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ROBERT MISRAHI

Les Empêcheurs penser en rond


ISBN 2-84671-065-1

© Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, septembre 2005


27, rue Jacob - Paris VIe

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procédé que ce soit, sans le consentement ses ayants cause, est illicite et constitue
une contrefàçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Si le terme ne figure pas explicitement dans le
vocabulaire de Spinoza, on peut affirrner cepen-
dant que toute sa philosophie est une philoso-
phie de l'absolu.
Il ne s'agit pas, pour Sp1noza, de dire l'essence
d'un autre monde que le nôtre ni de préconiser
une identification spirituelle à un monde ou à un
Être qui serait absolu parce que transcendant. Le
spinozisme n'est pas un platonisme. La philoso-
phie de Spinoza est intégralenlent une philoso-
phie de l'irnmanence. On s'en rendra bien cornpte
en étudIant les concepts de Dieu-Nature, sub-
stance, attribut et mode.
Il est néanmOIns parfaitement pertinent de
parler de l'absolu et d'une recherche de l'absolu
lorsqu'on évoque la philosophie de Spinoza.
Mais il reste à dire en quel sens et pour quelle
raison on peut le faire.

1. Toutes les citations de Spinoza seront tirées de la tra-


duction de l'Éthique par Robert Misrahi (Éthique. Intro-
duction, traduction, notes et commentaires, PUF, 1993,
Éditions de l'Éclat, 2005).

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ABSOLU

Une première réponse est d'ordre éthique. Dans


le Traité de la réforme de l'entendement, et cela dès le
premier paragraphe, Spinoza définit l'essentiel de
son projet philosophique. Si ce Traité développe
les conditions logiques et épistémologiques de ce
projet d'ensemble, c'est l'Éthique (œuvre post-
hume) gui le réalisera totalement et dans tous ses
aspects: ontologique, psychologique et éthique.
Il reste que c'est bien le Traité qui définit par
anticipation, mais avec la plus grande précision,
ce vaste projet de Spinoza: il s'agit pour lui, après
avoir constaté la relativité et la fragilité de tous
les biens qu'il avait poursuivis jusque-là, «de
rechercher s'il n'existait pas un bien véritable qui
soit en mesure de conférer par lui-même l'éter-
nité d'une joie souveraine et parfaite ».
C'est ce «bien véritable» qui constitue sur le
plan éthique cet absolu que recherche le philo-
sophe. Il s'agit effectivement d'un absolu puis-
qu'il ne dépendra pas des caprices ou des varia-
tions de l'opinion, et qu'il restera fermement et
solidement établi en lui-même face à toutes les
ou à toutes les agressions possibles.
éphémère, ni ni ce «bien véri-
table» sera «la béatitude» qui, en effet, est chez
Spinoza la suprêrne et ultime. Nous aurons à
la définir mieux. on tenir pour acquis
cette valeur est un absolu: elle ne dépend
que d'elle-rnême, c'est-à-dire de la sagesse du
philosophe. Nous verrons cmllment.
LÉthique de Spinoza (c'est-à-dire son livre, sa

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vie et sa pensée) est donc bien une recherche de
l'absolu.
Mais pour bien comprendre cette expression,
nous devons éviter un malentendu. Trop sou-
vent, l'expression évoque (comme dans le roman
de Balzac) une tentative existentielle et morale,
certes tenace mais totalement vaine et vouée à
l'échec. La «recherche de l'absolu» honore (ou
disqualifie) ceux qui l'entreprennent, mais elle
reste vaine par essence car 1'« absolu» est l'im-
possible même. Dans l'opinion commune, cette
recherche de l'absolu reste donc utopiste et idéa-
liste, condamnée à l'échec par son oubli du réel,
toujours limité, jamais illimité.
C'est précisément cet écueil que la philosophie
de Spinoza sait éviter. La fin suprême que
recherche son éthique (qui est la joie souveraine,
c'est-à-dire la félicité) est certes d'un accès diffi-
cile (cf. Éth. 42, Sc.), mais elle est accessible.
Le chemin en est rude et escarpé, mais il existe.
C'est dire que la philosophie de Spinoza n'est pas
une utopie de l'absolu mais une morale réaliste de
l'accès à l'absolu: à l'extrême du sens et de la joie.
S'il en est ainsi, c'est en raison même du système
ontologique qui soutient et justifie l'éthique spi-
noziste. Ce système est immanentÏste. Il affirme
l'unicité du monde. La réalité, c'est-à-dire l'Être,
est certes infinie, mais elle est une. Un seul monde
existe, à la fois sensible et intelligible, constitué
de matière et d'esprit, infini en chacune de ses
dimensions, mais unifié en une seule totalité infi-

9
ABSOLU

nie. C'est cette totalité qu'on peut appeler Dieu


ou Nature et qui est une, éternelle et infinie.
Ce qui est alors rernarquable est que l'hornme
est une partie de cet infini, et qu'il possède les
mêmes structures et les mêmes caractéristiques
que certains élérnents de cette Nature infinie:
COll1me elle, il est matière et pensée.
Ainsi, pour réaliser ses aspirations les plus pro-
fondes, et cet absolu éthique dont nous avons
parlé, il n'est pas nécessaire que l'homme sorte de
son propre univers: c'est à l'intérieur même de la
Nature infinie, c'est-à-dire au coeur de l'huma-
nité finie et déterminée, que le sage peut trouver
les ressources indispensables à la réalisation de
son projet et le lieu même de cette réalisation.
Parce qu'elle est une philosophie de l'imma-
nence, la philosophie spinoziste est une doctrine
du possible: c'est au CoeUf du réel que pourra se
réaliser le projet d'une sagesse absolue comme
expérience d'une joie souveraine et parfaite.
Ainsi sont données les conditions objectives
d'une réalisation de l'absolu, ces conditions
étant, dans le système de Spinoza, la doctrine
Dieu-Nature et la nouvelle définition de la
liberté cornme autonomie et non comme libre
arbitre. Mais à ces conditions doctrinales s'ajoute
lucidité de Spinoza: il n'affirme pas que
«l'homme libre» n'agit que d'une façon adé-
quate et n'est jamais passif, il affirme seulement
que chez l'homrne libre, la part d'activité est
plus grande que la part de passivité. Mais c'est

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précisément cet homme libre, ce sage qui sait ne
pas pouvoir se désolidariser du monde naturel,
qui est en mesure d'accéder à la joie parfaite.
Cette joie, quant à. elle, ne dépend que du seul
entendement du sage et peut donc accéder à sa
propre perfection.
Dans cette recherche de l'absolu, exigeante et
lucide, dans cette recherche si réussie où nous
pouvons à la fin sentir et expérimenter «que nous
somll1es éternels» sans être immortels, autrui
n'est pas oublié. Car «le bien que recherche
l'homme libre, il le recherche aussi pour autrui».
L'absolu est à la fois une joie souveraine et par-
faite, et une joie partagée.
Cette joie souveraine, cet absolu accessible dans
l'immanence par le seul effort de la réflexion,
nous en cornprendrons mieux les contenus et les
significations, les voies d'accès et les consé-
quences en examinant de près les plus importants
des concepts qui constituent la philosophie
exernplaire de Spinoza.
Nous pourrions ajouter que cette philosophie
elle-ll1ême constitue une sorte d'absolu dans
l'histoire de la philosophie et de la civilisation.
Hegel et Bergson s'accordent, par exemple, pour
reconnaître que tout philosophe commence par
le spinozisme ou que tout philosophe possède
deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza.

:=;, Attribut) Béatitude) Dieu) Nature) Substance


En affirmant que «l'idée vraie doit s'accorder
avec ce dont elle est l'idée» (Éth. l, Ax. 6), Spi-
noza exprime une exigence et non une tautolo-
gie. Trop souvent, l'accord entre la pensée et son
objet est vague, confus ou métaphorique, et il
n'est pas plus réel que l'accord qui est censé exis-
ter entre le chien, constellation céleste, et le
chien animal aboyant (Éth. l, 17, Sc.).
Pour que l'accord entre l'idée et son objet soit
réel et réellement marque de la vérité l'affirma-
tion de cet accord doit s'accompagner d'une
conscience réflexive: il faut qu'il y ait «idée de
l'idée >'>. Cette réflexion est aussi une intuition.
C'est cette conscience réflexive de l'accord qui
est désignée aussi comme «idée adéquate» : elle
exprime et affirme la totalité des contenus
connaissables de l'objet, mais aussi la conscience
réflexive et intuitive de cette affirmation
(Éth. 43, Sc.). C'est ainsi seulement que la
vérité est index sui, sa propre norme. C'est «de
l'intérieur» que se pose et se pense la vérité du
monde extérieur, c'est-à-dire l'accord de la pen-
sée et du Inonde.

12
L'idée d'accord peut avoir chez Spinoza une
signification plus large. C'est ainsi qu'elle per-
met de définir la perfection (Éth. IV, Préf.).
Celle-ci n'est rien d'autre, pour une action, que
l'accord du résultat avec son modèle ou son pro-
jet. Pour un objet ou une réalité, la perfection
n'est rien d'autre que la réalisation intégrale de
son essence. La perfection n'est pas d'un autre
monde, elle est de ce Inonde, et cela par sa défi-
nition exacte: elle est la réalisation, l'existence
et le déploiement d'une essence, quelle qu'elle
soit et dans sa totalité.
L'idée d'accord, outre ces deux définitions, épis-
témologique et morale, comporte une troisième
dimension plus proprement éthique ou existen-
tielle. Il s'agit de l'accord entre les hommes.
Dans Éthique IV, Spinoza consacre une place
importante à cette question éthique de l'accord
entre les hommes (p. ex., Éth. IV, 32 et 35). Ce
sont les passions qui opposent les hommes entre
eux. Mais les passions ne sont que les modalités
passives du Désir et elles sont nourries et consti-
tuées par l'imagination. Les conflits proviennent
tous de passions, c'est-à-dire de désirs dont les
objets sont imaginaires, à la fois fictifs et sans
consistance ni validité (comme l'envie ou la
jalousie). Si les passions opposent les hommes,
c'est la raison qui les unit et les accorde. Les buts
de chacun devenant rationnels et intelligents, les
individus s'ouvrent à la générosité et à la pleine
conscience de l'autre. Conformant leur conduite

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ACCORD

à une rationalité qui est un universel concret,


condamnant leurs désirs fantasnlatiques mais
non pas leur désir essentiel et véritable, ils s'ac-
cordent entre eux et peuvent se rapporter les uns
aux autres dans l'amitié, tout en déployant une
société civile (Éth. IV, 73, Dém. et Sc.).
On pourrait dire que c'est toute l'éthique spi-
noziste qui est ainsi placée sous le signe de l'ac-
cord. En effet, l'amitié et la société civile, qui
accordent les hornmes entre eux par le pouvoir de
la raison et du droit, sont destinées, en dernière
analyse, à accroître la joie du plus grand nombre
possible d'individus (Traité de la réforme de l'enten-
dement). Mais il s'agit de la joie bonne: or la joie
est bonne quand elle «s'accorde avec la raison»
(Éth. IV, 59, Dém.) et quand la puissance d'agir (et
donc la perfection de l'individu) est à la fois effec-
tivement ascendante et en accord avec la raison.
Accordée à la raison, la joie est aussi accordée
au monde et à la Nature comme le montrent les
contenus et les significations de la béatitude.
Dans le prolongement du mouvement éthique
et social de l'idée d'accord, on découvre alors que
celui-ci comporte aussi une sorte de signification
métaphysique. En effet, la béatitude, qui est la
plus haute joie, ou la joie parfaite et pernlanente,
est aussi accord avec soi-même et accord avec
l'Être. Elle est accord avec soi-même comme
Acquiescentia in se ipso, SatIsfaction de soi (et
accomplissement de la plus grande part de son
essence individuelle); elle est comme telle repos
et plénitude. Mais elle est aussi accord avec le
monde en tant que connaissance du troisième
genre (Éth. 40, Sc. II). À ce titre, elle est l'in-
tuition de notre lien avec la substance par la
médiation des attributs et de la Nature, elle est
une conscience sereine du fait que nous sommes
une partie de la Nature et que notre joie réside
dans l'accord avec nous-rnême, avec autrui et
avec ce monde, et non pas dans les caprices d'un
libre arbitre ou dans l'illusion d'être «un empire
dans un empire» (Éth. Préf.).
Seul le déploiement de toutes les implications
de l'idée d'accord permettrait d'ailleurs l'instau-
ration de chacun comme véritable Individu, et
rendrait possible l'instauration de la société elle-
même comme Individu.
Il s'agit alors, on le voit, de l'idée même d'har-
monie, appliquée à l'ensemble de l'Être et à cha-
cune des totalités qui peuvent le composer.
À propos de la société, on doit d'ailleurs souli-
gner le fait que, pour Spinoza, le but de l'instau-
ration de la société civile est l'établissement «de
et de concorde parmi les hommes»
(Traité politique). C'est encore à l'accord des
esprits par la raison que vise réflexion poli-
tique lorsqu'elle préconise le dépassement du
« droit de nature» par le droit civil.

