ouvrages de erving goffman erving goffman

aux éditions de minuit

ASILES, Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, 1968 les cadres de l'expérience
LA MISE EN scÈNE DE LA VIE QUOTIDIENNE, 1973
traduction d'isaac joseph
1. La présentation de soi
2. Les relations en public avec michel dartevelle et pascale joseph

LES RITES D'INTERACTION, 1974

STIGMATE, Les usages sociaux des handicaps, 1975

FAÇONS DE PARLER, 1987

LES ÉDITIONS DE MINUIT

OUVRAGE PUBLlÉ AVEC LE CONCOURS
DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES
 '
~:
f LES CADRES DE LA CONVERSATION
13. Les cadres de la conversation
l
Dans les séquences d'activité qUl Jusqu'ici nous ont servi
d'exemples, mais aussi de représentations, de maquettes de
typifications et de cas - de cas exemplaires, vulgaires ou purs,
de cas exceptionnels, de cas extrêmes ou de cas limites - la
parole figurait comme une possibilité, une probabilité et q~el­
que fois comme une nécessité. L'analyse de ces séquences était
en même temps l'analyse de l'acte qui consiste à dire quelque
chose, à produire un énoncé, lui-même susceptible de transfor-
mations - de modalisation ou de fabrication - du même type
que la séquence elle-même. On peut se donner des coups de
poing pour blaguer ou émettre un ordre en plaisantant; on peut
se faire avoir par une fausse planche à billets ou par un
simulacre d'aveu; on peut éclater parce qu'on n'arrive pas à
enfiler une aiguille ou parce qu'on ne trouve pas ses mots, et
cette forme de débordement, de bafouillage, est bien la plus
parlante des ruptures de cadres.
Voyez le rôle des malentendus dans les erreurs de cadrage.
Certes, le contexte nous aide à éliminer les significations fortui-
tes et les incompréhensions, mais il n'aurait pas ce pouvoir sans
la subtilité, c'est-à-dire la compétence culturelle, de ceux qui
l'interprètent. A l'inverse, on trouvera à l'origine des erreurs de
cadrage verbal une forme innocente d'incompétence culturelle
que la tradition attribue à l'innocence du mot d'enfant « trop
mIgnon» :
« Peter, le petit-fils de Horace Stoneham, âgé de trois ans, est
un familier des matchs de base-bail. Il vient d'entrer à l'école
maternelle et tout va bien pour lui. "Qu'est-ce que ça fait, un
486
plus un ?" demande la maîtresse. Peter n'hésite pas: "Une balle
et un strike" » 1•
L~ problème est moins anodin qu'il n'y paraît. Voyez l'exemple
SUlvant :
«Ah, les touristes! Celui-ci entre chez Delmas and Delmas
dans la galerie commerçante de Ghizardelli Square, et jette u~
coup d'œil sur un bracelet en jade. "C'est combien?" Le gérant:
"Un cinquante." Le touriste aligne tranquillement un billet de
un dollar et deux pièces de 25 cents: "Je le prends." (Je ne crois
pas qu'il pourra) »2.
Il ne s'agit ici que d'un simple malentendu, qui aboutit à un
geste malencontreux, difficilement tenable et auquel personne
ne peut croire longtemps. Mais on peut penser que le touriste
sera gêné par ce malentendu, qu'il aura le sentiment de s'être
dévoilé : lui qu~ voulait passer pour un connaisseur apparaît
comme un béotlen. On pourrait dire que l'interprétation cor-
recte d'un énoncé a pour effet implicite, entre autres, de ne pas
mettre en défaut publiquement les compétences culturelles et
li~guisti~ues ~uxquelles nous prétendons 3. Si le gérant de la
bIjouterIe avaIt annoncé le prix du bracelet de manière moins
ellip~ique, le client. aurait sans doute eu le courage de réagir en
mamf:stant son I?térêt et en donnant l'impression de s'y
connaItre, de saVOIr ce que coûte ce genre de bijou. On dira
donc que l'interprétation correcte d'un événement nous permet
de déployer ces routines défensives qui se traduisent pour la
plupart de manière mesquine et qui nous évitent habituellement
de prendre des initiatives qui nous discréditent.
En somme, tous les phénomènes analysés dans les chapitres
précédents ont leur équivalent verbal : les manipulations les
modalisations, les ruptures de cadre, les erreurs de cadrag~ et,
1. ,Herb Caen, San Francisco Chromde, 25 septembre 1967. A propos des erreurs
de decadrage mtentlOnnelies ayant pour conséquences des répliques bien envoyées
Arthur Koestler construit toute une vision du monde dans The Act of Creation Ne~
York, Dell Publishing, 1967. '
2. San Francisco Chronlcle, 26 juin 1968.
3. Tout le monde semble admettre une distindion subtile entre le défaut de culture
générale et d'ais.ance linguistique d'une paIt et, d'autre paIt, la pauvreté d'un
vocabulaire techntque et spécialisé. L'usage" incorrect» d'un mot, et SUItout d'un mot
savant, pOIte atteinte à nos prétentions tacites à la bonne éducation; par contre, si le
garagiste nous demande de lUi passer un outil et que celui que nous lui tendons n'est
pas le bon, notre inaptitude n'est pas linguistique, mais manuelle.
487
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
bien sûr, les controverses sur les cadrages. Mais le fait de
pouvoir répertorier des exemples de ces différentes formes ne
nous dit pas ce qui est propre au domaine des énonciations. Et
la situation n'a guère de chance de s'améliorer si l'on s'engage,
comme je vais le faire maintenant, dans l'analyse d'un type
particulier de langage informel que nous désignons du terme de
bavardage, causette ou conversation. Ce type de langage sup-
pose un échange facile des rôles de locuteur et d'auditeur et
implique un petit nombre de participants qui ont peut-être
décidé de passer ensemble un moment, plus ou moins long, où
ils prendront plaisir à ne rien faire ou qui s'accordent un court
instant de diversion 4. Et il est indéniable qu'on trouvera des
ruptures de cadre 5, et des controverses sur les cadres 6 ; mais les
4. Il arrive que cette alternative soit posée dans les termes d'une opposition entre
interaction formelle et informelle; on néglige alors le fait que, même dans les rencon-
tres les plus formelles et les plus officielles où celui qui parle représente une organisa-
tion prestigieuse et livre des informations dont les auditeurs auront besoin pour
coordonner leurs actions, il peut émailler son propos de remarques informelles de
toutes sortes, de salutations, de blagues, de commentaires ironiques, etc.
5. Nous avons laissé entendre que les rôles masculins et féminins n'avaient pas le
même degré de liberté quant au maintien de soi dans la conversion informelle. On peut
voir des hommes se mettre subitement en colère, se laisser dévorer par leurs convic-
tions ou apparaître entiers dans leurs résolutions; des femmes, on attend qu'elles se
retirent par moments de la conversation, qu'elles rougissent de plaisir, qu'elles soient
embarrassées ou peinées. En tout état de cause, nous montrerons que la conversation
informelle n'implique jamais, par définition, un programme unique et préétabli avec
sa distribution de rôles bien différenciée. Du coup, une rupture de cadre, même
brutale, n'entraîne pas nécessairement de désorganisation généralisée. En fait, l'interlo-
cuteur qui sombre attire momentanément l'attention avant d'être ramené à la surface
et dorloté, tout simplement parce que le programme peut aisément être retardé ou
abandonné sans conséquences organisationnelles graves.
Remarquons que ces petites ruptures de cadre peuvent tout aussi bien se produire
dans les représentations dramatiques et plus particulièrement au cinéma, qui est leur
lieu naturel d'expression. Voyez ce qu'en dit Bela Balasz : «Dès le début du cinéma
muet, Griffith avait montré la scène suivante dans un film dont le héros est un
commerçant chinois. Lilian Gish, jeune mendiante persécutée, tombe évanouie devant
la porte de cet homme. Le Chinois trouve la malade, l'emmène chez lui et la soigne.
Elle se rétablit lentement, mais son visage figé reste triste. "Ne sais-tu pas sourire ?"
demande le Chinois à la jeune fille apeurée qui commence à avoir confiance en lui. "Je
vais essayer", répond Lilian Gish. Elle prend un miroir et, avec ses doigts, tire les coins
de sa bouche pour esquisser un sourire. Elle exécute devant sa glace la grimace du
sourire. Cela fait apparaître un masque torturé, éveillant plutôt la peur. Elle se tourne
vers le Chinois. Mais alors le bon regard de celui-ci fait naître en elle un vrai sourire.
L'expression du visage ne s'est pas modifiée. Mais elle est maintenant réchauffée par
un sentiment profond et une nuance à peine décelable a transformé une grimace en
expression authentique. »
6. D'où la remarque pertinente de Joan P. Emerson, « Negotiating the Serious
Import of Humor », Sociometry, XXXII, 1969, p. 169-181 : «Même si nous nous
488
j
LES CADRES DE LA CONVERSATION
traits distinctifs de l'activité restent dans l'ombre. En réalité, je
crois qu'on découvre ce fait important, que la conversation est
une sorte de dépôt d'ordures de la structure, une décharge où
l'on retrouve les restes et les fins de série des activités de
cadrage de notre culture. (Toutes les variétés structurales de
techniques de production de l'expérience négative sont là,
même si nous avons du mal parfois à les distinguer, et nous
n'avons pas attendu Pirandello pour apprendre à faire le tri.)
Mais qu'avons-nous à dire de ce tas d'ordures une fois que nous
aurons reconnu notre compétence (communicative) à le pro-
duire et à y survivre?
II
En dépit des ambiguïtés, des malentendus et des confusions
de courte durée, toutes les séquences d'activité que nous avons
étudiées ont une identité organisationnelle qui résiste au temps.
Des activités comme les jeux de scène, les opérations concertées
d'escroquerie, les expérimentations, les répétitions, tendent à
exclure les autres cadrages possibles et requièrent, une fois
engagées, qu'on soutienne la définition de la situation contre
toute diversion possible. Elles doivent s'inscrire dans le cours
des choses et le cours des choses doit leur faire une place. Même
si les cadrages sont sujets à des transformations - ce qui est la
garantie par excellence d'une bonne analyse de cadres -, ces
reconstitutions ont des conséquences réelles, surtout celles qui
se produisent en marge du cadre.
Analysons maintenant les différentes modalités selon lesquel-
les une énonciation, quelle qu'elle soit, formelle ou informelle,
est en prise sur son environnement immédiat. Pour parler, il
accordions le droit de plaisanter sur des sujets que nous aurions du mal à introduire
dans un discours sérieux, la frontière entre propos acceptables et inacceptables reste
imprécise et demande à être négociée dans chaque échange. Celui qui plaisante n'est
jamais sûr qu'on appréciera sa plaisanterie et celui qu'on plaisante se réserve toujours
le droit de considérer qu'il a été offensé,. (p. 170). Réagir sérieusement au sujet d'une
plaisanterie, c'est négocier des limites et décider des responsabilités qu'il faudra
prendre pour passer aux choses sérieuses. En entretenant l'ambiguïté, celui qui se
charge de la transposition laisse une marge de manœuvre à celui qui plaisante: celui-ci
pourra confirmer qu'il entendait plaisanter et décliner l'offre de la discussion sérieuse
ou, au bout de quelques échanges, rétablir les limites humoristiques de son propos.
489
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
nous faut d'abord des ressources physiques: de l'énergie et de
l'air. C'est là une considération bien triviale, sauf pour ceux qui
évoluent dans l'espace restreint d'une capsule spatiale et dont
la situation est modalisée dans le dernier acte de l'Aida de
Verdi. Une énonciation, c'est aussi la production d'une onde
sonore qui s'évanouit mais qu'on peut enregistrer et qui permet
aux locuteurs méfiants de maintenir leurs conversations dans de
drôles de. lieux. Mais, ce qui importe davantage, c'est que la
conversatIon de face à face exige des participants qu'ils restent
à la portée du regard et de la voix l'un de l'autre pour que le
système de communication ainsi conçu puisse fonctionner; et
cela suppose que tout l'environnement d'objets, de sons et de
personnes susceptibles d'interférer avec le face-à-face s'y ajuste
ou que ce soit le face-à-face qui s'y ajuste. (Cet ajustement
réciproque avec l'environnement immédiat concerne d'ailleurs
encore plus l'usage de l'appareil vocal que le contenu des
messages échangés.)
L'organisation de ce qu'on dira de significatif dans ces
moments de conversation doit correspondre aux règles d'un
langage dont chaque participant affiche la maîtrise, tout comme
il affiche la maîtrise de son appareil acoustique. Cette compé-
tence est étroitement liée à une autre qui porte très précisément
sur la situation sociale dans laquelle elle s'exerce, puisqu'elle
~oncerne l'usage d'« expressions indexicales » qui désignent le
heu, le temps et les personnes correspondant à ce site particulier
où se produit l'énonciation par opposition au site dont on parle.
En outre, les locuteurs seront soumis à des normes de bonnes
manières qui touchent à la fréquence et à la longueur des tours
de parole, aux thèmes qu'il vaut mieux éviter, à la réserve qu'on
s'impose pour parler de soi, à l'attention, empressée ou parci-
monieuse, qu'on porte aux autres. C'est à la faveur de ces
petites attentions qu'on s'acquittera de sa dette à l'égard des
rapports hiérarchiques et des rapports sociaux.
Mais to~t cela, admettons-le, ne suffit toujours pas; nous ne
savons tOUjours pas quelle est la fonction réelle de la conversa-
tion et en quel sens nous pouvons dire qu'une énonciation
trouve sa place dans le monde. C'est que, de toute évidence,
nous agissons à partir de ce qu'on nous dit et nos actions, à leur
tout, deviennent partie intégrante du cours du monde. Manifes-
tement, la coordination de toute activité sociale, sans parler du
490
LES CADRES DE LA CONVERSATION
travail d'équipe, présuppose des phrases auxquelles nous
croyons, quelle que soit leur exactitude, des menaces et des
promesses auxquelles nous devons nous fier 7.
C'est maintenant qu'apparaît la différence entre le parler
conversationnel et l'ensemble des phénomènes que nous avons
étudiés jusqu'ici. La conversation informelle ne semble pas
vraiment en prise sur des projets sociaux d'envergure; elle
apparaît plutôt comme une façon de passer un moment.
Comme si nous pouvions en quelque sorte nous conduire à
notre guise et nous engager dans des séquences d'activité sans
guère de conséquences sur notre environnement immédiat.
Certes, dans une conversation, le mouvement d'un des interlo-
cuteurs est sensiblement déterminé par les mouvements qui
l'ont précédé et détermine sensiblement ceux qui le suivent,
mais tout cela se fait simplement. A chaque bifurcation, toute
une série d'actions sont disponibles et c'est librement que
chacun choisit - si on s'en tient du moins à un des niveaux de
l'analyse. Un match de boxe ou une partie de poker peuvent
dériver et se transformer en farces, mais en ce cas on ne
reviendra pas en arrière facilement ou automatiquement. Par
contre, le petit bavardage qui accompagne un projet d'enver-
gure semble se loger dans des interstices qui lui conviennent
parfaitement, parce que ce qui s'y déroule est découplé du reste
de l'activité et est donc assuré de demeurer sans conséquence.
En somme, le hasard n'y serait pour rien: ce serait une fonction
centrale de la conversation que de fournir à celui qui y participe
un moyen d'adopter un mode d'ajustement auto-protecteur à ce
qui se passe autour de lui et ceci même s'il a renoncé à toute
tentative de réorienter la situation.
On peut défendre cette hypothèse d'une souplesse propre à
la conversation de différentes manières. Contrairement aux
interactions scénarisées du théâtre, il est rare, dans une conver-
sation « naturelle », que la bonne réponse soit donnée sur-le-
champ, il est rare que les réparties intelligentes fusent, même si
7. Il existe une conviction largement partagée selon laquelle un locuteur qui s'écarte
trop fréquemment d'un compte rendu fiable de ce qu'il sait acquerra bientôt une
réputation telle qu'on finira par mettre en doute l'ensemble de ses dires. Une norme
de ce type transforme probablement un discours ou son équivalent factuel. Mais nous
montrerons qu'il y a des raisons structurales qui enlèvent toute portée pratique à cette
norme.
491
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
l'on s'y emploie. En fait, lorsqu'une réplique est aussi bonne
que celle à laquelle on aurait pu penser par la suite, nous avons
alors affaire à un événement mémorable. Il faut bien voir que
les normes auxquelles les participants se mesurent sont rare-
ment celles qu'ils parviennent à satisfaire et que, face à un
silence qu'il leur faut meubler, ils se trouvent souvent incapables
de produire autre chose qu'un grognement ou un hochement de
tête. Si ce hochement arrive au bon moment, si le ton avec lequel
on profère ce grognement est correct, cette manière de laisser
passer une occasion de prendre la parole sera tout à fait
satisfaisante sur le plan organisationnel; sur le plan syntaxique,
ce sera l'équivalent d'un énoncé en bonne et due forme; il sera
même souvent accueilli avec joie par les autres participants,
puisqu'il signifie qu'ils attendront moins longtemps entre deux
coups de raquette. (Une conversation n'est jamais qu'un arran-
gement qui autorise chacun des participants à se mettre lui-
même en sourdine pendant que les autres parlent.) En outre,
le locuteur trouve souvent l'occasion de petites ruptures de
cadres réflexives, revenant sur son propre comportement verbal
pour en faire l'exégèse ou pour l'assortir de quelques apartés
apologétiques. Ces éléments de réponse qui s'engendrent eux-
mêmes et se rapportent à eux-mêmes dans un mouvement de
spirale centripète sont nécessairement écartés de l'interaction
proprement dite, puisque ici l'acteur se donne lui-même une
réplique à laquelle il répond.
e est donc en un sens absolu qu'on peut dire de la conversa-
tion que les liens qu'elle entretient avec son monde sont relâ-
chés. Et on en déduira qu'elle est plus vulnérable que toute
autre activité à la modalisation et aux fabrications - que cette
vulnérabilité soit exploitée ou non. Ce relâchement est en effet
ce qui convient précisément à toutes les transformations. Même
si nous sommes obligés par moments de parler de manière
stricte et responsable - ou de mentir sérieusement -, il suffit
de voir les talk-shows télévisés pour se convaincre que la
plaisanterie et la taquinerie sont devenues tellement normales
dans la conversation qu'il faut introduire des parenthèses pour
avancer un propos sérieux: on dira: « Trêve de plaisanterie»
ou : « Parlons sérieusement », comme s'il fallait inévitablement
sous-modaliser le flux discursif. Nous verrons que, si le rôle du
locuteur n'est guère en prise sur son monde, les réactions de
492
LES CADRES DE LA CONVERSATION
celui à qui il parle le sont encore moins. Ce que je veux dire,
c'est que tout langage informel, qu'il s'agisse de conversation ou
de bavardage, a des rapports plus souples au monde que
d'autres formes d'énonciations. Aucun langage, dirons-nous,
n'est réellement en prise sur le cours du monde, mais la
conversation l'est encore moins que les autres.
Considérons, maintenant, le fait que le 'locuteur croit en ce
qu'il dit. Parler, de manière formelle ou informelle, c' est émet~re
une opinion, exprimer un souhait, un désir, un penchant, fatre
comprendre une attitude, etc. Il s'agit d'attester de .l'existence
d'un état qu'on dit interne sous des formes qUl pourront
toujours être discutées et contestées. On imagine mal pouvoir
accéder à une certitude définitive en ce domaine et encore
moins l'acquérir. Même dans le cas où la conduite ultérieure
d'un individu paraît confirmer ses allégations présentes, per-
sonne ne se soucie de tenir le compte de ces conséquences et
de les confronter avec son propos initial. En d'autres termes, le
maillage étroit du monde ne nous aide pas beaucoup ici ; le fait
qu'un individu livre son sentiment sur un problème n'a guère
d'incidence, sinon sur la gestion des tours de parole et autres
éléments de l'organisation conversationnelle. Cela ne change
rien aux libertés qu'il peut prendre dans 1'« expression» de ses
croyances, de ses attitudes, intentions, etc.
Surtout, nous sommes loin d'occuper notre temps de parole
à exprimer des états d'âme, pas plus d'ailleurs qu'à don~er des
ordres annoncer des décisions, décliner des requêtes, fatre des
offres,' etc. Lorsque nous parlons ainsi, nous le faisons souvent
de manière indirecte au travers d'autre chose; ces expressions,
ces ordres, requêtes ou offres sont des effets, mais qui ne nous
disent pas grand-chose de la séquence d'activité qui les produit.
Une question peut avoir pour réponse affirmative un hoche-
ment de tête, un monosyllabe, un adage, une anecdote. Et la
fonction performative de ces réponses ne nous dit rien de la
structure des adages ou des anecdotes. Certes, il incombe à une
séquence langagière la charge de dire « Oui» ou « N.0n » ou
« Peut-être» ou encore « Attention à la marche », malS quelle
est la forme et la nature des véhicules qui charrient nos far-
deaux?
