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STUDIA PHÆNOMENOLOGICA III (2003) 3-4, 291-309

NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION


LA PHÉNOMÉNOLOGIE ET LE PROJET ENCYCLOPÉDIQUE

Cristian CIOCAN
(Centre d’études phénoménologiques, Université de Bucarest)

Lester EMBREE, Elizabeth A. BEHNKE, David CARR, J. Claude EVANS,


José HUERTAS-JOURDA, Joseph KOCKELMANS, William R. MCKENNA,
Algis MICKUNAS, Jitendra Nath MOHANTY, Thomas M. SEEBOHM, Ri-
chard M. ZANNER (éds.), Encyclopedia of Phenomenology, Kluwer
Academic Publishers, Dordrecht / Boston / London, 1997, Contribu-
tions to Phenomenology, vol. 18, 764 p.

Anna-Teresa TYMIENIECKA (éd.), Phenomenology World Wide. Foun-


dations – Expanded Dynamics – Life-Engagements. Encyclopedia of
Learning, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht / Boston / Lon-
don, 2002, Analecta Husserliana, vol. LXXX, 740 p.

Les deux tomes dont nous voulons parler ici sont d’une importance tout à
fait particulière pour l’évolution de la phénoménologie en tant qu’orientation
philosophique. Chacun d’entre eux étant le fruit des institutions phénoméno-
logiques les plus productives d’Amérique, ces volumes sont les premières
encyclopédies de phénoménologie1. Encyclopedia of Phenomenology (EP) re-
présente le travail d’un collectif conduit par Lester Embree, publié sous l’égi-
de du Center for Advanced Research in Phenomenology du département de
philosophie de l’Université de Florida, en tant que 18ème volume de la col-
lection Contributions to Phenomenology, chez Kluwer Academic Publishers.
À son tour, Phenomenology World Wide (PWW), sous-titré Encyclopedia of
Learning, est édité par Anna-Teresa Tymieniecka, la directrice du World
Phenomenology Institute, Hanover, en tant que 80ème volume du périodique
Analecta Husserliana. Nous pouvons dire d’emblée que la parution de ces
tomes constitue un événement éditorial: non seulement par leur ampleur,
bien qu’ils s’imposent aussi de ce point de vue; ayant presque 750 pages cha-

1Nous utiliserons le sigle EP pour Encyclopedia of Phenomenology et PWW pour


Phenomenology World Wide, suivis du numéro de la page correspondante.
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cun, en grand format, ces amples ouvrages constituent des instruments très
utiles pour le chercheur qui approfondit le vaste territoire de la phé-
noménologie. Par le fait même qu’ils représentent le fruit du travail orchestré
de deux amples collectifs de chercheurs nous ne pouvons que les recomman-
der: environ 150 auteurs ont contribué, par exemple, aux articles compris
dans EP, pendant qu’au projet de PWW ont participé presque 70 chercheurs.
Mais au-delà de la valeur contextuelle de ces volumes, au-delà des principes
de leur constitution (sur lesquels nous reviendrons), ce qui nous semble
d’une signification tout à fait particulière, c’est le tournant qu’ils signalent et
le changement de paradigme qu’ils mettent en lumière en ce qui concerne
l’état actuel de la phénoménologie.

L’état actuel de la phénoménologie et le projet encyclopédique

Quelle signification a, dans sa possibilité même, la parution de deux ency-


clopédies de phénoménologie? Que signifie qu’une orientation philosophique
– «la phénoménologie» – parvienne à élaborer une encyclopédie ou, comme
nous le voyons, plusieurs? Si l’idée d’une «encyclopédie» de phénoménolo-
gie avait été, pratiquement et essentiellement, impossible à l’époque de Hus-
serl ou de Heidegger, que signifie le fait que maintenant c’est devenue une
réalité incontestable, par laquelle on esquisse l’intégralité de l’évolution de la
phénoménologie et les possibilités de son futur développement? Quelles sont
donc les conditions qui font que la phénoménologie subit ce projet de totali-
sation?
On constate que chaque mouvement philosophique a une évolution as-
cendante, structurée par quelques moments fondamentaux qui deviennent ses
repères historiques. À un moment donné, il arrive à l’état de maturité où la
tâche de ses représentants est de gérer les conquêtes théoriques de ses prédé-
cesseurs, en analysant, approfondissant et ordonnant les «données origi-
naires». En tant que tel, le moment respectif semble constituer un tournant
dans l’évolution de cette orientation philosophique, instituant une nouvelle
ère de son développement pragmatique. En tout cas, ce tournant pourrait être
compris en deux sens tout à fait différents. En un sens négatif, ce point semble
marquer la fin de l’époque créatrice et l’épuisement du souffle novateur qui a
généré la croissance interne de cette vision et sa fertilité intrinsèque. Comme
tout mouvement qui atteint l’inévitable âge de la décadence, on entrerait dans
une époque stérile, celle de la classification des figures légendaires et de l’ad-
ministration strictement exégétique des textes obtenus par un effort réel et
authentique de la pensée. On entrerait donc dans le «temps pauvre» du com-
mentaire second en marge des «textes sacrés», un temps où les grands pen-
seurs font défaut, le temps des manipulations textuelles, des conjectures
terminologiques et des improvisations théoriques, où abondent le minima-
lisme et la multitude strictement horizontale qu’il entraîne. À ce mode «pess-
imiste» d’évaluer l’évolution d’une telle discipline nous pouvons opposer
une perspective plus positive: nous pouvons ainsi objecter que ce stade ouvre,
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 293

au contraire, l’étape «classique» de cette orientation, où celle-ci, ayant déli-


mité ses repères principaux, a à se développer dans la positivité de la tâche
qu’elle a à accomplir. Cette étape serait donc celle où la discipline en discus-
sion est mondialement consacrée et reconnue comme telle et où ses résultats
positifs deviennent des «biens» de la culture universelle, «trésor» de l’hu-
manité, atteignant ainsi la dignité de l’universalité.
Nous pouvons poser ces problèmes aussi dans le cas de la phénoméno-
logie: elle semble avoir parcouru déjà un chemin assez long et, après ce par-
cours, elle peut mettre enfin en question sa propre évolution. Plusieurs
ouvrages s’efforcent de souligner que la phénoménologie, en atteignant son
centenaire et en passant dans son deuxième siècle d’existence, parcourt une
époque de reconfigurations méthodologiques et de redéfinitions thématiques.
On pose le problème d’une unification historique de la phénoménologie et on
essaie la reconstruction intégrale de la carte de sa genèse et de son développe-
ment ramifié. On soulève ainsi le problème de l’histoire de la phénoméno-
logie comme telle et on affirme qu’elle constitue déjà une «tradition», dont la
cohérence et l’intégralité doivent être comprises et approfondies. La question
est donc la suivante: quelle est la cohésion de la phénoménologie aujourd’hui,
au début du troisième millénaire, après tant de transformations et de modifi-
cations qu’elle a subies? Serait-il exagéré d’affirmer que sa technique interne
et son moteur intime sont représentés par un instinct d’infidélité, par une vo-
cation du parricide, par une volonté constante de nier et de «dépasser», dans
chacun de ses moments distincts, les stades réflexifs précédents? Que signifie
se situer dans un champ théorique et thématique qui est à présent caractérisé
par une diversité vertigineuse et par une multiplicité qu’on ne peut plus cir-
conscrire? Que signifie avoir un commerce adéquat – au-delà de la propre
préoccupation concrète – avec l’intégralité essentielle de la discipline dont on
fait partie? Comment donc peut-on penser en phénoménologue aujourd’hui,
sans se laisser complètement absorber par une telle ou telle nomenclature, ca-
talogage, grille mentale ou jargon conceptuel, sans être donc «husserlien» ou
«heideggérien», «sartrien» ou «merleau-pontyen», «derridien» ou «lévi-
nassien», «henryen» ou «gadamerien»?
Même si les deux encyclopédies qui ont attiré notre attention ne répon-
dent pas à ces questions, elles correspondent toutefois à ce moment problé-
matique de l’évolution de la phénoménologie, ayant l’intention subsidiaire
d’en totaliser l’histoire et d’en caractériser le stade actuel de la recherche2.

