c q u e . A u x d i r e s d ’A u r é l i e G e n d r a t - C l a u d e l , q u i s ’ i n t é r e s s e s p é c i f i q u e m e n t
au Centaure dans la littérature italienne, «À l’image de sa double nature, le
C e n t a u re rel è ve à l a fo i s d e l a d i m e n s i o n c ol l e c t i ve e t gé n é r i q u e d e l’a n i m a l ,
mais aussi de la geste individualisée des hommes, des héros ou des dieux. En
d’a u t re s t e r m e s , t o u t e n re s t a n t d a n s l a s p h è re d u m y t h e , i l f a i t l’o b j e t d è s
l ’A n t i q u i t é d ’ u n d i s c o u r s q u i e m p r u n t e s e s c o d e s t a n t ô t à l a b i o l o g i e , t a n t ô t
à l ’ h i s t o i r e , t a n t ô t à l a r é f l e x i o n c l a s s i f i c a t o i r e , t a n t ô t à l ’é l a n n a r r a t i f . 5»
Les codes symboliques de cette forme hybride renvoient à la tradition
païenne racontant que la race des Centaures est le fruit d’un complot orches-
tré par Zeus pour tester la loyauté d’Ixion. Ce dernier échoue et s’unit à une
nuée que Zeus a envoyée sous la forme d’Héra. De ce couple naît un fils qui
l u i , s’a c c o u p l e à d e s j u m e n t s s u r l e Mo n t Pél i o n , «[ l ] a n a i s s a n c e m o n s t r u e u s e
du Centaure apparaît comme la punition d’une relation adultère, symbole de
l a t r a h i s o n d e l a c o n f i a n c e d e Z e u s . 6» C e s b ê t e s é n i g m a t i q u e s n é e s d ’ u n e
2
3 ARTICHAUT 16 no 6 HYBRIDES
immoralité sont formées d’un bas corps chevalin et d’un buste humain; ils
symbolisent à la fois la barbarie et la sagesse. Certaines figures centrales
appartenant à la race hybride marquent les récits antiques par des actions
de bonté ou de cruauté, ce qui confère forcément une valeur morale à l’image
du Centaure, reprise par la culture occidentale du Moyen Âge. Les créatures
monstrueuses sont une création de Dieu, elles interpellent l’ima-
ginaire et permettent de se distancier du monde réel par la consi-
6. Ibid., p. 86 13. Aurélie Gen-
drat-Claudel. dération d’un monde «autre». La présence divine pesant le bien et
7. À noter qu’au XIVe (2013). « Dès le l e m a l s’a c c e n t u e , b i e n q u’el l e s o i t i n v i s i b l e .
siècle, nous ne con- commencement ils
naissons que sept furent une race noble
Le Centaure sauvage de juin
planètes, incluant le et forte ». Généalogies
soleil et la lune, il y a et métamorphoses des
donc des répétitions Centaures dans la C h a c u n d e s d o u z e m o i s d u c ycl e a s t rol o g i q u e à P a d o u e s’a r t i -
dans l’attribution littérature italienne. cule selon une même structure: une personnification du mois, son
des planètes dans la Mythes sans limites. signe du zodiaque et sa planète caractérisent les sections. Il est
fresque. 27. p. 87.
donc possible d’identifier dans un segment du mur sud au mois de
8. Antonio Barzon. 14. Jean Bayet. (1954). Le j u i n l e s i g n e d u G é m e a u x e t l a « p l a n è t e » L u n e 7. P u i s , s o u s l ’ i n -
(1924). Gli affreschi symbolisme du cerf fluence de ces puissances astrales, des scènes de la vie padouane,
del salone. Padoue : et du centaure à la des animaux et un Centaure prennent place. Antonio Barzon réalise
Tipografia porte rouge de No-
en 1924 un exhaustif travail d’identification iconographique des
Seminario. p. 84. tre-Dame de Paris.
Traduction libre. Revue Archéologique.
fresques et écrit à propos du Centaure de juin (fig. 2):
« Il Centauro - […] La 6(44). p. 36. «Le Centaure - […] La représentation du Salone a un monstre,
representazione del mi-homme et mi-cheval, dont la figure humaine ne se greffe pas à
Salone ha un mostro, l’e n c o l u re d u c h e v a l , m a i s a u v e n t re . I l t i e n t d a n s s a m a i n d ro i t e
mezzo uomo e
une massue [ou un bâton] et dans sa gauche quelque chose peut-être une vic-
mezzo cavallo, la cui
figura umana non si t i m e , q u i a u r a i t é t é c a c h é e p a r u n l o b e d ’ â g e p l u s r é c e n t . 8»
innesta al collo del Le Centaure possède un bas de corps chevalin formé de seulement deux
cavallo, ma al ventre. pattes arrière et son buste d’homme se juxtapose au bas ventre de la partie
Tiene nella destra
animale.
una clava e nella
sinistra qualche cosa
Hélène Gallé souligne que «[…] les Grecs hésitent dans leur représentation
forse la vittima, che à du centaure: a-t-il quatre pattes de cheval? Ou seulement deux pattes, sur
nascosta dal lobo di l e s q u e l l e s i l s e t i e n t d e b o u t c o m m e u n h o m m e o u c o m m e u n s a t y r e ? 9» I c i , l e
età più recente. » Centaure se rapproche de la physionomie du Satyre associé aux dieux diony-
siaques; ses yeux noircis lui donnent un air sévère, et ses lèvres tombantes
9. Hélène Gallé.
(2015). Avatars des m a rq u e n t u n s i g n e d’a g re s s i v i t é . D’o re s e t d é j à , i l e s t p o s s i b l e d’o b s e r v e r q u e
Centaure : du mythe les qualités plastiques de ce premier Centaure évoquent une bête violente do-
à la fantasy. Le minée par ses instincts et sujette à se tourner vers le mal.
nouveau pays des
Grâce aux reproductions photographiques qui nous permettent aujourd’hui
merveilles. Héritage
et renouveau du
u n e a n a l y s e d e s f r e s q u e s p a r l e d é t a i l 10, i l e s t p o s s i b l e d e r e m a r q u e r q u e
merveilleux dans la le Centaure tient de sa main droite non pas une massue, comme le suggère
culture de jeunesse Barzon, mais plutôt un arbre, et sa main gauche pointe quelque chose devant
contemporaine. 8. l u i . C e d é t a i l d e l’a r b re p e u t s e m b l e r a n o d i n e t p o u r t a n t «[ h ] i e r c o m m e a u -
p. 2.
j o u rd’h u i , d a n s l a l i t t é r a t u re , l e s a r t s , l a s p i r i t u a l i t é , l’a r b re e s t l’u n d e c e s
10. Dans le cadre de d é t a i l s q u i c e s s e n t d e l’ê t re d è s l o r s q u’o n l e u r p rê t e a t t e n t i o n , p a rc e q u’i l s
mon mémoire, s a v e n t o u p e u v e n t n o u s f a i r e p e n s e r , n o u s r a v i r , n o u s é m e r v e i l l e r . 11» E n c e
j’ai procédé à une cas-ci, il permet d’identifier le type de Centaure représenté.
analyse du cycle
Benoît de Sainte-Maure dans Le Roman de Troie (v. 1165) s’inspire des ré-
astrologique In situ
et documenté
c i t s d e l ’A n t i q u i t é e t r e n d a c c e s s i b l e l a t r a d i t i o n h o m é r i q u e d a n s u n M o y e n
l’œuvre à l’aide d’un  g e t a r d i f e n E u r o p e 12. C e t e x t e d e p o é s i e p o p u l a i r e r a c o n t e l ’é p i s o d e d u
photographe, ce qui triomphe des Lapithes sur les Centaures, qui se déroule au cours du mariage
me permet de poser du roi Pirithoos. Roi des Lapithes et fils d’Ixion, Pirithoos est le demi-frère
un nouveau regard
des Centaures et les invite donc à ses noces. Enivré par le vin et gagné par sa
sur les fragments de
fresques. bestialité, le Centaure Eurytion tente de violer la mariée, ce qui donne lieu
à l’é c l a t e m e n t d’u n c o m b a t v i o l e n t e n t re l a h o rd e d e s C e n t a u re s e t l e s L a -
11. Valérie Fasseur. pithes. Ces derniers gagnent et bannissent à tout jamais les hommes-cheval
Jean-René Valette.
de Thessalie. Gendrat-Claudel fait remarquer que «[d]ans les représentations
(2010). Introduction.
L’arbre au Moyen
artistiques de cet épisode, les Centaures sont souvent armés de branches,
Âge. Actes du colloque vo i re d e t ro n c d’a r b re , c o m m e p o u r r a p p el e r l e u r l i e n p r i v i l é g i é e t a rch a ï q u e
international de a v e c l a n a t u r e e t m ê m e l e u r s a u v a g e r i e . 13» C e r é c i t é v o q u e l a f é r o c e b r u t a l i t é
Bordeaux et de Pau, d u C e n t a u re q u a n d l’a n i m o s i t é d o m i n e l’e s p r i t . S a s a u v a ge r i e e s t t el l e , q u’i l
25 et 26 septembre
déracine sadiquement les arbres pour combattre. Jean Bayet, dans son article
2008. Paris : Presses
de l’université Par- sur le symbolisme du Centaure, précise que la victoire des Lapithes sur ces
is-Sorbonne. p. 13. monstres hybrides évoque la défaite de la barbarie au nom de la civilisation,
l ’e s p r i t d u m a l é t a n t v a i n c u p a r l a r a i s o n 14.
12. Hélène Gallé.
(2015). Avatars des
Centaure : du mythe
à la fantasy. Le
nouveau pays des
merveilles. Héritage
et renouveau du
merveilleux dans la
culture de jeunesse
contemporaine. 8.
p. 3.
Figure 4
Centaure,
Figure 0 Salone au Palais de la Raison (Padoue), v. 1420
Salone au Palais de la Raison (Padoue), © Photo: Daniel Garneau
vue du mur Nord, v. 1420
© Photo: Daniel Garneau
Figure 1
Salone au Palais de la Raison (Padoue),
vue d’ensemble (vers l’Ouest), v. 1420
© Photo: Daniel Garneau Figure 3
Sagittaire,
Salone au Palais de la Raison (Padoue), v. 1420
© Photo: Daniel Garneau
Figure 2
Centaure (des Lapithes?),
Salone au Palais de la Raison (Padoue), v. 1420
© Photo: Daniel Garneau
2
3 ARTICHAUT 21 no 6 HYBRIDES
( D e u x i è m e p a r t i e d e : E n t r e n a t u r e e t c i v i l i s a t i o n : L a f i g u r e h y b r i d e d u
Centaure dans le c ycle astrologique de Padoue de Laurence Gar neau)
C e p re m i e r C e n t a u re s a uva ge s e s i t u e s o u s l’i n f l u e n c e d u z o d i a q u e
G é m e a u x , d o n t s o n o p p o s é p ol a i re e s t le S a g i t t a i re . L a c o n s tell a t i o n d u
S a g i t t a i re e s t p a r fo i s a s s o c i é e à C ro to s o u P h olo s , m a i s elle
e s t e n gé n é r a l l i é e à C h i ro n , c e C e n t a u re d’e x c e p t i o n q u i s e
15. Ils sont tous trois des 19. Eleonora Beck.
d i s t i n g u e p a r s a s a g e s s e 15. P a r a c c i d e n t , H é r a c l è s b l e s s e C h i - figures du Centaure (1999). Represen-
ro n d’u n e f lè ch e e m p o i s o n n é e, e t le C e n t a u re r a i s o n n é do n n e bienveillant et tations of Music
s o n i m m o r t a l i té à P ro m é t h é e p ou r m e t t re f i n à s e s do u le u r s . civilisé. in the Astrological
Cycle of the Salone
En réponse à cet acte de bravoure, Zeus place Chiron dans le ciel
16. Aurélie Gen- della Ragione in
pour former la constellation du Sagittaire. Celle-ci est tradition- drat-Claudel. Padua. Music in Art:
nellement représentée sous la forme hybride du Centaure, un arc (2013). loc cit. p. International Journal
e t u n e f l è c h e à l a m a i n 16. D a n s l e c y c l e a s t r o l o g i q u e d e P a d o u e , l e 88. for Music Iconography.
zodiaque possède un arc, mais les artistes-restaurateurs ont opté 24(1-2), 68.