Nous essaierons de montrer dans le détail que nous passons
le plus clair de notre temps à faire la preuve de l'équité ou de
493
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
l'iniquité de la situation que nous vivons et à étayer nos
sympathies, nos approbations, nos justifications, nos bienveil-
lances ou nos réactions amusées. Quant à ceux qui nous
écoutent, ils s'emploient à afficher une sorte de sensibilité
d'audience, une passion - et non une disposition à l'action -,
mais une passion qui doit s'exhiber, avec ses signes.
En général, que fait un locuteur, sinon raconter à ceux qui
l'écoutent une version de ce qui lui est arrivé? En un sens,
même s'il s'impose de présenter les faits bruts tels qu'il les voit,
sa manière de les présenter est de part en part théâtrale, non pas
parce qu'il exagère ou qu'il suit un script, mais parce qu'il
s'engage dans un processus de dramatisation, c'est-à-dire une
technique qui lui est propre et qui lui permet de reproduire une
scène, de la rejouer. TI passe une copie de la bande enregistrée
de son expérience passée. Ce n'est pas tant que les mots qu'il
utilise soient une sorte de transformation de ce à quoi ils se
réfèrent. Cela est important sans doute pour l'étude des cadres
et, si l'on vous demande : « Comment avez-vous acheté votre
voiture? » et que vous répondez: « Comptant », ce mot ne fait
que désigner l'argent et n'est pas de l'argent. Mais ce n'est pas
notre problème ici; ce qui nous intéresse, c'est que, à cette
question sur l'achat d'une voiture, on peut aussi s'engager dans
une réponse qui commencerait comme ceci : « Eh bien, mon
beau-père connaissait ce gars qui vient d'acheter une conces-
sion. Du coup, nous sommes allés le voir dimanche dernier et
il était justement en train de faire l'inventaire de son vieux
stock, alors nous lui avons demandé si ... ». Cela remplit les
fonctions d'une réponse, au même titre que le mot «comp-
tant », mais, par opposition à la première réponse, c'est une
invitation à s'installer dans une narration, à s'y engager avec
empathie comme dans un récit.
Disons-le autrement. Un récit ou une anecdote, c'est-à-dire
une reprise, une séquence rejouée, n'est jamais le simple compte
rendu d'un événement passé. Dans son sens plein, c'est la
formulation personnelle d'un locuteur, effectif ou virtuel, lui-
même situé de telle sorte que certains développements tempo-
rels et dramatiques de l'événement qu'il rapporte découlent de
ce point de départ. Une séquence rejouée, c'est donc, incidem-
ment, une expérience dans laquelle ceux qui nous écoutent
peuvent eux-mêmes s'insérer par empathie, qu'ils peuvent
494
LES CADRES DE LA CONVERSATION
revivre par délégation. Une reprise, en somme, ne rapporte pas
un événement, elle raconte une expérience personnelle.
On peut ignorer le caractère de reprise d'une grande partie
de la conversation informelle parce qu'on tient pour acquis sans
examen le statut de domaine des énonciations brèves. Le récit
d'un incident prolongé par un narrateur expérimenté a des
chances d'être pris en compte, mais les linguistes ne se précipi-
tent pas pour analyser le caractère de reprise d'histoires qui
tiennent en une phrase et sont racontées par des gens ordinai-
res, lesquels, en outre, ne demandent rien à ceux qui les
écoutent. Et pourtant, si les longs récits sont de bons exemples
de reprise de l'expérience, les plus courts ne le sont pas moins.
Voici donc un événement au passé :
TI y avait là un bateau, mais une grosse vague l'a emporté.
Ou un événement au conditionnel :
Ce bateau-là, une grosse vague et il aurait été emporté.
Ou au futur {qui serait quelque chose comme une préfigura-
tion} :
Ce bateau-là, une grosse vague et il sera emporté.
Ou, bien entendu, un événement en cours :
Ce bateau-là! Une grosse vague est en train de l'emporter.
Ces exemples mis à part, il est clair qu'une personne peut
figurer dans l'événement, notamment, le locuteur lui-même:
J'étais sur ce bateau, une grosse vague est arrivée et j'ai été
emporté.
En fait, la plupart des brèves séquences rejouées mettent en
scène un protagoniste et, généralement, le locuteur lui-même.
TI ne faut pas confondre le fait de raconter des événements
qui ont la forme de récits - ce que nous appelons « reprise»
ou « séquence rejouée» - avec un autre problème de l'analyse
de cadres qui a donné naissance, chez les linguistes, au terme
d'« enchâssement ». Parmi les événements que nous pouvons
rapporter, il y a des énoncés en tant que tels, que nous en
soyons l'auteur ou que quelqu'un d'autre le soit :
J'ai dit à John; « Non ».
John m'a dit:« Non ».
495
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
Ces énoncés rapportés peuvent eux-mêmes contenir d'autres
énoncés et c'est là que les linguistes parlent d'enchâssement:
John dit que Mary a dit: « Non ».
Non seulement le verbe dire (et ses équivalents) peut engendrer
ce type d'incrustation, mais aussi toute une classe de verbes qui
ont ces possibilités et qu'on appellera « stratifiants » Uamina-
tor ). Par exemple :
John a écrit (vu, suggéré, senti, rêvé) que Mary lui a écrit (vu,
suggéré, senti, rêvé) que le bateau a été emporté.
Et ces verbes peuvent s'engager l'un l'autre dans des enchâsse-
ments multiples :
John a écrit que Mary dit que Harry a eu le sentiment que le
bateau allait être emporté.
Si l'on tient compte qu'une phrase énoncée par quelqu'un
peut porter sur la phrase d'un autre (ou sur la sienne), on peut
s'attendre à ce que certains de ces énoncés rapportés aient une
structure de récit et pourront être considérés comme des
séquences rejouées.
John m'a répondu: « Le bateau était là il y a un moment; une
grosse vague l'a emporté ».
Ouvrant ainsi la possibilité de multiplier les reprises enchâs-
sées:
John m'a dit que Mary lui a écrit que le bateau était là un
moment et s'est fait emporter un instant après.
On comprend pourquoi les enchâssements et les séquences
rejouées sont souvent confondues. Dans un contexte favorable,
la référence à un individu dont la phrase est sur le point d'être
rapportée semble établir une perspective personnelle et le point
de départ d'une anecdote, de sorte que tout énoncé cité qui le
suit sera quelque chose comme la conclusion d'une histoire en
deux parties, se présentant comme une séquence rejouée en
quelque sorte 8.
8. Le terme de «séquence rejouée» est délicat, en un autre sens. Lorsque
quelqu'un dit quelque chose et s'entend répliquer: «Qu'avez·vous dit? », il peut
considérer (ou agir en sorte qu'on le pense) qu'on lui demande de répéter. Même si
496
LES CADRES DE LA CONVERSATION
En somme, parler, c'est rendre compte d'un événement
passé, présent, conditionnel, futur; cet événement implique
parfois une présence humaine et le compte rendu de cet
événement se présente habituellement - bien que ce ne soit pas
une nécessité - comme quelque chose dont on fait à nouveau
l'expérience, sur quoi on s'appuie, qu'on savoure, en espérant
que ceux qui écoutent entreprendront quelque chose à la suite
du petit spectacle ainsi présenté,
III
Si un locuteur doit rapporter une expérience, autrement dit,
s'il doit faire écouter l'enregistrement d'une séquence passée,
présente, future ou conditionnelle, pour édifier ceux qui l'écou-
tent, ces derniers doivent autant que possible ignorer ce qu'ils
vont découvrir et être désireux de connaître la fin de l'histoire.
Nous sommes disposés à admettre que ce problème du niveau
d'information est crucial pour la présentation d'une énigme,
mais nous sommes loin de percevoir à quel point toute présen-
tation d'une séquence d'expérience tombe à plat si elle ne
parvient pas à maintenir une sorte de suspens. En fait, ce
suspens équivaut, pour le public d'une séquence rejouée, à
l'impossibilité pour celui qui est au cœur de l'événement de le
raconter d'avance.
Un acteur de théâtre est censé connaître les secrets de la pièce
dans laquelle il joue et savoir dans chaque scène ce qui va suivre.
Pourtant, le personnage qu'il interprète agit comme s'il ignorait
une partie au moins de ce qui le concerne; de plus, il est pris
au sérieux dans son ignorance par les autres personnages et par
le public. La bonne volonté du public qui «suspend son
doute» implique qu'il veuille bien également se laisser conduire
à la découverte de ce qui va suivre par ceux qui, d'une manière
ou d'un autre l'ont déjà découvert. Personne n'arrête le specta-
cle pour dire : «Mais cela n'a aucun sens! La personne qui
interprète le roi sait bien ce que le prince est en train de
manigancer; pourquoi ne fait-il rien pour s'en prémunir? »
Dans les séquences d'activité fictive du roman, l'auteur sait
la phrase recyclée qui en résultera peut être désignée du terme de « séquence rejouée »,
ce n'est pas ce dont nous parlons id.
497
LES CADRES DE L'EXPÉRlENCE
aussi, bien sûr, ce que tous les personnages finiront par savoir
(et que les lecteurs vont apprendre), mais aucun interprète
vivant - à moins de considérer ainsi ceux qui sont impliqués
dans l'édition du roman - n'est, par rapport à l'écrivain, dans
la position de l'acteur de théâtre par rapport à la pièce qu'il
interprète. Reste que l'action d'un personnage donné à un
moment donné du roman suppose ici aussi qu'il ignore ce qui
va suivre et que l'auteur est seul à connaître, faute de quoi les
actions à venir perdront toute signification; le public de lecteurs
accepte de bon gré cet étrange postulat.
Les implications structurales du suspens sont tout aussi
remarquables dans les reprises conversationnelles d'une sé-
quence d'activité. Dans le type de présentation, ceux qui
écoutent la séquence rejouée doivent ignorer ce qui va suivre
jusqu'au moment où cela leur sera dévoilé; tout comme les
protagonistes de la séquence, à des degrés divers sans doute. Ils
sont donc dans la même position que les personnages d'une
pièce de théâtre. Ecouter une séquence rejouée, c'est se mettre
entre les mains de celui qui raconte et faire comme si l'on ne
savait pas qu'il sait bien, lui, ce qui va se passer. On veut ignorer
que les protagonises de son histoire, et le narrateur lui-même
sous la forme « je », auront bien appris de quoi il retourne et
doivent donc - en un sens, au moins - le savoir à l'heure qu'il
est. Notons que ceux à qui le locuteur raconte l'histoire peuvent
bien savoir que ce n'est pas la première fois qu' il la raconte sans
pour autant discréditer l'engagement spontané du narrateur, sa
manière de prendre plaisir à déplier sa propre narration. C'est
seulement s'ils ont déjà entendu l'histoire, et surtout s'ils l'ont
déjà entendue de la bouche du même narrateur à une autre
occasion, que ce plaisir de la narration leur semblera faux et
inopportun. En somme, le rapport du narrateur à son récit, sa
manière de raconter comme si c'était la première fois qu'il
racontait cette histoire, ne dépendent pas que de lui, mais des
relations qu'il a eu l'occasion d'avoir avec ceux qui l'écoutent à
l'instant. L'authenticité et la spontanéité qu'il imprime à sa
narration sont liées au fait que ceux qui l'écoutent aujourd'hui
font l'expérience d'un suspens authentique; il leur emprunte sa
spontanéité. Ce que réclame une bonne interprétation, c'est
qu'on l'entende pour la première fois, non qu'on la raconte pour
la première fois.
498
LES CADRES DE LA CONVERSATION
Ceci est un élément suffisamment important pour que les
locuteurs fassent souvent l'effort d'installer l'auditeur potentiel
dans cette position de suspens. D'où l'usage très commun des
frontières rituelles (Harvey Sacks les appelle des « tickets») que
le locuteur utilise pour annoncer ou poursuivre son histoire,
comme des mots de passe ou des gestes qui demanderaient à
l'auditeur l'autorisation cl' aller plus loin : « Savez-vous ce que
j'en pense? », « Savez-vous ce qui s'est passé?» «Ecoutez-
moi », « Savez-vous ce qui est arrivé à Mary? », etc. Si l'autori-
sation est accordée ou si, du moins, elle n'est pas clairement
rejetée (une des formes dures du rejet étant la réplique: « Vous
me l'avez déjà raconté»), alors le locuteur continue à déplier
son affaire, une affaire qui a du sens sur le plan dramatique et
qu'il vaut la peine de faire entendre à condition de s'assurer que
l'auditeur ne sait rien de ce qui va suivre, qu'il est intéressé à
le savoir et qu'il le saura bientôt.
Ce que je voudrais faire comprendre, en somme, c'est que
parler, ce n'est pas livrer une information à un destinataire, c'est
présenter un drame devant un public. Nous passons notre
temps, non à communiquer des informations, mais à présenter
des spectacles. Remarquons que cette théâtralité ne repose pas
sur de simples manifestations de nos sentiments ou sur des
démonstrations feintes de spontanéité, ni sur rien de ce qui
aujourd'hui, de guerre lasse, passe par dérogation pour du
théâtre. Le parallèle de la scène et de la conversation est
beaucoup, beaucoup plus profond. Le fait est que, lorsqu'il
arrive à quelqu'un de dire quelque chose, ce n'est jamais une
simple exposition des faits qu'il nous propose en son nom
propre. Il raconte. Il dirige une séquence d'événements détermi-
nés pour engager l'auditoire auquel il s'adresse. Cela signifie
que le narrateur doit faire en sorte que ceux qui l'écoutent
reviennent avec lui à l'état d'information, à l'horizon qui était
le sien ce jour-là. (Il n'est pas étonnant, dans ces conditions,
qu'il passe librement et soudainement de la tension du passé à
la tension du présent. Par exemple: «A ce moment-là, il a
refusé de reculer sa voiture. Je suis monté dans la mienne, je l'ai
poussé et c'est alors qu'il s'est foutu en rogne» 9.) On ne doit
9. Voir Boris A. Upensky, « Study of Point of View : Spatial and Temporal Form,.,
The Poetics of Composition, Berkeley, University of California Press, 1974, p. 16.
499
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
donc pas être surpris que les spectateurs de théâtre autorisent
les personnages à interagir en feignant d'ignorer ce qui va
suivre. Chacun de nous fait, chaque jour, la même expérience
du suspens. Ce n'est pas au théâtre que nous jouons alors et
nous tenons à convaincre ceux qui nous écoutent que nous leur
racontons une histoire vraie, chose dont l'auteur de théâtre ne
se préoccupe guère. Mais, lui comme nous, nous utilisons des
séquences préformées et « dépliables » -lui parce qu'il dispose
d'un scénario, et nous parce que nous disposons d'une version
parmi d'autres d'un événement qui s'est produit ou qui va se
produire, et cette entière connaissance de la séquence est très
précisément ce qui manque à l'expérience au sens littéral, en
particulier la connaissance qui touche aux interactions entre
individus.
Mais, si l'on admet que les séquences scénarisées et les
séquences racontées à partir d'une expérience personnelle ont
en commun une certaine préformulation, il existe de notables
différences dans la manière de les préformuler. Un auteur de
théâtre peut faire ce qu'il veut de son intrigue; un narrateur
honnête se montrera sans doute plus scrupuleux et prendra soin
de la succession des événements ou - pour ce qui concerne les
préfigurations - de leur enchaînement probable ou possible.
li y a pourtant une différence à faire, moins évidente mais
plus intéressante. Le caractère préfabriqué de la conversation
ordinaire se manifeste surtout dans la reprise, par un des
participants, d'une séquence de son expérience. La plupart du
temps, il laissera filer la bande en un seul tour de parole. Parfois
il continuera son histoire sur plusieurs tours, les autres partici-
pants intercalant, id et là, des encouragements, des marques
d'attention, et autres effets de rétroaction. Le lien entre un
mouvement (qu'il implique un tour de parole ou plusieurs tours
successifs) et d'autres contributions (la sienne ou celle d'autres
que lui) peut demeurer relativement souple et, si ce n'est pas
le cas, on s'emploiera à donner au moins l'apparence de la
souplesse. Entre deux tours adjacents il y a certes un jeu de
déterminations réciproques, mais il reste habituellement hors
du champ de conscience et c'est à l'analyse de la conversation
de nous le révéler. li est également possible qu'un exemple
anecdotique fonctionne comme un «ticket» dont un des
participants se servira pour confronter l'expérience qu'on vient
500
LES CADRES DE LA CONVERSATION
de rapporter à une autre, issue de son propre répertoire; si
personne ne relève cette opportunité, la conversation n'en sera
pas désorganisée pour autant.
~es pièces de théâtre, ou les séquences du même type, se
presentent autrement. Comme dans la conversation ordinaire
le contenu d'un tour de parole est préformulé. Mais les transi~
tions entre tours sont scénarisées. Chaque phrase, hormis la
toute première phrase de la pièce, a de fortes chances d'être
« montée» par le locuteur précédent; et on pourrait dire que
le mot de la fin est celui que la pièce tout entière a rendu
possible. Un auteur peut tout à fait commencer par imaginer la
fin de sa pièce, puis s'arranger pour que le début et le milieu
nous conduisent naturellement vers cette fin. De toute façon,
l'écriture d'une pièce suppose que l'auteur sache constamment
av~ncer et reve~'lÎr sur ce qu'il écrit, écrivant tantôt la phrase qui
suivra celle qUI précède, tantôt celle qui précédera celle qu'il
vient d'écrire.
Dans quelle mesure peut-on parler de montage dans une
conversation, autrement dit, dans quelle mesure concevons-
nous une réplique ou une phrase initiale dont la réponse
probable nous mettra en condition d'engager naturellement le
mouvement que nous tenons à faire depuis le début? En
principe, la conversation ne dispose pas de ces capacités de
montage mais, en fait, les montages qui se font pas à pas sont
tout à fait communs : on cherche le compliment, on « dirige»
la conversation, on introduit un thème susceptible de l'orienter
utilement, etc.
Toutefois, cette manière de dérouler le cours du monde à
l' en~ers ~ ~e~ limites. Des tentativ,~s de plus grande envergure
seraient mevitablement frappées d mterdit : celles dans lesquel-
les les montages se succéderaient trop fréquemment ou celles
qui supposeraient qu'on occupe plusieurs tours 10. En fait, il ne
s'agit pas seulement d'interdit : c'est la nature même des
séquences d'activité ordinaires qui ne nous permet pas d'assurer
solidement un lien au-delà d'une paire action-réponse. Et c'est
10. N.K. Linton, dans « The Witness and Cross-Examination », Berkeley Journal
of 50c/Olo~y, X, 1965, fau rema:quer que l'interrogation d'un témoin dans un procès
le met touJours en posltlon de repondre à des questions embarrassantes sous couvert
de q~estions a~o~ines. Linton laisse entendre que la conversation informelle exploite
parfOIs ce procede et est alors vécue comme un interrogatoire.
501
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
cette souplesse structural~ qui disting.ue l~s séquen~es d'.act~vité
ordinaire des rituels. C est elle qUI fait des prefabncauons
prolongées ou d'envergure de.s dispositifs p~é~aires et problé-
matiques qui fonctionnent mIeux dans la fiction que dans la
réalité.
N le verra sous les traits du manipulateur. D'une manière ou d'une
L'argument qui consiste à dire qu'une grande partie de l~
conversation est faite de séquences rejouées, et que celleS-Cl
n'ont aucun sens si le narrateur ne parvient pas à maintenir un
certain suspens, cet argument témoigne de l'impo~ance des
cadres - et en fait, de l'importance de la dramaturgIe - pour
l' organisati~n de la conversation. Mais on peut aboutir à la
même conclusion en suivant une autre ligne d'analyse.
Commençons par la perspective informationnelle classique
dont les linguistes font un usage tacite et q~i voudrait. que
l'individu soit une agence à qui l'on adresseraIt des questions,
des requêtes, des ordres, des déclarations et dont on obtiendra~t
des répliques. Ces répliques s'appuieront sur les faits tels qu'il
les perçoit et qui sont rangés et cachés ~ans sa t~.te. peut I!
décider que sa réplique sera franche et pleme ou qu Il retIendra
l'information, ou encore qu'il mentira sciement. La manière
dont l'agent réplique sera elle-même porte~se de ~uelqu~s
sous-entendus, dont l'expression est involontaIre et qUI fourm-
ront au destinataire qui \' observe une information additionnelle,
glanée et non transmise. (L'~nformateur peut exploiter .déli~é­
rément ce canal, du moins s il en est capable, et le destmatalre
peut essayer de dévoiler une tromperie, s'il en est ca~able
également,) C'est ce qu'on pourrait appeler le modèle de \' mter-
actant comme « boîte noire » 11.