=> Adéquation, A'mitié, Béatitude, Connaissance,


Idée, Individu, Passion, Perfection, Vérité
la philosophie spinoziste n'est pas une philo-
sophie statique, comme semblent le croire Schel-
ling, Schopenhauer ou Hegel. Spinoza insiste au
contraire sur la nature dynamique de l'être
humain en faisant du Désir l'essence de l'homlne
et en fondant le Désir sur le conatus. Celui-ci est
un effort pour persévérer dans l'être (Éth. III, 9),
mais cet effort n'est pas seulement souci de
conservation de soi, il est aussi un effort perma-
nent pour accroître la puissance d'exister.
Tout le déploiement de l'existence est ainsi
mouvement et recherche de l'accroisselnent
d'être. C'est en effet par cet accroissement que se
comprennent les affects fondamentaux que sont,
selon Spinoza, Joie et la Tristesse,
puisque la Joie est conscience de l'accrois-
sement de la puissance d'exister, tandis que la
Tristesse est la conscience de sa diminution.
Puissance cl' exister, effort vital, désir et accrois-
sement sont équivalents. Mais l'individu
n'éprouve joie ou tristesse que par les variations
et donc les mouvements dynamiques de sa puis-
sance d'agir,

16
Cet accroissement, scandé certes par des dimi-
nutions d'être, n'est presque jamais en repos
pourrait-on dire. Mais, parce que la plénitude du
Désir, comme plaisir et comme joie, est une pos-
sibilité intrinsèque de ce Désir, la joie peut, au
terme d'un travail réflexif, accéder à un somlnet
indépassable: cette joie extrême qui n'a plus à
s'accroître elle-même est la béatitude. Nous y
reviendrons.
Cette idée d'accroissernent (ou de réduction)
de la puissance d'exister est centrale dans ce que
nous pourrions appeler l'anthropologie (ou la
« psychologie») de Spinoza.
Pour décrire l'affectivité et les affects, non seu-
lement Spinoza rnet constamment en œuvre la
conscience d'accroissement et de réduction de la
puissance d'agir, mais encore il se réfère toujours
en même temps à l'idée d'auxiliaire ou d'obs-
tacle à cette puissance d'agir. C'est ainsi que,
pour rendre compte du lien entre le corps et l'es-
- il : (, - tout ce qui accroît ou réduit,
seconde ou réprime la puissance d'agir de notre
accroît ou seconde ou
la puissance penser de notre Esprit»
(Éth. 1 1.' idée centrale est celle puis-
sance d'agir: elle qui nous définit (et non
instincts inintelligibles). cette puis-
sance d'agir n'existe et pensable que dans
son accroissement ou sa réduction, et elle ne
peut être totalement comprise que dans sa rela-
tion aux obstacles qui la réprilnent ou aux auxi-

17
ACCROISSEMENT

liaires qui la soutiennent. Il faut souligner enfin


que c'est l'idée d'une puissance du corps (sa
conscience) qui accroît la puissance de l'esprit.
Paradoxalement, c'est encore cette idée de
puissance d'agir qui va pennettre de rendre
compte de notre passivité. En effet, «l'Esprit,
autant qu'il le peut s'efforce d'imaginer ce qui
accroît ou ce qui seconde la puissance d'agir du
Corps» (Éth. 12). Ce n'est pas le Désir (ou le
conatus) par lui-mêrne produit notre passivité
et par conséquent toutes les passions. C'est l'ina-
déquation d'un de nos désirs à notre essence. Or
cette inadéquation, faite d'une connaissance
erronée (obscure et confuse), est produite par
l'irnagination. Seule l'imagination conduit le
Désir à la servitude.
Mais l'imagination est un acte ou, plus exacte-
ment, le fruit d'un acte, d'un effort qui vise à
l'accroissement de la puissance sans le secours de
la raison. C'est un désir de puissance (non pas
une «volonté qui incite l'esprit à «imaginer»
ce qui, préciséInent, accroîtrait son pouvoir
l'imagination, l'esprit s'efforce
d'accroître non seulement son pouvoir sur
mais encore (et surtout) sa propre puis-
sance d'agir. Mais, parce que l'instrument de cet
accroissement en eHet qu'imaginaire et par
conséquent inadéquat, le résultat sera en fait un
accroissement servitude et non de la véri-
table puissance d'agir.
Pour que l'accroissement de la puissance de

18
vivre et d'agir soit réel et corresponde à un
accroissement de l'être et de la joie, c'est toute
la critique des passions qui devra être mise en
œuvre, ainsi que toute la philosophie de l'être et
de la satisfaction de soi, déployée jusqu'à l'accès
à la béatitude. I:.Éthique est précisément l'analyse
de cet itinéraire qui conduit de la servitude à la
libre félicité.

=? Affect, Béatitude, Désir, Être, Imagination,


joie, Passion, Puissance, Servitude, Tristesse
Loin que la substance (ou Nature naturante)
soit une réalité inerte, elle est au contraire carac-
térisée par l'activité. L'essence de l'Être, qu'on
désigne comme substance, comme Nature ou
comme Dieu, est son activité même; sa. réalité
est son effectivité, et celle-ci est une opération,
un acte éternel et infini.
Pour Spinoza, en effet, «la puissance de Dieu est
son essence même» (Éth. l, 34), mais cette puis-
sance «n'est rien d'autre que son essence active»
(Éth. 3, Sc.) et «il nous est par conséquent aussi
impossible de concevoir Dieu comme n'agissant
pas, que de le concevoir comme n'étant pas»
(ibid.).
C'est cette activité de qui fonde l'essence
de l'homme et la pose conséquent comme
activité.
Et c'est cette affirmation qui va devenir cen-
trale et efficace dans l'analyse que Spinoza fait de
la nature humaine. L'homme n'est pas une dua-
lité faite d'une âme et d'un corps, mais une réa-
lité unique comportant deux aspects: le corps et
idée» de ce corps. Cette idée est l'essence

20
rnêrne de 1'« esprit humain ». Or (et c'est ce qui
nous intéresse ici) l'esprit est une activité et non
une chose inerte, il est un acte et non pas une
donnée passive. La contingence de l'esprit, c'est-à-
dire le fait que l'existence de tel ou tel individu
ne soit pas une nécessité par soi (comlne l'est
l'unique substance) n'empêche pas que cette
«chose singulière» qu'est un individu, un esprit
humain, soit une réalité active: un acte.
Spinoza est fort clair à cet égard: l'idée «est un
concept de l'Esprit gue l'Esprit forme parce qu'il
est une chose pensante» (Éth. Déf. III). L'es-
prit/orme le concept, et Spinoza dit «concept» et
non « perception», parce que « le concept sernble
exprimer l'action de l'Esprit» (ibid., Expl.).
Cela ne signifie pas que, pour Spinoza, l'esprit
humain soit de part en part une pure activité ni
qu'il ne comporte jamais en lui-même une part
de passivité. Cela signifie d'une façon à la fois
plus réaliste et plus dynamique que l'esprit com-
porte une possibilité essentielle d'activité; il
toujours, «parce qu'il est une chose pen-
sante», comme activité et se révéler
comme acte. Spinoza insiste sur le fait gue cette
« chose» est acte.
Il y a là comme un accès à sa propre activité.
cet accès est conditionné par l'usage de
l'entendement. Seul celui-ci (ou «raison », ou
« réflexive rendre à l'esprit son
statut essentiel d'activité. Spinoza est fort clair:
«Les actions de l'Esprit naissent des seules idées

21
ACTION - ACTiVITÉ

adéquates, mais les passions dépendent des


seules idées inadéquates» (Éth. 3).
Ces idées seront définies plus loin. Disons
au moins qu'elles constituent la vérité cornrne
connaissance complète (et non tronquée) et
comme évidence intérieure dans laquelle la
vérité est son propre critère (index sui).
Et c'est parce que la vérité est connaissance
complète et réflexive que la connaissance adé-
quate sera le contenu de la liberté comme auto-
nomie. Liberté et autonomie expriment donc
bien 1'« activité» de l'esprit et son essence onto-
logique ou fondamentale. Comme nous le ver-
rons plus loin, les «passions» ne sont passives
que parce qu'elles ne sont issues que de connais-
sances fausses et imaginaires, incornplètes, et
entraînent de ce fait des comportements d'alié-
nation, c'est-à-dire passifs et décentrés.
Que l'activité la plus entière et la plus proche
de l'action adéquate soit celle de l'esprit agissant
sous la conduite de la raison et par la lurnière des
idées adéquates, cela est certain. pourtant, cela
pas
.... ".u.'-''-''_.l.H. que le corps,
aussi, et en tant que tel, est actif. Spinoza
insiste longuement sur ce dans le Scolie
d'Éthique 2. Parce que «ni le Corps ne peut
déterrniner à penser, ni l'Esprit ne peut
déterminer le Corps au mouvement, au repos ou
à quelque autre état que ce soit >->, on doit recon-
naître que l'esprit et le corps sont respectivernent
actifs dans leur propre domaine, et seulement

22
dans leur domaine: mais ils sont actifs. Le corps
aussi est donc actif, si l'on se réfère à sa vie spon-
tanée et non pas à celle de ses actions induites par
l'imagination. Spinoza souligne le f::üt que la
science ne permet pas encore de dire de quelles
actions le corps est capable par lui-même, mais il
est certain que de telles actions sous-tendent
constamment l'existence et la vie du corps. (C'est
pourquoi, notons-le en passant, il ne sera pas
indigne de «Dieu» d'affirmer qu'il est égalernent
corporel, matériel.) Parce que le corps est actif,
Dieu comporte aussi bien l'Étendue que la Pen-
sée; de même que l'homme, comme réalité
active, est aussi bien Esprit que Corps.
En ce qui concerne l'esprit lui-même, ce qu'on
pourrait appeler l'activisme de Spinoza va beau-
coup plus loin qu'il n'y paraît au prerIlier abord.
En eHet, par la médiation des idées adéquates, ce
sont les aHects eux-mêmes qui peuvent être actifs.
La « passion» et la passivité ne désignent absolu-
ment pas l'affectivité comme telle, c'est-à-dire le
conatus et les affects. Seuls les afh~cts passifs, pro-
duits ou constitués par idées inadéquates,
fausses ou imaginaires, sont à l'origine des pas-
sions ou sont des passions. les affects actifs
(comme la joie comprise et réfléchie, par exemple)
sont des actions et non des passions. C'est pour-
quoi Spinoza peut écrire: «En plus de la J oie et
Désir qui sont des passions, il existe d'autres
affects de Joie et de Désir qui se rapportent à nous
en tant que nous agissons» (Éth. 58).

