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Conférence de Luc Ferry

21 avril- Institut français de Prague

Merci beaucoup pour votre invitation. Je suis très heureux d’être dans cette ville magnifique
pour parler d’un sujet plus difficile qu’on ne croit d’ordinaire et que je voudrais essayer de
rendre aussi intéressant que possible.

En vérité, quand on pose la question de l’universalité des droits de l’Homme, on se demande


généralement si on peut les exporter, s’il ne s’agit pas d’européocentrisme, de
néocolonialisme. On se demande pourquoi on a parfois tant de difficultés à les faire adopter
dans d’autres pays. En Chine, dont on parle beaucoup aujourd’hui, par exemple, qu’est-ce qui
freine, qu’est-ce qui fait obstacle ? Les droits de l’Homme, est-ce une idée particulière à
l’Europe ou bien une idée qui peut valoir pour le monde entier ?

Prenons les grandes déclarations des droits de l’Homme : la déclaration américaine de 1776,
la déclaration française de 1789. Si on en faisait ce que les philosophes appellent une
phénoménologie, on s’apercevrait que le problème particulier/universel est déjà au cœur de
ces déclarations. Quel est le sens, par exemple, de notre déclaration française ? Elle signifie
une chose assez grandiose bien qu’il s’agisse d’un petit texte : elle signifie que l’être humain a
des droits, c’est-à-dire que tout être humain mérite d’être respecté indépendamment de toutes
ses appartenances communautaires, de tous ses enracinements dans une communauté
particulière quelle qu’elle soit. Au fond quelle que soit mon appartenance à une communauté
(à une Gemeinschaft diraient les Allemands) linguistique, religieuse, culturelle, ethnique et
même nationale, je mérite d’être respecté en tant qu’être humain, donc abstraction faite des
appartenances communautaires. L’idée qui anime cette déclaration des droits de l’Homme est
qu’il y a un universel dans l’être humain qui mérite le respect : tous les êtres humains méritent
d’être respectés quels que soient leur sexe, leur race et leurs appartenances linguistiques,
culturelles etc. C’est cette idée-là qui fonde la déclaration universelle des droits de l’Homme.
Mais voyez que cette idée est paradoxale dans la mesure où elle pose que les droits de
l’Homme sont universels alors même qu’elle n’apparaît que dans un petit coin du monde qui
s’appelle l’Europe, et pas ailleurs. Quand on réfléchit à l’extension des droits de l’Homme, il
faut se demander pourquoi l’idée apparaît chez nous et pourquoi elle ne s’est pas développée
tout de suite et partout. Qu’est-ce qui empêche que les droits de l’Homme ne se développent
aussi aisément dans un certain nombre d’endroits du monde qui les refusent explicitement ?

Je vous raconte une anecdote afin d’illustrer mon propos. Un jour, j’étais à Kairouan qui est
au bord du désert, en Tunisie, invité par des gens charmants à faire une conférence sur la
Déclaration des droits de l’Homme. J’avais beaucoup plus de personnes qu’aujourd’hui en
face de moi… mais pas nécessairement très avenants. Il s’agissait, contrairement à vous, de
gens un peu hostiles. J’avais 500-600 personnes en face de moi dont beaucoup étaient des
islamistes assez fanatiques. J’étais invité par la Ligue des Droits de l’Homme, donc plutôt des
démocrates, et il y avait là une masse immense de militants islamistes qui sont arrivés en
vociférant et en disant : « Arrêtez, stop au néocolonialisme, on en a assez de vos discours de
blancs sur les droits de l’Homme ». Ça commençait très mal. J’avais un peu peur que cela ne
devienne violent. J’arrête alors la conférence et la conversation s’engage à peu près de la
façon suivante :
« Ecoutez, soyez gentils, moi je suis venu de Paris, je ne suis pas agressif. Essayons de parler
entre nous. Que voulez-vous exprimer ?
- Les droits de l’Homme ne sont pas universels. C’est une idée qui vient de chez vous,
d’Europe. C’est de l’européocentrisme, vous êtes encore dans une logique de colonisation.
- Mais pourquoi me dites-vous ça ?
- Parce que les droits de l’Homme ont été inventés chez vous. Chez nous, on a d’autres textes,
nous avons la Charia et nous n’avons pas besoin de vos droits de l’Homme.
- Mais enfin, l’algèbre a été inventé chez vous, dans la culture arabe. Et tout le monde s’en
sert aujourd’hui. Le mot se dit algèbre dans toutes les langues du monde. Cela prouve une
chose : une idée peut venir de quelque part, peut avoir une géographie et une histoire, une
idée peut être particulière au sens où elle est née à telle date et en tel lieu, et peut néanmoins
être tout à fait universelle. Personne ne songerait à se priver d’utiliser l’algèbre sous prétexte
que ce sont les Arabes qui ont inventé ce système de codification des mathématiques ! Cela
n’aurait aucun sens. Une idée peut donc à la fois être particulière et universelle ».

Il en va de même pour les droits de l’Homme : c’est une idée qui est née en Europe
mais qui a une vocation à l’universalité. Il faut donc à la fois s’interroger sur cette origine
singulière européenne et sur ce qui freine son expansion. Je vous propose de reprendre ces
deux points, en partant de la question qu’il faut d’abord élucider : qu’est-ce qui a permis que
cette idée s’épanouisse en Europe ? Quand vous ouvrez n’importe quel manuel de philosophie
ou d’histoire des idées politiques, vous allez trouver inévitablement toutes les étapes de la
construction des droits de l’Homme depuis les stoïciens (c’est généralement l’origine qu’on
présente dans les manuels de philosophie), le christianisme, Luther et la réforme protestante,
la philosophie des Lumières etc., jusqu’à l’humanitaire moderne avec, par exemple, Henri
Dunan et la création de la Croix-Rouge. Dans cette histoire, il y a deux moments dont la
compréhension est indispensable pour saisir la singularité de l’idée européenne des droits de
l’Homme. La signification et l’importance de ces deux idées fondatrices sont la plupart du
temps occultées dans les manuels. L’une vient du christianisme, l’autre apparaît chez Pic de la
Mirandole, passe par Rousseau, se retrouve chez Kant puis plus tard dans la phénoménologie
de Husserl.