11. Nous sommes tous de plus en plus attachés à ce modèle. Il suffit pour en être
convaincu de voir les angoisses exprimées par les gens" dérangés ». Le célèbre lde ar:
de Victor Tausk, " On the Origin of the "Influencing Machine," in Schizophrerua. »,
Psych%gica/ Quarter/y, II, 1933, p. 519·556, eS,t touJou~s utde},en tirerai c~t ext~a~t :
«Tournons-nous maintenant vers un symptome schiwphreruque que Jal defml
comme "pene des frontières du moi". Dans ce symptôme, le malade s~uffre parce ~ue
"tout le monde" lit dans ses pensées; ses pensées ne sont pas enfennees dans sa tete,
elles sont dispersées de par le monde et apparaissent simultanément dans d'autres
têtes. Le malade ne se perçoit plus comme une entité psychique distincte, un ego ayant
502
LES CADRES DE LA CONVERSATION
Ce modèle sous-tend quantité de nos idées sur la manière
dont fonctionne un individu. Parce que celui-ci peut transmet-
tre une information pertinente qu'il juge valide, il prendra les
traits d'un membre d'une équipe de coopérateurs. Et, à l'in-
verse, parce qu'il peut refuser de transmettre cette même
information alors qu'on en a besoin, ou refuser d'admettre qu'il
refuse, parce qu'il peut transmettre une information fausse, on
autre, il pourra figurer dans un projet d'envergure qui sera le
tissu dense et continu de contributions diverses, émanant
d'autres acteurs.
Mais cette approche utilitariste du langage ne nous permet
pas de décrire ce que font précisément des individus quand ils
parlent. La clé du problème se trouve, à mon sens, dans la
relation que le locuteur entretient avec lui-même comme quel-
qu'un dont il parle. Le théâtre et toutes les représentations
feintes indiquent qu'un individu peut faire passer à l'acte un
personnage qui n'est pas le sien, ou qui n'est pas sien du moins
en un sens du terme. Mais ces concessions laissent quasiment
intacte \' idée selon laquelle, dans la vie quotidienne, l'individu
parlerait habituellement pour lui-même, comme s'il était dans
son propre personnage. C'est cette approche traditionnelle qui
se révèle inadéquate lorsqu'on étudie le langage et, particuliè-
rement, le langage informel.
Un locuteur qui introduit les parenthèses conventionnelles
pour nous prévenir que ce qu'il dit doit être pris comme une
plaisanterie, ou comme la reproduction de propos tenus par
quelqu'un d'autre, nous fait savoir clairement qu'il tient à se
positionner dans une relation de responsabilité limitée à ce qu'il
est en train de dire. Il se détache lui-même du contenu de ses
propos en laissant entendre que celui qui les tient est différent
de lui, ou que ce n'est pas rigoureusement lui.
ses limites individuelles. Il est arrivé qu'une malade de seize ans éclate de rire lorsque
je lui demandais ce qu'elle pensait: ses pensées devaient m'être familières, puisqu'elles
apparaissaient en même temps dans ma tête. " T ausk conclut que certains patients
imaginent une machine dirigée par un agent inamical et capable de déplacer les
dispositifs de contrôle et de secret habituellement associés aux actes volontaires. Ce
symptôme ne nous dit peut·être rien de la maladie, mais il nous parle des présupposés
à la fois bien ancrés et ordinaires concernant les compétences nonnales et le cadre des
activités quotidiennes.
503
 LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
Revenons à l'hypothèse de base qui veut que l'acteur humain
emmagasine de l'information dans son crâne, que cette informa-
tion est cachée à notre vue par la peau et les os et que les traits
de son visage constituent la membrane sensible sur laquelle il
joue durant les interactions de face à face. En dehors de certains
coulages qui seraient dus à l'expression involontaire d'une
émotion, l'acteur serait apte - et souvent disposé - à jouer le
jeu de l'information, cachant de manière sélective à ceux qui
l'interrogent ce qu'ils voudraient savoir.
Ce modèle de l'acteur est parfois utile, mais ne convient
sûrement pas aux présupposés des systèmes d'interaction réper-
toriés dans les chapitres précédents. Dans les jeux de cartes, il
y a un clivage entre ce qu'on dit et ce qu'on cache; cependant
ce clivage n'est pas fonction de la nature de l'homme mais de
l'agencement des cartes et de l'ensemble des règles qui exigent,
par exemple, qu'on tire parti des suites lorsque c'est possible.
Dans les spectacles de catch télévisés, l'angle de la caméra et
l'alignement des joueurs placent le héros, le méchant et l'assis-
tance dans le même champ d'information et l'arbitre dans un
autre champ, puisque les infractions doivent échapper à son
attention. Dans les films muets (et dans une moindre mesure,
dans les films parlants), les réactions émotionnelles rentrées du
personnage principal sont dissimulées aux autres protagonistes
mais révélées au public par des regards, des signes, des gestes
qui permettent aux spectateurs de suivre l'intrigue. Les signes
de l'intention ouvertement exprimés jouent également leur rôle.
Dans le théâtre de la Restauration anglaise, on divulguait les
arrière-pensées d'un personnage en jouant sur les soliloques et
les apartés, les mimiques et les signes de l'intention, c'est-à-dire
la gestuelle des échanges. Dans le roman, l'auteur s'accorde sans
problème ce droit incroyable de rapporter les pensées secrètes
de ses personnages, bien que, dans la vie réelle, Dieu soit le seul
témoin de ces affaires 12. Dans les spectacles de marionnettes où
figurent des animaux, il arrive qu'un médiateur humain soit
chargé d'enregistrer quelques soupirs des personnages pour
transmettre l'information au public, lequel n'a pas accès à ce
12. Le romancier s'accorde aussi le droit de se donner une perspective à partir d'un
point donné dans le temps et l'espace, à partir d'une position particulière d'omni-
science, ou encore à partir du point de vue constant ou intermittent d'un ou plusieurs
narrateurs .
504
LES CADRES DE LA COI\,'VERSATION
langage. Dans les bandes dessinées, enfin, les pensées des
personnages nous sont accessibles par les bulles, alors que les
personnages, eux, ne peuvent pas lire les bulles des autres.
Ainsi, si l'on considère qu'un individu participant à une
conversation en face à face tient ses cartes, en quelque sorte,
derrière son visage, dans d'autres agencements interactifs il use
de frontières naturelles différentes. Le modèle traditionnel de
la boîte noire n'est qu'un des agencements possibles pour la
gestion de l'information. Cela devrait nous faire comprendre
que le modèle traditionnel n'est pas moins réducteur pour la
conversation ordinaire, dans la mesure où les pensées de l'acteur
sont exposées par d'autres moyens que ses propos volontaires
ou involontaires.
Le problème le plus évident, celui qui exige le moins de
modification du modèle, est celui de la collusion. Lorsque nous
sommes trois ou plus à parler ensemble, on assiste à une
collusion de type classique entre deux des locuteurs qui com-
muniquent. Mais on peut également observer une forme
d'auto-collusion où l'individu se parle à lui-même et discute de
sujets qu'il semble vouloir dissimuler aux autres. On peut
évoquer ici les mimiques du cinéma muet où l'un des personna-
ges entreprend quelque chose tandis que l'autre mime sa
réaction 13. Et, comme on est au cinéma, celui qui agit fait
comme s'il ne pouvait pas voir la réaction qu'il suscite; en fait,
il est probable qu'il est au moins vaguement conscient des
signes qui sont donnés à voir. Lorsqu'on se livre à ces gestes de
bon ton qui consistent à se couvrir le visage en plaisantant pour
découvrir le secret d'un sourire moqueur ou faire semblant
d'avoir le souffle coupé, celui qui provoque cette réaction doit
bien voir ce qui se passe. Ainsi, même dans une conversation
à deux, l'agencement qui prévaut est conçu pour fonctionner en
public. Outre la collusion avec d'autres, il faut donc compter
une collusion avec soi-même.
13. Les spectateurs d'un film sont censés comprendre les mimiques du personnage
comme les indices d'une situation simple, humaine, qui n'a rien de remarquable en
elle-même. Encore faut-il savoir si le cinéma nous imite ou si c'est l'inverse, de ce point
de vue. Remarquons que le cinéma parlant ne fait pas usage de mimiques vocales et
s'en tient aux mimiques visuelles, peut-être par tradition. Certes, il utilise la musique
de fond pour décrire les sentiments intérieurs d'un personnage (et le cinéma muet, un
piano d'accompagnement), mais le personnage ne garantit, en quelque sorte, que le
texte, non la transcription.
505
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
En outre, il est clair que le sarcasme, l'ironie, l'insinuation et
bien d'autres formes de la même famille ont leur place dans la
conversation et permettent au locuteur d'adresser une remarque
à un destinataire qui la comprendra parfaitement, qui sera
repéré comme l'ayant comprise et saura qu'on sait qu'il com-
prend. Pourtant, aucun des participants ne sera tenu pour
responsable de ce qui a été compris. Nous avons affaire là à un
usage systématique et contrôlé des sens multiples des mots et
des phrases pour dissimuler la parole derrière la parole, usage
de la communication collusive entre ceux-là mêmes qui sont
écartés de la collusion 14.
Enfin, il y a la complicité des moments où l'on s'amuse.
Taquiner, mettre en boîte, embobiner, faire marcher, c'est
s'assurer que le destinataire est manœuvré pendant un moment
avant qu'on épure le cadre en plaisantant. Le destinataire de ce
traitement sait parfois qu'on se moque de lui, sait que tout le
monde sait qu'il sait et, pourtant, continue à faire celui qui ne
s'en rend pas compte et joue la surprise en constatant les faits
- tout cela pour jouer le jeu. (On peut aussi vociférer, afficher
la colère, l'embarras, la perplexité. Comme s'il fallait accomplir
le plus haut des devoirs, avec un soupçon de légèreté tout de
même, celui qui consiste à donner corps à l'interaction.)
En somme, nous ne manions jamais l'information comme si
nous n'étions qu'une boîte noire. Le modèle traditionnel de
l'acteur qui veut que les traits du visage soient une membrane
visible ne convient pas aux faits et, d'une certaine manière,
rationalise l'homme à outrance. Il faut imaginer un individu qui
se fragmente en plusieurs rôles, l'un qui garde le secret, l'autre
qui est présent à la situation, le troisième qui divulgue ou
partage le secret avec tel ou tel sous-ensemble de personnes
présentes - même si ceux qui ne sont pas complices savent plus
ou moins de quoi il retourne.
Indiscutablement, il se passe quelque chose qui a à voir avec
le théâtre mais, répétons-le, sans les nuances péjoratives du
14. On trouvera une version plus simple de cet usage contrôlé de l'ambiguïté dans
les discours politiques, lorsque l'orateur s'adresse à des publics spécifiques en utilisant
des mots à double sens tout en espérant qu'ils ne seront pas repérés par le grand
public. Cette technique ne doit pas être confondue avec une autre possibilité de
cadrage: un locuteur utilisant une voix d'emprunt et des marqueurs kinésiques pour
orienter ouvertement et provisoirement son propos sur un public particulier.
506
LES CADRES DE LA CONVERSATION
terme, l'effet dramatique des déclarations à mots couverts et ?es
apartés gestuels ne se conçoit qu'à condition qu'on pUlsse
supposer le personnage du destinataire inconscient de ce qu'on
dit de lui, alors même qu'en tant qu'acteur il est en mesure
d'apprécier ce qui se passe. En somme, les possibilités pa:ricu-
lières de la réalisation théâtrale et celles de la conversation à
trois semblent s'effondrer au profit de la conversation à deux
qui servirait de structure sous-jacente; chacun des deux interac-
tants s'autorisant à se laisser transformer à l'usage en une entité
multiple à la recherche d'un personnel en nombre suffisant. Et,
dans les situations où le modèle de la boîte noire convient aux
comportements de l'acteur, on peut penser que celui-ci a orienté
sa conduite de manière à assurer cet ajustement, qu'il a entre-
tenu une nature humaine capable de convenir au cadre.
v
Les analyses que nous venons de consacrer aux séquences
rejouées et à la gestion de l'information montrent que le modèle
classique de l'acteur individuel ne convient pas au parler
ordinaire et, surtout, au parler informel de la conversation. Pour
trouver ce que nous cherchons, il faudra aller au-delà des
hypothèses de base de l'analyse sociologique traditionnelle qui
fragmente l'entité individuelle en rôles multiples mais arrêt~ là
son travail de décantation. Nous avons déjà évoqué les réonen-
tations qui s'imposent: il nous reste à les rassembler et à les
mettre au clair.
Commençons par un élément caractéristique des séquences
de l'expérience que nous avons déjà rencontré: les connecteurs.
L'organisation significative d'une interaction est manifestement
tributaire de la connexion d'un acte et de sa source. Dans
l'interaction langagière, ces dispositifs ont habituellement leur
efficacité routinière, même si la question du maître d'école:
« Qui a dit cela? » montre qu'ils peuvent avoir leurs défaillan-
ces.
La première remarque à faire concernant les connecteurs et
leurs sources, c'est qu'ils sont soumis, comme l'ensemble du
matériau verbal, à des transformateurs, et surtout à des modali-
sations. Lorsque je dis:
507
LES CADRES DE LA CONVERSATION
En troisième, nous avions ce prof terrible. TI était vraiment
borné. On s'asseyait au fond de la classe et on se foutait de lui.
On répondait volontairement à côté. Il se mettait alors à hurler:
« Qui a dit cela? »,
je suis la source d'une petite histoire dans laquelle se trouve
enchâssé un propos attribué à quelqu'un d'autre 15. La forme
d'enchâssement utilisée ici est celle de la citation 16. Du coup, le
maître d'école est une source modalisée - on pourrait dire
« imputée» ou « enchâssée» - et le connecteur utilisé (<< il se
mettait à hurler») est conçu pour gérer les attributions à ce
genre de sources. En fait, dans la première présentation des
connecteurs, c'est à cette classe que je me référais. . peut savoir au ton de sa voix si son appel le dérange ou non.
La deuxième remarque devra nous permettre (enfm!) de
constater la perfidie de la première. Lorsqu'un individu - appe-
lons-le Pierre - se livre à un aveu banal dans une conversation
banale et naturelle, il se pose comme source en deux sens
distincts. Il est le responsable (principal) ou l'initiateur, qui
devra répondre d'une position que viendra confirmer le sens de
ses énonciations. Et il est également l'émetteur du propos,
puisqu'il est la boîte à sons qui, en ce moment même, transmet
15. Le propos lui·même dissimwe le contrat sur lequel il rep~se, a~ord tacite
auquel je me réfère au même titre que n'importe qui. Après tout, Je ne tiens pas :e
propos oralement, j'en livre une transformation écrite qui ne vous 7st pas adressee
personnellement et que quiconque lira cette page pourra décOUVrir. F:n un sens:
l'explication, dans le texte ci·dessus, s'inscrit entre guillemets, des gUillemets qUI
mettent J'ensemble de l'ouvrage entre parenthèses. Tout se passe comme SI les
ouvrages qui entendent exposer un problème, quelle que soit leur, discipline, se
présentaient comme des exposés oraux adressés à un destmatalre precis,. ce.« cher
lecteur ~, alors qu'en fait la modalisation imprimée de ce type de commUnication est
acquise. De plus, lorsque je veux comparer par écrit un échange emprunté au texte
imprimé d'une pièce de théâtre et un échange authentique SurprIS dans la rue,. chacun~
des transcriptions se référera sans ambiguïté à quelque chose: dans le premier cas, a
un fragment de texte; dans le second, à un fragment de comportement réel. La
transcription du texte devra présenter complètement c~ qu'il contenait, alors ~UI; la
transcription de l'échange réel ne pourra présenter qu une esqUIsse, de ce qUI s est
passé, sans qu'on sache vraiment ce qu'il fa~t mettre sous ce terme d esquIsse. Sur le
statut de cette note (et le commentaire qu elle occasionne, et le commentaue de ce
commentaire), je renvoie à la discussion de l'introduction sur le pouvoir du langage
ordinaire.
16. Charles Fillmore dans « Pragmatics and the Description of Discourse », texte
ronéoté, remarque qu' e~ anglais, outre les cita.tions directes ,et in?irecres, r enchâsse·
ment peut se présenter sous la forme du diSCOUrs « represente ~ ; . p~r exemple :
« Cou/d'nt he please try it again ? he asked his mother ~ (<< Ne pouvalt.t! pas essayer
de nouveau? demande·t-il à sa mère ~L
508
LES CADRES DE LA CONVERSATION
des sons artinùés. Maintenant, si Pierre répond à Jeanne au
téléphone et, à sa demande, se retourne vers Henri et lui dit :
«Jeanne aimerait savoir si tu iras la voir ce soir », Pierre ne
semble plus fonctionner dans un rapport duel. Il émet une
invitation, mais c'est Jeanne qui en est responsable, même si,
comme nous le disons, elle ne l'a pas transmise « personnelle-
ment ». Ajoutons qu'on pourrait considérer une invitation lan-
cée au nom de Jeanne et de sa camarade de chambre; dans ce
cas, le responsable serait un groupe pouvant comporter plus
d'un seul membre.
Quant au terme d'« émetteur », il pose un petit problème.
Lorsque Pierre répond au téléphone et dit « Salut », Jeanne
Si Pierre devait répondre à la sonnerie de la porte, on devrait
observer son comportement corporel pour confirmer, infirmer,
préciser les mots qu'il utilise ici et là. On dira donc que Pierre
ne se contente pas d'émettre son propos, il l'anime.
Si Pierre, à la demande de Jeanne, transmet un message à
Henri, sa voix aura probablement un ton neutre et ses gestes
seront relativement pauvres. Il y a en effet des styles paraIin-
guistiques adaptés à ce genre de transmission. En revanche, si
Pierre est contrarié par le coup de fil de Jeanne et sait qu'Henri
le sera également, il couvrira l'écouteur de sa main et adoptera
une mimique «exprimant» Jeanne et sa façon de parler,
c'est-à-dire son style. Il aura alors transmis et la façon de parler,
et le contenu du message. En fait, dans la conversation ordi-
naire, dès lors que nous citons les propos d'un absent, la
séquence que nous citons est chargée d'inscriptions paralinguis-
tiques et kinésiques destinées à marquer l'âge, le sexe, la classe
sociale de la personne que nous citons. Ces inscriptions visent
à vivifier la présentation, avec ou sans mimiques. C'est pour-
quoi, de même que Pierre ne se contente pas d'émettre ses
propres messages, de même il ne se contente pas de transmettre
celui de Jeanne.
Une source implique donc deux fonctions, de responsable et
d'animateur, qui peuvent être remplies par des individus
différents. Mais chacune des deux fonctions joue son rôle sur
une strate différente du cadre et, si nous n'y prenons pas garde,
le concept même de source risque d'engendrer une confusion.
Le point important dans l'exemple précédent, ce n'est pas tant
509
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
que Pierre et Jeanne soient deux personnes distinctes, mais que
la responsabilité appartient au sens interne du propos (ou de
l'acte), alors que l'animation relève du processus de transmis-
sion. Supposons que Pierre, après avoir écouté Jeanne, se
tourne vers Henri pour lui dire: « Je veux savoir si tu veux bien
venir avec moi chez Jeanne ce soir », le responsable et l'anima-
teur ne se recouvrent pas. « Je », ici, désigne une entité suscep-
tible d'être tenue pour responsable et, bien que ce pronom
personnel ait ceci de particulier qu'il peut être identifié comme
animateur 17, il n'est pas sûr que ce pouvoir d'animation puisse
lui être attribué ici. Ce qui est incontestable, en tout cas, c'est
que la chose qui anime est un organisme relativement repérable
comme tel, ce n'est pas un signe qui renvoie à autre chose; elle
ne fonctionne pas sur un mode référentiel, mais physique.
(D'un point de vue analytique, l'animateur est plus proche de
l'encre avec laquelle on imprime le mot « je » que du référent
de ce mot.)
Cette différence de niveau entre l'animateur et le responsable
s'applique à l'enchâssement propre aux conversations rappor-
tées. La citation par Pierre du propos de Jeanne implique que
celle-ci ait un rôle à deux facettes : on la considère comme
animant son propos et, à son tour, ce propos (<< Dis à Henri que
je veux savoir s'il veut bien venir ce soir ») contient un connec-
teur, «je veux », pour des propos enchâssés attribués à un
responsable désigné.
Disons les choses autrement : même si le pronom «je»
renvoie au locuteur, et même si celui-ci est une entité biogra-
phique précise, cela ne signifie pas que nous soyons tenus
d'inclure, chaque fois que nous la citons, l'entité en tant que
telle dans tous ses aspects. Il faudrait au contraire considérer
celui qui parle comme un ensemble de choses différentes, liées
entre elles du fait - en partie du moins - de nos croyances
culturelles en matière d'identité. Il est clair que dans les expres-
17. Le " je ,. et le « nous» de distanciation (auquel on réagira probablement par
une adresse indirecte, du type: " Le général désirera-t-il partir bientôt? ») se référent
au locuteur et au point de vue du locuteur. On doit les distinguer des « orientalismes »,
qui n'ont pas le même statut (" Ce barbare indigne voudrait vingt litres d'essence»)
et de leur version occidentale (" l'auteur ... JO, «Votre reporter... », «Cet observa-
teur ... », etc. J. Le « nous» de majesté ne doit pas être confondu avec le « nous» usuel
de référence ni avec le « nous JO parental, qui pourrait bien signifier « tu ».