2 On peut entrevoir dès le début que l’esprit de l’élaboration de ces volumes est
très positif et que la vision est pleine de promesses et d’encouragements. La prolificité
de la phénoménologie, la fertilité de sa démarche et la diversification de son champ de
rayonnement constituent, pour les éditeurs de ces encyclopédies, la garantie avérée
pour la vitalité et la légitimité future de cette démarche: «the history of the phenome-
nological movement bears testimony to the enormous fecundity of phenomenology –
compared to which the other philosophical currents of today seem barren» écrit-on
dans le préface d’EP (p. 10). «Here is the harvest of a hundred years», affirme
l’éditrice de PWW (p. xi), les fruits et les résultats positifs d’un siècle de réflexion phéno-
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Dans l’effort réflexif par lequel la phénoménologie évalue son passé, son pré-
sent et ses chances pour un avenir valide, cette démarche de totalisation qui
doit exposer aussi bien son histoire arborescente que l’intégralité des prob-
lèmes suscités par cette tradition, est inévitable. Son identité doit être ainsi re-
définie par rapport aux multiples ramifications surgies lors des successifs
divorces méthodologiques et thématiques. La question est, en conséquence,
de savoir si un programme phénoménologique unitaire, capable d’envelopper
tous les types de discours qui peuvent être désignés comme phénoménologi-
ques, peut encore être proposé.
La question de savoir si la phénoménologie est totalisable de point d’un
vue historique doit cependant être doublée d’une autre interrogation, préa-
lable: la phénoménologie a-t-elle, dans le sens essentiel de sa démarche, la vo-
cation de la totalité? L’idée de la totalisation est-elle spécifique au type
phénoménologique d’investigation? Lévinas a-t-il raison quand il inclut la
phénoménologie dans l’aire de la philosophie de la totalité? En effet, cette
discussion doit commencer par la clarification du concept de totalité. Quel
sens possède donc la totalité que la totalisation de la phénoménologie essaie
de mettre en jeu, en tant que projet, quand on essaie d’en réaliser une ency-
clopédie? Or, à première vue, nous pouvons saisir plusieurs significations se-
lon lesquelles l’idée de la totalité est propre à la phénoménologie et à son
histoire.
Par exemple, par la théorie du tout et des parties, le thème de la «totali-
té» est présent dès le début dans la phénoménologie husserlienne. De plus, le
projet phénoménologique husserlien peut être caractérisé, dans sa vision
fondamentale, comme «démarche totale». Husserl entendait la tâche de la
phénoménologie comme clarification descriptive, bien orientée méthodologi-
quement, de l’intégralité des champs, des niveaux et des structures de l’expé-
rience. Le cadre intégrateur étant tracé, la carte complète étant jalonnée, les
démarches ultérieures, régionales et appliquées, reviennent à ceux qui tra-
vaillent à la clarification de tel ou tel aspect de l’expérience, aspect qui garde
sa place déterminée dans la perspective englobante initiale, architectonique-
ment constituée, méthodologiquement préordonnée. La tâche de la recherche
est assurément infinie, mais son cadre total est dès le début fixé. On sait, par
exemple, que Husserl a pensé à un moment donné que Heidegger a choisi de
défricher un certain fragment de cette totalité, notamment la phénoménolo-
gie de la vie religieuse. Et grande a été sa surprise quand il a compris finale-
ment que les intentions fondamentales de son disciple favori ne se focalisaient
point sur une sous-classe de l’expérience et que Heidegger avait changé le
cadre même de la discussion, donnant une nouvelle orientation à la phénomé-

ménologique. La signification étymologique du terme «encyclopédie» (e}gku/klioj


paidei/a) devient transparente dans la mesure où la phénoménologie parvient à être –
en tant qu’acquisition spirituelle de l’humanité – discipline d’étude, sens qu’on peut en-
seigner, apprendre et étudier (d’où la possibilité d’une encyclopédie „of Learning”)
dans les multiples programmes universitaires et post-universitaires où elle est absorbée.
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nologie. À son tour, Heidegger, du moins dans Être et temps, poursuit ses
analyses dans une perspective totale: même si l’analytique du Dasein ne
constitue pas une ontologie complète de l’être humain, elle trace le cadre in-
tégral dans lequel les divers aspects de l’existence humaine pourraient être
clarifiés à partir de ses fondements ontologiques, en vue d’une anthropologie
concrète déployée à la lumière de l’analytique et en conformité avec son fil
conducteur.
L’extension «totale» de la phénoménologie a été facilitée, dans un autre
sens, par son caractère méthodologique préalable. En s’exer¢ant d’abord
comme méthode et manière de clarification du tel ou tel secteur déterminé de
l’expérience (ou de ses structures), la phénoménologie peut se référer à n’im-
porte quel domaine de l’expérience: elle devient phénoménologie (de la con-
science intime) du temps, phénoménologie de la vie facticielle, de la vie
religieuse, des dispositions affectives, de la perception ou de la corporéité
charnelle, de l’art ou de la musique, de l’altérité ou de l’intersubjectivité, des
sens principaux ou secondaires, de la naissance ou de la mort, de l’amour, des
psychoses, de la promesse, de la prière ou du tragique etc. Ce qui est impor-
tant c’est le mode de dévoilement du phénomène en question et non pas quel
est (et doit être) le phénomène que la phénoménologie a à thématiser. La ques-
tion «quel est l’objet par excellence de la phénoménologie?» ou «qu’est-ce
qu’un phénomène au sens insigne?» est rarement soulevée dans les milieux
phénoménologiques contemporains, tant éloignés de toute nuance «maxima-
liste». Ainsi, toute chose semble pouvoir être, en principe, objet de la phéno-
ménologie et nous pouvons imaginer tant de variantes de «phénoménologie
de la…»
La phénoménologie a connu dans les dernières décennies une expansion
«totale» dans un autre sens, notamment d’un point de vue disciplinaire, par
le commerce croissant avec autres disciplines. Ainsi se sont constituées des di-
verses orientations disciplinaires qui, par le contact avec la phénoménologie,
sont devenues à leur tour «phénoménologiques»: les dénominations d’esthé-
tique phénoménologique, d’architecture phénoménologique, de sociologie
phénoménologique, de psychiatrie ou psychopathologie phénoménologique
etc. sont déjà classiques. Plus récemment ont proliféré des connexions de plus
en plus insolites entre la phénoménologie et autres orientations, savoirs ou
pratiques, dont quelques unes sont très lointaines du type traditionnel de phi-
losophie. Cette situation apporte aussi bien la promesse d’un enrichissement
sans précédent et d’une ouverture inespérée vers des domaines théoriques de
plus en plus éloignés, que le risque de la dispersion, du gaspillage et de
l’émiettement minimaliste et appliqué. Ainsi, on parle de phénoménologie et
film, phénoménologie et danse, phénoménologie et féminisme, phénoméno-
logie et nursing, phénoménologie et éducation physique, phénoménologie et
gender etc. La phénoménologie devient ainsi une «perspective», pas seule-
ment philosophique et, finalement, pas seulement théorique. Cette vision
élargie – qui peut susciter des réserves chez ceux qui sont attachés au sens tra-
ditionnel de la phénoménologie – est promue par les éditeurs de ces deux en-
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cyclopédies. Dans EP nous trouvons beaucoup d’articles où on discute l’ap-