23
ACTION - ACTIVITÉ

Ainsi est réhabilitée toute la vie affective, toute


la vie du Désir, sans que pour autant on ignore
l'indispensable lutte contre les passions, sources
de toutes les servitudes. Nous reviendrons sur
cette critique des passions. Notons seulement
que, par un paradoxe simplement apparent, Spi-
noza n'hésite pas à affirmer que la tristesse elle-
rnême est un acte: « [ ... ] la Tristesse est un affect
en acte, ne pouvant donc consister en rien cl' autre
qu'en l'acte de passer à une perfection moindre,
c'est-à-dire l'acte par lequel la puissance d'agir,
en l'homme, est réduite ou réprimée» (Éth. III,
Déf. des Aff. III, ExpL).
Bien entendu, toute l'éthique spinoziste
consistera à définir les moyens d'accéder à la plus
grande activité possible (à la plus grande perfec-
tion), c'est-à-dire à la plus grande joie: «Parmi
tous les affects qui se rapportent à l'Esprit en
tant qu'il agit, il n'en est pas qui ne se rappor-
tent à la Joie ou au Désir» (Éth. 59). Le sens
et le mouvement de l'éthique spinoziste consis-
tent d'ailleurs dans la recherche d'un accroisse-
ment indéfini de la joie et de l'activité: «Plus
une chose a de perfection, plus elle est active
et moins elle subit, et inversement plus elle est
active, plus elle est parfaite» (Éth. V,40).
Toute l'éthique spinoziste est une éthique de la
perfection en tant qu'elle est simultanément une
doctrine de la joie et une doctrine de l'activité.
La conclusion de l'Éthique est à cet égard fort
éloquente: «[ ... ] l'ignorant, agité de rrlille façons
par les causes extérieures [ ... }, dans le temps
même où il cesse d'être passif, il cesse aussi
d'être; [ ... } le sage [ ... } ne cessant jamais d'être,
jouit toujours au contraire de la vraie satisfaction
de l'âme» (Éth. V, 42, Sc.).
La béatitude, comme joie parfaite et stable,
n'est rien d'autre que la jouissance sereine et
joyeuse de sa propre activité.

=> Affect} Béatitude} Dieu} Idée} Imagination}}oie,


Liberté, Nature} Passion} Substance
L'adéquation, c'est-à-dire l'accord d'une idée
ou acte avec comporte dans
l'Éthique une signification logique (et immédia-
tement existentielle), cette signification entraÎ-
nant des conséquences pratiques dans l'ordre de
l'action.
C'est pourquoi l'adéquation occupe une place
constante et prirnordiale dans tout le cours de
l'Éthique. Sa signification sera éclairée avec plus de
précision lorsque nous rencontrerons les concepts
de vérité (et par conséquent d'« idée adéquate» et
de «connaissance adéquate») et de liberté (et par
conséquent de «causalité adéquate» et d'« action
adéquate» ).
Disons seulement, commencer, ce qu'est
en elle-même l'adéquation définie par Spinoza:
elle n'est pas principalement l'accord ou la conve-
nance de l'idée et de son objet (adequatio rei et
intellectu dans scolastique et chez les rationa-
j

listes comme Leibniz), elle est d'abord l'ensemble


des «propriétés ou dénominations intrinsèques
d'une idée vraie », et cela «en tant qu'on la consi-
dère en soi, sans relation à l'objet» (Éth.

26
Déf. IV). L'adéquation est donc un sentiment inté-
rieur, celui d'une évidence et d'une cohérence.
Ajoutons que la recherche de l'adéquation
entraîne, dans l'ordre de la connaissance, une exi-
gence fondamentale: pour accéder à la connais-
sance vraie, il faut impérativernent adopter une
démarche en intériorité, et non pas en extériorité.
Plus précisément, l'Esprit n'a qu'une «connais-
sance confuse et mutilée, chaque fois qu'il perçoit
les choses selon l'ordre commun de la Nature;
c'est-à-dire chaque fois qu'il est déterminé de
l'extérieur, par le cours fortuit des événements, à
considérer tel ou tel objet» (Éth. II, 29, Sc.).
C'est l'attitude (et la méthode) empiriste qui est
ici définie et condamnée.
Au contraire, la connaissance vraie, c'est-à-dire
l'adéquation de la connaissance et aux choses et à
elle-même, est atteinte chaque fois «que c'est de
l'intérieur que l'Esprit est disposé selon telle ou
telle modalité» (ibid.). En ce cas, «déterminé
intérieurement», il «considère ensemble plu-
sieurs objets» pour comprendre «leurs ressem-
blances, leurs différences et leurs oppositions»
(ibid.). Il s'agir là, on le voit, de la «méthode
réflexive» (comme dit le Traité de la réforme de
l'entendement): elle accomplit en intériorité un
travail d'élucidation, constamment appuyé sur le
critère interne de l'évidence consciente et de la
totalisation. C'est en effet dans l'idée de l'idée
que s'exprime avec le plus de force l'adéquation
de l'esprit à lui-même et à son objet.

27
ADÉQUATION

Du point de vue existentiel, c'est aussi à une


sorte d'adéquation que conduira l'itinéraire
éthique: il s'achève sur l'Acquiescentia in se ipJo,
cette Satisfaction de soi qui est à la fois accord
avec soi-rnème, repos en soi-rnème, et jouissance
d'ètre.

=? Action, Ajjèct, Béatitüde, Causalité, Connais-

sance, Idée, Joie, Liberté, Réflexion, Satisfaction de


soi, Vérité
Trop souvent, on a réduit la philosophie de Spi-
noza à n'ètre qu'une ontologie. C'est le monisme
de la substance qui intéressait, scandalisait ou
enthousiasmait les lecteurs, du XVIIe au XIX e siècle.
Mais cette ontologie n'est que l'une des bases
de l'éthique, celle-ci étant le propos final et
essentiel de la doctrine spinoziste. De plus,
l'autre base de l'éthique, plus proche de la réalité
concrète de l'action, est la doctrine des affects:
c'est celle-ci que nous allons considérer.
La tradition cartésienne (notamment dans la
traduction de l'Éthique de Spinoza) utilisait le
terme d'affection pour désigner les événements de
la vie affective, tous considérés comIne des pas-
sions. établissait ainsi une identité falla-
cieuse et confuse entre affection et passion.
du livre de Descartes, Les Passions de l'âme,
autorisait les traducteurs de Spinoza à parler,
croyaient-ils, des «affections» connne s'il s'agis-
sait des passions. Devant les difficultés ainsi pro-
voquées, on traduisait aussi affectus (chez Spinoza)
par sentiment (notamment dans les traductions
de Guerinot ou de Caillois).

29
AFFECT

On doit en convenir: toutes ces traductions


sont approximatives et induisent rnême parfois
de graves confusions. la langue spinoziste est
extrêmement rigoureuse et, si nous prêtons bien
attention aux termes qu'il emploie, notamment
à propos de ce que nous appelons la vie affective,
nous sommes conduits au plus près de sa pensée
et de l'originalité de sa doctrine.
En effet, Spinoza utilise deux termes latins dis-
tincts pour rendre compte de la vie affective (qu'il
souhaite étudier comme s'il s'agissait de lignes, de
surfaces et de volumes: Éth. Préf.). Il s'agit
d'affecttts et d'affeetio. Si l'on traduit (comme on le
fait traditionnellement) ces deux termes par le
français «affection », on s'interdit de comprendre
la définition que donne Spinoza de l'affect. C'est
seulement en distinguant 1'« affect» (affecttts) et
l' « affection» (affeetio) qu'on est en mesure de
comprendre cette définition désormais fort claire:
«]'entends par Affect les affections du Corps
par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou
réduite, secondée ou réprimée, et en même temps
que ces affections, idées» (Éth. III).
Venons-en au sens cette définition, exacte-
ment traduite.
Pour Spinoza (et dans son texte), il est claire-
ment établi que l'événement affectif est de
l'ordre de l'esprit puisqu'il implique une idée,
c'est-à-dire une conscience. L'affect (terme qui
désigne cet événement affectif) est, au niveau de
l'esprit, la conscience vécue d'un événement qui

30
se produit au niveau du corps: l'affect est simul-
tanément une conscience (l'idée de ... ) et la
modification corporelle dont il a conscience.
Cette modification est désignée par le terme
générique d'« affection» (affeetio et non plus
affoetus). C'est ainsi que Spinoza peut définir les
modes comme étant les affections d'une sub-
stance (Éth. 1, Déf. V): on ne saurait confondre
les affections de la substance spinoziste et les
passions de la vie affective.
Ainsi se présente clairement la doctrine spino-
ziste de l'affectivité: l'affect est le contenu
conscient et vécu, correspondant à une modifica-
tion, à une transformation locale ou globale du
corps. L'affect comporte donc dans sa définition
ces deux aspects indissociables que sont le corps
et l'esprit (modes singuliers de l'Étendue et de
la Pensée). L'affect exprime donc ou incarne
exactement la nature de l'hornme: il est l'unité
indissociable ces deux aspects de sa réalité, le
corps et l'esprit.
(c'est-à-dire le déploiement des
Spinoza une
péché, une faiblesse ou une
A'-Lv~ÂH"'~ physio-
logique, est le contenu conscient d'une activité
est donc simultanément activité du
corps et (Nous verrons plus
ÂA~~A~~~ de qui expriIne It
mieux cette et ce dynamisrne de la réalité
humaine.)

3
AFFECT

C'est pourquoi l'affect n'est pas nécessairement


une passion: nous l'avons vu, il existe des affects
actifs, et il y a toujours une part d'activité dans
tout affect, qu'il s'agisse d'un affect participant
de la joie ou d'un affect participant de la tris-
tesse. C'est que, dans tout affect (corps et esprit),
la perfection, c'est-à-dire la puissance d'agir, est
soit en accroissement, soit en diminution. C'est
ce passage à une plus ou moins grande perfection
(ou puissance) qui constitue le vécu, triste ou
joyeux; et, toujours, ce passage est un acte.
Cette essence de l'affect, à la fois actif et
conscient, interdit donc qu'on le confonde avec
la passion. L'affect, par lui-mêrne, est un bien, il
est une perfection et (dirions-nous) une valeur.
Ce n'est pas par la vie affective comme telle que
l'homme tombe dans la passion et donc dans la
servitude. C'est là un premier résultat de l'ap-
proche rationnelle de la vie affective, entreprise
par Spinoza.
Il reste cependant, pour le philosophe et le
«moraliste », une autre tâche à accomplir: com-
ces passions qui nous
asservissent. Spinoza, elles proviennent
toutes débordernent notre part d'activité
notre passivité. passion (on le
verra mieux plus loin) n'est pas le tout de l'af-
fect, elle n'en est que la part passive qui prend la
suprématie sur la part active. Plus précisément,
passion est 1'« affect passif», ou l'affectivité
lorsqu'elle est passive. En ce cas, l'action exté-

32
rieure induite par la passion n'est pas «adé-
quate », elle ne se comprend pas par notre seule
essence et notre seule réalité (Éth. IV, App.,
chap. II).
La notion d'affect, dans l'Éthique, a donc une
double fonction. Elle permet d'abord de bien
saisir la nature de la réalité hurnaine: elle n'est
pas pure raison, elle est corps et esprit, et c'est
l'affect qui exprime la vérité de cette unité et de
cette relation. On le verra, à propos du Désir
(qui est le déploiement des affects), Spinoza est
le premier penseur moderne à avoir clairement
donné au Désir une part primordiale dans la
constitution de l'essence humaine.
La notion d'affect permet, en second lieu,
d'élaborer une connaissance rigoureuse de la vie
affective, qu'elle soit passionnelle ou non. Il
s'agit de cette anthropologie du Désir (l'expres-
sion n'est pas spinoziste, mais l'idée, oui) qui se
déploie dans les parties et de l'Éthique.
Là, Spinoza étudie tous les développernents et
les transformations des affects qui rendent
cornpte des passions qu'il se propose de corn-
prendre pour les dissoudre et les annuler.
C'est ainsi que Spinoza constitue une véritable
psychologie des passions (on l'a maladroitement
désignée comme «psychologie rationnelle»,
entendant par là une psychologie rationaliste).
En fait, Spinoza étudie rationnellement et
déductivement la naissance et le développement
des passions, c'est-à-dire des affects passifs parce

33
AFFECT

que irrationnels. Ils sont en effet tous comman-


dés par une liaison logique mais déraisonnable,
entre le désir de puissance et une visée imagi-
naire. Toute la «psychologie» contenue dans
l'Éthique III et IV est la description des liaisons
de sens entre d'une part le désir de puissance et
de joie et, d'autre part, un ou plusieurs objets
imaginaires. Pratiquement, les métamorphoses
des affects, sous l'effet de l'imaginaire, se
déploient comme des variations de l'amour et de
la haine en tant qu'ils sont des affects passifs.
Aussi, l'espèce d'Appendice d'Éthique III, inti-
tulé «Définition des Affects» et composé de
quarante-huit Définitions d'affects et d'une
Définition générale, ne doit pas nous induire en
erreur: il ne s'agit pas d'une nomenclature for-
melle ou obligée, mais d'une synthèse des résul-
tats d'Éthique III et d'une application de la
méthode descriptive analytique à la plupart des
passions empiriquement connues et nommées,
mais mal élucidées. Par sa méthode, Spinoza
peut en effet rendre compte des passions cou-
rantes en les rapportant aux modifications et aux
liaisons que l'imagination fait subir à ces trois
affects «primitifs» (comme dit Spinoza) que
sont le Désir, la Tristesse et la Joie.
f~lÏt, ces affects fondamentaux ne sont que
deux (la Joie et la Tristesse) et ils sont tous deux
des accroissements ou des réductions du conatus,
c'est-à-dire du Désir. Toutes les autres passions,
empiriquement répertoriées, ne sont que des

34
variations de la Joie et de la Tristesse, c'est-à-
dire de l'intensité de la puissance d'être et d'agir
exprimée par le conatus.
On pourrait donc dire que, chez Spinoza, l'an-
thropologie du Désir est une étude des émer-
gences, des rIlodifications et des transformations
des affects primitifs (Désir, Joie, Tristesse),
modifications et transformations que subit (et
produit) le Désir sous l'effet de l'imagination
lorsqu'elle devient l'auxiliaire de la recherche de
puissance.

