Вы находитесь на странице: 1из 196

couv­Vousavez­dit­5_Mise­en­page­1­­14/02/12­­08:39­­Page1

Laurent Mucchielli
Collection Questions de société
dirigée par Laurent Mucchielli

Vous avez dit sécurité ?


Ce livre est l’aboutissement d’un engagement dans le débat
public initié voici une quinzaine d’années.
Après avoir développé des sites Internet personnels puis
collectifs, j’ai souhaité profiter de l’ouverture de blogs par les
grands médias.
L’aventure a débuté à Rue 89 puis à Mediapart et s’est enfin
fixée au site Internet du Monde. Le blog que j’y tiens s’intitule Laurent Mucchielli
« Vous avez dit sécurité ? ». D’où le titre de ce livre qui propose

Vous avez dit sécurité ?


une sélection de 40 articles d’actualité sur les questions de
délinquance, de police et de justice ainsi que sur leur
traitement médiatique et politique.
Les analyses critiques développées dans ces pages ne
procèdent d’aucune affiliation partisane. Chacun a bien
entendu ses sensibilités personnelles, mais il existe une
fonction critique de l’intellectuel et cette fonction
Vous avez dit sécurité ?
est par principe apolitique, discutant des choses
et des idées quelles que soient les personnes qui
les incarnent, cultivant la liberté d’esprit,
l’indépendance et le désintéressement.
Laurent Mucchielli est sociologue, directeur de recherches au CNRS
(Laboratoire méditerranéen de sociologie, Aix-en-Provence).
CHAMP SOCIAL

www.champsocial.com

9 782353 712397 CHAMP SOCIAL


ISBN : 978-2-35371-239-7 15 € É D I T I O N S
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page1
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page2

Collection Questions de société


dirigée par Laurent Mucchielli

En partenariat avec

La maison d’édition reçoit le soutien


de la Région Languedoc-Roussillon

Photos 1re de couverture : site lemonde.fr (à gauche), site paperblog.fr


(au centre), site leparisien.fr (à droite)
Photo de Laurent Mucchielli (4e de couverture) : ©mark laapåge

© lemonde.fr, 2011
www.lemonde.fr
© Champ social éditions, 2012
34 bis, rue Clérisseau – 30 000 NÎMES
contact@champsocial.com
www.champsocial.com
Diffusion/distribution Pollen
ISBN : 978-2-35371-239-7
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page3

Laurent Mucchielli

Vous avez dit sécurité ?


Saison 2011-2012
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page4
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page5

Sommaire

Introduction >9
La politisation des voitures brûlées > 15
« Chiffres de la délinquance en 2010 » :
la Com’ rituelle du ministre de l’Intérieur > 20
Le monde judiciaire est au bord de la crise de nerfs > 24
La « criminologie » en France
et ses arrières-plans idéologiques > 27
Le Conseil Constitutionnel met un coup d’arrêt
à une certaine dérive sécuritaire > 30
Comprendre (enfin) ce qu’est la police de proximité > 37
L’image des jeunes : le poids des médias > 40
Rosny-sous-Bois : le fait divers
et l’incendie médiatique > 42
Les gendarmes n’ont vraiment pas le moral > 46
Les mineurs délinquants menacent-ils
la société française ? > 51
La police n’aime pas être contrôlée > 58
Insécurité et sentiment d’insécurité > 60
Délinquance routière : les faux arguments
du lobby répressif > 64
Le viol, aspects sociologiques d’un crime > 69
Marseille cherche policiers désespérément > 73
La « vidéoprotection », une gabegie > 77
La justice des mineurs expliquée
par une juge des enfants > 84
La posture autoritaire et populiste de Manuel Valls > 89
Délinquance des mineurs :
le septième rapport en sept ans > 99
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page6

Lutter contre la corruption :


un enjeu pour la présidentielle ? > 104
Vers une remunicipalisation de la sécurité ? > 107
Au-delà des faits divers,
on se tue de moins en moins en France > 114
Rapport de la Cour des Comptes
sur la politique de sécurité : où est le problème ? > 118
« Victimes du devoir » : les policiers morts en service > 122
À quand un vrai débat
sur la réglementation des drogues ? > 126
« Délinquance roumaine » : une statistique
pour fêter l’anniversaire du discours de Grenoble ? > 130
La prévention de la délinquance
selon Claude Guéant et Nicolas Sarkozy > 133
L’expulsion des clandestins,
« objectif prioritaire » de la police en 2011 ? > 138
Jean-Jacques Urvoas promet une mini-révolution
au ministère de l’Intérieur > 143
Après les Roumains, les Comoriens :
quand Claude Guéant sombre dans la xénophobie > 154
Vidéosurveillance :
que voient les opérateurs derrière les caméras ? > 157
Encadrement militaire des mineurs délinquants :
une loi de circonstance > 163
L’avenir de la gendarmerie en question
(à l’occasion de la retraite d’un général) > 167
Politiques de sécurité :
le bilan pro-gouvernemental de l’ONDRP > 171
Les homicides conjugaux en France :
bilan de l’année 2010 > 175
Mort d’Agnès :
combien de cas similaires chaque année ? > 178
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page7

Faut-il supprimer les BAC


(brigades anti-criminalité) ? > 180
Que fait la justice pénale ?
Le bilan statistique de l’année > 191
Étrangers et délinquance : fausses évidences statistiques,
vraies manipulations politiques > 196
2002-2012 :
le bilan de la politique de Nicolas Sarkozy > 202
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page8

Remerciements
À Pierre-Henri Castel, Jérémie Wainstain et Gilles Delfino,
amis qui m’ont initié à Internet depuis 1999
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page9

Introduction.
Une sociologie engagée

Ce livre est l’un des aboutissements d’une démarche


d’engagement dans le débat public initiée voici une
quinzaine d’années. Comme toute action significative dans
une vie, cet engagement procède à la fois de dispositions
personnelles et de déterminations collectives qui sont dans
« l’air du temps ». À l’instar de beaucoup de femmes et
d’hommes de ma génération intellectuelle, j’ai très
probablement été influencé par l’atmosphère sociale et
politique du milieu des années 1990, en particulier –
s’agissant de sciences sociales – par l’engagement de Pierre
Bourdieu. Ce dernier eut en effet une influence qui a -9
totalement débordé les frontières de son « école », à laquelle
du reste ni moi ni la plupart de mes ami(e)s de l’époque
n’appartenions. Bourdieu fut alors pour nous un symbole
et non un maître à penser. Le symbole enthousiasmant
d’un savoir sur la société qui pouvait et même devait
aussi servir à la société, moyennant des prises de position
publiques (notamment dans les médias) et la publication
de livres de format réduit visant à diffuser les
connaissances autrement que sur le mode académique
du manuel pour étudiants. Cette démarche offrait sans
doute aux jeunes intellectuels un sentiment d’utilité, une
forme de reconnaissance et un modèle d’engagement.
Avec le temps, la maturité et dans le contexte social et
politique assez sombre des années 1990 et 2000,
l’enthousiasme quant aux possibilités de changement
social s’estompe quelque peu. Les observations et les
critiques sont nécessairement répétées et les analyses
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page10

parfois désabusées, les mêmes causes produisant les


mêmes conséquences. Reste cependant une conviction
qu’Érik Neveu a très bien exprimée et que je partage
totalement :
« Nous avons un devoir de parole parce que nous détenons des
savoirs et des compétences qui peuvent au minimum introduire
dans les débats sociaux des éléments d’objectivation, des
questionnements et des problématisations qui puissent conjurer les
simplismes, la fausse clarté du sens commun et les discours bien
cadrés de lobbies ou d’institutions qui ont un agenda caché. Ce
devoir de parole vient aussi de ce que nous avons le privilège de
pouvoir mener des recherches souvent passionnantes grâce aux
contribuables. Plus négativement si nous restons dans une sorte de
tour d’ivoire, il n’est pas douteux que toutes sortes d’experts et
d’intellectuels pour être bien connus n’hésiteront pas à opiner sur
les sujets les plus divers, à commencer par ceux où ils n’ont jamais
fait une enquête1. »

L’arrivée d’Internet
10 -
La seconde moitié des années 1990 a également été
marquée par des innovations technologiques qui ont
transformé en partie nos modes de vie. Plus que le
téléphone portable, l’avènement d’Internet a
certainement fait évoluer notre rapport au monde, pour
le meilleur ou pour le pire selon les usages sociaux qui
en sont faits. Il a notamment bouleversé le monde de
l’information ainsi que les conditions de la publication
des idées, quelles qu’elles soient. Même si cette petite
révolution technologique a ses effets pervers, même si seule
une naïveté certaine conduirait à penser que les hiérarchies
sociales et les jeux de pouvoir et de domination en ont été
bouleversés, il semble difficilement contestable qu’Internet
a favorisé une démocratisation dans l’accès au savoir et

1. Voir Cyril LEMIEUX, Laurent MUCCHIELLI et Érik NEVEU, « Le so-


ciologue dans le champ médiatique : diffuser ou déformer ? », Sociolo-
gie, 2010, n°2, p. 287-299.
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page11

dans sa circulation, ainsi que dans l’expression individuelle


et collective. Pour ma part, partageant là encore un certain
enthousiasme générationnel, j’ai très rapidement investi
ce nouvel outil de transmission du savoir.
Après avoir développé depuis 1999 des sites Internet
personnels puis collectifs, j’ai souhaité fin 2008 profiter
de l’ouverture de blogs par les grands médias. Le
raisonnement de départ était simple : plutôt que de
publier dans des supports universitaires des textes à la
diffusion nécessairement limitée à certains réseaux,
plutôt que de répondre au coup par coup aux demandes
d’interviews des journalistes sans toujours parvenir à
conserver la maîtrise de la diffusion de ses idées (point
fondamental) et plutôt que de chercher avec plus ou
moins de succès à publier occasionnellement une
« tribune » dans un quotidien, autant s’exprimer
régulièrement dans un journal en ligne proposant de
vous accueillir et de vous donner potentiellement une - 11
large audience.
C’est Rue 89 qui m’a initialement proposé l’aventure, et
c’est l’occasion d’en remercier chaleureusement l’équipe.
J’y ai forgé mes armes dans l’exercice et je lui en suis
donc redevable. J’y ai cependant acquis aussi la
conviction que l’idéal « interactif » des nouveaux médias
d’information générale en ligne était largement illusoire.
L’idée de participation citoyenne est à la fois très belle
en soi et indispensable à rechercher et organiser dans la
vie quotidienne de nos lieux de résidence et de travail.
Mais le lieu de « rencontre » qu’offrent les sites Internet de
ces journaux est bien virtuel, il ne participe pas de cette vie
réelle et les usages de la fonction « commentaire » des sites
Internet sont plus que décevants. Encouragés par un
anonymat désinhibiteur, ces « commentaires » ne
contribuent qu’exceptionnellement à créer un « débat »
ou même une quelconque discussion. La majorité
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page12

d’entre eux – quels que soient les sites des journaux en


ligne – sont de simples formules à l’emporte-pièce voire
des invectives que les « modérateurs » des sites censurent
plus ou moins, une sorte de défouloir de colères, de
préjugés, de blagues ou d’aigreurs le plus souvent sans
aucun intérêt et surtout n’appelant aucun dialogue. Une
minorité active de commentateurs est par ailleurs
fortement politisée, organisant en quelque sorte
l’investissement des « commentaires » de tel ou tel article
comme on ferait une petite manifestation. Certains sites,
proches de l’extrême droite notamment, sont désormais
bien repérés dans cet exercice.
Après Rue 89 et ensuite un court passage à Mediapart
(dont je remercie également l’équipe qui m’avait offert
un lieu d’expression), j’ai donc rejoint l’équipe du site
internet du Monde et m’y trouve très bien. Ce blog
s’intitule « Vous avez dit sécurité ? »2, d’où le titre de
12 - ce livre, réalisé avec l’autorisation et le parrainage du
monde.fr. Au sein des « blogs des invités de la
rédaction », je voisine notamment avec le commissaire
divisionnaire honoraire de la police nationale Georges
Moréas et le président du tribunal pour enfants de
Bobigny Jean-Pierre Rosenczveig, deux nobles
compagnons. Une fois les règles du jeu assimilées, j’ai
pu trouver mon rythme et y publier finalement plus de
70 billets de janvier 2011 à janvier 2012. Tous n’étaient
pas des articles de fond cependant, certains ne
constituant que des signalements de livres ou de
documents, d’autres reprenant des interventions (des
interviews par exemple) publiées ailleurs. Enfin,
certains articles sont moins intéressants ou tout
simplement moins bons que d’autres. Au final, j’en ai
retenu 40, dont 7 ont été écrits en réalité avec d’autres
chercheurs en sciences sociales participant au réseau
2. Son adresse électronique est : http://insecurite.blog.lemonde.fr
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 09/02/12 09:19 Page13

animé à travers un autre site Internet3, et dont la


plupart ont été nourris voire directement inspirés par
le travail d’autres chercheurs. C’est l’occasion de dire,
une fois encore, que le travail d’un chercheur n’est jamais
aussi bon et aussi fort que lorsqu’il est un travail d’équipe.
La signature et la publication – comme la médiatisation
de façon générale – individualisent et personnifient les
idées d’une façon en partie artificielle. La plupart des
choses expliquées dans ces articles supposent des
connaissances puisées dans les travaux de mes collègues,
forcément beaucoup plus nombreux et plus diversifiés que
les miens.

La fonction critique apolitique de l’intellectuel


Un dernier mot plus politique. Ce livre paraît
volontairement au moment où la campagne électorale
pour les élections présidentielles et législatives est entrée
dans sa dernière ligne droite. Et ce recueil de textes est - 13
constitué en bonne partie d’analyses critiquant parfois très
fortement les politiques de sécurité et de prévention
menées depuis 2002. Est-ce à dire que ce livre est partisan
et militant ? Qu’il résulte d’un parti-pris « anti-
sarkozyste » ? Certains de mes adversaires intellectuels le
diront volontiers, pour tenter de discréditer mes propos.
Cela fera généralement sourire lorsque l’on examinera
leur propre parcours et leur implication politique. Mais
surtout cela constituera une erreur d’analyse profonde.
Certes, disons les choses, je serai heureux si Nicolas
Sarkozy n’est pas réélu président de la République en
mai 2012. Et pour le coup c’est une question de
personne, de la même façon que j’ai été soulagé pour les
Italiens lorsque Silvio Berlusconi a été contraint de
démissionner de son poste de président du Conseil en
3. « Délinquance, justice et autres questions de société »
(www.laurent-mucchielli.org).
Intro Vous avez dit sécurité inter_Mise en page 1 08/02/12 08:27 Page14

novembre 2011. Mais ceci n’est pas une affaire de droite


ou de gauche, c’est une affaire d’éthique, notamment de
probité. Les biens publics ne sont pas un gâteau que les
gouvernants peuvent se partager. Et les fonctions
publiques qu’ils occupent ne sont pas destinées à assouvir
leurs désirs personnels quels qu’ils soient. Quand les
personnes ne sont pas à la hauteur des fonctions qu’elles
occupent, a fortiori quand le décalage est tellement
manifeste qu’elles en deviennent des contre-exemples
pour la moralité publique, cela suffit à souhaiter qu’elles
soient remplacées.
Mais la raison d’être de ce livre n’est pas là et les analyses
critiques développées dans ces pages ne procèdent ni
d’antipathie pour qui que ce soit, ni d’une quelconque
affiliation partisane : je ne suis membre d’aucun parti ni
même d’aucun réseau ou cercle politique. La droite étant
au pouvoir depuis 2002, mes analyses critiques s’exercent
14 - sur la droite. Mais elles avaient aussi commencé à
s’exprimer dans le débat public dès 1999, sous le
gouvernement de la « gauche plurielle », et elle continuera
à le faire si la gauche revient au pouvoir en mai 2012.
En définitive, chacun a bien entendu ses sensibilités
personnelles parfois fortes et qu’il maîtrise plus ou moins
bien, mais il existe une fonction critique de l’intellectuel
et cette fonction critique est par principe apolitique c’est-
à-dire située au-dessus ou à côté de la vie des organisations
politiques, discutant des choses et des idées quelles que
soient les personnes qui les incarnent, cultivant la liberté
d’esprit, l’indépendance et le désintéressement. C’est cette
fonction que j’essaye de remplir.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page15

La politisation
des voitures brûlées
7 janvier 2011

La polémique qui s’est développée autour du comptage


des voitures incendiées dans la nuit du 31 décembre nous
a incités à nous replonger sur le sujet et à mener une
petite enquête, en interrogeant une douzaine de nos
contacts (principalement ici des policiers et des
responsables associatifs de quartier). Le résultat nous
inspire les cinq réflexions qui suivent.

1- Sur l’emprise toujours croissante de la communication politique


au ministère de l’Intérieur
- 15
C’est en effet un singulier paradoxe que de prétendre à
la transparence et à la gouvernance par les chiffres tout
en s’empressant d’en dissimuler certains. L’argument du
risque de contagion médiatique invoqué par Brice
Hortefeux ne tient pas. Il existe en effet des rivalités et
des processus de surenchère entre quartiers voisins, il y a
donc bien un risque d’amplification de ces processus par
la médiatisation des voitures brûlées. Mais ceci n’est vrai
qu’à l’échelle locale. Les jeunes incendiaires de Nice
n’ont pas grand-chose à faire de ce qui se passe dans les
quartiers de Lille-sud, dans ceux du Mirail à Toulouse, à
Clichy-sous-Bois ou à Vaulx-en-Velin. Beaucoup d’entre
eux, comme la plupart des gens, ne pourraient pas situer
ces deux dernières villes sur une carte de France. La vraie
raison est donc ailleurs, et nous n’en voyons qu’une : le
ministre avait peur que les chiffres ne soient « pas bons ».
Du reste, quand les chiffres lui semblent « bons » (par
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page16

exemple le nombre d’interpellations), ils ont été


communiqués à la presse dès le 1er janvier au petit matin.

2- Sur la fiabilité des comptages finalement opérés et débattus dans


la presse
Deux problèmes se posent ici. Le premier est l’opacité
qui a entouré le comptage au sein même des forces de
police et de gendarmerie. Jamais la « remontée » de ces
chiffres du terrain vers Paris n’avait été autant contrôlée,
jamais les policiers n’avaient été eux-mêmes à ce point
« fliqués » par leur propre administration. Les syndicats
de police en témoignent et l’ensemble de nos contacts
également. Les fonctionnaires chargés de la collecte des
statistiques ont peur de parler. Bonjour l’ambiance… Le
deuxième problème est que, depuis quelques années, le
comptage du nombre de voitures brûlées est rendu
16 -
incertain par la distinction désormais faite entre les
véhicules incendiés volontairement et ceux qui étaient
stationnés juste à côté et ont pris feu « par propagation ».
La distinction est en soi légitime, mais en pratique elle
est parfois très difficile, en tous cas sur le moment. Il est
probable que dans une partie des cas, la distinction se
fait « à vue de nez »… Enfin, reste toujours le problème
de l’heure à laquelle on arrête le décompte des voitures
brûlées. Selon que c’est 5 ou 10 heures du matin, les
données ne sont pas les mêmes, certains propriétaires de
véhicules incendiés pouvant ne s’en apercevoir et ne s’en
plaindre que dans la matinée.

3- Sur le niveau de la mobilisation policière de cette nuit de la


Saint-Sylvestre
53 820 policiers et gendarmes ont été mobilisés
officiellement. Comme l’a relevé le député PS Jean-
Jacques Urvoas sur son blog, le ministère de l’Intérieur a
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page17

déployé ce soir-là « 68,5 unités de forces mobiles dont


29 sur la seule région Île de France et en son sein 14 sur
Paris. Autant que dans les moments les plus durs des émeutes
de 2005 ». Est-ce à dire que nous vivons désormais dans
une atmosphère de risque permanent d’émeutes
généralisées ? Ceci corrobore ce que nous sommes
nombreux à constater et critiquer ces dernières années,
à savoir le fait que le travail de police en banlieues est de
plus en plus conçu comme du maintien de l’ordre
généralisé et s’accompagne d’une militarisation de
l’action policière.

4- Sur l’état des quartiers et « l’ambiance » de ce 31 décembre


Au dire des acteurs de terrain que nous avons consultés,
l’ambiance était plutôt calme en cette nuit du 31
décembre. Si le ministère de l’Intérieur avait si peur d’un
scénario de type émeutier généralisé, il aurait dû se - 17
souvenir que de telles explosions ne surviennent pas au
hasard, elles ont des événements déclencheurs comme
l’avaient été la mort de deux jeunes dans un
transformateur EDF à Clichy et les provocations de
Nicolas Sarkozy en 2005. Or on peut constater qu’il n’y
a pas eu, dans les semaines et les jours précédant le
réveillon, une « bavure » policière très médiatisée, un
discours fracassant du Président de la République ou du
ministre de l’Intérieur pour stigmatiser les habitants des
banlieues, ou encore le vote d’une loi ressenti comme
une manifestation d’un racisme d’État dans les quartiers.
Il n’y avait donc pas de « terrain » particulièrement
propice à une manifestation de colère et de protestation
qui soit soudaine et plus forte que d’habitude. Mais
encore faudrait-il, pour le savoir, que les policiers soient
en mesure de « prendre le pouls » des quartiers en
permanence. C’est ce que permettait il y a encore
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page18

quelques années le travail conjugué de la police de


proximité et des Renseignements généraux. L’une
comme l’autre ne sont plus vraiment de ce monde…

5- Sur les motivations des incendiaires et la signification générale


de ces incendies
Campé dans une posture simpliste de garant de l’ordre
public menacé, le ministre de l’Intérieur se comporte
comme s’il pensait que ces incendies sont un défi lancé
par « les délinquants » à « l’État ». Les choses sont
singulièrement plus compliquées. En réalité, on peut
discerner au moins trois explications du phénomène des
voitures brûlées. Il y a bien sûr d’abord cet acte de défi,
de colère et de contestation qui fait partie de ce que nous
appelons en sciences sociales le « répertoire de la
contestation » des jeunes des quartiers populaires au
18 -
moins depuis les années 1980 et qui s’est généralisé dans
les années 1990. Mais il y a aussi des choses beaucoup
plus prosaïques comme des jeux d’adolescents et, plus
encore, des règlements de compte qui s’opèrent en
profitant d’un moment particulier où l’on peut croire au
hasard alors que ce n’est pas n’importe quel véhicule qui
était visé. Enfin, il y a quelque chose que l’on sait depuis
quelques années et que le ministère de l’Intérieur connaît
parfaitement : une partie de ces incendies sont en réalité
des escroqueries à l’assurance qui, là aussi, profitent du
moment pour faire croire au hasard. Et cette partie est
loin d’être négligeable. Selon les assureurs et selon les
articles de presse, cette proportion varie de 10 à 30 %,
ce qui est fort imprécis. Mais dans tous les cas, il s’agit
d’une réalité non négligeable. Pourquoi donc le ministère
de l’Intérieur continue-t-il à prétendre que tout cela n’est
au fond qu’une affaire de défi lancé par « les bandes »
contre « l’État » dans les « zones de non droit » ?
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page19

Pourquoi sinon, là encore, pour des raisons


politiciennes : pour pouvoir incarner sans contestation
ledit État et retirer les bénéfices politiques de cette
posture légitimiste. Au détriment de la compréhension
de la société et de l’information réelle des citoyens.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page20

« Chiffres de la délinquance en
2010 » : la Com’ rituelle du ministre de
l’Intérieur
24 janvier 2011

Comme chaque année, le ministre de l’Intérieur fait sa


com' en annonçant au mois de janvier les prétendus
« chiffres de la délinquance » de l’année écoulée. Le
quotidien pro-gouvernemental Le Figaro en a eu la
primeur, l’interview du ministre étant reprise sur le site
officiel du ministère. Bien entendu, les choses sont
globalement positives, il ne saurait en être autrement.
Depuis 2002 tout va mieux, tandis qu’avant c’était
naturellement la catastrophe. En 2010, on constate des
20 - progrès qui sont entièrement dus aux décisions prises par
le ministre. Et s’il reste des problèmes, soyons rassurés :
le ministre a déjà pris les décisions qui s’imposaient pour
2011. On n’est pas loin d’Alice au pays des merveilles.
Les choses sont cependant un peu plus compliquées.

Les statistiques de police ne sont pas les « chiffres de la délinquance »


Il faut d’abord marteler ce rappel fondamental : les
statistiques de la gendarmerie et de la police ne sont pas
« les chiffres de la délinquance ». Elles sont le résultat de
l’enregistrement des procès-verbaux dressés par ces
fonctionnaires, ce qui ne représente qu’une petite partie
de la délinquance. Tout ce que les policiers et les
gendarmes n’ont pas su, ou bien ont su mais n’ont pas
« procéduralisé », n’est pas compté. Si les victimes n’ont
pas porté plainte ou que leur plainte n’a pas fait l’objet
d’un procès-verbal en bonne et due forme (on les a
déboutés, on a fait une simple « main courante »), la
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page21

délinquance n’existe pas officiellement. En outre, les


contraventions (même les plus graves, de 5e classe) ne
sont pas comptées, ni les délits routiers, ni la plupart des
infractions au droit du travail, au droit de
l’environnement, au droit fiscal, etc. Non, décidément,
il ne s’agit pas d’un baromètre fiable et représentatif de
l’évolution de la délinquance. D’autant que les policiers
et les gendarmes subissent depuis 2002 une pression
inédite pour produire les « bons chiffres », et qu’il existe
toute une série de techniques pour y parvenir. Face à des
plaintes concernant des problèmes parfois réellement
bénins (dispute familiale, bagarre de cour de récréation,
échauffourée entre automobilistes, vol de pots de fleurs,
carreau cassé, etc.), ils peuvent décider d’agir de façon
informelle (mais tout aussi efficace) ou bien verbaliser et
donc faire monter la statistique. Face à des plaintes en
série concernant le même auteur, ils peuvent parfois faire
autant de dossiers qu’il y a de plaignants ou bien les - 21
regrouper. C’est par exemple ce qui s’est produit cette
année concernant des infractions économiques et
financières. La baisse des escroqueries et abus de
confiance est liée au fait que ce sont de moins en moins
les particuliers qui portent plainte et de plus en plus les
banques, ce qui permet de regrouper une multitude de
victimes dans une même affaire.
Bref : il n’est pas sérieux de continuer à croire ou faire
semblant de croire que cette statistique nous informe sur
l’état et l’évolution réels de la délinquance. Pour aller
plus loin en ce sens, il faut en réalité se tourner vers les
enquêtes (scientifiques) en population générale.

Au vu de cette statistique, il n’y a pas vraiment de quoi se vanter


Mais pour en rester ici à cette statistique de police et de
gendarmerie sur l’année 2010, un examen attentif des
chiffres devrait imposer un commentaire bien plus
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page22

modeste au ministre. Certes, le total appelé « la


délinquance » baisse d’environ 2 %. Mais quel sens a un
tel chiffre ? On a mis dans le même sac les meurtres, les
viols, les vols de scooters et de nains de jardin, les
escroqueries, les « usages de stupéfiants » (joints fumés),
les « infractions à la législation sur les étrangers », les
pensions alimentaires non versées, les défauts de permis
de chasse ou de pêche… (il y a 107 genres d’infraction
dans la statistique de police, le 107e étant « autres » !),
on a secoué le tout et il en est ressorti « le chiffre de la
délinquance ». Cela n’a strictement aucun sens.
En réalité, ce total dénué de sens baisse parce que ce qui
l’a fait principalement augmenter pendant des décennies
recule au contraire depuis le milieu des années 1990 : ce
sont les vols de ou dans les voitures et les vols de deux
roues. Et les ministres de l’Intérieur successifs n’y sont
pour rien, ce sont davantage les systèmes antivols qui en
22 - sont responsables. La baisse est du reste confirmée par
les enquêtes. Ensuite, cette baisse globale est due aux
destructions-dégradations, ce qui n’est pas confirmé par
les enquêtes et résulte sans doute en partie de quelques
« ruses » dans le comptage, notamment celui des voitures
brûlées comme on l’a récemment discuté à propos des
incendies de la nuit du 31 décembre.
Mais ces deux baisses masquent des augmentations bien
plus gênantes pour le ministre, en particulier celle des
cambriolages et celle des vols commis sur la voie
publique avec ou sans violence. Des délinquances qui
touchent également la vie quotidienne des Français.
Quant aux violences interpersonnelles, elles continuent
leur hausse apparente, mais il faut appliquer la même
rigueur de raisonnement et dire que le ministre n’en est
pas davantage responsable. Cette hausse est régulière
depuis maintenant plusieurs décennies. Et les recherches
montrent qu’elle résulte principalement non pas d’une
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page23

transformation des comportements mais d’une plus forte


dénonciation de comportements classiques tels que les
violences conjugales et les bagarres entre jeunes.
Enfin, il n’y a pas non plus de quoi se réjouir de la baisse
continue des délinquances économiques et financières
ces dernières années. Elle ne signifie sans doute pas que
ces infractions sont en voie de disparition dans la société
française, mais bien plutôt que les services de police et
de gendarmerie ont de moins en moins de temps à
consacrer à ces délits plus compliqués et impliquant
souvent des délinquants appartenant à des milieux plus
aisés.
Non, décidément, le monde merveilleux d’Alice
demeure une fiction.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page24

Le monde judiciaire est au


bord de la crise de nerfs1
12 février 2011

La déclaration de Nicolas Sarkozy dans l’affaire de


Nantes ne constitue pas une première. Elle s’inscrit dans
une longue lignée de discours opportunistes réagissant
aux faits divers. L’utilisation des magistrats comme boucs
émissaires ne peut pas non plus surprendre. Elle trahit
cependant une fuite en avant. Coincé entre une politique
de sécurité qui enjoint aux policiers de pratiquer la
« tolérance zéro » (ne rien laisser passer), une stratégie
médiatique d’affichage d’un volontarisme constant
(prétendre apporter une réponse à tout) et un refus de
24 - toute analyse de fond (tant des problèmes de
délinquance que du fonctionnement des institutions
pénales), le gouvernement actuel a épuisé l’une après
l’autre toutes ses cartouches. Le voile se déchire de plus
en plus sur l’inefficacité de stratégies de sécurité de court
terme et qui n’ont de constance que sur un point : le
refus obstiné d’une police proche des citoyens. Les
chiffres arrangés et les déclarations martiales se heurtent
de plus en plus au scepticisme de tous, y compris et
même surtout de policiers et de gendarmes désormais
exaspérés et démotivés par la politique du chiffre, la
réduction des effectifs et le démantèlement des unités.
C’est pourquoi, pour se dédouaner, le pouvoir politique
tente à nouveau de dresser policiers et magistrats les uns
contre les autres, en reprenant le vieux refrain populiste
de la police qui arrête les malfrats et de la justice qui les

1. article écrit avec Christian MOUHANNA.


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page25

remet en liberté. Or ce discours est de plus en plus


déconnecté de la réalité.
L’observation des relations police-justice au quotidien
montre que celles-ci ne sont pas si mauvaises. Bien au
contraire. Depuis le début des années 1990, l’appareil
judiciaire n’a cessé de modifier son organisation afin de
répondre aux sollicitations policières. Ainsi est né le
concept de « traitement en temps réel » qui a transformé
une partie des parquets en standards téléphoniques
destinés à répondre le plus vite possible aux officiers de
police judiciaire et décider notamment des suites des
gardes à vue. Aujourd’hui, en quelques minutes la
réponse judiciaire est donnée.
L’accusation de laxisme envers la machine judiciaire ne
tient pas non plus. Il suffit de constater 1) la baisse continue
des classements sans suite au profit des mesures alternatives,
2) l’accélération du traitement des affaires : ordonnance
pénale (jugement par courrier), composition pénale - 25
(jugement sans juge avec une simple homologation par les
magistrats), plaider-coupable, comparution immédiate, 3)
l’accroissement du nombre de condamnations et 4)
l’augmentation du nombre de personnes incarcérées. Sans
compter toutes les personnes suivies en milieu ouvert. Là
aussi, la justice pénale a répondu aux accusations de
lenteur et de faiblesse, allant jusqu’à multiplier les recours
au bracelet électronique, tant les maisons d’arrêt sont
frappées par la « surpopulation ».
Ainsi, non seulement la justice n’a pas été laxiste, mais
elle a suivi avec une assez grande discipline les
orientations du gouvernement, même si beaucoup de
magistrats doutaient du bien-fondé de certaines mesures
et pestaient contre l’empilement de textes parfois
inapplicables et contradictoires.
À cela s’ajoutent les normes de productivité qui
s’imposent désormais dans les tribunaux, et placent
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page26

nombre de magistrats dans des positions d’exécutants


qui n’ont que peu à voir avec les responsabilités
incombant à de telles fonctions. Non seulement la
plupart des juges et des substituts ploient sous le nombre
de dossiers, mais ils passent de plus en plus de temps à
remplir des formulaires, des comptes-rendus et des
bulletins statistiques, voire même à accomplir des tâches
de secrétariat parce qu’ils n’ont plus de fonctionnaires à
disposition.
Malgré toutes ces sujétions aux directives
gouvernementales, malgré toutes ces remises en cause qui
touchent parfois les principes fondamentaux du droit et
valent à la France des condamnations devant les instances
européennes, la justice reste l’exutoire du pouvoir
politique. Ce dernier semble prêt à tout sacrifier sur l’autel
du volontarisme médiatique, peut-être trop content au
passage d’affaiblir et de contrôler davantage l’un des
26 - principaux contre-pouvoirs fondant l’état de droit et la
démocratie.
Ainsi le ras-le-bol et la colère exprimés actuellement par
le monde judiciaire ne sont pas uniquement l’expression
d’une crise de moyens tournant parfois localement au
désastre, ni simplement la conséquence d’une opposition
croissante à la politique du tout-sécuritaire et à sa frénésie
législative. Ils s’enracinent sans doute plus profondément
dans une institution régalienne qui a tout fait pour se
faire aimer et qui se voit malgré tout méprisée par le
pouvoir politique actuel. Comme l’a montré à sa façon
la récente mobilisation des CRS, les magistrats
commencent peut-être à comprendre que leur
indépendance n’est pas acquise, mais qu’elle doit au
contraire sans cesse se défendre et se reconquérir.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page27

La « criminologie » en
France et ses arrières-plans
idéologiques
3 mars 2011

Le site Internet du ministère de l’enseignement supérieur


et de la recherche nous apprend le 25 février que :
« Valérie Pécresse souhaite ouvrir le débat sur les études, les
recherches et les formations en criminologie à l’ensemble de la
communauté universitaire. Après avoir reçu le rapport du professeur
Villerbu ‘Sur la faisabilité, la mise en place et le développement des
études, recherches et formations en criminologie’ en juin 2010, la
ministre a demandé à Christian Vallar, doyen de la Faculté de Droit
de l’Université de Nice de piloter le comité de suivi pour la mise en
œuvre du rapport Villerbu. Christian Vallar présente un rapport - 27
d’étape qu’il propose, avec Loic Villerbu, de soumettre au regard et
à l’avis de la communauté scientifique. »
Ce projet de création d’une nouvelle section du CNU
suscite depuis son origine une intense polémique dans
le monde universitaire et scientifique, polémique
aujourd’hui relancée pour plusieurs raisons.
Depuis ses premières manifestations en 2008, ce projet
a créé une polémique illustrée par une première pétition
lancée en janvier 2009 sur le site de l’association
« Sauvons la recherche » et signée par près de 300
enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales1.
Aujourd’hui, ce sont les juristes de la section 01 du CNU
(« Droit privé et sciences criminelles ») qui lancent une

1. L. MUCCHIELLI, « Une ‘nouvelle criminologie’ française. Pour


quoi et pour qui ? », Revue de sciences criminelles et de droit pénal
comparé, 2008, 4, p. 795-803.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page28

pétition (voir le texte de la pétition et la liste de ses


premiers signataires). Ils constatent leur exclusion de
cette initiative, contestent le démantèlement de fait de
leur section qui en résulterait ainsi que la coupure qui
serait ainsi organisée entre le droit pénal et les sciences
criminelles censées l’éclairer. Ils rappellent aussi qu’il
n’existe pas d’école doctorale en criminologie et
quasiment pas de thèses revendiquant cette étiquette. On
se demande ainsi à qui servirait en réalité cette nouvelle
section de « criminologie » ? Leurs arguments, ajoutés à
ceux de la précédente pétition, indiquent clairement que
ces initiatives sont développées par un tout petit groupe
de personnes qui n’est en aucun cas représentatif de la
communauté universitaire et scientifique. Et ce dernier
épisode n’est pas fait pour nous rassurer.
En effet, dans ce comité, outre son président, on retrouve
naturellement Alain Bauer (qui est dans tous les
28 - comités), et puis trois membres de différentes directions
du ministère de l’Enseignement supérieur et de la
recherche. Mais on n’aperçoit aucune personnalité
connue et reconnue pour ses travaux scientifiques sur la
criminalité. On peut en revanche aisément repérer les
orientations idéologiques du nouvel animateur de ce
comité.
Christian Vallar est professeur de droit à l’université de
Nice et doyen de sa faculté de droit. Mais il est aussi
membre du comité scientifique de l’Institut National
des Hautes Études sur la Sécurité et la Justice
(INHESJ). Il y siège notamment en compagnie d’un
proche, Bernard Asso, également professeur de droit à
l’Université de Nice, tous deux y dirigeant un Master
« Sécurité intérieure ». Les deux hommes collaborent
aussi au « Département de recherches sur les menaces
criminelles contemporaines (DRMCC) » de l’ancien
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page29

militant d’extrême droite Xavier Raufer2. Bernard Asso


est par ailleurs un homme politique local important,
membre de l’UMP (et auparavant du RPR), conseiller
général depuis plusieurs décennies dans le 10e canton
de Nice, désormais adjoint au maire de Nice (Christian
Estrosi) et vice-président du Conseil général des Alpes-
Maritimes, connu aussi comme ardent défenseur d’une
identité nationale qui « puise ses racines chez les Indo-
Européens, l’empire romain, le christianisme, les rois
de France »3. M. Vallar et lui ont lui aussi participé à ces
colloques organisés à Nice sur « l’identité européenne »
depuis 2006. Le 12 décembre 2002, un article de Claude
Askolovitch pour Le Nouvel Observateur, dans un dossier
consacré à la franc-maçonnerie (très présente à Nice bien
qu’empêtrée depuis longtemps dans des séries d’affaires
judiciaires et de conflits d’intérêt), présentait MM. Asso et
Vallar comme des « piliers de la droite dure, façon GRECE
ou Club de l’Horloge ». - 29
Tout ceci mine par avance le crédit que revendiquerait
ce comité. Cela nous rappelle, une fois de plus, pourquoi
il faut résister à ceux qui cherchent avant tout à
conquérir du pouvoir institutionnel pour donner une
caution universitaire et scientifique à leur bavardage
idéologique.