I Les deux idées fondatrices des droits de l’homme : l’héritage chrétien et l’héritage
rousseauiste

Commençons par l’Evangile. On y trouve une parabole qui est cruciale pour comprendre la
genèse des droits de l’Homme, qui ne remontent pas aux stoïciens comme on le dit souvent,
bêtement à mes yeux, mais aux Chrétiens. Cette parabole, c’est bien entendu la parabole des
talents. Chaque serviteur reçoit une quantité de talents au départ, et c’est celui qui les a fait
fructifier au lieu de les enterrer ou de les dépenser qui est récompensé.

Que signifie cette parabole par rapport au monde aristocratique, au monde de la cité grecque ?
Dans la culture grecque, aristocratique, la vertu d’un être humain se définit comme
l’excellence dans un genre. Aristote parle en ce sens d’un « oeil vertueux ». Quand j’avais 17
ans, que j’étudiais la philosophie et que je lisais L’Ethique à Nicomaque, ces textes où
Aristote parle d’un cheval vertueux ou d’un œil vertueux me paraissait bizarre. En français,
on parle de vertu quand quelqu’un a fait quelque chose de bien, quelque chose qui est
méritant, quelque chose qui est d’un ordre moral : un œil ne peut pas être dit vertueux. Cette
notion « d’œil vertueux » repose en fait sur l’idée qu’il y a une hiérarchie naturelle des êtres.
Il y a des êtres qui sont mauvais par nature, d’autres qui sont bons par nature et d’autres qui
sont très bons, excellents. Un œil vertueux est un œil qui est à égale distance entre deux
défauts qui sont, d’un côté la myopie (l’œil qui ne voit pas de loin) et de l’autre côté, la
presbytie (l’œil qui ne voit pas de près). L’œil excellent, c’est celui qui est juste au milieu.
Tous les autres yeux sont moins bons que celui-ci. Le monde aristocratique est structuré par
cette idée qu’il y a une hiérarchie naturelle des êtres : en haut, ceux qui sont bons par nature,
les aristocrates et en bas ceux qui sont mauvais, les esclaves ; entre les deux, il y a toute la
hiérarchie des êtres. Autrement dit, la vertu se définit comme une qualité naturelle, comme un
talent naturel. L’homme vertueux, c’est celui qui est bien né, qui est doué, talentueux dès le
départ. Par exemple, Mac Enroe, Borg, Lendl ou Federer, les grands joueurs de tennis, sont
des aristocrates du tennis, ils sont bien doués dès le départ, ils sont des « tennismen
vertueux ».

Que renverse le monde chrétien ? Le monde chrétien, et c’est le sens de la parabole des
talents, va dire que la dignité d’un être, sa vertu, ne dépend pas des talents qu’il a reçu au
départ mais uniquement de l’usage qu’il en fait. Ce qui compte, ce n’est pas la nature, mais la
liberté, ce n’est pas ce que vous avez reçu au départ mais ce que vous allez en faire. En clair,
un petit trisomique 21, un petit enfant débile, a la même dignité sur le plan moral qu’Einstein
ou Newton. La preuve ? On la retrouve dans la première page des Fondements de la
Métaphysique des mœurs de Kant : ce qui montre à ses yeux que le monde aristocratique a
tort, que les vertus ne sont pas liées aux dons naturels comme le pensent les Grecs, c’est que
tous les dons naturels sans exception peuvent être mis aussi bien au service du mal que du
bien. Par exemple, l’intelligence, la beauté, la force physique sont des dons naturels. Ce qui
prouve aux yeux d’un chrétien comme Kant que ces qualités n’ont rien à voir avec la vertu,
c’est qu’elles peuvent être mises aussi bien au service du mal qu’au service du bien. On voit à
travers cet exemple que la vertu d’un être, c’est la liberté, l’usage qu’il fait librement de ses
talents naturels, et non pas ce qu’il a reçu en partage à sa naissance. Dans l’univers chrétien,
sécularisé par Kant, tous les êtres se valent moralement, du moins au départ. On a là le
fondement essentiel des droits de l’Homme : l’égalité des êtres humains en termes de dignité
morale ; c’est le premier principe fondamental des droits de l’Homme. Au fond, on pourrait
dire que les droits de l’Homme ne sont que du christianisme sécularisé.