==? Activité, Adéquation, Amour, Conscience, Désir,


Effort (Conatus), Haine, Idée, Imagination, Joie,
Liberté, Passion, Servitude, Substance, Tristesse
Toute l'ontologie et toute l'éthique de Spinoza
sont des descriptions et des louanges de l'affir-
mation.
Tout d'abord, l'Être suprême, qu'il soit nornmé
substance, Dieu ou Nature, est la plénitude de
l'affirmation. C'est pourquoi «toute détermina-
tion est négation».
Ensuite, c'est la théorie de la connaissance qui
met en évidence le fait que l'erreur et la fausseté
ne sont que des manques, des négations, par rap-
port à la totalité affirmative de idée vraie »,
elle qui inclut toutes les déterminations d'une
essence ou d'une réalité donnée (Éth. 49, Sc.).
L'affect, à est l'affirmation d'une
soit en accroisse-
ment (suscitant alors la conscience de joie ou de
ou qu'elle soit en diminution
la conscience tristesse ou de
ses (Éth. Déf. gén. des Aff.).
généralement, l'esprit est une puissance
affirme, c'est-à-dire «qUI pose sa
propre puissance cl' agir» (Éth. 54). Certes,
l'objet de simplernent

35
imaginé et imaginaire: c'est de là que découle-
ront toutes les passions. De même, la puissance
d'agir peut être «réprimée» ou «réduire» : mais
s'il en résulte une des formes de la tristesse (une
passion triste), c'est précisément parce que l'es-
sence autonoIIle et vraie de l'esprit humain est
affirmation et puissance d'agir.
C'est aussi pour cette raison que l'éthique de
Spinoza est de part en part affirmative. Non seu-
lernent elle exalte la puissance affirmative qui
nous définit, mais encore elle s'efforce de donner
les rnoyens de vaincre les servitudes et les néga-
tions qui s'opposent à l'affirmation de la puis-
sance d'agir, c'est-à-dire à l'existence même. La
conquête de cette pleine existence affirmative se
concrétise dans le sentiment (1'« affect») de la
joie active.
C'est pourquoi Spinoza combat fermement
toute cette fausse morale qui prétend orienter
l'action par ces attitudes négatives et destruc-
tives que sont la pitié, le repentir, l'humilité,
l'ascétisrne ou la crainte de la Inort (Éth. IV, 50
et 54).
L'éthique spinoziste, visant l'expérience d'être
et la satisfaction de soi, ne s'oppose à l'attitude
de «l'ignorant» et de la conscience naïve que
parce que cette attitude est en réalité une fasci-
nation du néant: l'ignorant, dès qu'il cesse de
pâtir, il cesse d'être (Éth. 42, Sc.). S'opposant
à lui-même et se niant lui-même, ballotté et
déchiré par la fluctuatio animi (hésitation, arnbi-

37
AFFIRMATION

guïté et contradiction), il manque l'être parce


qu'il manque l'affirmation réfléchie de soi-
même.
Cette affirmation de soi n'est pas un déchaîne-
ment instinctif des passions ou de la violence,
mais le déploiement créateur d'une autonomie
existentielle fondée en vérité et qui affirme l'autre
en rnême ternps que le soi.
Si l'ultime critère de la «vertu» est l'affirma-
véritable du conatzis et de l'essence indi-
viduelle, la recherche de la puissance véritable
implique l'affirmation de la puissance de l'autre:
« [ ... } rien n'est plus utile à l'homme que
l'homme» gouverné par la raison (Éth. IV, 18,
Sc.). Dès lors, l'affirrnation commune de l'exis-
tence affirmative peut conduire à l'affirmation
d'un Individu plus puissant et plus parfait que
ne peut l'être l'individu isolé.

~ Affect, Connaissance, Désù; Satisfaction de soi


ÂME

Spinoza n'utilise pas le terme «âme» (anima)


pour désigner la part spirituelle de l'homme: il
utilise «esprit» (mens). Et il désigne la réalité
humaine individuelle par l'expression: «l'Esprit
humain» (Éth. II, Il).
Plus précisément, «l'Esprit» est actif parce
qu'il est une réalité pensante. Il est constitué par
«l'idée du Corps» (Éth. II, 13) et l'on ne peut
donc pas concevoir l'esprit sans le corps. Spinoza
s'oppose ainsi radicalernent au dualisme cartésien
et, par là, il ouvre véritablement l'ère moderne de
l'anthropologie.
On ne doit pas être troublé par l'emploi excep-
tionnel du terme anima. En Éthique III, 57, Sc.,
Spinoza écrit très précisément: «[ ... } la vie dont
chacun est satisfait et ce contentement même ne
sont rien d'autre que l'idée ou l'âme de l'indi-
vidu », c'est-à-dire son essence concrète ou
(comme nous dirions aujourd'hui) sa personna-
lité. C'est ainsi qu'il peut ensuite opposer «le
contentement qui mène l'ivrogne et le contente-
ment dont jouit le Philosophe ». On le voit,
« l'âme», ici, désigne la personnalité ou l'essence

39
ÂME

affective et intellectuelle de chacun, et non pas


une substance spirituelle qui serait autonome et
immortelle.
De même, l'expression flztctuatio anùni (fluctua-
tion de l'âme) ne désigne pas une substance
«ânle », filais l'attitude hésitante et ambivalente
de l'esprit soumis à des affects contraires. Lafluc-
tuatio animi est donc une expression unitaire et
toute faite qui, dans l'ordre de la vie affective,
désigne les mouvements contradictoires des pas-
sions, c'est-à-dire des affects passifs. Aucune réfé-
rence n'est faite par là à une quelconque ontologie
théologique de l'âme. De même, c'est dans le seul
cadre d'une analyse des affects que Spinoza par-
lera d'une «puissance de l'âme» (à propos de la
Clémence qui n'est pas une passion mais une
action). C'est ainsi également qu'il oppose à
l'amour sensuel cet amour qui découle de la
«liberté de l'âme» (Éth. IV, App. XIX). Plus
généralernent, il appelle «Force d'âme» toutes
les actions qui se rapportent à l'esprit en tant
qu'il comprend (Éth. 59, Sc.): il s'agit tou-
jours de l'esprit, c'est-à-dire de l'esprit humain
individuel.
c'est encore de l'esprit (comme idée du corps)
qu'il s'agit, dans la «Définition générale des
Affects» (Éth. in fine): le « Pathème de l'âme»
n'est rien d'autre, en effet, que l'affect lui-même.
On le voit, l'usage spinoziste du mot âme (ani-
mus et non anima, d'ailleurs) ne saurait troubler
la clarté de la doctrine spinoziste quant à l'indis-

'10
soluble unité de la réalité humaine individuelle.
À la fois corps et esprit, sans immortalité, et sans
autre transcendance que celle d'une Nature infi-
nie par rapport aux réalités singulières et finies,
cette réalité finie qu'est l'esprit humain peut
valablement prétendre à la joie immanente de sa
propre plénitude et de sa propre affirmation.

=*> Affect, Esprit


Spinoza ne désigne pas systématiquement les
termes d'une relation humaine par les expressions
« l'autre» ou «les autres», comme nous le faisons
aujourd'hui. Mais c'est pourtant de 1'« autre»
qu'il s'agit lorsqu'il dit: «les autres homrnes ».
Il lui arrive d'ailleurs de dire: «un autre» (alius)
pour désigner le tiers qui, en nous, peut susciter
de la jalousie (cf. Éth. 35).
Fondarrlentalernent, la relation aux autres
homrnes occupe, dans l'éthique de Spinoza, une
place considérable. Elle est à la fois plus vaste et
plus significative que ne le laissaient penser les
réductions de l'éthique spinoziste à une sagesse
de la nécessi té.
C'est par le terme d'Amitié que Spinoza
désigne le lien à l'autre. Mais ce terme, utilisé
explicitement et en bonne place dans la Proposi-
tion 35 d'Éthique ne signifie pas d'abord la
relation que nous nommons amitié; il signifie la
relation à l'autre, en général. D'une façon extrê-
mement neuve, lucide et profonde, Spinoza
désigne d'abord par amitié toutes les formes pos-
sibles de la relation.

Ll2
En effet, le propos d'Éthique III, 35, est de faire
la critique de la relation passionnelle qui, par le
surgissement d'un tiers aimant l'objet aimé,
transforme en Haine le lien à l'objet aimé et sus-
cite l'Envie à l'égard de ce tiers. Cette haine est
la Jalousie.
Ainsi, le lien d'amitié désigne d'abord toute
relation, fût-elle passionnelle et passivement
amoureuse.
Mais, parce que le but de Spinoza est de
construire une éthique de la liberté et donc de
l'activité, il opposera à l'amitié en général,
comme lien à autrui, l'amitié proprement dite
comme lien rationnel (et non plus passionnel) à
l'autre homme.
C'est de cette amitié rationnelle que Spinoza
fait le constant éloge. Cet éloge valorisant est
d'autant plus justifié que Spinoza donne de cette
amitié une description (une définition d'essence)
à la fois précise et forte. Cette définition, à la fois
éthique et ontologique, mérite d'être citée en
totalité: «{ ... ] par Générosité, j'entends un Désir
lequel un individu, sous le seul commandement de
Raison, s'efforce de seconder les autres et de se lier à
eux par l'amitié ». côté de la «Fermeté d'âme »,
la Générosité qui est nommée par Spinoza
comme affect actif se rapportant à la Joie et au
Désir (Éth. 59, Sc.). Mais cette générosité,
qui est une valeur centrale de l'éthique spino-
ziste, ne peut se définir sans l'amitié: et celle-ci
est le lien à la fois rationnel et donateur qui peut

Ll3
AMI T 1 É

unir réciproquement les esprits libres, c'est-à-


dire conduits par la raison.
Sans se référer à un rlloralisme quelconque, et
après avoir critiqué et dénoncé (en Éth. III) la
pitié ou le repentir, la jalousie ou l'envie, Spi-
noza peut déployer (en Éth. IV) une éthique de
l'amitié qui est solidement fondée sur l'être
même de l'homme, lorsqu'il est actif.
Les premiers des «Chapitres», qui forment
l'Appendice d'Éthique IV, sont fort nets en ce qui
concerne ce lien rationnel et solidaire à autrui.
C'est sur le principe de l' « utilité ~> que se fonde
la valorisation de l'amitié. Étant conatus et pour-
suite de la puissance d'agir et de la joie, étant
donc Désir, l'individu recherchera valablement ce
qui, en effet, accroîtra sa puissance et sa joie. C'est
pourquoi, ayant décidé de se conduire active-
ment, c'est-à-dire rationnellement, il recherchera
la vie sociale et le lien solidaire avec les autres. Il
s'efforcera de réaliser avec l'autre et les autres un
tout, une sorte d'Individu qui sera plus puissant
que les individus isolés et qui sera donc source
d'une plus grande joie que si l'individu était resté
dans sa solitude. Ainsi, «Il n'existe dans la
Nature aucune chose singulière qui soit plus utile
à l'homme qu'un homme vivant sous la conduite
de la Raison» (Éth. 35, Cor. 1).
Mais ce lien utilitaire n'accède à sa vérité que
sous l'aspect de la générosité. L'amitié vraie, c'est-à-
dire rationnelle, est par elle-même généreuse.
On pourra dire alors que l'amitié est une
«vertu », c'est-à-dire une perfection comme atti-
tude active et libre. en tant que «vertu », elle
implique toute l'éthique spinoziste et notam-
ment le fait que «le bien que tout homme
recherchant la vertu poursuit pour lui-même, il
le désirera aussi pour les autres» (Éth. IV, 37).
Ainsi la liberté d'esprit suscite la générosité
qui est, comme amitié, le désir que l'autre
jouisse des rnêmes biens que soi-même.
Ce désir de similitude n'est pas passionnel, il
n'est pas une «imitation des passions» qui ne
serait que servitude. Il est la recherche rationnelle
d'une relation rationnelle avec autrui, relation qui
doit être un accord si elle veut être une action. En
effet, seules les passions opposent les hommes entre
eux (Éth. IV, 34) et seule la raison par son univer-
salité les unit, et par conséquent les renforce.
Ainsi, l'amitié est comme le paradigme de la
vertu. Elle dit la liberté de l'esprit autonome, la
lucidité quant à la réciprocité des intérêts, l'exi-
gence quant à la recherche de la joie active.
Spinoza, représenté à bon droit comme le sage
solitaire et souverain dans une société globale-
ment hostile, est pourtant, et sans contradiction,
le premier des philosophes modernes à avoir
déployé une éthique de la joie qui ne soit pas un
solipsisme. Amitié, Générosité et Solidarité sont
des dimensions constituantes de l'éthique spino-
ziste de l'esprit libre.