2. Voir le chapitre 1 du récent livre de Mathieu RIGOUSTE, Les mar-


chands de peur. La bande à Bauer et l'idéologie sécuritaire (2011), ainsi
que notre article : L. MUCCHIELLI, « Vers une criminologie d'État
en France ? Institutions, acteurs et doctrines d'une nouvelle science
policière », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2010, 23
(1), p. 195-214.
3. www.lepetitnicois.fr/node/40774, http://www.lepetitnicois.fr/ac-
tualites-et-politique/villes-a-la-une/bernard-asso-favorable-a-un-refe-
rendum-sur-l-identite-nationale,242.html
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page30

Le Conseil constitutionnel met


un coup d’arrêt à une certaine dérive
sécuritaire
17 mars 2011

La décision du Conseil constitutionnel en date du 10


mars 20111 mérite que l’on s’y attarde, même si l’on
n’est pas spécialiste de cette juridiction singulière et des
débats qu’elle a suscités ces dernières années, notamment
quant à sa composition2. Cette décision constitue en
effet, à certains égards, un coup d’arrêt à la dérive
sécuritaire enclenchée en 2002 et accélérée de nouveau
après 2007.
30 - Certes, la Conseil a censuré 13 articles de la loi
d’orientation pour la performance de la sécurité
intérieure (LOPPSI 2), ce qui est peu dans l’ensemble (142
articles). C’est l’argument quantitatif mis en avant par
les thuriféraires de cette loi. Mais la lecture des
motivations de la censure (les « considérant ») révèle les
principes fondamentaux de la République que le Conseil
a jugé bafoués par le pouvoir actuel. C’est à ce titre que
la décision est importante.

La sécurité est un devoir de l’État, la « force publique » est un service


public
La tendance du pouvoir actuel est à la municipalisation
ainsi qu’à la privatisation progressive de la gestion des
1. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/fran-
cais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2011/2011-
625-dc/decision-n-2011-625-dc-du-10-mars-2011.94924.html
2. http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/03/11/la-naissance-d-
une-cour-supreme
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page31

problèmes de sécurité. C’est à cette double logique de


désengagement de l’État que la Conseil a mis un coup
d’arrêt.
Concernant la privatisation, la LOPPSI 2 prévoyait d’abord
de créer un fonds de soutien à la police technique et
scientifique alimenté par les sociétés d’assurance. Or le
conseil censure cette disposition en rappelant « qu’aux
termes de l’article 12 de la Déclaration de 1789 : ‘La
garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une
force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage
de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels
elle est confiée’ et que son article 13 dispose : ‘Pour
l’entretien de la force publique, et pour les dépenses
d’administration, une contribution commune est
indispensable : elle doit être également répartie entre tous
les citoyens, en raison de leurs facultés’ ». D’autre part,
concernant la vidéosurveillance, la LOPPSI 2 prévoyait
que les municipalités qui n’auraient pas les moyens de - 31
recruter des agents pour visionner les images provenant
des caméras pourraient déléguer l’exploitation et le
visionnage à des sociétés privées (quelle aubaine pour
elles !). Or ceci ne sera pas. Le Conseil rappelle en effet
de nouveau au pouvoir actuel l’article 12 de la
Déclaration de 1789 :
« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force
publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et
non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »
Et ce principe ne permet pas que l’on puisse « investir
des personnes privées de missions de surveillance générale de
la voie publique », ni « déléguer à une personne privée des
compétences de police administrative générale inhérentes à
l’exercice de la ‘force publique’ nécessaire à la garantie des
droits ». Voilà qui met un clair coup d’arrêt à cette
logique de privatisation et de confusion entre le privé et
le public.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page32

Concernant la municipalisation, la LOPPSI 2 entendait


confier de véritables pouvoirs de police judiciaire aux
directeurs des services de police municipale, dans une
logique de confusion progressive des pouvoirs et des
missions des polices nationale et municipale. Or le Conseil
rappelle ici « qu’il résulte de l’article 66 de la Constitution
que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le
contrôle de l’autorité judiciaire ; qu’à cette fin, le code de
procédure pénale, notamment en ses articles 16 à 19-1, assure
le contrôle direct et effectif de l’autorité judiciaire sur les
officiers de police judiciaire chargés d’exercer les pouvoirs
d’enquête judiciaire et de mettre en œuvre les mesures de
contrainte nécessaires à leur réalisation ». On méditera la
leçon dans quelques villes, à Nice par exemple.

La spécificité de la justice des mineurs est une conquête démocra-


tique historique
32 - Tel est au fond le message de ce considérant fondamental
du Conseil :
« Considérant que l’atténuation de la responsabilité pénale des
mineurs en fonction de l’âge, comme la nécessité de rechercher le
relèvement éducatif et moral des enfants délinquants par des
mesures adaptées à leur âge et à leur personnalité, prononcées par
une juridiction spécialisée ou selon des procédures appropriées, ont
été constamment reconnues par les lois de la République depuis le
début du vingtième siècle. »
Ceci fait peut-être écho aux regrets et reproches exprimés
par un ancien membre du Conseil, Pierre Joxe, à propos
de la loi Perben de 2004 et notamment de la garde à vue
des mineurs. Et ce message est important au moment où
le pouvoir actuel annonce une refonte globale du droit
pénal des mineurs. En attendant, trois dispositions font ici
les frais de la censure.
D’abord, dans une longue lignée de réformes votées depuis
2002 pour atténuer la spécificité de la justice des mineurs,
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page33

la Loppsi 2 prévoyait que le parquet pourrait poursuivre


un mineur devant le tribunal pour enfants selon la
procédure de citation directe, sans instruction préparatoire
par le juge des enfants, à condition que des investigations
sur la personnalité du mineur aient été déjà réalisées à
l’occasion d’une procédure engagée dans les six mois
précédents ou d’une procédure ayant donné lieu à une
condamnation dans les six mois précédents. En d’autres
termes, pour des mineurs récidivistes, on n’allait pas
s’embarrasser outre mesure. Or, le Conseil estime au
contraire qu’il est contraire à la constitution de vouloir
traiter indifféremment « tout mineur quels que soient son
âge, l’état de son casier judiciaire et la gravité des infractions
poursuivies ». En estimant ce délai de 6 mois trop long, il
reconnaît aussi qu’un mineur est un être en évolution et
que l’on ne peut pas se priver d’enquêter sur sa personnalité
afin de « rechercher son relèvement éducatif et moral ». Ce
faisant, comme l’a justement remarqué Christophe - 33
Daadouch, c’est l’un des socles de l’Ordonnance de 1945
que le Conseil valide3.
Par ailleurs, la LOPPSI 2 prévoyait d’étendre aux mineurs
l’application des fameuses « peines plancher » même
s’agissant des primo-délinquants, du moment qu’il s’agit
de certains délits de violences volontaires contre les
personnes. Or le Conseil a ici rappelé « qu’en instituant
le principe de peines minimales applicables à des mineurs qui
n’ont jamais été condamnés pour crime ou délit, la disposition
contestée méconnaît les exigences constitutionnelles en matière
de justice pénale des mineurs ». A contrario, il confirme
cependant implicitement sa décision de 2007 où il
validait les mêmes peines plancher pour les mineurs dès
lors qu’ils sont récidivistes. Décision critiquable car les

3. C. DAADOUCH, « LOPPSI : le conseil constitutionnel désavoue


le gouvernement sur les mineurs délinquants » (http://www.laurent-
mucchielli.org 2011/03/11)
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page34

peines plancher sanctionnent l’addition de faits plus que


leur gravité et nuisent évidemment au principe de
l’individualisation des peines. Et, au passage, il valide
pour les majeurs cette extension du système des peines
plancher considérant qu’il ne vise que des cas limités
d’infraction (jusqu’à la prochaine réforme ?) et que les
juridictions pourront, par décisions motivées, y déroger
(mais au risque qu’on leur instruise alors le classique
procès en laxisme…).
Enfin, on notera que si l’article 43 de la loi est validé,
permettant l’adoption d’un couvre-feu pour les mineurs,
est cependant censurée la contravention pour les parents
de ne pas s’être assurés du respect du couvre-feu par leur
enfant (car « en permettant de punir le représentant légal
à raison d’une infraction commise par le mineur, [le texte
de loi] a pour effet d’instituer, à l’encontre du représentant
légal, une présomption irréfragable de culpabilité »). Ceci
34 - est presque anecdotique ici (comme le sera sans doute le
nombre de couvre-feux), mais le principe général
pourrait bien avoir d’autres applications futures face au
mouvement croissant de pénalisation des parents.

La justice aussi est un service public


La LOPPSI 2 prévoyait que des salles d’audience seraient
installées dans les centres de rétention administrative (lieux
où sont enfermés les étrangers en situation irrégulière dans
l’attente de leur reconduite à la frontière), afin que les juges
de la détention et de la liberté (JLD) puissent statuer
beaucoup plus rapidement et qu’il n’y ait plus à transporter
les personnes au tribunal. La chose était présentée comme
efficace et économique. Cette proposition s’inscrivait dans
le prolongement de la loi Sarkozy de 2003 qui autorisait le
recours à des salles d’audience spécialement aménagées à
proximité immédiate des lieux de rétention. À l’époque, le
Conseil avait considéré que « la tenue d’une audience dans
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page35

une salle à proximité immédiate d’un lieu de rétention n’est


contraire à aucun principe constitutionnel ». À l’inverse, il
considère aujourd’hui qu’une démocratie a aussi des
principes et des valeurs, qui lui interdisent de faire
n’importe quoi au nom de la rentabilité, en l’occurrence
que la justice doit être rendue publiquement et non à huis
clos, au fond d’une geôle.

Ordre, sécurité et liberté


Les fichiers de police sont une nécessité pour le travail de
police judiciaire et la recherche efficace des auteurs de
crimes et délits. Mais ils ne doivent pas non plus tendre à
devenir un système de renseignement policier généralisé
sur la population, ni abdiquer tout respect de la vie privée.
La dérive du STIC est bien connue. Le Conseil rappelle ainsi
que « la liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration de
1789 implique le respect de la vie privée ; qu’il appartient
au législateur compétent, en vertu de l’article 34 de la - 35
Constitution, pour fixer les règles concernant la procédure
pénale, d’assurer la conciliation entre, d’une part, la
sauvegarde de l’ordre public et la recherche des auteurs
d’infractions, toutes deux nécessaires à la protection de
principes et de droits de valeur constitutionnelle et, d’autre
part, le respect de la vie privée et des autres droits et libertés
constitutionnellement protégés ». Le Conseil a donc posé ici
des limites et des garanties à l’utilisation des logiciels de
rapprochement judiciaire, en rappelant la nécessité d’un
contrôle judiciaire, l’utilisation au cas par cas dans le cadre
d’enquête déterminée et en prévoyait un maximum pour
la conservation des données.
La LOPPSI 2 prévoyait par ailleurs une disposition sur les
Roms, que l’on sait nouveaux ennemis du pouvoir actuel
depuis le discours présidentiel de Grenoble en juillet 2010
et la circulaire Hortefeux du 5 août 2010. Il s’agissait ici
de pouvoir faciliter encore plus les expulsions de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page36

campements illégaux, à tout moment. Or le Conseil


rappelle ici que « la nécessité de sauvegarder l’ordre public »
ne doit pas non plus porter exagérément atteinte aux
« droits et libertés constitutionnellement garantis ». En
l’occurrence, le Conseil estime que les préfets ne peuvent
pas autoriser les forces de l’ordre à « procéder dans l’urgence,
à toute époque de l’année, à l’évacuation, sans considération
de la situation personnelle ou familiale, de personnes
défavorisées et ne disposant pas d’un logement décent ». Ne
pourrait-on pas résumer les choses en disant que le Conseil
refuse que l’on traite les Roms comme des chiens ?

Contournement des règles du jeu parlementaire


Enfin, presque pour l’anecdote, on note que le Conseil
constitutionnel a aussi rappelé au président de la
République et au gouvernement qu’il existe une
procédure parlementaire protégée par la constitution, et
36 - que l’on ne peut pas là non plus faire n’importe quoi
pour faire passer à tout prix ses idées. Pour le vote final
de la LOPPSI 2, le gouvernement avait, avec la complicité
de députés, introduit des dispositions nouvelles lors de
la deuxième lecture par l’Assemblée nationale. Il espérait
ainsi faire voter des dispositions en contournant
l’opposition probable du Sénat. Le Conseil lui rappelle
que, au terme de l’article 45 de la Constitution (« Tout
projet ou proposition de loi est examiné successivement dans
les deux assemblées du Parlement en vue de l’adoption d’un
texte identique »), ceci est tout simplement illégal.
Au final, c’est bien un petit coup d’arrêt à une certaine
dérive sécuritaire que le Conseil constitutionnel semble
avoir voulu donner. S’agit-il de la décision ponctuelle
d’une instance qui voit son autorité de plus en plus
contestée, ou bien d’une réelle prise de conscience de la
part de ses membres ? Les prochaines lois concernant la
sécurité et la justice, peut-être la réforme du droit des
étrangers, permettront sans doute d’en décider.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page37

Comprendre (enfin) ce
qu’est la police de proximité
21 mars 2011

Qu’est-ce qu’être policier en France aujourd’hui ?


Comment expliquer les tensions entre les policiers et les
jeunes, mais aussi les moins jeunes ? Pourquoi ce malaise
grandissant au sein de la police ? Pourquoi cette
dégradation continue des relations entre polices et
population ? Qu’est ce qui se joue réellement autour des
chiffres de la délinquance ? Quelles sont les conséquences
de la politique du chiffre menée depuis 2002 sur les
policiers comme sur les citoyens ? Pourquoi ce refus - 37
obstiné de la police de proximité par le pouvoir actuel ?
Et d’ailleurs qu’est-ce exactement que la police de
proximité ? Un livre paraît cette semaine qui apporte des
réponses fortes, précises et concrètes à ces questions
fondamentales1. Il est signé Christian Mouhanna,
chercheur au CNRS, grand spécialiste de la sociologie de
la police. Fort de 15 années de recherches de terrain sur
ces problèmes, dans les banlieues sensibles comme dans
les quartiers aisés, l’auteur propose une synthèse de son
travail qui est assez remarquable.
L’auteur explique d’abord l’histoire de la police
nationale, comment elle s’est constituée comme police
d’État à partir des années 1940, puis comment elle s’est
modernisée à partir des années 1960 mais en s’éloignant

1. C. MOUHANNA, La police contre les citoyens ?, Nîmes, Champ so-


cial éditions, 2011.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page38

du contact avec la population. Peu à peu, le patrouilleur


pédestre connaissant son quartier a été remplacé par une
voiture tournant plus ou moins dans la ville et
intervenant après coup lorsque des incidents ont été
signalés par téléphone à « Police secours ». Peu à peu, le
policier polyvalent traitant les problèmes d’un lieu et
d’une population donnés a été remplacé par de multiples
spécialistes traitant chacun uniquement tel ou tel
problème sur des territoires beaucoup plus grands et
anonymes.
Les effets pervers de cette « modernisation » ont été très
tôt diagnostiqués. Les gouvernements ont tenté d’y
remédier en redéveloppant « l’ilotage » dans les années
1970 et 1980. Puis, la gauche revenue au pouvoir en
1997 a lancé la « police de proximité », à peu près sur les
mêmes bases : remettre les policiers en patrouille à pied,
au contact des citoyens dans la vie quotidienne, de façon
38 - stabilisée et durable dans le temps, ce qui leur permet
d’être progressivement bien connus et reconnus des
habitants, et de recueillir ainsi énormément de
renseignements qui servent ensuite le travail de police
(y compris de police juridiciaire ou de maintien de
l’ordre). La contre-partie étant naturellement un
investissement humain et social dans le traitement des
problèmes de la vie quotidienne signalés par les habitants.
Christian Mouhanna explique fort bien tout cela, et il le
fait au regard des évaluations qu’il a menées sur plusieurs
terrains. Sa démonstration empirique est claire et
incontestable : là où la mise en place de cette réforme a
été bien préparée, pilotée par des responsables ayant
compris son intérêt et mis en œuvre par des policiers
motivés, alors la réforme a été un grand succès. Tous
(policiers, habitants, élus) l’ont plébiscité.
Et pourtant… depuis 2002, Nicolas Sarkozy et son
entourage refusent avec obstination toute idée de police
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page39

de proximité (ou quel que soit le nom qu’on lui donne).


La tentative de Michelle Alliot-Marie et des UTEQ en
2008 n’y a rien fait. On était du reste assez loin du
modèle de la police de proximité. Et Brice Hortefeux
s’est empressé d’arrêter l’expérience à son arrivée place
Beauvau. Quant au nouveau ministre de l’Intérieur
Claude Guéant, il est l’un des plus virulents opposants à
la police de proximité depuis toujours… Ce refus
confine pourtant à un acharnement idéologique. Il
constitue une instrumentalisation de la police et du
métier de policier réduit à la seule « chasse au
délinquant », alors que le quotidien du travail en sécurité
publique est autrement plus riche et diversifié, et que les
missions de secours et de gestion des problèmes par le
dialogue sont en réalité plus nombreuses que les missions
de répression proprement dite. Le sarkozysme policier
est une caricature du métier de policier, qui ne conçoit
la régulation sociale que sur le modèle du rapport de - 39
force et de la violence. Il paralyse l’intelligence policière
en l’enfermant dans une production statistique
inadaptée, bureaucratique et bornée. Le sarkozysme
policier consacre ainsi l’érection de la police contre les
citoyens. Le résultat est un cercle vicieux, une dégradation
continue des relations entre police et population et des
tensions croissantes dont font les frais tant les citoyens
que les policiers.
Il faut lire ce livre. La démonstration de Christian
Mouhanna est sereine, elle ne s’inscrit pas dans une
logique de dénonciation, mais dans une volonté de
compréhension des uns et des autres, conduisant à des
remises en question sévères mais fondées. Ajoutons pour
finir qu’elle concerne tout autant la gendarmerie, dont
le modèle de police de proximité (intégré dans la
doctrine de la « surveillance générale ») a fait depuis très
longtemps ses preuves mais se trouve aujourd’hui
progressivement détruit.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page40

L’image des jeunes :


le poids des médias
3 avril 2011

Pour la troisième année consécutive, l’Association de la


fondation étudiante pour la ville (AFEV) propose, par le
biais de son Observatoire de la jeunesse solidaire, un
sondage sur l’image des jeunes dans la société française1.
Ce sondage, qui inclut de nouvelles questions, est
intéressant à plusieurs titres.
En 2009, l’Observatoire de la jeunesse solidaire avait mis
la focale sur les nouvelles tendances de l’engagement
40 - solidaire. Il avait souligné le décalage entre une jeunesse
majoritairement perçue comme « individualiste » et
intolérante, et les nouvelles réalités de l’engagement chez
les jeunes.
En 2010, il s’était concentré sur l’allocation des aides
publiques et sur le service civique. Là encore, le sondage
enregistrait une ambivalence certaine. Si près des trois
quarts des personnes interrogées souscrivaient à l’idée
d’une attribution directe aux jeunes des aides publiques
qui leur étaient dédiées, il reste que comme en 2009, la
moitié des sondés exprimaient une défiance par rapport
à la jeunesse de manière générale.
Le sondage de 2011 permet justement de sortir de cette
généralité en distinguant la jeunesse en général des jeunes
des quartiers populaires en particulier. Du coup, les

1. Le sondage a été réalisé par téléphone du 19 au 25 janvier 2011,


auprès d’un échantillon représentatif de 1 000 personnes âgées de
15 ans et plus.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page41

résultats changent beaucoup. D’un côté, plus de 70 %


des personnes interrogées déclarent avoir une image
globalement positive de la jeunesse, mais 60 % ont une
image globalement négative des jeunes des quartiers
populaires. Pourquoi ?
« Interrogées sur la raison d’une telle défiance, les personnes sondées
soulignent principalement l’image négative de ces jeunes véhiculée
par les médias - qui constituent, pour ceux d’entre eux résidant à
distance confortable desdits quartiers, la seule source d’information
sur le sujet -, ou l’impression selon laquelle ils seraient « tous des
délinquants », des drogués, des troubles à l’ordre public. En
revanche, ceux qui livrent un jugement positif à l’égard des jeunes
issus des quartiers populaires tiennent souvent à souligner qu’ils les
côtoient, comme une preuve supplémentaire du filtre déformant
utilisé à leur sujet par les médias, et qu’ils ont du courage face aux
difficultés qu’ils affrontent quotidiennement. »
Enfin, on note donc qu’il reste toujours un gros quart
des interrogés qui déclarent avoir une image globalement
négative de la jeunesse en général. De vieux aigris ? - 41
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page42

le fait divers
Rosny-sous-Bois :
et l’incendie médiatique1
4 avril 2011

Hier après-midi, puis ce matin, voici que le téléphone


s’est mis à sonner. Un(e), puis deux, puis trois, quatre,
cinq et finalement une bonne douzaine de journalistes,
de radio, télévision et presse écrite nous ont appelés l’un
et l’autre. Tous veulent un commentaire de ce fait divers
dramatique survenu à la gare RER de Noisy-le Sec et
impliquant un groupe de jeunes de Rosny-sous-Bois. Et
tous ont exactement les mêmes infos : le contenu d’une
dépêche de l’AFP du 3 avril résumant les faits, proposant
une hypothèse interprétative à cette agression collective
42 - (l’interdiction pour un jeune homme d’une cité de la
région parisienne de sortir avec une jeune fille résidant
dans une autre cité) et citant quelques verbatims de l’un
d’entre nous (Marwan Mohammed, sociologue au
CNRS), issus d’un entretien réalisé 15 jours auparavant à
propos des affrontements entre bandes à Asnières et
Gennevilliers… ! Nous voici donc une fois de plus en
présence d’un incendie médiatique à l’occasion d’un fait
divers. Après forte hésitation (rajouter encore un
commentaire dans le flot des commentaires…), nous
nous décidons à exprimer ce rapide point de vue pour
essayer sans doute naïvement d’appeler à un peu de
raison et de retenue.
Sur le fait divers, d’abord, il devrait être évident que l’on
ne peut rien dire à ce stade. Tout journaliste sérieux
devrait savoir que l’on ne peut pas connaître la « vérité »
sur un fait divers dans les heures qui suivent. Personne

1. Article écrit avec Marwan MOHAMMED.


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page43

n’y était. Personne ne sait ce qui s’est dit exactement


avant que les coups ne pleuvent sur la malheureuse
victime. L’on ne possède que des bribes d’informations,
des extraits des premiers procès-verbaux de police, telle
déclaration de tel représentant syndical ou de tel élu
local. Presque rien en réalité. L’on ne sera véritablement
en mesure d’analyser ce qui s’est passé qu’à la fin de
l’enquête de police judiciaire, voire à la fin du procès qui
ne se tiendra que dans quelques années si l’affaire va aux
Assises. Certes, on comprend bien qu’il faille tout de
même dire quelque chose en attendant. Mais alors
prudence et investigation devraient être les maîtres mots
du traitement médiatique. Au lieu de cela, l’on constate
surtout un empressement à vouloir commenter et la
répétition en boucle des mêmes informations très
parcellaires. Cet incendie médiatique n’illustre-t-il pas
les conditions actuelles de production de l’information :
valorisation de l’instantané, absence d’investigation, - 43
travail de bureau et non de terrain, dépendance quasi
totale aux agences de presse et aux sources officielles (ici
les sources policières) ?
Sur l’hypothèse interprétative reprise partout (rappelons-
la : l’interdiction pour les jeunes hommes d’une cité de
la région parisienne de sortir avec des jeunes filles
résidant dans une autre cité), on reste dubitatif, surtout
lorsqu’elle devient une explication unique. Certes, les
quartiers populaires sont souvent un peu comme les
villages d’antan, chacun y connaît un peu tout le monde,
la surveillance réciproque est forte, le ragot facile et
l’outrage réel ou supposé parfois vite arrivé. Mais
l’information n’est pas certaine, le lieu d’habitat d’un
jeune n’est pas inscrit sur son front, rien ne dit que la
victime appartenait à une bande, on ne connaît pas de
tradition d’affrontements de bandes entre Rosny-sous-
Bois et Sartrouville, on ignore l’histoire de la jeune fille
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page44

impliquée dans l’affaire, cela fait beaucoup d’inconnues !


Pourtant l’explication est martelée et, dans certains
commentaires, on n’est peut-être pas loin de présenter
les jeunes de banlieues comme des animaux marquant
leurs territoires et s’y appropriant tout y compris les
femelles (« les filles de la cité leur appartiennent, comme le
bac à sable leur appartient, comme la cage d’escalier leur
appartient, comme la fille qui descend dans la cage d’escalier
leur appartient », dit un journaliste de Marianne, dans le
JT de 20 heures de France 2).

Le fonctionnement des bandes et les discours décadentistes habituels


Quel que soit le prétexte, pourquoi des adolescents ou
des jeunes adultes sont-ils prêts à prendre autant de
risques (risque d’être blessé ou tué soi-même, risque de
blesser ou de tuer quelqu’un et de faire des années de
prison) ? On ne peut que l’évoquer beaucoup trop
44 - rapidement. Disons qu’il faudrait revenir à l’analyse
(classique) du comportement de groupe des jeunes des
quartiers pauvres, rappeler les conditions de vie familiale
dans ces quartiers, le poids de l’échec scolaire qui jette à
la rue une partie de ces jeunes, les carences massives
d’encadrement éducatif de la jeunesse, la façon dont ces
jeunes se revalorisent dans les normes de la « culture de
rue » : mise en avant et mise en scène de la force
physique, de la virilité, d’une conception exacerbée de
l’honneur, etc. Les bandes recrutent aisément ces jeunes
mis à la rue, elles leur offrent un terrain de revalorisation,
un statut, du « respect » comme ils disent, du prestige
même parfois. L’analyse est hélas classique car ces faits
sont tout sauf nouveaux, nous y avons même (après bien
d’autres chercheurs) consacré un livre collectif il y a
quelques années, avec de nombreux exemples historiques
et actuels, en France et dans d’autres pays occidentaux.
On dira bien entendu que c’est pire qu’autrefois, que
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page45

c’est de pire en pire, qu’il n’y a plus de repères, plus de


valeurs, plus de morale, etc. On le dit depuis tellement
longtemps qu’on peut aisément comprendre que ce
discours tourne en boucle et se trouve plaqué sur les faits
divers à chaque fois que l’un d’eux se glisse dans
« l’actualité ».
En l’occurrence, nous nous demandons plutôt : le
« bricolage » de l’information sur les faits divers n’est-il
pas inquiétant ? Comment se fait-il que l’urgence de
commenter s’impose aussi facilement sur la capacité
réelle à produire une analyse pertinente ? Quel jeu
dangereux les rédactions en chef des médias jouent-elles
en choisissant de « foncer » sur ces sujets sans en avoir
les ressources réelles ? Et pourquoi chacun s’empresse-t-
il de faire aussi mal que les autres au lieu de prendre un
peu plus son temps pour essayer de se distinguer un peu
par davantage d’ampleur, de rigueur et de qualité
d’information ? Nous n’avons pas la réponse. - 45
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page46

Les gendarmes n’ont vrai-


ment pas le moral
17 avril 2011

Les gendarmes, vous savez ? Ces militaires chargés de la


sécurité quotidienne de 50 % de la population française
répartie sur 95 % du territoire national. Eh bien ils n’ont
vraiment pas le moral. Et franchement, on les comprend.
Jugez plutôt.
On ne parle pratiquement jamais des gendarmes, qui ne
sont pas syndiqués parce qu’ils sont militaires (on appelle
bien l’armée « la grande muette »). Et ceci fait bien les
affaires du pouvoir politique depuis 2002, car c’est peu
de dire que les gendarmes ont avalé depuis cette date une
46 - impressionnante série de couleuvres.

Réduits au silence / réduits en silence


D’abord, tout en maintenant ce statut militaire qui les
rend non seulement muets mais de surcroît mobilisables
à volonté (tout le contraire des policiers, qui s’expriment
beaucoup grâce à leurs puissants syndicats, et qui ne
rigolent pas avec les heures supplémentaires), on les a
détachés du ministère de la Défense pour les placer dans
le giron du ministère de l’Intérieur. Le décret du 15 mai
2002 a ainsi transféré à ce dernier la détermination de
leurs missions. Puis la loi du 3 août 2009 a transféré
l’ensemble de leur budget et de sa gestion. Depuis, la
« mutualisation des moyens » entre police et gendarmerie
se poursuit à un rythme soutenu et il devient de plus en
plus clair que, sans le dire, certains visent à terme une
fusion des deux institutions.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page47

Ceci agace d’autant plus les gendarmes que, face à un


interlocuteur désormais unique, ils ont le sentiment
d’être quasi systématiquement moins bien traités que
leurs cousins policiers dans les arbitrages au sein du
ministère de l’Intérieur. Sans revenir sur des épisodes qui
pourraient paraître trop corporatistes (comme la récente
révision des grilles indiciaires), et même si la tristement
célèbre RGPP concerne tout autant policiers que
gendarmes, il est clair que la force des syndicats de police
leur permet de résister à des fermetures d’unités qui
touchent au contraire de plein fouet les gendarmes.
L’affaire récente (février 2011) des casernes de CRS de
Marseille et de Lyon l’a montré. L’ancien ministre Brice
Hortefeux voulait les fermer, les CRS se sont mobilisés
(arrêts maladie collectifs, grèves de la faim, très forte
mobilisation syndicale, actions en direction des médias)
et le ministre a reculé. Mais qui sait que, dans le même
temps, des escadrons de gendarmerie étaient fermés en - 47
silence, comme à Rennes, et l’un d’eux alors qu’il rentrait
d’Afghanistan ? Personne à part les intéressés (voir le
numéro de mars 2011 de l’Essor de la gendarmerie
nationale).

Le rural, la route et l’outre-mer ?


Ensuite, les gendarmes se trouvent mis en cause dans leur
mode d’implantation et de travail sur le territoire. Début
2003, toujours par souci d’économies budgétaires, le
pouvoir politique avait dans un premier temps voulu
réduire le nombre des unités de base de la gendarmerie
départementale : les brigades territoriales. Il en a ainsi
regroupé plusieurs centaines dans des « communautés de
brigades » couvrant de plus vastes territoires, mais
s’éloignant donc du contact avec la population. Puis,
début 2010, l’on est allé beaucoup plus loin. Avec le
projet de création de 175 polices d’agglomération, c’est
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page48

une mini-révolution qui s’annonce. Au fond, une des


évolutions majeures de la société française des quarante
dernières années est l’importance croissante du
peuplement en zones dites « périurbaines ». Et la plupart
de ces territoires sont de fait aujourd’hui sous
compétence de la gendarmerie. Il s’agirait donc de les en
évincer, ce qui est une évolution à la fois brutale,
méprisante et peu rationnelle dans la mesure où la
plupart des efforts d’intelligence et d’organisation
avaient été consacrés par la gendarmerie depuis les
années 1990 à améliorer cette implantation et ce travail
en zones périurbaines. À l’avenir, la gendarmerie sera-t-
elle donc cantonnée aux zones rurales, à la police de la
route et aux départements et territoires d’outre-mer ?
C’est ce que certains espéraient sans doute depuis 2007.
Toutefois, en fait de centaines de polices d’agglomération,
il semble bien que l’expérience va se limiter à une demi-
48 - douzaine des plus grandes (Paris, Marseille, Lyon, Lille,
Bordeaux). La raison est évidemment budgétaire. De
telles réorganisations sont lourdes, sont longues et
coûtent cher. Place Beauvau, l’on a donc fait contre
mauvaise fortune bon cœur et l’on a trouvé un nouveau
sigle pour désigner la nécessaire collaboration locale des
policiers et des gendarmes : ce sera désormais la
« coordination opérationnelle renforcée dans les agglomérations
et les territoires » (CORAT). La chose a été expliquée aux
responsables départementaux de la police et de la
gendarmerie, ainsi qu’aux syndicats de police, à la fin du
mois de février 2011. Ce n’est donc pas encore demain
que l’on pourra se passer des gendarmes dans les
agglomérations.

Le vrai modèle de police de proximité ?


Enfin, il n’est pas sûr que nos concitoyens se rendent
compte de ce qu’ils risquent vraiment de perdre à travers
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page49

toutes ces évolutions. Comme nous l’écrivions il y a


quelque temps dans la revue Pouvoirs locaux 1 avec Jean-
Hugues Matelly (officier d’excellence poursuivi par sa
hiérarchie pour s’être exprimé librement) et Christian
Mouhanna (collègue chercheur au CNRS), loin de la
caricature du gendarme militaire borné, chasseur de
nudistes à Saint-Tropez, loin aussi de l’image d’élite du
GIGN avec des hommes cagoulés et surarmés, les
gendarmes départementaux (environ 60 000 militaires)
avaient su développer un modèle de rapport au public qui
privilégiait le service au citoyen plutôt que l’application
bornée d’innombrables textes de lois. Ils avaient élaboré
un modèle de police qui assumait le rôle social dévolu à
tout individu chargé du maintien de l’ordre et de la
sécurité. Par leur rôle au sein des zones non seulement
rurales mais aussi périurbaines, ainsi que dans certaines
banlieues difficiles, les gendarmes ont pendant longtemps
participé à la construction de ce lien social après lequel les - 49
politiques de la ville courent depuis trente ans. En réalité,
de par ses missions, son maillage territorial dense et sa
conception d’une « surveillance générale » privilégiant un
contact régulier avec la population associé à une posture
de prévention-dissuasion, la gendarmerie constituait un
modèle de « police de proximité ». Mais il faut croire que
ce modèle convient mal à une époque qui préfère les
rapports de force, la gestion statistique déréalisée et les
démonstrations médiatiques, plutôt que l’efficacité
concrète et quotidienne, fut-elle discrète.
Le comble de l’histoire est que ce modèle gendarmique de
proximité fut jadis, et avec raison, considéré comme
l’avenir. En 1977, dans son rapport intitulé Réponses à la
violence , la Commission Peyrefitte (que l’on ne saurait
soupçonner de « gauchisme ») demandait dans sa

1. voir le dossier sur notre site : www.laurent-mucchielli.org


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page50

recommandation n°81 d’« instituer dans les villes de petits


postes de quartiers et recourir à la méthode dite de l’îlotage »,
en s’inspirant explicitement des « résultats satisfaisants qui
sont obtenus dans les zones rurales par l’implantation très
décentralisée des brigades territoriales de gendarmerie ». La
recommandation n°83 précisait ensuite qu’il s’agissait
d’« améliorer les relations entre la police et les citoyens ».
Trente-cinq ans plus tard, non seulement la Police
nationale n’a pas réalisé cette évolution vers le modèle
gendarmique, mais c’est même l’inverse qui se produit.
On nous permettra de penser que c’est là une erreur
historique de nos gouvernants et une petite catastrophe
pour chacun d’entre nous.

Quelques lieux limités d’expression des gendarmes :


L’essor de la gendarmerie nationale2 ; l’association Gendarmes &
citoyens3 ; le Forum Gendarmes et citoyens4 ; l’Association de défense
des droits des militaires5 ; la Fédération nationale des retraités de la
50 - gendarmerie (et sa revue Avenir et gendarmerie)6, le site La grogne
dans la gendarmerie7.

Pour aller plus loin


DIEU François, MIGNON Paul, Sécurité et proximité. La mission de
surveillance générale de la gendarmerie, L’Harmattan, 2002.
SAMSON Florence, FONTAINE Jean-Yves, Malaise dans la gendarmerie,
PUF, 2005.
MATELLY Jean-Hugues, Une police judiciaire militaire ? La
gendarmerie en question, L’Harmattan, 2006.
MUCCHIELLI Laurent (sous la dir.), Gendarmes et voleurs. De
l’évolution de la délinquance aux défis du métier, L’Harmattan, 2007.
LUC Jean-Noël (sous la dir.), Soldats de la loi. La gendarmerie au
XXe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010.

2. http://www.lessor.org/
3. http://sites.google.com/site/assogendarmesetcitoyens/
4. http://gendarmes-en-colere.forum2discussion.net/
5. http://adefdromil.org/
6. http://www.fnrg.net/fnrg.php
7. http://sites.google.com/site/lagrognegend/
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page51

Les mineurs délinquants


menacent-ils la société
française ?
20 avril 2011

À l’issue du Conseil des ministres de mercredi dernier,


le ministre de la Justice a annoncé qu’il déposait au
parlement un « Projet de loi sur la participation des
citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le
jugement des mineurs ». La question des jurés en
correctionnelle est beaucoup discutée ces jours-ci. Mais
n’oublions pas le second volet : la justice des mineurs.
Une fois de plus, cette dernière est sur la sellette et, une
fois de plus, un loi entend réformer c’est-à-dire durcir la
fameuse Ordonnance de 1945 (qui, à force, ne ressemble - 51
plus guère à ce qu’elle était en 1945…).
Le processus est bien rodé : depuis la loi Perben I de
2002, il a fonctionné en moyenne une fois chaque année,
sans compter les initiatives parlementaires inabouties (la
dernière émane du groupe de la « droite populaire »). Et,
à chaque fois, le premier argument est le même : les
statistiques policières indiquent que le nombre de
mineurs « mis en cause » par les forces de l’ordre ne cesse
d’augmenter. Or cette affirmation est une sorte de vraie
fausse information, et à tout le moins une vérité
totalement tronquée. Pour trois raisons.

