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Arts et sciences
Approches sémiotiques et philosophiques
des images
Anne Beyaert-Geslin
Université Bordeaux Montaigne, MICA
Maria Giulia Dondero
Université de Liège
Fonds National de la Recherche Scientifique
laquelle travaillent ces textes est par exemple que l’imagerie contemporaine se
présente comme un enchaînement d’images (multiplicité scientifique) alors que
l’énoncé artistique se présenterait comme un texte auratique et clos sur lui-même
(unicité artistique de l’original). Surtout dans le cadre de l’art contemporain, la
processualité artistique peut se condenser à l’intérieur d’une seule image (comme
dans le cas de la vulgarisation scientifique), mais cette dernière se base sur une
épaisseur du discours faite d’autres images avec lesquelles elle coopère dans la
construction de son sens. La multiplicité et l’unicité se révèlent donc au fil de
ces articles comme des pôles qui opposent non pas art et science mais certaines
pratiques transversales aux arts et aux sciences : dans les deux cas, le moment de
l’expérimentation est toujours celui de la multiplication des esquisses/preuves, et
le moment de la présentation sur le marché de l’art et de la vulgarisation, celui de
la condensation discursive et de l’unicité d’objet.
Pour aborder la multiplicité des rapports des mondes des arts et des sciences
nous avons privilégié trois points de vue : l’importation des modèles scientifiques
dans le monde de l’art, l’esthétisation des images scientifiques ainsi que la référence
au monde de l’art au sein du discours scientifique, et enfin l’interrogation sur le
problème de l’interprétation des images dans ces deux domaines respectifs 1.
Le premier axe d’investigation est abordé par Anne Beyaert-Geslin qui s’inter
roge sur l’importation des modèles scientifiques dans la production des œuvres
d’art, autrement dit les modèles scientifiques se proposent en tant qu’alternative
pour la dynamique de renouvellement des pratiques artistiques. De ce point de vue,
l’art n’a pas seulement lui-même comme tradition où puiser ou d’où se détacher :
il importe des iconographies forgées dans le monde scientifique, mais aussi des
procédures de création et des modes de fonctionnement, tel le modèle de travail
du laboratoire — que Beyaert-Geslin convoque à propos de Marcel Duchamp.
Cette option prend donc la forme d’un emprunt : il s’agit de déplacer les modèles
de représentation et de fonctionnement scientifiques dans le monde de l’art. Une
1. Une autre manière heuristique d’interdefinir les rapports entre arts et sciences est proposée
par l’article de Colas-Blaise qui conçoit, d’un point de vue tensif, une « typologie des modes
d’exploitation du discours scientifique par le discours artistique, qui lui réserve dans l’espace
d’accueil différents modes d’existence. Ainsi, on distinguera le contact entre l’art et la science,
qui renvoie à des degrés d’intensité et d’étendue faibles et témoigne d’une simple disposition à
la collaboration énonciative. Le questionnement (intensité forte et étendue faible) correspond à
un investissement fort : l’apport scientifique frappe par son étrangeté et suscite la réflexion ; le
questionnement institue la science en objet du discours (discours au sujet de la science) : l’art
interroge la science, par exemple la pratique du clonage ou les expériences transgénétiques. Le
rôle de l’instrumentalisation (intensité faible, étendue forte) est d’inscrire la collaboration dans
le temps et dans l’espace, en lui donnant une forme stabilisée, voire banalisée ; instrumentalisée,
la science donne une impulsion au discours artistique qui se développe selon ou d’après la
science. Enfin, l’exploration, qui met en œuvre des degrés d’intensité et d’étendue forts, tient
du projet scientifico-artistique ; elle déploie un discours qui se construit avec ou à travers la
science : l’art et la science entrent dans un rapport de “co-développement” ; il se peut ainsi que
la créativité artistique remette le discours scientifique en perspective ».
Présentation 9
certaine littérature a déjà abondamment repéré des cas célèbres comme le modèle
fractal de Mandelbrot — qui devint un modèle génératif pour des peintures
abstraites fractalistes 2 —, ainsi que des pavages géométriques qui structurent un
certain nombre d’œuvres de M.C. Escher 3. Par rapport à la littérature existante,
cet ouvrage vise à montrer que les artistes n’empruntent pas seulement les images,
les esthétiques et les modèles représentationnels des scientifiques, mais également
leurs pratiques de travail collectif, ainsi que leurs procédures d’expérience de
pensée (Gedankenexperiment).
Une deuxième manière d’envisager le passage d’images et de modèles visuels
d’un univers à l’autre est d’analyser l’utilisation non scientifique de l’image scien
tifique : le devenir artistique de l’image et de l’objet scientifiques. Sortie de sa
pratique d’origine qui en fait un instrument d’investigation des phénomènes, un
objet scientifique peut acquérir couramment le statut d’œuvre d’art, comme en
témoignent par exemple les célèbres chronophotographies de Jules-Etienne Marey.