Pic de la Mirandole et Rousseau ont ajouté une deuxième idée qui est tout aussi simple
et géniale : presque plus profonde que celle des chrétiens, qu’elle va approfondir
considérablement. Cette idée émerge à travers tout le débat qui va s’installer à partir du 18ème
siècle sur la question de la différence entre humanité et animalité, débat ouvert par Descartes
mais auquel vont participer des centaines de savants, de philosophes, de théologiens. Qu’est-
ce qui fait la différence entre l’humain et l’animal ? Question qui est absolument inséparable
de la question de l’humanisme moderne. Si on dit que l’humain a des droits, qu’il y a des
droits de l’Homme, et qu’il est le seul à en avoir, alors pourquoi le cheval ou le lapin n’en
ont pas ? Qu’est-ce qui fait que l’humain a quelque chose de singulier justifiant qu’on fasse
une déclaration des droits de l’Homme alors qu’on ne fera pas une déclaration des droits du
cheval, du lapin, ou du poulet ? Il doit y avoir dans l’humain quelque chose qui explique cette
déclaration des droits de l’Homme, au moins aux yeux de ceux qui y croient, une spécificité
qui explique que tout être humain mérite d’être respecté à part des autres animaux. Tout le
débat sur l’animal, qui peut nous paraître aujourd’hui un débat pour les classes de lycée, un
débat presque enfantin, est en réalité un débat fondamental aux 17ème-18ème siècles, un débat
dont l’enjeu est la naissance de l’humanisme : il faut définir l’humain par opposition à Dieu,
d’un côté, et aux animaux de l’autre. « Il n’est ni ange ni bête », dit Pascal. Il est à la fois
différent de Dieu et différent de l’animal. Et c’est cette spécificité de l’humain qu’on cherche
à définir pour expliquer pourquoi il y a une déclaration des droits de l’Homme. Il doit y avoir
une spécificité, un « propre de l’homme » que les philosophes du 18ème siècle vont chercher à
définir.

Qui va donner la définition la plus géniale ? qui va vraiment fonder la Déclaration


française des droits de l’Homme ? – Rousseau, dans un petit texte que je vous résume et qui
est proprement gé-ni-al. Je ne connais pas de texte plus profond et plus simple en même
temps. Dans ces 15 lignes, il y a, à mon avis, l’essentiel de la philosophie moderne. Dans le
Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau affirme que, contrairement à ce qu’on a dit, la
différence entre l’humain et l’animal ne tient pas à l’intelligence. Les animaux sont
intelligents, et parfois plus intelligents que certains humains. En termes d’intelligence, les
animaux et les hommes ne varient que par le degré, du plus au moins quantitativement ; mais
manifestement les animaux sont quand même intelligents. Ce n’est donc pas là l’essentiel.
Serait-ce le langage, la communication ? - Pas du tout : tous ceux dans cette salle qui ont un
chien savent parfaitement que les chiens sont capables de communiquer, de se faire
comprendre s’il le faut, sur des thèmes simples à tout le moins ; et aujourd’hui nous savons
que les grands singes, orangs-outangs, bonobos, sont capables de maîtriser correctement
jusqu’à 200 mots de langage. Serait-ce l’affectivité, comme le pense Descartes, qui dit que
les animaux en sont dépourvus, qu’ils ne sont que des machines ? - Pas du tout, répond
Rousseau, les animaux ont manifestement une affectivité. Quand on les torture, ils crient, ils
pleurent, quand on est gentil avec eux, ils sont affectueux. Là encore, certains animaux sont
même à l’évidence plus gentils, plus aimables et plus affectueux que certains humains.

La vraie différence, Rousseau la nomme « perfectibilité ». La vraie différence, c’est que


l’animal est entièrement guidé par l’instinct naturel : il est complètement programmé par le
code de l’instinct. Il y a un code du lapin, un code du chat. J’ai eu une trentaine - voire une
quarantaine - de chats. Je vous assure qu’ils se ressemblent quand même tous. Ils chassent les
souris de la même façon, ronronnent de la même façon, jouent de la même façon… Les
animaux sont guidés par leur instinct naturel comme par un logiciel. La preuve, dit Rousseau,
et il donne un exemple magnifique, une métaphore d’une infinie profondeur, c’est qu’un chat,
comme il est programmé par son instinct de carnivore, pourrait se laisser mourir de faim à
côté d’un tas de blé ou d’un tas de riz parce qu’il ne s’avisera pas d’en essayer alors que cela
lui permettrait de survivre pendant un certain temps. De même, dit Rousseau, le pigeon est
tellement programmé par son instinct de granivore qu’il se laisserait mourir de faim à coté
d’un bassin remplie des meilleures viandes alors qu’il pourrait s’aviser lui aussi d’en essayer
et qu’il pourrait survivre un certain temps en mangeant de la viande. Au contraire, l’être
humain est tellement peu programmé par l’instinct qu’il peut commettre des excès jusqu’à en
mourir, comme fumer, boire de l’alcool. Rousseau ajoute cette phrase magnifique : « car en
lui (l’être humain), la volonté parle encore quand la nature se tait ». En d’autres termes, dans
l’animal, la nature parle tout le temps et très fort alors que, dans l’être humain, il y a de l’anti-
nature (dirait Levinas), il y a une capacité d’arrachement à la nature. Il y a même une capacité
à aller contre la nature, c’est le suicide. Grand débat avec les zoologues contemporains : est-ce
que les baleines se suicident, est-ce que les lemmings se suicident ? Tout ce débat va venir de
là, de savoir si les animaux peuvent être anti-naturels comme les êtres humains.
Vraisemblablement, la différence c’est que les êtres humains se suicident par désespoir et pas
les baleines. Mais on pourrait en discuter longtemps.

Qu’est-ce qui prouve que cette idée n’est pas fausse ou qu’elle a un sens ? Il y a un argument
de Rousseau que je trouve lui aussi passionnant et qui va susciter le débat pendant deux
siècles, débat qui n’est pas terminé. Rousseau dit : la preuve que l’être humain a la capacité de
s’arracher à la nature, de se retourner contre la nature, là où l’animal est programmé par le
code de son espèce, c’est que seul l’être humain va avoir une histoire. Il aura même une
double histoire, comme l’a montré un de nos grands historiens de la philosophie, Alexis
Philonenko. Premièrement, il y a une histoire de l’individu, cela s’appelle l’éducation. Les
animaux, de manière générale, n’ont pas besoin d’éducation : c’est un argument fort en faveur
de la thèse de Rousseau. Prenez les documentaires animaliers sur les crocodiles ou sur les
petites tortues marines. On a vu mille fois à la télévision, ces images des petites tortues
marines qui sortent de l’œuf : elles brisent la coquille, et, dès qu’elles mettent le nez dehors,
elles sont exactement comme des adultes. Elles savent marcher, nager, manger, et n’ont
besoin d’aucune éducation. Elles sont immédiatement comme un adulte en miniature. Au
contraire de la petite tortue, le petit homme reste volontiers à la maison jusqu’à l’âge de 25
ans ! Il a besoin des parents pour survivre, sinon il meurt, purement et simplement. Pourquoi
est-ce une preuve qu’il n’est pas guidé par l’instinct ? - Parce qu’un être qui est entièrement
guidé par la nature, n’a pas besoin d’histoire, d’éducation. La nature lui tient lieu d’éducation.
Moins un être est guidé par la nature, plus il a besoin d’une éducation, plus il est libre, moins
il est formé d’entrée de jeu à vivre.