La vraie fausse augmentation des mineurs délinquants


Primo, si le nombre de mineurs « mis en cause » par la
police et la gendarmerie ne cesse effectivement
d’augmenter (il a doublé entre 1990 et 2010), c’est
également le cas des majeurs, et dans des proportions à
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page52

peu près équivalentes. Ce n’est donc en rien une


spécificité des mineurs.
Secundo, personne ne semble remarquer le véritable
cercle vicieux que traduisent ces statistiques. En effet,
lorsque l’on élargit la définition de la délinquance et que
l’on donne des consignes pour poursuivre toutes les
infractions même les plus bénignes, la conséquence fatale
est une augmentation des procédures réalisées par les
policiers et les gendarmes (les procès-verbaux). Or la
statistique policière est précisément un comptage de ces
procédures administratives, et non une sorte de sondage
permanent sur l’état réel de la délinquance. Dès lors, plus
l’on poursuit la délinquance des mineurs, plus elle
augmente dans cette statistique, mais cela ne veut pas
forcément dire qu’elle augmente dans la réalité.
Tertio, cet argument pseudo-statistique parle d’un
volume mais ne dit rien de la nature de cette fameuse
52 - délinquance des mineurs. À partir de chiffres, l’on peut
fantasmer tout et n’importe quoi quant aux types
d’actes délinquants réellement constatés chez les
mineurs. Et de fait, l’évocation de ces chiffres, appuyés
par quelques faits divers, suffit généralement pour
embrayer sur des affirmations relatives à l’aggravation
perpétuelle de cette délinquance, affirmations qui sont
purement gratuites.
On peut pourtant aller plus loin avec les statistiques
institutionnelles. Le volume annuel des condamnations
publié par le ministère de la Justice permet en effet de se
faire une idée assez précise de la partie de la délinquance
des mineurs qui est poursuivie devant les tribunaux, c’est-
à-dire celle qui correspond aux affaires les plus graves
(rappelons que les parquets traitent de façon autonome
les affaires les moins graves, par le biais des mesures
alternatives aux poursuites : rappels à la loi, réparations,
médiations…). Le dernier volume, publié en février 2011,
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page53

correspond à l’année 2009. Sa lecture renseigne d’abord


sur la nature et la gravité des infractions commises par les
mineurs, ensuite sur leur âge.

Quelle délinquance ? De quelle gravité ?


Sur la gravité d’abord, ce que donnent à voir les
condamnations est fort éloigné de l’image renvoyée par des
faits divers qui, répétons-le toujours, ne sont pas
représentatifs de la vie quotidienne dans l’ensemble de la société
française. Les mineurs condamnés pour des crimes ne
représentent que 1 % du total des mineurs condamnés
(tableau 1 ci-dessous). Il s’agit essentiellement de viols, et
les recherches permettent de préciser : de viols
intrafamiliaux et de viols collectifs. A contrario, donc, 99 %
des mineurs ont été condamnés pour des actes moins
graves. De quoi s’agit-il ? D’abord, encore et toujours de
vols, pour une petite moitié d’entre eux. Viennent ensuite
des violences volontaires, des destructions-dégradations, - 53
des infractions à la législation sur les stupéfiants, des délits
liés à la circulation routière, des confrontations avec les
représentants des autorités (forces de l’ordre, enseignants,
contrôleurs des transports, etc.).

Tableau 1 : mineurs condamnés en 2009 par type d’infractions


Note : ITT = incapacité totale de travail / Source : ministère de la Justice.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page54

En entrant dans le détail de cette statistique judiciaire,


on peut ensuite tenter d’évaluer la gravité de ces actes
délictueux. Et l’on constate alors qu’à chaque fois que
l’on dispose d’éléments suffisamment détaillés, ils
indiquent systématiquement que les mineurs sont les plus
nombreux dans les catégories d’infractions les moins graves.
Ainsi, ils sont condamnés dans 17 % des cas pour des
violences, mais il s’agit neuf fois sur dix des coups les
moins graves (avec ITT inférieure à huit jours). De même,
lorsqu’ils sont condamnés pour des violences sur des
personnes représentant l’autorité publique, il s’agit en
réalité huit fois sur dix d’« outrages » c’est-à-dire d’injures
ou de gestes obscènes (par opposition aux violences
physiques). De même encore, lorsqu’ils sont condamnés
en matière de stupéfiants, il s’agit en réalité huit fois sur
dix de simple usage ou de détention (et non de revente ou
de trafic). Au total, voilà qui recadre un peu les discours
54 - généralement affolés qui dominent le débat public.

L’Âge du capitaine
En 2009, les mineurs représentent 8,7 % de l’ensemble
des personnes condamnées par les tribunaux français.
Mais il y a mineurs et mineurs, nous dit-on. Et surtout
ils seraient « de plus en plus jeunes et de plus en plus
violents ». Telle est bien la rengaine des discours
politiques dont l’objectif est toujours le même ces
dernières années : faire régresser la majorité pénale à 16
ans, sanctionner de la façon la plus précoce et la plus
rapide possible. Or ce punitivisme est sérieusement
relativisé par l’examen de la statistique judiciaire des
condamnations. Pour deux raisons.
Premièrement, s’agissant des plus jeunes (les mineurs
de moins de 13 ans, ceux pour qui la LOPPSI 2 prévoit
des couvre-feux plus symboliques qu’autre chose), on
se demande quel est véritablement le problème. En
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page55

2009, la justice française a condamné 1 870 mineurs


de moins de 13 ans pour des infractions pénales
(essentiellement du vandalisme, des bagarres et des
petits vols), ce qui ne représente que 3,4 % des mineurs
condamnés et seulement 0,3 % de l’ensemble des
personnes condamnées. Insistons sur ce dernier chiffre :
0,3 %. Comment peut-on dire que les mineurs de
moins de 13 ans représentent un problème important
de délinquance dans la société française ? Cela relève
du fantasme ou de l’hypocrisie.

- 55

Tableau 2 : la répartition par tranche d’âge des mineurs condamnés /


Source : ministère de la Justice.

Deuxièmement, le tableau 2 montre que si la


délinquance des jeunes de 16 à 18 ans est bien la plus
sanctionnée, celle des 13-15 ans n’est pas très loin
derrière. Certes, les jeunes de 16 à 18 ans sont davantage
sanctionnés pour des infractions qui concernent l’ordre
public (stupéfiants, circulation routière, conflits avec les
représentants des autorités). Leur délinquance est donc
plus visible. Mais en quantité, les jeunes de 13 à 15 ans
n’ont pas grand-chose à leur envier, même s’ils se
concentrent plutôt sur les vols et les bagarres, ce qui est
typique de la petite délinquance des jeunes adolescents.
Dès lors, on comprend l’engrenage de la politique
sécuritaire : après s’être attaqués aux 16-18 ans, on ne
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page56

voit pas pourquoi ses partisans ne continueraient pas en


demandant ensuite que l’on traite les 13-15 ans comme
leurs aînés. Comme toujours, ils prendraient à témoin
des faits divers dramatiques mais non représentatifs de
la vie quotidienne. Comme toujours, ils mettraient en
avant les cas réels mais en nombres limités de jeunes
multi-réitérants en très grande difficulté, cumulant les
infractions et mobilisant tous les professionnels (policiers
ou gendarmes, magistrats, éducateurs, psychologues). Ne
finiraient-ils pas alors – eux ou leurs successeurs – par
réclamer la garde à vue prolongée, la comparution
immédiate, les peines planchers et la prison pour des
gamins de 13 ans ?

Sortir de la logique de l’exclusion


L’idéologie sécuritaire nous enferme dans un cercle
vicieux de répression sans cesse accrue face à un monde
56 - juvénile qui est par définition instable et turbulent. L’on
pourra toujours trouver qu’il y a encore trop de
problèmes et pas assez de tranquillité, c’est un véritable
puits sans fond. Alors quoi ? Sommes-nous réellement
incapables de gérer la délinquance des préadolescents et
des adolescents autrement que dans cette surenchère
punitive déshumanisée ? Il est urgent de s’entendre sur
une autre voie. Les professionnels ne manquent pas
d’outils juridiques répressifs mais plutôt de moyens pour
faire correctement leur métier et mettre à exécution les
décisions qu’ils croient bonnes. Ce n’est pas d’une
énième réforme du code pénal dont policiers,
gendarmes, magistrats, éducateurs et psychologues ont
besoin, mais des moyens (en personnel, en temps, en
place disponible dans les structures, en possibilité
d’insertion professionnelle, etc.) de prendre
correctement en charge les cas difficiles chez les mineurs
délinquants. Enfin, si l’on veut réellement préparer
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page57

positivement l’avenir, il faut cesser de désigner la jeunesse


délinquante comme un ennemi de la société. Il faut au
contraire avoir le courage et la responsabilité d’affirmer
que ces jeunes qui ont dévié et qui ont fauté n’en restent
pas moins nos jeunes, les enfants de notre société, que
nous avons donc collectivement une obligation morale
à trouver des réponses dont l’objectif n’est pas de les
exclure le plus vite possible mais au contraire à les
réinclure pleinement parmi nous dès que possible.

Pour aller plus loin


LE GOAZIOU Véronique & MUCCHIELLI Laurent, La violence des
jeunes en questions, Champ social éditions, 2009.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page58

La police n’aime pas être


contrôlée
26 avril 2011

La Commission nationale de déontologie de la sécurité


(CNDS) rend aujourd’hui son dernier rapport annuel, en
forme de testament. Elle y détaille en effet la nature des
difficultés qu’elle a rencontrées ces dernières années dans
sa mission de contrôle de la déontologie des forces de
l’ordre. Le document est à lire car il est assez édifiant.
Créée sous le gouvernement Jospin et conçue alors comme
un de ces contre-pouvoirs qui font la qualité d’une
démocratie, la CNDS disparaît du fait de la création d’un
nouvel organisme – le Défenseur des droits – prévu par la
58 - loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et finalement
constitué à l’issue d’un an et demi de débats parlementaires
avec la loi du 29 mars 2011. Or il n’est pas certain que ce
Défenseur des droits constituera un contre-pouvoir aussi
déterminé et indépendant que ne le fut la CNDS.

Contrôler des contrôleurs plus que réticents…


La CNDS ne traite que des affaires dont elle est saisie. On
ne cherchera donc pas à travers son activité à mesurer
l’ampleur des fautes (notamment des violences illégitimes)
commises par des policiers nationaux (72 % des dossiers
instruits en 2010 par la CNDS), des gendarmes (13 % des
dossiers), des agents de l’administration pénitentiaire (7 %
des dossiers) ou encore des policiers municipaux ou des
agents de sécurité privée. On s’intéressera en revanche aux
mécanismes généraux qu’elle a mis en évidence et aux
difficultés qu’elle a rencontrées.
Dans son activité de contrôle, la CNDS a rencontré trois
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page59

difficultés, dont la principale est le défaut de coopération


des institutions concernées. Le problème est le suivant :
pour mener ses enquêtes, la CNDS avait besoin de la
« collaboration loyale » des administrations concernées
(en particulier les corps d’inspection). Or le rapport
illustre les multiples bâtons que les fonctionnaires
concernés ont mis dans les roues des contrôleurs de la
CNDS :
– refus d’enregistrer les plaintes déposées par un citoyen
contre un fonctionnaire de police ou un militaire de la
gendarmerie ;
– difficultés pour obtenir des enquêtes effectives
(disparition d’un élément probant, falsification de
documents, absence de certificat médical descriptif des
blessures des personnes interpellées, absence d’enquête
effective, enquête superficielle) :
– volonté délibérée de ne pas transmettre les pièces
- 59
demandées.

En conclusion :
« La Commission constate avec inquiétude la persistance de
pratiques visant à limiter ou entraver les investigations ou les
contrôles portant sur l’activité des personnes exerçant des missions
de sécurité. Cette attitude est contre-productive et tend à jeter la
suspicion sur des professions qui ont tout à gagner à montrer qu’elles
sont en capacité et ont la volonté d’identifier les quelques personnels
qui adoptent des comportements constitutifs de manquements à la
déontologie, afin de les sanctionner et d’en prévenir le
renouvellement. La tentation de régler tous les problèmes
exclusivement en interne est de nature à alimenter fantasmes et
défiance à l’encontre de professionnels qui doivent entretenir une
relation de confiance avec la population ».
Ce testament est riche d’enseignements à l’aune desquels
on jugera dans les années à venir l’action du Défenseur
des droits.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page60

Insécurité et sentiment
d’insécurité
1er mai 2011

Si l’on admet (au moins provisoirement) que les problèmes


de sécurité que l’on croit sans cesse nouveaux sont en réalité
(hélas) classiques et que rien ne prouve qu’ils soient
particulièrement plus intenses aujourd’hui qu’il y a vingt
ans, alors d’où vient que notre « ressenti » nous amène à
penser l’inverse ? L’insécurité et le sentiment d’insécurité
sont-ils une seule et même chose, ou pas ?
Telles sont les questions qui nous ont été posées dans
quelques commentaires d’un billet précédent. Dans les
mois qui viennent, nous aurons l’occasion de revenir en
60 - détail sur le diagnostic des problèmes et de leur évolution
dans le temps. Mais pour l’heure, nous pouvons apporter
quelques éléments de réponse en cherchant à savoir ce
qu’est le sentiment d’insécurité, du point de vue des
recherches sociologiques.

Une confusion logique et permanente


Dans quantité de discours et de représentations de la
sécurité ou de « l’insécurité », se confondent en réalité
trois choses : 1) les opinions générales sur l’importance
du « problème de la sécurité » en France ; 2) les peurs
sur sa sécurité personnelle ou celle de sa famille ; 3)
l’expérience réelle de la victimation. Or il s’agit de trois
choses différentes, qui sont toutes les trois identifiées et
mesurées par des enquêtes. Selon la façon dont la
question est posée dans l’enquête ou le sondage, l’on
peut interroger l’une ou l’autre de ces trois choses, et
s’apercevoir de leurs différences.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page61

Ainsi, l’on peut d’abord interroger les opinions sur l’état


de la sécurité ou sur son évolution : « Pensez-vous que la
sécurité est un problème prioritaire ? », ou bien : « Diriez-
vous que la sécurité se dégrade dans notre société ? » L’on
recueille alors une opinion générale, qui a deux
caractéristiques importantes. La première est qu’elle
fluctue beaucoup selon les périodes : en 2002, au plus fort
de la campagne électorale marquée par le thème de la
sécurité, près de 60 % des personnes sondées déclaraient
que la sécurité devait être une priorité du gouvernement.
Lors de la campagne électorale de 2007, les personnes
interrogées sur la même question étaient quatre fois moins
nombreuses à faire la même réponse (environ 13 %). La
seconde caractéristique est que la majorité des personnes
qui expriment cette préoccupation déclarent dans le même
temps qu’elles ne se sentent pas personnellement menacées
dans leur vie quotidienne. On comprend ici la différence
existant entre une opinion générale à connotation - 61
politique et à forte variation selon le contexte et par ailleurs
un ressenti beaucoup plus stable et personnalisé (environ
8 % des personnes interrogées dans l’enquête menée en
région Ile-de-France déclarent ainsi avoir peur chez elles,
au début comme à la fin des années 2000).
Mais ceci ne veut pas dire que ce ressenti est lui-même
objectif au sens où il traduirait une exposition à une
insécurité réelle, un risque quotidien dans sa vie
personnelle. Le ressenti ou la peur personnelle sont donc
à leur tour en bonne partie différents de la réalité de la
victimation. Certes, les enquêtes montrent que le fait
d’avoir été victime de quelque chose accroît logiquement
la peur que cela recommence. Pour autant, elles montrent
aussi que la majorité des personnes qui déclarent avoir
parfois peur dans leur vie quotidienne déclarent également
ne pas avoir été victimes de quoi que ce soit. Le sentiment
d’insécurité exprime donc principalement autre chose que
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page62

l’expérience de la victimation, il exprime d’abord une


vulnérabilité. La peur est ainsi liée à l’âge (les personnes
âgées ont davantage peur, même s’il ne leur est rien arrivé),
au sexe (les femmes ont davantage peur que les hommes)
et au niveau social (la précarité accroît la peur). Par ailleurs,
les enquêtes montrent également que, s’agissant de leur
quartier, la peur d’une partie de nos concitoyens est
alimentée par ce qui leur apparaît comme des signes
extérieurs de désordre et d’abandon : d’abord le bruit, la
saleté, les tags, les dégradations, ensuite les regroupements
de jeunes et la présence de drogue. La peur est ainsi plus
forte chez les habitants des quartiers populaires où sont
concentrés ces signes.

Vulnérabilités individuelles et collectives


Enfin, au-delà des enquêtes statistiques, quelques études
de terrain réalisées ces deux dernières années dans des
62 - petites villes de province nous ont montré que le sentiment
d’insécurité est lié à des vulnérabilités encore plus
profondes et plus collectives. Il semble lié à l’évolution de
nos modes de vie et aux transformations qui touchent le
peuplement des territoires. Expliquons-nous. Le sentiment
d’insécurité apparaît historiquement comme une
composante de l’anonymat et de la solitude de la ville, par
opposition à l’interconnaissance et à la solidarité
communautaire du village rural : en ville, ne pas connaître
ses voisins est courant et l’anonymat est la règle dans les
transports en commun. Après l’accroissement de la taille
des villes, depuis le milieu des années 1970, l’urbanisation
se poursuit en raison du développement de la
périurbanisation (ou étalement urbain), c’est-à-dire
essentiellement de l’urbanisation de zones anciennement
rurales à proximité des métropoles. Ces modes de vie
périurbains séparent toujours plus le lieu d’habitat familial
du lieu de travail et souvent des équipements scolaires et
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page63

des lieux de consommation (bases de loisirs, hypermarchés,


etc.). Anonyme, la vie périurbaine ne s’accompagne
d’aucune reconstruction de dynamique communautaire.
Même regroupés en fonction de leurs niveaux de revenus
dans des résidences de petits immeubles ou dans des
quartiers pavillonnaires, les habitants ne partagent souvent
guère plus que cette proximité économique et spatiale. Et,
dans les petites et moyennes villes, des croissances
particulièrement rapides de la population peuvent
provoquer des sentiments de perte de repères et d’identité
locale qui semblent renforcer encore ce sentiment
d’insécurité. De même, l’étalement urbain peut amener un
ancien village à devenir progressivement la banlieue d’une
grande ville, ce qui génère une peur d’être comme
« absorbé » par cette grande ville et rattrapé par ses
problèmes, notamment sa forte délinquance ou ce que l’on
croit être sa forte délinquance.
À côté de l’étude des problèmes bien réels de délinquance - 63
et des risques très concrets de victimation, il faut donc
reconnaître et analyser le sentiment d’insécurité comme
une question à part entière ayant ses logiques propres. Les
deux choses ne doivent être ni opposée ni confondues, mais
prises en compte toutes les deux, avec des outils d’analyse
propres à chacune.

Pour aller plus loin


HEURTEL Hélène, Enquête « victimation & sentiment d’insécurité en Île-
de-France » en 2009, Paris, Institut d’Aménagement et d’Urbanisme
de la Région Ile-de-France, 2009.
NEVANEN Sophie, ROBERT Philippe, ZAUBERMAN Renée, Cadre de vie
et sécurité. Analyse des enquêtes pour 2005-2006 et 2006-2007, CESDIP,
« Études et données pénales » n° 107, 2010 2e édition.
ROBERT Philippe, L’insécurité en France, Paris, La Découverte, 2002.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page64

Délinquance routière :
les faux arguments du lobby
répressif
12 mai 2011

Si l’on ne peut que partager les objectifs globaux de


réduction des risques d’accidents et donc de blessés et de
décès sur les routes, et si l’on respecte sincèrement le
militantisme des associations de victimes, cela
n’implique pas que l’on doive prendre pour argent
comptant n’importe quel argument et confondre la
démonstration scientifique avec le plaidoyer orienté par
le lobbying politique.
Ainsi, dans son interview du 11 mai sur le site Internet
64 - du Monde, la présidente de la Ligue contre la violence
routière, déclare deux choses qui peuvent être démenties.

Ne pas fantasmer le poids de la loi


Première affirmation : la hausse de la mortalité routière
constatée depuis le début de l’année 2011 serait due au
vote de la loi du 14 mars 2011 d’orientation et de
programmation pour la performance de la sécurité
intérieure (dite LOPPSI 2), qui serait une loi laxiste en
matière de délinquance routière. C’est accorder à la loi
un pouvoir quasi magique qu’elle n’a pas, c’est faire fi
de la temporalité de l’élaboration de cette loi et c’est
mettre la charrue avant les bœufs.
D’abord, il n’est pas vrai que la LOPPSI 2 est une loi
laxiste sur le plan de la délinquance routière. Lisons le
texte. Certes, le délai de récupération de la totalité des
points a été abaissé à 3 à 2 ans si le titulaire du permis
de conduire n’a pas commis une nouvelle infraction, et
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page65

le délai pour récupérer 1 point a été réduit à six mois au


lieu d’un an. Mais réduire la Loppsi 2 à cela n’est pas
sérieux. Cette loi contient en effet de nombreux autres
articles qui ont encore aggravé la répression de la
délinquance routière en prévoyant des mesures de
confiscation de véhicules, d’allongement des durées
d’interdiction de reconduire et des durées de suspension
du permis de conduire, le durcissement des peines de
prison et des amendes pour les délits routiers, la
limitation du nombre de stages de sensibilisation
permettant de récupérer des points, la répression de la
pratique de l’achat de points en déclarant un autre
conducteur.
Ensuite, expliquer la hausse de la mortalité routière entre
janvier et avril 2011 par le vote de la Loppsi 2 ne « colle »
pas avec la réalité. Observons la chronologie. La Loppsi
2 a été présentée en conseil des ministres le 27 mai 2009.
L’Assemblée nationale a débuté son examen le 9 février - 65
2010. La loi a été promulguée le 15 mars 2011. Enfin,
la circulaire d’application de la Loppsi 2 concernant la
sécurité routière a été publiée et envoyée aux préfets le
28 mars 2011. On voit bien que cette chronologie
législative ne permet pas d’expliquer la chronologie de
la mortalité routière.
Du reste, croit-on vraiment que le vote d’une loi entraîne
la transformation immédiate des comportements de la
population française ? Si les choses étaient aussi simples,
la plupart des problèmes seraient réglés depuis belle
lurette.
Ajoutons pour finir que l’argumentation de la Ligue
contre la violence routière ne s’embarrasse pas de
l’historique du problème, ce qui est bien dommage. Les
données sur l’évolution au fil des mois et des ans de la
mortalité routière sont disponibles sur le site de
l’Observatoire national interministériel de la sécurité
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page66

routière. On y observe que la tendance globale à la baisse


de la mortalité routière n’est pas une ligne droite
continue, il y a notamment de fortes variations
mensuelles, saisonnières voire semestrielles. Et ce n’est
pas la première fois que l’on observe une remontée des
chiffres sur plusieurs mois. Cela avait déjà été le cas, par
exemple, entre juin et novembre 2009 (6 mois donc),
avant une forte reprise du mouvement de baisse. En
2010, la baisse de la mortalité routière a été en effet de
6,5 %, permettant de passer sous la barre historique des
4 000 tués sur les routes. Il serait donc sage d’attendre
la fin de l’année 2011 avant de tirer des conclusions
hâtives sur l’évolution des problèmes et d’utiliser
n’importe quel argument pour justifier ses opinions.

Une explosion de la répression de la délinquance routière ces


dernières années
66 - Deuxième affirmation contestable : la répression de la
délinquance routière serait en réalité très limitée et ne
concernerait qu’une infime minorité de Français. Ceci
laisse au fond entendre d’une part qu’il ne se serait pas
passé grand-chose ces dernières années en matière de
répression de la délinquance routière, d’autre part qu’il
existerait de toutes façons une distinction bien claire
entre une petite minorité de dangereux « délinquants de
la route » et l’immense majorité des honnêtes citoyens
français, qui ne seraient pas concernés par la nouvelle
répression et pourraient donc dormir sur leurs deux
oreilles. Or ceci est une présentation à la fois simpliste
et orientée de la réalité. C’est au contraire une très forte
évolution que l’on peut constater dans la répression
pénale de ce contentieux, c’est même à coup sûr la
principale évolution que l’on peut constater dans la lutte
contre la délinquance depuis 2002, tout le reste étant
beaucoup moins probant (voire pas probant du tout). Et
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page67

il est manifeste que cette révolution concerne une part


croissante de la population.
Rappelons quelques données de cadrage que chacun
peut vérifier dans les bilans annuels1 :
– Depuis 2002 (et en particulier depuis la loi du 9 mars
2004), le code de la route a vu le nombre d’infractions
prévues augmenter, leur qualification juridique et leur
répression s’alourdir.
– L’appareil répressif a connu en réalité une petite
révolution au cours des années 2000 en se transformant
pour gérer un véritable contentieux de masse. De 2002
à 2009, les infractions au code de la route sanctionnées
par les policiers et les gendarmes sont passées grosso
modo de 13 à 21 millions, soit une augmentation de
plus de 60 %. Celles entraînant un retrait de points sont
passées de 1,2 millions en 2002 à 5,9 millions en 2009,
soit une augmentation de 390 %. Les infractions
constatées les plus graves – les délits – sont passées de - 67
quelques 257 000 en 2002 à près de 562 000 en 2009,
soit une augmentation de 120 %. À cela s’ajoute la
révolution des radars. À titre indicatif, le centre de
contrôle automatisé de Rennes a traité en 2009 17,5
millions d’infractions.
– L’accentuation de la répression de la délinquance
routière est l’une des principales causes de l’explosion des
gardes à vue2 qui a obligé à la réforme récente que l’on
sait.
– L’émergence de la nouvelle délinquance routière fait
que ce contentieux représente désormais plus d’un tiers
de l’activité des tribunaux correctionnels (35 % des délits
sanctionnés en 2009), ce qui en fait le type de

1. http://www.securiteroutiere.gouv.fr
2. voir le dossier sur notre site : www.laurent-mucchielli.org
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page68

délinquance le plus réprimé parmi tous ceux existant.


Enfin, rappelons aussi que le cœur de ce contentieux de
masse demeure l’excès de vitesse, que 70 % des
infractions ayant entraîné des retraits de points sont des
excès de moins de 20 km/h et que les auteurs des
infractions routières appartiennent aux deux sexes et sont
de tous les âges. Pour simplifier, l’on a donc
essentiellement affaire en réalité à une petite délinquance
routière qui concerne non pas une minorité de
dangereux chauffards alcooliques mais à l’évidence une
partie beaucoup plus importante, plus « ordinaire » et
peu dangereuse de la population française.
Concluons en redisant qu’on ne doit pas se méprendre
sur l’objectif de ce petit « recadrage ». Il ne s’agit en
aucune façon pour nous de contester en soi la légitimité
de la lutte contre les infractions routières et la légitimité
de l’objectif de réduction de la mortalité routière. Il s’agit
68 - en revanche d’indiquer que la valeur d’un principe
n’autorise pas à raconter n’importe quoi pour réclamer
l’extension de son application, et qu’il ne faut pas
confondre le diagnostic impartial avec le militantisme.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page69

Le viol, aspects sociologiques


d’un crime
19 mai 2011

Le viol est connu sur la scène médiatique par le biais


d’affaires généralement sordides perpétrées par des
violeurs ou des pédophiles en série, voire des violeurs-
tueurs en série. Les noms de Marc Dutroux, Patrice
Alègre, Émile Louis, Michel Fourniret, Guy Georges,
etc., ont fait la Une des journaux et des écrans de
télévision ces dernières années. Nouveau créneau
éditorial, des « livres témoignages » de femmes ou
d’enfants violés, à la lecture parfois insoutenable,
fleurissent également désormais, contribuant à faire du - 69
viol le « crime absolu », c’est-à-dire objet de la
réprobation sociale maximale.
Mais si l’on quitte la sphère de l’émotion pour gagner
celle de l’analyse, que sait-on du viol en réalité ? Pas
énormément de choses. Malgré quelques travaux
pionniers, il a fallu attendre les années 1990 pour voir
des travaux d’histoire, de psychologie et de psychiatrie
défricher régulièrement le sujet. Puis sont survenues les
grandes enquêtes statistiques de victimation (enquêtes qui
interrogent anonymement des échantillons représentatifs de
personnes à qui l’on demande de déclarer ce qu’elles ont pu
subir même si elles n’ont jamais porté plainte) qui
constituent un nouveau tournant, en particulier
l’enquête ENVEFF en 2000, suivie par l’enquête CSF en
2006.
À ce corpus, on peut désormais ajouter le travail réalisé
sous notre direction par une équipe du Centre de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page70

recherches sociologiques sur le droit et les institutions


pénales (CESDIP) en 2009, et dont Véronique Le Goaziou
tire ce livre intitulé Le viol. Aspects sociologiques d’un
crime. Il est publié aujourd’hui par La Documentation
française. La recherche a porté sur 425 affaires de viol
impliquant 488 auteurs et 566 victimes, jugées aux
assises dans trois départements : Paris, les Yvelines et le
Gard. Le livre est épais et les apports multiples. Insistons
simplement ici sur deux des grands apports de ce travail
scientifique.

Le viol, un crime de proximité


Alimentée sans cesse par le traitement médiatique des faits
divers, la représentation sociale ordinaire du viol est sans
doute encore dominée par une peur très ancienne
qu’entretiennent tous les supports fictionnels : les romans
policiers, le cinéma, les séries télévisées. Tous déclinent en
70 - d’infinies variations une sorte de scène idéal-typique : une
femme rentrant chez elle, à la tombée de la nuit, qui entend
un bruit derrière elle, qui s’enfuit mais qui est rattrapée par
l’agresseur inconnu qui la viole et/ou la tue sauvagement. Au
Moyen-Âge, cet agresseur inconnu était « la bête », « le
monstre », « le démon » ou « le revenant ». Aujourd’hui,
c’est sans doute le fou criminel. Or, comme toujours, les
faits divers ne sont pas représentatifs des phénomènes
concernés. Ils nous trompent en érigeant en faits de société
des histoires aussi rares que singulières. En réalité, le viol
demeure avant tout un crime de proximité, c’est-à-dire se
produisant dans le cadre de l’interconnaissance voire de
l’intimité. Environ 85 fois sur 100, auteurs et victimes se
connaissent.
Cette violence est perpétrée par des hommes (quasi
exclusivement) sur des femmes ou des enfants (filles et
garçons) avec lesquels ils ont le plus souvent des liens
affectifs ou relationnels de forte intensité. Le livre établit
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page71

une typologie, proposant la distinction entre cinq grands


types de viols (au passage, on retiendra qu’il n’y a pas un
mais bien des viols, donc que toute prétention à théoriser
« le » viol est aberrante). Et c’est le viol familial au sens
large (commis par des pères, des beaux-pères, des oncles
ou des grands-pères, des frères ou des cousins, des
conjoints ou des très proches amis de la famille) qui vient
largement en tête, devant le viol conjugal, le viol commis
par des copains ou des amis des victimes, par des voisins,
des relations de travail ou de simples connaissances, enfin
et en dernier le viol commis par des inconnus.
Cette recherche montre aussi que plus les auteurs et les
victimes sont proches et plus les agressions sont longues
et multipliées. Ainsi, quasiment tous les viols commis par
des agresseurs peu connus ou inconnus des victimes sont
des viols uniques. Mais à l’inverse, les viols familiaux
commis par des ascendants ou par des collatéraux sont
dans leur grande majorité des viols répétés sur des - 71
moyennes voire des longues durées (5 ans et plus). Dès
lors, contrairement aux représentations communes, les
violeurs en série sont très rarement des personnes
inconnues de leurs victimes. C’est bien plutôt dans le
cercle familial qu’elles sévissent, où presque deux tiers des
auteurs étudiés dans ces dossiers judiciaires ont commis
plusieurs agressions sexuelles et/ou plusieurs viols sur une
ou plusieurs personnes de leur entourage. Dès lors,
Véronique Le Goaziou propose avec raison d’introduire
la notion-clef de violeur-abuseur en série de proximité.

Mais où sont donc passés les classes sociales aisées ?


Globalement, bien que travaillant uniquement sur les
affaires très minoritaires parvenues aux assises, ce livre
confirme la plupart des aspects des viols révélés par les
enquêtes de victimation, sauf sur un point : le milieu social
des auteurs.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page72

Les enquêtes de victimation indiquent que les violences


sexuelles dont l’auteur est connu de la victime sévissent
dans tous les milieux sociaux et dans des proportions à
peu près équivalentes. En revanche, dans les affaires de
viols jugées aux assises, l’on observe une forte
surreprésentation des auteurs appartenant aux milieux
populaires, voire à ses franges les plus précarisées. Sur les
488 auteurs impliqués, près de 90 % avaient un père issu
des classes populaires. Parvenus à l’âge adulte et au
moment des faits, l’on trouve 45 % d’ouvriers ou de petits
employés, 41 % de chômeurs ou d’inactifs, 7 % d’artisans,
commerçants ou agriculteurs et seulement 7 % de cadres
moyens ou supérieurs (alors qu’ils représentent environ
40 % de la population active à l’échelle nationale). En un
mot, plus de 90 % des violeurs jugés aux assises
appartiennent aux milieux populaires. Dès lors la question
(classique) se pose : où sont passés les autres ?
72 - Deux principaux mécanismes expliquent probablement
cette terrible inégalité sociale des auteurs de viols devant
la justice. Le premier est un phénomène de sous-
judiciarisation des faits au sein des milieux aisés qui
disposent de relations, de pouvoir, d’argent, de bons
avocats, de moyens de pression, pour prévenir la
divulgation des faits et, le cas échéant, pour se prémunir
face à l’action de la police et de la justice et tenter de
conserver malgré le crime leurs positions et leurs
réputations. Le second mécanisme est l’attention
particulière qui est au contraire portée en permanence aux
populations défavorisées par les services médico-sociaux,
les services éducatifs, la police et la justice, ce qui conduit
à une plus forte détection des faits illicites commis en leur
sein.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page73

Marseille cherche policiers


désespérément
25 mai 2011

La ville de Marseille s’apprête à tenir lundi 30 mai un


Conseil municipal extraordinaire au cours duquel sera
débattue à huis clos la question de la sécurité, en présence
des élus mais aussi du préfet des Bouches-du-Rhône, du
préfet de police et du procureur de la République. En
jeu notamment la question de la présence policière dans
les rues et le projet d’installation de 1 000 caméras de
vidéosurveillance. Il est probable que certains diront que
le second répondra à la première, autrement dit que les
caméras permettront de garder des yeux là où les policiers
ne les ont plus. C’est le credo du gouvernement et d’une
partie des élus marseillais, à droite mais aussi à gauche - 73
où l’on pratique apparemment une certaine surenchère
sur la sécurité. C’est pourtant une croyance que
relativisent fortement les recherches : les caméras ont une
efficacité très faible et elles ne remplacent pas la présence
policière. Pire : par son coût global, la vidéosurveillance
empêche généralement les collectivités locales de recruter
de nouveaux agents de surveillance de terrain comme des
policiers municipaux, des médiateurs de quartiers ou des
correspondants de nuit.
Quoi qu’il en soit, à quelques jours d’intervalle, en ce
mois de mai 2011, trois voix sont venues indiquer que
la ville de Marseille comptait de moins en moins de
policiers. La première source est syndicale, il s’agit du
syndicat Unité Police-SGP-FO, majoritaire chez les
gardiens de la paix. Source confirmée par deux autres.
D’abord l’enquête de La Marseillaise publiée le samedi
14 mai dernier et consultable sur le blog de son auteur,
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page74

Philippe Pujol, journaliste spécialisé du quotidien.


Ensuite une note du député Jean-Jacques Urvoas,
désormais le meilleur connaisseur des questions de police
au sein du parti socialiste.
Cette analyse de la réduction constante des effectifs de
police (comme de gendarmerie) ne présume pas de
l’usage des policiers ou du genre de police qui est
pratiqué. Par ailleurs, nous avons déjà suggéré dans ces
colonnes qu’il serait plus que temps de songer à rapatrier
sur le terrain une partie des effectifs de « maintien de
l’ordre » (CRS et gendarmes mobiles cantonnés dans leurs
casernes), et ce de façon permanente (et non pour
quelques semaines après tel ou tel fait divers). Reste que
les questions de la quantité et de la qualité du travail de
police ne sont pas totalement dissociables. La proximité
avec les habitants suppose en effet une présence continue
dans les quartiers. Et les enquêtes de police judiciaire sur
74 - la délinquance organisée sont également un travail qui
prend beaucoup de temps.