17. Antonio Barzon.
p o u r u n c o r p s d e c e r f ( f i g . 3 ) . D’a i l l e u r s , A n t o n i o B a r z o n d é c r i t
(1924). Gli affreschi 20. Aurélie Gen-
cette fresque tout comme si elle représentait le Centaure tradi- del salone. Padoue : drat-Claudel. (2013).
t i o n n el s o u s l a f o r m e d e C ro t o s , m a i s c e n’e s t p a s l e c a s . C e t t e Tipografia Seminar- « Dès le commence-
fresque gagnerait à être étudiée davantage en se penchant sur la io. p. 161. Traduction ment ils furent une
libre : « Signe du race noble et forte ».
f i g u r e h y b r i d e d e l ’ h o m m e - c e r f 17.
Sagittaire. Le Sagit- Généalogies et
À gauche de ce Sagittaire non conventionnel dans la section du taire est représenté métamorphoses des
mois de novembre, pratiquement situé en face du Centaure de juin, dans sa forme tradi- Centaures dans la
se retrouve la fresque d’un Centaure possédant un corps de cheval tionnelle mi-cheval, littérature italienne.
à quatre pattes et un buste d’homme avec des oreilles chevalines mi-homme, dans Mythes sans limites.
l’acte de tirer une 27. p. 94.
(f ig . 4 ) . Il a u n re ga rd a le r te, c on c e r n é, m a i s a douc i p a r u n s ou rc i l
flèche. » « Segno del
défroncé. Il tient un bâton dans une parfaite verticale, bien que Sagittario. Il Sagit- 21. Dante. (1956
l e b a s c o r p s s e m b l e ê t r e a u g a l o p 18. U n a r b r e f e u i l l u s e r e t r o u v e à tario è rappresentato [1307-1321]). La
l’a r r i è re - p l a n , q u i , l u i , n’e s t p a s d é r a c i n é . L’a r b re e n r a c i n é f a i t nella sua forma Divine Comédie. Trad.
tradizionale mezzo Longnon, H. Paris :
écho au caractère raisonné de la créature hybride, au contrôle de
cavallo e mezzo Éditions Garnier
s a v i ol e n c e . C o n t r a i re m e n t à l’a u t re d é r a c i n a n t u n a r b re , c e C e n - uomo, nell›atto Frères. p. 64-65.
t a u re s’a f f r a n ch i t d e s a s a u va ge r i e e t s e r a p p ro ch e d u m y t h e d e di scoccare una « Ceux-ci sont les
Chiron. saetta. » tyrans, me dit le
I l e s t p o s s i b l e d’e f f e c t u e r u n r a p p ro c h e m e n t e n t re c e C e n t a u re grand Centaure, Qui
18. Antonio Barzon ne ont pillé le sang et les
et La divine comédie (1307-1321) de Dante Alighieri (1265-1321).
fait que mention biens du prochain.
L’œ u v re d e p o é s i e , c él è b re a u m o m e n t m ê m e d e s a p u b l i c a t i o n , d’un Centaure en […] L’endroit où il
rend compte de la société italienne au début du XIV siècle en re- e
course (Ibid, p. 168). convient que les
latant ses travers et qualités. Il est donc fort probable que les res- tyrans gémissent.
C’est en ce lieu
t a u r a t e u r s d e s f re s q u e s s e s o i e n t i n s p i ré s d u p o è m e , d’a u t a n t p l u s
que Justice divine
que Dante ait marqué la culture padouane par son passage dans la cité com- Plonge Attila, le
m u n a l e e n 1 3 0 6 19. G e n d r a t - C l a u d e l r a p p e l l e l a p r é s e n c e d e C e n t a u r e s d a n s l e fléau de la terre, Et
Chant XII de l’Enfer en soulignant que Pyrrhus et Sextus,
« D a n t e r e p r é s e n t e l e s C e n t a u r e s c o m m e d e s “f i e r e i s n e l l e”, c ’e s t - à - d i r e et qu’éternellement
Elle brûle les yeux et
des bêtes rapides, dont la vigueur plastique paraît susciter chez le poète
tire ainsi des larmes
une véritable émotion esthétique, qui nous rappelle que, si le Centaure est A Rinier de Cornète
b i e n u n m o n s t re , c’e s t u n b e a u m o n s t re o u , p o u r re p re n d re u n e e x p re s s i o n d e et à Rinier Pazzo,
B o r g e s , “ l a c r é a t u r e l a p l u s h a r m o n i e u s e d e l a z o o l o g i e f a n t a s t i q u e . ” 20» Qui sur les grands
chemins firent tant
Dante décrit les Centaures Pholos, Nessos et Chiron en leur conférant des
de massacres. Sur
qualités psychologiques et physiques pour évoquer leur pensée judicieuse et ce, Nessus volta et
en esthétisant l’image de la créature. La fresque montre une f igure en mou- repassa le gué. »
vement, le torse dressé et f ier. Cela suggère la rapidité et la force de la
créature hybride, puis son expression paisible et le visible contrôle de son 22. Aurélie Gen-
drat-Claudel. (2013).
animalité font écho à ce beau monstre doté d’une raison.
« Dès le commence-
Les nobles Centaures dantesques aux Enfers ont une fonction bien particu- ment ils furent
l i è re q u i e s t d’a s s u re r p a r l e u r p u i s s a n c e e t l e u r s va l e u r s m o r a l e s l e c o n t rôl e une race noble et
d u p r e m i e r g i r o n , q u i c o n d a m n e l e s t y r a n s 21. I l e s t e n e f f e t p o s s i b l e d ’a s s o c i e r forte ». Généalogies
et métamorphoses
le Centaure de novembre à ces nobles figures que décrit Dante, tout comme
des Centaures
s i c e b â t o n q u’i l a va i t e n t re l e s m a i n s é t a i t d e s t i n é à b l o q u e r l’a c c è s a u x t y- dans la littérature
rans qui tenteraient la fuite. Le Centaure possède la puissance nécessaire italienne. Mythes
pour affronter la barbarie tyrannique grâce à son hybridité, «déjà développée sans limites. 27. p. 95-
d a n s l ’A n t i q u i t é d e m a n i è r e s o u v e n t i m p l i c i t e , p a r d e s r é s e a u x l e x i c a u x s u b - 96.
tils qui tendaient à suggérer une forte parenté entre les instincts incontrôlés
23. Anthony Grafton. et
du Centaure et la violence de la tyrannie, individuelle ou propre à un groupe William R. Newman.
s o c i a l . 22» D e p u i s l a n a i s s a n c e d e s o n m y t h e , l a r a c e d u C e n t a u r e s ’a s s o c i e a u x (2001). Secrets of
politiques tyranniques: son côté bestiaire rappelle la cruauté des tyrans, et, nature: astrology
and alchemy in early
paradoxalement, sa force combinée à la raison permet de contrôler les pul-
modern Europe.
sions despotiques de l’humain. Cambridge, Mass.:
Que peuvent donc signifier ces deux types de Centaures associés à la MIT Press. p. 14.
t y r a n n i e d a n s u n c y c l e a s t ro l o g i q u e , o ù l’o n p e n s e r a i t y v o i r s i m p l e m e n t l e
Sagittaire sous la forme du sage Centaure. Il faut considérer que le cycle 24. Annie Cazenave.
(1979). Monstres et
astrologique est en effet une œuvre qui traite des influences planétaires sur
merveilles. Ethnologie
les hommes. Toutefois, cette simple association est insuff isante, considé- française. 9(03). p.
r a n t l ’a s p e c t p o l i t i q u e d e l ’a s t r o l o g i e a u M o y e n  g e 23. D ’a u t a n t p l u s q u e , t o u t 235.
comme le dit Annie Cazenave, «[l]e discours sur les monstres est, en réalité,
u n d i s c o u r s s u r l ’ h o m m e . 24»
2
3 ARTICHAUT 22 no 6 HYBRIDES
Les cinq années de 1200 à 1205 sont marquées par une période de révolu-
tion à Padoue. En quelques mots, le peuple se serait emparé du pouvoir dans
la cité pour mettre sur pied les balbutiements communaux. La domination de
la commune se déploie peu à peu sur le Contado, à Padoue de 1218 à 1221 , le
m o n u m e n t a l P a l a z z o d el l a R a g i o n e s’é r i ge a u c œ u r d e l a v i l l e s u r l e s P i a z z e
dell’Erbe e dei Frutti et impose littéralement au centre de la cité la pré-
sence du «bon gouvernement». Le cycle astrologique est donc une œuvre de
fierté civique, Eva Frojmovič dans son étude des fresques inférieures au cycle
astrologique, rédige avec justesse que:
«[…] le Palais communal ait été préservé comme un symbole de la gloire
padouane, longtemps après que cette gloire ait disparu. La restauration de
son architecture après chaque incendie, tremblement de terre et tempête était
d’une importance primordiale, de même que de repeindre le plus fidèlement
possible ses fresques, même longtemps après que le cycle initial ait été en-
d o m m a gé a u - d el à d e s a ré c u p é r a t i o n . C’e s t à c e t t e f o i d a n s l e m y t h e p a d o u a n
que nous devons les fresques du Salon comme elles le sont aujourd’hui. Le
message offensivement ou subversivement centralisateur par les gouverne-
ments plus tardifs, est qu’ils prétendent incarner les mêmes vertus
25. Eva Frojmovič.
(1996). Giotto’s
q u e l e u r s p r é d é c e s s e u r s c o m m u n a u x . 25»
Allegories of Justice Les fresques font écho au mythe de la commune médiévale et de-
and the Commune viennent dès lors une réinterprétation utopique d’une organisation
in the Palazzo della politique fondée sur une administration et un système juridique.
Ragione in Padua:
Nécessairement, les antipodes constituant le Centaure — le bien et
A Reconstruction.
Journal of the Warburg le mal — font écho à la fonction du Salone à Padoue qui au temps
and Courtauld de la commune était un palais de Justice. Le Centaure défait par
Institutes, 59, p. 44. l e s L a p i t h e s r a p p el l e l e p o u v o i r d e l a j u s t i c e , d e l’e n t e n d e m e n t ,
Traduction libre:
sur les criminels, «[…] le monstre y apparaît en particulier comme
«[…] the Palatium
communis was
s y m b ol e d e s b a s i n s t i n c t s q u i , t o u j o u r s à l’a f f û t , e n n o t re n a t u re
preserved as a i n c e r t a i n e , r i s q u e n t d’e n t r a î n e r l e c h ré t i e n , s i l’â m e n e ré a g i t p a s ,
symbol of Paduan v e r s l e s a b î m e s e t a u x s u p p l i c e s d e l ’ E n f e r . 26» T a n d i s q u e l a f i g u r e
glory, long after this esthétisée invite à choisir le bien, le contrôle de soi-même, qui
glory had faded. The
est indispensable à sa survie dans une société règlementée par les
restoration of his ar-
chitecture after every lois.
fire, earthquake and Sans oublier que le système communal de Padoue connaît une pa-
storm was consid- renthèse sanglante qui a marqué l’identité padouane. En 1239, sous
ered of paramount
la domination d’Ezzelino da Romano, le système communal laisse
importance, as was
the repainting, as
place épisodiquement à la politique tyrannique de cet homme de
faithfully as possible, p o u v o i r a l l i é à l’e m p e re u r Fré d é r i c I I , q u i s è m e l a t e r re u r d a n s l a
of its frescoes, even cité par le massacre d’innocents. Ces deux figures de Centaure, le
long after the orig- sauvage et le sage, revoient probablement à cet épisode de cruau-
inal cycle had been
té envers les enfants, femmes et hommes padouans, qui a renforcé
damage beyond
recovery. It is to this l’idéologie communale. La figure barbare, hors contrôle, repré-
faith in the Paduan sentée les yeux creux et un arbre à la main, est probablement une
myth that we owe représentation métaphorique du tyran. La référence à la victoire
the Salone frescoes
des Lapithes évoque le triomphe de la commune raisonnée sur le
as they are today.