port de la phénoménologie au développement de diverses disciplines ou pra-
tiques extra philosophiques: médecine, mathématique, théâtre, sociologie,
géographie sociale, mais aussi reading, literature, ethnic studies, ethnology,
political science, education, ecology ou economics. PWW propose aussi une sé-
rie d’articles ayant une certaine orientation interdisciplinaire, sous l’intitulé
de innovations in life-oriented arenas.
Enfin, il faut comprendre l’évolution de la phénoménologie – et ici est im-
pliqué un autre sens de la totalité – comme expansion planétaire. On va jusqu’à
affirmer le commencement d’une époque planétaire de la phénoménologie: si
avant les années 40 on faisait de la phénoménologie seulement en Allemagne,
pour qu’après la guerre sa patrie devienne la France, à la suite de la multiplica-
tion des centres de recherche, de l’internationalisation de la connaissance et de
l’explosion des possibilités de communication nous ne pouvons plus parler
d’une hégémonie nationale ou régionale de la phénoménologie. Surtout par
l’introduction massive de la phénoménologie dans les milieux américains –
étant jusqu’ici une philosophie «continentale» – nous ne pouvons plus envi-
sager un centre unique, le paysage international étant configuré par plusieurs
traditions et histoires locales, des «aventures nationales» de la phénoménolo-
gie3. Mais si cette multiplication doit être finalement unifiée, l’unification res-
te – dans la mesure où nous ne pouvons plus trouver une unité interne –
purement extérieure, dans une œuvre de totalisation nationale, géographique
et, somme toute, politique et géopolitique: la phénoménologie affronte la pro-
vocation de la globalisation, sceau de l’ère présente.
Les deux encyclopédies sur lesquelles nous voulons discuter mettent en
lumière, de fa¢on différente et avec des accents distincts, cette situation géné-
rale de la phénoménologie actuelle. Elles témoignent en grandes lignes de la
même vision totale et propagent le même type de développement globalisant.
Peut-être est-ce pour cette raison que ces deux volumes et institutions peu-
vent être considérés d’une certaine fa¢on comme «rivaux». Si nous essayons
de voir, par exemple, combien d’auteurs ont participé aussi bien dans une en-
cyclopédie que dans l’autre, nous serons surpris de constater qu’un seul nom
peut être invoqué: Manfred Frings, qui est présent avec des articles sur Max
Scheler; avec cette singulière exception, nous pouvons soup¢onner que ces

3 La vocation totalisante et planétaire est visible également dans les deux volumes:
«it is plausible […] to suppose that […] a planetary period is beginning» (EP, p. 5). En
ce qui concerne PWW, la vision planétaire est visible dès son titre: il s’agit d’un institut
«mondial» de phénoménologie (World Phenomenology Institute) et le volume regarde
la phénoménologie world wide. Cette perspective «globale» a été consacrée institution-
nellement par la fondation (en 2002 à Prague, à l’initiative du Center for Advanced Re-
search in Phenomenology) d’une institution planétaire, intitulée «L’organisation des
organisations de phénoménologie» (O.P.O.), coupole sous laquelle sont réunies environ
100 organisations nationales ou régionales de phénoménologie. Sous ce regard, les deux
volumes se sont également consacrés à mettre en lumière les traditions locales de la
phénoménologie dans le cadre des diverses cultures philosophiques nationales.
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immenses communautés de chercheurs se développent parallèlement l’une


par rapport à l’autre.
En revenant après ces observations à la matière effective de ces deux ency-
clopédies, nous pouvons dire d’abord qu’il y a tant d’aspects qui individua-
lisent chacune des deux démarches. Même si nous ne pouvons pas discuter la
totalité du matériel présenté – étant donnée son ampleur – nous essaierons de
nous concentrer sur la structure de ces volumes et d’en caractériser les prin-
cipes de composition, soulignant selon le cas les avantages et les désavantages
de chaque tentative. Nous commencerons alors selon l’ordre chronologique
avec EP.

Encyclopedia of Phenomenology (EP)

Comme nous lisons dans la préface (signé par Lester Embree, pp. xiii-
xiv), le projet d’une encyclopédie de phénoménologie a été entamé en 1992 à
l’initiative du comité directeur du Center for Advanced Research in Pheno-
menology. L’introduction du volume (pp. 1-10) clarifie d’une manière suc-
cincte le concept de phénoménologie avec lequel on opère ici, indiquant ses
caractéristiques essentielles. On présente une périodisation minimale, nuan-
¢ant la fa¢on dont the phenomenological agenda a évolué au cours de son his-
toire. L’introduction s’achève avec une courte démarche comparative entre la
phénoménologie et le néokantisme, la philosophie analytique, le marxisme et
la psychanalyse. Toutefois, nous ne trouvons pas de discussion concernant
l’intention de cette encyclopédie et la vision des éditeurs eu égard à l’impor-
tance stratégique d’un tel moment de totalisation. EP possède la structure
convenable d’un dictionnaire, contenant 166 articles ordonnés alphabétique-
ment, chaque article ayant environ 3000 mots et étant accompagné par une
courte bibliographie où sont indiquées les ressources essentielles pour l’ap-
profondissement du problème en question. Les éditeurs ont inclus sept caté-
gories principales d’articles: 1) les quatre tendances majeures de la
phénoménologie, 2) vingt-trois traditions nationales en phénoménologie, 3)
vingt-deux disciplines philosophiques secondaires, 4) une série d’orienta-
tions phénoménologiques, 5) quarante major topics phénoménologiques, 6)
vingt-huit figures majeures de phénoménologues, et 7) vingt-sept figures et
mouvements non-phénoménologiques mais qui semblent avoir des similari-
tés significatives par rapport à la phénoménologie. Les articles sont en géné-
ral homogènes, aussi bien quant à la perspective qu’en ce qui concerne le style
de traitement, ce qui confère au volume une nuance unitaire, très nécessaire
étant donnée son étendue.
Les quatre tendances majeures de la phénoménologie correspondent, en
grandes lignes, aux périodes de son développement. Les deux premières sont
originairement husserliennes, étant continuées par des «chaînes» de descen-
dants (la phénoménologie réaliste et la phénoménologie constitutive), les
autres surgissant en réaction à l’œuvre de Husserl (la phénoménologie exis-
tentiale et la phénoménologie herméneutique). Barry Smith, dans son article
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Realistic Phenomenology (pp. 586-590), caractérise cette orientation comme


attachée au principe d’une phénoménologie descriptive «orientée vers l’ob-
jet», comme elle a été proposée dans les Recherches logiques. L’auteur rap-
pelle une série de figures de la phénoménologie réaliste des cercles de Munich
et Göttingen (Daubert, Pfänder, Reinach, Geiger, Scheler, T. Conrad, Hed-
wig Conrad-Martius, T. Celms, Edith Stein, Ingarden), mais aussi des auteurs
contemporains, plus proches de la philosophie analytique (R. Chisholm, J.
Findlay, K. Schuhmann, D. Münch, K. Mulligan, D. Willard, B. Smith). Les
représentants de ce mouvement ont rejeté la phénoménologie «orientée vers
l’acte» des Ideen I (1913), en la considérant comme une tournure «idéa-
liste». Celle-ci est discutée sous le titre de Constitutive phenomenology par
Fred Kersten (pp. 110-114), qui accentue la distinction entre la démarche sta-
tique et la démarche génétique en phénoménologie, renvoyant aux auteurs
qui ont illustré ce type d’investigation (Fink, Landgrebe, Cairns, Gurwitsch,
Sartre, Merleau-Ponty). G. Nicholson (pp. 304-308) discute la phénoméno-
logie herméneutique qui prend sa source dans le tournant d’Être et temps
(1927), continuée par Gadamer, Ricœur et, plus récemment, par C. Schrag et
J.J. Kockelmans. Enfin, la phénoménologie existentiale, qui dérive du même
ouvrage de Heidegger, comprend notamment les développements fran¢ais
d’après la guerre (Marcel, Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir). En
dehors de ces articles, nous pouvons rappeler – pour le panorama des sous-
classes de la phénoménologie – les articles de Lester Embree, Constitutive
phenomenology of the natural attitude (pp. 114-116), Anthony J. Steinbock,
Generative phenomenology (pp. 261-266) et Donn Welton, Genetic pheno-
menology (pp. 266-270).
Une autre perspective adoptée par les éditeurs de EP est celle des micro-
biographies focalisées sur des auteurs qui appartiennent à la phénoménologie.
La question «qui est phénoménologue et qui ne l’est pas?» a suscité toujours
beaucoup de difficultés. Même dans ce contexte elle soulève plusieurs prob-
lèmes. Évidemment, une série d’articles est dédiée aux figures classiques de la
phénoménologie: Husserl, Heidegger, Scheler, Schütz, Gurwitsch, Edith
Stein, Fink, Ingarden, Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas, Gadamer, Derrida ou
Ricœur. Autres articles sont consacrés à ceux qui peuvent être nommés
«phénoménologues» seulement d’une manière seconde, par contamination
ou extension, menant la phénoménologie près des frontières des autres types
de discours: Hartmann, Hannah Arendt, Marcel, Ortega Y Gasset, Simone
de Beauvoir, Koyré, Tran Duc Thao, Binswanger ou Kitaro Nishida. Une
autre classe discute des auteurs qui ont eu une certaine liaison à la phéno-
ménologie, sans être proprement dit phénoménologues eux-mêmes: James,
Dilthey, Bergson, Cassirer, Jaspers, Simmel, Weber ou Foucault. On intro-
duit toutefois une série d’articles dédiée à des auteurs pré-phénoménologues,
tels Fichte, Hegel, Kant ou Schelling, qui – bien qu’ils aient pu avoir un cer-
tain impact à un moment ou l’autre de la phénoménologie – ne peuvent pas
être considérés, au sens propre, comme les prédécesseurs de ce courant phi-
losophique, comme c’est, par exemple, le cas de Brentano. Peut-on deman-
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 299