Plus d’habitants, un contexte encore plus dur depuis la crise et


pourtant moins de policiers…
Selon ces trois sources, donc, quelque 440 postes de
policiers auraient disparu dans le département des
Bouches du Rhône depuis 2008, alors que le département
n’était déjà pas réputé pour son surencadrement. À
Marseille, on compterait 376 policiers de moins
aujourd’hui qu’en 2007. Dès lors, les 100 policiers
annoncés par Claude Guéant pour la mise en place de la
fameuse « police d’agglomération » à Marseille risquent
fort de paraître très insuffisants pour compenser ces pertes.
A fortiori si l’on précise – ce que le ministre s’est bien
gardé de faire – que la création de cette police
d’agglomération implique un basculement important
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page75

d’une zone gendarmerie vers une zone police. C’est la


zone des communes de Septèmes-les-Vallons, Pennes-
Mirabeau et Cabriès qui a la particularité d’abriter sur
son territoire « Plan de Campagne », la plus grande zone
commerciale de France, regroupant quelque 400
enseignes sur 200 000 m² et connaissant un énorme flux
de population (plus de 2 millions de visiteurs par mois).
Le ministère avait prévu pour cela d’affecter 66 policiers
dans les locaux de l’ancienne brigade de gendarmerie.
Les policiers réellement « nouveaux » ne sont donc en
réalité que 100-66 = 34.
Pour « faire passer la pilule », la stratégie gouvernementale
consiste aussi depuis 2007 à remplacer provisoirement et
en partie ces pertes par l’embauche d’adjoints de sécurité
(ADS, contractuels à durée limitée). Mais, déjà, 245
adjoints de sécurité (ADS) auraient été supprimés à
Marseille depuis 2008. À nouveau, les 117 nouveaux
annoncés ne compenseront donc pas les pertes. - 75
Tout ceci intervient alors que, sans connaître non plus
l’« explosion » qui plaît tant aux discours les plus
sécuritaires et apeurés, la délinquance organisée se porte
cependant plutôt bien ces dernières années, si l’on
observe notamment les braquages, les trafics de drogue
et les règlements de compte entre malfaiteurs.
Ajoutons enfin que cette réduction des effectifs de la
police nationale intervient d’une part alors que viennent
de s’écouler deux années d’une crise économique
particulièrement forte dans la région, d’autre part tandis
que la population de Marseille a recommencé à croître
ces dix dernières années : elle est passée de 800 à 860 000
habitants durant les années 2000.
Résumons-nous : de plus en plus d’habitants, un
contexte économique et social qui s’est encore dégradé,
une délinquance organisée qui se porte bien mais des
effectifs de police qui ne cessent de se réduire et que l’on
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page76

prétend remplacer par des caméras. Cela pourrait bien


ressembler à ce qu’on appelle une galéjade sur la
Canebière, du genre de celles qui ne font pas vraiment
rire.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page77

La « vidéoprotection »,
une gabegie1
31 mai 2011

Après Paris, c’est Marseille, deuxième plus grande ville


de France, qui a annoncé son plan « 1 000 caméras ». La
question était à l’ordre du jour du Conseil municipal
extraordinaire qui avait lieu ce lundi 30 mai dans la cité
phocéenne. De fait, les municipalités de toutes tailles,
de la grande métropole jusqu’au village de zone rurale,
sont de plus en plus nombreuses à s’équiper en
vidéosurveillance. Elles répondent en cela à une
« priorité absolue » (François Fillon) de la politique de
sécurité depuis 2007. Et pourtant, l’efficacité de cette
technologie est tout sauf démontrée du point de vue - 77
scientifique.
Rappelons d’abord que la vidéosurveillance est utile à
bien des choses. Pour surveiller des entrepôts ou des
dépôts de véhicules afin de lutter contre le vol de
matériel. Même chose pour les parkings et le risque de
vol dans les voitures. Les banques l’utilisent pour filtrer
les entrées et sorties et réduire les risques de braquage.
Des magasins s’en servent contre le vol à l’étalage. Les
casinos pour repérer les tricheurs. La vidéosurveillance
contribue aussi à la sécurité publique. On l’utilise pour
surveiller le trafic autoroutier. Les sites industriels
sensibles l’utilisent en prévention des incidents… Tout
ceci existe et fonctionne plus ou moins bien depuis
longtemps. La vidéosurveillance est en effet utilisée dans
des buts précis, afin de gérer des risques concrets bien
identifiés.
1. Article écrit avec Éric HEILMANN et Tanguy LE GOFF.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page78

Mais ce que l’État appelle désormais « vidéo protection »


et qu’il tente de généraliser à toutes les collectivités
territoriales (et aux bailleurs sociaux) par une pression
politique et une incitation financière, c’est autre chose.
Il s’agit ici de déployer des caméras dans l’ensemble de
l’espace public, essentiellement dans les rues de nos villes
et de nos villages, pour y surveiller tout en général et rien
en particulier, en affirmant que cela aura des effets à la
fois préventifs et répressifs permettant de diminuer
significativement la délinquance. Or les évaluations
scientifiques contredisent cette affirmation, remettant
ainsi en question la bonne gestion de cet argent public.

La nécessité d’une évaluation scientifique indépendante


Précisons d’abord que, par définition, l’évaluation
scientifique ne peut être menée que par des chercheurs
indépendants du pouvoir politique et des entreprises
78 - privées commercialisant cette technologie. L’éthique
scientifique ne tolère pas le conflit d’intérêts. Ensuite
l’évaluation scientifique ne se situe pas sur le terrain
philosophique mais sur celui des faits. Elle cherche en
l’espèce à répondre aux questions suivantes : la « vidéo
protection » est-elle une technique efficace de lutte
contre la délinquance ? si oui ou si non, pourquoi ? est-
elle un investissement rationnel au regard de l’évaluation
d’autres outils de prévention et de répression ? Enfin,
une évaluation scientifique repose sur des études de
terrain, des observations longues et répétées de
fonctionnements ordinaires des dispositifs, des
comptages et des calculs précis, des comparaisons
rigoureuses et une connaissance de la littérature
scientifique internationale.
Tout ceci se distingue fortement des arguments actuels
des promoteurs politiques et financiers du système qui
utilisent des exemples spectaculaires mais isolés, des faits
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page79

divers réels mais décontextualisés, des arguments


d’autorité au lieu de démonstrations vérifiables et des
calculs budgétaires qui « oublient » presque toujours de
compter le coût salarial. Pour toutes ces raisons,
beaucoup d’élus et de citoyens seront sans doute surpris
d’apprendre 1) que la « vidéo protection » n’a qu’un
impact marginal sur la délinquance ; 2) qu’augmenter
cet impact supposerait des moyens policiers
supplémentaires alors qu’ils se réduisent aujourd’hui ; 3)
que le coût réel du système « assèche » tellement les
budgets de prévention de la délinquance que l’on doit
conclure à un usage très contestable de l’argent public.
Développons un peu.

Quel apport dans la lutte contre la délinquance ?


1- La « vidéo protection » ne surveille par définition que
l’espace public et, en pratique, elle est installée
essentiellement dans les centres-villes. Elle n’a donc - 79
aucun impact sur les violences physiques et sexuelles les
plus graves et les plus répétées qui surviennent
majoritairement dans la sphère privée, surtout
intrafamiliale. Elle n’en a pas davantage sur les atteintes
aux personnes moins sérieuses survenant sur la voie
publique et qui relèvent le plus souvent d’actes impulsifs
(bagarres « viriles », rixes entre automobilistes, querelles
de sortie de bars, etc.). Elle n’a ensuite qu’un impact
dissuasif marginal sur des infractions très fréquentes
comme les vols de voiture des particuliers à proximité
des domiciles ; les cambriolages de résidences principales
ou secondaires et même, plus largement, toute la petite
délinquance de voie publique des centres-villes où elle
est massivement installée (vols à la tire, vols à l’arraché).
En réalité, la vidéo permet surtout de repérer et
éventuellement d’identifier a posteriori les auteurs de
rixes et d’attroupements sur la voie publique, de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page80

dégradations de biens publics ou privés sur la voie


publique, enfin et plus rarement de vols avec violence
sur des particuliers, de vols à l’étalage, de braquages de
commerces ou encore de petits trafics de stupéfiants.
Tout cela à condition que les caméras soient positionnées
sur les lieux de ces délits au bon moment, ce qui est loin
d’être toujours le cas car la plupart des caméras effectuent
des « parcours » prédéfinis laissant des zones sans
surveillance pendant plusieurs minutes.
En définitive, l’impact en terme de détection
d’infractions autre que routières se situe généralement
entre 1 et 2 % du total des infractions de voie publique
traitées dans une année par les services de police ou de
gendarmerie sur le territoire de la municipalité
concernée. Enfin, l’aspect judiciaire n’est guère plus
probant. Les réquisitions d’images à des fins d’enquête
après la commission d’infractions sont du même niveau
80 - statistique, sans que l’on sache si ces images ont été
réellement exploitables et exploitées dans la suite des
procédures judiciaires. On est donc loin, très loin, d’un
système efficace de prévention de la délinquance. Ce
bilan plus que médiocre conduit du reste nombre de
villes déjà équipées à mobiliser prioritairement la
vidéosurveillance à d’autres usages qui permettent d’en
légitimer l’utilité : le contrôle de la circulation et du
stationnement, la sécurisation de l’intervention des
policiers, des pompiers ou des ambulanciers.
2- Il existe de nombreuses évaluations étrangères
(Angleterre, Australie, Canada, États-Unis…) qui
montrent que, dans de rares cas, l’impact de la
vidéosurveillance peut être plus important. Quel est le
facteur clef ? Contrairement au discours dominant en
France, ce n’est pas l’augmentation du nombre de
caméras. L’expérience londonienne (au moins 60 000
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page81

caméras, soit autant que ce qui est prévu pour la France


entière) le montre. Il ne sert à rien de chercher à
« saturer » l’espace et de s’émerveiller benoitement
devant des murs d’écran donnant le sentiment de voir et
de contrôler toute une ville au même moment. La clef
réside dans le couplage étroit de la vidéosurveillance avec
les forces de police présentes dans la rue, afin non
seulement d’accroître le niveau d’information des
policiers mais aussi de diminuer fortement leur temps
d’intervention.
En d’autres termes, il ne sert pas à grand-chose de repérer
plus vite un problème si la police n’intervient pas plus
vite. Dès lors, la situation française apparaît dans tout
son paradoxe, pour ne pas dire dans son absurdité
puisque la « vidéo protection » est actuellement promue
par les pouvoirs publics comme un substitut et une
contrepartie à la réduction des effectifs de police et de
gendarmerie. - 81

Quel coût réel pour les collectivités territoriales ?


3- Il est sans doute inévitable que des entreprises à but
lucratif cherchent à vendre leurs produits à tout prix, en
les présentant comme dotés de facultés qu’ils n’ont qu’en
partie et en dissimulant une partie des coûts réels pour
l’utilisateur. Ceci se constate dans tous les domaines, et
le marché privé de la sécurité n’échappe pas à la règle. Il
est en revanche plus étonnant que l’État participe à ce
marketing par l’intermédiaire des préfets ainsi que de
fonctionnaires de police et de gendarmerie chargés de
relayer sur le terrain le « plan de vente » des entreprises
privées.
En effet, les caméras perdent quasiment toute efficacité
préventive lorsqu’elles ne sont reliées à aucun système de
visionnage en temps réel et qu’une municipalité ou un
bailleur ne peut donc qu’espérer par exemple récupérer
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page82

le matin une image exploitable d’une infraction commise


la nuit précédente. Et que l’on ne dise pas que le
raccordement des caméras aux postes de police ou de
gendarmerie résoudra le problème puisque, encore une
fois, ceci s’effectue conjointement à la réduction du
nombre de ces fonctionnaires et donc de leur
disponibilité pour des missions nouvelles. En réalité,
pour avoir quelques chances de donner des résultats, le
système de caméras doit être relié à un centre de
supervision dans lequel des opérateurs visionnent les
images 24 heures sur 24 et 365 jours sur 365.
De plus, ces opérateurs doivent être suffisamment
nombreux pour limiter le nombre d’écrans à visionner
faute de quoi, au bout de quelques minutes, les
observations empiriques montrent qu’ils ne voient plus
rien. Or, sur la table de travail des élus, les devis proposés
par les marchands de vidéo introduits par les
82 - représentants de l’État insistent beaucoup sur le
dispositif, l’emplacement et le degré de performance des
caméras. Bref, ils parlent du budget d’investissement et
accessoirement des coûts de maintenance. Mais ils sont
en revanche beaucoup plus discrets sur le budget de
fonctionnement, c’est-à-dire sur le coût salarial. Au final,
la technologie ne remplace pas l’Homme, sans lui elle
est aveugle. La vidéo n’est utile que si elle est exploitée
par des agents suffisamment nombreux et qualifiés. Or,
actuellement, les opérateurs, pièces maîtresses de cet outil
de surveillance à distance, ne sont ni formés ni reconnus
comme des acteurs de la sécurité locale.
En résumé, pour être réellement davantage efficace, la
« vidéo protection » supposerait l’embauche de nouveaux
agents municipaux dûment qualifiés pour visionner les
images ainsi que l’embauche de nouveaux policiers
municipaux pour suppléer au retrait des nationaux.
Quelques rares communes très riches peuvent peut-être
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page83

encore se le permettre. D’autres prennent le risque d’un


fort endettement pour cela. La plupart sont en train de
s’équiper de caméras mais sans personne pour exploiter
les images. Et la plupart d’entre toutes ces communes
doivent, malgré l’aide financière de l’État, sacrifier à la
vidéo des pans entiers de leurs programmes antérieurs
de prévention de la délinquance et d’aides sociales
diverses.
Ainsi, l’on est en train de rompre massivement l’égalité
de traitement du service public et de compromettre toute
politique globale et intégrée de prévention de la
délinquance, au profit d’un mirage technologique que
seules les communes les plus riches pourront s’offrir pour
des profits qui s’estimeront davantage en terme de
visibilité politique et de sentiment d’insécurité que de
lutte efficace contre la délinquance. S’agit-il en tout cela
d’une politique rationnelle, efficace et bonne
gestionnaire des deniers publics ? Il est permis d’en - 83
douter.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page84

La justice des mineurs ex-


pliquée par une juge des
enfants1
2 juin 2011

Laurence Bellon est juge des enfants depuis presque 30


ans. Son livre L’atelier du juge. À propos de la justice des
mineurs (eres, 2011) est plus qu’un témoignage, comme
elle l’énonce trop modestement. Il est aussi une réflexion
profonde sur le métier de juge des enfants et sur la justice
des mineurs aujourd’hui. À l’heure où le gouvernement
prépare une nouvelle-nouvelle réforme de cette justice des
mineurs (la 34e depuis 1945 en réalité), sa lecture est
84 - particulièrement recommandable. Parmi les nombreux
points forts de l’analyse de la magistrate, retenons-en trois
plus particulièrement.

Judiciarisation
De nos jours, et par rapport à l’époque où elle a débuté
dans le métier, Laurence Bellon note l’encombrement de
son cabinet par des affaires qui, il y a encore quelques
années, n’auraient sans doute pas été portées à la
connaissance de la justice. Certaines sont le fruit des
modifications inscrites dans la loi depuis 1994 : création
de nouvelles infractions et établissement de circonstances
aggravantes « qui visent plus particulièrement les
comportements de transgression des jeunes ». Mais la
judiciarisation témoigne aussi de l’inquiétude croissante
et de la réprobation que suscitent certains comportements

1. Article écrit avec Véronique LE GOAZIOU.


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page85

juvéniles aujourd’hui, en particulier lorsqu’ils touchent à


la sexualité. Aux yeux de la loi, ces actes peuvent certes
constituer des infractions graves, par exemple des
agressions sexuelles ou des viols. Mais lorsque les auteurs
(et les victimes) sont des enfants de 10 ans qui font
preuve d’une incontestable immaturité sur tout ce qui
touche à la sexualité, doit-on toujours estimer qu’ils ont
agi avec discernement et avec la volonté de porter
atteinte à l’intimité sexuelle d’autrui ? Pourtant, ce type
d’affaire peut mobiliser la brigade des mineurs, un
procureur, un juge des enfants, des avocats et nécessiter
une enquête de police, une mise en examen, une
commission rogatoire et une audience de jugement. Il est
bien sûr essentiel que des adultes réagissent devant ces
faits, mais pourquoi des juges seulement ? Et Laurence
Bellon s’interroge avec raison : comment expliquer
aujourd’hui que des professionnels (des enseignants ou des
éducateurs notamment) saisissent systématiquement les - 85
autorités judiciaires « pour dire la loi et poser le cadre ? ».
Pourquoi, insiste-t-elle « délèguent-ils leur part de
responsabilité » et répugnent-ils à remplir leur rôle de
transmission des valeurs de la société et de la loi, y compris
de la loi pénale ? La saturation de l’institution judiciaire –
et sa lenteur, par conséquent – si souvent fustigée, doit
aussi être lue comme la conséquence d’un large
mouvement de déresponsabilisation collective à l’égard de
certains comportements d’enfants ou d’adolescents.

Pénalisation
Cette judiciarisation est en outre une pénalisation,
argumente l’auteur avec finesse et conviction. Or la
justice pénale, en privilégiant « la recherche de la faute
et la sanction du coupable », permet certes une lecture
des faits et apporte une réponse possible. Mais elle est
loin d’épuiser le sens du comportement dont elle est
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page86

saisie et elle n’est pas toujours la meilleure solution pour


éviter qu’il ne se reproduise. Ainsi, une émeute dans un
quartier sensible d’une ville du Nord ne peut-elle se
fondre dans « une somme de délits ». La réponse pénale
ne saurait notamment servir de réponse politique à un
acte qui est pourtant aussi à comprendre dans cette
dimension. Ou bien, pour en revenir aux affaires
sexuelles – dont tous les acteurs judiciaires relèvent
l’arrivée massive au cours des dernières années –, une
agression sexuelle ou un viol commis par un adolescent
ou un enfant ne peuvent-ils être abordés que sous l’angle
du seul interdit ? Renvoyer ce type d’affaires devant la
justice pénale, n’est-ce pas éviter de s’interroger plus
largement sur la sexualité par exemple, en la résumant à
des actes transgressifs et à une « définition très juridique
du désir » ? Y compris, poursuit Laurence Bellon, lorsque
le mineur est la victime de l’un de ses parents. Dans ces
86 - cas, réduire l’acte à un face-à-face entre l’auteur et sa
victime, c’est ignorer le continuum d’affects et de désirs
qui impliquent presque toujours les autres membres de
la famille. Sanctionner pénalement un père auteur d’un
viol sur son enfant, par exemple, est certes la meilleure
façon de punir l’adulte mais pas toujours celle de
protéger l’enfant. Et les juges des enfants sont
particulièrement bien placés pour faire ce genre
d’observation car ils exercent aussi la justice civile, au
titre de l’assistance éducative notamment, laquelle peut
être tout aussi efficace pour dire la loi et opérer un
travail de réparation qui pourra prévenir la récidive.
Certains actes sont en réalité si complexes que la prise
en charge des auteurs comme celle des victimes ne
saurait s’épuiser sous le seul registre de la culpabilité et
de la punition.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page87

Rapport de force
Les risques d’une pénalisation outrancière ou exclusive
sont au cœur des arbitrages que doivent rendre tous les
jours les juges des enfants. Durant l’instruction d’une
affaire, le juge des enfants peut prendre un certain
nombre de mesures en attendant le jugement afin
d’examiner comment le mineur auteur évolue lorsque
des exigences sont posées. L’adolescent peut par exemple
être confié à un établissement éducatif où il sera entouré
d’adultes occupant diverses fonctions (éducateur,
psychologue, assistant social, etc.). Ces dispositions,
régies par l’ordonnance de 1945 sur le droit pénal des
mineurs, sont des mesures éducatives présentencielles.
Mais comment le juge des enfants doit-il (ré)agir lorsque
le mineur résiste et refuse l’aide qui lui est proposée ? Par
exemple, si le mineur ne respecte pas le règlement de
l’établissement, s’il ne se rend pas aux convocations qui
- 87
lui sont adressées, s’il manque les cours auxquels il est
contraint d’aller ou encore s’il fugue, comment ces actes
doivent-ils interprétés ? Comme des hésitations, des
doutes, voire des échecs ou des ratés (provisoires) et
inhérents à la relation éducative nouvellement entamée ?
Ou bien comme des manquements à une obligation
pénale (un placement ou un contrôle judiciaire) et ce,
lors même que le mineur n’a pas commis de nouvelles
infractions… manquements qui peuvent le conduire
tout droit en détention.
Après presque 30 ans de métier, Laurence Bellon estime
que le rapport de force avec des mineurs qui n’ont
parfois plus rien à perdre est loin d’être l’unique solution.
La justice des mineurs, parce qu’elle travaille avec des
enfants et des adolescents et parce qu’elle fait le pari du
temps propice au changement, doit savoir prendre des
risques et faire preuve d’imagination. Cette justice doit
aussi accepter les « tremblés » et les « peut-être », les
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page88

incertitudes et le sur-mesure, conclut l’auteur, même si


notre société rêve au contraire de solutions clé en main,
rigides et calibrées.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page89

La posture autoritaire et
populiste de Manuel Valls
5 juin 2011

Manuel Valls vient de publier un livre intitulé Sécurité : la


gauche peut tout changer (éditions du Moment, 2011, 171
pages). Député-maire d’Évry (Essonne, 91), M. Valls est
candidat à la primaire organisée par le parti socialiste pour
désigner son candidat à l’élection présidentielle de 2012.
Il s’est depuis longtemps positionné sur les questions de
sécurité, comme par ailleurs d’immigration, d’une
manière telle que les médias n’ont pas tardé à le
dénommer « le Sarko de la gauche » (Le Point, 2 août
2007). La sécurité est de fait l’un de ses thèmes de
prédilection. Pour les journalistes politiques, il ne fait pas - 89
de doute que M. Valls souhaiterait être ministre de
l’Intérieur si la gauche remportait les prochaines élections
présidentielles et législatives. Au vu de son livre, il n’est
pas sûr toutefois que M. Valls connaisse en profondeur les
problèmes de sécurité, de police et de justice. Au-delà
d’une posture autoritaire - au demeurant identique à celle
de la plupart de ses adversaires politiques -, on ne trouve
en effet dans son livre aucune piste précise et originale
pour imaginer ce que pourrait être une politique de
sécurité « de gauche », alternative à celle conduite depuis
une dizaine d’années.

Une bonne critique du sarkozysme, mais…


La première partie du livre de M. Valls constitue une
critique de la politique de sécurité de Nicolas Sarkozy à
la fois intéressante et bien argumentée. Le démontage de
la politique du chiffre en constitue l’essentiel et nous
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page90

pouvons d’autant moins le critiquer que M. Valls


s’appuie ici sur les travaux des chercheurs (et notamment
les nôtres) ainsi que sur les analyses de son collègue
député PS Jean-Jacques Urvoas. Ce dernier, on le sait, a
notamment montré que, derrière les déclarations
martiales du gouvernement, l’on assiste en réalité à une
forte diminution des effectifs et de la présence policière
depuis 2007. Le seul bémol que l’on doit mettre
concerne l’évolution des atteintes aux personnes. Sur le
seul fondement des statistiques policières, M. Valls écrit
que « la violence » – qui serait « le cœur de ce qui fait
l’insécurité » – aurait « explosé » (p. 45). Comme nous
avons tenté de l’expliquer dans nos recherches – et
notamment dans un article d’analyse statistique pourtant
cité par M. Valls1 –, cette évolution statistique ne traduit
pas principalement une augmentation des atteintes aux
personnes effectivement commises dans la réalité, mais
90 - d’abord une judiciarisation croissante d’affaires
auparavant moins déclarées et moins poursuivies. Ce
sont surtout les violences conjugales et familiales chez les
majeurs, les bagarres entre jeunes et le contentieux avec
les institutions (dégradations, outrages, violences, envers
principalement les policiers et les enseignants) chez les
mineurs. Dès lors, on ne peut pas accuser la politique de
N. Sarkozy d’être responsable de la hausse apparente
(dans les statistiques de police) des atteintes aux
personnes, pas plus qu’elle n’est responsable de la baisse
apparente des atteintes aux biens. Cette politique qui vise
avant tout à s’assurer d’une bonne communication par
les chiffres, a de manière générale peu de prises sur
l’évolution réelle des délinquances quelles qu’elles soient

1. L. MUCCHIELLI, « Le ‘nouveau management de la sécurité’ à


l’épreuve : délinquance et activité policière sous le ministère Sarkozy »
(2002-2007), Champ pénal / Penal Field, mis en ligne le 28 avril 2008,
http://champpenal.revues.org/document3663.html
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page91

(le cas de la délinquance routière mis à part). En


revanche, elle a certainement accéléré encore les
processus de judiciarisation et de pénalisation qui
traversent la société française.
L’on ne peut également que saluer le souhait affiché par
M. Valls de revenir à une police de proximité – qu’il
appelle « police de quartier » à la suite du premier
programme du PS publié en novembre dernier – « présente
sur le terrain » et sur des zones bien délimitées (« à taille
humaine »), pourvue de policiers « aguerris », surtout dans
les zones sensibles où ils seraient « incités financièrement »
à venir travailler (p. 70-71). Là aussi, les travaux de
sociologie de la police appuient cette nécessité impérieuse.
Cependant, le principe étant posé, le contenu peut être
très variable. Et lorsque l’on entre dans le détail, les propos
de M. Valls deviennent beaucoup moins rassurants quant
à sa bonne connaissance du terrain et quant à sa
conception de la politique de sécurité et de prévention. - 91

...des alternatives limitées et pour certaines très contestables


Dès que l’on entre dans le détail des analyses, les choses
sont donc beaucoup moins claires. C’est vrai d’abord du
constat. En guise de diagnostic sur ce qui se passe ou se
passerait réellement dans la société française, M. Valls se
contente d’une série de formules chocs comme « la
banalisation de l’ultraviolence », l’« intensification inouïe
des violences urbaines » (p. 64), les « cités sensibles en
proie à une violence permanente qui va de la plus stupide
incivilité à la balle perdue et au meurtre » (p. 65) ou
encore « l’extrême précocité des auteurs d’actes de
délinquance » (p. 113). Autant de formules toutes faites,
martelées depuis de très nombreuses années dans le débat
politico-médiatique, généralement par les responsables
de droite et par une bonne partie des journalistes, le plus
souvent à l’occasion des faits divers. Ce ne sont pourtant
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page92

que cela : des formules chocs politico-médiatiques, en


aucun cas des diagnostics.
Ces généralités se retrouvent ensuite sur le plan des
préconisations. M. Valls proclame certes que les maires de
gauche ont l’expérience du terrain, une somme
d’expériences qui doit leur permettre de devenir « le parti
de la sécurité » (p. 61). Mais ceci contraste terriblement
avec l’absence de toute démonstration un tant soit peu
précise sur l’expérience locale en question, à commencer
par la sienne. Voici en effet dix ans que M. Valls est maire
d’une moyenne ville de la région parisienne (environ 53
000 habitants au recensement de 2008) dont un quart de
la population vit en « zone urbaine sensible ». L’on
s’attendait donc à ce qu’il expose en détail les leçons qu’il
a tirées de cette expérience et la politique qu’il propose. Or
l’on reste totalement sur sa faim en la matière. L’on est
même fortement agacé par le caractère particulièrement
92 - vague des quelques allusions qui y sont faites. Ainsi, M.
Valls explique que, ayant annoncé que la sécurité de la
ville serait pour lui un enjeu prioritaire, il a une fois élu
(en 2001) choisi de doubler les effectifs de la police
municipale et de l’armer. Et il précise que ce fut « une
décision difficile et lourde d’implications » (p. 72). Mais
il n’écrit pas un mot de plus sur ces fameuses
« implications ». Voilà donc un récit d’expérience d’un
« maire de terrain » qui, sur son terrain de prédilection,
tient en deux lignes… C’est pour le moins troublant. La
suite consacrée à la vidéosurveillance est un peu plus
développée, mais l’on reste loin d’un diagnostic sérieux.
Certes, M. Valls – qui a équipé Evry sur « la plus grande
partie du territoire, des équipements publics et de
nombreux espaces publics » – critique à juste titre le fait
que le gouvernement actuel y voit la panacée et il a bien
vu que « la vidéosurveillance engloutit presque tous les
crédits à la prévention que l’État accorde aux collectivités »
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page93

(p. 73). Il écrit cependant que la vidéosurveillance est « un


moyen, efficace, parmi d’autres pour décourager l’activité
délinquante ». Et il faut ici le croire sur parole car l’on
n’aura pas d’autre argumentation que ces affirmations (on
sait en revanche que les recherches relativisent très
fortement cette efficacité). M. Valls annonce enfin que ses
meilleurs espoirs reposent désormais sur la « cartographie
de la délinquance » : avoir « une photo statistique de la
délinquance en fonction d’un quadrillage territorial précis »
permettra « la réactivité et l’adaptation des forces de polices
municipales » (p. 74). M. Valls avoue ainsi que, pour lui,
les tâches de la police municipale sont globalement les
mêmes que celles de la police nationale. C’est, de
nouveau, pour le moins troublant. Et la suite du livre,
sur la justice, n’est pas rassurante.

Punir, le plus vite possible


M. Valls a compris le problème de moyens de la justice - 93
et il en donne plusieurs exemples dans son livre, en
particulier concernant l’administration pénitentiaire
(mais le problème est général). Pourtant, le cœur de son
message n’est pas là. Punir le plus vite possible, voilà
plutôt à quoi semble ressembler la devise judiciaire de
Manuel Valls, et on se demande donc de nouveau ce qui
peut bien le différencier de ses adversaires politiques.
Certes M. Valls commence par assurer qu’il n’entend pas
« sacrifier la justice sur l’autel pouilleux du populisme »
ni « piétiner sans vergogne, par cynisme politique, son
indépendance » (p. 91). La justice ne serait pas inefficace,
elle serait juste « décalée ». Et il entend donc la recaler,
c’est-à-dire l’accélérer. Actuellement, les juges des enfants
mettent en moyenne un an à rendre leurs décisions
finales dans les affaires impliquant des mineurs. À quoi
M. Valls oppose sa vision :
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page94

« Les choses doivent s’améliorer. Il n’est pas possible, par exemple


pour un primo-délinquant, d’être jugé un an après les faits. Pour
lui, c’est incompréhensible et la sanction ne pourra être acceptée. Il
doit pouvoir être jugé sous trois jours » (p. 93).
D’un an à trois jours… ce n’est pas une amélioration,
c’est une révolution totale ! Ce n’est pas de la rapidité,
c’est de l’immédiateté. Et ce n’est donc plus de la justice
puisque, dès lors, il n’y a plus le temps d’aucune
investigation et d’aucun débat. Une telle vision est
proprement confondante et sidérante. Elle trahit une
méconnaissance profonde à la fois des principes généraux
de la justice des mineurs, du droit et de la procédure
pénale et enfin du travail ordinaire des magistrats de
l’enfance comme des éducateurs et des psychologues de
la Protection judiciaire de la jeunesse qui les renseignent
sur la situation des mineurs poursuivis. En écrivant cela,
M. Valls démontre qu’il ignore ce que sont une mesure
94 -
d’investigation, une expertise et un rapport éducatif,
qu’il ignore que l’essentiel des réponses pénales (surtout
s’agissant des primo-délinquants) sont aujourd’hui
apportées par les parquets sous forme d’alternatives
(rappels à la loi, réparations, médiations, etc.) dans un
temps déjà très court, de même qu’il ignore ce que sont
les mesures dites pré-sententielles décidées par les juges
des enfants. Car, en réalité, il ne se passe pas rien entre
le moment des faits et celui du jugement final. L’essentiel
du travail des magistrats de l’enfance et de leurs
auxiliaires réside au contraire le plus souvent dans cet
entre-deux, dans les différentes formes de mise à
l’épreuve du mineur, avant un jugement qui vient en
réalité clore l’action du juge et non la démarrer. Ainsi,
en réclamant punition et immédiateté, en réclamant
qu’on rende la justice des mineurs en trois jours, M. Valls
fait le contraire de ce qu’il annonce, il agit exactement
de la même manière que ses adversaires politiques, il
sombre à son tour dans le populisme.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page95

To be or not to be populist, that is the question…


« Les Français ont peur » : ainsi commence la quatrième
de couverture du livre de M. Valls. Et si cela ne suffisait
pas, dès les premières lignes de l’ouvrage, le ton est donné
et le registre bien établi : « Ce livre, je le dédie à celles et
ceux pour qui, chaque matin, sortir de chez soi, aller
travailler, prendre l’air, s’habiller en jupe, courir dans un
parc ne va pas de soi. Je le dédie à celles et ceux pour qui, le
soir, pénétrer dans un parking, traverser le pont qui les
ramène chez eux est devenu une appréhension. Je le dédie
aussi à ceux que l’on appelle les agents des forces de l’ordre,
policiers et gendarmes, ces gardiens de notre paix, pour qui
l’esprit de devoir, le service de l’intérêt général s’expriment
dans le champ social le plus dur, le plus sombre et parfois le
plus animal » (p. 7). S’ériger personnellement en
défenseur des victimes, défendre l’ordre contre la
barbarie et la civilisation contre la sauvagerie, n’est-ce
- 95
pas le fondement, l’essence même, de la posture
populiste telle que Nicolas Sarkozy et son entourage la
déclinent depuis près de 10 ans au plan national, et
d’autres responsables de « droite dure » au plan
municipal (Christian Estrosi, François Grosdidier, etc.) ?
C’est tout le problème que M. Valls ne veut pas
entendre. Il s’agit pourtant bien d’un ton et d’un registre
populistes, encore démontrés dans le dernier chapitre du
livre qui porte sur les « ghettos » et sur l’immigration, et
dans lequel on ne trouve pas une seule ligne d’analyse
des problèmes d’intégration économique et sociale de la
population des quartiers pauvres. Ce serait certainement
faire preuve d’un odieux « laxisme » et recourir à de
détestables « excuses sociologiques » aux yeux de M.
Valls, exactement comme à ceux de N. Sarkozy. C’est le
cœur de la domination intellectuelle de la droite sur la
sécurité depuis la fin des années 1990. Et, loin d’y
résister, M. Valls s’y livre pieds et poings liés.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page96

Manuel Valls se défendra peut-être en disant que nous


l’accablons exagérément en ne citant que certains
passages de son livre et pas d’autres. On peut aisément
prévenir cette défense en soulignant que l’on trouve en
effet dans ce livre de nombreuses contradictions. À
quelques pages d’intervalle, on trouve parfois une chose
et son contraire, ce qui est plus troublant encore que le
reste. Ainsi sur la justice des mineurs que nous venons
d’évoquer, avoir réclamé la justice en trois jours
n’empêche nullement M. Valls de critiquer six pages plus
loin la politique du chiffre et le « traitement en temps
réel » imposés à la justice, en défendant au contraire « le
principe supérieur de l’individualisation de la peine en
fonction du profil, du parcours de vie, des antécédents de
l’accusé » (p. 99). Comment se fait-il que l’intéressé ne
perçoive pas la contradiction ?
Et ce problème traverse en réalité tout le livre d’où
96 - émergent de nombreuses contradictions. Au fond, M.
Valls donne le sentiment de trouver tous les arguments
qu’il faut lorsqu’il s’agit de critiquer la politique menée
par la droite depuis 2002, mais de s’empresser de repartir
exactement sur les mêmes bases de réflexion lorsqu’il
passe à ses propositions. Dès lors, le résultat est fatal : il
parvient à peu près aux mêmes conclusions. Comment
comprendre ce processus ? Deux hypothèses – non
exclusives l’une de l’autre – se présentent.
La première est que M. Valls n’a pas un niveau de
connaissance suffisant des problèmes. Nous l’avons vu,
son diagnostic est globalement plutôt superficiel. Ses
propos ressemblent étrangement aux discours de certains
syndicats de police et parfois même d’un certain café du
commerce. La violence explose, les délinquants
rajeunissent sans cesse, il n’y a plus de valeurs et plus de
limites, la justice ne fait pas son boulot, on les attrape le
soir ils sont remis en liberté le lendemain… En cela, M.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page97

Valls est proche d’un certain terrain politique : celui des


plaintes de ses administrés, des courriers de protestation
reçus en mairie, des propos entendus en serrant des
mains sur le marché le samedi matin ou encore de ce que
lui racontent les policiers municipaux de sa ville. Mais il
est totalement éloigné ce que peut être le diagnostic
global d’un problème de société et l’approche impartiale
d’une réalité complexe. Telle est sans doute la condition
ordinaire d’un responsable politique de haut niveau, dont
on imagine l’agenda très rempli. Mais l’on attendrait alors
de lui qu’il ait l’intelligence de comprendre les biais et les
limites de sa position pour s’entourer de personnes
capables de lui donner le diagnostic de base qui fait ici
défaut. Encore faut-il toutefois le vouloir et ne pas se
satisfaire de ce niveau superficiel d’analyse, au nom d’une
posture volontairement très politique pour ne pas dire
politicienne. C’est la deuxième hypothèse.
- 97
L’autorité : posture politicienne fondamentale de Manuel Valls
C’est bien une posture politique qui irrigue
fondamentalement la pensée de Manuel Valls, une
posture politicienne même dans la mesure où elle vise
manifestement à se distinguer en politique, en particulier
vis-à-vis d’autres personnalités du parti socialiste. Cette
posture, on la retrouve d’abord dans les pages consacrées
à une sorte d’éloge de l’ordre comme « socle des libertés »
(p. 58), comme on la retrouve à la fin du livre dans
l’éloge de « l’autorité » qui serait aujourd’hui « bafouée »
et « attaquée de toutes parts » (p. 156-157). De nouveau,
c’est exactement aussi la posture qui traverse toutes les
lois votées ces dernières années par ses adversaires
politiques ainsi que tous les rapports accumulés sur les
questions de sécurité et de justice ces dernières années
(rapports Bénisti, Bockel, Ruestch, Reynès, Lachaud,
etc.). Le livre s’ouvre - on l’a vu - sur une dédicace aux
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page98

victimes et aux forces de l’ordre, et il se conclut sur un


éloge généralisé de l’ordre et de l’autorité, ciments
véritables de la profession de foi à laquelle se livre M.
Valls :
« La mission du prochain chef de l’État sera de réinstaller l’ordre et
l’autorité dans leurs vertus premières. Celles qui permettent de
constituer les individualités, de les protéger et de leur assurer le plein
exercice de la liberté. [...] À la « tolérance zéro », à la « société du
care », à « l’ordre juste », il faut opposer une définition de l’ordre
dans ce qu’il a de plus nu : un ordre créateur. Créateur de sécurité,
de liberté et d’émancipation. L’autorité est avant tout émancipatrice.
[...] Dans le meilleur des mondes, l’autorité la plus aboutie rendrait
totalement inutile l’usage de la force. On voit bien que nous sommes
très loin de cet idéal. Par conséquent, le défi pour la France sera de
renforcer chaque maillon de la chaîne d’autorité : l’individu, la
famille, l’école, la police, la justice, l’État, l’Europe et, en dernier
lieu, l’institution éminente et fédératrice que doit incarner le
président de la république » (p. 167-168).