Mais il est en outre une seconde historicité, que l’on rencontre encore moins chez les
animaux, et qui n’est pas l’histoire de l’individu mais l’histoire de l’espèce. Une fois encore,
l’argument est très fort : les sociétés animales n’ont pas d’histoire. Les termites, les ruches, les
fourmilières sont les mêmes depuis 100 000 ans, depuis qu’elles existent. Quand vous
regardez Prague, Paris, Londres ou New-York, ça change de 100 ans en 100 ans, parfois de 10
ans en 10 ans, hélas ! Si vous remontez 10 000 ans en arrière, vous ne pouvez pas reconnaître
la ville dans laquelle vous êtes né. Il y a une histoire de l’espèce humaine qui s’appelle
« culture », « politique », et cette histoire n’existe pas chez les animaux. Les sociétés animales
sont sans histoire parce que les animaux sont guidés par la nature tandis que les êtres humains
ont cette capacité de s’arracher au programme de l’instinct – capacité que Rousseau nomme
« perfectibilité » et que nous pouvons nommer aussi « liberté », en ce sens que l’humain n’est
pas prisonnier d’un code déterminant comme l’est l’animal. Par conséquent aussi, l’être
humain peut s’arracher à toutes les appartenances communautaires. Sa liberté lui permet
d’être en quelque sorte au-delà de toutes les appartenances communautaires, qu’elles soient
nationales, culturelles, ethniques, linguistiques ou historiques. Comme le dira un grand
révolutionnaire français, Rabaut Saint-Etienne : « Notre histoire n’est pas notre code ». Nous
ne sommes pas prisonniers de l’Ancien Régime. Nous pouvons faire la Révolution. Nous
pouvons nous retourner contre notre histoire pour la critiquer et inventer une autre histoire -
celle de la démocratie en l’occurrence -, et c’est cette capacité que les animaux n’ont pas. Les
animaux sont totalement programmés par la nature alors que nous disposons d’une liberté qui
nous permet de nous arracher à toutes les appartenances communautaires, qu’elles soient
naturelles ou historiques.

Voilà les deux idées qui vont servir de racine à la déclaration des droits de l’Homme. L’idée
chrétienne d’une égale dignité des êtres humains et l’idée, que j’emprunte à Rousseau mais
qu’on rencontre déjà chez Pic de la Mirandole et qu’on retrouve plus tard chez Kant, Husserl,
chez Heidegger lui-même (le propre de l’homme comme « ek-sistence »), dans toute la
tradition phénoménologique, donc, et bien sûr dans l’existentialisme sartrien: cette idée que
l’être humain se définit par la liberté entendue comme capacité d’arrachement à la nature et à
l’histoire. Ni le code de la nature, ni le code de l’histoire ne préforment l’être humain. Il n’y a
pas de déterminisme : il est libre et c’est cette liberté qui lui permet de transcender toutes les
communautés. C’est cela qui fonde l’idée de la déclaration des droits de l’Homme et l’idée
que l’être humain mérite d’être respecté en dehors de toute appartenance communautaire.
Ces deux idées appartiennent à une tradition philosophique à la fois chrétienne et européenne
mais n’appartiennent pas nécessairement à d’autres civilisations. Et c’est là qu’il y a, à mon
avis, un paradoxe. Car la vocation d’une idée est universelle mais l’histoire et l’origine de
l’idée sont particulières, singulières. Ça part d’un petit coin du monde, si je puis dire, et ça
prétend valoir pour tous les autres. Qu’est-ce qui fait que ça a marché ? C’est le deuxième
volet de mon exposé. Pourquoi ces idées se sont-elles installées en Europe et pas ailleurs ou
très difficilement ailleurs ?

II De l’histoire intellectuelle à l’histoire réelle : la naissance du mariage d’amour et la


famille moderne comme fondements réels des droits de l’homme

Là, je vais vous raconter une histoire très peu connue, dont les manuels ne parlent
pratiquement pas, que les historiens ne nous ont dévoilée qu’il y a une quarantaine d’années,
pas davantage, et qui est l’histoire de la vie privée. Et cette histoire de la vie privée est à
l’origine, concrètement, de l’installation des droits de l’Homme en Europe. C’est une histoire
de l’intimité, celle du mariage d’amour en Europe. Vous verrez le lien avec les droits de
l’Homme tout à l’heure. A priori, ça n'est pas évident ; a posteriori, vous comprendrez
pourquoi c’est la véritable histoire des droits de l’Homme que je vais vous raconter
maintenant. Car les droits de l’Homme ne sont pas passés par les idées mais par la vie
quotidienne des européens, qui a été pour l’essentiel la vie des familles et, progressivement, la
vie des familles fondées sur l’amour.