=? Action, Individu, Joie, Liberté


spinozisme n'est pas une simple ontologie,
il est aussi ce que nous appellerions aujourd'hui
une psychologie. Il s'agit en fait d'une anthropo-
logie philosophique. Celle-ci, avec l'ontologie
qui la précède, doit conduire à une éthique. Ce
qui est remarquable, dans ce système, est la
place considérable qui est consacrée à l'analyse
de l'amour; et ce fait est d'autant plus remar-
quable qu'il est passé pratiquement inaperçu aux
yeux des critiques et des commentateurs. On
s' est plus souvent borné à évoquer «l'Amour
intellectuel de Dieu» comme but de la sagesse.
Notons d'abord que, dès le Court Traité (II, V),
Spinoza reconnaît la nécessité de l'amour: si
«[.. jamais nous ne faisons effort pour nous en
affranchir » est nécessaire que nous
soyons affranchis». effet: «[ ... } en
raison faiblesse notre nature, sans
quelque chose dont nous jouissions et qui soit
uni à nous et nous fortifie, nous ne pourrions pas
exister ».
l'amour central dans notre exis-
rence. comme il est aussi «la source de tout

46
bien et de tout mal », il importe d'en connaître
la nature exacte.
S'il est une passion, comme c'est le cas le plus
fréquent, ou s'il peut être une action, nous
devons le connaître avant de le combattre ou de
le reconnaître dans sa vérité pour l'exalter.
Cet effort de rigueur s'exprime déjà dans l'évo-
lution des définitions. Dans le Court Traité,
l'amour «n'est autre chose que la jouissance
d'une chose et l'union avec elle» (Éth. v, 4).
Mais, sans doute en raison des éventuelles inter-
prétations mystiques de cette définition, lors-
qu'elle sera appliquée à la relation à «Dieu »,
l'Éthique propose une tout autre définition:
«L'Amour n'est rien d'autre qu'une Joie, accom-
pagnée de l'idée d'une cause extérieure» (Éth. III,
13, Sc). Cette définition n'est pas circonstan-
cielle, elle ne se borne pas à désigner une
impression. Elle décrit certes un vécu, mais en
s'appuyant sur les résultats antérieurs de l'ana-
lyse générale des Mfects. En effet, parce que l'in-
dividu est conatus et Désir, il est le mouvement
d'une recherche de puissance intérieure, et tous
ses affects sont des accroisseInents ou des réduc-
tions de cette puissance d'exister' et tous ces
mouvements d'accroissement ou de diminution
d'être sont concrètement vécus comme des
forrnes de la joie ou de la tristesse.
On comprend, dès lors, que l'aInour ait une
place centrale dans la vie des individus: il est
l'une des formes les plus fréquentes de la joie.

47
AMOUR

On comprend également que l'amour puisse être


ou actif ou passif~ c'est-à-dire autonome ou pas-
sionnel: c'est que la joie, qui est l'objectif fonda-
mental de toute existence, peut aussi bien être
active (si elle découle de l'essence vraie de l'indi-
vidu) que passive (si elle découle davantage de
causes extérieures que de causes internes et
connues).
Spinoza ne se contente évidemment pas de
définir l'amour avec rigueur. Il s'efforce de com-
prendre les raisons (les «causes») qui font de
l'amour une passion et une servitude. Comme
toutes les passions sont des formes de l'amour,
l'analyse de cet amour et de ses transformations
constituera la véritable connaissance libératrice
et la véritable introduction à une éthique de la
joie active. Chez Spinoza, l'analyse des passions
fi' est pas une démarche destructrice, réductrice

et humiliante, elle est bien au contraire destinée


à instaurer le véritable amour, c'est-à-dire la féli-
cité véritable.
On pourrait rnême dire que toute la doctrine
des affects est, chez Spinoza, une doctrine de
l'amour, puisque tous les affects sont des rela-
tions du Désir à un objet destiné à accroître la
puissance et la joie de l'individu désirant.
Dans cette doctrine des affects, qui est une
doctrine de l'amour, les formes et les transforma-
tions de celui-ci sont certes dues à des «causes »,
et leur nécessité est souvent évoquée par Spi-
noza. Pourtant, ce déterrninisme n'est pas des-

48
tiné à humilier l'homme, et il n'est pas non plus
destiné à suggérer que l'amour est impossible.
Bien au contraire, le déterminisme des affects est
une connaissance qui découle d'un désir de libéra-
tion et, par lui-même, ce déterminisme est l'ins-
trument de cette libération: la connaissance des
relations de cause à effet permettra d'intervenir
dans le déroulement des affects et d'instaurer l'ac-
tivité, c'est-à-dire l'adéquation et l'autonomie.
S'il en est ainsi, c'est que, ici, la causalité est
en réalité une relation d'intelligibilité entre
deux actes (nous dirions aussi, aujourd'hui, deux
«projets ») de l'esprit. En fait, nous sommes
devant des analyses de motivation plus qu'en
présence d'une élucidation de causalités, stricto
sensu.
On s'en rendra compte en examinant les ana-
lyses de la servitude, c'est-à-dire les raisons qui
rendent compte de tous les développements pas-
sionnels de l'amour. En tant que description de
motivations, cette critique spinoziste des pas-
sions comporte une bien singulière modernité.
Que dit, en effet, cette description critique?
Spinoza commence par mettre en place le fait
fondamental: c'est recours intentionnel à
l'imagination qui est la source de toutes les
transformations passionnelles du désir de la joie,
et donc de l'amour. Il écrit: «L'Esprit, autant
qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît
ou ce qui seconde la puissance d'agir du Corps»
(Éth. 12).

49
AMOUR

C'est à partir de cette intention imaginaire


(Spinoza écrit: «s'efforce») que se développeront
les differents processus qui font de l'amour une
passion. C'est ainsi que Spinoza met en relief
trois sortes de motivations, que nous pourrions
appeler trois dialectiques de l'imaginaire. Il
s'agit de l'imitation et de l'identification affec-
tive, puis du renversement et de l'inversion des
aHects et, enfin, de la réciprocité et de la réversi-
bilité des affects et de la puissance. À l'imita-
tion, à l'inversion et à la réciprocité des affects, il
convient d'ajouter l'ambivalence des affects.
Tous ces processus, repérés et approfondis par
nos psychologies contemporaines, ou nos «méta-
psychologies », se trouvent effectivement situés
et analysés par Spinoza.
C'est ainsi que, en Éth. 16, Spinoza met en
évidence la naissance de l'amour (ou de la haine)
par association identificatrice: nous aimerons ce
qui est senlblable à l'objet que nous aimons. Si
nous haïssons l'objet sernblable à l'objet aimé,
nous serons dans l'ambivalence, dans cette fluc-
tuatio anùni qui nous déchire entre l'amour et la
(Éth.
L'identification joue également à l'égard de
: sa joie fait notre joie, sa tristesse fait
notre tristesse (Éth. cette identifica-
tion se projette sur le tiers: nous aimerons celui
affecte de joie l'objet de notre anlour, et haï-
rons celui qui l'affecte de tristesse (Éth. III, 22).
identification se double d'ailleurs d'une

50
inversion d'affect: si le tiers aime (affecte de joie)
l'objet de notre haine, nous haïrons ce tiers, nous
serons «affectés de haine à son égard». S'il
attriste l'objet premier de notre haine, nous
aimerons ce tiers, «nous serons affectés d'amour
pour lui» (Éth. III, 24).
D'une façon générale, nous vivrons les mêrnes
affects que ceux vécus par ceux qui nous ressem-
blent (Éth. 27) et nous redoublerons d'amour
pour l'objet qu'un tiers aime également, ou nous
serons déchirés et « ballottés» par l'ambivalence
si le tiers aime qui nous haïssons ou déteste qui
nous aimons (Éth. 31).
Ce désir du même s'accompagne souvent du
désir de l'autre. Si «nous aimons un objet sem-
blable à nous, nous nous efforçons [ ... } de faire
en sorte qu'il nous aime en retour» (Éth. III, 33).
Ainsi le désir d'amour est aussi (et «nécessai-
rement») désir de réciprocité et, par l'imitation
directe ou inverse des passions, l'intervention du
tiers produit ou le même affect (s'il aime qui
nous aimons) ou l'affect inverse (s'il hait qui
nous aimons). Si le tiers se lie d'amitié (ou d'un
lien plus étroit) à l'objet de notre amour, nous
éprouverons de la haine pour l'objet aimé et de
l'envie à l'égard de l'autre: il s'agit de la Jalou-
sie. De même, c'est une volonté d'être aimé de
tous et «glorifié» par tous qui transforme notre
Amour en Ambition. L'amour devient alors le
désir d'être «approuvé» par tous et, dès lors que
ce désir est généralisé, dès lors «que tous veu-

51
AMOUR

lent être loués ou aimés par tous, ils se tiennent


tous réciproquement en haine» (Éth. III, 31, Sc.).
Sans entrer plus avant dans la description et
l'analyse critique des sources de la passion, nous
pouvons dès maintenant en comprendre l'es-
sence. Elle est le déploiement du Désir (et donc
de l'affect d'amour) lorsqu'il est principalement
produit par des causes extérieures, causes qui
sont d'ailleurs le plus souvent imaginaires. C'est
notre imagination (erreur et illusion) qui nous
fait croire qu'un accroissement de joie et de
puissance résultera réellement d'un amour issu
d'une imitation ou d'une association, ou d'une
inversion d'affect; en réalité, la joie issue d'un
tel amour serait à la fois aliénée (à des causes
extérieures) et fragile (puisqu'elle ne dépendrait
pas de nous). Elle serait donc «inadéquate »,
c'est-à-dire passive en ceci qu'elle n'exprimerait
pas notre essence individuelle (notre Désir) et
qu'elle n'en résulterait pas exclusivement.
La cri tique de l'amour, effectuée par Spinoza
dans le cadre de sa théorie générale des affects,
ne consiste donc pas le ITloins du monde à
condamner l'amour en le faisant découler de
l'imagination et de la passivité. Elle consiste,
bien au contraire, à distinguer un amour pure-
ment imaginaire et passionnel, source de toutes
les servitudes, et un amour véritable.
Cet amour véritable est celui qui n'entre pas
en conflit ou en compétition avec l'autre, mais
qui, conduit par la raison et la réflexion, se lie à