98 -
Un président posé en autorité supérieure, absolue et
forcément légitime parce que protectrice, peut-on
imaginer plus forte personnalisation du pouvoir et
meilleure caricature de ce que Nicolas Sarkozy voulait
réaliser ?
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page99

Délinquance des mineurs :


le septième rapport en sept ans1
7 juin 2011

On ne compte plus ces dernières années les rapports


consacrés à la délinquance et à la justice des mineurs. Ou
plutôt si, comptons-les pour voir. Nous avions déjà les
rapports Bénisti (celui de 2011, pas le premier de 2004),
Klarsfeld (2006), Varinard (2008), Ruestch (2010), Bockel
(2010) et Reynès (2011). Et voici donc désormais le
rapport d’Yvan Lachaud, député Nouveau Centre de la
première circonscription du Gard (rapport mis en ligne sur
son propre site Internet ).
7 rapports en 7 ans donc… Les différences entre ces - 99
productions (dont nous ignorons le coût pour les
finances publiques) sont somme toute assez marginales :
les uns sont commandités par Matignon, les autres par
l’Élysée, les uns comptent une trentaine de pages, les
autres une centaine, les uns donnent lieu à une
commission, les autres à de simples auditions. Disons
que celui-ci a, comme chacun, sa petite spécificité : sa
dimension « internationale » puisqu’un volet est consacré
à la pertinence des réponses en œuvre aux États-Unis,
qu’il nous faudrait donc prendre en exemple pour notre
propre modèle pénal des mineurs. Or il existe de vraies
différences entre les cultures judiciaires française et
américaine. En l’occurrence, que le pays des « boot
camps », de la peine de mort appliquée aux mineurs
jusqu’en 2005, et du refus (le seul avec celui de la
Somalie sur les 192 États membres de l’ONU) de ratifier
1. article écrit avec Christophe DAADOUCH.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page100

la Convention internationale des droits de l’enfant soit


pris en exemple en matière de justice des mineurs pose
tout de même question… Pour le reste rien de bien neuf.
Deux propositions du rapport sont même en réalité déjà
votées ou en cours de l’être (ce sont l’extension des
Centres éducatifs fermés aux primo-délinquants, votée
dans la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la
délinquance, et le dossier unique de personnalité qui est
en cours d’expérimentation et figure dans le projet de loi
Mercier). Au demeurant, il pouvait difficilement en être
autrement dans la mesure où nombre d’acteurs
auditionnés étaient déjà membres de la commission
Varinard.
Nous sommes donc en présence d’un exercice politique
bien rodé. Et le résultat était un peu connu d’avance,
d’autant que la lettre de mission de Nicolas Sarkozy
(datée du 21 décembre 2010, consultable sur le site de
100 - l’Elysée) était pour le moins directive, tant sur la
situation qu’il fallait constater que sur les solutions qu’il
fallait rechercher.

Situation constatée
Le « constat » posé par M. Lachaud est digne du célèbre
« la France a peur » de Roger Gicquel :
« On ne compte plus en effet le nombre d’actes de racket,
d’agressions gratuites que subissent nos enfants, et des
attouchements en public sur des jeunes filles. Rares sont désormais
les quartiers dans lesquels on ne rencontre pas des personnes âgées
témoignant du vol de leur sac à l’arraché ou du cambriolage de leur
voisin. Notre pays a dû faire face depuis quelques années, à une
augmentation très significative du nombre de mineurs mis en cause.
La délinquance des mineurs est le fait d’individus de plus en plus
jeunes, et gagne surtout en violence ».
Un refrain bien connu, que ne vérifient pas les données
disponibles et qui se trouve du reste démenti à plusieurs
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page101

endroits du rapport (comme si c’étaient des personnes


différentes qui avaient écrit les différentes parties du
rapport…). On lira notamment les pages 20 et suivantes,
qui s’inspirent manifestement en bonne partie de nos
propres travaux et qui contredisent largement le propos
introductif du rapport…
Quant à l’explication d’un tel prétendu constat, on
pouvait également la prédire tant est constituée une figure
imposée dans ce sport politique. Elle tient en un mot et
elle est écrite dans le rapport en caractère gras : « Nous
manquons de fermeté à l’égard des mineurs délinquants. »

Réformes proposées
Les remèdes, enfin, étaient eux aussi un peu attendus :
1- Justice instantanée (comme les soupes en sachets) :
« Première nécessité pour rendre intelligible la sanction au
mineur qui a enfreint la loi : une réponse immédiate ». Et
- 101
de préciser sa pensée : « Il est nécessaire qu’une mise à
l’écart de la société, même très courte, puisse intervenir
immédiatement ». Ce qui conduit le rédacteur à proposer
« l’ouverture de structures ‘standard’ de placement immédiat
et d’observation dans lesquelles un diagnostic psychologique,
familial, et social pourra être établi ». Ainsi, M. Lachaud
réinvente les Centres de Placement Immédiat créés en
1999 par le gouvernement Jospin et que l’expérience a
pourtant conduit ces dernières années à fermer
progressivement pour les remplacer par des Centres
Éducatifs Fermés.
2- Justice rendue sans juges. Après d’autres, M. Lachaud
regrette que la réponse pénale soit « aléatoire » et souvent
peu intelligible pour le mineur. L’exemple donné est le
suivant :
« Comment ne pas s’étonner de voir une directrice ouvertement
contredite par une juge des enfants ? Alors même qu’elle avait
recommandé la détention et qu’elle avait clairement annoncé à un
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page102

jeune qu’il irait en prison en cas de nouveau manquement, celui-ci


s’est vu replacé dans le même établissement par la Juge des enfants
après une agression sur un autre mineur au cours d’une fugue ! »
Sans juger des faits que l’on ne connaît pas (et qui sont
résumés ici pour provoquer l’émoi du lecteur), signalons
quelques évidences qui semblent échapper à Monsieur
Lachaud. Rappelons qu’il en va ici de la séparation des
pouvoirs et de l’interdiction en droit de l’automaticité des
peines. Oui, les juges – et eux seuls – ont le pouvoir de
rendre la justice, c’est un principe constitutionnel et un des
fondements de notre démocratie. Le fait est que certains
s’acharnent à attaquer ces principes constitutionnels ces
dernières années et que le système des peines planchers en
constitue déjà une remise en cause majeure. Mais veut-on
sérieusement aller encore plus loin et, au fond, rendre la
justice sans juges ?
3- Surveillance économique… pardon électronique :
102 -
« Les mesures de contrôle judiciaire seraient assorties d’un placement
sous bracelet électronique qui assurera que le jeune sera
effectivement chez lui aux heures où il n’est pas censé être à l’école. »
Pour soutenir cette proposition à l’heure des tensions
budgétaires, M. Lachaud précise que « cette mesure est
d’un coût peu élevé pour le contribuable (de l’ordre de
15 euros/jour) » ce qui, comparé aux autres obligations
du contrôle judiciaire – un placement en CEF tourne
autour de 400 à 600 euros par jour – est effectivement
peu coûteux. Reste que, encore une fois, les humains ne
sont pas des machines. Le placement sous surveillance
électronique est sans doute un outil à manier avec grande
précaution du point de vue de la psychologie des
adolescents. Et puis surtout c’est un outil de pure
surveillance, qui n’a pas la dimension éducative des
autres obligations susceptibles d’être prononcées dans le
cadre d’un contrôle judiciaire.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page103

Conclusions
Ne soyons pas trop injuste avec monsieur Lachaud et
indiquons qu’il écrit ça et là des choses avec lesquelles
on ne peut qu’être d’accord. Ainsi :
« Pour traiter efficacement de la délinquance des mineurs, nul besoin
de modifier une énième fois l’ordonnance de 1945. »
Ou encore :
« Dans ses fonctions régaliennes, l’État doit conserver une marge de
manœuvre financière importante et mettre fin aux réductions
d’effectifs et de dépenses dans le domaine de la justice et de la
police. »
Dont acte. Mais pour le reste, c’est bien à un énième
exercice politique auquel nous assistons avec ce rapport.
Aussi disons-le tout net : la délinquance et la justice des
mineurs sont devenues ces dernières années une véritable rente
politique. Il ne se passe pas six mois sans qu’un rapport,
un projet ou une proposition de loi soit inscrit dans le - 103
paysage politico-médiatique. Dans le cas d’espèce, cela sert
sans doute à la fois les affaires nationales du président de
la République ordonnateur de la mission (qui, paraît-il,
ambitionne de faire un deuxième mandat) et les affaires
locales du député en question (qui, paraît-il, ambitionne
de conquérir la mairie de Nîmes).
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page104

Lutter contre la corrup-


tion : un enjeu pour la
présidentielle ?
12 juin 2011

Le site des Inrocks achève avec cette cinquième et dernière


livraison la publication du rapport « la France pillée » de
l’association Anticor (association créée en 2002, regroupant
des élus et des citoyens « venant de tous horizons politiques
et philosophiques », dont le président d’honneur est le
magistrat Éric Halphen).
Lors des épisodes précédents, l’association avait exploré
différentes facettes de ce pillage : cadeaux fiscaux,
naïveté des collectivités locales face aux banques qui leur
104 - ont vendu des emprunts toxiques, complaisances devant
les conflits d’intérêts, braderie du patrimoine de l’État,
tolérance sur les activités de lobbying, défaillances des
instances de contrôle (tribunaux de commerce ou
autorités indépendantes), dépénalisation silencieuse
engagée sous des apparences techniques, inexécution des
sanctions pécuniaires prononcées… À présent, elle passe
aux propositions.
Ces dernières s’articulent autour de deux idées fortes :
l’indépendance des institutions de contrôle et la
surveillance citoyenne. De ce point de vue, le projet de loi
visant à instituer un secret des affaires est un sérieux coup
porté à l’alerte éthique que ce rapport propose
d’institutionnaliser et de protéger (boîte mails, numéro
vert, alerte justice…).
Au total, Anticor fait 23 propositions pour agir parmi
lesquelles :
– L’interdiction de confier des marchés publics à des
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page105

entreprises installées directement ou indirectement


(filiales) dans des paradis bancaires et fiscaux. De même,
les collectivités locales ne doivent pas entretenir de liens
financiers avec des établissements qui ont des activités
dans ces mêmes paradis fiscaux.
– Le rétablissement des dispositions de la loi du 4 janvier
2001 pour donner aux comités d’entreprise
l’information nécessaire sur les aides publiques dont
bénéficie leur société, et leur permettre d’alerter les
autorités si ces aides ne sont pas utilisées conformément
à leur objet.
– La surveillance citoyenne de l’exécution des marchés
publics et notamment renforcement du rôle des
commissions d’usagers de service public.
– L’interdiction des cumuls de fonction pour tout
membre d’une instance de contrôle en lien avec l’objet
contrôlé.
- 105
– L’interdiction du lobbying.
– La possibilité d’action de groupe citoyenne, notamment
pour saisir les juridictions.
– Faire de l’absence de condamnation pour corruption
une condition d’éligibilité.
– Surveiller la réelle exécution des peines civiles et
pénales infligées aux élus.
On le voit, ces propositions n’ont rien d’extravagant ni
d’extraordinaire. Elles semblent au contraire découler
d’une posture très pragmatique et de l’observation de la
réalité des conduites de nombre de responsables
politiques. Elles pourraient ainsi constituer le socle d’une
réforme majeure de la démocratie française. L’association
Transparency Internationale positionne la France
seulement à la 25e place dans le classement mondial de
la corruption par pays, loin derrière la plupart des pays
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page106

occidentaux et même certains pays d’Amérique du Sud.


Voilà un bel enjeu pour les élections présidentielles de
2012. Les candidats – en particulier ceux qui sont si
prompts à parler de la délinquance des habitants des
quartiers pauvres – auront-ils le courage de s’attaquer
aussi à la délinquance des élites ?
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page107

Vers une remunicipalisa-


tion de la sécurité ?
16 juin 2011

Le débat qui s’ouvre aujourd’hui à Nice à l’occasion des


premières « rencontres nationales de la police municipale » a
une longue histoire, qu’il n’est pas inutile de rappeler1.
Sous l’Ancien régime, les villes avaient leurs polices
municipales et la Maréchaussée gardait la campagne et les
« grands chemins ». La lieutenance de police de Paris, créée
par Colbert en 1667, était une exception. La construction
de l’État républicain s’est au contraire toujours
accompagnée de l’idée d’une « force publique étatique ».
La IIIe République commence à l’élaborer. Après Paris, - 107
Marseille voit sa police étatisée en 1908. À la même
époque, la Préfecture de police de Paris développe des
brigades mobiles de police judiciaire (les fameuses
« brigades du Tigre ») ainsi qu’une première école
professionnelle. Ralenti dans l’entre-deux-guerres, le
mouvement reprend sous le régime de Vichy qui crée en
avril 1941 la police nationale en étatisant les polices
municipales de toutes les villes de plus de 10 000
habitants, et met aussi sur pieds un corps civil de maintien
de l’ordre (les groupes mobiles de réserves, qui
deviendront les CRS à la Libération). Une loi de 1966
établit enfin l’architecture quasi définitive de la police
nationale. La cause semblait donc entendue. Or voici que

1. Jean-Marc BERLIÈRE, René LÉVY, Histoire des polices en France de


Louis XIV à nos jours, http://livre.fnac.com/a3388563/Jean-Marc-
Berliere-Histoire-des-polices-en-France-de-Louis-XIV-a-nos-jours,
Paris, Nouveau Monde Éditions, avril 2011
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page108

les polices municipales ont fait un retour remarqué sur la


scène publique au cours des deux dernières décennies.
Suivons le bilan récent de Virginie Malochet2. En l’espace
d’une vingtaine d’années, le nombre de communes dotées
d’un service de police municipale a doublé : elles sont
aujourd’hui près de 3500. Sur la même période, les
effectifs des policiers municipaux ont triplé : ils seraient
aujourd’hui officiellement plus de 18 000, auxquels il faut
ajouter 1800 gardes champêtres. Au total, environ 20 000
fonctionnaires territoriaux donc. Ces chiffres globaux
cachent néanmoins des réalités très disparates. Sur
l’ensemble des services de police municipale, les trois
quarts disposent de moins de cinq agents, cependant
qu’une dizaine seulement compte plus de cent agents. La
distribution des effectifs est en outre très inégale sur le
territoire national, avec une forte concentration dans le
Sud-Est et en Île-de-France. Cette très forte disparité est
108 - le reflet d’une absence de doctrine générale, d’où
découlent la plupart des autres problèmes aujourd’hui
posés.

Entre « cow-boys » et police de proximité : l’absence de doctrine


d’emploi
L’extrême disparité entre les services de police
municipale ne se constate pas seulement en termes
d’effectifs et de localisation géographique. Elle s’observe
avant tout dans les missions plus ou moins diverses et
étendues attribuées aux policiers municipaux et dans la
façon globale de « faire la police municipale ». Certes,
dira-t-on, l’activité des polices municipales est encadrée
par la loi. De fait, le législateur s’est efforcé à plusieurs
reprises depuis les années 1990 de clarifier la situation.

2. V. MALOCHET, « Les polices municipales : points de repère »,


IAU-IDF, Note Rapide, n°515, sept. 2010.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page109

La loi du 15 avril 1999, notamment, a fixé un cadre


juridique assez précis. Elle a amorcé aussi un mouvement
d’accroissement continu des missions qui s’est accéléré
depuis 2002 et qui a atteint son point d’orgue actuel avec
la LOPPSI 2. Le Conseil Constitutionnel a cependant mis
provisoirement un coup d’arrêt à cette tendance en
annulant deux dispositions centrales de la LOPPSI 2 en
la matière : la possibilité de réaliser des contrôles
d’identité par les policiers municipaux et l’attribution
de la qualité d’agents de police judiciaire attribuée aux
directeurs de police municipale. Pour le moment, les
policiers municipaux demeurent donc des agents de
police judiciaire adjoints et leurs pouvoirs de
verbalisation se limitent au champ contraventionnel. En
cas d’interpellation sur crime ou délit flagrant, ils
doivent s’en remettre aux instructions des officiers de
police judiciaire de la police nationale ou de la
gendarmerie auxquels ils sont tenus de rendre compte - 109
immédiatement.
Mais derrière ce cadre juridique, la réalité du terrain
révèle d’énormes contrastes. La diversité et le
« bricolage local » sont tels que l’on peine à construire
une typologie. Pour simplifier, disons que les situations
se situent le long d’une échelle bornée par les deux
extrêmes suivants.
D’un côté, l’on trouve des villes dans lesquelles des
policiers municipaux ne portant généralement pas
d’armes à feu et ne travaillant généralement pas de nuit
assurent avant tout la surveillance du stationnement et
de la circulation, des jours de marché, des sorties d’école
et des manifestations sportives, culturelles ou autres qui
rythment la vie de la commune. On pourrait appeler ce
pôle le « pôle proximité ». Les maires qui les emploient
sont généralement soucieux de rassurer leurs administrés
par une présence à certains endroits importants de la
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page110

journée, de gérer le flux des activités ordinaires de la


commune et de s’assurer d’un personnel municipal
disponible pour d’éventuelles missions de secours. Mais
ils ont une conscience relativement claire du partage à
opérer et considèrent que la mission de sécurité publique
reste une compétence des forces étatiques. Ils
différencient nettement la tranquillité de la sécurité.
À l’autre bout de l’échelle, l’on trouve des villes dans
lesquelles des policiers municipaux assurent non
seulement certaines des missions de proximité qu’on
vient de citer, mais reçoivent aussi de la municipalité une
mission générale de sécurisation de la ville et de lutte
contre la délinquance. On voit alors des policiers
municipaux s’organisant sur le modèle des policiers
nationaux, s’équipant et s’armant comme eux, travaillant
de nuit comme de jour, investissant le terrain au
maximum jusqu’à récupérer peu à peu certaines missions
110 - que délaissent alors progressivement des policiers ou des
gendarmes qui ne manquent pas de travail par ailleurs.
Dans certains cas (dans certaines villes de la Côté d’Azur
et de la région parisienne, et même ailleurs – comme à
Woippy par exemple3), on trouve même ce qu’une partie
de la population voire des policiers et des gendarmes eux-
mêmes appellent des « cow-boys », surarmés (pistolets,
taser et flash-ball, véhicules type 4x4, etc.) et à l’ambiance
collective volontiers « virile » insufflée par le maire lui-
même.
Au-delà de la très grande diversité existant, ces deux pôles
opposés structurent les représentations ou la culture
professionnelle des policiers municipaux, provoquant un

3. L. MUCCHIELLI, « La mort, l’émeute et la police municipale à


Woippy : essai de Sociologie immédiate », in État d’Émeutes, État
d’Exception : retour à la question centrale des périphéries, Perpignan,
Presses de l’Université de Perpignan, 2010 (sous la dir. de J.-L.
OLIVE, L. MUCCHIELLI et D. GIBAND), p. 669-688.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page111

problème évident d’identité professionnelle chez ces


femmes et ces hommes qui sont de fait l’otage des
atermoiements du pouvoir politique.

Le symbole-piège de l’armement et la confiscation du débat de fond


Si la question de l’armement est aujourd’hui au cœur des
débats contradictoires, loin devant la question pourtant
primordiale de la doctrine d’emploi, comme de celles de
la formation et des statuts qui en découlent, c’est parce
qu’elle symbolise cette hésitation fondamentale entre ces
deux modèles. Le choix du pouvoir politique actuel est de
favoriser l’armement des polices municipales et d’élargir
leurs missions, au risque d’en faire une sorte de « sous-
police nationale » éternellement insatisfaite de cette
infériorité. Les municipalités sont autorisées par décret à
armer leurs policiers avec des armes de 4e catégorie (armes
de poing type revolver et pistolets électriques – taser), de
6e catégorie (matraques – tonfa –, projecteurs de gaz - 111
lacrymogène) et de 7e catégorie (flash-ball). Chaque limite
posée par le Conseil Constitutionnel ou le Conseil d’État
est aussitôt contournée. Et les propositions les plus
extrêmes ne manquent pas (comme celle de Patrick
Balkany, maire UMP de Levallois-Perret demandant en
janvier 2010 que les policiers municipaux puissent accéder
aux fichiers de police au même titre que les nationaux).
Aussi la dernière déclaration de Claude Guéant
(souhaitant généraliser le port d’arme) ne surprend t-elle
pas. Depuis 2002, l’État pousse clairement dans le sens
du second pôle, sans que l’on comprenne bien quelle est
l’analyse qui mène à cette position : s’agit-il d’une simple
affaire comptable chargeant de fait les municipalités de
compenser les effets de la RGPP ? Ou bien plus
profondément s’agit-il de remunicipaliser la sécurité ?
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page112

Le risque d’une remunicipalisation de la sécurité, variable selon les


territoires
Si les intentions exactes de l’entourage de Nicolas
Sarkozy et Claude Guéant ne semblent pas bien claires,
celles de certains élus locaux sur lesquels ils s’appuient le
sont, elles.
Ce n’est évidemment pas un hasard si ces « rencontres
nationales de la police municipale » ont lieu aujourd’hui à
Nice. Le député-maire UMP, Christian Estrosi a fait de la
police municipale – et par ailleurs de la vidéosurveillance
– son cheval de bataille. Avec près de 400 policiers
municipaux – et quelque 150 agents de surveillance de la
voie publique (ASVP) –, c’est une véritable deuxième police
que ce maire a mis sur pieds. À ses côtés se trouve Benoît
Kandel, ancien colonel de gendarmerie (qui commandait
le Groupement… des Alpes-Maritimes), premier adjoint
en charge de la sécurité (tout un symbole). Un article du
112 -
quotidien Nice-Matin, en date du 16 janvier 2008,
présentait les choses en ces termes : « En clair, plus qu’un
super-patron de la police municipale, le candidat Estrosi
veut faire de Benoît Kandel une sorte de ministre de
l’intérieur municipal : “Saint-Cyrien ayant alterné des
missions de maintien de l’ordre outre-mer, de ‘DRH’ des
officiers, des actions de prévention comme des actions contre
le grand banditisme – il a notamment coordonné l’opération
contre les voleurs de métaux dans les A-M – Benoît Kandel
partage avec moi la même vision en matière de sécurité
publique (Christian Estrosi)”. La mission de la police
municipale de Nice semble donc claire, c’est une police
(ou une gendarmerie) nationale bis, à qui seul le droit
interdit encore de copier totalement les services de l’État.
La chose n’est bien entendu pas affichée en ces termes
politiquement incorrects. Un des arguments favoris des
tenants de cette remunicipalisation de la sécurité est plutôt
le suivant : “les polices municipales participent pleinement à
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page113

la mise en œuvre de la politique de sécurité. […] Il s’agit de


tenir compte de la réalité des polices municipales qui, bien
souvent, assurent la majorité de la présence sur la voie
publique” », déclarait Éric Ciotti dans le débat sur la
Loppsi 2. Ce fidèle de Christian Estrosi est député UMP
des Alpes-Maritimes, président du Conseil général, et il
est par ailleurs Secrétaire national de l’UMP en charge des
questions de sécurité. On se rapproche donc fortement de
l’Élysée…
Alors quoi, police exclusive de tranquillité-proximité ou
bien police nationale bis ? Complémentarité et partage
clair des tâches ou bien continuité voire concurrence ?
Ces questions sont les plus importantes dans ce débat or
elles sont régulièrement escamotées, les slogans et les
« petites phrases » remplaçant trop souvent l’analyse de
fond. Si le pouvoir actuel souhaite vraiment une
remunicipalisation au moins partielle de la sécurité, au
risque de créer de très fortes inégalités selon les - 113
territoires, il serait irresponsable de ne pas l’assumer
clairement et de ne pas expliquer aux Français la façon
dont il propose de l’organiser à l’avenir.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page114

Au-delà des faits divers,


on se tue de moins en
moins en France
21 juin 2011

Dans une petite commune proche de Béziers, une


collégienne de 13 ans est décédée hier d’un traumatisme
crânien. Elle a été battue par le frère d’une autre élève,
âgé lui de presque 15 ans et qui est mis en examen pour
« coups et violences volontaires ayant entraîné la mort
sans intention de la donner ». Comme souvent, ce fait
divers dramatique fait l’objet d’une forte couverture
médiatique (et peut-être bientôt une récupération
114 - politique ?). Et, comme toujours, faute de connaissance
du fond du dossier (l’enquête démarre à peine), la
plupart des commentaires viennent plaquer des
généralités sur ce cas particulier : augmentation
permanente de la violence, rajeunissement des auteurs,
durcissement des relations entre garçons et filles…
Pourtant, les données disponibles ne confirment pas
voire contredisent singulièrement ces généralités. Les
homicides non seulement n’augmentent pas, mais de
surcroît baissent fortement dans la société française
depuis un quart de siècle. Et leurs auteurs sont très
rarement des mineurs.

Le nombre des homicides a été divisé par plus de deux entre 1995
et 2010
Trois sources institutionnelles comptent chacune à leur
façon les homicides : la statistique sanitaire des causes de
décès, la statistique policière et la statistique judiciaire.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page115

L’on n’entrera pas ici dans le détail des problèmes


méthodologiques1. Retenons que les trois sources
indiquent une même tendance générale d’évolution.
Après avoir augmenté dans les années 1970 et jusqu’en
1984, le nombre d’homicides a baissé en France de 1985
à aujourd’hui. Ajoutons même que, depuis 1995, cette
baisse est particulièrement forte. Au point que le nombre
des homicides constatés par la police et la gendarmerie a été
divisé par deux en quinze ans : il était de plus 1600 en
1995, il est de moins de 800 en 2010. C’est ce que l’on
peut visualiser sur le graphique ci-contre. Et la baisse est
même encore plus forte si l’on raisonne en taux pour
tenir compte du fait que la population française a
augmenté sur la même période (d’un peu plus de 50
millions en 1970, elle est passée à 56 millions en 1984,
59 millions en 1995 et 65 millions aujourd’hui). Cette
baisse est donc en réalité aussi spectaculaire que peu
commentée. - 115

Source : ministère de l’Intérieur.

1. L. MUCCHIELLI, « L’évolution des homicides depuis les années


1970 : analyse statistique et tendance générale », Questions pénales,
2008, n°4, p. 1-4.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page116

Sexe et âge des auteurs d’homicide


Qui sont les meurtriers et qui sont leurs victimes ? On
ne saurait le dire avec une totale précision car, même si
la part du « chiffre noir » est très faible, tous les
homicides ne sont pas élucidés par les policiers et les
gendarmes. Seuls 80 à 90 % le sont, selon les années.
Logiquement, ce sont les « règlements de compte entre
malfaiteurs » qui sont les moins élucidés. A contrario, les
infanticides (quand ils sont détectés) et les « autres
homicides » le sont neuf fois sur dix.
Sous cette réserve, l’homicide est d’abord un crime
masculin dans 85 % de cas. Et le temps qui passe n’y
change rien : ce pourcentage était le même dans les
années 1970. N’en déplaise aux Cassandre, la violence
ne vient pas ici aux femmes. La part de ces dernières ne
s’élève fortement que dans un cas très particulier
d’homicide : l’infanticide. Rarement meurtrières, les
116 -
femmes sont en revanche plus souvent victimes : dans
environ 40 % des cas. N’en concluons pas que l’homicide
est un crime d’hommes tuant des femmes ! Il s’agit
majoritairement d’hommes tuant d’autres hommes, mais
cette inégalité entre les sexes est néanmoins flagrante.
Après la féminisation, le rajeunissement des criminels est
un autre sujet fréquent de fantasmes. En l’espèce, la part
des mineurs parmi les auteurs d’homicides premièrement
est globalement orientée à la baisse depuis les années
1970, deuxièmement est très limitée dans la statistique
policière : de 4,5 à 6,5 % selon les années, bien loin de
leur part dans l’ensemble de la délinquance enregistrée
par cette statistique. En réalité, l’homicide est un crime
de jeunes adultes. S’il se rencontre parfois à l’adolescence,
il est plus fréquent encore à 60 ans. Surtout, il est en réalité
concentré entre 20 et 40 ans et plus nettement encore
entre 20 et 30 ans.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page117

Concluons en disant que ce fait divers est évidemment


dramatique mais qu’il n’est nullement représentatif de
la réalité des morts violentes, ni de la délinquance des
mineurs. Au vu des données et des recherches
disponibles, il apparaît au contraire plutôt comme un
cas hors normes.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page118

Rapport de la Cour des


Comptes sur la politique de
sécurité :
où est le problème ?1
8 juillet 2011

Le rapport que vient de rendre public la Cour des


Comptes, sur « l’organisation et la gestion des forces de
sécurité publique », suscite une polémique qui n’a pas
lieu d’être et qui menace de ridiculiser le gouvernement,
pour au moins trois raisons.

1- Ce rapport n’a rien de révolutionnaire dans son contenu


Quiconque travaille sur les questions de sécurité comprend
à la lecture de ce rapport qu’il n’a rien de révolutionnaire.
118 - On peut certes discuter quelques points précis et relever
quelques erreurs factuelles. Mais, pour l’essentiel, il entérine
les constats que les professionnels et les chercheurs font
depuis plusieurs années. Ainsi qu’en est-il :
– du constat que l’analyse précise des statistiques de
police et de gendarmerie dément la communication
auto-célébratoire des ministres de l’Intérieur successifs.
Non, on ne peut pas affirmer que la délinquance a
fortement reculé dans notre pays, ni que l’efficacité des
forces de police et de gendarmerie a fait des progrès
spectaculaires. Les chiffres agrégés et triés sur le volet
dans les discours ministériels sont en bonne partie de la
poudre aux yeux. On l’a montré à plusieurs reprises à
l’occasion des conférences de presse du ministère de
l’Intérieur au mois de janvier de chaque année2. On a
1. Article écrit avec Christian MOUHANNA.
2. Voir un précédent chapitre dans ce livre.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page119

même été conduit récemment à reconnaître que Claude


Guéant n’hésitait pas à présenter aux médias des chiffres
tout simplement faux ;
– du constat qu’aucun des grands problèmes
d’organisation et de management des forces de police et
de gendarmerie n’a été fondamentalement résolu
(répartition des zones de compétences, répartition et calcul
des effectifs, bureaucratisation du travail des agents de
base, turn over des personnels dans les endroits difficiles,
etc.) ;
– du constat que la principale innovation depuis 2002
réside dans la « culture du chiffre » imposée aux policiers
et aux gendarmes, qu’il s’agit d’un management dont le
but est l’utilisation politique des résultats et non
l’amélioration de la performance réelle des administrations
concernées, qu’il privilégie la quantité sur la qualité, qu’il
renforce la centralisation jacobine du système tout en
prétendant développer les partenariats locaux, qu’il est - 119
rejeté par la quasi totalité des policiers et des gendarmes
concernés tout grades confondus ;
– du constat que la vidéosurveillance est imposée par le
gouvernement en l’absence de toute évaluation
indépendance et rigoureuse, qu’elle a un coût exorbitant
et que l’idée qu’elle peut compenser la réduction des
effectifs de police et de gendarmerie est une grosse sottise
(voir notre précédente chronique à ce sujet.
Tout ceci ne peut en réalité étonner. Mais tandis que le
gouvernement pouvait jusqu’à présent dire que c’étaient
là des arguments de syndicats corporatistes, de chercheurs
polémistes et de journalistes incompétents, la Cour des
Comptes vient poser une reconnaissance et une légitimité
institutionnelles qui dérangent autrement plus.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page120

2- La Cour des Comptes s’est fondée exclusivement sur les données


officielles
Quant à la méthode et aux sources, le rapport de la Cour
des Comptes est d’autant moins critiquable par le
gouvernement qu’il se fonde exclusivement sur des
données institutionnelles à commencer par les ressources
du ministère de l’Intérieur lui-même. La quasi totalité des
données rassemblées par la Cour ont été fournies par les
préfectures, par les services de police et de gendarmerie et
par l’Observatoire national de la délinquance et des
réponses pénales (ONDRP) qui dépendent directement du
Premier ministre mais dont les statistiques sont fournies
par le ministère de l’Intérieur. À aucun moment, la Cour
ne s’appuie sur des enquêtes réalisées par des journalistes
ou sur des travaux de recherche de type universitaire et
scientifique. Il y en aurait eu pourtant beaucoup à
mobiliser et ils auraient pu par moments permettre à la
120 -
Cour d’aller beaucoup plus loin dans la critique. Monsieur
Guéant est donc mal fondé à crier au scandale de ce point
de vue. On doit plutôt comprendre ici sa colère comme
celle de l’arroseur arrosé…

3) La réaction de Claude Guéant et des dirigeants de l’UMP est


purement politicienne
Enfin, la tentative de politisation du problème par le
ministre de l’Intérieur et les dirigeants de l’UMP
(notamment Messieurs Copé et Ciotti) est une diversion
qui ne trompe personne et qui peut être très facilement
réfutée. D’abord, on mesure une fois de plus le mépris
dans lequel le pouvoir politique actuel tient les magistrats
et les autorités administratives indépendantes. Et c’est
cela qui devrait paraître « scandaleux » à tout défenseur
de la République. Ensuite, accuser la Cour des Comptes
et son président actuel Didier Migaud d’avoir fait un
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page121

rapport partisan (un « rapport de gauche ») est soit une


belle hypocrisie soit une totale méconnaissance de
l’histoire de ce rapport et du fonctionnement de cette
institution républicaine essentielle. En effet, on
rappellera à monsieur Guéant et aux dirigeants de l’UMP
que ce rapport sur la politique de sécurité n’a nullement
été décidé et organisé par M. Migaud (nommé Premier
président de la Cour des comptes en février 2010). Il
avait en réalité été décidé par son prédécesseur Philippe
Séguin. Et c’est également ce dernier qui avait constitué
le groupe de travail au sein de la Cour. Accessoirement,
on rappellera enfin à ceux qui font semblant de l’ignorer
que ce n’est pas le Premier président de la Cour des
Comptes qui écrit les rapports de cette institution, mais
des collèges de magistrats aux tendances diverses.
Au final, on comprend que la réaction du pouvoir
politique actuel est purement politique. En plein
démarrage de la campagne électorale, sur un sujet (la - 121
politique de sécurité) qui constitue le cœur de l’héritage
du sarkozysme depuis 2002, ce rapport vient jeter un
pavé dans la mare qui semble provoquer un certain
affolement.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page122

« Victimes du devoir » :
les policiers morts en
service
11 juillet 2011

Voici un livre étonnant et iconoclaste, mais très


intéressant, qui inaugure une nouvelle petite maison
d’édition (les éditions du Prévôt) consacrée à l’histoire
de la police. L’auteur du livre est aussi le fondateur de la
maison d’édition. Il s’appelle Stéphane Lemercier et il
est capitaine de police. Nous avons donné à son livre une
préface dont nous reprenons ici quelques éléments,
espérant inciter les lecteurs à commander ce livre et
inciter le ministère de l’Intérieur à développer les
122 - recherches sur ce sujet.

Un sujet largement inconnu, qui autorise des discours souvent


irréalistes
Il faut remercier Stéphane Lemercier de réaliser depuis
des années ce travail de recensement des policiers morts
en service. Certes, son présent livre n’est pas celui d’un
chercheur mais d’un policier. Il s’agit essentiellement
d’une chronique mémorielle. L’historique qu’il présente
dans son introduction et la représentation globale qu’il
se fait de la police ne sont pas toujours très objectifs.
Reste que ce travail permet de commencer à combler un
vide, face à une administration qui rechigne à étudier de
façon scientifique les causes de décès, comme du reste il
faudrait le faire aussi des causes de blessures. Dès lors,
les notions de « danger » et de « risque », qui sont
centrales dans l’attitude et dans les représentations des
policiers eux-mêmes, ne sont pas objectivées ni
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page123

enseignées dans les écoles de police. La porte est ainsi


ouverte au déni autant qu’à la dramatisation abusive.
Le déni proviendrait par exemple des discours hostiles
par principe à la police, dénigrant le statut de
fonctionnaire, dénonçant la passivité et l’absence de
réactivité. La dramatisation abusive proviendrait par
exemple des discours les plus sécuritaires présentant un
danger criminel omniprésent et croissant, voire de ceux
qui n’hésiteraient pas à prétendre qu’un criminel en
puissance se cache derrière chaque citoyen et que le
policier doit s’en méfier par principe. Allez faire de la
proximité après ça…
La réalité est plus prosaïque. D’abord, le métier de
policier présente effectivement des risques supérieurs à
la moyenne, mais bien inférieurs à ceux d’autres
professions. S’agissant des morts violentes, en 2009, le
Haut comité d’évaluation de la condition militaire a
publié un tableau comparatif des taux de décès - 123
imputables au service pour différentes professions, pour
la période 2000-2006. Il en ressort que ce taux est de 3,3
pour 100 000 chez les policiers, ce qui est deux fois et
demi supérieur à la moyenne de la fonction publique
d’État mais qu’il n’est pas différent de celui des salariés
du secteur privé, et surtout qu’il est presque quatre fois
inférieur à celui des pompiers et plus encore des
employés du bâtiment et travaux publics.

La nature et l’évolution de ces causes de décès chez les policiers


Côté évolution, à l’inverse de l’affirmation sécuritaire,
l’on assiste à une baisse constante du nombre de policiers
tués en service. D’environ 25 morts par an en moyenne
dans les années 1980, on est passé à moins de 16 par an
en moyenne dans les années 1990 et à un peu plus de 6
par an en moyenne dans les années 2000. La chute est
remarquable. En 30 ans, la moyenne annuelle de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page124

policiers morts en service a été divisée par quatre, et


même par plus de cinq si l’on raisonne en taux car, dans
le même temps, le nombre de policiers a été multiplié
par 1,3 (de quelque 111 000 en 1980 à environ 145 000
en 2010).
Quant aux causes, les graphiques publiés par Stéphane
Lemercier en annexe de son livre le montrent : on est
loin là aussi de la mythologie guerrière. La première
cause de décès des policiers dans les années 2000 est les
accidents (accidents de la route, incidents de tir,
incidents à l’entraînement, crash d’hélicoptère, etc.). Les
fusillades n’arrivent qu’en second et assez loin derrière.
Suivent les morts survenues dans ce que l’institution
policière refuse globalement de reconnaître et de valoriser
à sa juste mesure : les missions de secours (secours en
mer, secours en montagne, incendies, etc.).
On voit tout l’intérêt d’un travail d’objectivation de cette
124 - « boîte noire » que constitue le danger ou le risque dans
ce secteur professionnel. Il faut espérer que le travail de
Stéphane Lemercier donne des idées à d’autres – et
d’abord à sa propre administration – et qu’il soit étendu
aussi aux blessures non mortelles.