510
LES CADRES DE LA CONVERSATION
sions suivantes: « Je trouve qu'il fait frais », « Je prendrai mes
responsabilités» et « Je suis né un mardi », le référent de « je »
se déplace, même s'il n'est pas facile de décrire ces déplace-
ments 18. La différence est encore plus remarquable entre le « Je
m'excuse» qui répond sur-le-champ de l'offense qui a consisté
à interrompre quelqu'un, et le « Je m'excuse» qui réplique à un
blâme que nous recevons pour une faute commise deux ans
auparavant 19.
Si nous acceptons cette distinction entre l'animateur et le
responsable, si nous admettons le fait que nous rejouons de
manière routinière des séquences de notre expérience passée,
dont la transmission situe le pronom «je» sur des strates
différentes, si, enfin, le « je » auquel on se réfère dans une de
ces positions peut lui-même renvoyer à différentes nuances du
soi, nous pouvons commencer à voir le travail accompli par la
première personne du pronom personnel et le travail qu'il nous
faut accomplir pour comprendre ce travail. Lorsqu'une énoncia-
tion dit ceci : «J'ai l'impression qu'il faut que je te dise que
j'étais hors de moi l'autre soir et que j'ai tout dit à Jeanne », il
y a trois entités normalisées. Il y a l'animateur (une machine à
transmettre, parfaitement située); il yale soi qui « s'adresse»
et auquel le locuteur se réfère comme étant le responsable,
présent et accessible à son interlocuteur, de son propos; le soi
tel que le locuteur s'emploie à être à sa hauteur et, dans l'instant
où il parle, le soi qui, incidemment, s'emboîte dans l'aptitude
du locuteur à animer; et il y a enfin le soi-protagoniste, le
responsable de l'action enchâssée et rapportée, ce dernier
18. Cet argument est classique depuis les travaux de 1. Wittgenstein. Voir Investi-
gations philosophiques, Gallimard, 1963. En fait, les locuteurs disposent d'une série
d'expressions, dont certaines sont purement gestueUes, pour se référer à leurs propres
actions blâmables ou louables. ils s'assurent ainsi que le « je » qui parle ne sera pas
confondu avec le " je » responsable des actions.
19. Autre exemple. Dans les coUoques de médecine, on peut entendre ce type de
phrase: "J'aimerais revenir sur ce point. L'an dernier, j'ai vu un homme obèse de
quarante-c~nq ans ... » Celui qui s'exprime ainsi s'appuie sur son expérience clinique,
que les medecms font fonctIOnner comme un réservoir impersonnel, une sorte de
corpus officiel. Le fait de s'y référer n'implique donc de leur part aucune immodestie.
Un médecin rattaché à une clinique connue aurait aussi bien pu dire: " L'an dernier,
nous avons vu ... » La facilité avec laquelle on peut modifier cette seconde occurrence
du " je », alors que la première, "J'aimerais revenir sur ce point », est pratiquement
lnchangeable, montre bien que les référents ne sont pas les mêmes.
511
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
s'étant peut-être détaché, aux yeux du locuteur, de celui au nom
de qui il parle à l'instant. 20
Le locuteur n'est pas forcé de travailler sous couvert d'entités
aussi normalisées. Tel ce morceau de mélodrame:
Aucune excuse. Vous avez raison de me haïr. J'en arrive à me
haïr moi-même.
Chaudement animée, cette énonciation a quelque chose d'un
paradoxe. Après tout, quiconque s'identifie aux normes qui
permettent de juger un coupable ne peut être foncièrement
mauvais et il ne l'est pas autant qu'il croit l'être dans un
moment d'émotion. Quelqu'un qui s'auto-déprécie est précisé-
ment dans cette position : il sécrète un autre que soi dans son
mouvement de dépréciation, c'est-à-dire dans le processus
même par lequel il se porte garant de l'appréciation qu'il porte
sur lui-même.
20. Nous n'avons fait que soulever la question de la fragmentation de soi sans y
répondre. rai pu entendre, en 1973, un animateur de radio qui, après avoir appelé les
musiciens que nous avions entendus dans l'heure qui avait précédé, concluait ainsi :
«Et, avec vous, pendant l'émission, sincèrement vôtre, Don Smith ». En l'absence
d'enchâssement apparent, trois entités assez différentes sont impliquées dans cette
phrase: l'individu qui a fait les annonces pendant l'heure qui a précédé; celui qui, en
ce moment même, anime l'annonce; et, enfin, la personnalité qui perdure derrière ces
deux individus, qui recevra sa fiche de paie à la radio et les feuilles d'impôt qu'on lui
fera suivre de son ancienne adresse. Si l'animateur avait dit: «Avec vous, c'était Don
Smith », les auditeurs auraient pu penser que le locuteur actuel n'est pas Don Smith.
S'il avait dit: « Avec vous, Don Smith », ils auraient peut·être compris que la personne
qui parle est bien Don Smith, mais que l'émission a été animée par quelqu'un d'autre.
Il est intéressant de remarquer que le locuteur était légèrement intimidé en utilisant
une formule aussi vieillotte que « sincèrement vôtre ». Mais manifestement c'était la
seule manière pour lui de dire ce qu'il voulait dire.
Il y a certes des situations où il n'est question que du présent immédiat et où ne
sont sollicités que deux fragments de soi : l'animateur de ce qui est dit et l'initiateur
des actions qu'il décrit. Par exemple, cette scène où un pompier désamorce une bombe
devant des micros : « Bon, je dévisse le socle; là, j'aperçois le mécanisme, voici donc
les deux plombs ... » Si le pompier fait une erreur, on le saura par la bande. Dans ces
situations, on pourrait imaginer un groupe qui suivrait le travail à la jumelle et
transmettrait le même reportage à vif; cela n'exigerait qu'une seule transformatIOn :
l'adaptation des pronoms personnels. Mais, bien que le second reportage soit assez
banal du point de vue de son montage - pensons aux tournois de golf radiodiffusés -,
le premier suppose des conditions très particulières. Un client qui essaie une paire de
chaussures ou un chirurgien travaillant dans un champ visuel restreint peuvent faire
des commentaires de première main et à chaud sur ce qu'ils font, mais ils seront noyés
dans un ensemble de références qui touchent à des aspects du soi beaucoup moins
situés. (Les problèmes sémantiques et syntaxiques de la fragmentation de soi que je
viens d'évoquer n'ont guère été étudiés jusqu'ici.)
512
LES CADRES DE LA CONVERSATION
Cette discussion à propos de la notion de source approfondit
peut-être les notions de discours rapporté, de séquence rejouée
et d'enchâssement, mais notre approche demeure limitée. Dans
les conversations contemporaines des classes moyennes améri-
caines, on a tendance à utiliser pour la citation directe ou
indirecte la première et la troisième personne du singulier
comme des sources enchâssées; quant aux connecteurs, ils
interviennent pour différencier la séquence citée de la séquence
effective dans laquelle elle est présentée. On trouvera dans
d'autres cultures des pratiques de cadrage différentes. Dans les
communautés traditionnelles, par exemple, on fait un grand
usage des adages, des dictons, des petites homélies et, ici, le
responsable désigné est moins l'individu que quelque chose
comme la sagesse populaire. Dans d'autres cultures encore, le
locuteur peut faire état de l'opinion de créatures mythiques ou
de forces spirituelles. Enfin, dans certaines langues, par exem-
ple les langues amérindiennes, la source de l'action rapportée ne
se traduit pas par le lien pronom-verbe, mais par un suffixe
verbal 21.
Il faut donner une plus grande extension encore à ces notions
de cadrage. Si notre société n'a pas cultivé les compétences
narratives nécessaires aux longs récits, d'autres peuples ont su
développer cet art. Dans tous les cas, on doit pouvoir établir un
continuum entre la séquence rejouée d'un incident qui s'inscrit
dans un seul tour de parole et qu'on raconte au passage à un
ami et la présentation complète d'un événement dans la forme
déployée que peut lui donner un conteur expérimenté devant
une pleine salle d'auditeurs avertis. (Bien entendu, les auditeurs
en particulier se transforment alors en public.) Et il n'y a qu'un
pas à faire des animateurs qui rejouent une séquence qu'ils ont
vécue aux maîtres d'école qui lisent une histoire à leurs élèves
en se servant du livre qu'ils ont sous la main, qu'il s'agisse d'un
livre d'histoire, d'une fiction ou d'un conte de fées. (lci aussi
on citera les propos et les actes des protagonistes, mais ils seront
étrangers à l'expérience du narrateur.) Et, de là, on passerait
aux lectures en public, jusqu'au théâtre proprement dit. D'un
21. Voir Harry Hoijer et al. «Linguistic Structures of Native America », Viking
Fund Publication, in Anthropology, 6, New York, Viking Press, 1946, p. 310, à propos
du Wintu et du Tonkawa. (Je remercie Joel Sherzer pour la référence.)
513
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
certain point de vue, on pourra considérer qu'il y a un seul et
même champ d'analyse qui va de l'organisation des récits
mineurs qu'on raconte au passage jusqu'à l'organisation des
représentations dramatiques à vocation commerciale.
Cet élargissement de la perspective nous amène à examiner
la question des distances physiques dans le travail de l'anima-
tion. Un marionnettiste manipule ses ficelles à un mètre environ
des poupées qu'il fait bouger. Un ventriloque travaille assis ou
debout contre sa poupée, pour pouvoir la manipuler aisément
et laisser croire que c'est d'elle que surgissent les sons que nous
entendons. Un joueur d'échecs est à portée de ses pièces et de
ses pions. Un comédien est encore plus près puisqu'il anime ses
propres lèvres et ses propres membres, comme nous savons
nous-mêmes le faire dès que nous citons quelqu'un dans la
conversation ordinaire. Quant aux lieux où nous travaillons
dans la vie quotidienne, ils demandent encore à être étudiés.
Tout cela nous incite à un raffinement supplémentaire.
Lorsqu'une comédienne interprète le rôle de Celia Caplestone
sur scène, elle anime un simulacre, un personnage de théâtre.
En utilisant le même agencement physique, son propre corps,
et vêtue de manière appropriée, elle peut interpréter des rôles
qui ont un autre statut de réalité : un personnage historique,
une déesse, un zombie, un vampire, un mannequin vivant. Et,
si la même comédienne est une voix qui nous parvient de
derrière la scène, elle peut animer des agencements totalement
différents: un revenant, un animal empaillé, un fauteuil parlant,
etc. Tous ces agencements susceptibles d'être animés par une
comédienne ou un comédien doivent avoir un nom générique :
appelons-les des « figures ». Et n'excluons pas que notre comé-
dienne anime ses propos en parlant dans la vie réelle et en son
nom. Le terme de « personnage» aurait pu faire l'affaire, mais
il privilégie trop la forme humaine.
Notre compilation des termes fondamentaux est maintenant
presque terminée: responsable, stratège, animateur, figure. Un
individu qui s'engage dans une conversation ordinaire peut
fonctionner simultanément dans ces quatre registres. Mais, dès
qu'il y a transformation, les fonctions cessent de se recouvrir.
Dans The Cocktail Party, de T.S. Eliot, Celia Coplestone est un
initiateur fantaisiste de réflexions qu'elle fait semblant d'ani-
mer. Mais l'animatrice réelle était l'actrice Irene Worth et il n' y
514
LES CADRES DE LA CONVERSATION
a pas vraiment d'initiateur réel. L'auteur de la pièce, Eliot, a
imaginé le texte de Celia. Mais il n'est pas socialement respon-
sable des positions qu'elle adopte, il est seulement responsable
d'avoir écrit un scénario explicitement fantaisiste, une pièce de
théâtre. Etre l'auteur d'une réflexion et la faire sont deux choses
bien différentes.
VI
Ceux qui s'intéressent aux mythes et aux contes populaires
ont besoin d'identifier les configurations d'agents qui évoluent
dans leurs récits et, de son côté, le théâtre abrite dans ses
arcanes un monde de figures que les acteurs animent à partir de
toutes sortes de fantasmes. Pourtant, ceux qui étudient la
conversation réelle et ordinaire devraient pouvoir s'en tenir à un
terrain plus solide: après tout, ceux qui parlent s'engagent dans
un rôle en répondant à leurs interlocuteurs, qui en font autant.
Mais, à partir du moment où nous admettons que la conversa-
tion accueille largement des séquences rejouées, nous sommes
contraints d'abandonner ce terrain-là. Certes, on ne verra jamais
un Martien tout vert, à deux têtes, discuter avec le fantôme
d'Andrew Jackson, mais, structuralement, il est tout aussi facile,
au cours d'une conversation réelle, de rejouer une scène écrite
autour de ces deux personnages que de rejouer la conversation
que nous avons eue le matin avec le facteur. Il nous faudra
simplement observer les règles de cadrage qui veulent qu'une
proposition subordonnée peuplée, disons, de personnages ima-
ginaires ne s'appuie pas sur des pronoms personnels et des
noms propres renvoyant à des individus qui, en qualité de
personnages, sont étrangers à ce monde imaginaire 22 .
Traiter de la structure cadrée de la conversation, c'est donc,
inévitablement, tenter de répertorier les catégories de figures
utilisées dans notre culture en même temps que les connecteurs
correspondants.
22. Voir l'article de George Lakoff, ~ Counterparts or the Problem of Reference in
Transformational Grammar,., ronéoté, Bloomington, Indiana University Press, 1968.
Une formalisation de ce problème est proposé par David K. Lewis, ~ Counterpart
Theory and Quantified Modal Logic .. ,Journal 0/ Philosophy, LXV, 1968, p. 113·126.
515
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
1. Les figures naturelles. - Je désigne par ce terme des corps
vivants, de chair et de sang - animaux ou humains - qui ont
chacun leur identité personnelle. Nous nous occuperons princi-
palement des figures qui disposent d'une compétence conversa-
tionnelle, c'est-à-dire des adultes capables d'entendre ou de
parler et à qui l'on peut parler. Ces entités seront souvent des
animateurs et des initiateurs présents, les seules figures capables
d'émettre physiquement et à leur compte ce qu'on leur attribue.
Les figures naturelles compétentes parlent naturellement
- lorsqu'enes parlent - à un titre ou à un autre; autrement dit,
elles jouent un rôle particulier. Mais chaque locuteur soutient
une identité singulière et personnelle, une identité biographique
habituellement perceptible comme telle. (Dans les comédies, un
personnage peut apparaître sous un déguisement devant quel-
qu'un qu'il connaît, et Sherlock Holmes savait se tirer de ce
genre de situations; mais il n'est pas recommandé de jouer à ce
petit jeu dans une interaction réelle.)
Nous savons que les connecteurs se donnent à voir : on
repère la direction à l'oreille, on observe le mouvement des
lèvres et leur synchronisation avec ce qui est prononcé. Mais, s'il
y a une foule de dispositifs de repérage autorisés, lorsque
ceux-ci ne sont pas accessibles, cela ne va pas sans poser de
problèmes. Nous avons vu qu'au cours d'une interaction verbale
entre deux figures naturelles à la télévision, un locuteur doit non
seulement capter l'attention de celui qui l'a précédé mais aussi
s'assurer que la caméra se déplace; faute de quoi les téléspecta-
teurs ne sauront pas qui parle. Les conversations téléphoniques
posent encore plus de problèmes : nous pouvons savoir si la
voix que nous entendrons au bout du fil est celle d'une figure
naturelle 23, nous pouvons même dire en général si la figure
naturelle qui vient de parler est celle qui parle encore, autrement
dit nous savons repérer une même voix. Nous saurons, enfin,
reconnaître un certain nombre de voix. Mais, dans toutes ces
situations où nous ne pouvons nous guider qu'à l'oreille, l'asso-
ciation de la voix avec le locuteur demeure nécessairement
précaire, et cette précarité encourage trois sortes d'embrouilles
23. Je laisse de côté les tentatives récentes de programmer des voix de synthèse qui
ont abouti à des simulacres acceptables de voix humaines. Nul doute qu'il faille
s'attendre à de merveilleux progrès encore dans cette technologie,
516
LES CADRES DE LA CONVERSATION
plaisantes: on imite la voix de quelqu'un d'autre, ou la façon
de parler d'une catégorie sociale bien connue, ou encore on se
contente de dissimuler sa propre identité (connue par ailleurs).
2, Les figures de scène. - Cette catégorie comprend les
personnages fictifs ou inspirés de la vie réelle qui évoluent au
théâtre, à l'écran, à la radio, ou sur une page de bande dessinée.
On conserve quelque chose du profil naturel et on se sert des
connecteurs proches de ceux qu'utilisent les figures naturelles
compétentes, Une figure de scène est ainsi à la fois animatrice
et responsable de propos et d'actes qui ne sont pas considérés
d'un point de vue littéral. En effet, ils s'inscrivent dans une
séquence d'activité qui, d'une part, est un simulacre et, d'autre
part, résulte d'un travail d'équipe. Dans le cas du théâtre, par
exemple, l'auteur dramatique, le producteur, le metteur en
scène, les comédiens interviennent chacun à leur manière dans
le produit dramatique et personne ne peut prendre sur lui,
littéralement, les propos ou les mouvements d'un personnage.
Les figures naturelles se représentent elles-mêmes. Comme
elles sont réelles, on peut les imaginer telles. Cette réalité n'est
pas toujours à la portée des figures de scène. On peut penser
de certaines qu'elles sont réelles, mais pas de toutes, et des gens
de culture différente ne font pas le partage de la même manière
(un enfant peut croire que les anges qu'il voit évoluer sur scène
existent bel et bien, tandis que ses parents seront moins
optimistes). On peut donc faire la différence entre des figures
de scènes naturelles et les figures de scènes imaginaires, ces
dernières pouvant se greffer sur toute une série d'agencements:
des formes humaines animées, des animaux, des figurines de
papier mâché, des cadres en bois et même, lorsqu'il s'agit de
fantômes, des espaces déserts.
Nous avons dit que les connecteurs qui fonctionnent pour les
figures de scène sont les mêmes que pour les figures naturelles.
Toutefois, lorsque l'animateur ne fait pas intervenir son propre
corps, certains ajustements sont nécessaires: des mouvements
mécaniques des lèvres, ou des dispositifs mécaniques ou électri-
ques qui localisent la source de l'émetteur à proximité de
l'endroit où elle devrait se trouver. De surcroît, lorsqu'il s'agit
d'esprits invisibles, les connecteurs dépendent de l'orientation
corporelle d'une figure susceptible de voir ou d'entendre et de
ce qu'on peut déduire de l'engagement apparent du personnage
517

LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
dans le dialogue. On peut également indiquer une source en
donnant à voir le mouvement dirigé de certains objets sans
guidage apparent.
Les figures de scène imaginaires, encore plus que les figures
naturelles, se laissent diriger pourvu qu'on leur attribue une
grande variété de statuts participatifs. Or, dès qu'on a quitté le
domaine de la réalité littérale, toutes les libertés sont possibles.
Il est banal de voir, par exemple, des esprits évoluant sur scène
et sous les yeux des spectateurs mais que les autres figures de
scène ne remarquent ostensiblement pas. On peut aussi voir des
effets-de-fantôme, invisibles aux spectateurs (pour des raisons
évidentes), mais ostensiblement visibles et audibles pour cer-
tains personnages de la pièce 24.
L'univers de la bande dessinée, encore plus complexe du
point de vue des statuts participatifs, mérite qu'on s'y attarde.
Certaines des figures de cet univers sont capables de parler
entre elles et leurs échanges sont, en principe, accessibles aux
lecteurs sous forme de dialogues imprimés dans la langue locale.
Nous pouvons ainsi écouter ce que se disent des figures
humaines ou animales, de différentes espèces, dans des échan-
ges qui se font parfois d'une espèce à l'autre et qui ne sont pas
toujours dans nos cordes. En ce cas, le fait que l'on ait affaire
tout de même à un langage se traduira par une écriture indéchif-
frable. Ici, le dessinateur fait comme s'il devait nécessairement
se contenter d'une compétence limitée - qui n'est pas seule-
ment phonétique -, puisque la transcription se fait dans un
code inconnu. Certaines figures animales de la bande dessinée
(le Snoopy de Charles Schultz, par exemple) savent déchiffrer
le langage de certaines espèces animales et peuvent le traduire
dans des bulles qui nous sont adressées dans notre propre
langue. En outre, les pensées secrètes - ou plutôt les impres-
sions ressenties - sont censées être transposables dans des
phrases types et dans la langue locale du lecteur. Les bulles, qui
24. L'attention aux cadres montre que ces figures ont un tout autre statut que le
fantôme du père d'Hamlet. Celui·ci est indiscutablement réel; il est simplement
réservé. Et toutes ces figures ne doivent pas être confondues avec les esprits, qu'ils
soient ou non palpables, qui sont inventés par l'imagination d'un personnage. Si l'on
néglige ces différences fondamentales sous prétexte que, de toute façon, il n'y a rien
de réel dans tout cela, on néglige un mode d'analyse qui, dans d'autres circonstances,
se rapporte à des événements tout à fait réels.