Témoignage d’un certain état du savoir sur le monde, l’objet de connaissance pré
tend à l’art parce qu’une aura singulière l’a investi. Dans ce même cadre, on peut
envisager une autre forme de déplacement du rôle de l’image scientifique, proche
de celle de l’artistisation de l’objet scientifique : sa valorisation esthétique. Cette
dernière option possède selon Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille (2012)
une valeur heuristique et épistémique dans la mesure où le connu permet d’aborder
l’inconnu, notamment dans le cas de la vulgarisation, car la lecture esthétique permet
de rapprocher deux mondes distants, celui de la perception quotidienne et celui du
scientifique à travers une « croyance dans la continuité des mondes physiques ».
Dans d’autres cas encore, les scientifiques s’inspirent des iconographies artistiques
pour fabriquer des images d’objets encore très peu étudiés, ou, plus fréquemment,
surtout dans le cas de la physique théorique et de l’astrophysique, ils construisent
des « vues d’artiste », à savoir des images non (encore ?) vérifiables par des modèles
mathématiques et non (encore ?) reproductibles selon des paramètres contrôlables.
Une troisième manière d’aborder la question des rapports entre arts et sciences
est de se demander comment les étudier, quelles ressources théoriques et épisté
mologiques peuvent être utilisées dans les deux cas. Comment aborder la question
de l’interprétation d’une œuvre d’art d’un côté et d’une image produite par des
instruments technologiques, de l’autre ? Quel rôle reconnaître à la création visuelle
d’un auteur singulier et à la production collective d’images ? Comment mettre en
relation la multitude d’interprétations des œuvres artistiques avec la nécessité d’en
choisir une dans les laboratoires ? Comment envisager la différence entre l’espace
mathématique et l’espace constitué/occupé par une œuvre d’art, par rapport à
notre perception ?
4. À ce propos voir aussi Colas-Blaise (infra) : « Il incombe à la méthode scientifique de renforcer
la capacité de l’art contemporain à vectoriser son chemin, à se mettre en scène en traçant la voie
d’une aspectualisation du processus artistique qui en pointe les différentes étapes ou médiations
successives ».
Présentation 11
mis en œuvre par ces cubes permet à Bordron de répondre à l’interrogation sur le
caractère inépuisable de ces objets : l’efficacité multiple de l’œuvre d’art procède
d’une mémoire involontaire, esthésique, qui fonctionne par des chaînes infinies
d’évocations lesquelles sont par essence personnelles et incommunicables ; la
multiplicité générative des mathématiques fait que le cube géométrique fonctionne
comme vecteur d’une évidence toujours renouvelable et communicable.
Catherine Allamel-Raffin se pose une question similaire, en déplaçant le point
de vue des mathématiques vers les sciences de la nature : comment fonctionne
l’interprétation face à une œuvre d’art et face à une image scientifique ? L’auteure
étudie des procédures interprétatives à l’œuvre dans les sciences de la nature et
dans l’analyse des œuvres d’art. Elle en conclut que, si une œuvre picturale peut,
via un raisonnement analogique, se voir conférer plusieurs sens irréductibles
quoiqu’également recevables, dans les sciences de la nature, l’activité interprétative
des chercheurs vise au contraire à réduire la polysémie des données collectées pour
aboutir à un sens univoque (via un raisonnement abductif). Cette distinction faite,
Allamel-Raffin nuance les positions et montre comment limiter les interprétations
dans le monde de l’art en prenant en considération par exemple l’intentio operis
et comment, dans le cas des images scientifiques, on peut rouvrir l’interprétation
unique sur une multiplicité. En sciences pas plus qu’en art, le sens n’est jamais
définitivement établi et reste susceptible de révision.
Si Allamel-Raffin distingue les deux domaines à travers la procédure interpré
tative de l’analogie (polysémie avec limitations) et de l’abduction (univocité avec
ouverture), Dondero choisit de partir de la notion de diagramme utilisée par Charles
Sanders Peirce pour étudier les mathématiques afin de voir si le fonctionnement
du diagramme en tant que totalité expérimentale peut aider à comprendre l’effet
de sens de la totalité en art. Il s’agit donc de tester le déplacement d’un modèle
de raisonnement mathématique (caractérisé par un enracinement dans l’évidence
perceptive et une certaine possibilité de généralisation) vers des œuvres d’art aussi
diverses qu’un tableau, une sculpture et une installation relevant du Land Art. À
première vue, la différence entre les deux types de totalité est que l’une est démon
table et répétable tandis que, dans l’art pictural, elle est normalement considérée
comme définitive, unique et sacralisée a priori. Mais la constitution de la totalité
dans le cas de la sculpture et de l’art environnemental — où la forme globale est à
construire a posteriori - pose des questions qui tendent à montrer que l’art environ
nemental peut également fonctionner comme un diagramme, voire comme un
diagramme vivant caractérisé, lui aussi, par une double détermination. Il s’agirait
d’une totalité virtuelle, voire une partition abstraite (modèle idéal), qui s’annonce
dès l’abord, avant toute expérience (par exemple à travers une vue aérienne), et,
d’autre part, des fragments perceptifs (enracinement dans le monde sensible) qui
la constituent à fur et à mesure, en confirmant ou en niant les totalités virtuelles
pressenties. Cette étude reprend les préoccupations de Bordron, notamment sur la
syntaxe de l’appréhension des totalités en mathématiques et en arts. Elle conclut
14 Anne Beyaert-Geslin et Maria Giulia Dondero