der pourquoi ces auteurs ont-ils été introduits dans une encyclopédie de phé-
noménologie, ou, si la perspective était vraiment si large, pourquoi seulement
eux? Au fond, même Aristote a été à un moment donné absolument détermi-
nant pour la configuration de la phénoménologie de Heidegger, pourquoi
donc ne mériterait-il pas une place dans une encyclopédie de phéno-
ménologie? On peut accentuer cette question si l’on considère qu’on intro-
duit des auteurs non susceptibles d’être situés sous la catégorie de la
phénoménologie, tels Wittgenstein ou Frege. Enfin, c’est en quelque sorte
inexplicable que dans une encyclopédie de phénoménologie on puisse trouver
place pour Wittgenstein, Weber ou Fichte, mais qu’on n’accorde pas d’artic-
les séparés à des voix novatrices de la phénoménologie contemporaines, telles
celles de Jan Patoèka, Michel Henry, Marc Richir ou J.-L. Marion.
Une autre catégorie d’articles inclus dans EP discute des traditions phéno-
ménologiques nationales. Nous trouvons ainsi une série de descriptions très
instructives concernant la genèse et l’expansion de la phénoménologie dans
divers pays, esquissant les étapes de son développement régional: les princi-
paux auteurs et ouvrages, les traductions, les collections, les programmes uni-
versitaires, aussi que le stade actuel de la discipline – représentants, centres de
recherche, revues de spécialité etc. Sont ainsi analysées les histoires de la phé-
noménologie dans des pays ayant un prestige déjà reconnu et une tradition
bien enracinée et très fertile, tels que l’Allemagne, la France, Les Pays-Bas,
l’Autriche, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Italie, le Japon ou Les États-Unis.
L’expansion de la phénoménologie est aussi poursuivie dans des régions où
elle présente un intérêt croissant pour la communauté philosophique: l’An-
gleterre, le Canada, la Chine, la Corée, l’Espagne, l’Afrique du Sud, l’Austra-
lie, l’Hongrie, l’Inde, la Yougoslavie, le Portugal, la Russie (et l’ex-Union
Soviétique), la Scandinavie ou l’Amérique latine. Le fait que la Roumanie
n’est pas présente dans cette encyclopédie (comme, d’ailleurs, elle n’est pas
présente ni dans PWW, de date plus récente) n’est pas seulement un handicap
qui n’honore point les milieux philosophiques roumains, mais aussi le signe
d’une tâche urgente qui revient directement à ceux qui travaillent en phénomé-
nologie dans notre pays. Outre l’article de Gabriel Liiceanu4 sur la réception de
Heidegger en Roumanie et, plus récemment, les présentations succinctes de
Mãdãlina Diaconu5 et Gabriel Cercel6, il n’y avait aucune tentative systéma-
tique et appliquée, fondée sur un travail soutenu d’archive, d’esquisser la ge-
nèse et le développement de la phénoménologie en Roumanie et de présenter
cette image d’ensemble au public international. Cette déficience caractérise de
fait la philosophie roumaine en son entier, celle-ci étant absente (ou, dans les

4 Gabriel LIICEANU, «Heideggers Rezeption in Rumänien (1931-1987)», in Studia


Phænomenologica I (2001), no. 1-2, pp. 25-43.
5 Mãdãlina DIACONU, «A Short History of Phenomenology in Romania», texte
publié sur le site http://www.culture.ro/srf/presentation/short_history.php.
6 Gabriel CERCEL, «Phänomenologie in Rumänien nach 1989. Ein Bericht», in
Heidegger Studies, no. 19 (2003), pp. 185-189.
300 CRISTIAN CIOCAN

meilleurs cas, présente seulement de fa¢on vague) dans les encyclopédies ré-
centes de philosophie qui totalisent le savoir au niveau international. En ce
qui concerne la phénoménologie, un travail animé par une perspective uni-
taire historique et généalogique, ayant une prétention de complétude, qui re-
construise pas à pas l’infiltration de la phénoménologie dans les milieux
philosophiques roumains, dès le début du siècle dernier jusqu’au nôtre, serait
nécessaire.
Revenant à EP, une autre série d’articles est consacrée aux concepts qui
jouent un rôle central en phénoménologie, tels «ego», «chair», «Dasein»,
«action», «mémoire», «vérité», «évidence», «attente», «intersubjectivité»,
«sens», «noème», «perception», «espace», «temps», «monde», «émo-
tion», «imagination», «intentionnalité», «monde de la vie», «langage» ou
«représentation». Des articles distincts sont dédiés aux déterminations de la
phénoménologie, par exemple en tant qu’ontologie formelle et matérielle,
comme ontologie régionale ou comme ontologie fondamentale; d’autres ar-
ticles se focalisent sur des méthodes spécifiques de la phénoménologie (mé-
thode eidétique, e}poch/ et réduction). Aussi, on discute le rapport de la
phénoménologie aux autres orientations philosophiques, les unes plus
proches (comme l’existentialisme ou l’herméneutique), les autres plus éloig-
nées (comme le post-modernisme, le structuralisme, le marxisme, le fémi-
nisme) voire même d’autres plutôt rivales, comme la philosophie analytique,
l’empirisme logique ou le positivisme logique. (Nous remarquons l’absence
d’article consacré au néokantisme, bien que même la préface ait attiré l’atten-
tion sur la relation particulière que la phénoménologie a entretenue avec ce
courant philosophique, pp. 6-7). Il y a des articles qui thématisent l’impact de
la phénoménologie sur des domaines classiques de la philosophie, tels la lo-
gique, la théorie de la valeur, la philosophie de la mathématique, l’esthétique
ou l’éthique – nous avons des articles distincts sur l’éthique chez Husserl,
Scheler et Sartre. On discute aussi le rapport entre la phénoménologie et la
philosophie moderne, la théorie morale britannique, l’empirisme britannique,
la philosophie politique, l’anthropologie philosophique ou la philosophie de
la communication. Étant donnée la relation privilégiée de la phénoménologie
avec les sciences du psychique, nous trouvons une série d’articles sur la psy-
chologie, le psychologisme, Gestalt psychology, la philosophie de la psycho-
logie, psychanalyse, psychiatrie, cognitive sciences ou artificial intelligence.
Une autre ligne thématisée est celle liée aux sciences de la nature (natural
science in constitutive perspective ou natural science in hermeneutical perspec-
tive, sur le naturalisme et l’objectivisme dans la phénoménologie), aux
sciences de l’environnement (ecology, deep ecology, social geography ou beha-
vioral geography) et aux diverses sciences humaines ou disciplines culturelles
(ethnic studies, ethnology, critical theory, reading, theater, l’anthropologie
culturelle, la théorie de la littérature, la pédagogie). Une attention spéciale est
accordée au rapport entre la phénoménologie et la sociologie (on a des articles
sur la sociologie en l’Allemagne, au Japon et aux États-Unis) et l’économie.
Apparaît aussi une série d’articles qui concrétisent la problématique phéno-
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 301