Le plus grand historien de la vie privée est sans doute Philippe Ariès ; c’est le premier d’entre
eux. D’autres après lui, Edward Shorter par exemple, un grand historien américain qui a
notamment écrit La naissance de la famille moderne, ont continué le travail. Je vous conseille
également un petit livre de mon ami François Lebrun, La vie conjugale sous l’ancien
régime, et une petite nouvelle de Guy de Maupassant qui s’appelle Jadis et qui porte elle aussi
sur la naissance du mariage d’amour.

Que nous apprennent ces historiens ?

Au Moyen-âge, le mariage d’amour n’existait pas. On ne se mariait jamais par amour. Les
grands mythes amoureux du Moyen-âge, par exemple Tristan et Iseult, sont des mythes hors
mariage. Les deux motifs du mariage n’ont rien à voir avec le sentiment. Le premier motif est
ce qu’on appelle le lignage, c’est-à-dire la transmission du nom, du patrimoine, à ses enfants,
à l’aîné. C’est la raison pour laquelle l’aîné est important. Et le deuxième motif ? Comme
l’Europe est une Europe de petits paysans, pour l’essentiel, on a besoin de bras, de force de
travail pour faire vivre la ferme. Les motifs du mariage sont donc le lignage, le nom, la
biologie et l’économie. Rien à voir avec l’amour. Comme le dit mon ami François Lebrun
joliment, « dans le mariage quelquefois les gens s’aiment, mais c’est très rare ».

De toute façon, telle est la deuxième leçon des historiens de la vie quotidienne, les
« historiens des mentalités », on ne se marie pas au Moyen-âge, on est marié de force. C’est
dans Molière que vous trouvez pour la première fois des enfants qui se révoltent contre leurs
parents qui veulent les marier. Dans la réalité, jusqu’au 18ème siècle, des enfants qui se
marient sans l’autorisation des parents peuvent être punis de mort. On ne plaisante pas avec le
mariage. On n’est même pas marié par les parents, mais souvent par le village tout entier. Le
mariage n’est pas une affaire privée, c’est l’affaire de la communauté villageoise toute entière.
Dans la petite paysannerie, on met des champs ensemble, dans l’aristocratie, des pays
ensemble mais cela revient au même : on ne se marie pas par amour, on est marié par une
communauté qui peut être le village, la province, la région, le pays ; de toute façon on est
marié, ce n’est pas une affaire de choix privé. Il y a une coutume qui en témoigne pendant
tout le Moyen-âge : le charivari. En français contemporain, cela veut dire du bruit, du boucan.
Au Moyen-âge, c’est une coutume qui traverse toute l’Europe et qui consiste en la chose
suivante : quand un mari est cocu, quand il est trompé par sa femme et qu’il a les cornes qui
poussent, tout le monde s’en mêle. Quand il est cocu, on l’assied à l’envers sur un âne ou un
bœuf, on lui fait traverser le village, on le peint éventuellement en rouge, on lui jette des
légumes pourris à la figure, on lui tape un peu dessus ; puis on remet la femme et le mari dans
la maison et on tape sur la maison avec des casseroles, des bêches, des poêles, des pioches
pendant 48 heures. Coutume très intéressante car elle montre que le mariage n’est pas une
affaire privée. Comme c’est la communauté qui a marié les gens, c’est le village tout entier
qui rappelle la loi de la cité aux époux malheureux. Il n’y a pas d’intimité. Dans les maisons
du Moyen-âge, il n’y a d’ailleurs pas de couloirs, pas de portes. Rappelez-vous, quand on
était petit, on nous apprenait que Louis XIV faisait ses besoins en public. Même à Versailles,
il n’y avait pas d’intimité. Et si vous avez la chance de visiter les appartements privés, vous
verrez qu’ils sont tout petits et qu’on y vivait aussi les uns sur les autres. L’essentiel des
maisons paysannes était constitué d’une pièce et tout le monde était entassé avec tout le
monde.

Comment est-on passé du mariage forcé au mariage d’amour ? Il faut mettre cela en rapport
avec la naissance de l’individu, c’est-à-dire l’un des aspects les plus intéressants du
capitalisme. C’est une histoire passionnante. Quand le capitalisme va inventer le salariat, que
l’on va enfin payer les gens avec un salaire, le capitalisme va inventer aussi le marché du
travail. On a en France des études intéressantes sur les jeunes filles de Bretagne. Les petites
jeunes filles de 18-20 ans vont s’arracher à la communauté villageoise comme des petits
individus, des électrons. Communauté dans laquelle elles étaient mariées de force par le curé
du village, les parents, la famille. La jeune fille va partir pour aller, par exemple, travailler
dans une usine ou pour être domestique dans une maison bourgeoise. Or cette petite jeune
fille va avoir pour la première fois de sa vie une double liberté : elle échappe au contrôle de la
communauté et, le salaire étant une formidable émancipation, contrairement à ce que dit
Marx, elle a pour la première fois de sa vie une autonomie financière. Elle, qui est libérée du
poids de la communauté du village, du curé et des parents et dotée d’une petite somme
d’argent qui lui permet d’avoir une autonomie financière, au lieu de se laisser marier de force
avec un vieux barbon qu’elle déteste, comme dans L’Avare de Molière, elle va évidemment
décider de se marier si possible avec quelqu’un qui lui plait, donc par amour. Voyez en quel
sens c’est paradoxalement le capitalisme qui va inventer le mariage d’amour. Et ceci va avoir
trois ou quatre conséquences gigantesques, abyssales, en Europe, qui vont permettre aux
droits de l’Homme de s’installer chez nous.