52
l'autre par l'amitié qui est la forme générale de
l'arnour actif.
Si l'amour (et l'affectivité) n'est le plus souvent
vécu que comlne passion, ce n'est pourtant pas
là son essence. Celle-ci repose sur la conscience
de notre fragilité et sur la lucidité quant à ce qui
unit réellement les esprits et qui est l'entende-
ment. Seule la compréhension de ce fait peut
nous révéler que «l'homme est un dieu pour
l'homme» (comme dit le proverbe cité par Spi-
noza) et que rien n'est plus valable (<< utile») aux
yeux d'un hurnain qu'un autre humain éclairé,
lui aussi, par la connaissance et par l'amour de la
liberté.
Spinoza ne désespère pas de l'arnour: c'est le
contraire qui est vrai. Mais c'est en soumettant
la passion à l'analyse critique que l'esprit est en
mesure d'accéder à la liberté, c'est-à-dire non pas
à la solitude mais tout au contraire à l'amour
véritable et à l'amitié unificatrice.
Ce lien à autrui, dans l'amour et l'amitié véri-
tables , est en un certain sens le fondement de
l'éthique ou au moins l'un de ses fondements.
En effet, le sage «s'efforce de compenser par
l'Amour, c'est-à-dire la Générosité, les affects de
Haine, de Colère, de Mépris, etc., qu'un autre a
envers lui» (Éth. IV, 46). Pour Spinoza, on ne
vainc pas les autres par la haine mais par
l'arnour, et seul l'amour, c'est-à-dire la généro-
sité, permet l'unification des esprits. L'instaura-
tion de l'éthique n'est donc pas une démarche

53
AMOUR

solitaire du sage mais la transformation simulta-


née de son rapport à soi et de son rapport à
l'autre. Cette présence constante de l'autre dans
la constitution de l'éthique spinoziste est évo-
quée avec une force singulière en Éthique IV, 37 :
«Le bien que tout homme recherchant la vertu
poursuit pour lui-même, il le désirera aussi pour
les autres. »
Que la générosité, l'amitié et le libre amour
soient au cœur de l'éthique et sources de la joie
véritable n'empêche pas, mais suppose au contraire
que le sage éprouve envers lui-même, lorsqu'il
considère sa puissance intérieure, un amour de soi
qui est la Philautia (Éth. III, 55, Sc.). Fondée sur la
liberté d'autonomie, cette Philautia est aussi la
Satisfaction de soi (Acquiescentia in se ipso). Le cona-
tus, porté à sa plus haute conscience et à sa plus
haute liberté, est donc simultanément amour de
soi et amour de l'autre, satisfaction de soi et géné-
rosité.
Mais la plus haute liberté de l'individu est
l'accroissement de la connaissance, et celui-ci
conduit à «Dieu» ; la suite de la Proposition 3 7
cl' Éthique citée plus haut, dit ceci: le bien
que poursuit le sage, «il le désirera aussi pour
les autres, et cela d'autant plus qu'il aura une
plus grande connaissance de Dieu».
On le voit, la doctrine de l'amour d'abord pas-
sionnel puis rationnel et autonome comme
amour réciproque entre humains s'achève dans la
description d'un amour de Dieu. Mais il s'agit

54
d'un amour bien singulier, nornmé Amour intel-
lectuel de Dieu. Nous lui prêterons une atten-
tion particulière.

=> Action, Adéquation, Amitié, Amour mtellectuel


de Dieu, Désir, Effort (Conatus),]oie, Liberté, Passion
Dans le Court Traité, Spinoza distingue explici-
tement l'amour dont l'objet est hurnain, c'est-à-
dire fini, fragile et éphémère, et l'amour dont
l'objet est infini et éternel, et qui est «Dieu ».
D'une façon plus générale, dans le prerrlÎer
paragraphe du Traité de la réforme de l'entendement,
Spinoza oppose les biens éphémères et relatifs au
bien véritable qui donnerait une joie permanente
et souveraine. Ce bien sera le Dieu de l'Éthique.
Enfin, dans l'Éthique même, Spinoza décrit ce
«Dieu» (en 1) et analyse, en et V, ce qu'il
entend par «Amour intellectuel de Dieu», Amor
Dei intellectualis (Éth. V, 32, Cor.).
On n'a donc pas tort, dans les lectures tradi-
tionnelles de Spinoza, de donner une très grande
place (sinon la plus grande) à cet Amour de Dieu.
Ces lectures traditionnelles restent pourtant
problématiques à nos yeux. Elles suggèrent en
effet que la sagesse spinoziste consiste à trans-
cender le monde et à se lier d'amour avec Dieu
qui seul pourrait accorder le salut et l'éternité,
en même temps que, par l'évidence de la néces-
sité, il justifierait une béatitude de joie et

56
AMOUR INTELLECTUEL DE

de consentement. Dans une telle perspective,


l'ArrlOur intellectuel de Dieu ressemble fort à un
mysticisme puisqu'il découle de ce troisième
genre de connaissance que souvent les critiques
disent ne pas comprendre ou ne pas partager.
Toutes ces interprétations, qu'elles soient
explicites ou irnplicites, nous paraissent erro-
nées, et cela pour la raison qu'elles oublient de
relire tout ce qui, avant la partie V de l'Éthique,
concerne la connaissance, l'amour et Dieu.
Précisons d'abord, avec Spinoza, le moment où
intervient l'Amour intellectuel de Dieu: c'est en
Éthique 32. Par la compréhension des choses
selon le troisième genre de la connaissance, naît
«une joie qu'accompagne l'idée de Dieu comme
cause». C'est la plus grande joie possible, et elle
est accompagnée (dit la démonstration) «de
l'idée de soi-même [. .. } accompagnée aussi de
l'idée de Dieu comme cause ». Il s'agit donc
d'une connaissance qui se réjouit de soi, et se
réjouit de Dieu parce quO il implique toutes les
existences, et donc celle de l'esprit qui connaît.
insiste donc sur
« la satisfaction de l'esprit » et sur «l'idée de soi-
même» ici présente; ce n'est que dans le Corol-
laire que Spinoza précise une autre conséquence
de cette connaissance du troisième genre: «De
ce genre de connaissance naît en effet [ ... ] une
J oie accompagnée de l'idée de Dieu comme
cause, c'est-à-dire (par la Déf. 6 des Affects)
l'ArrlOur de Dieu. »

57
AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU

Les choses sont donc déjà fort claires: l'amour


de Dieu n'est pas, chez Spinoza, un rapport à un
Être infini «présent», rnais la connaissance
intellectuelle et intuitive du fait que Dieu est
éternel. Parce que cette connaissance est fonda-
trice, elle procure une joie suprême, et c'est cette
joie qui est appelée amour. Cette joie suprême,
ou béatitude, provient donc de la connaissance
de l'éternité de l'Être et de notre éternité en tant
que nous sommes immanents à l'Être. (Spinoza
précise ici que l'éternité ne doit pas être confon-
due avec une immortalité de la mémoire et de
l'imagination.)
L'Amour intellectuel de Dieu n'est donc en
rien une effusion ou une fusion mystique avec un
Être transcendant qui serait saisi par une connais-
sance privilégiée, il est une joie extrême prove-
nant d'une connaissance fondatrice: en effet, l'es-
prit, dans la connaissance du troisième genre,
comprend sa propre éternité et son insertion
dans l'éternité même de l'Être infini.
C'est en évoquant les parties et II de l'Éthique
nous justifierons comprendrons le
lège de la connaissance troisième genre, ainsi
que son objet. En Éth. Sc. Spinoza
écrit: « ces deux genres de connaissance,
il en existe un troisième, comme je le montrerai
plus loin, et que nous appellerons la Science intui-
tive. Ce genre de connaissance procède de l'idée
adéquate de l'essence formelle de certains attri-
buts de Dieu à la connaissance adéquate de l'es-

58
r'lIVIUUE'( INTELLECTUEL DE

sence des choses.» Ainsi, la connaissance du


troisièrne genre est une connaissance et non pas
une vision ou une révélation. Cette connaissance
est privilégiée parce qu'elle est «intuitive»: et
Spinoza l'éclaire concrètement par l'exemple de
la quatrième proportionnelle. Le quatrième
terme peut être «trouvé» errlpiriquement, ou
bien calculé rationnellement, ou enfin saisi
intuitivement: dans la proportion 12/4 = 6/x,
on peut saisir intuitivement que x = 2.
La connaissance du troisième genre est une
intuition, et cela en tant qu'elle est une connais-
sance: c'est pourquoi Spinoza dit explicitement
qu'elle est une Science intuitive.
Mais précisons encore: cette connaissance
« procède» des attributs vers l'essence des choses.
C'est par la référence à l'attribut infini dont elles
sont des modes (finis ou infinis) que les choses
peuvent être saisies dans leur essence. La connais-
sance du troisième genre est donc le processus
(raisonnement) intuitif qui intègre les choses
dans leur substrat infini et spécifique, l'attribut
ce désormais saisi
intuitivement entre le mode (chose singulière) et
son attribut des aspects éternels de l'Être)
qui confere à connaissant une J0le extrême
puisqu'il comprend, par ce lien, sa propre éternité
et sa propre activité. L'Amour, ici, est le nom
que prend la joie de connaître lorsque l'objet
connu est en même temps source de sens et de
permanence.

59
AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU

Pour bien comprendre cet Amour intellectuel


de Dieu, il ne suffit pas d'avoir précisé la nature
véritable de la Science intuitive comme saisie
intuitive de la relation entre les attributs et les
modes. Il faut aussi préciser la nature véritable
de l'objet d'amour qui, ici, est Dieu. Dans cette
perspective, on ne peut se dispenser de relire la
partie 1 de l'Éthique dont le titre est «De Dieu ».
On peut alors s'aviser du fait que ce Dieu est
la Nature même. Déjà, en Éth. l, Il, Spinoza
introduit le terme «Dieu» en le définissant
comme une «substance constituée par une infi-
nité d'attributs dont chacun exprime une essence
éternelle et infinie». Dieu n'est que la totalité
des attributs, c'est-à-dire le monde ou l'Être. De
plus, ces attributs peuvent être désignés comme
«Nature naturante» (cause immanente), les
modes découlant nécessairement des attributs
étant désignés comme Nature naturée. Ainsi
Dieu n'est que la Nature en tant qu'on la connaît
par les concepts de substance, d'attributs et de
modes (Éth. l, 29). Cette idée d'Éthique 1 est
reprise
..... A.LJC .... U..L.;) fois, selon «style
de la persécution» parlait Strauss) dans
de l'Éthique. effet, Spinoza écrit
:« puissance par laquelle les
choses singulières et donc l'homme conservent
leur être est la puissance même de Dieu, c'est-à-
de Nature» (Deus sive Natura).
On comprend mieux désormais le privllège de
connaissance du troisième genre: elle permet

60
iMiIllIllIdIlIdIlI'<ic INTELLECTUEL DE

de saisir intuitivement l'intégration de toute


chose et de tout événement dans l'infinité et
l'éternité de la Nature elle-mêIne. L'Amour
intellectuel qui découle de cette connaissance est
une joie car une telle connaissance du tout, de
son unité et de sa nécessité fonde l'essence même
de notre être singulier en lui conférant «une cer-
taine espèce d'éternité ».
Cette joie, cet Amour de la Nature comprise
et de sa propre puissance intérieure, vaudra pour
le sage conlme béatitude et comlne liberté
(Éth. V, 36, Sc.).
En éclairant l'Amour intellectuel de Dieu,
nous écartons son interprétation mystique et
personnaliste, mais nous ne le réduisons pas à
une froide abstraction.
Bien au contraire, la connaissance philoso-
phique de la Nature (c'est d'elle qu'il s'agit)
entraîne chez Spinoza des conséquences concrètes
que nous n'hésiterons pas à dire existentielles.
Regardons mieux, en effet, ce que dit Spinoza de
cet amour de Dieu, aInour intellectuel parce que
non passionnel, amour de l'Être comme adhésion
à soi-rnême et à
En Éth. 20, Sc., Spinoza oppose l'amour
ordinaire, source d'angoisse et de souffrance, à
l'amour pour un objet «éternel et imrnuable, et
dont nous avons réellement la possession». En
effet, cet Amour de Dieu «ne peut être corrompu
par aucun des vices qui sont inhérents à l'amour
ordinaire»; il peut «au contraire, croître sans

61
AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU

cesse [ ... ], occuper la plus grande part de l'esprit


[ ... ] et l'affecter profondément» . Non seulement
l'AInour de Dieu est immuable, mais encore
affecte-t-ill'esprit, il est un affect. Fondé qu'il est
sur la connaissance du troisièIne genre, cet affect
est actif et adéquat. D'ailleurs, plus on connaît
ses affects, plus on aime Dieu (Éth. V, 15).
En effet, cet Amour de Dieu est une joie (la
plus haute) et, comme telle, il découle du Désir
et il exprime le Désir: «L'Effort, c'est-à-dire le
Désir de connaître les choses par le troisième
genre de connaissance ... » (Éth. V, 28). Le Désir
est bien le fondement de tous les affects; la
connaissance, rationnelle puis intuitive, libère le
Désir de sa passivité et, loin de le supprimer, elle
le rend à lui-même et libère les affects.
Cet Amour de Dieu (c'est-à-dire de la Nature
infinie, naturante et naturée) est d'autant plus
un affect actif que «Celui dont le Corps est doué
d'aptitudes nombreuses possède un Esprit dont
la plus grande part est éternelle» (Éth. V, 39).
Contre une interprétation traditionnelle, nous
pouvons donc reconnaître que l'Amour intellec-
de Dieu et, par conséquent, la joie et la béa-
titude qui l'accompagnent sont bien simultané-
ment de l'ordre du corps et de l'ordre de l'esprit;
que cet Amour est issu du Désir et qu'il l'ac-
complit; qu'il est donc totalement immanent et
totalement libre. Il désigne en fait le rapport
existentiel intuitif et réfléchi d'un esprit singu-
lier à la totalité bien comprise de la Nature.