ménologique de la Leiblichkeit (dance, somatics, physical education, nursing,


medicine). L’approche phénoménologique du fait religieux est discutée dans
l’article Religion (J. G. Hart, pp. 589-6037), tandis que l’article de Masako
Odagawa discute les affinités entre la phénoménologie et le bouddhisme,
l’auteur se demandant finalement si une phénoménologie bouddhiste est pos-
sible. Dans ce contexte, il est surprenant que le dialogue entre phénoméno-
logie et théologie ne soit pas thématisé, bien qu’une célèbre conférence porte
précisément ce nom, et que beaucoup de voix aient affirmé une «tournure
théologique» de la phénoménologie récente.
Somme toute, nous pouvons dire que EP constitue un excellent instru-
ment de guidage dans le territoire accidenté de la phénoménologie, couvrant
la majorité des thèmes centraux de ce courant philosophique et les principales
régions disciplinaires qu’il a fertilisées. En dépit de quelques absences, le pro-
jet de cette encyclopédie est fortement utile pour saisir les lignes de force que
la phénoménologie a parcourues dans son histoire centenaire. L’index de ce
volume (pp. 751-764) est également appréciable, pouvant orienter le lecteur
vers les divers sujets qui composent cette encyclopédie.

Phenomenology World Wide

Tournons maintenant notre attention vers le deuxième projet encyclopé-


dique pour en tenter une succincte radiographie. Pendant que EP est or-
ganisée selon le modèle d’un dictionnaire, avec des articles ordonnés
alphabétiquement, PWW a la structure d’un recueil d’articles. Le volume ras-
semble presque quatre-vingt études focalisées sur un problème ou un aspect
historique de la tradition phénoménologique. Les études sont néanmoins iné-
gales quant à la dimension, les unes ayant deux pages pendant que les autres
dépassent trente pages. Le fait que PWW accueille parfois des études d’am-
pleur, résultats d’analyses approfondies, peut être considéré comme un avan-
tage par rapport à EP, où les articles demeurent en quelque sorte à un niveau
introductif. Toutefois, nous pouvons être frappé d’une certaine hétérogénéi-
té méthodologique des articles compris dans PWW; ils ne sont pas toujours
élaborés dans une perspective unitaire – ce qui aurait donné une unité plus
manifeste à l’encyclopédie – et le volume comme tel semble assez hétérocli-
te. Quelques études ont une envergure historique, poursuivant la clarification
de l’évolution d’un problème, d’autres sont des analyses systématiques,
d’autres sont de courts exposés autour d’un domaine, d’autres sont des ar-
ticles habituels d’une encyclopédie, enfin d’autres sont des recherches auto-
nomes qui auraient pu être publiées dans n’importe quelle autre collection
d’articles.

7 Nous sommes obligés dans ce contexte de signaler que les dates de Mircea Eli-
ade, historien des religions d’origine roumaine, ne sont nullement 1867-1953, comme
il est marqué de fa¢on erronée à la page 599, mais 1907-1986.
302 CRISTIAN CIOCAN

Dans l’Introduction (pp. 1-8), Anna-Teresa Tymieniecka affirme que la


phénoménologie est the inspirational force of our times, en avouant aussi la
difficulté qu’affronte la tentative d’esquisser les frontières qui la délimitent
des autres types de discours8. Le dynamisme historique et thématique (ce que
les éditeurs de EP nommaient «l’évolution du phenomenological agenda»)
est décrit ici comme une succession des plusieurs platforms qui peuvent se dé-
partager dans l’œuvre de Husserl, à la mesure de l’approfondissement et l’ar-
ticulation des niveaux et des couches de l’expérience de plus en plus
profonds: de la «phenomenology’s first platform, that of the eidetic investi-
gation of objects» jusqu’à «the last platform, that of the lifeworld», la phé-
noménologie husserlienne a mis en jeu, considère l’éditrice, plusieurs
«frameworks of legitimation»: d’ordre eidétique, transcendantal, statique,
génétique, intersubjectif etc. (p. 2). Par contraste avec EP qui tente de mettre
en lumière aussi les mutations de paradigme dans la phénoménologie post-
husserlienne (la phénoménologie herméneutique et existentiale), le concept
de phénoménologie avec lequel PWW opère se focalise strictement sur
l’œuvre de Husserl et la polyphonie historique de la phénoménologie semble
en quelque sorte réduite au projet fondateur. Quant à la structuration du
contenu, PWW est organisé en trois parties principales, chacune ayant trois
subdivisions: (1.) Laying the Foundations of Phenomenology, (2.) Expanding
Horizons et (3.) Life-Engaged Phenomenology. Les premières deux parties
sont articulées conformément à un principe chronologique, en thématisant
une série de repères du développement historique de la phénoménologie: la
première partie traite de la phénoménologie jusque dans les années 40, tandis
que la deuxième partie se focalise sur les déploiements d’après la Seconde
Guerre. Quant à la troisième partie, elle thématise divers aspects du dévelop-
pement de la phénoménologie.
(1.) I. La première section de la première partie, The Incipient Phase (pp.
11-77), contient des études sur la genèse et l’instauration de la phénoménolo-
gie: sur Brentano en tant que «grand-père» de la phénoménologie (M. Anto-
nelli), sur le débat autour du concept de la personne dans le contexte des
rapports de Husserl avec les cercles phénoménologiques de Munich et Göt-
tingen (Roberta de Monticelli) ou sur Jean Hering (J. Surzyn). La deuxième
section se concentre sur des problèmes et concepts fondamentaux de la phé-
noménologie de Husserl: on discute ici le rapport avec les mathématiques
(Claire Ortiz Hill), le problème d’une grammaire logique pure (J. Benoist ou
L. Flores), l’attitude naturelle (S. Luft), la passivité (R. Kühn et M. Staudigl),
la temporalité et l’intentionnalité (Sonja Rinofner-Kreidl), l’intersubjectivité
et l’empathie (Kathleen Haney) ou le monde de la vie (Bianca Maria d’Ippo-

8 Dans la préface (pp. xi-xii), l’éditrice de PWW affirme clairement l’originalité du dé-
marche proposé dans ce volume («So far unique in its kind, our guide is meant to of-
fer a survey in depth of phenomenological learning», p. xi, n.s.); toutefois, il mériterait,
dans ce sens, de rappeler la tentative antérieure de EP comme indice d’un raccord ob-
jectif et collégial par rapport aux résultats du travail d’un autre collectif de chercheurs
qui ont visé, en quelque sorte, la même chose.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 303