Un mot sur un tabou : le suicide dans la police


On ne manquera pas de signaler pour conclure qu’il faut
se féliciter de la réalisation récente d’un travail scientifique
(conduit par une équipe de l’INSERM) sur une autre cause
de mort violente chez les policiers, quelque peu « tabou » :
le suicide. D’où il ressort que le problème est surtout
préoccupant chez les jeunes policiers (moins de 35 ans, et
plus encore moins de 25 ans), qu’il provient bien sûr
d’abord de causes personnelles (une souffrance
psychologique d’origine familiale) mais que ces
dispositions personnelles sont aussi exacerbées par « un
stress professionnel particulièrement intense, renforcé par
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page125

une vision de la profession perçue comme négative de la


part du public » (Étude-Action relative à la prévention du
suicide dans la Police Nationale, INSERM, juin 2010). Ceci
également est très instructif et l’on comprend ici que
l’ensemble de ces analyses sur les risques professionnels
pourraient grandement contribuer à l’objectivation du
métier de policier, à l’amélioration de la formation des
jeunes recrues ainsi qu’à l’amélioration globale des
conditions de travail. Quel dommage que ce rapport de
l’INSERM, commandé par l’Inspection générale de la police
nationale, ait « fuité » dans la presse à l’initiative des
syndicats de police mais ne soit pas rendu public à la
demande du ministère de l’Intérieur. L’institution a encore
de très sérieux progrès à faire en matière de transparence…
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page126

À quand un vrai débat


sur la réglementation des
drogues ?
17 juillet 2011

Plutôt que sur la polémique politique à propos du


défilé militaire du 14 juillet, on voudrait revenir
aujourd’hui sur les questions de drogues qui semblent
autrement plus fondamentales. Deux documents ont
en effet été publiés ces dernières semaines, qui
permettent (après beaucoup d’autres) de poser
objectivement quelques constats « lourds » sans la prise
en compte desquels il n’y a pas de discussion sérieuse
126 - sur ces questions.

Une mesure de l’évolution des consommations


L’Observatoire français des drogues et des toxicomanies
(OFDT) et l’Institut national de prévention et d’éducation
pour la santé (INPES) ont publié un document de synthèse
sur « Les niveaux d’usage des drogues en France en
2010 ». Il s’y confirme que le cannabis est le produit
illicite le plus consommé en France. En 2010, parmi les
adultes âgés de 18 à 64 ans, un tiers déclare en avoir déjà
consommé au cours de leur vie, 8 % au cours des 12
derniers mois, 4 % au cours du dernier mois. Ces usages
touchent particulièrement les jeunes générations. Il y a
donc en France entre 13 et 14 millions de personnes qui
ont déjà expérimenté le cannabis, presque 4 millions qui
en ont consommé dans l’année écoulée, entre 1 et 1,5
millions qui en ont un usage régulier et au moins un demi-
million qui en ont un usage quotidien. Il s’agit donc bien
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page127

d’un phénomène social de grande ampleur, et non d’un


amusement de quelques hippies attardés.
Il ne s’agit pas non plus d’un simple défi d’adolescence.
La consommation de cannabis concerne surtout les jeunes
adultes, elle diminue ensuite avec l’âge. La proportion
d’individus ayant expérimenté le cannabis est maximale
entre 26 et 34 ans chez les hommes (64 %), et diminue
ensuite pour atteindre 13 % entre 55 et 64 ans. Chez les
femmes, la proportion d’expérimentatrices de cannabis se
situe autour de 40 % entre 18 et 34 ans pour tomber à
7 % entre 55 et 64 ans.
Enfin, à ceux qui en doutaient encore, on peut livrer ce
constat incontournable : la prohibition officielle de l’usage
du cannabis n’a nullement empêché son augmentation
continue au fil des ans (voir le graphique ci-dessous). Il ne
fait donc aucun doute que la prohibition est en réalité une
politique de l’autruche : se cacher derrière l’interdit pour
ne pas voir la réalité qui s’en moque. - 127

Graphique : Évolution entre 1992 et 2010 de la proportion


d’expérimentateurs de cannabis parmi les 18-64 ans (en %).
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page128

Des propositions pour une véritable réglementation des


consommations de drogues
Loin des postures politiciennes qui empoisonnent le débat
public, le Forum français pour la sécurité urbaine (FFSU)
vient par ailleurs de mettre en ligne une brochure très
intéressante1.
D’abord par son approche globale pragmatique et réaliste :
« Qu’elles soient licites ou illicites, les substances psychoactives font
partie de nos sociétés. Aussi, exiger une société sans drogues est
illusoire. Les villes se trouvent, dès lors, confrontées à une quadruple
problématique en matière de drogues : 1) économies transgressives ;
2) effets en terme de santé publique ; 3) impacts sur l’occupation de
l’espace public ; 4) sentiment d’insécurité parmi la population. »
Ensuite par sa volonté de dégager de « bonnes pratiques »
pour travailler concrètement dans un objectif de réduction
de ces risques à l’échelle locale. Ainsi, pendant trois ans,
les villes de Marseille, Créteil, Lille, Aubervilliers,
128 - Lormont, Montpellier, Courcouronnes et Valenciennes
ont mis en commun leurs diagnostics et leurs expériences,
pour essayer d’apporter la réponse la plus appropriée et la
plus efficace aux problèmes posés localement et
quotidiennement par la drogue. Le constat de départ est
que les problèmes ne se posent pas de la même façon selon
les territoires. Il faut donc privilégier une réponse locale
plutôt que l’application uniforme d’un dispositif national.
Le résultat de l’expérience montre ensuite que, pour avoir
une action durable de réduction des risques, il est
notamment essentiel de bien informer (et non chercher à
faire peur) les citoyens à commencer par les plus jeunes et
leurs parents, de bien former les acteurs de première ligne,
de faire travailler les institutions en véritable partenariat
pour augmenter leur capacité à trouver des solutions aux
situations de crise et pour bâtir des stratégies communes,

1. www.ffsu.org
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page129

de se donner les moyens d’un vrai travail d’insertion et


d’accompagnement social des toxicomanes.
Quant à la réponse pénale, les conclusions de ce forum
rejoignent celles de tous les organismes européens et
internationaux (rapports de l’Office des Nations unies
contre la drogue et le crime, déclaration finale de la
Conférence de Vienne, Déclaration de Prague, etc.). On
peut les résumer en trois attendus fondamentaux : 1) il ne
sert à rien (sinon à harceler les « minorités visibles » par
des contrôles au faciès) de chercher à dissuader les
consommateurs par des sanctions pénales ; 2) il faut se
doter de vrais moyens de prise en charge thérapeutique
des toxicomanes ; 3) la répression doit être orientée
fondamentalement sur la lutte contre les trafics et les
économies souterraines qu’ils génèrent à l’échelle nationale
et internationale.

Sortir du manichéisme, comprendre qu’il existe une troisième voie - 129


Nous sommes encore loin, très loin du compte en France
où une certaine rhétorique politicienne manichéenne a
enfermé la discussion (comme sur la sécurité de manière
générale) dans une opposition entre rigueur et laxisme. Ce
simplisme pollue notamment ce débat sur les drogues,
faisant prendre à la société française des années de retard
dans le traitement de certains problèmes sociaux. Entre
pénalisation et dépénalisation, entre prohibition et laisser-
faire, il existe en réalité une troisième voie : la
réglementation. Prendre acte d’une réalité et se donner des
règles pour la gérer dans l’intérêt public. Quelles règles ?
C’est là qu’un débat politique digne de ce nom devrait
commencer.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page130

« Délinquance roumaine » :
une statistique pour fêter l’an-
niversaire du discours de
Grenoble ?
23 juillet 2011

À quoi servent les statistiques ? À beaucoup de choses.


En matière de sécurité, c’est un secret de polichinelle :
les statistiques servent d’abord à la communication
politique. Une étude du ministère de l’Intérieur vient
ainsi étonnamment de « fuiter » auprès de l’AFP. Elle
indiquerait que la délinquance « générée par les
ressortissants roumains » en région parisienne aurait
130 - augmenté de 72,4 % (notez la précision remarquable !)
au premier semestre 2011 par rapport au premier
semestre 2010. Ainsi « 5 680 Roumains, dont une très
forte majorité de mineurs, ont été ‘mis en cause’ pour des
larcins sur les six premiers mois de 2011, contre un total de
3 294 sur la même période de 2010 ».
L’annonce tombe à pic pour justifier le maintien par
Claude Guéant de la ligne politique répressive et
stigmatisante fixée par le Président de la République dans
son discours de Grenoble le 30 juillet 2010. C. Guéant
fait cependant nettement moins bien que son
prédécesseur Brice Hortefeux. En effet, en septembre
2010, face à la polémique qui enflait sur les propos du
Chef de l’État puis sur la circulaire du ministère de
l’Intérieur qui ciblait les Roms dès le 5 août, B.
Hortefeux avait dégainé une étude interne qui, elle,
montrait une augmentation de 259 % en 18 mois de la
« délinquance des Roumains » à Paris ! Qui dit mieux ?
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page131

Au-delà de la com’ du ministre de l’Intérieur, quelques réalités


Laissant ces petits jeux de communication politique
quelque peu malsains à ceux que cela distrait, on se
contentera ici des cinq petites réflexions suivantes :
1) La délinquance de rue comme par ailleurs la
mendicité de personnes de nationalité roumaine, dont
de nombreux membres des communautés Roms, sont
des réalités que nul ne conteste mais qui sont très
anciennes. Pour comprendre la phase actuelle du
problème, il faut remonter aux années 1990, notamment
lorsque des Roms ont commencé à fuir massivement les
persécutions et la misère qu’ils connaissaient dans
plusieurs pays de l’Est à commencer par la Roumanie et
la Bulgarie, mais aussi les républiques de l’ex-
Yougoslavie.
2) Monsieur Guéant indique qu’il y a actuellement,
notamment en région parisienne, des réseaux de - 131
délinquance organisée (il dit même parfois des
« mafias ») qui utilisent de la « main d’œuvre » roumaine,
en particulier des mineurs. Dès lors, dans la mesure où
il prétend agir réellement et durablement sur le
problème, l’on attendrait du ministre de l’Intérieur qu’il
explique comment il entend lutter contre cette
délinquance organisée, plutôt que de demander à la
police d’interpeller et d’expulser des adolescents. Plutôt
que de courir indéfiniment après la piétaille, il faudrait
démanteler les réseaux criminels.
3) Le problème de mendicité et de petite délinquance
est lié aussi à celui de l’accueil et de l’intégration des
migrants. Or cette question est traitée en catimini, par
la bande, et elle consiste fondamentalement ces dernières
années en un tri entre d’un côté les familles à expulser et
de l’autre les familles à intégrer dans des dispositifs
clôturés et surveillés qui ont été appelés « villages
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page132

d’insertion ». Or ces structures ne les intègrent pas au


reste de la société. Elles ressemblent plutôt étrangement
aux « cités de transit » construites pour les migrants des
années soixante. Ce n’est pas une solution d’avenir.
4) Quand un problème manifestement ancien se met
soudainement à « exploser » dans une statistique
d’enregistrement, il faut éviter d’être naïf. Plutôt que de
s’imaginer que les comportements ont connu une
transformation radicale et subite, il vaut mieux se
demander si ce n’est pas la statistique qui a changé sa
façon de compter… En l’occurrence, il est facile de
déduire que si l’on passe de 0 à 5000 personnes repérées
en 3 ou 4 ans (il semblerait que ce comptage ait débuté
en 2007…), c’est qu’une instruction du ministère de
l’Intérieur a été envoyée à un moment donné aux services
de police de la région parisienne, leur demandant de faire
remonter de façon spécifique l’information sur la
132 - délinquance des Roumains.
5) Enfin, au niveau national, dans les statistiques de
police comme dans les statistiques de justice, on
n’observe pas ces dernières années d’augmentation
particulière de la délinquance des étrangers en général ni
des Roumains en particulier. Si donc une telle explosion
très récente était réelle et générale, elle serait confirmée
par plusieurs sources et se verrait au niveau national. Or
ce n’est pas le cas.
S’il est donc incontestable qu’il y a une « délinquance
roumaine », il n’est pas prouvé que le problème soit
nouveau ni même pire que précédemment. Il est en
revanche très clair qu’il fait l’objet d’une utilisation
politique nouvelle depuis juillet 2010.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page133

La prévention de la
délinquance selon Claude
Guéant et Nicolas Sarkozy1
20 août 2011

Le 8 juillet 2011, les ministres de l’Intérieur et de la


Justice ont adressé aux préfets et aux procureurs de la
République une circulaire relative aux orientations du
gouvernement en matière de prévention de la
délinquance. Cette dernière se trouve au passage érigée
« au premier rang des priorités d’action du gouvernement ».
Encore faut-il toutefois lire attentivement le texte et
comprendre la conception quelque peu singulière de la
prévention que se font les ministres en question, et le
Président de la République avant eux. - 133

La prévention… par la répression ! Un tournant idéologique


Du temps où Nicolas Sarkozy était encore ministre de
l’Intérieur, la loi du 5 mars 2007 (dite « prévention de
la délinquance ») avait déjà dénaturé la prévention en la
définissant comme un ensemble d’actions s’exerçant « en
direction des victimes et des auteurs d’infractions, par des
mesures actives et dissuasives visant à réduire les facteurs du
passage à l’acte et de récidive, soit par la certitude d’une
réponse judiciaire adaptée, soit en intervenant sur les
processus de commission des infractions, ou encore en
favorisant une moindre vulnérabilité de la victime
potentielle ». La circulaire du 8 juillet 2011 ajoute que la
politique de prévention « s’inscrit désormais dans le registre
de la politique de sécurité, en relation avec la politique
1. Article écrit avec Virginie GAUTRON.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page134

pénale », qu’elle est « complémentaire et étroitement liée à


l’action répressive ». Elle comprend en particulier les
alternatives aux poursuites et à l’incarcération, les
patrouilles de police, les stages de responsabilité parentale,
l’accompagnement des sortants de prison, y compris grâce
à la « géolocalisation par bracelet électronique ».
En réalité, c’est d’un véritable petit tournant idéologique
qu’il s’agit depuis 2007 et qui se prolonge ici. Sur le
fond, il consiste à « autonomiser » la prévention de la
délinquance de ce qui est renvoyé désormais vers la
« cohésion sociale » et la « politique de la ville », bref à
couper le plus possible le traitement de la délinquance
de ce qui est qualifié d’« approche exclusivement socio-
éducative d’origine » de la prévention. Et si la circulaire
du 8 juillet 2011 parle encore de prévention sociale, c’est
pour la réduire à « des démarches plus individualisées de
repérage », pour « que soient apportées au plan local des
134 - réponses immédiates et graduées à tout signalement de
comportement incivil ». L’aspect « social » de la prévention
se ramènerait donc à une répression plus douce de choses
également moins graves : les incivilités. Moins graves,
mais annonciatrices de choses pouvant le devenir. « Qui
vole un œuf vole un bœuf », semble penser les rédacteurs
de la circulaire. Et la « prévention sociale » devient en
réalité une sorte de traitement pré-pénal des incivilités.

Ordre, responsabilité et partenariats locaux sous le contrôle de l’État


Si le texte évoque, de façon très vague, des « actions
ciblées sur des publics vulnérables et des situations
spécifiques », la « mobilisation des communautés scolaires
pour la lutte contre les violences scolaires », la « lutte contre
l’absentéisme et le décrochage scolaires » et « l’implication
des parents », ces orientations se déclinent toutes sous la
forme de rappels à l’ordre, par le biais notamment des
« conseils des droits et devoirs des familles » qu’il s’agit
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page135

d’imposer aux municipalités et des « contrats de


responsabilité parentale » qu’il s’agit d’imposer aux
familles. La « prévention précoce », quant à elle, se
trouve en réalité confondue avec de simples pratiques
de dépistage et de responsabilisation des familles. Le
renversement idéologique s’accomplit : la dilution de la
prévention dans la politique de la ville est remplacée par
une dilution de la prévention dans les politiques à
vocation répressive. Pour ce faire, plus question de laisser
le champ libre aux professionnels du champ médico-social
et aux acteurs municipaux. La circulaire appelle les
directeurs de cabinet des préfets et les procureurs de la
République à reprendre la main dans les instances
partenariales (type CLSPD). Procureurs, policiers et préfets
sont invités à « aider » les collectivités territoriales dans la
détermination de leurs priorités d’action, notamment en
leur fournissant des informations sur la réalité et l’évolution
de la délinquance, ainsi que « leur expertise technique et - 135
juridique » dans le montage de projets. Une fois de plus,
les collectivités locales sont ainsi infantilisées, il
appartiendrait à l’État de leur expliquer ce qu’il faut faire
et de veiller à ce qu’elles le fassent. La fameuse
« coproduction » de sécurité et le fameux « partenariat »
deviennent des mots creux. En réalité, pour MM. Guéant
et Sarkozy, il s’agit de s’assurer que les villages, les villes et
les agglomérations mettent bien en œuvre les dispositifs
concoctés depuis 2007 et qui constituent les priorités du
pouvoir actuel, à commencer par la vidéosurveillance. Et
pour y parvenir, plus que la conviction, c’est le chantage
financier qui constitue le levier des représentants locaux de
l’État face aux collectivités territoriales. La circulaire du 6
avril 2011 relative au Fonds interministériel de prévention
de la délinquance (FIPD) indique ainsi que l’État
accompagnera financièrement « ceux qui assument
effectivement les responsabilités que la loi leur a conférées et
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page136

qui utilisent effectivement la ‘boîte à outils’ qui a été mise à la


disposition des élus ».

À défaut de convaincre les élus locaux, la politique nationale


s’impose par un chantage financier
En pratique, les crédits du FIPD se concentrent de plus
en plus sur la prévention situationnelle et les politiques
répressives. Concrètement, environ 60 % de son budget
est désormais consacré à la seule vidéosurveillance. Et
cette part ne cesse d’augmenter, réduisant tout le reste à
peau de chagrin. Vient ensuite le financement des
alternatives aux poursuites et à l’incarcération, des
Maisons de la justice et du droit et de l’aide aux victimes,
dont la visée n’est pas principalement préventive et qui
devraient relever des crédits de droit commun en raison
de leur ancienneté. À l’inverse, malgré l’affichage d’une
prévention dite précoce, les crédits consacrés au soutien
136 - à la parentalité et à l’accompagnement social des jeunes
ne cessent de diminuer : ils ne représentaient que 1,5 %
des crédits en 2009. Même abandon pour la prévention
de la toxicomanie dont la part a été divisée par cinq
depuis 2007 et qui représente désormais moins de 1 %
du budget du FIPD.
Enfin, la circulaire des ministres de l’Intérieur et de la
Justice prétend vouloir « généraliser l’évaluation » pour
mesurer l’impact de ces programmes. La chose prête à
sourire quand on sait que, précisément, les évaluations
scientifiques indépendantes montrent que la
vidéosurveillance n’a qu’un impact marginal sur
l’évolution de la délinquance, pour un coût assez
exorbitant. Mais ce n’est pas d’évaluation scientifique
indépendante qu’il s’agit lorsque le gouvernement parle
d’« évaluation », plutôt d’audits internes confirmant bien
entendu le bien-fondé des choix politiques… Au
demeurant, les crédits engagés au titre du FIPD pour les
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page137

recherches, les diagnostics et les évaluations ne cessent


eux aussi de diminuer et représentent moins de 1 % des
crédits du FIPD. Pourquoi chercher à comprendre, à vous
faire votre propre idée et à inventer vos outils de travail
puisqu’on vous dit qu’on sait ce qui est bon pour vous ?
C’est cette caricature de jacobinisme et de dogmatisme
qui gouverne les politiques de sécurité et de prévention
actuellement en France.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page138

L’expulsion des clandestins,


« objectif prioritaire » de la
police en 2011 ?
1er septembre 2011

« Conformément aux exigences du Ministère de l’Intérieur, le


nombre de reconduites d’étrangers en situation irrégulière devient
l’objectif prioritaire de la DDSP pour le reste de l’année 2011. Pour
rappel, l’objectif [...] est fixé à 35 pour le département de Loir-et-
Cher (zone police et zone gendarmerie). Nous sommes actuellement
à 6 reconduites effectives, ce qui est insuffisant. »
Ainsi s’exprime un directeur départemental de la sécurité
publique (DDSP) dans une note de service datée du 25
juillet dernier, mise en ligne sur le site du Réseau
138 -
éducation sans frontières (RESF). Et son cas n’est pas isolé
même si, ailleurs, des consignes ont pu être données
oralement, comme nous l’indiquent les représentants du
syndicat Unité SGP Police ainsi que cet officier supérieur
de gendarmerie qui souhaite naturellement rester
anonyme.
La « politique du chiffre » est bien connue non
seulement des policiers et des gendarmes qui la critiquent
régulièrement, mais aussi du grand public. Au fil des ans,
la presse (Le canard enchaîné, Libération , Le Monde …)
a révélé à plusieurs reprises la façon dont les forces de
l’ordre reçoivent localement des objectifs chiffrés très
précis qui ne concernent pas seulement la « baisse de la
délinquance » et la « hausse du taux d’élucidation » qu’il
faut impérativement afficher en fin d’exercice. Derrière
ces obligations générales médiatisées, arrivent aussi des
consignes plus ou moins discrètes concernant tel ou tel
type de délinquance.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page139

Le dilemme du policier
C’est la « délinquance de voie publique » qui concerne
le plus les citoyens dans leur vie quotidienne, mais qui
est aussi difficile à combattre pour les policiers et les
gendarmes, s’agissant généralement d’une petite
délinquance anonyme. Pour améliorer l’élucidation sans
faire trop augmenter le nombre de faits enregistrés (c’est
le dilemme), il vaut mieux s’occuper d’infractions que
l’on est certain de résoudre à 100 %. La « meilleure »
façon de faire est d’interpeller ce que l’on appelle des
« shiteux » en jargon policier. Traduisez : « personnes
mises en cause pour usage de stupéfiant ». Entre 2002 et
2010, ces infractions ont augmenté de 75 % (dans
l’activité policière, non dans la réalité), soit la plus forte
augmentation de toute la période. De même, avec les
« infractions à la police des étrangers », les faits sont
élucidés en même temps qu’ils sont constatés. Entre
- 139
2002 et 2010, ces infractions ont augmenté elles de
50%.
Mais l’arrestation de clandestins a aussi une autre
fonction aux yeux du gouvernement : elle permet de
remplir les objectifs d’expulsion d’étrangers. Et, à
l’approche de l’élection présidentielle, il semble que le
gouvernement ait décidé d’afficher plus que jamais de
« bons chiffres » en la matière. Après que la loi du 16
juin 2011 (dite loi Besson) a modifié profondément le
droit des étrangers en restreignant les garanties
procédurales des migrants, l’heure est maintenant à la
mise à exécution. C’est en tous cas ce à quoi s’emploie
fortement depuis cet été le ministère de l’Intérieur, de
l’outre-mer, des collectivités territoriales… et de
l’immigration.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page140

« L’objectif prioritaire du second semestre 2011 »


Il n’est certes pas nouveau que les unités de la Police aux
frontières (PAF) et les chefs de police et de gendarmerie
des départements frontaliers reçoivent des objectifs
chiffrés d’expulsion. Ainsi, au début de l’année, le préfet
des Alpes-Maritimes avait excédé les policiers en leur
fixant un objectif de 1 420 reconduites à la frontière,
réparties par types d’unités (voir Le Monde du 22 mars
2011). Mais il semble que l’on est passé cet été à un
niveau supérieur en étendant cette politique à d’autres
départements pourtant moins concernés.
En témoigne donc cette note de service datée du 25 juillet
dernier, envoyée par le chef de la Direction départementale
de la sécurité publique (DDSP) du Loir et Cher à toutes ses
unités. Elle est intitulée explicitement « Reconduites
d’étrangers en situation irrégulière : objectif prioritaire du
second semestre 2011 ». Ses références sont indiquées en
140 -
tête de la Note : « Courrier de M. le Préfet en date du 27
juin 2011 ; Instructions verbales de M. le Préfet en date du
22 juillet 2011 ». Il s’agit donc d’une consigne émanant du
ministère. Le texte enfonce le clou : « M. le Préfet de Loir et
Cher a tenu à réorienter les priorités de la DDSP du Loir et
Cher pour le second semestre de l’année 2011. Conformément
aux exigences du Ministère de l’Intérieur, le nombre de
reconduites d’étrangers en situation irrégulière devient
l’objectif prioritaire de la DDSP pour le reste de l’année
2011 » (en caractères gras dans le texte).
À l’heure où le ministre de l’Intérieur Claude Guéant
multiplie les déclarations sur la « guerre à la
délinquance » (comme ces jours derniers en déplacement
à Marseille pour y changer le préfet délégué à la sécurité)
et où le débat se porte notamment sur la présence
effective des policiers sur la voie publique, ce document
est édifiant à plus d’un titre. Il révèle d’abord les
contradictions dans lesquelles sont plongés policiers et
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page141

gendarmes. Non contents de voir leurs effectifs et leurs


budgets réduits en permanence, ils font aussi l’objet
d’injonctions multiples et toutes « prioritaires ». Il révèle
ensuite les contradictions de la politique de sécurité.
Comment prétendre renforcer la présence dissuasive sur
le terrain et renforcer les unités de police judiciaire
luttant contre la délinquance organisée si, dans le même
temps, l’on érige en priorité la reconduite aux frontières
des clandestins ? Cette dernière est en effet
consommatrice d’effectifs, de temps et de véhicules, sans
parler des moyens financiers à commencer par les billets
d’avions. Les associations (RESF, la Cimade, le Gisti, la
LDH…) dénoncent depuis des années ces opérations
qu’elles estiment choquantes pour les Droits de
l’Homme et les valeurs républicaine d’asile. Dans un
communiqué du 27 août 2011, RESF dénonce « une
machine à expulser de plus en plus inhumaine »,
constatant la multiplication de l’enfermement d’enfants - 141
dans les centres de rétention (désormais 45 jours
possibles), de l’expulsion de pères et donc de
démantèlement de familles, de retrait de mesures de
protection des enfants pour pouvoir les expulser, ou
encore d’arrestation sur les lieux d’hébergement
d’urgence.

« On marche sur la tête »


Par ailleurs, sur son site Internet1, ce réseau militant
recense d’innombrables cas qui sont aussi autant
d’exemples de ces contradictions de la politique de
sécurité et de l’emploi des moyens policiers humains et
financiers. Certains récits sont proprement ubuesques,
lorsque ce sont des dizaines de journées de travail de
policiers qui sont dépensées localement pour des
1. http://www.educationsansfrontieres.org/
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page142

expulsions qui se trouvent contrariées, ajournées et


déplacées par les militants mais aussi par les passagers des
avions voire par les commandants de bord, et enfin par
la justice qui est régulièrement saisie des nombreux cas
d’expulsion présentant des illégalités. En termes de
finances publiques, on parlerait d’une gabegie.
Pour ce policier, représentant local d’un syndicat dans
un département voisin du Loir et Cher, et qui nous
indique que des consignes équivalentes ont été reçues –
mais seulement verbalement – dans son commissariat,
« on nous annonce qu’il faut réduire les dépenses d’essence
et d’entretien des véhicules parce qu’il n’y a plus d’argent
dans les caisses, qu’il faut se réorganiser pour être davantage
présents sur la voie publique avec moins d’effectifs, qu’il faut
que les procédures judiciaires soient traitées dans des délais
toujours plus rapides et en même temps qu’il faut multiplier
les expulsions de ces pauvres types, c’est du grand n’importe
142 - quoi, on marche sur la tête ». Un raccourci sans doute,
mais qui en dit long tout de même sur cette politique
du chiffre qui restera un peu comme la marque de
fabrique des ministres de l’Intérieur qui l’ont promue
avec une belle continuité depuis 2002.

Pour aller plus loin :


MOUHANNA Christian, MATELLY Jean-Hugues, Police : des chiffres et
des doutes, Michalon, 2007.
MUCCHIELLI Laurent, « Le « nouveau management de la sécurité »
à l’épreuve : délinquance et activité policière sous le ministère
Sarkozy (2002-2007) », in Champ pénal. Nouvelle revue
internationale de criminologie, 2008, vol. 5 (en ligne).
TOURANCHEAU Patricia, Cannabis, prostitution, sans-papiers : la
politique du chiffre, film diffusé sur Canal +, février 2009 (voir
l’interview de la réalisatrice, journaliste à Libération, sur le site
Agoravox).
WEIL Patrick, « Politique d’immigration : le dessous des chiffres »,
Le Monde, 14 janvier 2009.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page143

Jean-Jacques Urvoas promet


une mini-révolution au
ministère de l’Intérieur
11 septembre 2011

Jean-Jacques Urvoas est député de Quimper (élu en


2007) et secrétaire national chargé de la sécurité au sein
du Parti socialiste, depuis mai 2009. Quelles que soient
les opinions politiques de chacun, force est de
reconnaître que, en deux ans, cet ancien universitaire a
travaillé comme aucun responsable politique avant lui.
De fait, le livre qu’il vient de publier aux éditions Fayard
(11 propositions chocs pour rétablir la sécurité, préface de
Pierre Joxe1) n’a rien à voir avec les exercices du genre
habituels en politique, consistant simplement à afficher - 143
une posture politico-médiatique sans connaître
réellement les dossiers, dans des livres ou des rapports
largement écrits par d’autres. Dans ce livre, M. Urvoas
explique dans le détail ce qu’il a appris en deux ans de
travail, ce qu’il en a conclu et donc ce qu’il aimerait faire
s’il était demain aux responsabilités, quitte à bouleverser
beaucoup d’habitudes et à ouvrir quelques débats de
fond. Encore une fois, la chose est tellement rare qu’elle
mérite d’être prise très au sérieux, que ce soit pour
appuyer ses propositions ou pour les critiquer.

1- « Rénover le sens de l’autorité »


Ce premier point exprime la philosophie générale du
propos. Les policiers et les gendarmes sont là avant tout

1. http://www.fayard.fr/livre/fayard-405023-11-propositions-chocs-
pour-retablir-la-securite-Jean-Jacques-Urvoas-hachette.html
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page144

pour la protection des citoyens et non celle de l’État,


encore moins des intérêts personnels d’un ministre ou
d’un président. Tel est le principe de base qui doit être
rétabli pour M. Urvoas, et doit permettre de dissiper le
malaise actuellement grandissant d’une part entre la
police et la population, d’autre part au sein même des
forces de l’ordre. Il doit permettre ensuite de clarifier le
fonctionnement institutionnel de la police nationale où
règne actuellement trop souvent l’esprit de chapelle, une
multitude de corps, de services, d’unités, de pré-carrés,
toutes choses qui diluent la politique de sécurité et la
chaîne de commandement. On ne peut qu’approuver le
principe. Par ailleurs, l’on aurait aimé en savoir plus sur
le rôle des syndicats, qui n’est qu’évoqué en passant.
Comme critique générale de la situation actuelle, on
s’attendait aussi à un développement sur l’autorité
comme découlant de la légitimité et non de la menace,
144 - ainsi qu’à un passage sur la police de proximité (dont
l’existence est un débat récurrent). On en est frustré.

2- « Renforcer la cohérence entre sécurité et justice »


« Le conflit larvé qui oppose depuis trop longtemps le tribunal au
commissariat est source de gaspillage et d’impuissance ; en les
unissant sous une même autorité, en les faisant travailler ensemble
au service de l’intérêt général, on dégagerait à un coût raisonnable
les moyens nécessaires à l’action et on garantirait l’efficacité de celle-
ci sur le terrain, pour le plus grand profit de nos concitoyens »
(p. 47).
M. Urvoas propose ainsi de s’inspirer des Pays-Bas pour
bâtir un seul grand ministère « comprenant, outre les
attributions de la justice, la gestion de la police et de la
gendarmerie ainsi que le contrôle des polices municipales et
des sociétés de sécurité privées ». Ceci aurait l’avantage de
faire coïncider les territoires et il faudrait par ailleurs
expérimenter des dispositifs pour désengorger les
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page145

tribunaux. Loin de l’affaiblir, ceci redonnerait du poids


à la justice qui, actuellement, est à la traîne et dépend
presque entièrement des décisions policières en amont.
Voilà une proposition en forme de petite révolution
institutionnelle, qui mérite d’être discutée longuement !

3- « Décharger les policiers et les gendarmes des tâches


administratives »
M. Urvoas propose d’en finir avec l’hypocrisie de la
RGPP : « faire plus avec moins ». Le résultat est que les
policiers sont de moins en moins présents sur la voie
publique, que les lieux d’accueil sont de moins en moins
accueillants… En bref, ce sont les citoyens qui en
pâtissent. Il affirme donc qu’il faudra procéder à des
recrutements, notamment dans le secteur administratif
et technique, afin de soulager les policiers de ces tâches
et les remettre sur le terrain. On fera aussi des économies
car ces postes administratifs coûtent moins chers. Hélas, - 145
M. Urvoas oublie de donner ici les exemples concrets
(s’agit-il de l’accueil téléphonique et humain dans les
unités, de la gestion des stocks, des véhicules,... ?) qui
auraient permis à chacun de comprendre plus
immédiatement l’enjeu.

4- « Penser l’avenir »
« À quoi sert l’INHESJ ? » (Institut national des hautes
études sur la sécurité et la justice). Cette organisation
hyper-centralisée est « bâtie sur un modèle que les
apparatchiks soviétiques des années 1950 n’auraient pas
renié » (p. 55). L’IHESI créé en 1989 par Pierre Joxe
fonctionnait bien, pourquoi l’avoir démantelé ? Pour M.
Urvoas, c’est parce que l’objectif de connaissance a
disparu et que la droite au pouvoir ne s’intéresse qu’à
contrôler les connaissances et surtout les statistiques.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page146

Ainsi, l’ONDRP (Observatoire national de la délinquance


et des réponses pénales) n’est pas un organisme
indépendant, son activité principale est de retraiter les
données du ministère de l’Intérieur, les statistiques de
police. Il est trop proche du pouvoir politique, pas assez
indépendant, pas innovant, il n’est pas force de
proposition. Il est une caution du pouvoir politique plus
qu’autre chose. « Supprimons-le donc et défrichons le vaste
terrain de l’évaluation des politiques de sécurité » (p. 58).
Cette évaluation est actuellement engluée dans une
confusion dramatique entre la recherche de « bons
résultats » et celle des « bons chiffres ». Il faut là aussi en
finir avec ce culte du chiffre qui n’est qu’une stratégie de
contrôle politique. Enfin, M. Urvoas propose d’élargir
le champ de l’évaluation de l’action policière : 1) il faut
bien entendu conserver des indicateurs de l’action
répressive contre la délinquance, mais il faut aussi se
146 - doter de moyens d’évaluer ; 2) le sentiment d’insécurité
d’une partie de la population (M. Urvoas a bien compris
que le sentiment d’insécurité est largement indépendant
de l’état réel de la sécurité sur un territoire) ; 3) la
politique de prévention ; 4) la sécurité de l’État. Saluons
vivement cette conception de l’évaluation indépendante
et cette compréhension du caractère non exclusivement
répressif de l’action policière car elle correspond à la
réalité.

5- « Adapter l’implantation des forces de sécurité aux besoins des


territoires »
Le constat est ancien : il y a inadéquation entre
l’intensité des phénomènes de délinquance et la
répartition des effectifs. Dans le passé, plusieurs ministres
– dont Nicolas Sarkozy – ont promis d’en finir, aucun
n’y a vraiment réussi. Il faut pourtant revoir la règle du
seuil de 20 000 habitants (et ses nombreuses
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page147

dérogations qui maintiennent en zone police des villes


encore plus petites).
« En clair, il faut fermer les commissariats implantés dans certaines
petites villes isolées en zone gendarmerie, y installer des militaires
et affecter les effectifs policiers ainsi libérés aux grandes villes,
beaucoup plus criminogènes » (p. 66).
Au total, M. Urvoas estime que près de 140 communes
seraient concernées et permettraient de libérer près de
9 000 effectifs de police nationale à repositionner sur des
villes plus grandes, le tout sans que cela bouleverse
l’organisation des gendarmes. Il produit en annexe de
son livre quelques cartes illustrant les cas les plus
emblématiques. On ne peut que l’approuver là encore.

6- « Déconcentrer la police sur une base régionale »


M. Urvoas estime que « l’instrumentalisation politique
dont la police est aujourd’hui victime doit prendre fin ».
- 147
Pour ne pas que cela se reproduise à l’avenir, il veut en
finir avec l’hyper-centralisation jacobine. Actuellement,
« la centralisation se révèle source d’impuissance et altère le
sens des responsabilités, car elle a pour inévitable corollaire
le sacrifice, à tous les échelons de la hiérarchie, de ce principe
de subsidiarité dont la mise en œuvre est la condition
indispensable au bon fonctionnement et à l’optimisation de
toute institution » (p. 76). Le système actuel repose sur
« la négation du local ». Il faut au contraire décentraliser
et M. Urvoas propose de « régionaliser le commandement
opérationnel de l’action policière ». L’institution sera
mieux gérée, la hiérarchie locale retrouvera un pouvoir
d’initiative et une faculté de discernement. On pourra
mieux adapter les moyens au terrain car, qu’on le veuille
ou non, « la réalité de la délinquance de la Bretagne, par
exemple, est très distincte de celle observée en Provence ou
en Alsace ». Tous les travaux d’évaluation des partenariats
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page148

locaux plaident en effet dans ce sens et montrent les


conséquences négatives du jacobinisme français.