518
LES CADRES DE LA CONVERSATION
décidément sont un arrangement intéressant, ne peuvent être
lues par les figures de l'univers de la bande dessinée. Je suppose
qu'une figure ne peut même pas lire sa propre bulle 25 .
Enfin, il yale discours expresszf. Bien qu'on n' y prête guère
attention, les adultes s'engagent volontiers dans ce type très
particulier de communication avec les animaux, les enfants qui
ne parlent pas encore et les meubles qu'ils viennent de heurter
accidentellement. L'amour, la colère, l'approbation, la désap-
probation, les promesses, les menaces, les admonestations sont
exprimées verbalement et ponctuées de signes paralinguisti-
ques. En principe, les phrases sont courtes et ne semblent pas
traduire une émotion prolongée. Le locuteur, qui est nécessai-
rement une personne compétente du point de vue linguistique,
semble supposer qu'on comprendra l'essentiel de sa réflexion
mais pas sur le plan littéral ou lexical (je crois que c'est là une
hypothèse raisonnable lorsqu'on parle avec les animaux, mais
pas avec les enfants). Le locuteur utilise des phrases conven-
tionnelles parce qu'elles ont en quelque sorte la forme extérieure
qui convient le mieux aux sentiments et aux réactions. Enfin,
à l'inverse des situations où l'on monologue à haute voix, le
discours expressif occupe ouvertement la situation, sans excuses
et sans fausse honte, à proximité des personnes présentes, qu'il
s'agisse d'inconnus ou de gens avec qui nous étions en train de
parler. (Par exemple, sur le parking d'une banque, une femme
d'apparence aisée quitte sa voiture et s'adresse à son caniche
assis sur le siège avant: « Maman revient bientôt », ou encore
la même dame, en colère contre son chien qui gratte à la porte:
«Je t'ai dit d'arrêter ».)
La bande dessinée fait un usage extensif du discours expres-
sif en le prolongeant dans deux directions. D'une part, les
25. Les réactions émotionnelles à ce qui nous arrive ne devraient pas se traduire par
des phrases, et le fait de les présenter ainsi est déjà l'indice d'une liberté considérable.
Dans les romans à tendance réaliste - le plus fameux étant l'Ulysse de Joyce - le
monologue intérieur d'un personnage traduit son" flux de conscience» et sa subje::·ti.
vité réelle par des phrases brisées et des procédés typographiques divers. Mais, dans
la bande dessinée, la sophistication est naïve. On pourrait dire que, si les jeunes chiens
s~nt pétri.s de sentiment.s, l'~omme, au plus profond de soi, est pétri de phrases et
d expresSIOns verbales silencIeuses. Le romancier et le créateur de bandes dessinées
peuvent s'introduire dans l'esprit de leurs figures sans nous surprendre parce que
afrès tou~, notre ~prit n'est rien d'autre qu'une boîte à phrases conçue pour qu~
d autres s y IntrodUisent.
519
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
énoncés qui sont produits dans ce type de cadre peuvent être
plus discursifs que dans une interaction naturelle, D'autre part,
même si les figures de la bande dessinée supposent que ce type
de discours n'est pas littéralement compris par le destinataire,
il arrive que celui-ci l'entende ainsi mais ne le laisse pas savoir.
(Snoopy, qui est une figure assez particulière, sait en plus
l'anglais, qu'il soit manuscrit ou imprimé.) TI est remarquable
que les créateurs de bande dessinée qui utilisent ce genre de
procédé du discours expressif entendu littéralement font
comme s'ils l'avaient trouvé par hasard et ne semblent pas
conscients de l'organisation qu'il présuppose. C'est du moins la
règle générale, à laquelle il faut opposer quelques exceptions.
Par exemple, le rôle d'intermédiaire dans les spectacles de
marionnettes qui échoit à une figure de scène et qui consiste,
sinon à parler littéralement, du moins à traduire pour le public
la signification des manifestations émotionnelles qui se produi-
sent sous ses yeux.
3. Les figures imprimées. - Evoquons d'un mot les figures
de la fiction et de la biographie composées de mots et non
projetées par des interprètes vivants ou faites d'images. Les
modèles peuvent être naturels ou imaginaires et l'écrivain peut
révéler les pensées et les sentiments de ces figures aux lecteurs.
Nous avons déjà rencontré certains des connecteurs utilisés;
d'autres impliquent des signaux typographiques (lettres capita-
les, découpage des paragraphes, etc.).
4. Les figures citées. - Les figures naturelles ont le pouvoir
de raconter les agissements d'autres figures au passé, au pré-
sent, au conditionnel, au futur. Ces agissements cités peuvent,
bien entendu, comporter des énoncés enchâssés dans le discours
du narrateur par des citations directes ou indirectes. TI y a là une
transformation de l'activité, une séquence rejouée ou une
préfiguration d'un segment d'expérience, bref, le passage d'une
bande enregistrée. Et les figures proclamées responsables de
l'action rapportée ou des mots rapportés sont des figures citées,
26
la référence au « je » étant de loin la plus commune •
26. On peut formuler quelques règles de transformation. Fillmore, par exe~ple,
propose de dire que, dans la citation indirecte (le ~ discours rapport»), !es expr~ssJOns
indexicales et référentielles sont modifiées pour s ajuster aux beSOinS d orientation du
destinataire actuel. Ainsi un astronaute sur la lune, s'adressant à un membre de
520
LES CADRES DE LA CONVERSATION
Les figures de scène et les figures imprimées peuvent nous
fournir des enregistrements semblables. Une figure citée peut
elle-même citer les mots ou les actions de quelqu'un d'autre et
induire ainsi des enchâssements multiples. (La limite à ne pas
dépasser quant au nombre d'enchâssements successifs change
sans aucun doute d'un groupe à un autre, et constitue un
problème intéressant de l'analyse des cadres de l'expérience 27.)
l'équipe d'alunissage, peut dire: «Ma femme disait que je n'arriverais jamais jus-
qu'ici ». Il suppose que nous comprenons que sa femme n'a pas dit littéralement
« ici », puisque seuls les hommes qui marchent sur la lune peuvent le dire. Elle a dû
dire « sur la lune» ou " là-bas », ou « Tu n'y arriveras pas» (on a en effet également
besoin d'un glissement rétroactif des verbes). Par ailleurs, on a souligné récemment
les limites de la traduction (c'est-à-dire du recadrage) du discours direct au discours
indirect. Je renvoie à l'article de V.N. Volochinov, "Reported Speech », in Ladislav
Matejka et Krystyna Pomorska, eds., Readings in Russian Poetù:s .' Formalist and
Structuralist views, Cambridge, MIT Press, 1971 : "La tendance analytique du
discours indirect se manifeste dans le fait que toutes les caractéristiques émotives et
affectives du discours, pour autant qu'elles sont exprimées, non seulement dans le
contenu mais dans la forme du message, ne restent pas intactes dans le discours
indirect. Elles sont traduites par un contenu et c'est sous cette forme qu'elles entrent
dans le discours indirect, ou alors elles se transforment en un commentaire qui modifie
le verbum dicendi. Ainsi, l'énonciation directe : "Bien joué 1 quelle réussite!» ne peut
être enregistré dans un discours indirect sous la forme : "Il dit que bien joué et quelle
réussite." Nous attendons plutôt quelque chose comme: "Il dit que cela avait été très
bien joué et que c'était une véritable réussite», ou encore: "Il dit avec ravissement que
cela avait été bien joué et que c'était une véritable réussite.» Toutes les ellipses,
omissions, etc., qui sont envisageables dans le discours direct capable de s'appuyer sur
des bases émotives et affectives ne sont pas acceptables dans la logique analytique du
discours indirect» (p. 161). Un dernier exemple. Si quelqu'un veut dire: «Je ne tenais
pas à partir» en citant ce qu'il s'est dit à lui-même, et s'il veut éviter des implications
de la citation indirecte, il devra dire: "Je me suis dit: tu ne tenais pas à partir. ,.
Notons encore que notre compétence à gérer des transformations va bien au-delà de
notre capacité à expliquer nos pratiques. Qu'est-ce qui autorise par exemple un
annonceur à occuper une pleine page de journal avec une poêle à frire sur laquelle on
peut voir une montre en diamant et une carte disant «Je t'aime» et « Pour tous les
gris matins d'hiver où elle s'est occupée de votre petit déjeuner»? - sans compter
qu'il s'agit là de sexisme publicitaire.
27. Les limites des enchâssements multiples dans le discours des figures naturelles
est abordé par les linguistes sans référence aucune au problème apparenté des limites
de manœuvres multiples. TI me semble pourtant que les deux problèmes renvoient à
la même question fondamentale. D'un autre côté, les linguistes ont tendance à
confondre le problème général du discours rapporté avec celui des séquences rejouées,
qui ne constituent qu'une catégorie parmi d'autres de discours rapporté. Ils négligent
ainsi le fait que ['enchâssement est fonction de toute une série de procédés qui ne se
confondent pas avec le fait de rapporter une énonciation. Ainsi, du point de vue de
la complexité du discours d'une figure naturelle, il importe peu de savoir si [' événe-
ment situé sur la strate la plus profonde est un fait physique ou une énonciation. Ce
qui compte, c'est que la seconde strate contienne un verbe « stratifiant », car, même
si une figure citée peut rapporter l'action d'une autre figure, y penser, en rêver, ou la
521
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
Ce qu'une figure citée n'est pas censée faire, toutefois, c'est de
se référer au processus d'animation qui la produit. Mais, comme
on l'a vu, ce que l'on ne devait pas faire est exactement ce qui
parfois se fait et donne naissance à une expérience négative.
Ces réflexions concernant les figures citées s'inspirent du
traitement linguistique de l'enchâssement. Nous devons pour-
tant aller plus loin et examiner un type d'incrustation qui n'a
pas encore été étudié. Je veux parler de la pratique banale de
l'<< adresse autobiographique» qui préface une affirmation ou
une enquête par une auto-référence: « A mon sens », « Si vous
voulez mon avis ... », « J'ai toujours pensé que ... », « D'après ma
propre expérience ... » Ces phrases qui suivent un connecteur
auto-référentiel doivent être placées entre parenthèses; la voix
du locuteur est également différente de sa voix normale, comme
s'il fallait que le locuteur et ceux qui l'écoutent s'ajustent
ensemble devant la figure à qui ils attribuent les réflexions qui
vont suivre 28. Je pourrais ajouter, entre parenthèses, que ceux
qui font usage de ces procédés de distanciation donnent l'im-
pression de contourner la règle de modestie de la conversation,
comme si l'interdiction faite aux locuteurs d'occuper le terrain
pour s'auto-célébrer ne s'appliquait pas dès lors qu'une figure
vient se mettre en avant et se substituer au locuteur. (Le lecteur
voir, elle ne peut pas la refaire. Il est intéressant de nottr que ces problèmes de strates
poussés à leurs extrémités ont été considérés comme le domaine des logiciens. La
plaisante sophistication intellectuelle des exemples qu'ils choisissent est connue de
tous, mais les compétences en cette matière peuvent surgir là où on ne les attend pas
et, par exemple, dans la conversation informelle des jeunes adolescents noirs en milieu
urbain. Cela pour rappeler que la compétence sociolinguistique n'est pas le résultat
d'une scolarité officielle et encore moins un privilège social. Je renvoie au travail de
Charles et Marjorie Goodwin, « The Construction of Accusation in the "He-said-she-
said" », in C. Laughlin et al., eds., Theory on the Fringe : Structure and Evolution in
Human Society, New York, The Free Press. Une approche formalisée, dans la
terminologie de la théorie des groupes, des permutations possibles de la conversation
à trois est disponible dans l'article de Kenneth L. Pike et Ivan Lowe, « Prenominal
Reference in English Conversation and Discourse : A Group Theoritical Treatment »,
Fo/ia Linguistica, II, 1969, p. 68·106. Qui parle à qui, à propos de qui et dans quel
cas grammatical : ces questions donnent naissance à un nombre considérable de
séquences organisées différemment, chacune d'elles pouvant enchâsser une seconde
séquence empruntée à une catégorie aussi importante, etc. (Je remercie John Fought
pour ces références.)
28. Basil Bernstein, dans Langage et classes sociales, Minuit, 1972, affirme qu'en
Angleterre ces signatures initiales sont plus fréquentes dans le langage des classes
moyennes que dans celui de la classe ouvrière.
522
LES CADRES DE LA CONVERSATION
au:a constaté que la formule « Je pourrais ajouter, entre paren-
t~es~~ ... » dans la phrase précédente ne m'a pas empêché
~. utilIser cette phrase pour discuter d'un point qui semble
lmclure.) Remarquons que la formule initiale du conteur :
«Savez-vous que ... » a le même usage : elle stimule une
demande de parole et un acquiescement qui sont plus facile-
ment détachés de soi que l'insistance manifeste à vouloir parler.
On peut ainsi insérer un grand nombre d'énoncés dans cette
manière auto-distanciée de rapporter, même si ce cadrage peut
paraître désagréable au premier abord 29.
Un mot tout de même sur les limites du cadrage de l'analyse
des cadres par écrit et donc sur les limites de la discussion
précédente concernant la capacité du langage ordinaire à faire
ce qu'on voudrait qu'il fasse. En discutant du problème de
l'enchâssement, Volochinov déclare ceci :
« Un propos rapporté n'est pas un thème de discours : il a le
pouvoir de s'introduire à son compte, pourrait-on dire, dans le
discours et dans son maquillage syntaxique, comme une unité
de construction à part entière. Il conserve ainsi son autonomie
de construction et son autonomie sémantique, tout en permet-
tant à la texture discursive du contexte de le récupérer parfaite-
ment intact» JO.
29. On pourrait sans doute considérer que toute énonciation individuelle porte en
elle un connecteur tacite ou implicite du type « J'affirme que» et que tout énoncé est
en quelque~anière rapporté. On supposera qu'une question portant sur n'importe
quelle derruere phrase. retrouverait I~ connecteur sous la forme d'une réponse: « J'ai
dIt que ». Pourtant, a supposer qu on admette un raIsonnement aussi douteux il
faudrait encore expliquer pourquoi nous introduisons explicitement un connecteu~ à
certainS pOints de la conversation en imposant un « Je pense que », un« Je crois que »,
alors que le caractère ~ap'porté ~~ ~e que nous disons et la distance par rapport à ce
que nous rappo~ons etaIent deJa ImpltCltement présents. A propos des connecteurs
tacites: Je renvOIe au travail de John Robert Ross, « On Declarative Sentences », in
Rodenck A. Jacobs and Peter Rosenbaum, eds, Readings in Engtùh Transformationa!
Grammar, Waltham, Mass., Ginn & Co., 1970, pp. 222·272. Les phrases déclaratives
slmp~es . dOIvent, selon Ross, être analysées comme des propositions dépendantes et
enc~assees de proposltlons performatives dans lesquelles «je », « dis» ct «vous»
seraIent respectivement le syntagme nominal effacé, le syntagme verbal effacé et le
syntagme complément d'objet indirect effacé. L'argument consiste à dire que c'est
seul.ement en faIsant appel aux propositions de la structure profonde qu'on pourra
JusufIer grammaticalement les contraintes de surface touchant à l'usage des pronoms
personnels.
30. Volochinov, « Reported Speech », op. cit., p. 149.
523
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
Volochinov propose ensuite quelques exemples comme j'ai pu
le faire. Mais, bien tIue ces exemples renvoient à des enchâsse-
ments qui se produisent dans le discours oral, ils ne peuvent
être présentés au lecteur que par écrit. Or, s'il est vrai que la
syntaxe du discours rapporté est sensible au contexte dans
lequel il est rapporté (par opposition au contexte auquel il se
rapporte), et s'il est vrai (comme Volochinov le montre parfai-
tement) que certaines propositions citées directement ne peu-
vent l'être indirectement, pourquoi n'admet-on pas que les
règles d'enchâssement d'une proposition dans la conversation
sont différentes des règles d'enchâssement de la «même»
proposition dans un discours écrit? Et, si c'est le cas, comment
pourrons-nous illustrer cette différence dans l'impression
écrite? Une salle de cours conviendrait sans doute, mais un
livre? Faut-il penser que chaque cadre est un piège qui rend
systématiquement impossible la transmission - du moins la
transmission commandée - de certains sujets qui seraient
aisément transmissibles dans un autre cadre? En tentant
d'aborder ce problème, il faut peut-être se dire qu'il n'y a pas
d'exemple qui ne l'obscurcisse en tentant de le traduire.
Au théâtre, un énoncé est perçu comme quelque chose qui
provient de la boîte à sons humaine qui se produit sur scène.
Tant qu'un personnage ne propose pas de répéter ce qu'il a pu
dire ou ce que quelqu'un d'autre a dit, il n'y a pas de problème
d'enchâssement. Si le même personnage veut que son énoncia-
tion soit entendue par un de ces interlocuteurs comme un
énoncé rapporté, on transcrira l'échange dans le texte imprimé
de la pièce de manière tout à fait claire :
PIERRE. - Non, je n'irai pas.
]EANNE (se tournant vers Henri). - Pierre dit: « Non, il n'ira
pas. »
Pourtant, si l'on veut discuter d'échanges de ce type dans un
texte imprimé, on s'aperçoit que la distinction classique entre
1'« usage» et la « mention» a parfois du mal à tenir. Dans la
conversation naturelle, tout comme dans une pièce de théâtre,
les énonciations sont émises « directement » par des boîtes à
sons humaines, par des participants vivants. Mais comment
transcrire ces énonciations dans la présentation écrite d'un
débat sur les échanges verbaux, par exemple? Dans le cadre de
524
LES CADRES DE LA CONVERSATION
ce livre, l'énoncé imprimé: «J'ai dit que Pierre dit : "Non" »
présente «Non» comme une énonciation enchâssée. Mais
qu'en est-il de la présentation suivante: « Pierre dit: "Non" » ?
Allons-nous dire que j'ai effacé par commodité le connecteur
« J'ai dit que », mais que cette préface est tacitement présente
et disponible au cas où nous en aurions besoin pour la compré-
hension de l'énoncé? En ce cas, ce deuxième « Non» serait un
enchâssement par implication. Ou bien allons-nous dire que
j'entends faire comprendre au lecteur que la phrase imprimée
« Pierre dit: "Non" » remplace un fragment de dialogue émis
par une boîte à sons vivante et que toute inquiétude supplémen-
taire sur le texte ne ferait que confondre l'usage et la mention?
Notons que nous ne parlons pas ici de la difficulté abordée plus
haut et qui concernait, elle, le fait que tout énoncé parlé doit
être interprété comme chassant tacitement un connecteur du
type « J'affirme que».
Si l'on ne peut pas traiter par écrit toutes les différences entre
discours oral et discours écrit, ne doit-on pas s'attendre à
d'autres difficultés du même genre? Ainsi, un sourd de nais-
sance vivant dans une famille de sourds peut raconter, dans le
langage des signes, une histoire dont la différence avec la
version parlée ne sera jamais entièrement accessible et à propos
de laquelle on ne saura ni parler ni écrire 31.
5. Moqueries et parodies. - Nous avons distingué quatre
types de figures : les figures naturelles, les figures de scène, les
figures imprimées et les figures citées. Je voudrais, pour finir,
aborder une catégorie d'expressions, peu étudiées jusqu'ici, par
lesquelles nous imitons, habituellement d'une voix maniérée,
quelqu'un d'autre qui peut aussi bien être présent qu'absent.
En somme, des mots dans la bouche d'un autre. II ne s'agit pas
cependant d'incarner quelqu'un, ni de rouler qui que ce soit;
et il ne s'agit pas non plus de jouer la comédie, dans la mesure
où la séquence d'animation est généralement très brève et
détachée de ce qu'entreprennent par ailleurs d'autres acteurs.
Ce qui est central ici, c'est la projection d'une image de
quelqu'un d'autre que soi et la volonté de rappeler constam-
31. Je m'appuie ici sur le travail d'Aaron Cicourel, «Gestural Sign Language and
the Study of Non-Verbal Communication », texte ronéoté.
525
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
ment à ceux qui nous observent que c'est un animateur étranger
qui se produit devant eux 32. Nil' animateur ni la figure qu'il
projette ne sont donc autorisés à occuper trop longtemps la
scène ou l'imagination de ceux qui les observent. Il ne faut pas
réduire ces petits tours à une variété supplémentaire des figures
citées. On ne se sert pas des connecteurs habituels du discours
et ce qui se passe est plus proche du jeu de scène que du
discours rapporté. On trouvera quelques exemples formalisés
de ces parodies dans les ritournelles et dans les numéros de
boîtes de nuit où un acteur tente de suivre en la mimant une
voix enregistrée. Dans un registre moins formel, on signalera les
performances de style théâtral où l'on pastiche une personnalité
connue et où l'on se voit attribuer un statut d'acteur particulier.