lito). La troisième section (The Efflorescence of Phenomenology) discute les


représentants du first wave de la phénoménologie: Scheler (M. Frings), In-
garden (Zofia Majewska et V. Kocay), Hedwig-Conrad Martius et Edith
Stein (Angela Ales Bello), Heidegger (J. Watanabe). Une apparition bizarre
dans cette section est l’article de Maria Bielawska, dédié à une figure qu’on
peut difficilement situer dans la première phase de la phénoménologie: Da-
nuta Gierulanka. Son champ de recherche, nous dit-on, serait la «phénomé-
nologie des mathématiques». La raison éditoriale pour l’introduction de cette
figure dans ce volume et dans cette section est que D. Gierulanka a traduit en
polonais l’œuvre que Ingarden avait rédigé en allemand (p. 198). Le fait que
cette figure a sa place légitime dans une histoire de la phénoménologie en Po-
logne (d’ailleurs le pays d’origine de l’éditrice) ne justifie pas pourtant sa pré-
sence dans ce contexte, entre Heidegger, Scheler et Edith Stein9. Aussi,
peut-on dire que les articles de Jocelyn Benoist, placés dans la deuxième sec-
tion et traitant sur le rapport de Husserl avec Brentano, Bolzano et Marty,
auraient été peut-être plus appropriés dans la première section, celle qui dis-
cute la genèse de la phénoménologie. Au contraire, l’ample article d’Angela
Ales Bello, situé dans la première section et qui traite des «principes généra-
tifs de la phénoménologie» (la réduction, l’évaluation des sciences, la consti-
tution d’une anthropologie phénoménologique par le recours à l’éthique, à la
religion et à la théologie), aurait mérité d’être placé dans la deuxième section,
au moins parce que cette étude concerne une aire temporelle qui couvre trois
décennies de l’œuvre de Husserl, n’étant donc pas the incipient phase.
La deuxième partie du volume (2.), Expanding Horizons, se focalise sur la
phénoménologie strictement contemporaine. La première section met en jeu
une optique régionale, en discutant de manière succincte les repères de la dis-
cipline après 1945 en Allemagne (de Landgrebe et Fink à Waldenfels), Belge,
Hollande, Flandre, Amérique du Nord, Italie, Bohême et Slovaquie, Géorgie,
Lituanie, Inde, Japon, Corée et le monde islamique. La deuxième section con-
tient des articles dédiés à des auteurs qui font partie du second wave de la phé-
noménologie (Sartre, Merleau-Ponty, Gadamer, Ricœur, Ortega, Zubiri,
Levinas, Anna-Teresa Tymieniecka et Derrida). Une catégorie d’auteurs con-
stitue l’objet de la troisième section: auteurs de langue espagnole (María
Zambrano, Fernando Montero, José Gaos), italienne (Antonio Banfi, Enzo
Paci, Sofia Vanni-Rovighi, Dino Fromaggio, Mario Sancipriano), polonaise
(Karol Wojtyla, Jòsef Tischner), allemande (Hermann Schmitz) et fran¢aise
(Michel Henry). Nous devons remarquer aussi dans ce contexte une série
d’incongruences. D’une part, il serait, à notre avis, plus approprié que la sec-
tion qui traite le second wave phénoménologique (et qui contient des auteurs
déjà classiques) soit située avant les exposés informatifs sur la phénoméno-
logie en Inde, Géorgie, Lituanie ou dans le monde islamique. En ce qui con-

9 Évidemment, cette option n’est pas tout à fait congruente avec les affirmations de
la préface: «I hope that all of the classical phenomenological thinkers of the first wave
of phenomenology have been mentioned in appropriate place; we have chosen for a spe-
cial entry only a few, namely, those whose influence remains alive and actual in con-
temporary phenomenological reflection» (PWW, p. xi).
304 CRISTIAN CIOCAN

cerne la deuxième étape de la phénoménologie, sa composition est parfois as-


sez surprenante et nous pouvons légitimement nous demander quels en sont
les critères10. En tout cas, il est étonnant qu’un auteur de premier rang comme
Michel Henry, qui appartient logiquement, thématiquement et biogra-
phiquement au second wave auprès de Merleau-Ponty et Lévinas, soit expul-
sé dans la troisième section, qui loge des figures seulement tangentiellement
phénoménologiques (comme Jean-Paul II) ou évidemment mineures, qui
possèdent seulement une portée nationale. De plus, une hiérarchie qui propo-
se que dans l’histoire de la phénoménologie des auteurs comme Ortega, Zu-
biri et Anna-Teresa Tymieniecka (propulsés d’une manière déroutante dans
le deuxième wave des «classiques de la phénoménologie», auprès de Sartre,
Merleau-Ponty, Gadamer et Lévinas) soient situés avant Pato¤ka ou Henry
ne semble pas entièrement objective. Enfin, on s’étonne à la lecture de l’article
intitulé «Hermann Schmitz. The New Phenomenology» (pp. 491-493), ar-
ticle signé par l’auteur même qu’il présente, fait qui ne peut pas être validé par
aucune déontologie possible; cette nouvelle phénoménologie, dont les liens
avec l’«ancienne» ne semblent point très évidents, est de fait difficile à clas-
ser, comme sont difficiles à comprendre les raisons éditoriales qui justifient
l’acceptation d’un tel texte.
La troisième partie du volume est intitulée (3.) Life-Engaged Phenome-
nology et est composée à son tour de trois sections: I. Phenomenology’s Brin-
ging Forth and Reformulating Basic Life-Significant Issues, II. Innovation in
life-oriented arenas et III. From theory to life-practice: phenomenological psy-
chiatry. À l’exception de la dernière section – qui arrive à obtenir une unité in-
terne, étant focalisée sur un champ thématique et théorique déterminé (la
psychiatrie) –, les autres sections semblent en quelque sorte improvisées, le ras-
semblement des études étant un peu arbitraire. Par exemple, dans la première
section nous trouvons aussi bien des études thématiques, focalisées sur des pro-
blèmes husserliens déterminés – sur l’intersubjectivité et l’historicité (K. Roks-
tad), sur la corporéité et intersubjectivité (Maria Jose Cantista et Maria
Manuela Martins), des études qui auraient pu être situées tout aussi bien dans
la deuxième section de la première partie – que des articles qui discutent le rap-
port entre la phénoménologie et un domaine philosophique comme l’éthique
(J. Bengtsson), entre la phénoménologie et des sciences particulaires comme la
sociologie (G. Backhaus) et la pragmatique (E. Grillo), entre la phéno-
ménologie et une orientation philosophique comme le pragmatisme (P. Bour-
geois). Voilà trop de perspectives pour pouvoir constituer une section unitaire.
L’absence d’un principe directeur de systématisation semble planer aussi
sur la seconde section, où nous trouvons une pluralité de perspectives et d’in-

10 L’explication éditoriale est la suivante: «From the second wave of the phenome-
nological efflorescence, we have given an individual entry to all the thinkers who made
a substantial contribution to the field or exercised a major influence in their cultural
area, while others have been mentioned in appropriate places in either specialized stud-
ies or in an account of phenomenology in their nation» (PWW, p. xi). C’est peut-être le
cas de Jan Patoèka, qui apparaît seulement dans le contexte du développement de la
phénoménologie en Bohême et Slovaquie.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 305

tentions herméneutiques. Le titre de life-oriented arenas – sous lequel sont


situés les articles de cette section – est assurément très large et, peut-être, as-
sez vague en même temps, pouvant couvrir n’importe quel aspect et, donc,
rien de déterminé. La section est ouverte par un article (trop succinct – pour-
rait-on dire, deux pages – pour l’ampleur thématique qu’il se propose) signé
par Bianca Maria d’Ippolito sur le concept de monde de la vie (Lebenswelt)
«dans la culture européenne», notamment de Husserl à Heidegger, Sartre,
Habermas, Gadamer, Ricœur, K.O. Apel et la psychiatrie phénoménolo-
gique. Ensuite, une série d’articles discute l’importance de quelques thèmes
phénoménologiques (et de quelques auteurs) pour la constitution des divers
domaines, disciplines et orientations (philosophiques et scientifiques): Judy
Miles discute, par l’intermède du thème de l’empathie, l’apport de Simone de
Beauvoir au développement du féminisme; Daniella Verducci discute le con-
cept de travail dans l’œuvre de Max Scheler (notamment dans Arbeit und
Ethik, 1899) et sa contribution dans le domaine d’une économie politique ou
d’une philosophie de l’économie; R. Wise évoque la contribution de Marlies
Knonneger à la critique littéraire et tout spécialement à «l’esthétique inter-
disciplinaire phénoménologiquement fondée»; P. Mróz et A. Warminski in-
voquent le rôle de Maria Golaszewska (disciple d’Ingarden) dans le
développement de l’esthétique naturaliste; G. Backhaus met en discussion la
figure du fondateur de la phénoménologie sociale, Alfred Schütz, dans un ar-
ticle qui pourrait être aussi bien situé dans la proximité de celui qui porte sur
le même sujet (phenomenological sociology) et qui est écrit par le même au-
teur, situé dans la première section de la troisième partie; R. Sweeney discu-
te la contribution de Ricœur en ce qui concerne la philosophie du langage,
l’éthique, la politique et l’anthropologie philosophique (article qui pourrait
être placé près de celui de D. Jervolino, dans la deuxième section de la
deuxième partie, qui porte aussi sur Ricœur); R. Bernasconi traite ensuite du
rapport entre la phénoménologie et la théorie politique dans l’œuvre de Han-
nah Arendt; l’article d’Angela Ales Bello évoque la figure d’Edith Stein dans
une double perspective: la méditation qui concerne l’état, la communauté et
la société et le rapport entre la philosophie et la croyance religieuse (et peut-
être cette étude aurait pu être située plus favorablement dans la proximité de
l’autre article qui se focalise sur Edith Stein, article signé par le même auteur
dans la troisième section de la première partie). Le rapport de la phé-
noménologie avec les sciences de la nature est thématisé en deux articles dis-
tincts: tandis que P. A. Heelan analyse la manière dont les sciences de la
nature s’enracinent dans la Lebenswelt11, Mamuka G. Dolidze émet l’hypo-