Première conséquence, on va se mettre à aimer les enfants comme jamais dans l’histoire de
l’Europe. On les aimait sans aucun doute dans l’antiquité, mais au Moyen-âge, la mort d’un
enfant était souvent moins importante que celle d’un cheval. Je cite souvent une phrase de
Montaigne, écrivant à l’un de ses amis et qui lui dit : « J’ai perdu, cher ami, deux ou trois
enfants en nourrice. » Je suis certain qu’il n’y a pas un père de famille ou une mère de famille
dans cette salle qui pourrait prononcer aujourd’hui une phrase pareille. Aucun père dans cette
salle n’ignorerait le nombre d’enfants qu’il a perdus. Rousseau abandonne ses cinq enfants,
Bach a perdu dix enfants, Luther a perdu dix enfants ; ils en avaient du regret, mais bon,
c’était la vie, ce n’était pas très grave. Dans la petite paysannerie, on s’intéressait au premier,
au deuxième, voire au troisième… mais le quatrième on le tuait. Je donne dans mon livre sur
la famille l’exemple d’une nourrice à laquelle on a confié 20 enfants dans l’année et qui n’en
a pas rendu un seul vivant ! Elle n'a pas été mise en examen pour autant, cela ne gênait
personne. Je cite aussi l’histoire d’un cantonnier de village qui, chaque matin, ramassait deux
ou trois nourrissons, les mettait dans sa hotte et allait les décharger sur le parvis de l’église de
la ville d’à côté. Quand il déchargeait sa hotte, il y avait un ou deux enfants qui étaient morts
au vu et au su de tout le monde. Cela ne gênait personne. Le mariage d’amour va entraîner un
amour des enfants qu’on n’avait jamais vu, jamais connu probablement dans l’histoire de
l’humanité. Bien sûr, on pourra toujours trouver des exceptions, mais, au total, c’est un fait
historique alors qu’aujourd’hui, le deuil d’un enfant est devenu dans la plupart des familles la
pire chose qui puisse arriver à quelqu’un. Conséquence majeure : le problème politique va se
formuler en termes de générations futures. La question se formule de la façon suivante : quel
monde, nous, les adultes, voulons-nous laisser à nos enfants ? Cette formulation-là est
directement liée à cet intérêt porté à l’enfance qui n’existait pas avant l’existence du mariage
d’amour.

La deuxième conséquence du mariage d’amour, c’est le divorce - inévitable si vous fondez le


mariage sur l’amour. Si vous fondez le mariage exclusivement sur le sentiment, alors,
évidemment, quand l’amour disparaît, le divorce devient quasi inévitable. Quand on fondait le
mariage sur tout sauf l’amour, peu importe qu’on s’aime ou pas, ce n’était pas le but de
l’affaire. On pouvait donc rester ensemble sans amour. Troisième conséquence :
l’augmentation des divorces donne à certains l’impression que « tout fout le camp », que la
famille est brisée. C’est le discours que la droite tient habituellement aujourd’hui, en tout cas
en France. C’est un discours qui est parfaitement idiot car, au contraire, jamais la famille ne
s’est portée aussi bien qu’aujourd’hui. On confond deux choses : on oublie qu’on divorce
parce que désormais la famille est fondée sur l’amour et non plus sur le lignage et l’économie.
Autrement dit, soyons clairs : au Moyen-âge, la famille était beaucoup plus brisée,
recomposée et monoparentale qu’aujourd’hui pour des raisons démographiques, pour des
raisons de mortalité précoce. Le paradoxe aujourd’hui est que tout le monde veut se marier,
ou en tout cas vivre en couple en étant fidèle autant que possible, mais que cela ne marche pas
toujours, parce que l’amour est chose beaucoup plus fragile que l’économie ou le lignage ; il
disparaît parfois. Tout le monde, y compris les prêtres et les homosexuels, veut se marier ! Il y
a là quelque chose qui témoigne de la vitalité de la famille. Seulement, encore une fois, quand
on la fonde sur le sentiment, il y a un risque d’échec.

Pour résumer, il y a trois âges de la famille. Un, la famille du Moyen-âge qui est une
association qui n’a rien à voir avec l’amour. Deux, la famille bourgeoise de 1850 à 1950.
C’est celle qu’aujourd’hui on idéalise en disant que c’était mieux avant, car les gens ne
divorçaient pas. En effet, nos présidents de la République ne divorçaient pas. Leurs familles
allaient-elles mieux pour autant ? Le jour de l’enterrement il y avait les maîtresses, les enfants
adultérins. On ne divorçait pas parce que ça ne se faisait pas. Mais quand on regarde de près
la famille, elle était minée de l’intérieur par des mensonges, des infidélités, des secrets.
J’ajouterais même que les enfants seront quelque fois moins malheureux à travers un divorce
réussi qu’à travers un mariage raté. On idéalise la famille bourgeoise mais il faut rappeler
qu’elle reposait sur un pilier fondamental qui n’est pas très reluisant : le bordel. Il faut aussi
rappeler que les femmes sacrifiaient non seulement leurs vies professionnelles mais aussi très
rapidement leurs vies affectives, amoureuses, à des maris qui les trompaient à pied, à cheval
ou en voiture. C’est ce qu’on oublie de dire, et s’il faut comparer les trois âges de la famille,
comparons tous les termes du problème. Alors on s’aperçoit que la famille va plutôt mieux
aujourd’hui qu’avant, et que le divorce est le prix du mariage d’amour.

Je voudrais faire le lien maintenant entre les deux moments : celui des idées, de l’histoire
intellectuelle, et celui des faits, de l’histoire réelle, en l’occurrence de l’histoire de la vie
privée. Que s’est-il passé en Europe ? Il s’est passé que nous avons vécu au 20ème siècle un
siècle de « déconstruction » - d’Abbau, comme disait Heidegger. Je ne sais pourquoi, les
américains attribuent le terme à Derrida, qui n’est qu’un épigone mineur de Heidegger, alors
qu’il vient évidemment d’abord du fameux marteau de Nietzsche, puis, bien entendu, de
Heidegger. Nous avons déconstruit la tonalité en musique avec Schönberg, la figuration en
peinture avec Picasso et Kandinsky, les deux pères fondateurs, l’un du cubisme, l’autre de
l’art abstrait. Nous avons déconstruit les principes traditionnels du roman avec Joyce et le
nouveau roman, et puis nous avons déconstruit les figures traditionnelles du sur-moi, disons
de la morale chrétienne, de la morale religieuse, de la morale bourgeoise comme on disait en
1968.