Their message,
cruel Ezzelino dominé par le mal. Tandis que le Centaure idéalisé,
centering offensive dont la tâche est de garder les tyrans aux Enfers, joue le même rôle
or subversive by later que le système communal qui doit, par un équilibre parfait entre sa
governments who rudesse et son jugement, combattre les menaces externes et main-
claimed to embody
tenir la commune sous une bonne étoile.
the same virtues
as their communal Les artistes restaurateurs des XVe et XVIe siècles entretiennent
predecessors.» le discours d’une fierté civique en se référant aux textes litté-
raires médiévaux inspirés des histoires païennes. Les fresques ont
26. Jean Bayet. (1954). Le
été repeintes par des érudits qui connaissaient les mythes antiques
symbolisme du cerf
et du centaure à la
ayant survécu au temps, ils se les réapproprient afin de véhiculer
porte rouge de No- un discours dans l’intérêt de la commune. Les tensions intrin-
tre-Dame de Paris. sèques entre monstre et utopie, nature et civilisation, conférées
Revue Archéologique. au Centaure, réfèrent à la fonction du palais de justice et rappel un
6(44). p. 6
chapitre de l’histoire politique de la vie padouane. Au Moyen Âge,
l’hybridation est une tradition figurative symbolique instrumen-
talisée dans la construction d’un discours. La figure hybride du Centaure est
adoptée précisément pour ses qualités subversives, elle permet la construction
d’un double discours pour exprimer les bienfaits d’une politique communale
et déclamer la barbarie tyrannique. Les polarités dans les animaux composites
sont porteuses de sens et ces sens se construisent tout particulièrement en
relation avec le contexte dans lequel s’illustre l’hybridité.
1/3 2
3 ARTICHAUT 2/3
24 n 6
3/3 o
HYBRIDES
3 Samuel Archibald 19 Cynthia Fecteau 3-4 Anne-Isabelle Pronkin 3-6 Grégory Chatonsky
Cyborgs, coyloups et jaglions Ces lieux que nous avons en L’indistinction du statut L’enthousiasme conjuratoire
— De quelques figures de l’hy- partage: Catherine Béchard, d’artiste et de représentant (un affect dans les discours du
bridité Sabin Hudon, François Quévillon commercial: Jeff Koons virtuel)
et Patrick Beaulieu au Mois Multi
4 William S. Burroughs 9-10, Julien Guy-Béland 7-8 Daniel Fiset
« Les voleurs », Word Virus : The 18 Nizar Haj Ayed Subjectivation et résistance De l’image-objet aux images-
William S. Burroughs Reader, L’espace hybride selon Anne en régime pharmacopor- choses : la photographie d’art
New York, Grave Press, 1998. Cauquelin et sa contribution nographique actuel en régime de pluralité
dans l’appréhension sémiotique
5 Les Entrepreneurs du commun de la pratique du design d’évé- 11-12 Martin Forgues 9-10, Hubert G. Alain
Monuments aux victimes de la nements Le nouveau cinéma 15 Mieux disparaitre :
liberté de propagande écologies politiques, nouvelles
21-22 Thibault Jacquot-Paratte matérialités et autres luttes
10 Parcomètres 0.1 13-14 Laurane Van Branteghem éphémères contre la fin des
Le salon des refusés L’Art post-humain, temps
un puissant imaginaire
11 Karina Cahill 16 Charlotte Lalou Rousseau
Le sens hybride 15-16, Laurence Garneau En translation, Chroniques
Retour sur l’histoire de l’art 21-22 Entre nature et civilisation: torontoises pour une hybridité
et l’anté-disciplinarité La figure hybride du Centaure des choses
dans le cycle astrologique
14 Michel Foucault de Padoue 17-18 Martin Lessard
Surveiller et punir. Naissance de Umberto Eco: «L’utilisateur voit la
la prison, Paris, Gallimard, 1975, technologie comme de la magie»
pp. 233-234.
19-20 Nadia Seraiocco
15 Mathieu Villeneuve Territoire contaminé : le virus et
Autant en emporte le sang l’erreur comme matière artistique
Western uchronique
21-22 James-Alexandre Crow
17-18 Martine Delvaux Sur la photographie à l’époque
Je suis un homme de la troisième révolution indus-
trielle. Dialogue entre Susan
18 Anne Archet Sontag et Günther Anders
Quatre abandons et
une abolition
2 Guillaume Lépine, Fuume 1, 2015 Détail 1 de Micro-monuments souve- 2 Guillaume Lépine, Fuume 2, 2015 2 Guillaume Lépine, Fuume 3, 2015
nirs (Bientôt en vente!), 2015
5 Détail de Curriculum vitae d’un gouver- A : Projet EVA (Simon Laroche et 5 Publicité pour «Banality» , Jeff Koons, 3 Chatonsky G., Deep generative image
nement du désastre, 2015, A* : Nicolas Étienne Grenier), C : Rémi Thériault Art Magazine, 1988 models using a lacanian pyramid of
Rivard, Graphisme: Jasmin Cormier, C : Publicité pour Dom Pérignon, Balloon adversarial network. (2015)
Jasmin Cormier Détail 2 de Micro-monuments souve- Venus, 2013
nirs (Bientôt en vente!), 2015 6 Chatonsky G., Télofossiles II, Sirois, D.,
Tronc commun, 2015 A : Projet EVA (Simon Laroche et 6, 19 Guillaume Lépine, Collage numérique, Caochangdi Beijing (2015)
A : Clément De Gaulejac C : Rémi Étienne Grenier), C : Rémi Thériault 2015
Thériault Chatonsky G., Memories Center, Sirois, D.,
9 Guillaume Lépine, Détail (1-2) gravure, 7,18 Guillaume Lépine, Tissu 1-2-3-4, 2015 Centre Clark, Montréal (2015)
Monument du désoeuvrement, 2015 2015
A : Dominique Sirois, C : Rémi Thériault 8,17 Guillaume Lépine, Pâte à modeler, 2015 11 Guillaume Lépine, Dessin 1, 2015
12-13 Eliot B. Lafrenière,
Spectres, 2015 Les demeures de l’Être 12 Guillaume Lépine, Dürer, 2015 Guillaume Lépine, Dessin 2, 2015
A : Steve Giasson, C : Rémi Thériault
14 La prison Presidio Modelo, sur l’Île de 20 Les panthères rouges 12-13 Guillaume Lépine, L’épaisseur du papier,
Snowwithelenin, 2015 la Jeunesse, Cuba. Crédit : Jason Florio. 2015
A : Steve Giasson, C : Rémi Thériault Salone au Palais de la Raison
16 Mêmes-Cacaïstes, Concerto pour (Padoue), vue du mur Nord, v. 1420 14 Guillaume Lépine, Colllages, 2012
Vue d’ensemble (Elle est belle la liberté, chaîre tendre I, 2014 (A-B) et II, 2015 © Photo: Daniel Garneau
Pépère Canada, Miss Liberty, Géno- (C-D) (détails sans l’autorisation 16 Christian Gravel, Sans titre 18, 2013
cide culturel, Chef de guerre, Disque des auteurs), 2016 Salone au Palais de la Raison (Pa-
dur), 2015 doue), vue d’ensemble (vers l’Ouest), v. Christian Gravel, Sans titre 21, 2013
A : Clément De Gaulejac, C : Rémi 16 Guillaume Lépine, Paysage, 2015 1420 © Photo: Daniel Garneau
Thériault Guillaume Lépine, Forme, 2015 Christian Gravel, Sans titre 23, 2014
Centaure (des Lapithes?), Salone au
Micro-monuments souvenirs (Bientôt 18 Figure 1 : schéma d’un espace hybride : Palais de la Raison (Padoue), v. 1420
23 Guillaume Lépine et Eliot B. Lafrenière,
en vente!), 2015 « Phonophotopia » © Photo: Daniel Garneau Documentation du projet Pilier E-58,
A : Projet EVA (Simon Laroche et 2014
Étienne Grenier),C : Rémi Thériault 19 Catherine Béchard et Sabin Hudon. Sagittaire, Salone au Palais de la
Les temps individuels, Studio d’Essai, Raison (Padoue), v. 1420
6 Communities III, 2013 Québec, 2012-2013. © Photo: Daniel Garneau
A : Frank Shebageget, C : Rémi Thé- Photo de Marion Gotti.
riault Centaure, Salone au Palais de la Rai-
Catherine Béchard et Sabin Hudon. son (Padoue), v. 1420
Guerre de la liberté, 2014, Les temps individuels, Studio d’Essai, © Photo: Daniel Garneau
A : Michel de Broin, C : Rémi Thériault Québec, 2012-2013. Photo de Marion
Gotti. 23 Guillaume Lépine, Collage porno, 2015
Détail de Guerre de la liberté, 2014
A : Michel de Broin, C : Rémi Thériault François Quevillon. En attendant
Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
Détail de Communities III, 2013
A : Frank Shebageget, C : Rémi Thé- François Quevillon. En attendant
riault Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
DIRECTION GÉNÉRALE
Jean-François Marquis
Rachel Morse
Jérémi Robitaille-Brassard
RÉDACTEUR EN CHEF
Jean-François Marquis
CONCEPTION DE LA REVUE
Guillaume Lépine
COUVERTURE:
1/3 - POLITIQUE ET LANGAGE
Haut: Guillaume Lépine, Frotti sur gravure, 2015
Bas: Guillaume Lépine, Frotti sur gravure 2, 2015
2/3 - IMAGES
Haut: Guillaume Lépine, Graffiti effacé 1, 2013
Bas: Guillaume Lépine, Graffiti effacé 2, 2014
3/3 - MILIEUX
Haut: Guillaume Lépine, Collage perspective, 2012
Bas: Guillaume Lépine, Collage perspective, 2012
COMITÉ ÉDITORIAL
Damien Blass-Bouchard, Raphaëlle Forgues, Gabrielle Bleau-Mathieu,
Philippe Lemelin, Laurane Van Branteghem, Rachel Morse, Jérémi Robi-
taille-Brassard, Catherine Dupuis
RÉVISION
Simon Abdela, Jérémi Robitaille-Brassard
RÉDACTION
Entrepreneurs du commun, Christian Gravel, Thibault Jacquot-Paratte, Par-
comètres 0.1, Martine Delvaux, Nizar Haj Ayed, Samuel Archibald, Mathieu
Villeneuve, Cynthia Fecteau, Martin Forgues, Karina Cahill, Panthères
Rouges, Anne Archet, Laurence Garneau, Julien Guy-Béland, Anne-Is-
abelle Pronkin, Gregory Chatonsky, Laurane Van Branteghem, Martin
Lessard, James-Alexandre Crow, Charlotte Lalou Rousseau, Daniel Fiset,
Hubert G. Alain, Nadia Seraiocco
ILLUSTRATIONS
Entrepreneurs du commun (Nicolas Rivard, Jasmin Cormier, Clément De
Gaulejac, Dominique Sirois, Steve Giasson, Rémi Thériault, Projet EVA
(Simon Laroche et Étienne Grenier), Frank Shebageget, Michel de Broin,
Sheena Hoszko, Milutin Gubash, Emmanuel Galland), Eliot B. Lafrenière,
Mêmes-Cacaïstes, Jason Florio, Catherine Béchard et Sabin Hudon,
François Quevillon, Patrick Beaulieu, Jeff Koons, Daniel Garneau, Christian
Gravel, Guillaume Lépine
FINANCEMENT
Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)
Faculté des arts de l’UQÀM
Josette Féral
Services à la vie étudiante de l’UQÀM (SVE)
Association étudiante du module d’études littéraires (AEMEL)
Association générale étudiante de Bois-de-Boulogne (AGEBdeB)
DÉPÔT LÉGAL
Bibliothèque et Archives nationales du Québec, mai 2016
ORGANISME TUTÉLAIRE
Association facultaire étudiante des arts (AFÉA)
Université du Québec à Montréal (UQÀM)
Pavillon Judith-Jasmin, local J-M880
www.afea.uqam.ca
L’artichaut, revue des arts de l’UQÀM, est un organisme à but non lucratif cha-
peauté par l’AFÉA-UQÀM. L’artichaut paraît une fois l’an en version imprimée.