Les interprètes de variétés jouent aussi sur ce registre de l'autre
que soi, bien que la figure qu'ils s'attribuent ne se distingue pas
précisément et qu'entre le chanteur et la figure on présuppose
une affinité qui autorise le chanteur à chanter en son nom 33.
Les parodies sont donc le fait d'individus qui s'attribuent le
rôle de comédien. Ce qui nous intéresse dans ces projections,
c'est qu'elles sont accessibles à des individus qui peuvent être
ostensiblement dans des interactions conversationnelles routi-
nières; songeons à la pratique qui consiste à mimer des mots
qu'on met dans la bouche d'êtres présents - enfants, animaux
domestiques 34, co-participants - ou aux libertés qu'on prend
avec les absents et qui, dans certaines cultures, sont signalées
32. Il n'y a aucune raison d'exclure que nous puissions nous pasticher nous-mêmes.
Cela nous arrive sans aucun doute, mais c'est peu fréquent.
33. Je me contente de soulever simplement la question du rapport du chanteur à
[a «personne» qui est censée en énoncer les paroles, c'est-à-dire le «je» de [a
chanson. Le rapport est complexe et c'est une des merveilles de la culture populaire.
Ce qu'il y a de remarquable, c'cst que dcs milliers d'auditeurs entendent chaque jour
des chansons où le chanteur est dans un rapport compliqué à [a figure qu'il projette
sans que personne, hormis quelques spécialistes, s'intéresse à [a chose. Une passion
intellectuelle de façade veut même qu'à l'occasion on pousse l'impiété jusqu'à couper
le son du poste de télévision pour regarder le chanteur gesticuler en silence. On
découvre alors une gestuelle relativement pauvre, réduite à cinq ou six mouvements
des mains et des bras, et qui suffit, semb[e-t-il, au chanteur pour créer une apparence
de variété qui accompagne sa chanson.
34. Erving Goffman, « Communication Conduct in an Island Community ~, Ph.D.,
Departement of Sociology, University of Chicago, 1953, p. 153-154.
526
LES CADRES DE LA CONVERSATION
par une terminologie particulière et par des compétences valori-
sées 35.
On peut songer aussi aux « voix» (ou registres), c'est-à-dire
aux accents stéréotypés qui, dans une conversation informelle,
nous permettent d'attribuer un trait à une figure autre que le
locuteur et qu'on définit par sa catégorie plus que sa biographie
singulière. Le « parler bébé », les accents ethniques et natio-
naux, les accents qui marquent la différence sexuelle sont autant
de registres possibles pour la parodie. Le parler bébé est parfois
en usage entre adultes consentants et marque alors le style
affectueux (qui s'est installé aujourd'hui à la télévision). Il est
surtout destiné à apaiser les craintes d'un bébé dans ses rela-
tions avec un adulte. Mais il a aussi une fonction de moquerie
par laquelle un locuteur adulte exprime une réponse que l'en-
fant serait susceptible de faire s'il voulait parler. La même forme
de ventriloquie est utilisée par ceux qui veulent faire parler les
J6
chats en peluche, les nounours et autres objets d'amour . Le
35. Chez les habitants des îles Shetland, au début des années 60, le pastiche était
un art récréatif très développé. Certains membres de la communauté étaient connus
pour leur talent à parodier, tout comme certains comédiens étaient connus pour leur
imitation de James Stewart ou Marion Brando. Claudia Mitchell-Kernan, dans son
étude du vernaculaire noir américain, décrit cette pratique dans un autre milieu :
« Charrier, c'est surtout caractériser. Celui qui charrie ne se contente pas de rapporter
ce qui s'est dit mais aussi la manière dont cela s'est dit. Il essaie ainsi de livrer un
commentaire implicite sur]' arrière-plan du locuteur, sa personnalité et ses intentions.
Plutôt que de résumer [e personnage, il transmet certains de ses traits en reproduisant
des fragments ou des aspects du discours, qu'il s'agisse d'éléments phonologiques ou
d'éléments de contenus ayant une valeur expressive. Le sens du message se signale et
se dévoile par ces traits phonologiques et grammaticaux, son souci de reproduire les
fautes de prononciation propres aux idiomes régionaux ou aux dialectes, et surtout par
une mimique paralinguistique» (Signifying and Marking : Iwo Afro-American Speech
Acts », in John Gumperz and Dell Hymes, eds., Directions on Sociolinguistù:s : The
Ethnography of Communù:atùm, New York, Rinehart & Winston, 1972, p. 176).
36. La forme syntaxique de ces voix projetées est assez obscure. Par exemple, une
dame à sa chatte: «Jezabel a dit qu'elle n'aimait pas le savon, n'est-ce pas? » Seuls
[es traits non lexicaux de cet énoncé [e définissent comme un moyen de faire parler
la chatte. On pourrait compléter un échange par un fragment de discours expressif:
« Nous n'allons pas faire du mal à un bébé, n'est-ce pas? » Cette dame utilise deux
procédés typiques des conversations avec ces adorables êtres incompétents: le « pluriel
parental», qui tend à effacer la frontière entre ['autre et soi, et [a suppression des
pronoms au profit des noms propres et des titres de parenté qui sont énoncés du point
de vue de ['adorable chose. Du coup, la version écrite d'une énonciation pourra
présenter des ambiguïtés spectaculaires du point de vue du cadre, aussi bien quant au
discours adressé à [' adorable que pour celui qui parle au nom de l'incompétent. Ainsi:
« Papa va nous donner la fessée si nous faisons ça », ou : « Iu vas me donner la fessée
si je fais ça » (dit pour ['enfant l.
527
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
«( discours expressif» intervient avant et après la parodie pour
simuler un échange complet,
VII
Nous avons défini les connecteurs comme des dispositifs qui
nous permettent de savoir qui dit ce qui est dit, et qui fait ce
qui est fait, On peut penser à première vue qu'il ne s'agit que
de rapporter des séquences où évoluent des figures, c'est-à-dire
associer correctement des discours ou des actes à ceux qui sont
censés les avoir produits. Mais on ne peut en rester là. En
répétant les mots de quelqu'un d'autre, le locuteur est habilité
à répéter partie au moins du flux expressif dans lequel ces mots
ont émergé ou vont émerger. Il est autorisé à imiter la figure
dont il rapporte les propos et, dans certaines limites, à repro-
duire ses expressions. Ainsi, une citation directe est marquée
non seulement par son connecteur, mais également par une
modification de l'accompagnement expressif. Il est fréquent
qu'un auditeur arrive en retard, c'est-à-dire après que le connec-
teur a fait son travail et a disparu; il pourra alors s'apercevoir
que le locuteur ne parle pas en son nom, mais au contraire en
figurant quelqu'un d'autre. D'un autre côté, il semble qu'il
existe des règles de l'imitation, c'est-à-dire des limites - qui
varient d'une culture à une autre et, dans une même commu-
nauté de langage, d'une catégorie de locuteurs à une autre - qui
en tracent l'espace approprié. Incidemment, on découvre ici une
différence de plus entre les citations directes qui tolèrent
parfaitement l'imitation et les citations indirectes qui la tolèrent
moins bien.
Les conventions de censure vont de pair avec les conventions
d'imitation. Prenons l'exemple d'une conférence littéraire sur le
roman anglais moderne. Le conférencier a le droit - voire
l'obligation - de citer un passage ou deux de textes originaux.
Il lit ces passages à haute voix pour illustrer et soutenir ses
arguments, et les critiques qui publieront ses analyses en feront
autant. Or l'époque, le lieu où il fait sa conférence ou le public
auquel il s'adresse (et peut-être la virilité du roman moderne),
obligent parfois le conférencier à abandonner l'idée de lire
certains passages qui risqueraient de choquer. Mais il n'aura pas
528
LES CADRES DE LA CONVERSATION
forcément la même conception des limites pour le propos qu'il
tient en ce moment même et en son propre nom. En principe,
un locuteur s'impose des normes moins rigoureuses pour ce
qu'il dit en son nom et au moment même que pour ce qu'il
rapporte de quelqu'un d'autre et qu'il se contente d'animer.
Les normes en matière d'imitation et de censure renvoient
aux limites associées en général au cadrage d'une conférence.
Elles nous rappellent qu'il y a des données dont nous ne
pouvons pas faire état réellement et que la citation - tout
comme le passage de la citation directe à la citation indirecte -
a ses limites. Nous avons évoqué les problèmes que pose la
tâche consistant à lire la conférence de quelqu'un d'autre, où
certains éléments discursifs comme le « je » qui introduit une
menace de sous-modalisation doivent être corrigés et adaptés à
la situation. Autre exemple: les plaisanteries et les jeux de mots.
Dans la mesure où elles se suffisent à elles-mêmes, ces formes
peuvent trouver leur place dans le discours de n'importe qui.
C'est le fait de les raconter qui est apprécié plus que le fait de
les créer - si tant est qu'on puisse dire que qui que ce soit crée
en la matière. On peut parfaitement reconnaître que l'on tient
une plaisanterie de quelqu'un d'autre sans porter atteinte à la
réputation que nous pourrons gagner (ou perdre) en la racon-
tant. Du coup, si un conférencier décide de traiter le thème des
plaisanteries et des jeux de mots et ajoute quelques exemples
pour illustrer son propos, il aura le sentiment que ces exemples
glissent constamment hors de leur cadre, que ses plaisanteries
ne seront jamais que des exemples et qu'il ne pourra donc pas
se défaire complètement d'une réputation de mauvais conteur
à qui un peu d'expérience réelle ferait le plus grand bien. Dans
ces circonstances, le conférencier accompagnera plutôt son
exemple d'une expression attentive et désabusée, comme s'il
voulait étayer le cadre purement illustratif et surcorriger le
matériau qu'il cite. (Tout comme les conférenciers, ceux qui
participent à une conversation s'imposent des limites lorsqu'ils
rapportent les propos de quelqu'un d'autre et ces normes sont
encore plus rigoureuses que celles qui régissent la citation pour
le conférencier.)
Résumons les questions que pose la conversation informelle
dans une analyse des cadres.
1. Dans la séquence rejouée d'une expérience ancienne,
529
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
de quelle importance doit être la distribution des rôles et quel
est le seuil qu'elle ne doit pas dépasser pour pouvoir être
rejouée par le locuteur et audible pour ceux qui l'écoutent? Si
un locuteur doit repasser dans une seule présentation la bande
enregistrée de son expérience, combien de temps peut-elle
durer? (Et comment passe-t-on, dans une même conversation,
du rôle de simple participant - qui autorise plusieurs passages
enregistrés de courte durée - au rôle particulier et fonctionnel-
lement différencié de conteur et de narrateur?)
2. Quelles sont les limites verticales du travail d'enchâsse-
ment? Autrement dit, jusqu'où un locuteur peut-il espérer
conduire son public s'il présente une figure citée qui cite
quelqu'un s'appuyant sur une figure citée, et ainsi de suite?
3. Etant donné notre hypothèse de travail selon laquelle les
figures naturelles accompagnent leur propos d'un revêtement
expressif complexe, d'un accent, de sentiments et de gestes
divers, jusqu'où un locuteur peut-il pousser l'imitation lorsqu'il
« fait» quelqu'un d'autre que lui? Par exemple, si le locuteur
cite une personne du sexe opposé, à quel moment l'imitation
expressive deviendra-t-elle suspecte?
4. Les règles de censure. Etant entendu que le locuteur
dispose d'un certain degré de liberté pour citer les jurons et
autres mots proscrits proférés par quelqu'un d'autre mais qu'il
existe un seuil au-delà duquel il parle en son nom, comment
déterminer ce seuil?
VIII
Les notions d'état d'information et de connecteur nous ont
fourni les éléments de base dont nous avons besoin pour
présenter des séquences rejouées de l'expérience. Les concepts
de responsable, d'animateur et de figure nous ont fourni des
éléments complémentaires. Nous avons besoin d'un terme de
plus pour terminer.
On a vu que, dans les interactions ordinaires, une figure peut
également être l'animateur et le responsable des réflexions
qu'elle émet. Dans les pièces de théâtre, les trois fonctions sont
distinctes. Car, même si un personnage agit comme s'il était
l'animateur et l'initiateur de ce qu'il dit, ce n'est là qu'un rôle
530
LES CADRES DE LA CONVERSATION
de la fiction dramatique; en dernière instance, c'est l'acteur qui
est l'animateur et nous avons vu que nous n'avons pas de
responsables en dernière instance à strictement parler, même
dans le cas où un auteur dramatique joue un rôle dans sa propre
pièce. Quant aux pièces et aux récits qui sont lus par un lecteur
professionnel, on peut penser que leurs personnages seront
imités de manière cohérente, chacun ayant sa voix. Le lecteur
se réservera une autre voix, proche de la sienne sans doute, pour
les parties non dialoguées du texte, pour les connecteurs et les
directions de scène. (Il pourra éventuellement négliger certains
connecteurs du texte, la différenciation des voix suffisant à
identifier les personnages, et cette omission accentuera le carac-
tère théâtral de la lecture. S'il lui arrive de ne pas placer
correctement la voix ou de ne pas la placer sur la séquence qui
convient, nous aurons des connecteurs « barbouillés ».)
Nous devons garder à l'esprit l'organisation de l'expérience
si nous ne voulons pas que l'analyse vacille. Le lecteur est
l'animateur effectif de l'histoire dans son ensemble, la machine
vocale. Mais, enchâssés dans son histoire, il y a des personnages
qui, à leur niveau, peuvent se trouver à l'origine ou en position
d'animer d'autres histoires. Quelles que soient leurs transforma-
tions, ces dernières histoires seront bien elles-mêmes des origi-
nes et des animations.
Si l'on passe à la lecture silencieuse de romans et de pièces
de théâtre par des lecteurs ordinaires, la question de savoir qui
anime au sens propre les lignes du texte apparaît plus bru-
meuse. En fait, on pourrait dire que le lecteur est l'animateur
effectif des mots qu'il lit et qu'il est à lui-même son propre
public.
Cela nous amène au dernier terme dont nous avons besoin,
le terme de « public ». Nous avons vu, lors de notre discussion
sur le cadre théâtral, que, dans notre société, le public est un
destinataire très particulier qui n'a guère d'obligations : il lui
faut seulement payer son droit d'entrée, rester assis plus ou
moins tranquillement, manifester son intérêt et son appréciation
pendant la représentation et applaudir à la fin du spectacle. Ce
qui se dit sur scène n'est pas dit à l'assistance mais pour elle;
on lui demande d'apprécier mais pas d'agir; seuls les autres
personnages du spectacle doivent réagir, mais ils ne réagissent
que comme des personnages et leur réaction n'est pas « réelle».
531
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
Remarquons que les appréciations non seulement touchent les
acteurs mais enveloppent de manière diffuse les personnages
qu'ils interprètent, le producteur, le metteur en scène, l'auteur
de la pièce et l'effet dramatique dans son ensemble (c'est
pourquoi, lorsque le rideau est abaissé, l'ensemble de la troupe
revient s'incliner collectivement!. On peut en dire autant des
réactions d'appréciation face à un roman ou une pièce de
théâtre que nous lisons seuls.
Tournons-nous vers la conversation informelle de face à face.
Dans la mesure où les auditeurs sont peu nombreux, chacun
devra montrer qu'il a reçu le message, qu'il le comprend et qu'il
n'estime pas que le locuteur est complètement hors du coup.
Jusqu'ici, la terminologie traditionnelle de l'analyse des commu-
nications est raisonnable - beaucoup plus en tout cas que si on
l'applique à des assistances nombreuses, car le nombre a
précisément pour effet de réduire les obligations de chacun des
destinataires. En outre, le travail de l'auditeur consiste à
montrer qu'il apprécie non seulement ce que dit le locuteur,
mais la scène dans son ensemble (et tous ses protagonistes). Ici,
les formes linguistiques traditionnelles - affirmation, question,
ordre, exclamation, etc. - sont loin du compte. Lorsque nous
sommes confrontés à un locuteur ou à une scène, ce ne sont pas
ces formes qui entrent en jeu. Peut-être faut-il dire que ce qu'on
cherche, c'est plus la sympathie que l'appréciation, mais la
sympathie peut être à elle-même sa propre fin, une action
terminale, la pleine mesure de ce que le locuteur obtiendra de
ses auditeurs.
Au cours d'une pièce de théâtre, l'assistance est radicalement
détachée des propositions et des actions d'un personnage;
contrairement à lui, elle ne peut répondre que par rétroaction,
exprimant de manière modulée ce qui l'enthousiasme dans ce
qu'elle découvre. Et cet enthousiasme ne semble pas atteint par
l'idée que demain soir le même spectacle sera présenté à un
autre public. De même, dans la conversation, ce ne sont pas tant
les éclats ou les réactions tonitruantes que nous recherchons,
mais plutôt des murmures, les mouvements de lèvres et le
souffle retenu, les « Flûte », les «Mince », les « Super» qui
confirment l'enthousiasme de l'auditeur devant ce que nous
venons de rejouer devant lui.
532
LES CADRES DE lA CONVERSATION
IX
En partant d'une conception classique de l'individu qui
s'auto-identifierait à la figure qu'il recouvre au cours d'une
interaction ordinaire, j'ai avancé quelques arguments empruntés
à l'analyse des cadres pour desserrer les attaches : le fait que les
badineries et autres modalisations réduisent la responsabilité
personnelle; le fait que l'individu se présente moins lui-même
qu'il ne raconte une histoire dont il est peut-être le protago-
niste; le fait que l'intimité secrète d'un individu est souvent
partagée, au moins partiellement, par son entourage et qu'il
n'est donc pas si différent du comédien qui sait faire partager
les sentiments secrets du personnage qu'il interprète. Mais ces
caractéristiques théâtrales de la relation entre un animateur et
ce qu'il anime ne sont qu'un aspect des libertés que nous
proposent les règles de cadrage. L'autre aspect de ces règles,
c'est le droit pour tout individu de se désolidariser des insuffi-
sances qu'il manifeste ou des performances qu'il réalise dans
l'interprétation actuelle de son rôle, droit auquel il prétend en
vertu d'un principe qui veut que les prétentions d'un rôle soient
limitées.
La différence syntaxique et très profonde entre ces deux
aspects des libertés propres aux cadres peut nous échapper si
nous ne la traitons pas attentivement. C'est la différence qu'il
y aurait entre le fait de mimer, avec beaucoup d'adresse et de
maîtrise, la démarche, elle-même préfigurée par écrit, de quel-
qu'un qui fait un loupé, et le fait de louper une tentative qui
serait justement celle de mimer cette démarche. On s'appuie,
d'un côté, sur la liberté ordinaire qui consiste à se détacher des
figures que l'on anime, et, de l'autre, sur une distance protec-
trice que j'aimerais maintenant analyser. Le problème à traiter
ne porte donc pas sur l'objet de la figuration, mais sur la gestion
des aléas du travail de figuration.
La première catégorie à prendre en compte, c'est celle des
diversions maîtrisables. Pensons par exemple à toutes les
petites ruptures de cadre qui se traduisent dans l'expression du
visage: les absences et les sourires, les éclats de rire, les éclats
de voix et les éclats de colère, les rougissements; mais aussi à
toutes les ruptures, encore plus légères, qui accompagnent les
gestes du confort : on se gratte la joue, on se frotte le nez, on
533
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
tousse, on change de position assise; à ces moments où l'on
s'occupe de ses affaires et qui sont perçus par l'entourage
comme hors cadre: les apartés, les moments où l'on s'éclipse
pour régler un problème privé, pour lire son courrier, etc.; ou
encore à ces comportements dissociés proches de la fugue qui
sont partie de soi et pourtant hors cadre : on griffonne, on se
ronge un ongle, on suce un doigt; toutes sortes de consomma-
tions : la cigarette, le chewing-gum; et enfin les comportements
par lesquels on se refait la façade, comme si l'on nettoyait
ostensiblement le canal de dissimulation: on arrange sa cravate,
on réajuste un col, on se passe la main dans les cheveux, on se
remet en bon ordre.
Au travers de tous ces actes, nous marquons les limites
auxquelles nous sommes astreints par le rôle que nous jouons
- manière d'admettre ouvertement, d'afficher qu'en tant
qu'animateur nous sommes plus ou autre chose que ce que nous
sommes contraints de faire à l'instant, comme si nous voulions
inviter les autres à jeter un coup d' œil sur les coulisses dans
l'idée qu'ils n'apprécient pas vraiment une interprétation par-
faite.