Que s’est-il passé au fil de cette déconstruction ? Il s’est passé une chose incroyable qui a
directement rapport avec notre sujet. On a déconstruit toutes les figures traditionnelles du
sacré. Qu’est-ce que le sacré ? Le sacré, étymologiquement, c’est ce pour quoi on peut se
sacrifier, ce pour quoi on peut donner sa vie, ce pour quoi on peut mourir. Au fond, des
valeurs sont sacrées quand on peut faire pour elles le sacrifice de la vie. Si je peux mourir
pour une valeur, c’est qu’elle m’apparaît à tort ou à raison, peu importe ici, comme sacrée.
Qu’est-ce qu’on a tenu comme sacré en Europe depuis 2000 ans ? Pour quels types de motifs
les Européens sont-ils morts massivement, violemment, brutalement ? On est mort pour Dieu :
il y a eu de nombreuses guerres de religion en Europe. Et d’ailleurs quand vous y regardez de
près, tous les conflits encore aujourd’hui sont préformés par des guerres de religion, que ce
soit en Bosnie ou en Irlande. Les religions ont été à la fois un facteur de constitution des
communautés et un facteur de guerre. Mais vous remarquez aussi qu’aujourd’hui, il n’y a plus
de fous de Dieu en Europe ; il n’y a plus, en Europe, de gens qui meurent pour Dieu, et c’est,
je crois, une bonne nouvelle. On est mort pour la patrie. Chacun sait que la Seconde Guerre
mondiale a fait 53-55 millions de morts. Puis on est mort pour la Révolution. Le communisme
aura fait environ 120 millions de morts. Les trois grands motifs de sacrifice en Europe furent
Dieu, la patrie, la Révolution. Vous remarquerez une chose, c’est que ces trois grandes figures
du sacré sont aujourd’hui déconstruites. Parmi les jeunes gens que j’ai autour de moi ou que je
rencontre ici ou là, aucun à Paris ne serait prêt à mourir ni pour Dieu, ni pour la patrie, ni pour
la révolution. J’ai autour de moi des croyants, de fervents chrétiens, des patriotes qui aiment
la France ou, ici, qui aiment la République tchèque ; il y a encore quelques hurluberlus, pas
beaucoup, qui sont ou se disent révolutionnaires. Mais de toute façon, aucun d’entre eux
n’est prêt à mourir pour des entités abstraites. Max Weber, le plus grand sociologue allemand,
dit à peu près ceci : Si vous voulez comprendre les figures traditionnelles du sacré, pensez au
code d’honneur du capitaine d’un vaisseau qui accepte de mourir au garde-à-vous alors même
que l’équipage et les passagers ont été évacués lors du naufrage du bateau.
Métaphoriquement, je dirais qu’en Europe aujourd’hui, plus personne n’est prêt à mourir pour
la coque du bateau. Et je vais vous dire : je pense que c’est une excellente nouvelle.

Cela veut-il dire que le sacré a disparu ? Certainement pas. Je pense au contraire que cette
histoire de la famille moderne, du mariage d’amour, a entraîné une sacralisation de l’humain.
Ce que nous vivons aujourd’hui en Europe, autrement dit, c’est l’effondrement des figures
traditionnelles du sacré et la naissance progressive d’une nouvelle figure du sacré : le sacré à
visage humain. Ce sacré à visage humain nous conduit à penser au fond qu’il ne faut pas
mourir pour la coque du bateau mais peut-être pour les gens qui sont dessus. C’est toute
l’histoire de l’action humanitaire. Je ne vous connais pas, madame, mais si je vous voyais
agressée dans un train ou dans un métro, je pense que ça vaudrait la peine que je vienne vous
défendre. En revanche, le train ou le métro, franchement, je m’en tape. Et c’est ça la période
moderne. Ce qui nous importe à nous et nous apparaît comme sacré… c’est l’humain. C’est
sur cette base de la naissance de l’individualisme moderne, c’est-à-dire de l’individu qui
s’arrache aux communautés d’origine sous l’effet du salariat et de l’histoire de la famille
moderne, que nous avons progressivement sacralisé l’individu. Nous vivons donc
l’effondrement des figures ordinaires du sacré et la naissance d’un nouveau visage du sacré :
le sacré à visage humain, ce que j’appelle, en reprenant une formule de Husserl, la
transcendance dans l’immanence.

Juste une dernière remarque pour les philosophes qui sont dans la salle, et notamment ceux
qui s’intéressent à la tradition de la phénoménologie. Ce tout nouvel humanisme dont je parle,
cet humanisme de l’amour et pas simplement du droit, n’est pas celui du 18ème siècle : la
question qui se pose à la philosophie contemporaine est de savoir si cette figure du sacré, ce
nouvel humanisme échappe à ce qu’on a appelé dans la seconde moitié du 20ème siècle la
déconstruction de la métaphysique. Cet humanisme est à mes yeux clairement post-
métaphysique. La déconstruction de la métaphysique au 20ème siècle s’est appuyée sur une
idée qui a d’abord été formulée par Nietzsche de façon absolument géniale et que je vous
rappelle en quelques mots. Nietzsche dit dans Le crépuscule des idoles, qu’il faut casser, avec
son fameux marteau, toutes les idoles. Il ajoute : j’appelle idoles tous les idéaux quels qu’ils
soient, les idéaux qui ont animé la morale, la métaphysique et la religion depuis Platon et la
religion chrétienne.