11 Nous pouvons nous demander dans ce contexte à quel degré l’acribie philolo-
gique, surtout classique, est-elle obligatoire pour les phénoménologues et pour la phé-
noménologie. Normalement, elle devrait être (au moins presque) irréprochable. Mais
voilà que dans l’article de P.A. HEELAN on trouve quelques fois une occurrence sur-
prenante: «the transcendental eidoi» (p. 632). La surprise est plus grande quand on
tombe sur le même syntagme: «eidoi» – peut-être comme forme de pluriel pour ei-
dos – même dans l’introduction de l’éditrice (p. 4), signifiant par cela «les structures
306 CRISTIAN CIOCAN

thèse d’une analogie entre la phénoménologie de Husserl et la théorie des


quanta dans l’interprétation de Niels Bohr. D. Vandenberg trace l’histoire des
influences que la phénoménologie a exercées sur la pédagogie et la théorie de
l’éducation en général, tandis que l’article de F. Bosio met en contraste deux
acceptions de l’idée de la phénoménologie de la religion: l’une commence
avec Rudolf Otto, suivi par Eliade et van der Leeuw; l’autre (sur laquelle l’au-
teur insiste) est illustrée par Husserl et Scheler. On ne rappelle guère la préoc-
cupation de jeunesse de Heidegger (1920-21) pour le phénomène de la vie
religieuse (maintenant dans GA 60, Phänomenologie des religiösen Lebens),
mais on est averti quant aux contributions d’Anders Nygren et d’Anna-Teresa
Tymieniecka.
La psychiatrie phénoménologique fait l’objet de plusieurs articles qui
constituent la troisième section de la troisième partie du volume. Ainsi sont
évoquées quelques figures centrales de cette discipline: Paola Ricci Sindini es-
quisse l’évolution des rapports du fondateur de la psychiatrie phénoménolo-
gique, Ludwig Binswanger (1881-1966), avec Husserl et Heidegger; Ch. E.
Scott présente la figure du psychiatre suisse Medard Boss (1903-1990), fon-
dateur de l’institut de Daseinsanalytische Psychotherapie; E. Eng évoque la
figure d’Erwin Straus (1891-1975), pendant que J. Garrabé et F. Régis Cou-
sin thématisent l’influence de la phénoménologie sur plusieurs figures de la
psychiatrie fran¢aise: Henry Ey (1900-1977), Angelo Hesnard (1886-1962),
Eugène Minkowski (1885-1972). Le sujet de l’article d’Eva Syrišt’ová semble
traiter de l’approche phénoménologique et herméneutique dans la psycho-
pathologie et la psychothérapie de la schizophrénie dans la République
Tchèque; toutefois le texte ne représente qu’une sorte de curriculum vitae de
l’auteur, présentant sa propre activité dans ce domaine.
Le volume s’achève avec une section projective intitulée «Toward New
Horizons». C’est dans cette section que la phenomenology of life de Anna-
Teresa Tymieniecka est proposée comme le sommet de la phénoménologie
contemporaine et son avenir authentique. Nous devons aussi remarquer que
la présence de l’éditrice est assez insistante dans ce volume. En outre ses
propres contributions en tant qu’auteur (l’article sur Karol Wojtyla) et édi-
teur (la préface et l’introduction, la note dans la section conclusive et le sy-
nopsis and prospectus of phenomenology’s path du final), l’œuvre
d’Anna-Teresa Tymieniecka constitue l’objet de deux amples exégèses pro-
posées par les articles de Thomas Ryba (pp. 430-460) et de María Avelina Ce-
cilia (pp. 687-716). De plus, son œuvre est discutée dans beaucoup d’autres

idéales». Mais le pluriel en grec du eidos est toutefois eide (plus précisément ei!dh), le
mot ei!doj (qui a seulement forme de pluriel) signifiant en fait les ides (lat. idus) du ca-
lendrier romain (jour qui tombait le 15 en mars, mai, juillet, octobre et le 13 dans les
autres mois); pour ce détail, cf. A. BAILLY, Dictionnaire Grec-Fran¢ais, Hachette, Paris,
p. 584 et LIDDEL & SCOTT, A Greek-English Lexicon, Claredon Press, Oxford, 1996,
p. 482. Voir aussi les erreurs d’écriture en grec qui apparaissent aux pp. 75-76 dans l’ar-
ticle de J. SURZYN sur Jan Hering.
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 307

articles compris dans cette encyclopédie, sa contribution décisive étant abon-


damment soulignée par plusieurs auteurs. Cet aspect ne peut que susciter une
série de soup¢ons. Dans toute perspective déontologique, le fait d’autopro-
mouvoir ne peut pas être considéré digne d’estime. Évidemment, nous ne
pouvons nous-mêmes apprécier la valeur objective de cette œuvre et sa posi-
tion dans l’histoire non encore écrite de la phénoménologie12, mais nous pou-
vons dire ouvertement que cette sorte de self-promoting orchestré dans une
encyclopédie est en quelque sorte embarrassant. Nous croyons en effet qu’une
telle entreprise – une encyclopédie qui, animée par un sens aigu de la respon-
sabilité, chercherait de mettre à balance le passé, le présent et l’avenir de la
phénoménologie – devrait être conduite par la perspective la plus désintéres-
sée que possible. La reconstruction d’une telle tradition de pensée ne doit, en
effet, pas être guidée par une téléologie préétablie, par un avenir déjà connu
et proposé, propulsant une œuvre et personnalité particulière, par l’intermè-
de de laquelle la phénoménologie aurait avancé sur tous ses plans et à tous les
niveaux, atteignant son nouveau «point d’Archimède» (PWW, pp. 687 et
721). Ce délicat aspect déontologique mériterait d’être encore médité et sou-
mis à discussion. La communauté phénoménologique internationale, pour sa
part – s’il y en a une seule, deux, ou plusieurs – serait peut-être plus proté-
gée de ses égarements si elle misait plus énergiquement sur un certain sens (et
un certain exercice de la fonction) critique.
En conclusion, nous pouvons dire que le mérite principal de ce volume est
qu’il loge beaucoup d’articles de bonne qualité et qu’il jouit de la participa-
tion de plusieurs auteurs de premier rang, des spécialistes reconnus dans les
domaines qu’ils illustrent aussi dans le cadre de cette encyclopédie. De telles
contributions qui sont guidées par une attitude objective de la recherche et
qui proposent une vision historique et exégétique neutre, apportent un béné-
fice incontestable à la connaissance et l’approfondissement de la tradition
phénoménologique. Au niveau global, nous pourrions recommander une at-
tention plus exigeante aux critères de la composition et de la structuration de
cette encyclopédie, mais aussi aux critères d’acceptation de quelques articles,
aux perspectives mises en jeu et aux hiérarchies proposées.