7- « Supprimer la préfecture de police de Paris »


Voilà encore une proposition qui fera grincer bien des dents.
C’est pourtant « une hérésie juridique qu’il est temps d’abolir »
(p. 83). Héritage historique, statut et fonctionnement
uniques en France et dérogatoires à bien des règles
administratives. Voilà « une entité qui incarne toutes les
dérives de la doctrine d’emploi actuelle des forces de
l’ordre » : hyper-centralisation, protection de l’État avant
celle des citoyens, dépendance directe au pouvoir
politique et politisation de la hiérarchie, favoritisme (la
PP échappe comme par miracle à la RGPP !), mépris des
élus locaux, organisation illisible faite d’une succession
de niches, puissants corporatismes… Pour M. Urvoas,
l’Ile-de-France doit devenir une région comme les autres.
148 -
8- « Bâtir des stratégies locales de sécurité »
Nous sommes le pays le plus centralisé. Partout ailleurs
en Europe, la police des villes ne dépend pas directement
et uniquement de l’État. Certes, ce dernier doit bien
entendu gérer seul la sécurité du territoire national (le
renseignement, la police aux frontières, les CRS et
gendarmes mobiles). Mais, ce n’est pas à l’État de définir
et gérer seul la police locale, sinon l’on en arrive à la
caricature actuelle :
« Institution aujourd’hui étatique, la police des villes épouse les
orientations, les objectifs et parfois les passions du pouvoir central.
Or ceux-ci ne tendent pas à la résolution des problèmes locaux. La
priorité d’un préfet, c’est l’ordre public, une partie de ses primes en
dépend. Le souci d’un commissaire, du fait de l’application forcenée
de la culture du chiffre, c’est d’abord la production de bonnes
statistiques. Mécaniquement, l’addition de ces deux logiques
conduit à l’annihilation à peu près complète de toute relation de
responsabilité entre la police locale et son territoire » (p. 90-91).
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page149

Il faut en sortir et donner réellement plus de pouvoir au


maire (ce que la loi du 5 mars 2007 a annoncé mais n’a
pas fait) :
« Il est indispensable d’ériger le maire en véritable coordonnateur
des actions locales de sécurité, répression comprise, plutôt que de
le cantonner dans un rôle anecdotique de partenaire de plans
orchestrés par l’État et ses administrations déconcentrées, sur
lesquelles il n’a pas la moindre prise hiérarchique. »
Pour M. Urvoas, il faut reprendre la décentralisation
initiée par la gauche en 1982 pour tout ce qui concerne
la police de la vie quotidienne, la sécurité publique et la
délinquance de voie publique. Les citoyens ont tout à y
gagner. Tout ceci nous paraît essentiel.

9- « Dédier les polices municipales à la tranquillité publique »


Le paradoxe actuel est que l’État maintient son emprise
totale sur l’action locale de la police et de la gendarmerie
- 149
tout en réduisant ses effectifs et en s’engageant dans des
stratégies de délégation et de substitution, principalement
avec les polices municipales. Le tout en laissant ces
dernières dans le vague concernant leurs missions et
prérogatives. M. Urvoas propose de sortir enfin de cette
confusion et des dérives locales qu’elle encourage. Il faut
d’abord clarifier les missions : aux polices municipales la
tranquillité, la sécurité et la salubrité publiques locales dans
une doctrine de proximité privilégiant le dialogue et la
médiation. Pas question d’étendre les pouvoirs à la police
judiciaire comme le gouvernement actuel tente de le faire
(mais le Conseil Constitutionnel a fixé des limites sur ce
point2). Concrètement, cela implique aussi la fin de
l’imitation de la police nationale par les polices
municipales. M. Urvoas estime qu’il faut différencier les
uniformes, les véhicules et la signalétique et qu’il faut retirer

2. Voir notre précédent chapitre dans ce livre.


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page150

leurs armes à feu à la minorité des polices municipales qui


en sont équipées actuellement (les armes de 6e catégorie
suffisent : bâtons de défense, bombes lacrymogènes). Cela
confortera leur lien avec la population et leurs conditions
de travail sur la voie publique au quotidien. Les policiers
municipaux ont tout à y gagner. Même si, dans la réalité,
les policiers municipaux dotés d’armes à feu ne sont qu’une
minorité, il faut pourtant un vrai courage politique pour
préconiser ce désarmement partiel. Comme il fallait s’y
attendre, cette proposition fait hurler certains syndicats de
policiers municipaux qui font du port d’une arme à feu un
symbole fondamental de la fonction policière,
indépendamment de la réflexion sur les missions. Comme
si l’autorité et le respect se gagnaient par la force et la
menace…

10- « Valoriser les compétences des CRS »


150 - La France est le pays le plus doté en effectifs de maintien
de l’ordre : près de 11 300 dans 61 compagnies de CRS
et 16 500 dans 123 escadrons de gendarmerie mobile.
Ces forces sont sous-employées, surtout les CRS. La carte
de leur implantation est obsolète. Leur emploi est
irrationnel et c’est parfois une gabegie pour les finances
publiques (des milliers de kilomètres à parcourir, des
centaines de nuits d’hôtel à payer, un nombre énorme
de jours de récupération…). La stratégie actuelle est de
faire porter là le premier effort de RGPP : on taille à la
hache dans les effectifs. M. Urvoas propose plutôt de
mieux utiliser ces effectifs, en renfort sur la sécurité
publique et dans la lutte contre les « violences urbaines ».
Il propose ensuite de régionaliser là aussi le
commandement et l’utilisation de ces forces de police.
Les CRS interviendraient plus rapidement, les moyennes
villes pourraient aussi en profiter, plutôt que de
s’ennuyer parfois dans leurs casernes ils soutiendraient
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page151

les missions de sécurité publique et renforceraient la


présence policière sur le terrain.
Si on voit bien la pertinence de cette réorganisation et
de ce principe général de meilleur emploi, on regrettera
toutefois ici l’absence de définition de ce que sont les
« violences urbaines » et l’absence d’analyse montrant en
quoi les CRS seraient particulièrement outillés pour
assurer la sécurité publique dans les « zones sensibles ».
Sauf à considérer que la police de ces territoires doit être
essentiellement du maintien de l’ordre… remède qui
risquerait d’être pire que le mal ! On perçoit ici la limite
d’une analyse interne à l’institution policière lorsqu’il
s’agit de bâtir une politique de sécurité globale (point
sur lequel on reviendra en conclusion). On fait aussi le
lien avec l’absence de développement sur la police de
proximité dans le reste du livre.

11- « Restaurer le rayonnement de la gendarmerie » - 151


Nicolas Sarkozy a rattaché la gendarmerie au ministère
de l’Intérieur en 2002. Depuis, le rapprochement des
deux forces de police a été constant au niveau
organisationnel. M. Urvoas ne propose pas de revenir en
arrière : trop tard, ce serait trop compliqué et trop cher
de « rebrancher un à un tous les tuyaux avec le ministère de
la défense » (p. 118). Il sait que, symboliquement, cela
plairait aux gendarmes, mais ces derniers se diraient aussi
que les efforts de ces dernières années ont été en pure
perte et qu’ils sont à la merci des girouettes politiques.
« Mieux vaut dès lors travailler à l’élaboration des mesures qui
permettront de garantir durablement, au sein du ministère de
l’Intérieur, le caractère militaire de la gendarmerie et les avantages
institutionnels et opérationnels qui en découlent. »
Pas question de « diluer l’Arme » comme le pouvoir
actuel l’a fait avec la police du renseignement. M. Urvoas
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page152

propose au contraire de conforter le statut militaire dans


la cadre d’une fonction publique militaire unique qui
serait placée auprès du Premier ministre. Idée
intéressante, même si elle semble avoir peu de chances
d’aboutir un jour. Il propose aussi la nomination d’un
civil à la tête de la gendarmerie. Il sait que cela va susciter
« l’émoi et l’inquiétude », pourtant il montre que cela ne
desservirait pas les intérêts des gendarmes. De fait, la
présence d’un militaire à la tête de la DGGN ces dernières
années n’a nullement empêché les gendarmes d’avaler
toutes les couleuvres préparées par le pouvoir politique.
Selon lui, il vaut beaucoup mieux conforter réellement
la présence de la gendarmerie au sein du ministère de
l’Intérieur : « Le transfert de la gendarmerie ne fut, dans
les faits, qu’une simple intégration entérinant – voire
renforçant – la domination de la hiérarchie policière. C’est
donc l’architecture globale du ministère qu’il faut repenser »
152 - pour y valoriser la gendarmerie (p. 124).

Un mot de conclusion
De notre point de vue de chercheur sur les questions de
sécurité et de justice, au-delà de l’avis que l’on peut avoir
sur telle ou telle (et l’on a vu nos critiques sur certains
points), ces 11 propositions de M. Urvoas sont fort
intéressantes et ont le grand mérite d’ouvrir des débats
de fond. Encore une fois, à gauche comme à droite, nous
ne connaissons aucun responsable politique ayant
travaillé de façon aussi sérieuse sur ces questions ces
dernières années. Reste que le titre de ce livre peut
induire en erreur. Il ne saurait s’agir à travers ces
propositions de « rétablir la sécurité » en France. Il s’agit
plutôt d’établir un fonctionnement plus efficace des
forces de sécurité, au service de la population. C’est une
condition nécessaire mais non suffisante de
l’amélioration réelle de la situation, car la sécurité ne
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page153

dépend pas que des forces de l’ordre, elle dépend aussi


d’autres institutions (éducatives, sociales, médicales,
judiciaires…) ainsi que du contexte socio-économique.
La sécurité est une question globale et complexe qui ne
se réduit pas à un problème de police.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page154

Après les Roumains, les


Comoriens : quand Claude
Guéant sombre dans la
xénophobie
13 septembre 2011

La nouvelle « petite phrase » a été lâchée dimanche soir


dernier par le ministre de l’Intérieur et elle a beaucoup
choqué localement (voir les articles de La Provence et La
Marseillaise).
Invité de l’émission « Le grand jury RTL-LCI-Le Figaro »
et interrogé un moment sur la situation dans la deuxième
ville de France, Claude Guéant a déclaré :
« Il y a à Marseille une immigration comorienne importante qui est
154 - la cause de beaucoup de violences. Je ne peux pas la quantifier. »
Le ministre n’a donc aucun élément précis, il n’a que des
« on dit », mais cela lui suffit pour stigmatiser une partie
importante de la population marseillaise. L’enjeu n’est
donc pas d’analyser la délinquance. Il est probablement
seulement politicien : au moment précis où le Front
National tenait son université d’été à Nice, il s’agit sans
doute (une fois de plus) de chasser sur ses terres en vue
de l’élection présidentielle de 2012.

Après les Roumains, les Comoriens, et après eux à qui le tour ?


Depuis le désormais célèbre discours de Grenoble en
juillet 2010, l’habitude avait été prise par l’entourage de
Nicolas Sarkozy de s’en prendre aux Roumains. À en
croire Brice Hortefeux puis Claude Guéant, le principal
problème serait là. Or leurs propos et les statistiques
qu’ils ont répandus dans le débat public sont tout sauf
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page155

objectifs, certains chiffres avancés sont d’autant plus


douteux qu’ils sont totalement invérifiables. Là, le
ministre pouvait dire : « Je peux le quantifier mais hélas
je ne peux pas vous expliquer comment… » Cette fois-
ci l’on va encore plus loin : « Je ne peux pas le quantifier
mais je vous l’assure quand même. » Il pense sans doute
que cela suffira pour un électorat qui dira toujours que
c’est vrai et qu’il en a la preuve avec ce qui se passe
justement en ce moment en bas de son immeuble. Alors
quoi, tandis que les délinquants parisiens seraient
souvent roumains, ceux de Marseille seraient
massivement comoriens ?
Non, bien sûr. Certes, il y a des personnes impliquées
dans la délinquance et dans des actes violents chez les
citoyens marseillais comoriens ou d’origine comorienne,
dont la plupart habitent les quartiers très pauvres du
nord de la ville. Mais il y a d’abord et principalement
des dizaines de milliers d’entre eux qui vivent en - 155
respectant les lois, qu’ils soient ouvriers, employés,
commerçants, chefs d’entreprise, enseignants, artistes,
sportifs, etc. En réalité, Marseille, ville cosmopolite depuis
toujours, est forte d’une immigration comorienne
importante, elle est même la « première ville comorienne »,
comme on disait jadis qu’elle était la « première ville
corse ». La raison est simple : les Comores sont une
ancienne colonie française devenue indépendante
seulement en 1975. Il s’agit d’un archipel au large du
Mozambique, peuplé par quelque 730 000 personnes,
dont l’une des quatre principales îles est Mayotte, qui a
choisi de rester française. La capitale des Comores est
Moroni, qui compte quelque 60 000 habitants, un peu
moins donc que la « communauté comorienne » de
Marseille (évaluée entre 60 et 80 000 personnes). La
France est la première terre d’immigration des
Comoriens, beaucoup ont la double nationalité, le
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page156

français demeure une des langues officielles des


Comores, la monnaie s’appelle le franc comorien et la
France est le premier partenaire commercial des
Comores. C’est dire si, comme l’indique le site du
ministère des affaires étrangères :
« La France et les Comores partagent une communauté de destin1. »
Au-delà de la stupéfaction qui pourrait saisir
l’observateur étranger constatant que, dans un même
pays, selon les ministères, les mêmes personnes sont vues
comme des amis ou des ennemis, on mesure ici le gouffre
qui sépare deux conceptions du vivre-ensemble. Et il faut
une nouvelle fois constater que monsieur Guéant a choisi
la sienne, celle de l’extrême droite, celle qui érige des
menaces étrangères face à une nation de Français conçue
sans doute comme éternelle, à la peau blanche et partant
le matin acheter leur baguette de pain au son des cloches
de l’église. C’est de la xénophobie pure et simple, pour
156 -
ne pas dire plus. Et de la part d’un ministre de la
République, c’est lamentable.

1. http://www.diplomatie.gouv.fr
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page157

Vidéosurveillance : que
voient les opérateurs derrière
les caméras ?
2 octobre 2011

La vidéosurveillance (« vidéoprotection » en langage


officiel) fait l’objet d’une controverse croissante. D’un
côté, le gouvernement ne cesse de réaffirmer son
efficacité dans la lutte contre la délinquance et de
dépenser des dizaines de millions d’euros pour
encourager son implantation partout en France, au
grand ravissement des sociétés commercialisant cette
technologie. De l’autre, les chercheurs indépendants
réalisent des études qui démontrent que la vidéo n’a - 157
qu’un impact marginal sur l’évolution de la délinquance,
et que son coût est assez exorbitant pour les collectivités
territoriales. Avec deux autres de ces collègues chercheurs
indépendants, nous avions ainsi publié il y a quelques
mois une tribune dans Le Monde 1 parlant clairement
d’une « gabegie ». La nouvelle recherche que vient de
publier Tanguy Le Goff confirme de nouveau cette
position critique2.

Surveiller les surveillants


L’auteur est chercheur à l’Institut d’Aménagement et
d’Urbanisme de la région Île-de-France, ainsi que
chercheur associé au CNRS (CESDIP). Pendant plusieurs

1. Voir notre précédent chapitre.


2. T. LE GOFF, Surveiller à distance. Une ethnographie des opérateurs mu-
nicipaux de vidéosurveillance, IAU-IDF, « Les étude s», septembre 2011
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page158

mois, il a observé les dispositifs de vidéosurveillance dans


deux communes de la première couronne parisienne. La
première est une commune plutôt bourgeoise de plus de
50 000 habitants, équipée d’une soixantaine de caméras
et dotée d’un centre de supervision urbaine (CSU)
fonctionnant 24h/24h et 7 jours sur 7 avec une équipe
de 8 opérateurs placée sous la direction d’un chef de
service. La seconde est une commune plutôt populaire
comptant un peu moins de 30 000 habitants, équipée de
28 caméras et dans un centre de supervision comptant 3
opérateurs dont un chef de salle, dispositif volontairement
limité en raison notamment de la présence de 300 autres
caméras dans l’un des quartiers, gérées par un centre de
vidéosurveillance propre aux bailleurs sociaux.
Ces deux dispositifs diffèrent d’un point de vue
technique et dans leur mode d’organisation. L’un
s’appuie sur une technologie considérée comme très
158 - performante mais avec des opérateurs n’ayant qu’une
faible expérience. L’autre s’appuie sur une technologie
plus ancienne mais avec des opérateurs expérimentés. Les
contrastes entre les deux systèmes, aussi bien au niveau du
nombre de caméras, de l’organisation des services et de
leur positionnement, de l’ancienneté des opérateurs que
de la différence du niveau technique des systèmes, reflètent
bien la diversité des conditions dans lesquelles travaillent
aujourd’hui, au sein de nombre de villes françaises, les
opérateurs municipaux de vidéosurveillance.

L’illusion d’une surveillance continue


Que font ces opérateurs ? Ils ont un nombre important
d’activités mais pas principalement celles où on les
attend, à savoir sur la surveillance des espaces publics.
L’observation des pratiques met en évidence qu’ils
assurent bien un travail de surveillance, en regardant les
écrans de manière passive (balayage des caméras) ou
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page159

active (recherche du flagrant délit), mais cette


surveillance ne participe que de manière limitée à une
prévention des désordres. L’idée que les espaces
vidéosurveillés sont en permanence sous la vigilance des
opérateurs est une illusion pour de nombreuses raisons.
D’abord parce que ces derniers ne consacrent en réalité
qu’environ la moitié de leur temps de travail à la
surveillance passive ou active, et que cette part de temps
est de plus fortement limitée dans son efficience par
différents facteurs :
– facteurs techniques : « Sur nos deux sites, chaque jour
au minimum 5 % des caméras connaissent un problème
technique qui les rend inutilisables » constate le
chercheur. Ensuite, des caméras sont régulièrement mal
réglées ou mal positionnées. Bref, des problèmes de
maintenance se posent de façon quotidienne et occupent
une partie du temps.
– facteurs météorologiques : la visibilité est fortement - 159
réduite en cas de forte pluie, de neige ou de gel, et
lorsque les rayons du soleil couchant se réverbèrent sur
les globes. Les opérateurs se plaignent aussi de
l’insuffisance taille des arbres dont le feuillage peut
empêcher la vue, de même que (en centre-ville) certains
panneaux signalétiques voire même l’abondance des
décorations de Noël…
On verra dans un instant les facteurs humains.

Un regard sélectif, voire discriminatoire


Par ailleurs, l’étude montre que ce regard des opérateurs
est sélectif. Parmi la profusion d’informations et
d’individus qui apparaissent sur leurs écrans, ils sont
amenés à faire des choix entre les écrans et les images
qu’ils décident prioritairement de regarder, et surtout
entre les personnes qu’ils ciblent avec les caméras. Ce
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page160

ciblage, forme de tri social de la population dans


l’espace public, est moins fondé sur les comportements
suspects d’individus que sur leur âge (les « jeunes ») et
leur « apparence », plus précisément sur leur tenue
vestimentaire. Ils exercent ainsi une forme de
discrimination, bien souvent inconsciente, qui est
d’autant plus forte qu’aucune formation sur les
comportements suspects, sur la manière de cibler ne
leur est délivrée, ni avant leur prise de poste ni même
après. Or ce type de traitement discriminant est
contraire à l’égalité républicaine.

De longues heures où il faut tuer l’ennui…


À côté de leur travail de surveillance passive ou active,
les opérateurs sont orientés par l’action des policiers
municipaux sur la voie publique ou par les affaires gérées
par les policiers nationaux. Ces activités « connexes »
160 - vont de la relecture d’images à la gestion des appels
téléphoniques du service de la police municipale en
passant par la quête du flagrant délit. Surtout, les
policiers municipaux et nationaux sollicitent de plus en
plus les opérateurs de vidéosurveillance pour renforcer
leur propre sécurité, améliorer leurs performances
judiciaires ou calibrer leurs interventions. Toutes ces
activités occupent une part importante dans le temps de
travail des opérateurs. Elles mettent en évidence que leur
travail dépend étroitement de l’activité des policiers. Sans
eux, ils se trouvent dépourvus de relais avec le terrain,
dépourvus de moyens de comprendre ce qui se joue sur
une image et sans prise pour agir sur les délits ou
incidents qu’ils repèrent. Dès lors, quand les policiers ne
sont pas en action, quand ils ne fournissent pas de
l’information aux opérateurs, quand les ondes radios
sont muettes, tout particulièrement la nuit, l’ennui
gagne les opérateurs. Durant ces longues plages horaires
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page161

où rien ne se passe, où les opérateurs sont parfois seuls


dans leur salle, ils cherchent à remplir le temps : pauses
cigarette, détournement des usages des caméras à des fins
personnelles, conversation téléphonique ou jeux sur son
portable, sieste…

Un métier non valorisé


Pour toutes ces raisons, contrairement à l’idée véhiculée
par les promoteurs de la vidéosurveillance, la
démultiplication du regard sur l’espace public ne se
traduit pas par une augmentation exponentielle du
nombre de « flags » (flagrants délits) et d’arrestations. Si
le regard des opérateurs est certes démultiplié par les
caméras, du moins dans le petit périmètre géographique
vidéosurveillé (une partie des centres-villes), il reste
limité par les capacités physiques des opérateurs (le
nombre de caméras qu’ils peuvent regarder en étant
réellement attentifs aux images) ainsi que par toutes les - 161
raisons pratiques que l’on a déjà évoquées. Dès lors,
quand bien même l’opérateur serait vraiment vigilant et
motivé, les flags sont de l’ordre de l’exceptionnel. Rares
sont les délits qu’ils repèrent donnant lieu à une
intervention et, plus encore, à une arrestation par la
police.
Ainsi, faiblement diplômés, se trouvant dans des statuts
souvent précaires, rarement formés ne serait-ce qu’aux
rudiments de la législation encadrant la vidéosurveillance
des espaces publics, sans perspective d’évolution de
carrière, les opérateurs de vidéosurveillance demeurent
des acteurs à la périphérie des systèmes locaux de
sécurité, non reconnus voire méprisés, alors même que
l’outil dont ils ont la charge est aujourd’hui promu
comme la pierre angulaire des politiques locales de
prévention de la délinquance. Preuve une fois encore
que, dans toute cette affaire de vidéosurveillance, l’on
.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page162

marche sur la tête ou l’on met la charrue avant les bœufs,


pour des raisons sans doute à la fois idéologiques (le
vieux fantasme sécuritaire de la surveillance intégrale),
électorales (cela contente ceux qui éprouvent le plus le
sentiment d’insécurité) et commerciales (car l’État
subventionne de fait le secteur privé).
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page163

Encadrement militaire des


mineurs délinquants : une
loi de circonstance
4 octobre 2011

Les députés discutent aujourd’hui de la nouvelle


proposition de loi déposée par M. Éric Ciotti (délégué
aux questions de sécurité de l’UMP) avec l’appui du
gouvernement et du président de la République. Elle vise
à instaurer pour les mineurs délinquants un « contrat de
service en établissement d’insertion » dans le cadre des
mesures de composition pénale, de l’ajournement de
peine ou de sursis avec mise à l’épreuve. Ce contrat sera
passé pour une durée de 4 à 6 mois ; il devra être conclu - 163
avec l’accord du mineur et de ses parents et avec l’aval
de la justice ; il ouvrira le droit à un pécule en fin de
mesure.
D’autres détails importants de mise en œuvre de ce
dispositif sont susceptibles d’être modifiés au cours de la
discussion parlementaire et de changer tout ou partie de
sa signification, de sa portée et de son impact. Hélas, très
peu de Français (même parmi les élus) connaissent
suffisamment la justice des mineurs pour apprécier ces
détails. Dans l’esprit de la plupart, il s’agit d’une loi
proposant un « encadrement militaire des mineurs
délinquants » et c’est une idée qui plaît parce qu’elle
évoque les mots « discipline » et « autorité ». Elle s’appuie
aussi sur la nostalgie du service militaire supprimé par
Jacques Chirac et Alain Juppé en 1996, sans réel débat
et sans anticipation de ses conséquences. Pourtant, dans
la réalité, cette idée d’encadrement militaire est plus que
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page164

vague et la loi discutée aujourd’hui n’a en réalité pas


grand-chose à voir avec elle. Une fois de plus, il est à
craindre que l’on joue avant tout sur les symboles et que
l’on cherche surtout à flatter l’opinion publique, c’est-
à-dire l’électorat.

Quel « encadrement militaire » ?


La raison d’être de ce dispositif n’est pas de faire un stage
auprès des militaires, encore moins un genre de service
militaire. Elle est d’assurer une formation de quelques
mois, dispensée par un centre de formation d’un
Établissement public d’insertion de la défense (EPIDE),
établissement crée par l’ordonnance du 2 août 2005. En
d’autres termes, le cœur de l’activité n’est pas de type
militaire mais de type éducatif. On y a simplement
ajouté la « levée du drapeau » et l’uniforme. Les
encadrants ne sont pas des militaires d’active mais des
164 - retraités de l’armée et des professeurs. Du reste, c’est l’une
des raisons pour lesquelles le ministère de la Défense freine
des quatre fers dans cette affaire, ainsi qu’en témoigne le
vote presque unanimement défavorable de la commission
de défense de l’Assemblée Nationale en septembre dernier.
En réalité, ce dispositif vise à étendre aux mineurs
délinquants ce qui existe déjà dans le cadre de l’« École
de la deuxième chance » et qui ne s’adresse pas
principalement aux mineurs délinquants mais à des
jeunes déscolarisés de 16 à 25 ans, également sur base de
volontariat. Au fond, il y a donc un peu tromperie sur la
marchandise.

Un dispositif très imprécis, qui se surajoute à d’autres


Ensuite, dès que l’on gratte un peu, le projet révèle son
imprécision et ses terribles limites. Combien de mineurs
sont en effet concernés potentiellement chaque année
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page165

par cette mesure ? 1000 ? 5000 ? 10000 ? Rappelons que


le nombre de mineurs délinquants poursuivis par les
parquets en 2009 était d’un peu plus de 150 000 et que
celui des mineurs délinquants pris en charge par les
services de la Protection judiciaire de la jeunesse et le
secteur habilité était d’environ 110 000. Or, dans le
rapport d’E. Ciotti devant l’Assemblée nationale1, il est
question que 10 % des places en EPIDE soient affectées à
ces mineurs délinquants : soit quelques 220 places par an.
Une goutte d’eau dans la mer. Aux dernières nouvelles, le
dispositif monterait à 500 places, ce qui reste extrêmement
peu. Des places réservées à quels heureux gagnants ? On
ne sait pas. Quels types de « mineurs délinquants » font
l’objet actuellement des mesures de composition pénale,
d’ajournement de peine et de sursis avec mise à l’épreuve ?
E. Ciotti parle d’une « alternative à l’emprisonnement ».
S’agit-il donc réellement de jeunes ayant commis des
infractions passibles de plusieurs mois de prison ? Plutôt - 165
de récidivistes ou de primo-délinquants ? S’agit-il des
mêmes jeunes que l’on envoie ici dans un Centre éducatif
renforcé (CER), là dans un Centre éducatif fermé (CEF) ?
Par ailleurs, sur le terrain, tous les professionnels se
plaignent du manque de places et/ou du problème de
financement de tous ces dispositifs supposant un fort
encadrement éducatif et donc de grosses dépenses de
personnel. Dès lors, comment Éric Ciotti compte-t-il
financer cette nouvelle mesure ? C’est aussi un des points
qui fait régulièrement capoter les projets et suscite un « jeu
de ping-pong » entre ministères.

Des arrières pensées politiques et médiatiques plus qu’évidentes


On le voit, les questions sont nombreuses et il est
douteux que le débat parlementaire permette de clarifier

1. http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r3777.asp
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page166

totalement les choses. En effet, suivant une très


dommageable habitude, le gouvernement a une nouvelle
fois imposé la procédure d’urgence (une seule lecture
dans les deux assemblées) pour tenter donc de faire
passer ce texte en force. Le débat sera court. Trop court
pour être vraiment sérieux, mais sans doute juste assez
long pour révéler les ambiguïtés et les désaccords internes
au Parti socialiste car on sait que Ségolène Royal et ses
partisans réclament la paternité de l’idée d’encadrement
militaire pour les jeunes délinquants. Semer la zizanie…
serait-ce l’une des arrières pensées de cette proposition
de l’UMP ?
Quoi qu’il en soit, une fois de plus on n’ira pas au fond
des choses, on restera à la surface, on manipulera des
symboles plus qu’on n’aura d’impact sur la réalité
quotidienne. Si le texte est adopté, on créera une jolie
vitrine, un énième type de dispositif dont seules deux ou
166 - trois réalisations concrètes auront le temps de sortir de
terre d’ici la prochaine loi et le dispositif suivant… Mais
entre-temps, les politiques qui l’ont promu pourront
organiser l’inauguration du « premier établissement
proposant un encadrement militaire », si possible durant
le premier trimestre 2012, au plus fort de la campagne
électorale… Ils convoqueront alors tous les médias, qui
feront de beaux reportages agrémentés de quelques
verbatim de parents ravis qu’on prenne en charge leurs
rejetons et de quelques jeunes militaires à la carrure
imposante qu’on aura placés là pour la photo. Pathétique
ou révoltant, c’est selon.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page167

L’avenir de la gendarmerie
en question (à l’occasion de
la retraite d’un général)
15 octobre 2011

C’était le 26 septembre dernier, à la grande caserne de


Maisons-Alfort, le général Bertrand Cavallier organisait son
pot de départ et prononçait un petit discours qui n’est pas
passé inaperçu chez les gendarmes et ceux qui les
connaissent bien. Le départ à la retraite rapide – il aurait
pu prolonger son activité – de ce militaire connu pour être
un homme de conviction est jugé symbolique par
beaucoup d’entre eux. Il illustre à sa façon le malaise de
cette institution, malaise que l’on avait évoqué longuement - 167
dans une précédente chronique.
Sans remettre en cause le rattachement du commandement
de la gendarmerie au ministère de l’Intérieur, le général
Cavallier a estimé que l’avenir de la gendarmerie devait
reposer sur trois grands principes « historiques » qui sont
un peu son âme. Façon de dire que, a contrario, la perte
de ces principes signerait à ses yeux la mort de cette
institution. Dans le contexte de ces dernières années –
marquées par l’engagement d’un mouvement de fusion
progressive entre police et gendarmerie –, le rappel de ces
principes prenait alors une dimension polémique évidente.
Ils sont donc au nombre de trois : militarité, hiérarchie,
immersion au sein de la population.

Militarité
Les gendarmes sont des militaires, fiers de l’être, et – à
tort ou à raison – ils attribuent un certain nombre de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page168

vertus essentielles à cette militarité : « dévouement »,


« disponibilité », « discipline », « robustesse », « posture
morale », face à « une société minée par l’individualisme
et le relâchement », écrit le général. Moins habituel est
sans doute son rappel que « la militarité, c’est aussi une
garantie de transparence, une exigence éthique, si utile pour
le respect des libertés publiques et des grands équilibres
nécessaires à notre démocratie ». Pour maintenir ces
valeurs, le général Cavallier a expliqué qu’il attend du
prochain gouvernement trois mesures à ses yeux
essentielles :
1- Le maintien du placement de la formation initiale des
gendarmes sous l’autorité du ministère de la Défense.
2- « L’arrêt de cette surenchère sur fond de mutualisations,
de mixité… entre les deux forces de sécurité, qui, loin de
stimuler une saine et utile complémentarité, engendre des
risques de confusion des rôles, de fragilisation fonctionnelle,
168 - sans évoquer l’interrogation sur la réalité des buts
poursuivis. »
3- « Le maintien de l’ancrage au sein de la communauté
militaire », évoquant ici l’engagement de gendarmes dans
les guerres extérieures comme en Afghanistan.

Hiérarchie (commandement)
Là encore, le discours du militaire surprend peu au
premier abord. Sa charge polémique arrive cependant
rapidement lorsqu’il appelle les chefs à assumer
pleinement leur rôle et leur responsabilité face à un mode
de management qui tend au contraire à fabriquer des
hommes et de femmes n’osant plus prendre la moindre
initiative et désespérant leurs troupes : « [La hiérarchie
doit être] rayonnante, engagée, volontaire, mature,
militante. Décomplexée de tous atermoiements, ambiguïtés
voire inversions, induits sous couvert de management ou de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page169

prétendue modernité. » Chaque échelon hiérarchique a sa


fonction au service de l’ensemble, rappelle le général
Cavallier. Mais cet ensemble ne saurait bien fonctionner
si cette hiérarchie est rendue trop dépendante des
autorités politiques, dit-il encore, critiquant
implicitement ici la politisation du sommet de la
hiérarchie que l’on rencontre souvent dans la police
nationale.

Immersion dans la population


Et voici donc le troisième principe, qui mérite d’être cité
intégralement :
« Notre statut militaire, avec le logement concédé par nécessité
absolue de service, sont les deux atouts qui ont permis à la
gendarmerie de développer notre posture d’immersion au sein de
la population. L’immersion qui va beaucoup plus loin que la
proximité. L’immersion, c’est vivre là où l’on travaille, avec sa
famille. Il en découle à la fois une connaissance de la population, - 169
qui est l’enjeu principal, dégagée de préjugés et recentrée sur des
individualités. Il en ressort un lien privilégié avec l’ensemble des
acteurs locaux. Connaissance et lien qui permettent de
redimensionner la fonction sécurité en mission plus large de
régulation sociale. Mon expérience à la tête de la région de Picardie,
région difficile, a confirmé cette importance qu’il faut attacher à
cet investissement quotidien dans le local, dans le territoire. Au
travers d’une démarche humanisée, conjuguant de façon très
ajustée, prévention et répression. »
Tout est dit ou presque sur la doctrine de la « surveillance
générale » qui fut enseignée pendant des lustres et que
nombre de gendarmes estiment aujourd’hui gravement
menacée par la culture du chiffre, la réduction des
effectifs, le centralisme jacobin et le développement des
polices municipales voire inter-communales.
Un beau discours, donc, que certains de ses collègues
(tels le président de l’Association de défense des droits
des militaires) jugeraient presque encore trop optimiste
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page170

tant les changements ont été importants ces dix dernières


années. Reste que, comme le signale à sa façon le général
Cavallier, les dix prochaines seront probablement celles
où se jouera définitivement l’avenir de la gendarmerie
nationale.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page171

Politiques de sécurité : le
bilan pro-gouvernemental de
l’ONDRP
8 novembre 2011

On le sait, l’une des pièces maîtresses dans la stratégie de


légitimation universitaire et scientifique d’Alain Bauer
et des membres de son réseau est l’édition. En faisant
tomber les éditions du CNRS dans son escarcelle, l’ancien
Grand Maître du Grand Orient de France et conseiller
de Nicolas Sarkozy a marqué un point : nous autres
chercheurs au CNRS n’en sommes toujours pas revenus !
Mais plus stratégique encore est l’alliance nouée de
longue date avec les Presses Universitaires de France, en
particulier avec la collection « Que sais-je ? ». Après y - 171
avoir publié une demi-douzaine de livres, Alain Bauer y
a même conquis une position de pouvoir en devenant
responsable d’une série consacrée aux questions de
sécurité. Autant dire que l’on ne risque pas de lire
désormais dans cette collection des travaux scientifiques
indépendants proposant des évaluations critiques des
politiques publiques. Le présent cas, consacré aux
politiques publiques de sécurité, illustre très bien cette
situation1. Il s’agit en effet d’un bilan pro-gouvernemental
à peine dissimulé et d’un plaidoyer pro domo de la part
d’Alain Bauer et Christophe Soullez, les deux dirigeants de
l’Observatoire national de la délinquance et des réponses
pénales.

1. A. BAUER, C. SOULLEZ, Les politiques publiques de sécurité, Paris, PUF


(Que-Sais-Je ?), 2011.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page172

Approximations et focalisation abusive sur les quartiers populaires


Passons sur le chapitre 1 qui se présente comme un
historique du XVIIe siècle à 1945. On y apprend pas
grand-chose en matière de politique de sécurité. Il s’agit
essentiellement d’un historique de la police. On y
constate au passage certaines affirmations discutables, à
commencer par la première phrase du chapitre :
« Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la criminalité est essentiellement
rurale » (p. 7).
Les auteurs sont du reste fâchés avec les entames de
chapitres car celle du suivant ne vaut guère mieux :
« Jusqu’au milieu des années 1960, l’insécurité n’est pas perçue
comme une menace pour la cohésion sociale » (p. 23).
Peut-être les auteurs voulaient-ils parler du milieu des
années 1970… Au demeurant, l’introduction (en
particulier la page 4) donne une série de dates et de repères
172 -
chronologiques pour le moins alambiquée. Mais tout ceci
est secondaire face aux problèmes de fond.
Le premier problème de fond réside dans la façon qu’ont
les auteurs de présenter la délinquance comme un
phénomène spécifique aux quartiers populaires. Ils ne
cessent d’ailleurs de mettre en parallèle la politique de
sécurité et la politique de la ville, et même de traiter cette
dernière comme un sous-ensemble des politiques de
sécurité. Or voilà une vision qui nous semble
politiquement très localisable et scientifiquement très
contestable. En réalité, la délinquance n’est ni une
invention ni une spécificité des quartiers populaires des
grandes agglomérations, les problèmes se rencontrent sur
tout le territoire et ils existaient déjà avant les fameuses
« cités ». Dès lors, on voit bien la pente qui menace de
faire tomber le discours savant dans le café du commerce
lorsque l’on s’imagine au contraire que la délinquance
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page173

est un problème qui se résume aux « jeunes des cités »


ou encore aux « problèmes d’intégration des personnes
d’origine étrangère » comme le suggèrent pourtant MM.
Bauer et Soullez (p. 23). Mais en cela, les deux auteurs
sont bien dans l’air du temps et dans la ligne
gouvernementale. La suite ne fait du reste que renforcer
cette impression, tant sur le chapitre consacré aux années
1997-2002 que sur celui consacré aux années 2002 à nos
jours.