Ce que pense Nietzsche, c’est que nous avons inventé les idéaux, les idoles, pour nier la
réalité. Nous avons inventé le ciel pour nier la terre, pour dire que la terre n’est pas bonne et
que ça ira mieux après, au Paradis. Nous avons inventé le communisme pour dire que le
capitalisme n’est pas bon. Nous avons inventé le monde des idées chez Platon pour dire que
le monde sensible n’est pas bon : le corps et la sexualité, c’est mal. Chaque fois nous
inventons un idéal pour dire « le réel n’est pas bon », et pour Nietzsche comme pour les Grecs
le vrai sage est celui qui ne vit pas dans l’idéal mais parvient à se réconcilier avec le réel, ce
que Nietzsche appelle l’ amor fati : aimer le fatum, ce qui est là, le destin, le présent, ce qui
nous a été envoyé, et non pas vivre dans l’idéal. Tout idéalisme est en ce sens un nihilisme
selon Nietzsche. Il faut donc manier le marteau pour casser les idoles de la métaphysique et,
au fond, toute la déconstruction heideggérienne et post-heideggérienne, nietzschéenne, à la
Foucault, à la Deleuze, à la Derrida, va continuer ce geste de casser les idoles de la
métaphysique et de la religion.

Or, le nouvel humanisme auquel je fais référence ici, cet humanisme qui n’est plus celui du
droit, de la raison pratique, mais un humanisme de l’amour, ne relève pas de la logique des
idoles car il appartient à une autre catégorie que celle du ciel : il est terrestre, cet humanisme.
Quand vous réfléchissez à la structure même de l’amour, à la logique de l’amour, vous
découvrez que l’amour c’est justement l’archétype de la « transcendance dans
l’immanence. » En effet, lorsque vous aimez quelqu’un, sauf si vous êtes Narcisse, vous
aimez quelqu’un d’autre que vous, quelqu’un qui n’est pas vous-même ; vous êtes donc dans
la transcendance de l’autre, amoureux de quelqu’un qui est inaccessible, irréductible en tout
cas, qui est un autre. En même temps (comme le dit si bien la métaphore du cœur), l’amour
n’est nulle par ailleurs qu’au plus intime de nous-même. Il porte sur un autre que nous mais il
est immanent à nous-même. Nous avons ici affaire à une transcendance qui n’est pas la
transcendance des idées ou des idoles de la raison, mais qui est une transcendance
complètement immanente à l’être humain. En ce sens, elle ne relève pas de la déconstruction
de la métaphysique telle que Nietzsche et Heidegger l’ont léguée aux petits français et que j’ai
appelé la « pensée 68 ».

En conclusion

Dans cette Europe qui seule a connu l’histoire de la famille moderne et, avec elle,
l’histoire de l’émancipation de l’individu par rapport aux communautés traditionnelles
d’origine, les droits de l’Homme ont pu s’installer. Ils se sont installés avec une force qui
n’est pas simplement celle de l’intelligence, celle des idées - l’idée chrétienne, l’idée de
Rousseau et de quelques autres-, mais avec la force de l’amour. Si nous sacralisons l’être
humain en Europe, c’est d’abord et avant tout parce que cette histoire du mariage d’amour et
de la famille moderne nous a en quelque sorte préparés à sacraliser nos enfants et donc à
comprendre, par sympathie, que finalement rien n’est plus sacré que la douleur de quelqu’un
qui fait l’épreuve du deuil d’un être aimé. C’est cela qui a conduit à ce que les droits de
l’Homme prennent chez nous un sens concret, un sens charnel et pas simplement une vitalité
intellectuelle. Or au final, Marx avait à un certain niveau d’analyse raison, l’économique est
déterminant : c’est bien l’histoire du capitalisme qui est derrière toute cette affaire et il faut
vraiment nous demander si cette histoire est exportable, et dans quelle mesure elle est
exportable. Est-ce que l’individu peut naître, par exemple, dans des pays qui ne reconnaissent
que la communauté et qui refusent d’entrer dans la mondialisation ? C’est la grande question
d’aujourd’hui. Est-ce que l’individu peut naître dans des idéologies qui considèrent que seules
les communautés existent et que, par conséquent, les guerres qu’on doit mener de
communauté à communauté sont des guerres d’extermination ? C’est le problème
d’aujourd’hui. On peut parier que lorsque l’histoire du capitalisme s’introduit dans un pays,
elle tend à produire les mêmes effets, c’est-à-dire la naissance de l’individu, comme on le voit
paradoxalement en Chine aujourd’hui. On dit beaucoup de mal de la Chine à cause de
l’affaire tibétaine, mais malgré tout, aussi bizarre, voire choquant que cela puisse paraître, le
fait est qu’elle n’a sans doute jamais autant respecté les droits de l’Homme qu’aujourd’hui !
Dans histoire de l’émancipation des individus par rapport aux communautés d’origine, c’est
toujours l’histoire concrète qui est requise pour que les droits de l’Homme deviennent
possibles. Tant que cette histoire-là n’est pas installée dans un pays, les droits de l’Homme ne
restent qu’une formule vide. C’est là le problème que nous avons aujourd’hui sur le plan
international. Et c’est aussi pourquoi certains pays, par exemple l’Iran, refusent de toutes leurs
forces l’entrée dans cette gigantesque lessiveuse qu’est la mondialisation libérale. Les
dirigeants savent bien que s’ils y mettent le doigt, tout le reste y passera et rien ne restera de
leurs fanatismes !

Voilà ce que je voulais vous dire aujourd’hui pour ouvrir la conversation, et je vous
remercie infiniment de votre attention.

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