62
11-'U\!lHIWlIWl~ INTELLErrUEL DE

Mais cet Amour est aussi un nouveau rapport


existentiel de l'esprit à lui-même. Spinoza
affirme en effet, à propos de l'Amor dei, qu' « il a
( ... } toutes les perfections de l'Amour, comme
s'il avait pris naissance» (Éth. V, 33, Sc.). Bien
que l'Amor dei soit éternel, et donc toujours déjà
là, tout se passe concrètement comme si, par la
Science intuitive, l'esprit prenait naissance à
nouveau. Bien qu'il ne s'agisse que d'une image,
la Béatitude apparaît comme une «seconde nais-
sance». Par l'Amour de «Dieu», et comme s'il
s'agissait d'une palingénésie, le Désir accède à sa
plus haute plénitude: «Et si la Joie consiste
dans le passage à une perfection plus grande, la
Béatitude doit certes alors consister, pour l'Es-
prit, à posséder la perfection même» (ibid.).
Ainsi, par la Science intuitive et par l'Amour
intellectuel de Dieu qui en découle, l'esprit
accède d'une façon neuve à sa plus haute joie, à
la fois connaissance, sagesse et béatitude.
Mais tout ce rnouvement de l'Éthique, cet iti-
néraire métaphysique de la réflexion, ne conduit
pas l'esprit hors du monde. La seconde naissance
(métaphore traditionnelle) n'est pas une sortie
hors de l'Être, elle est au contraire l'adhésion à
l'Être et l'entrée véritable dans le monde.
Mais ce monde, cet Être total, revêt lui-même
un nouvel aspect. Spinoza introduit, en Éthique V,
une dimension de l'Être qu'il n'avait pas évo-
quée dans la partie 1 et qui est découverte par la
réflexion sur l'Amor dei. Il s'agit de la très auda-

63
AMOUR INTELLECTUEL OE DIEU

cieuse affirmation de la structure réflexive de


l'Être, dès lors que celui-ci (Dieu ou Nature) est
saisi à travers l'Amor dei. Spinoza écrit en effet:
«L'Amour intellectuel de l'Esprit envers Dieu
est l'Amour même dont Dieu s'aime lui-
même [ ... ]; c'est-à-dire que l'Arnour intellec-
tuel de l'Esprit envers Dieu est une partie de
l'amour infini dont Dieu s'ainle lui-même»
(Éth. 36).
le voit, Spinoza affirme non seulernent que
Dieu est la Nature, nlais encore que ce Dieu, cet
Être infini, s'aime lui-même et se réfléchit donc
en lui-même. L'ontologie spinoziste est à la fois
unitaire et réflexive.
Mais il y a plus: c'est par l'homme et sa
démarche philosophique, c'est-à-dire par l'Amor
dei, que se dévoile cette structure réflexive de
cette «action par laquelle Dieu [ ... ] se
considère lui-même avec l'idée de lui-même»
(ibid., Dém.).
en s'aimant lui-même, Dieu aime les
hOInmes puisque c'est par l'Esprit humain que

enfin, intellectuel de
envers Dieu et l'Amour de envers
hommes «sont une seule et même chose»
(Éth. 36, Cor.). Il ne s'agit pas d'un amour
réciproque entre deux êtres mais de l'identité
des deux directions d'un seul aInour.
Ainsi, par l'Amour intellectuel de Dieu, l'Es-
humain, loin de s'éloigner du nl0nde et de

64
4j!Z,UIII,LJjLJjI'( INTELLECTUEL DE

son immanence, s'inscrit au contraire plus étroi-


tement au centre de cette immanence puisqu'il
en fonde la structure réflexive. Par l'homme
libéré, l'Être (ou Dieu, ou la Nature) se pose
enfin comme réflexion absolue en soi-même et
cornme Amour de soi. Nous pourrions dire, en
manière de métaphore, que, par la connaissance
du troisième genre, c'est la Nature entière qui
accède à la Philautia.
Mais comme la médiation, la source et le lieu
de cette Philautia ontologique sont la philoso-
phie, on peut dire que l'Amour unique de
l'holllme pour Dieu et de Dieu pour l'homme
est en réalité l'Amour de l'humanité pour elle-
même lorsque, par la philosophie irnmanentiste,
elle s'est libérée et s'est assigné la joie d'être
comme but ultime.

Amour, Béatitude, Connaissance, Dieu, Joie,


=:;>

Nature, Satisfaction de soi


La doctrine spinoziste de l'Appétit est fort
claire: avant même de définir le conatus (en
Éth. III, 9, Sc), Spinoza évoque l'appétit à la fin
du Scolie de 2, pour affirmer que «les décrets
de l'Esprit [autant que} les appétits et les déter-
minations du Corps sont par nature siInultanés,
ou sont plutôt une seule et même chose qu'on
appelle tantôt Décret, quand on la considère
sous l'attribut de la Pensée et qu'on l'explique
par lui, et tantôt Détermination quand on la
considère sous l'attribut de l'Étendue et qu'on la
déduit des lois du mouvement et du repos ».
Les décrets de l'esprit (la «volonté») et les
appétits du corps (les déterminations) ne sont
donc que les deux appellations d'une mêrne réa-
lité: cette réalité est conatus, l'effort pour
persévérer dans l'être, comme il est défini en
Éth. 9. co na tus , l'effort existentiel, est
aussi bien effort de l'esprit qu'effort du corps:
c'est l'ontologie unitaire de Spinoza qui l'exige,
comrne on le verra avec la doctrine des attributs.
Il ne devrait donc pas y avoir de problème
d'interprétation de la notion spinoziste de l'ap-

66
périt. Pourtant la lecture que l'on fait souvent
du Scolie d'Éth. III, 9, crée une difficulté qu'il
importe de résoudre, car c'est toute la question
de l'inconscient qui est ici concernée.
Les commentateurs d'obédience freudienne
s'autorisent d'une affirmation de Spinoza pour
trouver dans l'Éthique une préfiguration de leur
doctrine de l'inconscient, mais ils ne s'avisent
pas que leur lecture est insoutenable face aux
textes spinozistes. (Il ne s'agit pas ici d'une polé-
mique d'écoles, mais d'un approfondissement de
la pensée de Spinoza.)
Voici le texte de l'Éthique: «En outre, il n'y a
aucune différence entre l'Appétit et le Désir, si
ce n'est qu'en général on rapporte le Désir aux
homrnes en tant qu'ils sont conscients de leur
appétit; c'est pourquoi on pourrait le définir
ainsi: le Désir est l'appétit avec la conscience de lui-
même» (Éth. III, 9, Sc).
Par là, Spinoza n'affirme pas le moins du
monde qu'il existe un inconscient psychique
(qui serait l'appétit) et une conscience psychique
de cet inconscient, conscience qui serait le Désir.
Cette interprétation freudienne contredit le sys-
tème des attributs distinguant radicalement et
identifiant cependant l'Étendue et la Pensée
(point déjà évoqué en tête du présent article);
elle contredit aussi et d'une façon plus éclatante
les affirmations de Spinoza concernant précisé-
rnent le Désir et l'appétit.
En effet, c'est dans le libellé même de cette

67
APPÉTIT

Proposition III, 9 (dont nous discutons le Scolie),


que Spinoza situe exactement la conscience:
« Aussi bien en tant qu'il a des idées claires et dis-
tinctes, qu'en tant qu'il a des idées confuses, l'Es-
prit s'efforce de persévérer dans son être pour une
durée indéfinie, et il est conscient de son effort»
(Éth. 9). C'est dire clairement que l'individu
«< l'Esprit») est toujours conscient. Rappelons-
nous que «l'Esprit est l'idée du Corps» (Éth. II,
13). Spinoza précise bien: que les idées, c'est-à-
dire les contenus concrets de l'esprit, soient
claires ou obscures, distinctes ou confuses, elles
sont toujours conscientes. La conscience est inhé-
rente à l'idée, et n'est pas encore équivalente à la
connaissance; celle-ci sera réflexive (idée de l'idée,
idea idece) et c'est à ce titre qu'elle sera libératrice.
C'est dire que la conscience peut être serve: mais
il fàut y insister, elle est une conscience.
Ce qui confirme encore que notre Scolie de
Éth. 9, ne songe pas à affîrmer un inconscient
psychique, ce sont les précisions que donne Spi-
noza. Après avoir démontré que le conatus est
toujours conscient, il comnlente: «Quand on
rapporte cet effort à l'Esprit seul, on l'appelle
Volonté, mais quand on le rapporte simultanément à
l'Esprit et au Corps, on l'appelle Appétit. » la
chose est claire: l'appétit est aussi bien de l'ordre
du corps que de l'ordre de l'esprit, et par consé-
quent de la conscience, puisque l'esprit est consti-
tué par des idées qui sont forcément conscientes
(qu'elles soient claires ou confuses).

68
Spinoza ajoute que l'appétit est «l'essence
même de l'homme» ; et il ne se contredira pas
lorsque, dans la «Définition générale des Affects»
qui clôt la partie III, il écrit: «le Désir est l'es-
sence même de l'homme» (Éth. Déf. des Aff. 1).
Cette identité de l'Appétit et du Désir est clai-
rement affirmée par Spinoza en Éth. III, 9, Sc. :
« En outre, il n'y a aucune différence entre l'Ap-
pétit et le Désir. »
Mais c'est ici qu' intervient l'affirmation qui
retient l'attention des analystes et que nous
avons évoquée plus haut: «[ ... } il n'y a aucune
différence si ce n'est qu'en général on rapporte le
Désir aux hommes en tant qu'ils sont conscients
de leur Appétit ... » Or cette affirmation est la
description d'une coutume de langage: il s'agit
d'une analyse linguistique. Spinoza distingue en
fait différentes intentions d'un locuteur parlant
cependant d'une seule et même réalité. Selon
l'intention et l'attention du locuteur, il appellera
«Volonté» (cf. le début du Scolie) le conatus rap-
porté à l'esprit seul: cela ne signifie pas qu'il
existe une «volonté» qui ne serait pas liée au
corps. Cela signifie que le locuteur évoquant en
fait le conatus (à la fois corps et esprit) ne retient
abstraitement (et arbitrairement) que son aspect
psychique.
Il en va de même pour l'appétit. Spinoza
affirme: «[ ... } on pourrait le définir ainsi: Le
Désir est l'appétit avec la conscience de lui-même. »
lorsque Spinoza poursuit ainsi sa pensée, il se

69
APPÉTIT

réfère à une coutume linguistique: «[ ... } en


général, on rapporte le Désir aux hOfilmes, en
tant qu'ils sont conscients de leur Appétit. »
Cela ne signifie pas que l'appétit puisse être
inconscient: au contraire, le texte d'Éth. III, 9,
et surtout sa Démonstration établissent ferfile-
ment que l'esprit est toujours conscient: «Mais
comme l'Esprit [ ... ] est nécessairement conscient
de soi par les idées des Affections du Corps, il est
[ ... } conscient de son effort. »
Si l'appétit (qui est le conatus et l'ensemble des
affects) est nécessairement conscient de soi (comme
tout affect), l'affirmation selon laquelle le Désir est
l'appétit avec la conscience de lui-même ne signi-
fie pas le moins du monde que le Désir ajoute
quelque chose (qui serait la conscience) à l'appétit.
Cela signifie que, dans le langage ordinaire, on sai-
sit principalement la dimension consciente des
affects lorsqu'on évoque le terme «Désir », alors
qu'en utilisant le terme «Appétit » on croit pou-
voir évoquer une force affective sans se référer (ou
sans qu'elle se réfère) à la conscience.
analyse sens véritable du concept
d'Appétit n'est pas seulernent destinée à éviter
un contresens historique par lequel on attribue-
rait à Spinoza (pour s'en réclamer) une doctrine
de l'inconscient qui n'est pas la sienne.
Notre analyse est surtout destinée à souligner
le fait que, chez Spinoza, l'affectivité est toujours
consciente. Non pas certes toujours connais-
sante, réfléchie et autonome, mais toujours sus-

70
ceptible de passer de la simple conscience (fort
souvent passionnelle et confuse) à la réflexion
connaissante et libératrice.
Seule une telle omniprésence de la conscience
dans l'affectivité (depuis le conatus jusqu'à la
béatitude) perrnet de fonder et rend possible le
travail libérateur que va entreprendre le lecteur
de l'Éthique.
En outre, seule une conception exacte de la
doctrine spinoziste de l'Appétit permet d'en
comprendre la place centrale dans l'anthropolo-
gie de l'Éthique, et permet donc de saisir la place
centrale et privilégiée du Désir.
En fait, c'est sur le Désir que repose toute l'an-
thropologie spinoziste et c'est le lien étroit entre
l'affectivité et la conscience de soi qui permettra
de passer de l'anthropologie à l'éthique.