La seconde catégorie de dispositifs de gestion de la figuration
regroupe les différentes formes d'excuses. Lorsque nous ratons
manifestement la tâche qui nous incombe, nous pouvons certes
faire comme si rien ne s'était passé et obliger les témoins à agir
en conséquence. Et, dans les rencontres officielles, c'est bien la
tactique retenue, puisque la suite ne rajoute pas une faute de
plus à celle que nous venons de commettre. Mais nous pouvons
aussi nous arrêter un instant pour nous excuser ou demander
qu'on nous pardonne. Ce sont des gestes que nous renvoyons
généralement au domaine de la politesse et que nous interpré-
tons comme des indices de rapports formels; en réalité, c'est
tout sauf cela. Proposer ce genre de remède à nos défaillances,
c'est demander à notre entourage d'accepter brusquement un
changement de position qui nous présente comme un être
humain susceptible de commettre des erreurs dans l'interpréta-
tion de tel ou tel de ses rôles.
Le fait de s'excuser verbalement au moment où nous ache-
vons une tâche manuelle n'est en rien perturbateur et ce ne l'est
pas plus quand l'excuse précède ce que nous allons entrepren-
dre et qui demande à être excusé. Il s'agit simplement d'un
534
LES CADRES DE LA CONVERSATION
recadrage rétrospectif ou prospectif qui s'inscrit aux points
d'articulation naturelle de l'activité. Mais les choses sont plus
compliquées lorsque la défaillance porte sur la performance du
locuteur, puisque le fait de s'excuser peut alors supplanter
l'activité elle-même qu'il est censé excuser.
Un exemple - qui n'est pas emprunté cette fois-ci à la
conversation informelle. Les présentateurs du journal radio aux
heures de grande écoute lisent leurs notes quasiment sans faute,
en donnant effectivement l'impression qu'il se passe quelque
chose au-delà de leur lecture. S'il leur arrive de louper un mot,
ils se reprennent immédiatement en faisant le minimum de
références à l'erreur qu'ils viennent de commettre: ils répètent
simplement la séquence verbale comme si elle n' avait p~s é~é
entendue ou alors ils continuent leur lecture comme s Il n y
avait rie~ à corriger. En revanche, les animateurs de radios
locales non seulement font beaucoup plus de fautes mais encore
consacrent plus de temps et de liberté à les traiter. Ils s'excu-
sent, battent leur coulpe, font état de leur exaspération et
s'autorisent même parfois à mettre les auditeurs dans la confi-
dence en leur faisant part des problèmes qu'ils ont toujours eu
avec tel ou tel mot, avec la langue ou la prononciation. Ils
montrent ainsi qu'ils sont bien au fait des normes de la
présentation, mais tout ce travail de maintien de soi s' ef~ectue
au détriment du programme et les auditeurs ont le sentiment
qu'ils sont invités à participer à la situation que vivent les
animateurs plutôt qu'aux situations qu'ils ont pour mission ~e
rapporter. En outre, dans la mesure. où un~ énonciation ~en.:vOle
à une autre qui l'a précédée ou qUl la SUlvra, on aboutit a un
changement de ton de l'ensemble de l'aparté éditorial, ce qui est
une caractéristique des ruptures de cadre réflexives.
On peut en dire autant des faux départs et des pauses
d'hésitation vocalisées (ou remplies) dont les «euh» sont
l'exemple de base. Elles sont fréquentes chez tous ceux qui
n'ont pas l'habitude de parler devant un micro et assure?t la
continuité de locution en montrant que le locuteur est tOUJours
à son affaire, qu'il essaie de terminer sa phrase même s'il ~e
parvient pas à rassembler les mots qui lui manquent 37. MalS
37. Nous disposons aujourd'hui d'une littérature psycholingui.stique conséquente
sur les phénomènes d'hésitation. Par exemple, Fneda Goldman-Elsler, « A Compara-
535

LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
cette continuité suppose que le public accepte d'être retenu,
qu'il accorde à l'interprète le temps de recouvrer ses esprits et
de se mobiliser pour le rôle qu'il est censé jouer.
Jouer un rôle, c'est donc s'accorder des libertés mineures
mettre la tête hors de l'eau un instant pour s'étirer ou s'excuser:
Ces petits abandons de soi sont l'ombre de nos actions, à peine
perceptibles; et la sociologie a sans doute tout fait, et depuis
longtemps, pour les ignorer. Qu'un comédien doive s'interdire ce
genre d'écarts lorsqu'il interprète un rôle (sauf s'ils sont pro-
grammés comme tels) devrait attirer notre attention sur eux et
nous porter à comprendre plus clairement que, si l'univers social
est fait de rôles interprétés par des personnes, ces personnes ont
le droit d'exister par ailleurs et sont confirmées dans ce droit.
Ces actes mineurs sont autant d'ouvertures à des célébrations
majeures.
x elle, l'usage d'une métaphore requiert et opère des glissements
Résumons. La conversation se présente comme un flux
rapide de séquences dont les cadrages sont différents et qui
comportent aussi bien des manipulations de courte durée
habituellement bénignes, des modalisations de toutes sortes, e~
des indices de transformation qui précisent si l'on s'écarte du
sens habituel et, dans ce cas, de quelle manière. Si ces écarts
interviennent, on verra apparaître des parenthèses qui indi-
quent où commence et où finit la transformation autrement dit
sur quelle séquence passée ou à venir s' appliq~e le travail d~
reconstitution. (Si quelqu'un pose une question personnelle sur
un mode normalement laconique et que son interlocuteur lui
répond avec irritation, il pourra battre en retraite, s'en prendre
à son cadrage et prétendre qu'il n'avait aucune arrière-pensée
ou qu'il plaisantait.> Une séquence brève modalisée ou fabri-
tive Study of Two Hesitation Phenomena », Language and Speech, IV, 1961, p. 18-26 ;
H. Moclay et C.E. Osgood, «Hesitation Phenomena in Spontaneous English
Speech », Ward, XV, 1959, p. 19-37; Donald S. Boomer, « Hesitation and Gramma-
tical Encoding~, Language and Speech, VIII, 1965, p. 148-158. Dans l'ensemble, ces
travaux sont soignés au plan méthodologique, mais ils négligent le problème, sociolo-
giquement central, du droit à l'hésitation et du rôle qu'on joue lorsqu'on hésite. Ces
c?ercheurs ont fait ce qu'i! fallait pour que tout soit propre dans leur maison, mais il
n y reste plus grand-chose.
536
LES CADRES DE LA CONVERSATION
quée d'une certaine mantere succède immédiatement à une
autre séquence brève, transformée d'une autre manière et
toutes deux s'articulent à des séquences à «transforma~ion
zéro» aussi littérales que possibles dans ce type de circonstan-
ces. Ces transformations peuvent être tout à fait subtiles
l'intention du locuteur étant de montrer que ce n'est pas l~
contenu littéral de ses réflexions qui est en cause. Grice a
prouvé qu'une question avait pour objectif de faire en sorte que
so.n destinataire comprenne l'intention de celui qui la pose, de
faIre, par exemple, qu'on nous aide à retrouver un nom que
nous avons sur le bout de la langue, ou alors de mettre à
l'épreuve le savoir du destinataire dans tel ou tel domaine ou
encore d'obtenir qu'il se confesse, etc. 38 (En somme, celu/ qui
pose une question attend qu'on réponde à son questionnement
plutôt qu'à sa question; s'il y parvient, la réponse littérale ne
constituera que la strate la plus interne, quelque chose qui aura
été surmodalisé.) Dans la moindre énonciation, aussi brève soit-
constants autour de l'interprétation littérale 39. Le locuteur peut
accentuer ces variations en rapportant des propos tenus par
38. H.P. Grice, « Utterer's Meaning and Intentions », Philosophical Review, LXX-
VIII, 1969, p. 166-167.
39. Cette carac~éristique n'est pas propre à la conversation telle que nous la
pratiquons en OCCIdent. Ethel Albert décrit le même mécanisme en Mrique centrale:
« Au:delà ?e~ expressions idiomatiques, c'est-à-dire des locutions qui sont incompré-
henSIbles lmeralement, on trouve dans le parler rundi un certain nombre de conven-
tions stylistiques qui peuvent désorienter si on les interprète dans leur sens littéral.
Pour parler d'un révolutionnaire, on dit: "Personne ne sait qui il est; personne ne
connaît sa famille." Le locuteur sait très bien, en fait: il pourrait vous donner un grand
nombre de détails sur la filiation patrilinéaire de l'homme en question, ses alliances
s,es réussites, ses ~chec: et ~a fin. I~'introduction est un jugement de valeur négatif.si
1on dit de quelqu un: Il n a pas d enfant, personne ne pourra l'enterrer" cela ne doit
pas être pris à la lettre, surtout si la scène se passe en présence des enfan~s. Cela veut
simplement dire qu'il a perdu certains de ses fils : "II en a enfanté beaucoup mais
beaucoup sont morts.",De même,. "Je suis allé chez ,X mais il n'y avait pas de bière"
slgn!fIe slmple~ent qu Il y en avait trop peu, ou qu i! y avait trop de monde, ou que
la receptlon n etait pas suffIsamment amicale et qu on ne pouvait pas rester assez
longtemps pour étancher sa soif. La tradition veut, par ailleurs, que le onzième ou
dOUZième enfant s'appelle Bujuna, "Des centaines", indiquant que la famille est
nombreuse. On trouve la même exagération stylisée dans les contextes pratiques,
notamment dans les négociations politiques et économiques, les plaintes, les requêtes:
un homme généreux s'appellera Mwam; Roi, ou Imana, Dieu. » « Rhetoric, PoetÎC and
PoetlCS ln Burundi: Culture Patterning of Speach Behavior », Amerù:an Anthropolo-
gist, LXVI, 1964, p. 51.
537
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
quelqu'un d'autre, qui lui-même est peut-être cité comme
rapportant d'autres propos.
Et, lorsqu'il se cite lui-même, lorsqu'il dit « je », ce « je » est
probablement différent à maints égards de ce locuteur lui-
même, en ce moment; la charge qui pèse sur sa parole sera
moindre et il évoluera dans un cadre particulier, se mettant
entre parenthèses, à l'écart de la figure qu'il cite dans ce qu'il
rapporte de sa propre expérience. Enfin, l'ensemble sera
ponctué d'une multitude de petites ruptures de cadre réflexives,
certaines apparemment spontanées, d'autres très maniérées,
toutes détournant l'attention de ce qu'on dit vers la manière
dont on le dit, et c'est alors le fait de parler qui devient le sujet
de la conversation. Il n'y a pas de groupe social qui ne sache
produire ces turbulences dans les cadres et il n'y a pas de
personne compétente qui ne soit capable de se saisir des indices
de cadrage pertinents pour mettre de l'ordre dans la reconstitu-
tion du comportement d'autrui. Si, dans une conversation, nous
ne mettions pas en œuvre constamment ce type d'ajustements,
nous ne pourrions qu'écouter une succession désordonnée de
mots, chaque mot de plus venant accentuer le bredouillement.
Nous cherchons moins la réponse à une question ou la
satisfaction d'une requête que l'évaluation d'une représentation
que nous avons organisée. Il est tentant d'ajouter ceci : nous
avons beaucoup de raisons de nous sentir plus en sécurité si
nous mettons quelque distance en nous-mêmes entre l'anima-
teur et la figure qui sera tenue pour responsable de ses discours
et de ses actes. Peut-être faut-il penser que le modèle adaptatif
de l'interaction de face à face nous amène à rejeter l'action en
dehors du cercle étroit de la conversation, pour ne garder que
ce qui se laisse accommoder facilement, une revue de l'.action
plutôt que l'action elle-même. A cette revue, la conversation ne
réagit pas par une autre action qui la contrebalancerait et le
protagoniste qui se trouve dire «je» dans cette revue de
l'action ne se confond pas avec la personne qui se réfère à
elle-même. Quelle qu'en soit la raison, pour que la conversation
vive, il nous faut, d'abord et avant tout, y revivre.
Certes, il arrive qu'on s'engage dans une énonciation perfor-
mative nue et qu'un joueur de bridge se contente de dire:
«Trois trèfles ». Mais la nature a tout autant horreur des
énonciations performatives que du vide. Et l'on évoquera plutôt
538
LES CADRES DE LA CONVERSATION
une scène qui a déjà eu lieu ou qui aura peut-être lieu, ou alors
on citera quelqu'un d'autre, ou soi-même, ou alors on fera le
clown, on parlera de manière stéréotypée, en affichant son
appartenance à une classe, une nation, une planète, une race, un
sexe, une région, une profession on imitera un personnage
d'Altà au pays des merveIlles, un vieux sage chinois, ou l'on
agira comme si l'on était sous l'influence de l'alcool, de Dieu,
de la passion. On mettra entre parenthèses ses réflexions à
l'aide de toutes sortes de barrières, de réserves, de réductions,
de charges, introduisant une référence à soi qui, par ailleurs, n'a
rien de nécessaire. Et, alors même qu'on est pris par le rôle à
interpréter, on jouera sur d'autres registres, avec d'autres voix,
pour multiplier les apartés et les excuses à propos de ce qu'on
fait et en brisant par là même son propre cadre.
Il est vrai qu'apparaître en personne devant des gens qui
nous sont familiers, se joindre à leur conversation - à la place
où l'on s'attend à nous voir, agissant pour et par nous-mêmes
et à notre manière -, c'est se cadrer aux regards. Dire qu'on
se donne un rôle et qu'on se présente au travers de ce rôle serait
céder à la tentation de la totalité et de l'authenticité; en fait, on
présente un one man show. On anime. C'est l'affaire et la tâche
du moment. Mais ce pouvoir de présentation repose largement
sur des responsables autres que ce que nous sommes à l'instant,
et pour donner vie à des figures qui ne sont pas ce que nous
sommes à l'instant. Certes, on « exprime» des croyances, des
intérêts, des sentiments, des attitudes; certes, des « états inté-
rieurs» se donnent à voir. Mais ces manifestations ne consti-
tuent en rien un accès privilégié aux entrailles biologiques du
locuteur; elles doivent être attribuées à une figure animée plutôt
qu'à l'animation.
Le relâchement ne s'arrête pas là. S'il est vrai que les propos
informels d'un locuteur sont passablement déconnectés du
cours du monde, il faut dire que l'activité interprétative de celui
qui l'écoute est encore plus flottante. Tout en percevant, très
précisément parfois, ce que le locuteur entend évoquer, il peut
réserver son enthousiasme, surmodaliser ce qu'il entend, dis-
soudre le propos et ne plus voir son originalité ou, au contraire,
le décomposer et n'y voir qu'un simple masque de la complai-
sance, une ébauche de flatterie lasse, une énième version de
l'histoire déjà entendue dans la bouche de celui qui parle, ou
539
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE LES CADRES DE LA CONVERSATION

encore un effort intéressant pour emprunter un accent presti- MARIE: Non, rien de précis.
gieux. (L'analyse réductionniste commence, apparemment, chez Tout ce que j'ai su, c'est que tu leur avais parlé.
soi.) Ainsi, par-dessus les glissements de cadre constants de Hoh! hhhhhhhhhhhhh - Ben, un jour j'avais pris leurs
billets, tu sais, et ils étaient ... « Voilà nous avons pensé
celui qui parle, il y aurait un autre maillage de glissements de rappeler notre copine Marilyn et blah blah blah » et
cadres, qu'on devrait cette fois-ci à l'auditeur. Et le pervers en EllEN: Mm
rajoute sur le polymorphe. MARIE : Ouais, elles appellent...
Un joueur de bridge peut très bien, au cours d'une partie, MARIE : Tu es leur bonne copine Marilyn
prendre son tour d'annonce en disant « trois trèfles» et son ElLEN: C'ETAIT MA DERNIERE CHANCE
tour de jouer en se contentant de jouer. On peut même penser POUR LE CASER, HMHH
qu'au bridge il ne serait pas mauvais que la conversation s'en MARlLYN : Ouais
tienne là. Mais, parce qu'elle touche à la conversation, voyez la MARILYN : Alors je dis « Okay »,
structure cadrée de celle qui suit, enregistrée au cours d'une SARAH : (s' éclairctt la gorge)
ElLEN: L'IMPASSE MARCHE.
partie de bridge, réelle et amicale 40.
SARAH : SI L'IMPASSE MARCHE, OUAIS.
MARlLYN : Est-ce que euh MARlLYN : J'ai dit: «Bon, maintenant
................................................. je vais vous demander d'être de bonnes copines. »
•••••••• 'o •••••••••• ••••••••••••••••••••••••••••• SARAH : MNUH HHI-IHHHlll{H
MARlLYN : Helen t'a dit que j'allais venir après I-IHHHlll{!ffiH!lliHHH BEN VOILA, ELLE AVAIT
MARIE: Est-ce ... hé. Ellene t'a même dit bonjour l'autre fois. Tu TOUTES LES CARTES. HH!ffiH
étais en train de lui parler, j'étais assise dans l'autre bureau
et Franck Romana était là et tu m'as dit: «C'est mon
copain. »
SARAH : (se râcle la gorge) XI
MARIE : ... qui téléphone» et il t'a dit : hh «Helen, dis-lui que
Marie lui passe le bonjour. » Et Helen était trop occupée à Ces deux dernières décennies, le nombre d'heures passées
jacasser. Elle ne lui a rien dit. devant la télévision a augmenté partout dans le monde de façon
MARILYN : Oh, Oh huh.
incroyable. Une partie de ce qu'on regarde ne requiert qu'un
MARIE : Mais elle a ... gardé ...
usage non dramatique du langage, des images, des diagrammes,
MARILYN : Hhrnh !
MARIE: Parce que je l'ai entendue te parler pas mal de fois. Un par exemple dans le bulletin météo, ou une session gouverne-
truc à propos de, mentale, ou une publicité. Mais une grande partie des heures
................................................. de télévision est consacrée au théâtre, à la comédie, aux reprises
............ , ................................... . de films ou à des feuilletons. Plus surprenante encore, la montée
du documentaire. Les nouvelles sont orientées de plus en plus
MARIE : ... la facture où je ne sais trop, et uh, sur 1'« actualité». Des séquences d'événements importants, des
................................................. interviews de gens pris à chaud dont on espère que les problè-
MARlLYN : Elles t'ont dit ce que j'ai demandé, mes transpireront en direct sur J'écran (<< Est-ce que les habits
MARIE : Non. de votre maman brûlaient lorsque vous l'avez vue s'échapper de
MARlL YN : Hha huuh hunh! Huh ... Rien? l'immeuble? »). Tout cela contribue sans doute à informer le
40. Cette conversation a été enregistrée, avec l'autorisation des joueurs, par Arvilla public. Mais on assiste aussi à la transformation d'événements
Payne. La transcription a été faite par Gail Jefferson, qui a simplifié son orthographe politiques ou tragiques en matériau brut pour des scénarios
habituelle et a mis en lettres capitales certains propos importants pour la partie. Pour
donner une idée des temps de silence, elle a inscrit des points d'équivalent-temps. qu'on essaie de rejouer et qui fournissent aux spectateurs la

540 541
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
possibilité d'y participer par procuration. Des événements qui
n'ont aucune incidence sur notre vie ou qui n'en auraient
qu'une très éventuelle peuvent être utilisés comme ressources
pour un matériau de scénario. Apparemment, la meilleure
manière d'étouffer un événement serait encore de le couvrir. On
connaît ces arguments, invoquant les responsabilités sociales de
la télévision, qui convergent pour dénoncer la dramatisation de
notre univers et le fait que nous soyons maintenant vaccinés
contre tout. Je pense que le problème est ailleurs. Je ne crois pas
que nous soyons subitement devenus passifs, que nous atten-
dions que le monde s'offre à nous et que nous soyons à ce point
captivés par le spectacle ou que, derrière ce mode de vie, il y
ait je ne sais quelle ligue de publicitaires et d'hommes politiques
cherchant à nous livrer pour leur plus grand profit une expé-
rience de seconde main par procuration. Je crois que nous avons
toujours été prêts à nous laisser captiver (et prêts, également,
à accepter ces effets bizarres d'enchâssement que les émissions
sportives nous proposent lorsqu'elles rejouent une séquence au
ralenti comme pour augmenter la proportion naturelle d'épiso-
des passionnés). TI y a un équivalent aux heures chaudes que
nous passons absorbés par la télévision, c'est le temps que nous
sommes disposés à passer pour raconter nos expériences ou à
attendre de pouvoir le faire. Certes, nous avons confié une
partie au moins de cette activité personnelle au travail des
professionnels; mais ce que nous avons abandonné ainsi, ce
n'est pas tant le monde lui-même qu'une manière traditionnelle
de donner forme à tout ce qui nous associe à lui.
XII
Nous avons dit que le cadre théâtral et, particulièrement,
celui de la conversation informelle étaient structurellement
proches. Cela nous conduit à revenir sur le contenu d'une pièce
de théâtre pour le comparer à ce qui se passe dans la vie réelle.
1) Admettons que la caractéristique principale du théâtre,
celle au moins que nous retenons communément, c'est que ce
qui se passe sur scène n'est pas réel. C'est du faire-semblant.
L'événement qu'on nous présente ne s'est pas reproduit et, en
ce sens, il n'y a en effet là rien de réel, bien que les événements
542
LES CADRES DE LA CONVERSATION
que décrit un drame biographique se soient effectivement
produits et que la représentation elle-même peut-être dite réelle
si on l'oppose aux répétitions. Même les cérémonies ont de ce
point de vue plus de conséquences réelles.