Bilan pro-gouvernemental et plaidoyer pro domo


Sur les années de la « gauche plurielle », trois sujets sont
abordés. À nouveau donc la politique de la ville, traitée
comme un simple chapitre des politiques de sécurité.
Ensuite la police municipale mais qui se résume à une
analyse purement juridique de la loi du 15 avril 1999 alors
qu’il y aurait beaucoup à dire sur les enjeux, les débats
contradictoires et la réalité sociologique très contrastée du - 173
développement de cette troisième police. Enfin, l’essentiel
est consacré à la police de proximité. Les auteurs résument
ici le rapport (« Vers une plus grande efficacité du service
public de sécurité au quotidien ») publié en 2007 par A.
Bauer et Michel Gaudin, ancien Directeur général de la
police nationale, actuellement préfet de police de Paris. La
voix officielle donc. Si la présentation de ce que fut la
police de proximité n’est pas contestable, les critiques
adressées à la « polprox » reprennent étrangement la ligne
officielle actuelle, en particulier l’idée qu’elle aurait
entraîné une « perturbation de l’activité de police judiciaire »
et partant une chute des taux d’élucidation (p. 70-71). Or
ceci est simplement affirmé, non démontré.
Arrive enfin l’ultime chapitre consacré aux années 2002-
2010 et intitulé en toute simplicité « La grande
réorientation ». À nouveau, le propos résume le rapport
Bauer-Gaudin et consiste donc en un soutien global à la
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page174

politique gouvernementale ainsi qu’en un singulier


plaidoyer pro domo. Du rattachement de la gendarmerie
au ministère de l’Intérieur à la mise sur pieds des GIR en
passant par la lutte contre les « violences urbaines » et par
le renforcement des partenariats locaux, tout semble aller
pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et pour cause,
on nous explique en effet que Nicolas Sarkozy avait créé
un « groupe de réflexion sur la sécurité au quotidien » en
décembre 2006, d’où est sorti le rapport Bauer-Gaudin
de 2007 et ses 49 propositions, pour conclure que « la
plupart de ses recommandations seront engagées à partir de
2007 » (p. 113)... Quant à la « vidéoprotection », on ne
surprendra pas en disant que les pages qui lui sont
consacrées (p. 117-118) ne mentionnent aucune des
critiques soulevées par les recherches indépendantes. Ainsi,
sur la vidéo, les travaux de Tanguy Le Goff, Éric Heilmann
ou nous-même sont bien entendus passés sous silence, de
174 - même que les passages sur la police municipale ne citent
pas les travaux de Virginie Malochet qui constituent
pourtant la référence scientifique principale, l’historique
du début du livre ne cite pas les travaux de référence de
Jean-Marc Berlière, René Lévy et les nombreux autres
historiens de la police et de la gendarmerie, les longs
passages sur la police de proximité ne citent évidemment
jamais les travaux du spécialiste du sujet Christian
Mouhanna, etc. Restent 3 ou 4 références de type
universitaire mises dans la bibliographie finale mais jamais
citées dans le corps du texte.
Voici donc, en synthèse, un bon résumé de la ligne
politique gouvernementale actuelle, qui confirme – pour
ceux qui en doutaient encore – l’absence d’indépendance
politico-institutionnelle de l’Observatoire national de la
délinquance et des réponses pénales ainsi que sa
déconnexion du monde de la recherche scientifique.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page175

Les homicides conjugaux


en France : bilan de
l’année 2010
9 novembre 2011

La délégation aux victimes du ministère de l’Intérieur


vient de réaliser le bilan annuel (2010) des « morts
violentes au sein du couple », à partir de l’exploitation
des synthèses de police judiciaire transmises par les
services de police et de gendarmerie, complétés le cas
échéant par un dépouillement de la presse nationale et
régionale. Par homicide conjugal, on entend ici les
assassinats, les meurtres et les coups et blessures volontaires
suivis de mort commis à l’encontre d’un conjoint, - 175
concubin, pacsé ou d’un « ex » dans ces trois catégories
(pour autant qu’on le sache aux premiers stades des
enquêtes). Cette étude importante et appréciable est
réalisée depuis 2006 et les précédentes synthèses sont
disponibles sur le site Internet du ministère de l’Intérieur.
Nous nous sommes procurés ce document encore inédit
concernant l’année 2010 et en livrons les principaux
résultats.

Mesure et caractéristiques du phénomène


En 2010, les services de police et de gendarmerie ont
recensé 173 homicides conjugaux en France (métropole
et outre-mer), ce qui représente un peu plus d’un
cinquième (22 %) de l’ensemble des homicides. Entre
un cinquième et un quart selon les années.
Les femmes constituent 84 % des victimes (146
personnes décédées) mais on relève aussi 28 hommes
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page176

tués par leur compagne ou ex-compagne. En 2010, il n’y


a pas de cas de couples homosexuels mais c’est arrivé les
années précédentes. Il n’apparaît pas de tendance sur les
5 années, les chiffres variant un peu chaque année autour
d’une stabilité globale (mais au sein d’un ensemble
d’homicides qui ne cesse de baisser depuis un quart de
siècle contrairement aux idées reçues1).
Il s’agit dans la grande majorité des cas de meurtres et
non d’assassinats, c’est-à-dire de violences non
préméditées, survenues dans l’émotion du moment,
émotion décuplée une fois sur deux par la
consommation d’alcool, de stupéfiants et/ou de
médicaments psychotropes. Selon les premières
informations recueillies par les services de police et de
gendarmerie, ces émotions ont été provoquées le plus
souvent par : 1) des situations de séparation (surtout
pour les homicides commis par les hommes) ; 2) des
176 - disputes aux motifs divers ; 3) de la jalousie ; 4) l’état de
maladie mentale d’au moins l’un des conjoints ; 5) l’état
de maladie grave (Alzheimer, Parkinson, sclérose en
plaques, tétraplégie, cancer…) ou de fin de vie d’au
moins l’un des conjoints (avec, dans certains cas, un
homicide que l’on peut en réalité rapprocher d’une
forme d’euthanasie). Mais l’on voit que ces notions
restent un peu floues.

Auteurs et victimes
Si tous les milieux sociaux sont concernés, il apparaît
clairement que deux groupes sociaux sont surreprésentés
parmi les auteurs d’homicides conjugaux : les chômeurs
ou sans emploi (33% des cas) et les retraités (environ
30% des cas). On peut penser ici que cette absence
d’activité crée inversement un huis clos conjugal

1. Voir notre précédent chapitre.


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page177

quotidien qui exacerbe les conflits. Il est du reste


fréquent (mais non chiffrable avec précision) que
l’homicide conjugal soit une sorte d’aboutissement d’une
situation de conflit et de violences répétées, parfois
depuis des mois voire des années. Logiquement, ce crime
est donc également un crime d’âge mûr voire d’âge
avancé : l’essentiel se joue entre 30 et 60 ans. Un sixième
des victimes avaient même plus de 70 ans, tandis que les
jeunes de moins de 20 ans ne sont quasiment pas
concernés par cette forme de criminalité.
Cette sorte de sédimentation conflictuelle et violente
entre des hommes et des femmes particulièrement
proches, la nature des émotions et des affects en jeu,
permet aussi de comprendre une autre spécificité de ces
crimes qui est l’importance de la proportion des auteurs
qui se suicident ou tentent de se suicider après leur geste
criminel. En 2010, ce sont 42 % des auteurs qui l’ont
fait (dont presque un tiers qui s’est tué après avoir tué - 177
son conjoint).
Ajoutons enfin que des enfants peuvent également être
concernés par ces homicides conjugaux, soit qu’ils en
soient victimes également au passage (5 cas en 2010),
soit plus fréquemment qu’ils aient été témoins des
meurtres (16 cas en 2010).
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page178

Mort d’Agnès : combien


de cas similaires chaque
année ?
21 novembre 2011

Ce que chacun appelle désormais la « mort d’Agnès » est,


de par la nature des faits et la situation de récidive, un
événement dramatique qui choque à juste titre tout un
chacun et occupe les devants de la scène médiatique : l’on
veut tout savoir du lieu du drame et de ses protagonistes,
on guette les policiers et le procureur de la République pour
avoir des fuites sur les procès-verbaux, on cherche les
parents et les amis, on invite au journal tel responsable de
178 - l’internat concerné, on interviewe des psychiatres… Et,
comme souvent, la dimension nationale et l’ampleur de
l’incendie médiatique favorisent la réaction des politiques.
Président, premier ministre, ministres, chacun y va de son
intervention. François Fillon déclare que la prévention de
la récidive sera désormais « une priorité absolue » (elle ne
l’était pas déjà ?). De son côté, le ministre de la Justice
annonce qu’il présentera mercredi au Conseil des ministres
un nouveau projet de loi réformant le code pénal (peut-
être la 50e réforme depuis dix ans ?). Mais personne ne se
demande jamais si ce genre de crime est fréquent ou pas.
Les statistiques de police et de gendarmerie comptent
chaque année les meurtres, elles donnent aussi quelques
précisions et distinguent notamment les homicides sur
mineurs. Elles renseignent aussi sur l’auteur. L’on peut ainsi
savoir combien de mineurs ont tué un(e) autre mineur au
cours de la dernière année complète. En 2010, il y a eu en
France deux mineurs ayant tué un(e) autre mineur.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page179

De nos études sur les homicides, nous pouvons préciser


que ces meurtres entre mineurs sont généralement le fait
de garçons sur d’autres garçons. La statistique de police ne
précise pas le sexe des victimes, mais il est donc probable
que sur ces 2 cas de 2010, 1 seul sinon 0 correspond au cas
d’un mineur (garçon) tuant une mineure (fille).
Enfin, de l’étude sur les viols que nous avons pilotée avec
Véronique Le Goaziou, nous pouvons ajouter que,
étudiant les viols jugés aux assises dans trois département
(Paris, Versailles et le Gard - justement) durant les années
2000, nous avons dépouillé 425 dossiers impliquant 488
auteurs et 566 victimes1. Sur ces 425 viols, seuls 2 avaient
été suivis de meurtre. Et l’un des deux violeurs-tueurs était
un mineur (dont il n’était du reste pas absolument certain
qu’il s’agissait d’un viol et pour lequel il n’y avait pas de
situation de récidive). Au total, sur une période de presque
dix ans et sur 3 départements, nous avons donc trouvé en
tout et pour tout 1 seul cas correspondant un peu à la - 179
situation sous analyse.
Dès lors, si l’on comprend bien l’émotion déclenchée par
cette affaire, l’on voit mal quel problème de société il
faudrait en déduire, ni quelle réforme pénale ou
psychiatrique il serait urgent d’adopter s’agissant, redisons-
le une dernière fois, d’une fréquence annuelle de cas
comprise probablement entre 0 et 1 par an à l’échelle de la
France entière. Peut-être pourrait-on aussi s’interroger : le
risque zéro existe-t-il ? Ou bien encore : d’autres causes de
mortalité des adolescents (le suicide par exemple) ne sont-
elles pas beaucoup plus importantes alors que l’on n’en
parle quasiment pas ?

1. Voir notre précédent chapitre.


Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page180

Faut-il supprimer les BAC


(Brigades anti-criminalité) ?
29 décembre 2011

Il n’est pas facile de rendre justice au livre publié en


octobre dernier par notre collègue anthropologue Didier
Fassin (La force de l’ordre. Une anthropologie de la police
des quartiers, éditions du Seuil). En effet, d’un côté ce
livre dit des choses fondamentales sur la façon dont la
police nationale intervient souvent de nos jours dans les
quartiers réputés sensibles et, plus largement, sur la façon
dont le gouvernement français traite les habitants de ces
180 - quartiers. Mais, d’un autre côté, notre collègue a observé
un cas extrême – une BAC commandée par un policier
aux opinions d’extrême droite virulentes – auquel il
donne un retentissement voire une valeur exemplaire qui
semblent à tout le moins exagérés. Le risque est donc que
beaucoup de citoyens (et parmi eux les policiers)
rejettent en bloc ce travail qui peut pourtant permettre
non seulement de dénoncer des pratiques violentes et
racistes déshonorant la République, mais aussi et plus
profondément de comprendre dans quelle impasse nous
ont entraînés les politiques sécuritaires qui se renforcent
sans cesse depuis le début des années 1990, et plus
encore depuis les émeutes de 2005. Parions donc
positivement que nos lecteurs seront capables d’entendre
un message un minimum complexe et de faire la part des
choses. Dans un premier temps, nous nous concentrerons
sur la contribution directe et positive de ce livre au débat
sur l’organisation de la police nationale en France. Dans
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page181

un second temps, nous discuterons certaines de ses


interprétations générales qui nous semblent plus fragiles.

Un constat accablant, des pratiques déviantes pourtant tolérées


Didier Fassin a eu à la fois de la chance et de la
malchance. Le hasard a fait qu’il a pu pendant longtemps
(quinze mois, de mai 2005 à février 2006 et de février à
juin 2007) observer en direct et en permanence, de jour
comme de nuit, le travail d’une BAC (Brigade anti-
criminalité) de la région parisienne. La possibilité d’une
telle immersion est pourtant aujourd’hui interdite à tout
chercheur. Tous ceux d’entre nous qui en ont fait la
demande au ministère de l’Intérieur ces dernières années
se sont fait poliment éconduire. Mais le hasard a fait que
le chercheur a rencontré une équipe de policiers en partie
atypique en ce sens qu’elle était un petit groupe
d’hommes aux convictions d’extrême droite politisant
en toute impunité des pratiques ouvertement violentes - 181
et racistes. Il s’agit donc d’un cas extrême car il semble
par ailleurs établi que ces opinions politiques sont
fréquentes mais pas non plus majoritaires chez les
policiers. Dès lors, on ne peut pas considérer que les
pratiques rapportées dans ce livre sont une description
de ce que l’ensemble de la police nationale fait au
quotidien. Cela étant, il n’en reste pas moins clair et
révélateur que ce type de cas extrêmes existe et persiste,
qu’il est donc toléré dans la police nationale. Il s’agit
donc d’un cas qui se situe à une extrémité de l’échelle
des possibles, mais pas en dehors des possibles. Nous
sommes bien dans la réalité et il faut accepter de la
regarder en face.
Tout ce qui est décrit dans ce livre est bien réel, et c’est
proprement accablant. Jugeons plutôt : contrôles au faciès
systématiques, arrestations injustifiées de jeunes dont le
seul tort est d’être dehors la nuit, provocations répétées
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page182

alors que les jeunes font profil bas sachant ce qu’ils


risquent, recherches délibérées de l’outrage ou de la
rébellion pour pouvoir interpeller et faire des procédures,
humiliations « gratuites » lors des contrôles d’identité et
des fouilles à corps, insultes permanentes (tous les jeunes
habitants les « quartiers sensibles » sont indifféremment
appelés des « bâtards », les habitants sont globalement
perçus comme des « sauvages »), propos racistes en tous
genres (« nègre », « crouille », « singe »...), démonstrations
de force ridicules dans leur disproportion (exhibition
menaçante de pistolet Flash-Ball hors de tout danger,
appel et intervention de 4 équipages en voiture pour
poursuivre trois jeunes à pied se révélant du reste
innocents…), prises de risque extrêmement dangereuses
dans la conduite automobile (équipage doublant un
camion sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute à 150
km/h, pointes à la même vitesse en milieu urbain de
182 - nuit… !), provocations de gardes à vue injustifiées,
auditions menées à coups de menaces et de mensonges
pour masquer le manque de preuves, on en passe et des
meilleures.
Que cela plaise ou non, ces pratiques déviantes existent
dans la police nationale, ce n’est du reste pas la première
fois qu’elles sont décrites par des chercheurs (voir la
bibliographie à la fin de cet article). Elles font en réalité
l’objet d’une forme d’omerta au sein de l’institution.
Ceux qui désapprouvent (et ils sont nombreux) évitent
le contact avec les hommes et les unités réputés pour
leurs pratiques déviantes. Mais beaucoup les justifient
ou les excusent en évoquant la dureté du métier, le besoin
de disposer à tout moment d’une « force de frappe »
rapide et efficace. Ce serait « un mal nécessaire » comme
l’a dit un jour ce commissaire à notre collègue Didier
Fassin. Or l’impression que donne ce chef de police à ce
moment-là est plutôt celle d’un homme qui n’a en réalité
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page183

pas le pouvoir d’empêcher ces pratiques déviantes, ou


bien qui en est complice de fait.

À quoi servent réellement les BAC ?


Au-delà de ces déviances sur lesquelles on va revenir, le
séjour prolongé du chercheur au sein d’une BAC
confirme des constats anciens mais toujours renouvelés
de la recherche. Le plus important est le fait que, au
contraire des discours exaltant le danger permanent, en
réalité il ne se passe généralement pas grand-chose durant
les heures de travail des policiers de ce type d’unités.
C’est tout particulièrement vrai la nuit où, du coup, les
policiers s’ennuient le plus souvent. Ceci contribue
beaucoup au fait qu’ils « surréagissent » lorsque, enfin,
ils sont prévenus de quelque chose et peuvent démarrer
sur les chapeaux de roues. Le résultat est souvent la
disproportion que l’on a déjà signalée, ainsi qu’une
frustration voire un sentiment croissant d’inutilité qui - 183
ne peuvent qu’être générateurs de volonté d’en découdre
lorsque se profile l’occasion de faire enfin « une affaire ».
Toutefois, et c’est aussi un constat classique, les policiers
prévenus par radio arrivent le plus souvent après la
bataille, lorsque les voleurs ou les agresseurs ont pris la
poudre d’escampette. Ils patrouillent alors aux alentours,
en voiture, munis seulement d’un signalement vague du
genre « deux jeunes en survêtements ». Dès lors, le
moindre jeune à cagoule ayant le malheur de passer par
là a toutes les chances d’avoir droit à un contrôle plus ou
moins musclé selon l’état d’excitation et de frustration
des policiers. Même chose si les policiers reconnaissent
ou croient reconnaître une personne « connue
défavorablement des services », qui sera logiquement
suspecté de ce seul fait. Didier Fassin a retranscrit
nombre de ces situations, à la fois banales et édifiantes.
Au final, son travail confirme que ce type d’unité de
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page184

police ramène en fin de compte peu d’affaires (a fortiori


si l’on exclut les « outrages » plus ou moins provoqués et
les « usages » ou « détention » de stupéfiants constatés à
l’occasion des contrôles) et que sa contribution active à la
lutte conte la délinquance est en réalité très faible (quant
à la « criminalité », on ne voit pas du tout en quoi les BAC
luttent contre, contrairement à ce que leur nom indique).
Voilà un vrai sujet de discussion de fond et c’est la raison
pour laquelle il n’y a rien de scandaleux ni d’angélique à
se demander s’il ne faudrait pas supprimer les BAC (et
reverser leurs effectifs en sécurité publique et en police
judiciaire où ils manquent cruellement). Le fait est que
l’on voit mal le type d’action policière qu’elles proposent
et que ne seraient capables d’assumer aujourd’hui ni la
police en tenue (pour le tout-venant, la patrouille et les
appels au 17), ni la police judiciaire (pour le travail
« anti-criminalité » justement), ni les unités de maintien
184 - de l’ordre (dans les situations émeutières notamment),
ni au besoin les unités d’intervention spéciale type GIPN
(dans le cas très rare des forcenés, des prises d’otages,
etc.). Les BAC ont en revanche l’avantage d’être
généralistes et surtout d’économiser des effectifs. La
comparaison avec la police de proximité (ou quel que
soit le nom qu’on lui donne) est intéressante. Là où cette
dernière nécessite des policiers patrouillant à pied dans
chaque quartier d’une ville, le « système BAC » permet de
se contenter de faire tourner une ou deux voitures sur
l’ensemble de la ville. Voilà donc un modèle de police
qui correspond bien à l’idéologie du muscle promue par
pouvoir politique actuel, et qui par ailleurs consomme
moins d’effectifs. On comprend mieux son succès…
Pourtant, au vu de l’ensemble des travaux sur la police
inclus dans ce dernier livre de notre collègue Didier
Fassin, force est de conclure que la police nationale
française continue à tolérer des pratiques et des
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page185

personnes dont les comportements violents et racistes la


déshonorent et déshonorent la République. Pour en
sortir, aucune leçon de morale ne sera efficace, aucun
ajout d’heures de cours de déontologie à l’école de police
n’y changera rien. Ce ne seront que de belles paroles. A
fortiori si les policiers entendent régulièrement le
ministre de l’Intérieur (« premier flic de France »)
démontrer par ses propos xénophobes qu’il pense en
réalité le contraire de ce que prescrit la déontologie, ce
qui a été le cas ces dernières années avec Brice Hortefeux
puis Claude Guéant. Dès lors, pour en sortir, il faudrait
d’abord retirer toute responsabilité publique aux
hommes et aux femmes politiques révélant d’une façon
ou d’une autre des opinions racistes. Ensuite, il faudrait
remettre en cause certains aspects du recrutement, de la
formation, de l’affectation et de l’encadrement des jeunes
policiers. Enfin, ce sont bien entendu les conditions de
ce qui se passe sur le terrain entre la police et la - 185
population qu’il faudrait transformer, dans l’intérêt de
tout le monde, en introduisant enfin des modes
d’évaluation de l’action policière par la population et les
élus locaux. Ce serait sans doute le plus efficace des
garde-fous. Et c’est dans ce cadre que l’on peut se
demander très sérieusement s’il ne faut pas supprimer les
BAC. Parce qu’elles sont le symbole de cette déconnexion
entre d’une part les mythes héroïques et virils de la « chasse
au voyou » et du « flag » qui attirent tant les jeunes policiers
impatients d’en découdre, et d’autre part la réalité d’une
gestion quotidienne de la délinquance et de la misère en
milieu urbain à laquelle ils ne sont pas bien préparés. Parce
qu’elles sont au fond un symbole d’une façon de faire la
police de la rue – en dehors ou en surplomb de la
population – qui peut être considérée comme un archaïsme
créant souvent plus de problèmes qu’il n’en résout.
Fin de la première partie. Revenons à présent au livre.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page186

Des conclusions qu’il ne faut peut-être pas généraliser


Malgré tout ce que l’on vient de dire, nous ne pouvons
pas suivre totalement notre collègue Didier Fassin dans
ses conclusions les plus générales. Ayant d’un côté
observé une BAC dirigée par un brigadier-major
d’extrême droite raciste cherchant à recruter des hommes
partageant les mêmes opinions et les galvanisant en ce
sens, et ayant d’un autre côté constaté la situation de
ghettoïsation de certains quartiers des agglomérations où
la population est souvent majoritairement non-blanche
de peau, D. Fassin en conclut que la police est
l’instrument de la gestion post-coloniale des banlieues,
qu’elle n’est là au fond que pour permettre à un système
inégalitaire et raciste de perdurer. La police n’est pas la
garante de l’ordre public mais de l’ordre social qui est
aussi un ordre racial. Or ceci nous semble à la fois en
partie vrai et pourtant un peu trop simple. Dans tous les
186 -
cas, pour être incontestable, la démonstration aurait dû
respecter toutes les étapes requises, procéder par
élargissement progressif des observations et des preuves,
plutôt que par déduction à partir d’une grille de lecture
générale préexistante (celle de la société post-coloniale)
qui se trouve peut-être un peu trop rapidement plaquée
sur la complexité du réel.
D’abord, il aurait fallu pousser beaucoup plus loin la
discussion sur ce que fait réellement la police, c’est-à-dire
sur la distance qui sépare la formation initiale des policiers,
les épreuves de sélection à l’entrée dans les BAC (que notre
collègue semble ignorer) et les comportements réellement
développés sur le terrain. Pourquoi ce décalage ? Pourquoi
des policiers sélectionnés au concours d’entrée de la police
puis sélectionnés aux épreuves d’entrée dans la BAC (course
à pied, tir, technique d’interpellation, mais aussi gestion
du stress et de l’agressivité) finissent-ils par se comporter
parfois comme les voyous qu’ils prétendent traquer ? La
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page187

police (a fortiori les BAC) attire-t-elle fatalement certains


types de personnes, d’opinions et de motivations en
particulier ? La socialisation professionnelle des policiers
les rend-elle plus cyniques et plus racistes que d’autres
professions ? Le type de métier qu’ils exercent, les
situations de vie qu’ils rencontrent les transforment-ils
en un sens particulier ? L’on aurait apprécié ici une
discussion serrée des travaux sociologiques de référence
sur ce que Dominique Monjardet appelait la culture
professionnelle des policiers (voir la bibliographie en fin
d’article).
Certes, l’image virile et agressive des BAC attire d’emblée
un certain type de policiers. Comme le rappelle D.
Fassin, l’iconographie est révélatrice. Il n’y a qu’à voir les
écussons des BAC pour être dans l’ambiance : ce sont
quasiment tous des têtes d’animaux sauvages montrant
les dents et/ou les griffes… Mais si l’on voit bien
pourquoi de nombreux jeunes policiers sont attirés par - 187
les BAC, l’on ne comprend toujours pas pourquoi les
comportements déviants qu’ils peuvent y adopter sont
tolérés par l’institution. À l’évidence, il y a un problème
de contrôle hiérarchique qui aurait dû être investigué.
Quelle est la part du manque d’information d’un
commissaire sur ce que font réellement ces unités lâchées
sur le terrain sans aucun contrôle ? Quelle est la part de
son éventuel intérêt pratique et statistique (la culture du
chiffre !) pour les quelques affaires, gardes à vue et mises
en cause que ramènent tout de même de temps à autre
les BAC ? Quelle est la part de la complicité passive (voire
active) de certains avec cette façon de faire la police ? Et
entre les gardiens et les commissaires, quid des officiers
(totalement absents dans le livre de D. Fassin) ?
Comment les sanctions interviennent-elles quand parfois
elles interviennent finalement ? Qu’en pensent les
responsables de l’IGS et de l’IGPN ? Que deviennent les
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page188

plaintes que tentent parfois d’introduire les habitants ou


des élus ? Combien de cas de ce type la Commission
nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) avait-elle
traité ces dernières années avant qu’elle soit supprimée ?
Ensuite, ce que notre collègue a observé est-il
généralisable à toutes les BAC dans toutes les villes ? Ce
n’est pas sûr. Il y a du reste des BAC de nuit mais aussi
des BAC de jour, des BAC de secteur mais aussi des
BACdépartementales. Et est-ce spécifique à des quartiers
habités par une population presque exclusivement non-
blanche de peau ? Ce n’est pas sûr non plus. L’étude est
fatalement limitée voire minée par le caractère unique
de son terrain d’observation. D. Fassin n’y est pour rien.
Il explique clairement comment l’institution l’a empêché
de faire d’autres observations dans d’autres commissariats
d’autres villes. Mais là où il aurait pu solliciter ses
collègues chercheurs spécialistes de la police pour être
188 - mis en relation avec d’autres policiers voire s’insérer dans
d’autres programmes de recherches, D. Fassin a au
contraire choisi de mener son étude puis la rédaction de
son livre dans le plus grand secret, ne faisant aucune
présentation de son projet dans les séminaires de
recherches ou les colloques spécialisés. C’est là un « péché
d’orgueil » au fond bien regrettable car il aurait pu
profiter d’autres contacts, d’autres terrains et d’autres
expériences et ainsi donner au final une force bien
supérieure à son livre.

Qu’est-ce qu’une société « post-coloniale » ?


Enfin, que penser de cette grille de lecture générale
qu’est celle du post-colonialisme ? Rappelons qu’à
travers la description de type ethnographique du
comportement d’une unité de police, notre collègue D.
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page189

Fassin prétend mettre à jour la nature post-coloniale de


la société française (métropolitaine). N’est-ce pas aller
un peu vite en besogne ? N’est-ce pas un peu trop
ambitieux ? Constater l’exclusion socio-économique,
les discriminations, le racisme et toutes les violences
matérielles et symboliques subis beaucoup plus
fortement qu’ailleurs par les habitants des quartiers dits
sensibles est une chose (fait n°1). Mais est-ce causé
essentiellement par le fait qu’ils aient le plus souvent la
peau non-blanche ? Constater par ailleurs que la police
nationale française est probablement un des secteurs de
la fonction publique les plus conservateurs et les plus
incapables de prendre acte du caractère multiracial de
la société française est également une chose (fait n°2).
Mais est-ce généralisable à toutes les composantes de
l’État français ? Constater enfin que nous sommes
actuellement dirigés par des hommes et des femmes
politiques dont certains ont des opinions racistes est - 189
également une chose (fait n°3). Mais est-ce
généralisable à la majorité de la classe politique ? Cela
paraît difficile sans plus de preuves. Dès lors, déduire
de ces trois faits que la France est une société post-
coloniale ayant instauré un ordre racial (un apartheid)
protégé par la police est un jugement qui semble trop
rapide. À tout le moins, il faudrait pour le démontrer
une recherche d’une tout autre ampleur, une recherche
collective…
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page190

Pour aller plus loin


ALAIN Marc & PRUVOST Geneviève (sous la dir. de), « La
socialisation professionnelle des policiers », revue Déviance et Société,
n°3, numéro spécial, 2011.
BODY-GENDROT Sophie & WITHOL DE WENDEN Catherine, Police
et discriminations raciales : le tabou français, éditions de l’Atelier,
2003.
BOUCHER Manuel, Les internés du ghetto. Ethnographie des
confrontations violentes dans une cité impopulaire , éditions
L’Harmattan, 2010.
MARWAN Mohammed & MUCCHIELLI Laurent, « La police dans les
quartiers populaires : un vrai problème ! », revue Mouvements, n°44,
2006.
MONJARDET Dominique, « La culture professionnelle des policiers »,
in Revue française de sociologie , 1994.
MOUHANNA Christian, La police contre les citoyens ? , Champ social
éditions, 2011.
Rubrique permanente « Polices, gendarmerie » de notre site Internet.
Un débat critique a eu lieu également entre Didier FASSIN et Fabien
JOBARD sur le site de La vie des idées.
190 -
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page191

Que fait la justice pénale ?


Le bilan statistique de l’année
5 janvier 2012

Les « chiffres clefs de la justice » ont été publiés par le


ministère de la Justice début décembre 2011. Ils donnent
les principaux repères concernant l’activité de la Justice en
2010. Par ailleurs, à la fin du même mois de décembre, le
site Internet du ministère a également mis en ligne le
volume statistique annuel intitulé « Les condamnations »,
toujours pour l’année 2010. Ensemble, ces productions
permettent de faire un bilan chiffré de l’activité de la
justice pénale ainsi que de la partie de la délinquance
qu’elle traite. Comme toujours, ce bilan réserve quelques - 191
surprises tant les discours politiques et le traitement
médiatique des faits divers sont éloignés de la réalité
quotidienne des commissariats de police, des brigades de
gendarmerie et des palais de justice.

Du constat policier à la poursuite pénale


En 2010, l’ensemble des parquets ont reçu 5 millions de
procès-verbaux. D’emblée, près de 60 % d’entre eux
étaient inexploitables car l’auteur de l’infraction
constatée ou dénoncée auprès de la police ou de la
gendarmerie est demeuré inconnu (ce sont les « plaintes
contre X », notamment pour des vols, des cambriolages
et des dégradations). Faute d’élucidation policière, la
justice est donc totalement désarmée. Elle élimine
ensuite près d’un demi-million de procédures qui n’ont
pas respecté le droit ou bien qui n’ont pas réuni de
charges suffisantes pour permettre de poursuivre une ou
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page192

plusieurs personnes. Au final, restent 1,4 million


d’affaires effectivement « poursuivables ». Toutefois, il
faut encore en retrancher un peu plus de 160 000 qui
seront classées sans suite pour des raisons précises :
impossibilité de trouver les auteurs, désistement du
plaignant, état mental déficient du suspect, découverte
de la responsabilité de la prétendue victime, caractère
trop bénin du préjudice subi ou du trouble constaté. Le
nombre de ces « classements sans suite » ne cesse
toutefois de diminuer au fil des ans sous la pression
politique de « tolérance zéro » donc de réponse
systématique aux faits mêmes les moins graves ou les
moins bien établis.
Au final, les parquets ont déclenché quelque 640 000
poursuites, la plupart devant les tribunaux correctionnels
s’agissant de délits et non de crimes. Pour les
contraventions, ils ont aussi transmis un peu plus de
192 - 50 000 affaires aux tribunaux de police. Enfin ils ont
saisi les juges des enfants dans près de 54 000 affaires.
Tous ces chiffres sont en légère baisse par rapport à 2009.
À côté de ces poursuites devant les tribunaux, les
parquets ont aussi eu recours à des mesures « alternatives
aux poursuites » (essentiellement des « rappels à la loi »)
ainsi qu’à des « compositions pénales », un ensemble de
procédures mises en place dans les années 1990 et qui
permettent aux procureurs de traiter rapidement des
affaires peu graves (évitant ainsi de surcharger davantage
les tribunaux et de rallonger encore les délais de
traitement des affaires).
Enfin, les « chiffres-clefs » détaillent aussi le même schéma
concernant spécifiquement les mineurs. Ces derniers
représentent environ 10 % du volume d’affaires
« poursuivables ». Ici, la pression politique (et médiatique)
étant encore plus forte, la part des classements sans suite
est encore plus réduite (6 % de l’ensemble). En échange,
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page193

plus de la moitié des affaires sont traitées directement par


les parquets avec des mesures « alternatives aux poursuites »,
essentiellement des « rappels à la loi » (admonestations).
Au total, le « taux de réponse pénale » (c’est-à-dire la
proportion d’affaires non classées sans suites) atteint 94 %
chez mineurs, nettement plus que chez les majeurs.

Qui est condamné à quoi ?


Au terme des poursuites, un peu moins de 630 000
condamnations ont été prononcées en 2010 et inscrites
au Casier judiciaire, sanctionnant quelque 940 000
infractions (une même condamnation peut englober
plusieurs infractions). Parmi ces infractions, 0,4 % étaient
des crimes, 93,4 % étaient des délits et 6,2 % des
contraventions de 5ème classe. Les délits sont donc
l’essentiel. Parmi eux, 35 % étaient des infractions
routières (conduite en état alcoolique, conduite sans
permis, défaut d’assurance…). Voilà en réalité le type de - 193
délinquance dont s’occupent en premier les institutions pénales
de nos jours, chose peu connue. Viennent ensuite – et c’est
une seconde surprise – avec près de 15 % de l’ensemble
des délits les « infractions en matière de stupéfiants » (dont
70 % sont de simples usages ou détentions). L’ensemble
des vols et recels n’arrivent qu’en troisième position avec
quelque 127 000 infractions sanctionnées. Puis ce sont les
violences physiques avec un peu moins de 80 000
infractions sanctionnées (dont 80 % parmi les moins
graves selon le critère du nombre de jours d’ITT –
incapacité totale de travail). Dernière surprise, viennent
ensuite quelque 36 000 « infractions à personnes
dépositaires de l’autorité publique » (principalement des
policiers), dont près de 60 % sont de simples « outrages »
(insultes, gestes obscènes, etc.).
Au total, on mesure ici le décalage – pour ne pas dire le
gouffre – qui sépare le débat public de la réalité
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page194

quotidienne des salles d’audiences correctionnelles. Le


premier est alimenté par des discours politiques
dramatisateurs et accusateurs ainsi que par des médias
en mal de sensation à travers les faits divers les plus graves
mais qui sont aussi les moins représentatifs. Dans
l’ensemble des infractions sanctionnées par la justice, les
crimes ne représentent que 0,4 %. La moitié sont des
viols, puis viennent les homicides et enfin certains vols
à main armée.
Enfin, du côté des auteurs, la justice a condamné en
2010 près de 630 000 personnes, dont les principaux
éléments descriptifs sont inchangés par rapport à l’année
antérieure. 90,6 % des condamnés étaient des hommes,
et c’est à la virgule près exactement le même chiffre que
l’année passée (ce qui contredit une fois de plus l’idée
selon laquelle les femmes seraient de plus engagées dans
la délinquance). 8,4 % étaient des mineurs et c’était
194 - 8,7 % l’année précédente, ce qui contredit là encore les
discours convenus sur l’augmentation permanente de la
délinquance des mineurs et invite à s’interroger sur la
priorité politique dont ils « bénéficient » en France
(quant aux mineurs de moins de 13 ans, récemment visés
par de nouvelles lois, ils représentent moins de 0,3 % de
l’ensemble des personnes condamnées en 2010). Enfin,
82,2 % des condamnés étaient de nationalité française,
12,7 % de nationalité étrangère et le reste de nationalité
inconnue. Les nationalités les plus fréquentes parmi ces
personnes condamnées étaient à égalité les Algériens et
les Marocains, devant les Portugais, les Roumains, les
Tunisiens et les Turcs.

Une justice de plus en plus sévère, en particulier avec les mineurs


Un dernier lieu commun des discours politiques et de
ceux du café du commerce est celui qui veut que la
justice soit toujours terriblement « laxiste » face à la
Vous avez dit sécurité inter pour imprimeur_Mise en page 1 08/02/12 08:30 Page195

délinquance. Or ces statistiques portant sur l’ensemble


des activités de la justice pénale française semblent
démentir ce préjugé. En effet, près de la moitié des
630 000 condamnations prononcées par les tribunaux
en 2010 ont été des peines d’emprisonnement et de
réclusion (49 %), suivies par les amendes (36 %), les
peines de substitution (10 %) et les mesures éducatives
(4 %).
Cette sévérité croissante de la justice est particulièrement
sensible concernant les mineurs, preuve que le véritable
arsenal déployé contre eux par le gouvernement et le
parlement ces dernières années impacte progressivement
les pratiques judiciaires, y compris celles des juges des
enfants qui sont sans doute la cible principale du pouvoir
politique actuel. Non seulement, on l’a vu, c’est ici que
la « réponse pénale » est la plus forte. L’examen des
décisions des juges des enfants indique en effet une nette
augmentation de leur sévérité. Lors même qu’ils ont été - 195
moins souvent saisis en 2010 qu’en 2009, ces juges ont
d’abord prononcé davantage de mesures présentencielles
contraignantes (placements, contrôle judiciaire et
détention provisoire) au cours des procédures. Ensuite,
à l’issue de leurs instructions, ils ont également prononcé
nettement moins de mesures éducatives et d’amendes et,
au contraire, davantage de peines d’emprisonnement.
L’on trouve enfin un dernier indice de cette sévérité
spéciale concernant les mineurs dans les statistiques
pénitentiaires. Tandis que l’ensemble de la population
carcérale a augmenté de 1,3 % en 2010, cette
augmentation a été la plus forte chez les mineurs (3 %).

Вам также может понравиться