Chaque parution s’organise autour d’un dossier thématique original et inclut
des articles, entrevues, reportages, essais, fictions et poésies s’inspirant des
événements de la scène artistique actuelle, des portraits d’artistes, d’oeuvres,
de collectifs ou d’entreprises au service du rayonnement des arts et de la
culture, et témoigne des avancées théoriques du monde universitaire liées aux
arts et ses enjeux.
Démarche artistique, Christian Gravel: médiation picturale. Voilà le proc-édé qui Corollaire des multiples niveaux de tivement mon travail, cette « dialectique » largement l’exploration perceptuelle de
Ça commence toujours très simplement, caractérise un cycle de production entamé langages coexistants, l’hétérogénéité qui semble surtout propre à dynamiser l’ex- diverses qualités et effets de matières,
un agencement de couleurs, une tâche, un il y a maintenant quelques années. se dégage de mon travail vient à son tour périence. À cet égard, diverses stratégies concourent notamment à une implication
type de trait à mettre en scène. Échantil- Mes recherches examinent donc la évoquer différentes notions. Ces diverses sont mises en place pour qu’à l’instar des sensorielle.
lonnés à partir de travaaux antérieurs ou picturalité et le graphisme dans leur es- thématiques parcourent donc simultané- signes entre eux sur la toile, un rapport En somme, mon travail naît du jeu des
de photos diverses, de l’histoire de l’art sence. En recontextualisant certains types ment ou en alternance mon travail. Qu’on s’installe entre ceux-ci et le spectateur. possibles, d’un besoin d’exhaustivité apte
ou même glanés sur internet, les signes génériques, elles interrogent et réaffirmer parle d’Intentionnalité, de Représentation, Outre l’utilisation de référents géné- à refléter nos contradictions. Un territoire
choisis deviennent alors les acteurs d’un leur connotation formelle. Que ces élé- de Temporalité ou d’Antagonisme, l’usuel riques, susceptibles d’augmenter le poten- mouvant donc entre perception, affect et
jeu constitutif. En quête d’une syntaxe qui ments soient choisis de façon intuitive ou traitement dichotomique de celles-ci tiel de subjectivisation chez le regardeur, mémoire, un lieu juste à l’orée du sens.
leur est propre, ces signes sont d’abord as- qu’ils naissent des aléas de la praxis, c’est semble désigner l’Ambiguïté comme une attention particulière du rapport
semblés dans un collage numérique. C’est résolument pour leur potentiel expressif principale constante de mes explorations. physique à l’œuvre est également portée.
ce croquis qui servira ensuite de base à sa qu’ils se trouvent mis de l’avant. Si un dualisme certain caractérise effec- L’apport de phénomènes optiques, et plus
3
3 ARTICHAUT 17 no 6 HYBRIDES
1. http://www.zeroseconde.com/2016/02/umberto-eco-lutilisateur-voit-la-technologie-comme-de-la-magie/
2. Adeline Bronner, « Umberto Eco, À reculons comme une écrevisse : Une langue merveilleusement maîtrisée ».
Récupéré du blogue Salon Littéraire. En ligne : http://salon-litteraire.com/fr/umberto-eco/review/
1816795-umberto-eco-a-reculons-comme-une-ecrevisse-une-langue-merveilleusement-maitrisee
3
3 ARTICHAUT 18 no 6 HYBRIDES
absent3 ». Pour être lus et pour circuler, ces contenus devront comporter des pro-
messes magiques. Internet n’a pas rempli les promesses utopiques de rendre les
citoyens plus sages.
Internet est dangereux sans éducation
Umberto Eco n’a jamais caché son inquiétude4 devant une société qui propose
à tous un accès universel à l’information.
L’accès à l’information, au sens large — c’est-à-dire la télévision, la presse, la
radio, Internet — n’apporte pas des bénéfices pour tous, selon qu’on est culturel-
lement pauvre ou riche.
« Ainsi, la télévision fait du bien aux pauvres et fait du mal aux riches »,
dit Umberto Eco. « Aux pauvres, elle a appris à parler italien ; elle fait du
bien aux petites vieilles toutes seules à la maison. Mais elle
fait du tort aux riches parce qu’elle les empêche de sortir voir
d’autres choses plus belles au cinéma ; elle leur restreint les
idées. »
L’ordina- teur en général, et Internet en particulier, fait du bien
aux riches et du tort aux pauvres. À moi, Wikipédia apporte quelque
chose, je trouve les informations dont j’ai besoin. Mais cela est dû au fait
que je n’ai pas une confiance aveugle en elle […] »
Quand on est cultivé, on est en mesure de croiser et de vérifier les sources.
« Le pauvre en revanche gobe la première affirmation qui passe, et point final. Au-
trement dit, il se pose pour Wikipédia, comme pour Internet en général, la ques-
tion de la vérification des informations. »
Internet conserve autant les bonnes que les mauvaises informations. Sans re-
coupement des informations, « s’informer sur Internet » chez les pauvres équivaut
à jouer à la loterie. On trouve, virtuellement, tout et son contraire5 sur Internet.
Internet est dangereux pour ceux qui n’ont pas le code. La télévision en com-
paraison semble bien meilleure. Mais à voir comment évolue Internet, on se de-
mande si ce n’est pas déjà une énorme place de divertissement.
Umberto répondait ainsi à la menace, dans Le Monde en 2010:
(Question) Pensez-vous que le savoir et la connaissance seront tou-
jours diffusés par de l’écrit sur lequel on s’appesantit, ou, au contraire, que
la culture de la vitesse, celle d’Internet, va finir par affecter notre capacité
de jugement ?
(Umberto Eco) Je crois qu’il faut rétablir une culture des monastères,
qu’un jour ou l’autre — peut-être serais-je mort avant — il faudra que ceux
qui lisent encore se retirent dans de grands phalanstères, peut-être à la
campagne, comme les amish de Pennsylvanie. Là, on garde la culture, et
le reste, on le laisse flotter comme il flotte. Avec six milliards d’habitants
sur la planète, on ne peut prétendre qu’il y a six milliards d’intellectuels. Il
faut être un peu aristocrates de ce point de vue là6.
Pour Umberto Eco, « Internet est le scandale d’une mémoire sans filtrage, où on
ne distingue pas l’erreur de la vérité. » À l’avenir, disait-il, l’éducation aura pour
but d’apprendre l’art du filtrage. « Ce n’est plus nécessaire d’enseigner où est
Katmandou, ou qui a été le premier roi de France après Charlemagne, parce
qu’on le trouve partout. En revanche, on devrait demander aux étudiants d’exami-
ner quinze sites afin qu’ils déterminent lequel, selon eux, est le plus fiable. Il
faudrait leur apprendre la technique de la comparaison. » (Le Monde, 2010)
C’est le problème fondamental du Web. « Toute l’histoire de la culture a
été celle d’une mise en place de filtres. La culture transmet la mémoire, mais
pas toute la mémoire, elle filtre. » Sur le Web, nous sommes dans la situation
de devoir filtrer seuls une information « tellement ingérable vu son ampleur que, si
elle n’arrive pas filtrée, elle ne peut pas être assimilée. » (Interview de Gloria Origgi7)
Oublier, oublier
Umberto disait, sur un ton blagueur, mais avec tout le sérieux du monde, que la
fonction de la mémoire n’est pas seulement de conserver, mais aussi d’oublier. Si
l’on devait tout se rappeler, on deviendrait fou.
Mais je souhaite qu’on n’oublie pas Umberto Eco.
3. Martin Lessard, « Le lecteur absent ». Récupéré sur le blogue Zéro seconde.
En ligne : http://www.zeroseconde.com/2016/02/le-lecteur-absent/
4. Cf. l’entrevue qu’a accordé Eco au site web Wikinews, « Umberto Eco, écrivain, donne son avis sur Wikipédia ».
Récupéré en ligne : https://fr.wikinews.org/wiki/Umberto_Eco,_%C3%A9crivain,_donne_son_avis_sur_Wikip%C3%A9dia
5. Martin Lessard, « Tout et son contraire ». Récupéré sur le blogue Zéro seconde.
En ligne : http://www.zeroseconde.com/2010/12/tout-et-son-contraire/
6. Eric Fottorino, « Je suis un philosophe qui écrit des romans » [entrevue avec Umberto Eco], Le Monde, 11 octobre 2010.
Récupéré en ligne : http://lemonde.fr/livres/article/2010/10/11/
umberto-eco-je-suis-un-philosophe-qui-ecrit-des-romans_1423637_3260.html
7. Gloria Origgi, « Auteurs et autorité » [entrevue avec Umberto Eco; traduction d’Anne-Marie Varigault].
Récupéré en ligne : http://www.scritub.com/limba/franceza/Auteurs-et-autorit35563.php
3
3 ARTICHAUT 19 no 6 HYBRIDES
Territoire contaminé :
le virus et l’erreur comme
matière artistique
NADIA SERAIOCCO
Le numérique a amené non seulement de de l’utilisateur à « briser le code », à le qui est dans cette vidéo vraiment obscène :
nouveaux outils pour créer des œuvres visuelles, faire plier selon ses désirs, constitue la surveillance ou la trame sonore sexuelle.