En guise de conclusion: Heidegger et la phénoménologie

Pour finir, nous voulons accentuer un aspect qui est en quelque sorte spé-
cifique pour chacune de ces deux encyclopédies qui, d’une fa¢on ou d’autre,
rendent compte de la situation actuelle dans phénoménologie: il s’agit du

12 Anna-Teresa Tymieniecka est Editor-in-Chief du periodique Analecta Husser-


liana et la directrice du World Phenomenology Institute. Elle s’est fait remarquer par
une intense activité organisatrice (elle est fondatrice de plusieurs sociétés et revues de
phénoménologie) et éditoriale: dans Analecta Husserliana elle a édite presque 80 vo-
lumes. Elle est auteur d’une quadrilogie publiée entre 1988 et 2001 où elle propose un
système de «philosophie de la créativité», une «phénoménologie de la vie», une
«onto-poïétique de la culture».
308 CRISTIAN CIOCAN

rôle de Heidegger dans l’histoire de la phénoménologie et de sa place dans le


cadre des recherches phénoménologiques contemporaines. Nous pouvons
constater que ces projets encyclopédiques opèrent simultanément avec un
concept très étroit et en même temps très large de la phénoménologie. Dans
quelle mesure il est très large, nous pouvons le discerner par l’inventaire
de ces sujets indexés dans ces volumes. Le concept est aussi très étroit, dans
la mesure où le projet phénoménologique général est le projet strictement
husserlien, c’est-à-dire dans la mesure où la position novatrice de Heidegger
est présente seulement d’une manière marginale. La place de Heidegger dans
ces histoires de la phénoménologie semble être assez périphérique, quelque
part entre les élèves infidèles de Husserl. Mais toute comme Husserl lui-
même n’est pas seulement l’un des élèves qui se sont détachés de l’école de
Brentano, de même Heidegger ne peut pas être réduit à être «seulement» l’un
des disciples désobéissants de Husserl. Car l’impact que la pensée de Heideg-
ger a eu sur la phénoménologie après la Seconde Guerre est toutefois directe-
ment comparable avec celui de Husserl lui-même. Cela est trop évident pour
nécessiter encore des arguments: disons seulement que toutes les grands fi-
gures de la phénoménologie fran¢aise (Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas ou
Derrida) se sont définies constamment par rapport à Heidegger. Et c’est
pourquoi la phénoménologie contemporaine habite, à notre avis, dans l’espa-
ce ouvert par la distance entre Husserl et Heidegger, en essayant d’assimiler et
de redéfinir cette distance. Ces deux penseurs sont de fait les deux piliers cen-
traux de la phénoménologie, ayant une stature à laquelle aucun représentant
des générations ultérieures de la phénoménologie n’a pu accéder, aussi radi-
cales que fussent leurs révisions et leurs critiques.
C’est pourquoi il nous semble en quelque sorte insuffisant que, par exem-
ple, dans EP, on accorde à la phénoménologie heideggérienne seulement qua-
tre articles (sur un total de 166). Il est vrai que Heidegger est situé à la base
des paradigmes post-husserliens de la phénoménologie (herméneutique et
existentiale), mais cette œuvre de fondation n’est pas toujours soulignée dans
toute sa concrétude. Quand même, il serait peut-être utile d’y introduire plu-
sieurs thèmes essentiellement constitutifs à la phénoménologie heideggérien-
ne: l’être par exemple, la destruction, l’angoisse, la voix de la conscience, la
mort ou la facticité. Quant à PWW, il n’accorde pas même à Heidegger un ar-
ticle distinct, à part l’étude de Jiro Watanabe – traducteur de Sein und Zeit en
japonais – qui traite de son œuvre, comme le montre le titre de son étude
(Heidegger’s Phenomenology of Being and Husserl’s Phenomenology of Con-
sciousness), seulement en relation avec Husserl. Nous pouvons mesurer cette
marginalisation si on note que PWW accorde deux larges articles aux autres
auteurs, comme Alfred Schütz, Roman Ingarden, Max Scheler, Edith Stein,
Jean-Paul Sartre, Paul Ricœur ou Anna-Teresa Tymieniecka. À notre avis,
une histoire de la phénoménologie doit être plus attentive à la polyphonie des
voix, des trajets et des programmes phénoménologiques, sans les réduire for-
cement à une unique source. Car si on arrive à considérer légitime et valide
une connexion entre la phénoménologie et gender, film, law, dance ou social
NOTES SUR DEUX TENTATIVES DE TOTALISATION 309

geography, alors il serait peut-être plus cohérent que cette générosité concep-
tuelle puisse inclure plus abondamment l’œuvre phénoménologique de celui
que Husserl considérait, auprès de lui-même, «la phénoménologie»13.
On peut avouer toutefois que cette marginalisation de Heidegger dans le
champ de la phénoménologie est due aussi aux heideggériens eux-mêmes, qui
se sont trop contentés d’être «seulement heideggériens» sans explorer la di-
mension phénoménologique de la pensée du «maître», donc sans se situer
dans la circulation des idées dans le contexte général phénoménologique. Par
une lecture immanente et autarcique, «Heidegger» est devenu ainsi un con-
tinent à part, séparé et détaché du champ phénoménologique commun. Les
chercheurs heideggériens ont constitué une caste étanche, avec des probléma-
tiques incommunicables et une terminologie imperméable, qui ne s’est pas
laissée assimiler dans l’aire générale de la phénoménologie. Mais précisément
parce que Heidegger, au moins celui de 1919 à 1930, appartient essentielle-
ment à la phénoménologie et en propose un renouvellement radical, il serait
peut-être plus fécond de revenir aux impulsions initiales phénoménologiques
de sa pensée, et cela non pas seulement dans une scholastique de l’archivisme,
de l’édition ou même de l’exploration historique et de l’investigation généa-
logique, mais pour mettre en œuvre la possibilité d’exercer une réflexion phé-
noménologique vivante que la pensée de Heidegger peut encore éveiller.
Cependant, cette suggestion ne veut pas proposer une autre grille de lecture
de l’histoire de la phénoménologie ou une autre réduction de sa diversité à
une autre source, mais seulement signaler les possibilités de réflexion phéno-
ménologiques que la pensée de Heidegger peut susciter et indiquer que les re-
cherches heideggériennes doivent sortir d’un certain isolement et se placer
dans le contexte dynamique de la réflexion phénoménologique contempo-
raine.

13 Il est vrai que Heidegger apparaît aussi dans d’autres articles, mais pas toujours
correctement interprété. Par exemple, même dans la préface de EP on affirme que
«technology […] was introduced as an issue for phenomenology in Sein und Zeit» (EP,
p. 5), alors que ce problème ne sera abordé que presque vingt ans après. Dans l’ouvrage
de 1927 il s’agit seulement d’«ustensilité», de Zeughaftigkeit, et l’exemple que Heideg-
ger donne est l’utilisation d’un marteau, ce qui est toute autre chose que «la technique
ou la technologie» (cf. le même glissement de sens dans l’article de Don IHDE, EP, p.
690 sq.). Dans PWW, Roberta DE MONTICELLI situe les concepts de Befindlichkeit et
Stimmung dans une sphère des «sentiments vitaux» (p. 71), ce qui est toutefois très
loin de la position de Heidegger, qui essaie de dépasser précisément la vision d’un
Scheler, par exemple, par l’envergure ontologique de ces concepts. Dans le cadre du
même sujet, l’article Emotions de EP signé par Algis MIKUNAS affirme que «our in-
volvement in the world (Bewandtnis) is primordially enveloped in emotions» (EP, p.
174). Il est vrai que le concept de Bewandtnis (traduit en fran¢ais par «conjointure»
ou «tournure») est l’un des plus difficiles à comprendre d’Être et temps, mais on doit
préciser que cette structure n’appartient guère au Dasein, mais à l’outil comme tel, étant
son mode spécifique d’articulation dans le monde.

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