Mais ce désagréable rappel de la vie nous oblige à poser la
même question pour la sphère individuelle. Jusqu'à quel point
est-elle réelle? La réponse classique joue sur deux tableaux.
Certes, chacun de nous est impliqué dans des projets tout à fait
réels ou soumis à des actions que le sont tout autant. (Et j'y
crois personnellement.) Par ailleurs, chacun sait le temps consi-
dérable qu'on passe à soigner ses plaies dans le fantasme, à
imaginer les pires choses qui puissent arriver, à rêver éveillé de
sexe ou d'argent, à répéter ce qu'on devra dire le moment venu,
à ruminer sur ce qu'il aurait fallu dire. Incapable de faire
qu'autrui dise ce qu'on aimerait entendre, on écrit le texte de
la représentation et on la dirige sur ce petit plateau qu'on a
dressé dans sa tête.
Disons que cet équilibre traditionnel entre faire et rêver
penche beaucoup trop, à mon avis, du côté du faire. Au point
de méconnaître que, dans la conversation ordinaire et routi-
nière, hors de tout fantasme, on est souvent très loin de
l'activité franche et directe et aussi loin du monde réel que le
théâtre. Plutôt que d'exposer directement un point de vue, on
tend à l'attribuer à un personnage dont on prend soin de se
démarquer en un sens ou un autre. Et, dès qu'on peut se libérer,
qu'on parvient à voler un moment de pause, on saisit cette
occasion pour raconter une anecdote, rejouer une séquence, se
repasser une bande où l'on figure comme protagoniste ou
comme narrateur. Et, tout comme au théâtre, il faudra que ces
saillies soient évaluées par un public plutôt que reprises par un
coéquipier.
On nous fera peut -être remarquer que les cercles où l'on
prend le temps de se raconter ces histoires sont préconstruits
et que le droit de jouer ses séquences favorites n'est jamais
également distribué. On passera alors de l'étude des conversa-
tions à celle des cliques et des réseaux d'amitié, on s'intéressera
à l'arrangement de la différence sexuelle, à l'analyse des straté-
gies de classe dans l'univers des sociabilités et à d'autres aspects
infrastructurels de l'organisation sociale. Mais rien ne nous
interdit de penser que la fonction sociale de cette infrastructure
543
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
consiste à fournir à chacun de nous des partenaires qui se
tiendront auprès de nous pendant tout le temps où nous
procéderons au recyclage de notre expérience passée. Nous
sommes les véhicules de la société, mais, comme dans un
moteur surchauffé, la combustion continue même après qu'on
a coupé le moteur.
2) Si la première propriété de l'action théâtrale, c'est de ne
pas être réelle, la deuxième, c'est que sa non-réalité a une
texture dramatique singulière. Après tout, un auteur dramati-
que pourrait occuper la scène avec une simulation reproduisant
tout ce qui occupe la vie quotidienne; or, même si cette
simulation pouvait passer pour expérimentale ou canularesque
et être acceptable comme telle pendant un temps, elle ne le
serait que précisément parce que ce n)est pas du théâtre 41.
(Autrement, n'importe qui, ayant accès à un magnétophone et
à un service de transcription, serait auteur dramatique.) Ce qui
est théâtral donc, dans ce qui se passe sur scène, ce n'est pas
- ce n'est pas seulement - son irréalité, mais le type d'irréalité
qui nous est présenté. Voilà notre problème dans les pages qui
suivent.
On peut commencer à répondre, me semble-t-il, en observant
ce que le cadre théâtral est capable de mettre entre parenthèses,
c'est -à-dire ce qui peut trouver place dans l'espace et dans le
temps qui occupent le dramaturge et sa troupe. En laissant de
côté la question de la réalité, on peut poser la question suivante:
qu'y a-t-il dans la vie réelle qui serait accessible à des témoins
invisibles, dans un espace scénique semblable, à la même
distance de perception et pendant les deux heures dont dispose
le dramaturge? Et, à l'inverse, qu'est-ce qui par sa nature même
ne peut entrer dans ces limites?
Pour commencer, il est clair que certains événements peuvent
conserver leur forme d'origine et se dérouler dans l'espace
temps « réel» de la représentation théâtrale. On peut allumer
ou éteindre une cigarette, on peut même la fumer; on peut se
41. On pourrait dresser un parallèle avec le cinéma, et revenir sur ce qui, ordinaire-
ment, passe pour évident: la fascination du film pornographique. Celui·ci transgresse
délibérément les normes du cadre cinématographique quant à l'exhibition sexuelle. On
pense à ce que ce genre de film donne à voir en déjouant la censure, mais on peut aussi
bien dire qu'il présente ce qu'il présente parce qu'il rompt les cadres du cinéma et
ouvre la voie à une expérience négative appréciable.
544
LES CADRES DE LA CONVERSATION
servir un verre et le boire; on peut se saluer, téléphoner,
feuilleter un magazine. Nous dirons que ces événements sont
« directement» représentables, d'un bout à l'autre du cours
d'action. Je laisse de côté pour le moment la difficulté d'utiliser
le terme « directement » sans précision 42 et le fait - qui touche
aussi bien la vie réelle - qu'il faut pouvoir se fier à des indices
qui sont moins et autre chose que ce qu'ils sont censés signifier.
Dire donc de certains événements qu'ils sont directement et
entièrement représentables sur scène, ce n'est pas dire à quel
point ils sont perçus ni au travers de quels indices. On peut
constater la mort d'un homme, qu'elle se produise sur scène ou
dans la vie réelle, à partir de différents indices : un ballon
d'oxygène qui se dégonfle, la tête qui tombe sur la poitrine, un
pétale de rose qui glisse entre les doigts. Mais, chaque fois, c'est
bien à la mort réelle qu'on pensera comme quelque chose qui
vient de survenir ici et maintenant.
Il y a d'autres événements qui ont toutes sortes de raisons de
ne pas être directement représentables : parce qu'ils se sont
produits il y a fort longtemps - par exemple, le coup inamical
porté par Brutus à César -, parce qu'ils durent longtemps
- par exemple, la maturation d'un individu -, encore parce
qu'ils ne tiendraient pas sur un plateau - par exemple, une
régate -, ou, enfin, parce qu'ils combineraient tous ces incon-
vénients - par exemple, la révolution industrielle. Si ces
événements récalcitrants doivent être représentés sur scène, ils
ne peuvent l'être qu'indirectement. La dramaturgie offre le
choix entre plusieurs techniques. On utilisera des indices
marginaux, un fait local et mineur pour quelque chose de
général : le bruit d'une bataille par la fenêtre du salon, un
téléphone qui sonne sans réponse, signifiant qu'il y a un
embouteillage au carrefour. On rapportera quelque chose verba-
lement par un prologue qui plante le décor ou l'on demandera
à un personnage de poser une question ou d'y répondre tout
simplement pour tenir les spectateurs informés d'un état de
choses. (Au moindre prétexte, un personnage peut rendre
compte d'un événement, du moins si les faits ne sont pas
techniquement complexes.) Par exemple, une querelle sur scène
42. Sur la complexité de ce terme, voir John Austin, Le langage de la perception,
op. cit.
545
LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
n'est pas seulement un moyen indirect de faire état de mauvai-
ses relations entre deux personnages; c'est la présentation d'un
événement. Seul le compte rendu d'une querelle serait indirect
tout en étant, par ailleurs, la présentation directe d'un compte
rendu de querelle.
Le prologue - ou l'épilogue, d'ailleurs -, l'introduction
incidente d'une information, ne sont pas les seules trouvailles
de la dramaturgie. Elle peut aussi réduire le temps réel qui
sépare les actes entre eux et les scènes entre elles en présentant
les mêmes personnages à des âges différents 43.
Aux yeux du spectateur, les événements présentés directe-
ment seront dans l'ensemble, plus vivants, parce qu'ils peuvent
immobiliser un plus grand nombre d'indices sur un plus grand
nombre de canaux. Reste la question de savoir quels sont les
matériaux que les spectateurs trouvent plus intéressants et
impliquants.
Il est probable que tout ce qui n'affecte pas directement les
personnages ne présente guère d'intérêt, même s'il faut les
garder à l'esprit pour situer le contexte de l'action. La révolu-
tion industrielle est sans doute quelque chose d'intéressant en
tant que telle mais elle ne nous aidera pas beaucoup ici. D'un
autre côté, tout ce qui est directement présentable n'est pas
fascinant. Il y a toute une série de tâches qu'on peut présenter
dans leur intégralité (laver la vaisselle, fumer une cigarette ou
bavarder) mais qui ont peu d'intérêt. Sur scène, elles entretien-
nent seulement un certain réalisme et un sens de l'ordinaire,
elles opèrent la transition entre deux moments dramatiques ou
servent d'indices. Mais il est très possible d'imaginer une partie
de bridge mise en scène dans son intégralité, avec des joueurs
pris au jeu et passionnés. Après tout, ils se passionneraient au
moins pour la partie elle-même. Mais quelle serait la position
des spectateurs? On peut concevoir qu'ils soient pris au jeu, à
condition d'imaginer un dispositif leur permettant de connaître
les mains des différents joueurs. Mais quelle raison auraient-ils
d'aller au théâtre? Ils pourraient aussi bien suivre une partie au
43. Le cinéma peut s'appuyer sur une plus grande panoplie de moyens de ce genre:
des saisons qui s'enchaînent en fondu enchainé, les pages de calendrier qui tournent
soufflées par le vent, etc.
546
LES CADRES DE LA CONVERSATION
club de leur quartier; ils paieraient moins cher et le jeu serait
sans doute de meilleure qualité.
Je crois pourtant que nous tenons presque la réponse. Le
dramaturge présente au public une activité de type ludique dans
laquelle il pourrait s'impliquer, et les jeux sont de bons disposi-
tifs d'implication. Mais, dans le jeu dramaturgique, les person-
nages ne sont pas des partenaires ou des adversaires au sens
étroit. L'univers scénique est plus pervers que cela : ce sont les
cartes et les pièces elles-mêmes dont les figures sont personni-
fiées. Et les mouvements ont une importance décisive et fatale
pour la vie des protagonistes. Le théâtre ne traite pas de la
fatalité en général, mais d'un tournant précis et directement
perceptible, d'un moment culminant et critique qui peut rester
dans les limites de l' espace-temps dramatique 44. (Ce moment
peut bien comporter de la conversation, mais elle sera d'un type
particulier et comportera des confessions, des révélations, des
ruptures ou des alliances qui peuvent toutes être valides dans
la vie réelle.l Le suspens propre au jeu, la nécessité d'être
attentif au moment présent et d'anticiper sur ce qui va se
passer, bref, le caractère événementiel d'une compétition, se
trouvent associés aux situations de la vie. Il aura fallu camper
les personnages et avoir présenté leur passé, leurs projets, leurs
personnalités, mais de manière indirecte, et ce ne sera jamais
que la base de l'action, les cartes à jouer ou celles que les joueurs
ont entre les mains, et non la partie. L'élément dramatique, c'est
la partie, la forme présentable du destin.
e' est avec ce genre d'événements que les pièces sont ficelées.
Et les planches ploient sous un amas d'événements décisifs tout
à fait improbables au cours de deux heures de vie réelle. Les
révélations et les accidents, les combats, les déclarations
d'amour, les séparations et les engagements, les mariages, les
divorces, les complots, les conquêtes et les arrestations, les
44. li y a une certaine correspondance entre les matenaux qu'utilise l'auteur
dramatique et ceux de la conversation ordinaire. Ceux qui prennent des risques au jeu
- ou, d'ailleurs, à la Bourse - aiment bien rejouer une main, une course, une
transaction devant leurs amis ou leurs connaissances. Mais, s'ils réussissent à se faire
entendre, il est plus rare qu'on les écoute vraiment. Ce sont les échanges interperson·
nels qu'on raconte et qu'on écoute le plus volontiers. Au lieu de répéter que les gens
sont toujours friands de ragots, il vaudrait mieux dire que les mgots sont la seule chose
que les gens sont disposés à écouter.
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LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
retrouvailles, les bonnes et les mauvaises nouvelles, etc. Les
enfants sont conçus, naissent et on connaît leur sexe. On se
g:f1e, les lumières s'éteignent, la romance est consommée. On
apprend subitement qu'on a gagné ou perdu une fortune. Des
personnages meurent des suites de toutes sortes de choses. On
annonce une nouvelle et on décrit les réactions à cette nouvelle.
Celia Caplestone a été dévorée par les fourmis.
En somme, le théâtre n'est pas seulement fiction, faire-sem-
blant, irréalité; il est envahi d'événements fatidiques, de tour-
nants, de réorientations et de décisions majeures qui concernent
la vie des figures de scène. Et c'est là la plus grande irréalité de
la scène : chacun de ces événements touche des individus qui
appartiennent à une culture dans laquelle perdre un emploi,
trouver un mari ou découvrir un passé trouble sont des choses
qui structurent une existence et donnent la clé d'une situation
individuelle. Les auteurs de théâtre, après tout, partagent les
croyances de leur public: ils sont convaincus qu'une vie indivi-
duelle doit suivre son cours, qu'elle est structurée et qu'on peut
identifier les forces qui la déterminent. Cette croyance est un
usage culturel et rien d'autre. La masse des citoyens peut bien
partager uniformément cet usage, il ne nous mènera qu'à une
description naturaliste pauvre. En fait, il n'est pas sûr qu'on
puisse représenter la personnalité et la vie des gens, et il est
possible que cette tradition populaire soit erronée ou, au mieux,
qu'elle se focalise sur un choix étriqué et arbitraire dans l'uni-
vers des possibles. On peut, en revanche, penser que ce thème
populaire du cours de l'existence rend possible le travail du
scénariste, mais, surtout, qu'il est conçu pour ouvrir la voie à un
type de divertissements. Les idées de nature humaine et de
moment critique sont précisément celles dont nous avons besoin
pour mettre la vie en scène. Comment expliquerait-on autre-
ment que toutes deux aillent si bien ensemble?
Derrière toute dramaturgie il y aurait donc deux grands
postulats culturels concernant les individus : ils auraient des
carrières se développant sur le long terme, des situations, des
personnalités qui permettrait de les distinguer; et ces enchaî-
nements, ces fils de la vie qui courraient sur le long terme
pourraient se rompre, se tordre, s'assembler ou se renforcer
dans une situation sociale qu'on reproduirait sur scène.
Or, si l'on se tourne vers les poses et les histoires que ces
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LES CADRES DE LA CONVERSATION
mêmes individus donnent à voir et à entendre dans une conver-
sation informelle, ces contrastes mineurs apparaissent claire-
ment. Nous l'avons vu, dès qu'ils sont hors scène, ces individus
ont généralement plus de difficultés à s'exprimer et ne sont
jamais vraiment en mesure de faire que leurs associés leur
donnent la bonne réplique au bon moment. D'un autre côté, un
auteur dramatique tient à soutenir et inspirer, alors que les
figures naturelles tiennent plutôt à garantir et à justifier leur
position. C'est là que réside la différence. Raconter sa vie,
rejouer ou préfigurer une séquence de notre expérience, ce n'est
pas leur rendre un reflet qu'elles auraient perdu un jour; du
moins les enregistrements que nous avons conservés n'ont pas
ce pouvoir. Pour raconter ce qu'on a fait et pourquoi, ou pour
dire ce qu'on entend faire à l'avenir, on a recours à des
événements insignifiants et mineurs. Au moment où le propos
a de l'importance et quand il s'agit de présenter une vue
d'ensemble de sa vie et de l'époque dans laquelle on vit, on se
prend au jeu et on présente une photographie. Et cette image
des éléments structurants de notre existence paraîtra aussi
théâtrale, aussi déséquilibrée au profit de l'événementiel, aussi
culturellement stéréotypée concernant nos motivations, que ce
que nous offre le théâtre ou d'autres modes de représentation
par procuration. A la différence de ce qu'on présente sur scène,
ce qu'on présente de soi et de son monde dans la vie réelle est
d'une telle abstraction, on se défend tellement soi-même en
triant dans la multitude des faits que mieux vaut, pour ceux qui
nous écoutent, considérer qu'ils ont affaire au scénario d'un
profane qui se met en scène lui-même dans une lecture accepta-
ble de son passé.
Encore un point. Nous avons dit qu'une pièce de théâtre
implique des figures qui ne sont ni des cartes à jouer ni les
pièces d'un jeu d'échecs. Mais le dramaturge accentue le carac-
tère ludique de la représentation en travaillant sur des ressour-
ces dont il pose clairement les limites. Une série de personnages
font leur apparition, en effet, au début de la pièce, comme
autant de sources d'information sur la suite et, comme dans une
partie de cartes, le public pourra observer le jeu de ces ressour-
ces entre elles et ce qu'il en adviendra. En ce sens, le public a
le sentiment d'être le témoin privilégié de l'intégralité de l'uni-
vers scénique, comme s'il était face à une énigme et qu'il
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LES CADRES DE L'EXPÉRIENCE
pouvait, au moins en principe, déduire la succession des évé-
nements à partir du champ de figures et de forces qu'on lui
propose. Et, comme dans une partie d'échecs, l'importance de
telle ou telle interaction apparemment anodine ne se découvrira
qu'ultérieurement dans la manière dont elle se concrétisera.
Enfin, comme dans un jeu, l'action d'un personnage est liée
étroitement et non de manière incidente à ce que font les autres
personnages. (Mais, à l'inverse des jeux de hasard, au théâtre
- du moins dans le théâtre moderne et à l'exclusion du
mélodrame -, la chance ne joue aucun rôle.) Mettre en scène
une pièce de théâtre, c'est savoir présenter innocemment ce qui
bientôt apparaîtra comme un préliminaire. Et écrire la fin d'une
pièce, c'est montrer que tout ce qui précède conduisait à ce
dénouement.
Cela étant, la vie ordinaire - particulièrement la vie ur-
baine - ne s'organise pas ainsi. Des personnages nouveaux et
des forces nouvelles font constamment leur entrée dans une
intrigue sans que les moments antérieurs aient été conçus pour
les accueillir. Les tournants décisifs arrivent sans s'annoncer et
les conséquences d'une action sont souvent disproportionnées.
Au lieu de développements orchestrés, on se trouve face à un
mouvement brownien. Dans la conversation informelle, les
récits d'expériences ont tendance à s'organiser dès le départ
comme des annonces de ce qui se produira à la fin. Ce qui s'y
déploie semble résulter entièrement du jeu des figures entre
elles et ce jeu suffit à ce déploiement. Les récits comme les
drames mettent en lumière une interdépendance significative de
l'action humaine et du destin, qui est typique des jeux de
stratégie mais ne correspond pas nécessairement à la vie.
En résumé, même si nos projets et nos initiatives ont une
réalité littérale, les récits que nous en faisons s'apparentent plus
aux drames qu'à l'univers des faits. Et, dans la mesure où les
figures naturelles ne disposent pas d'une distribution d'acteurs
professionnels, ni du temps nécessaire pour travailler un script,
dans la mesure où elles ne peuvent prétendre être autre chose
que des amateurs racontant une expérience, on ne peut hésiter
longtemps sur le point de savoir ce qui se rapproche le plus de
la vie : la scène ou ce qu'une personne privée raconte à qui veut
bien l'écouter.
550
conclusions
l
1. Nous avons commencé cette étude en observant que nous
avions une aptitude et une propension à nous appuyer sur une
activité concrète et réelle - activité qui a du sens en tant que
telle - comme sur un modèle à partir duquel nous procédons
à une série de transformations. Celles-ci nous permettent de
plaisanter, de tromper, d'expérimenter, de répéter, de rêver ou
de fantasmer. Elles ont pour visée un rituel, une démonstration,
une analyse ou l'amour du prochain. Ces ombres tenaces de
l'événement s'inscrivent sur le cours du monde, mais de
manière beaucoup plus flottante que l'activité ordinaire et
littérale.
C'est là une invitation à prendre au sérieux l'activité ordi-
naire, comme un fragment de réalité souveraine. Car, de même
que nous nous laissons fasciner par des plans d'existence fictifs
en attribuant successivement à chacun d'eux un accent de
réalité, de même nous pourrions montrer combien les expérien-
ces qui en résultent sont dérivées et précaires dès qu'elles sont
confrontées aux choses mêmes. On peut sans doute lire James
et, dans une certaine mesure, Schutz, de cette manière. Mais,
si cette lecture est rassurante, elle paraît trop facile.
Pour commencer, le terme de « réel» apparaît toujours dans
une opposition. Lorsque nous disons d'une chose qu'elle n'est
pas réelle, la réalité qui n'est pas la sienne n'est pas forcément
très réelle : c'est la représentation dramatique d'un événement
aussi bien que l'événement même, la répétition de la représenta-
tion, le tableau de cette répétition, ou la reproduction de ce
tableau. Chacune de ces réalités peut servir d'original à une
simulation et nous conduire à penser que la réalité souveraine
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