mais aussi une nouvelle matière à partir de la- pour Menkman une prise de contrôle, Dom Barra a aussi créé des poèmes qu’il
quelle générer des images. De ces processus de une revendication de la différence, en diffusait par des codes QR, une tactique
génération d’images numériques, comme de leurs quelque sorte une résistance, ajou- empruntée au marketing numérique, et
failles, ont émergé de nouvelles sources d’inspi- terons-nous. Cette idée de faire plier que nous pourrions dire détournée, par le
ration pour les artistes. Fascinés par le possible l’ordinateur (soit « to bend » en anglais) truchement de son compte Twitter : http://
os dans la moulinette ou « ghost in the machine1 », s’apparente aux pratiques de « circuit dombarra.tumblr.com/archive
ici remplacé par le « glitch dans le fichier », les bending » décrites par Hertz et Parikka
artistes se sont penchés sur l’art de l’erreur ou dans l’essai « Zombie Media » et par Une esthétique qui bouleverse
de l’imprévu, soit du « glitch », jusqu’à en tirer lesquelles des artistes récupèrent des le concept connu d’œuvre d’art
des processus de création tels que « l’art viral », dispositifs électroniques pour les dé-
dont les images sont créées par un virus dans un tourner de leur fonction d’origine et leur Pour parler d’une esthétique de l’erreur
fichier informatique, ou encore le datamoshing, donner une nouvelle fonction. Ce qui ou du virus, qui utilise du matériel visuel
où la fonte des pixels d’un fichier vidéo dans un nous ramène à une forme de piratage, existant, et surtout de la rupture que consti-
autre fichier fait naitre une nouvelle image animée un piratage des usages connus, mais tue cette esthétique avec le copyright et les
et hybride. De Joseph Nechvatal, pionnier de cet aussi à un discours en opposition avec usages jusqu’ici communs, nous pouvons
art visuel qu’il dit « viral », car créé à partir de virus la société de consommation, où des apporter les respectées considérations de
informatiques insérés dans des fichiers, jusqu’à entreprises monétisent ces appareils Walter Benjamin. Benjamin, dans L’œuvre
Dom Barra qui insère de façon ludique des « glit- pour une seule fonction et les rejettent d’art à l’ère de sa reproductibilité technique,
chs » dans des vidéos ou utilise des tactiques de sitôt cette fonction obsolète. Ainsi parlait de « l’aura » ou unicité de l’œuvre d’art
marketing numérique pour diffuser ses œuvres, la décomposition des composantes que l’on perdait nécessairement dans sa re-
il appert que le numérique est un matériau de « ponctualisées2 » qu’on a assemblées à production mécanique, celle-ci étant exigée
création. une seule fin peut-elle révéler un nouvel pour satisfaire la demande des masses
Déjà, un rapprochement entre l’évolution du usage pour chaque composante ou voulant consommer ladite œuvre. Ainsi,
Web et les concepts de Deleuze et Guattari sur pour l’objet. l’œuvre qui ne peut être reproduite appuie le
l’espace strié et le lisse — le premier représentant point de vue philosophique ou moral selon
une certaine commercialisation du Web et l’autre De Dada à l’art « viral » lequel une copie n’aura jamais la valeur de
la neutralité ou liberté des flux qu’on souhaiterait l’œuvre originale : « À la plus parfaite repro-
y trouver — se fait. Or, il nous semble opportun L’artiste et historienne de l’art Rosa duction il manquera toujours une chose :
de garder en tête ces idées de strié et de lisse. Menkman, qui a produit un manifeste le hic et nunc de l’œuvre d’art — l’unicité
Le nouveau territoire en apparence chaotique du Glitch Art, explique qu’au cours des de son existence au lieu où elle se trouve. »
qu’est l’art vidéo de l’erreur ou du glitch dernières années, le glitch, ou la rupture dans le (Benjamin : 2000, p. 273.)
est sous plusieurs angles un espace lisse. flux d’un système technologique, est à la source Benjamin rapporte aussi l’unicité ou la subs-
Pour produire un « glitch » ou une œuvre qui de plusieurs œuvres visuelles numériques. tance de l’œuvre à son exécution ou à la façon de
se fonde sur l’exploitation des effets des Quand on veut rattacher cet art de l’erreur à la recevoir : « En d’autres termes : la valeur unique
virus informatiques, l’artiste doit manipuler un mouvement ou à un courant artistique, de la de l’œuvre d’art authentique a sa base dans
le code d’un fichier existant. Il « brise donc parole même des praticiens, on ira le plus sou- le rituel. » (Benjamin : 2000 p. 275.) Il faut ques-
le code » comme le pirate qui trouve l’accès vent du côté des avant-gardes, de Dada et du tionner ce rituel de consommation de l’œuvre, qui
à une base de données. Ce faisant, il se Futurisme. L’artiste du « viral », Joseph Nechvatal, est maintenant dématérialisée, plusieurs individus
trouve aussi très souvent à récupérer des philosophe, musicien « noise » — un autre genre pouvant voir simultanément, mais de façon dé-
fichiers désuets ou oubliés pour les intégrer en filiation avec le bruitisme de Russolo3 et, par centralisée, une œuvre photo ou vidéo conçue
dans une nouvelle œuvre, ce qui nous rapproche la bande, avec Dada et les poèmes onomatopées pour ce support, sans que celle-ci soit amoindrie
d’une certaine démarche associée à l’archéologie de Hugo Ball4 — a commencé à insérer des virus par le processus de diffusion. D’un point de vue
média ou à la réutilisation des technologies dé- dans ses œuvres au début des années 90, ins- économique, cela élimine la notion de rivalité des
suètes telle qu’on la retrouve dans les mouvances piré, dit-il, par l’impact du virus du SIDA, révélé biens : un bien peut être consommé sans que le
de « circuit bending ». au milieu des années 80 et qui était alors discuté bien original soit amoindri, et la seule notion qui
Un art hybride qui mélange science et es- partout. Il en a même fait son mode d’expression, souffre encore est la captation du droit d’auteur
thétique, mais qui remet aussi en jeu les idées en plus de créer des vidéos, souvent associées à ou du copyright.
généralement reçues concernant ce qu’est une de la musique, dont celle de Rhys Chatham. Une
œuvre. Tout cela dans le but de circonscrire les fois ses œuvres numériques créées, il peint aussi D’un point de vue esthétique, dès que nous
stratégies de détournement par lesquelles l’art des toiles à partir d’images fixes tirées de ses acceptons que l’art actuel a érigé en pratique
vidéo glitch érige l’esthétique de la défectuosité expériences avec les fichiers informatiques. valable cette esthétique de la bande vidéo dégra-
en réussite pour demeurer un espace lisse. Sa plus récente exposition à Berlin, bOdy dée, de l’œuvre fragmentée, nous nous éloignons
pandemOnium : Immersion into Noise (2015), irrémédiablement de la conception de Benjamin.
Si le code, c’est la loi, présentait une rétrospective de ses œuvres mé- Ainsi émerge une (autre) entorse à ce que l’on
triturer le code, langeant des images de corps virtuels issus de considérait jusque-là comme une spécificité de
c’est défier la loi films pornos, à peine déchiffrables au travers des l’œuvre d’art, comme une des conditions à son
« glitchs » que les virus font subir à la trame vidéo. aura « d’œuvre ».
Nous retrouvons dans l’esthétique glitch un L’œuvre est donc constituée de matériel apparte- En faisant une œuvre fondée sur l’erreur in-
aspect du piratage (ou « hacking »), qui est la nant à un autre producteur (ou créateur, selon la formatique (le virus), on offre une percée sur
manipulation du code. Manipuler le code, perception de chacun), ce matériel étant modifié l’intérieur d’un système, ouvrant en quelque
accéder aux données cachées fait partie par l’insertion de « défectuosités » volontaires, soit sorte la « boite noire » (blackbox) des outils et
des méthodes des pirates pour accéder à un les virus, qui ainsi recréent une trame visuelle et des technologies vidéo pour révéler
contenu protégé, et, très souvent, l’accès aux une nouvelle œuvre. leur complexité et les rouages
outils pour modifier ledit contenu se fait de inextricables que constitue la
la même façon. Cette brèche dans le code https://www.youtube.com/watch ?v=pTsmWy- dépendance ré- ciproque de leurs
constitue dans les milieux du numérique, nm4hM composantes.
par exemple dans le milieu des joueurs, une Le proces- sus de création
attaque contre une forme de gouvernance, D’autres artistes suivent les traces de Necht- d’œuvres visuelles fondées sur l’erreur
car le code est « la loi ». Or, briser le code val, comme Dom Barra (de son nom complet Do- ou la manipulation démontre peut-être la compré-
pour se donner un avantage, dans ce cas-ci menico Barra, de Naples) qui diffuse ses œuvres hension qu’ont les artistes des outils technolo-
pour modifier le produit original, équivaut à tricher sur Patreon (le site de monétisation de la création giques qu’ils utilisent, mais le but des artistes est
ou à être « hors la loi » (Consalvo : 2009). Nous vidéo) et crée des vidéos rythmées, envoûtantes avant tout de créer une œuvre esthétique.
sommes donc devant un modèle qui ne reconnait ou l’image à l’apparence d’une transmission
pas la légitimité des a priori commerciaux et qui défaillante, dont le message codé est constitué Les espaces lisses et striés
utilise les œuvres ou les fichiers informatiques de fragment à lire comme un tout. L’œuvre Terra
comme une matière première dans le but de les dei Fu0ch 5, une terre de feu sur fond de crépi- Pour mieux comprendre en quoi l’art vidéo, qui
modifier, le plus souvent avec des outils piratés. tement de bucher où se succèdent des images se fonde sur l’erreur et la manipulation des codes
Nous remarquons aussi dans les manifestes de radiographie pulmonaire, d’incendie en milieu pour refuser les balises d’un espace strié, arrive
établissant le modus operandi des artistes urbain et de pur « glitch », donnant un sens re- à demeurer un espace lisse, soit un lieu adaptatif,
de l’erreur numérique que le fait d’utiliser nouvelé à la terre brulée métaphorique ou littéral. fondé sur la tactique plutôt que la stratégie, il faut
l’ordinateur en ignorant ses possibilités P0RNo_SURV3iLLance 6 superpose des images revenir à la description que font Deleuze et Guat-
réelles ou en « piratant » l’usage « normal » de corrompues de surveillance urbaine à une trame tari de ces concepts. L’organisation même de ces
cette technologie est un geste de résistance, sonore que nous présumons tirée d’un clip porno, deux espaces distincts, qui se fondent en leurs
une résistante aux conventions connues et créant encore ici une remise en question de ce bordures (car « l’espace lisse ne cesse pas d’être
acceptées. Dans ce contexte, l’ordinateur traduit, transversé dans un espace strié ; l’es-
n’est plus seulement une machine à surper- 2. La « ponctualisation » ou « Punctualization » est un pace strié est constamment reversé à un espace
formance, il peut aussi servir à infléchir la concept de la théorie de l’acteur-réseau qui est utilisé lisse. » (Deleuze et Guattari, 1980 p. 593.)) a de
pour décrire l’assemblage de composantes en un objet quoi rappeler les pixels d’images superposées
réalité comme l’utilisateur le souhaite : « (…) qui n’a qu’une seule fonction. Or, ces composantes,
the spectator is forced to acknowledge that qui se fondent les uns dans les autres pour créer
une fois désassemblées, peuvent en fait agir de façon
the use of the computer is based on a genealo- singulière. Cette idée est une traduction libre du texte la nouvelle image, défaisant ainsi l’image d’ori-
gy of conventions, while in reality the computer de Hertz et Parikka, Zombie Media. gine et vice-versa. Comme Deleuze et Guattari
is a machine that can be bent or used in many le disent du lisse et du strié, « Dans un cas, on
3. Pour lire le texte The Art of Noise (version originale organise à même le désert ; dans l’autre cas, c’est
different ways. » (Menkman : 2008) Cette volonté italienne écrite en 1913 sous forme de lettre titrée le désert qui gagne et qui croît ; et les deux à la
L’Arte dei rumori) de Luigi Russolo, traduit par Robert
Filiou (un associé de Fluxus) : http://www.artype.de/ fois. » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 593.) Il y a
1. L’expression tirée d’abord de la philosophie de Des-
cartes pour illustrer la dualité entre l’esprit et le corps Sammlung/pdf/russolo_noise.pdf donc une dynamique, un mouvement perpétuel
a mené jusqu’à l’essai de Arthur Koestler intitulée The entre le lisse et le strié, le balisé et l’inexploré, qui
Ghost in the Machine (qui, comme Ryle, ne voit pas 4. Pour s’initier à la poésie de Hugo Ball : http://www.ubu. se font face dans une résistance qui les maintient
l’esprit comme une entité indépendante du corps) sur com/sound/ball.html en équilibre.
l’attrait vers la destruction de l’humain pour devenir 5. https://vimeo.com/151576518 L’hypothèse ici élaborée est que l’art vidéo
une expression de la culture populaire sur l’intelligence glitch demeure, malgré quelques incursions dans
artificielle et ses manifestations. 6. https://vimeo.com/150166476
3
3 ARTICHAUT 20 no 6 HYBRIDES
l’art plus commercial, une technique qui implique B ibliographie
une certaine résistance et qui se déploie sur des
territoires non balisés que Deleuze et Guattari au- Pour voir une sélection d’œuvres utilisant le « virus » :
raient dit des espaces lisses. Mais comme nous
l’avons discuté, là où il y a du lisse, il y a toujours http://www.computerviruscatalog.com/
en bordure du strié, et vice-versa. http://v1r0l0gy.tumblr.com/
Il s’opère aussi un certain acte de fronde, voire http://thecreatorsproject.vice.com/blog/artist-paints-with-artificial-life-and-computer-viruses
de triche, au regard des usages connus lorsque http://www.eyewithwings.net/nechvatal/
les artistes « brisent le code » ou mettent au défi
la « loi du code » pour développer une nouvelle Références :
façon de créer.
De même, l’apparent chaos en mouvement qui Barker, T. (Oct. 2007) “Error, the Unforeseen, and the Emergent: The Error and Interactive Media
caractérise ce type d’art est en fait une manifes- Art,” M/C Journal, 10 (5). Retrieved 10 Nov. 2015 from http://journal.media-culture.org.au/0710/03-bar-
tation expressive, un langage en évolution qui se ker.php
tisse en lien étroit avec la perception humaine et
notre capacité à décoder ce langage et ses multi- Benjamin, Walter. (2000). Œuvres III : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». Éd.
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3
3 ARTICHAUT 21 no 6 HYBRIDES
Sur la photographie à l’époque de la présente comme tel. Nous sommes depuis notre expérience quotidienne est celle du
troisième révolution industrielle. longtemps habitués à cette ambiguïté on- déroulement temporel, les photos nous parlent en
Dialogue entre Susan Sontag et tologique : entre la présence sur laquelle nous pointillisme. Les instants saisis sur le vif ou mis en
Günther Anders n’avons aucun impact et l’absence qui se scène cherchent un condensé de sens, une
manifeste à nous, le monde apparaît tel un profondeur, mais le monde est aussi dans un
JAMES-ALEXANDRE CROW fantôme. On croit voir le monde, on réagit à son hors-champ temporel. Poussons plus loin : notre
spectre. L’omniprésence humaine est bien époque est aussi celle d’une liquéfaction
davantage une dispersion, une « schizotopie », où généralisée. L’aphorisme voulant que l’on ne se
l’on ignore ce qui nous entoure pour se porter baigne jamais deux fois dans la même rivière
mollement devant un ailleurs réduit dans un s’incarne radicalement dans notre quotidien. Les
(Changement de poste) bibelot. Notre expérience du présent fantoma- objets et les édifices qui nous entourent se
tique se fait sur le mode de la passivité et de succèdent dans la mort à une vitesse effrénée.
(La radio griche et lâche les dernières com- l’impuissance face à un présent inaccessible et En observant notre mode de production et le rêve
plaintes d’une réclame.) révolu au détriment du réel originaire3. d’autodestruction inhérent à chacun de nos
produits, on serait même tenté de dire qu’ils se
« … ou même des porte-clés “souvenirs SS – En effet, sans être le réel, on doit dire suppriment volontairement pour laisser au plus
d’Auschwitz” où l’on peut voir nos selfies que la photographie reste toujours le vite la place aux prochains, inlassablement. Dans
devant une chambre à gaz. Cadeaux signe de quelque chose. On pourrait ce monde de l’obsolescence des produits, les
idéals pour Noël ! » même dire qu’une part de la pratique photographies n’ont guère plus que le rôle de
photographique a poussé plus loin la stèle mortuaire pour un passé instantané dans
(Musique) fidélité au réel en en faisant un outil de lequel le scrolling down avale même les images7.
révélation pour la connaissance. Basée
Walter Benjamin – Bonsoir aux nou- sur une conception de la réalité comme SS – Cependant, Gün-
veaux auditeurs. Bienvenue à l’émission « Contes une chose qui se cache, la mission photo- ther, au risque de te con-
radiophoniques ». Ce soir, émission spéciale pour graphique devenait davantage d’éclairer les parts tredire, si l’on revient à l’histoire
souligner les cent cinquante ans de l’invention d’ombres, de révéler par un regard nouveau le de la pho- tographie, celle-ci
du daguerréotype, ancêtre de la photographie visage inconnu du quotidien, de ce qui nous est joue un rôle beaucoup plus
actuelle. Je suis accompagné pour réfléchir sur proche de même que de ce qui nous est lointain. subtil dans notre rapport au
ce médium de deux invités remarquables et aussi Quel meilleur gage de ce qui se passait au loin temps. Autant l’appareil photographique
deux amis personnels : Susan Sontag et Günther qu’une photographie amenée à soi ? Malgré un rapproche son objet géographiquement et
Stern. penchant pictorialiste pour une méthode temporellement en lui faisant perdre son aura,
Tout d’abord, Susan — je le rappelle — microscopique ou macroscopique permettant de autant il instaure une nouvelle distance sociale et
intellectuelle de renom, écrivaine et militante, qui transformer le regard porté normalement sur les temporelle8. D’une part, le passé exposé dans le
a publié en 1977 son ouvrage On Photography. objets de notre quotidien, la connaissance de la présent sans narration perd son ancrage, nous
Puis, Günther, qui a, pour sa part, traité de la nature de l’objet original reproduit demeure apparaît flottant telle une abstraction jaunie.
photographie dans son ouvrage consacré à la primordiale. Ce n’est qu’au moment où la légende D’autre part, la photographie fait instantanément
destruction de la vie à l’époque de la troisième désigne le modèle que le renversement s’effectue d’un présent du passé figé éternellement. Par sa
révolution industrielle, soit L’obsolescence de et donne sens au dépaysement photographique4. contingence, chaque photographie rappelle le
l’homme tome deux paru en 1980 sous le Contrairement à la peinture, par exemple, photog- caractère périssable de ce qui nous entoure et
pseudonyme de Günther Anders. raphier ne se limite pas à une interprétation. La tient place de memento mori. La nostalgie
Les présentations sont faites. Nous photographie constitue aussi une trace de traverse la photographie, qui elle nous rappelle la
pouvons donc retourner au thème de ce qui est photographié : elle conserve disparition, l’évanescence du monde et notre
notre échange : la condition humaine invariablement une empreinte du réel sur le condition de mortels9. La mort est
sous le signe de la photographie. négatif, tel un lien lumineux avec l’original. présente dans chacun des
Susan, avant la pause, tu nous parlais C’est ce lien immortalisé qui confère l’aspect portraits vieillis. On prend
de l’ambivalence historique de la « informatif » de chaque photographie, qui chaque photo comme une
pratique photographique vis-à-vis d’une notion donne un surplus de vraisemblance à une marque ; à la manière d’un tatou,
comme la vérité. En particulier, tu avais déclaré mauvaise photographie au détriment d’un bon elle donne forme au vécu, elle
— je l’ai noté ici — « l’espèce humaine s’attarde dessin5. rythme le temps qui passe dans un « temps mort ».
obstinément dans la caverne de Platon ». Elle fait du temps un objet extérieur à soi qui par
Repartons de ce point pour ouvrir le boîtier GA – Si vous me permettez, j’aimerais, ici, réflexion se pose comme indice sur notre vécu10.
photographique et voir plus avant ce qui s’y renverser cette proposition afin d’approfondir la L’histoire de la photographie accompagne,
trouve. Que voulais-tu dire par là ? question du réalisme photographique à travers bien entendu, la transformation radicale et
l’une de ses limites. Tu dis, Susan, que le sens constante des modes de vie au XIXe siècle. À
Susan Sontag – C’est-à-dire, malgré des commun confère une plus grande véracité à la bien des égards, la photographie est à la fois
années de déconstruction du mythe de l’objectiv- photographie, car celle-ci proviendrait directe- témoin et réponse de la disparition du monde
ité photographique, nous continuons à chercher ment de ce qui est représenté. Je rajouterais que artisanal façonné par des sujets humains et de
la connaissance du monde à travers les images. la correspondance est avant tout superficielle. cette « continuelle obsolescence du neuf » dont tu
Pour Platon, la représentation artistique nous Pour faire encore écho à Platon, on pourrait dire parlais11. À l’esprit des photographes, il devait y
éloignait d’une vérité idéelle ; pour Feuerbach, la qu’il n’y a trace que d’apparences et que avoir quelque chose de similaire à celui des
fin de l’aliénation religieuse n’avait d’égal que la l’appareil photographique ne peut pas capter la collectionneurs. On doit y voir, hier et aujourd’hui,
croyance séculaire contemporaine dans la vérité réalité en soi. À vrai dire, les apparences sont une entreprise donquichottesque pour sauver un
des images. Dans les deux cas, on reproche à obsolètes dans un monde où ce qui est réelle- monde en proie à un saccage généralisé12. Or, le
l’art d’éloigner les humains de la connaissance de ment déterminant perd toute apparence. Le résultat, bien qu’empreint de mélancolie, prend
la réalité. La photo ressemble à l’objet photo- cylindre au centre d’une bombe atomique a tout surtout la forme d’une boulimie de conservation
graphié tout en n’étant qu’un semblant ; on de l’apparence de cannes de conserves ; une s’attardant impertinemment à la surface du
reproche à la copie de tromper en prenant la centrale nucléaire ressemble en tout point à monde. A posteriori, on a l’impression que la
place de l’original. Or, ce réalisme naïf ne permet n’importe qu’elle autre usine. Si la photographie, photographie tente de préserver ce qu’elle pille
pas de rendre compte de notre rapport contem- par exemple par des vues aériennes, permet sans scrupule ; que le monde conservé par la
porain à la photographie ainsi que de saisir d’élargir notre vision, cette perspective paraît photographie n’entame que plus
l’ambiguïté inhérente à ce mode de représenta- minuscule en comparaison de la mesure de notre aisément sa propre dis- parition13.
tion1. pouvoir de destruction actuel. Quelle que soit la L’aspect préda- teur de la
Depuis les débuts de la photographie, c’est taille de l’objectif, l’appareil photo n’est pas en photographie est indubi- table. Après
son utilisation documentaire qui s’est imposée. mesure de nous faire prendre conscience de la la colonisation par le
Rapidement, les photographies ont pris le rôle de Big picture. Même si une image ou une prise chemin de fer, les
pièces à conviction. Il n’y avait rien de tel qu’une vidéo prétendait rendre compte d’une explosion populations américaines
photo pour apporter la preuve d’un nucléaire, nous ne serions face qu’à une poursuivirent leur œuvre à
fait ou la présence d’une personne falsification de l’ampleur de l’événement. Ce coup de clichés ; tout
sur un lieu ou à un événement. témoignage oculaire nous trompe justement en coïncidait dans l’appropriation
Aujourd’hui, on multiplie les nous montrant une image. Les confins du pouvoir du lointain14. Le tourisme, qui
photographies à travers les docu- de création — et par le fait même de destruction avait toujours été ce pillage de
ments d’identification et l’ensemble — de nos machines ont depuis longtemps la réalité d’autrui, devenait avec l’appareil photo
des outils de reconnaissance dépassé notre imagination. L’échec et le une entreprise industrielle ainsi qu’un pillage
étatiques. La multiplication des appareils désespoir de notre imagination se rapprochent colonial bien plus subtil. Dans le besoin impérieux
photographiques par leur intégration dans les bien plus de la démesure de l’événement. À de rapporter chez soi un échantillon de l’ailleurs,
cellulaires entraîne leur utilisation estudiantine l’époque des images photographiques, la on discerne la caractéristique d’appropriation de
pour la reproduction rapide de notes écrites au connaissance s’arrête à la surface des choses, l’appareil photographique. Dès les débuts de
tableau ou de diaporamas. Dans tous les cas, on on conçoit la réalité en termes d’apparences. l’activité photographique, la réalité prend la forme
se doit d’y observer une présomption de Aujourd’hui, pour appréhender l’immensité du d’un trésor exotique à la poursuite duquel se
correspondance minimale entre la réalité et sa danger qui nous guette, c’est un exercice d’imagi- jettent les chasseurs d’images en safari, traquant,
reproduction2. nation qu’il faut effectuer. Non, seule une shootant et ramenant la peau dépecée15. En
exagération philosophique peut nous faire l’absence de prise de possession physique,
WB – Justement, cette question d’identité prendre conscience de l’irreprésentable à venir6. l’appropriation se fait symboliquement, presque
entre la réalité et l’image me fait penser à ton magiquement. Là où l’appareil photographique
texte, Günther, sur « Le monde comme fantôme et (Raclement de gorge) apparaît comme la sublimation du fusil, la prise
comme matrice ». Peut-être voudrais-tu nous en
dire un mot ? Mais un autre obstacle s’oppose à la 7. Ibid., p. 41-59.
connaissance véridique par l’entremise de
Günther Anders – Merci Walter. Je dirais l’appareil photographique : le temps. Alors que 8. Susan Sontag, op. cit., p. 79.
que ce que l’on voit dans une photo se présente 9. Ibid., p. 29.
comme si c’était réel. Par contre, on n’est pas 3. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, t. I,
devant un « comme si » tel qu’on le voit dans le Paris : Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002, p. 10. Ibid., p. 92.
dessin, où le « comme si » est assumé. La 151-177. 11. Ibid., p. 90.
photographie se montre comme réelle, mais elle 4. Ibid., p. 114-116.
n’est en fait qu’une apparence de réel qui se 12. Ibid., p. 98-99.
5. Susan Sontag, op. cit., p. 182-183. 13. Ibid., p. 87.
1. Susan Sontag, Sur la photographie, Paris : Seuil,
1977, p. 181-183. 6. Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, t. II, 14. Ibid., p. 85.
Paris : Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2011, p.
2. Ibid., p. 18. 35-37. 15. Ibid., p. 75-76.
3
3 ARTICHAUT 22 no 6 HYBRIDES
de photo singe l’assassinat dans une forme plus révèle dans l’indiscrétion une part de plus en plus anodine. Le monde apparaît comme immense
feutrée et plus spirituelle16. intime de soi. L’impudeur et l’indiscrétion sont les et insaisissable à la pensée qui cherche à le
deux versants d’une même pièce du conformisme saisir entièrement. Depuis la première révolution
GA – Effectivement, si l’on a une impression moderne, variante sans terreur du totalitarisme21. industrielle, ses frontières, tout en se rapprochant
à la fois de dépossession et de délicatesse, c’est technologiquement, tentent de fuir le regard
qu’à l’époque de la reproductibilité technique, WB – Terrible constat, mais néanmoins véridique. humain. On peut se rendre partout, tout peut
l’appropriation s’exerce sous la forme d’un vol Je ne trouve rien à redire et tu sais, Günther, que se rendre à nous et pourtant nous n’avons pas
ambigu. On ne peut pas dire qu’une photographie j’ai défini l’esthétisation de la politique comme accès au monde. Pire, nous sommes en perte de
soit « seulement » une reproduction. Dans la une caractéristique du fascisme. monde. Alors que la réalité, elle, se fait photog-
pratique, ce « seulement » perd Cependant, ton explication du raphie. La capture photographique du monde
son sens réel. La détention de déploiement totalitaire de la tech- parcellise le tout, et c’est indirectement, par
la trace photographique nique, notamment photographique, sa fragmentation, que l’appareil photo prétend
donne un pouvoir sur ce qui reste partielle pour notre auditoire. Il donner une vision synecdotique de la réalité29.
est re- produit. Le motif du me semble entendre là une mod- Par sa décomposition arbitraire – la coupe
chantage photographique n’est ification dans ce que tu appelles chirurgicale du cadre –, elle donne du monde
pas ano- din : quiconque a dans « l’être-au-monde ». Or, la genèse d’un tel change- une image discontinue qui prétend pourtant
les mains ces pièces à conviction nous a aussi ment reste à expliciter. J’aimerais vous entendre résumer plus qu’elle ne peut en embrasser. Son
entre ses mains. Mais le vol d’images est un là-dessus. À ce que je vois, tout d’abord, Susan, arbitraire laisse une impression d’équivalence
genre tout nouveau de vol, car la personne tu veux intervenir ? généralisée : la beauté peut être découverte en
dérobée semble au premier abord ne rien perdre. toute chose. Le tout est dans la partie et
Toute l’hypocrisie de cette pratique tient dans ce SS – J’avais commencé cette discussion en toutes les parties se valent. L’appareil
manque de manque. Dans la bonne conscience évoquant la problématique de l’identité entre la photographique insuffle de la qualité
généralisée, refusant de voir dans la photogra- photographie et le réel. Il faut se rendre à l’évi- ou nivelle les distinctions. Tout est
phie une atteinte à la propriété individuelle, dence, en parcourant les rues, que la situation se sujet à photographie, chaque chose
« l’iconocleptomanie » s’est répandue non pas à produit de façon inversée. Aujourd’hui, la photo prend le rôle de matière première
une minorité, mais à chacun de nous. Comme n’aspire plus au réel, c’est le réel qui aspire à photographique. Pour l’appareil photo-
alibi, il nous est toujours possible de prétexter ressembler à la photo : la photographie est la graphique, le monde est une mine à ciel
que ce qui a été volé est toujours en place, intact. réalité22. Ou, du moins, ce que l’on avait l’habitude ouvert. Rien ne doit être épargné : tout doit être
Subjuguées moralement, les personnes spoliées d’appeler réalité nous semble désormais fade, vu, tout doit être fixé30.
peuvent agir comme si rien n’était arrivé et les presque sous-réel. Lorsqu’on se trouve devant
détrousseurs penser n’avoir rien fait. Néanmoins, un objet que l’on connaissait par son image, GA – Cette fragmentation du réel subsumé
l’objet, la personne ou l’événement pris en photo notre expérience est souvent décevante : « ah, je sous un principe uniformisant est la forme de
sont altérés et s’altèrent eux-mêmes en résultat la croyais plus grande23 ! » La photographie est notre totalitarisme actuel. Un collègue français,
de l’acte photographique17. sur-réaliste en cela qu’elle brouille les fron- Jean Vioulac, y voyait justement le mouvement de
tières entre la vie et l’art, pose tout comme la métaphysique occidentale arrivée aujourd’hui à
SS – Pour moi, l’appropriation équivalent24. Elle est aussi sur-réelle, car son achèvement totalisant31. L’analyse de l’art ne
photographique se fait sous trois elle extrait de l’expérience des moments ou doit pas être dissociée de celle de la société; la
formes distinctes. La première est celle des lieux distincts qu’elle représente tel un technique s’articule avec la façon dont nous agis-
de la possession par substitution. La réel gonflé en intensité25. Le monde a besoin sons et pensons notre existence. La technique,
photo joue le rôle d’un talisman ou d’une de la caution de l’appareil photographique loin d’être neutre, doit plutôt subir notre inter-
effigie consubstantielle au modèle et pour prendre réalité. L’expérience esthétique rogatoire pour que l’on puisse saisir notre époque
se réfère magiquement à l’objet ou la personne est le plus souvent médiatisée par l’image. Le et espérer encore vivre demain.
représentée. L’image a alors une efficacité à réel ne suffit plus et la photographie le traite
travers un lien psychique, elle invoque — au- avec condescendance, soit comme une chose WB – Puisque le sujet revient de nou-
delà de l’évocation — la présence de ce qui est vaste et impossible à classifier, soit comme une veau sur la table, je sens qu’il vaudrait la peine
représenté. L’appropriation est autant rappel, part d’elle-même. Le monde ne pouvant être d’approfondir la question du totalitarisme. Dans
acquisition ou domination. Le deuxième mode est saisi pour lui-même, il devient une composante cette partie de l’émission, nous nous sommes
celui de la consommation effrénée capitaliste. du système photographique26. L’obsession de concentrés sur l’ambivalence de la photographie
On dévore des photographies à la chaîne comme reproduire le monde en un double fantomatique avec la réalité et sur l’impact de ce rapport sur
l’on acquiert constamment des produits. La s’explique aussi par cette transformation des notre conception du monde. Prenons une pause
consommation photographique devrait même être notions de réalité et d’image et nous reviendrons après les annonces publici-
considérée comme l’activité dévorante la plus imposées par l’avènement taires sur le lien entre photographie et totalisation
vorace qui engloutit notre monde en permanence. photo- graphique. du monde, toujours avec Günther Anders et
L’industrie photographique au sens large est Susan Sontag. Par ailleurs, avant de se laisser
la plus grande productrice et consommatrice GA – Il ne me semble momentanément, je vous dédicace cette citation :
d’événements, de clichés et de spectacles18. pas exagéré de parler de ce « … une industrie nouvelle se produisit, qui ne
Enfin, nous avons, comme troisième mode, change- ment radical en contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa
l’appropriation qui, par l’entremise de la repro- termes d’imagification du monde. « La catégorie foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans
duction mécanisée, se fait non pas sous le mode principale, le malheur principal de notre existence l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un
de l’expérience, mais en tant qu’information. actuelle s’appelle “’image”’27. » Les images ne idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela
C’est là probablement le mode le plus global sont plus des exceptions, mais la norme de notre est bien entendu. En matière de peinture et de
de l’appropriation photographique. Chaque quotidien. Notre dé-réalisation est un encercle- statuaire, le Credo actuel des gens du monde,
brin d’information imagé ne doit pas être conçu ment d’images nous assiégeant de toutes parts ; surtout en France […] est celui-ci : “’Je crois à
comme distinct des autres. Plutôt, nous avons nous sommes bombardés en permanence d’une la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de
affaire à un système d’informations où l’archivage pluie d’images. Non, faire encore la distinction bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est
photographique joue un rôle primordial. Que ce entre assiégeants et assiégés serait en deçà et ne peut être que la reproduction exacte de la
soit par les albums de famille, le fichage politique, de la vérité. Il n’y a d’ores et déjà plus que le nature […] Ainsi l’industrie qui nous donnerait un
l’identification bureaucratique ou les photos monde fait d’images. Les images l’ont recouvert résultat identique à la nature serait l’art absolu.”’
satellites météorologiques et militaires, c’est sans interruption et se constituent tel un mur de Un dieu vengeur a exaucé les vœux de cette mul-
le tissu même de l’expérience humaine qui est papiers ou d’écrans placardés sur le monde. Elles titude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se
transformé. « C’est la réalité en tant que telle qui se constituent en tant que monde. Notre regard dit : “’Puisque la photographie nous donne toutes
est redéfinie, comme article à exposer, archives à ne peut déjà plus s’y soustraire et constamment les garanties désirables d’exactitude (ils croient
examiner, cible à surveiller19. » Le monde est mis à nous participons à l’alimentation des walls. Et cela, les insensés !), l’art c’est la photographie.”’
la disposition de l’appareil photographique, qui a la seule voie d’accès au monde qui est encore À partir de ce moment, la société immonde se
pour devoir d’en faire l’anthologie et la cartog- possible semble être ses images. Du coup, les rue, comme un seul Narcisse, pour contempler sa
raphie. Au final, le but ultime de cette pratique images-mondes deviennent la réalité dans une triviale image sur le métal32… »
demeure toujours, virtuellement, la domination20. imagification totale. Cherchant à atteindre les
autres, nous-mêmes et le monde, c’est parmi les — Baudelaire
GA – Je ne l’aurais pas mieux dit. Toutefois, fantômes que l’on se débat28…
Susan, ce qui me fascine dans ce mouvement,
c’est sa bilatéralité. En effet, ce que je nomme SS – J’ajouterais que la forme prise par
« la livraison des humains au monde » — corol- notre compréhension photographique n’est pas
laire inéluctable du mouvement de « livraison
21. Günther Anders, op. cit., p. 231-238.
du monde à domicile » dont je parlais dans le
texte « Le monde comme fantôme et comme 22. Susan Sontag, op. cit., p. 189.
matrice » — peut autant être formulé tel que « les 29. Susan Sontag, op. cit., p. 87-88.
23. Ibid., p. 175.
humains sont livrés au monde » ou tel que « les
humains se livrent au monde ». Aujourd’hui, il faut 24. Ibid., p. 71. 30. Ibid., p. 205-206.
le dire, le voyeurisme du pouvoir total rencontre à 31. Jean Vioulac, La logique totalitaire, essai sur la crise
25. Ibid., p. 198.
mi-chemin l’exhibitionnisme généralisé volontaire de l’Occident, Mayenne : Presses Universitaires de
et sans honte. Se dévoiler n’est pas honteux : 26. Ibid., p. 103. France, 2013, p. 30-36.
selon la morale actuelle, c’est le secret qui est 32. Charles Baudelaire, « Le public moderne et la
27. Günther Anders, op. cit., p. 246.
immonde. Ce qui commençait à la fin des années photographie », Salon de 1859. Consulté en ligne :
cinquante est radicalement implanté au stade 28. Ibid., p.247 https://etudesphotographiques.revues.org/185
où l’on en est : nous nous jetons avec joie vers
les instruments de contrôle, d’observation et
d’enregistrement. Mieux, nous souhaitons tous B ibliographie
et chacune ardemment posséder soi-même ces
instruments pour se livrer, personnellement, Anders, Günther, L’obsolescence de l’homme, t. I, Paris : Encyclopédie des nuisances/Ivrea, 2002 (1956),
davantage quantitativement et qualitativement — 361 p.
dans toute notre ferveur — au regard du monde. — L’obsolescence de l’homme, t. II, Paris : Fario, 2011 (1980), 428 p.
On en vient à montrer ce qui est le plus privé ; on
16. Ibid., p. 28. Baudelaire, Charles, « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859. Consulté en ligne :
https://etudesphotographiques.revues.org/185
17. Günther Anders, op. cit., p. 212-215.
Sontag, Susan, Sur la photographie, Paris : Seul, 1977, 240 p.
18. Susan Sontag, op. cit., p. 183-184.
19. Ibid., p. 185. Vioulac, Jean, La logique totalitaire, essai sur la crise de l’Occident, Mayenne : Presses Universitaires de
France, 2013, 495 p.
20. Ibid., p. 184-185
PIERRE AVEUGLE SANS LIMITE
Et le chemin s’ouvre et s’ouvre sans cesse / sous des lacs et des rivières gelés / et sans cesse la pierre profonde sombre et sombre dans un vaste abime s’amenuisant / la chanson du chemin / pierre profonde échappé sombre et sombre / pierres pro-
fonde aveugle sans limite / et les ponts dansent / mais on ne sait comment / sans cesse lacs et rivières inaccessibles / et quelque part les ponts qui dansent / à Kegaska / la chanson du chemin / prierres profondes / échapées sombre et sombre / pierre
profonde / aveugle sans limite / il fait froid et il neige. / Les femmes ne porteront pas de chapeaux de paille et les œufs en chocolat ne seront pas cachés sur des pelouses vertes. Vraiment l’hiver s’étire. Serait grand temps que ça se termine. Sans cesse /
et au delà il fait froid et il neige beaucoup / et quelque part un pont enneigé / c’est la fin de quelque chose / la fin de quelque chose / à Kegaska / pierre profonde / écoute / ma chanson / pierre profonde ouvre-toi.
Éliot B. Lafrenière et Guillaume Lépine PILIER E-58, Situé en bordure du fleuve à Sainte-Anne-de-La-Pérade (Chanté), Coordonnées: 46,566830, -72,157340, Précis à ± 50m, Gardien: Pêches et Océans Canada
1/3 2/3 3/3
3 Samuel Archibald 19 Cynthia Fecteau 3-4 Anne-Isabelle Pronkin 3-6 Grégory Chatonsky
Cyborgs, coyloups et jaglions Ces lieux que nous avons en L’indistinction du statut L’enthousiasme conjuratoire
— De quelques figures de l’hy- partage: Catherine Béchard, d’artiste et de représentant (un affect dans les discours du
bridité Sabin Hudon, François Quévillon commercial: Jeff Koons virtuel)
et Patrick Beaulieu au Mois Multi
4 William S. Burroughs 9-10, Julien Guy-Béland 7-8 Daniel Fiset
« Les voleurs », Word Virus : The 18 Nizar Haj Ayed Subjectivation et résistance De l’image-objet aux images-
William S. Burroughs Reader, L’espace hybride selon Anne en régime pharmacopor- choses : la photographie d’art
New York, Grave Press, 1998. Cauquelin et sa contribution nographique actuel en régime de pluralité
dans l’appréhension sémiotique
5 Les Entrepreneurs du commun de la pratique du design d’évé- 11-12 Martin Forgues 9-10, Hubert G. Alain
Monuments aux victimes de la nements Le nouveau cinéma 15 Mieux disparaitre :
liberté de propagande écologies politiques, nouvelles
21-22 Thibault Jacquot-Paratte matérialités et autres luttes
10 Parcomètres 0.1 13-14 Laurane Van Branteghem éphémères contre la fin des
Le salon des refusés L’Art post-humain, temps
un puissant imaginaire
11 Karina Cahill 16 Charlotte Lalou Rousseau
Le sens hybride 15-16, Laurence Garneau En translation, Chroniques
Retour sur l’histoire de l’art 21-22 Entre nature et civilisation: torontoises pour une hybridité
et l’anté-disciplinarité La figure hybride du Centaure des choses
dans le cycle astrologique
14 Michel Foucault de Padoue 17-18 Martin Lessard
Surveiller et punir. Naissance de Umberto Eco: «L’utilisateur voit la
la prison, Paris, Gallimard, 1975, technologie comme de la magie»
pp. 233-234.
19-20 Nadia Seraiocco
15 Mathieu Villeneuve Territoire contaminé : le virus et
Autant en emporte le sang l’erreur comme matière artistique
Western uchronique
21-22 James-Alexandre Crow
17-18 Martine Delvaux Sur la photographie à l’époque
Je suis un homme de la troisième révolution indus-
trielle. Dialogue entre Susan
18 Anne Archet Sontag et Günther Anders
Quatre abandons et
une abolition
2 Guillaume Lépine, Fuume 1, 2015 Détail 1 de Micro-monuments souve- 2 Guillaume Lépine, Fuume 2, 2015 2 Guillaume Lépine, Fuume 3, 2015
nirs (Bientôt en vente!), 2015
5 Détail de Curriculum vitae d’un gouver- A : Projet EVA (Simon Laroche et 5 Publicité pour «Banality» , Jeff Koons, 3 Chatonsky G., Deep generative image
nement du désastre, 2015, A* : Nicolas Étienne Grenier), C : Rémi Thériault Art Magazine, 1988 models using a lacanian pyramid of
Rivard, Graphisme: Jasmin Cormier, C : Publicité pour Dom Pérignon, Balloon adversarial network. (2015)
Jasmin Cormier Détail 2 de Micro-monuments souve- Venus, 2013
nirs (Bientôt en vente!), 2015 6 Chatonsky G., Télofossiles II, Sirois, D.,
Tronc commun, 2015 A : Projet EVA (Simon Laroche et 6, 19 Guillaume Lépine, Collage numérique, Caochangdi Beijing (2015)
A : Clément De Gaulejac C : Rémi Étienne Grenier), C : Rémi Thériault 2015
Thériault Chatonsky G., Memories Center, Sirois, D.,
9 Guillaume Lépine, Détail (1-2) gravure, 7,18 Guillaume Lépine, Tissu 1-2-3-4, 2015 Centre Clark, Montréal (2015)
Monument du désoeuvrement, 2015 2015
A : Dominique Sirois, C : Rémi Thériault 8,17 Guillaume Lépine, Pâte à modeler, 2015 11 Guillaume Lépine, Dessin 1, 2015
12-13 Eliot B. Lafrenière,
Spectres, 2015 Les demeures de l’Être 12 Guillaume Lépine, Dürer, 2015 Guillaume Lépine, Dessin 2, 2015
A : Steve Giasson, C : Rémi Thériault
14 La prison Presidio Modelo, sur l’Île de 20 Les panthères rouges 12-13 Guillaume Lépine, L’épaisseur du papier,
Snowwithelenin, 2015 la Jeunesse, Cuba. Crédit : Jason Florio. 2015
A : Steve Giasson, C : Rémi Thériault Salone au Palais de la Raison
16 Mêmes-Cacaïstes, Concerto pour (Padoue), vue du mur Nord, v. 1420 14 Guillaume Lépine, Colllages, 2012
Vue d’ensemble (Elle est belle la liberté, chaîre tendre I, 2014 (A-B) et II, 2015 © Photo: Daniel Garneau
Pépère Canada, Miss Liberty, Géno- (C-D) (détails sans l’autorisation 16 Christian Gravel, Sans titre 18, 2013
cide culturel, Chef de guerre, Disque des auteurs), 2016 Salone au Palais de la Raison (Pa-
dur), 2015 doue), vue d’ensemble (vers l’Ouest), v. Christian Gravel, Sans titre 21, 2013
A : Clément De Gaulejac, C : Rémi 16 Guillaume Lépine, Paysage, 2015 1420 © Photo: Daniel Garneau
Thériault Guillaume Lépine, Forme, 2015 Christian Gravel, Sans titre 23, 2014
Centaure (des Lapithes?), Salone au
Micro-monuments souvenirs (Bientôt 18 Figure 1 : schéma d’un espace hybride : Palais de la Raison (Padoue), v. 1420
23 Guillaume Lépine et Eliot B. Lafrenière,
en vente!), 2015 « Phonophotopia » © Photo: Daniel Garneau Documentation du projet Pilier E-58,
A : Projet EVA (Simon Laroche et 2014
Étienne Grenier),C : Rémi Thériault 19 Catherine Béchard et Sabin Hudon. Sagittaire, Salone au Palais de la
Les temps individuels, Studio d’Essai, Raison (Padoue), v. 1420
6 Communities III, 2013 Québec, 2012-2013. © Photo: Daniel Garneau
A : Frank Shebageget, C : Rémi Thé- Photo de Marion Gotti.
riault Centaure, Salone au Palais de la Rai-
Catherine Béchard et Sabin Hudon. son (Padoue), v. 1420
Guerre de la liberté, 2014, Les temps individuels, Studio d’Essai, © Photo: Daniel Garneau
A : Michel de Broin, C : Rémi Thériault Québec, 2012-2013. Photo de Marion
Gotti. 23 Guillaume Lépine, Collage porno, 2015
Détail de Guerre de la liberté, 2014
A : Michel de Broin, C : Rémi Thériault François Quevillon. En attendant
Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.
Détail de Communities III, 2013
A : Frank Shebageget, C : Rémi Thé- François Quevillon. En attendant
riault Barðarbunga, vitrine de la Manif d’art.