=? Affect, Conscience, Corps, Désir, Effort (Cona-


tus), Esprit, Idée, Pensée
Le XVIIe siècle avait bien compris la doctrine
ontologique de Spinoza: elle implique un
athéisme de fait. L'éminent historien de la philo-
sophie, Henri Gouhier, spécialiste de Descartes
et rernarquable connaisseur du XVIIe siècle, dési-
gnait le spinozisme comme un «athéisme poli ».
Il s'agit en effet d'une doctrine subversive dans
son contexte et tout entière appuyée sur la néga-
tion d'un dieu personnel et sur l'identification
de Dieu et de la Nature au sein d'une ontologie
moniste. On sait d'ailleurs que tout le XVIIe siècle
chrétien a combattu «le Juif de La Haye» et que
le rabbinat d'Amsterdam a excommunié Spinoza
par un décret d'une violence inouïe (le herem, la
malédiction). Spinoza avait vingt-quatre ans.
La meilleure expression des polémiques, qui se
développèrent après la publication (anonyme!)
du P,aitéthéologico-politiqzœ en 1670, est l'échange
de correspondances, d'une part, entre Lambert
de Velthuyssen et Jacob Osten et, d'autre part,
entre Jacob Osten et Spinoza à propos de Lam-
bert de Velthuyssen.
Dans une longue lettre à Jacob Osten (publiée

72
dans les Œuvres complètes de Spinoza, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, 1954), Lambert de Velthuys-
sen dénonce un athéisme masqué à propos du
TTP. Par une analyse approfondie de la doctrine
qui y est développée, Lambert de Velthuyssen
met en évidence quelques-uns des points les plus
importants: lutte contre la superstition; néces-
sité rigoureuse de Dieu et des vérités éternelles;
négation du libre arbitre et affirmation du «des-
tin» (sic); inutilité des prières et des récom-
penses pour inciter à la vertu; impossibilité des
miracles, signification purement politique et
interne de l'élection du peuple juif; validité
populaire de tous les rites et de toutes les formes
religieuses et non pas privilège du christianisme;
affirrnation «dangereuse» que l'Écriture sainte
n'est pas destinée à enseigner la vérité; défense
de la tolérance religieuse; réduction du Christ à
un simple défenseur de la vertu.
Par cette analyse, Lambert de Velthuyssen voit
bien que, en fait, Spinoza nie et la divinité du
Christ et l'existence personnelle de Dieu, et le
libre arbitre en Dieu et en l'homme. Pour Lam-
bert de Velthuyssen, cette doctrine «détruit tout
culte, toute religion, et elle introduit subreptice-
ment l'athéisme ou pose un Dieu tel que les
hOlllmes ne peuvent ressentir le respect de la
divinité: ce Dieu est en effet lui-même soumis
au destin, il ne reste aucune place pour une pro-
vidence et un gouvernement divin, et l'attribu-
tion de toutes récompenses et de tous châti-

73
ATHÉISME

ments est supprimée ». Et Lambert de Velthuys-


sen conclut: «Je pense ne m'être pas trop écarté
de la vérité [ ... ] en dénonçant que, par des argu-
ments voilés et disséminés, c'est le pur athéisme
qu'il enseigne. » Cette lettre est datée du 25 jan-
vier 1671, un an après la publication du TTP.
C'est l'ensemble de cette «critique» que rejet-
tent, au XIX e et au xx e siècle, tous ceux qui
veulent voir en Spinoza un philosophe déiste et
spiritualiste. Ils estiment que «l'accusation
d'athéisme» est injuste et erronée.
En examinant le concept de «Dieu », nous ver-
rons au contraire que, en effet, le spinozisme est
un athéisme. Il faudra que nous étudiions aussi
la forme stylistique de son écriture.
Mais avant de procéder à ces analyses, dans nos
prochains articles, regardons ce que Spinoza lui-
même répond à Lambert de Velthuyssen dans sa
lettre à Jacob Osten.
À propos de Lambert de Velthuyssen, Spinoza
écrit: «Il en premier lieu qu'il ne lui importe
pas de savoir de quelle race je suis, ou selon quel prin-
cipe je vis. su, il ne se serait pas aussi
aisément persuadé que j'enseigne l'athéisme.
athées, en effet, ont l'habitude de rechercher par-
dessus tous les honneurs et les richesses, choses
que j'ai toujours méprisées. »
Spinoza oppose donc à l'accusation d'athéisme,
pureté de ses moeurs et de ses valeurs. Il nous
semble bien, alors, qu'il répond plus à une accu-
sation libertinage qu'à l'accusation idéolo-
gique. Mais qu'il ne soit pas, en effet, «libertin
de moeurs» n'empêche pas qu'il puisse être
libertin d'esprit, c'est-à-dire athée. C'est en tout
cas ce qu'avait compris saint Évremond, ce liber-
tin d'esprit qui fut le premier à introduire Spi-
noza en France (lire à ce propos l'ouvrage remar-
quablelnent doculnenté de Paul Vernières:
Spinoza et le spinozisme jusqu'à la Révolution fran-
çaise, PUF).
Regardons donc l'argumentation doctrinale
par laquelle Spinoza espère se laver de l'accusa-
tion d'athéisme. Elle ne nous paraîtra guère plus
convaincante.
Face à l'accusation selon laquelle il supprime-
rait la religion, il ne fait que répéter sa propre
doctrine morale: je ne supprime pas la religion
puisque, à mes yeux, la vertu vaut par elle-même
et non par la crainte des sanctions, dit-il en
somme. Mais le problème reste entier: en effet,
il ne se réfère plus aux dogmes fondateurs de la
morale et de la religion, à savoir l'obéissance à
un Dieu personnel et la crainte des châtiments.
De même, à l'accusation selon laquelle il sou-
met Dieu au destin et à la nécessité, il répond
par la réitération de sa propre doctrine: la liberté
de Dieu est sa nécessité même, car ce n'est pas
un «destin» que se déployer selon sa propre
nature. Pour soutenir son argumentation, Spi-
noza évoque Descartes et une difficulté fonda-
mentale de sa doctrine: n'y a-t-il pas contradic-
tion à affirrner simultanément la «création

7S
ATHÉISME

continuée» (qui SOUInet toute pensée et tout


acte à Dieu) et le libre arbitre (qui affirrne la
souveraineté absolue de l'homme). Spinoza sug-
gère ainsi deux choses: Descartes aussi soumet
l'homme à la nécessité, et sa doctrine devrait
abolir le libre arbitre.
Spinoza réitère donc siInplement sa propre
doctrine: il n'y a de libre arbitre ni en Dieu ni
en l'homme, et l'on appellera liberté l'autonomie
d'un développement nécessaire.
Il nous paraît donc clair que Spinoza ne lève
pas l'accusation d'athéisme mais confirme sa
propre doctrine. En fait, il continue de s'opposer
à un christianisme et à un judaïsme création-
nistes et personnalistes, c'est-à-dire à toute reli-
gion qui repose sur un dualisme ontologique,
sur la transcendance d'un Dieu personnel et sur
une morale de l'obéissance et de la crainte.
C'est précisément cette doctrine critique que
lui reprochent les penseurs chrétiens et les auto-
rités religieuses.
La vérité est que l'on ne peut comprendre le
système de Spinoza qu'en ayant précisé d'abord
quels sont la méthode et le style d'écriture de
Spinoza. Comme le dit Leo Strauss, il y a un
«style de la persécution », illustré notamment
par Spinoza.
Rappelons enfin le rôle clandestin que jouait
la pensée de Spinoza au XVIIIe siècle: par crainte
de la répression, on ne le citait pas et on ne le
nommait pas (au Café Procope, on l'évoquait

76
sous le nom de Monsieur de l'Être); mais il était
l'inspirateur des rnatérialistes et des athées. Spi-
noza annonçait bien cette Révolution qui allait
éclater en Europe un siècle après lui. Dans son
Dictionnaire philosophique, Bayle reconnaît prati-
quement toute la portée de la pensée spinoziste,
même s'il la décrit en termes apparemment cri-
tiques. La censure existe au XVIIIe comme au
XVIIe siècle.

=> Dieu, Nature, Substance


les trois concepts fondamentaux de l'ontologie
spinoziste sont la substance, l'attribut et le mode.
Comprendre cette ontologie est donc comprendre
non seulement la signification de chacun de ces
concepts rnais encore le sens et la modalité de
leurs relations. Il y a une rigoureuse réciprocité
entre le contenu d'un de ces concepts et la nature
des relations logiques qu'il entretient avec les
deux autres. Mais si tout contenu conceptuel
implique un système de relations, la définition
d'un terme doit rendre possible et intelligible
l'élucidation de ses relations avec les autres
termes. Il ne saurait y avoir de contradiction
entre l'affirmation d'un de ces concepts et la
description ses relations avec les deux autres.
au sérieux l'affirmation selon
laquelle le spinozisme est un système rigoureux.
aperçoit, avec une évidence particulière-
ment forte, la vérité de cette affinnation lorsque
considère l'attribut.
Spinoza en donne dès l'abord une défini-
tion lapidaire et rigoureuse: «Par attribut, j'en-
tends ce que l'entendement perçoit d'une sub-

78
stance comme constituant son essence» (Éth. l,
Déf. IV).
Écartons tout d'abord l'interprétation kan-
tienne ou phénoméniste de cette affirmation:
Spinoza ne dit pas que l'attribut (tel que la Pen-
sée ou l'Étendue, ou toute autre réalité infinie)
est une perception illusoire et imaginative de la
substance. C'est un contresens grave d'affirmer
que, chez Spinoza, seule la substance est réelle
(quoique inconnaissable), tandis que l'attribut
serait irréel (quoique connaissable). C'est le
contraire qui est vrai: la substance est connais-
sable par ses attributs, et les attributs sont réels
parce qu'ils sont la substance.
L'attribut n'est donc pas une perception illu-
soire, il est une perception véridique de cette
réalité qu'est la substance. Mais l'affirmation de
l'objectivité de l'attribut repose bien évidem-
ment sur une identité de l'attribut et de la sub-
stance.
Dans les Cogitata metaphysica (1, III), Spinoza
écrivait déjà: «Car l'Être en tant qu'être ne nous
affecte pas lui-même comme substance; il faut
donc l'expliquer par quelque attribut dont il ne
diffère que par une distinction de Raison. »
Il n'y a pas de distinction réelle entre la sub-
stance et l'attribut: celui-ci est l'un des aspects
de la substance mais il est la substance puisque,
comme elle, il est infini, éternel et nécessaire.
C'est donc un faux problème que celui des
relations entre la substance et les attributs: la

79
ATTRIBUT

substance ne saurait se rapporter à un monde


différent d'elle et qui serait constitué, hors
d'elle, par les attributs et les modes. L'ontologie
moniste ne serait pas spinoziste si l'on établissait
une distinction réelle entre la substance et ses
attributs; le système ne serait plus moniste et
subversif, il serait dualiste et déiste.
Or il s'agit bien ici (par la médiation concep-
tuelle de la substance et des attributs) de «Dieu ».
Dès la première page de l'Éthique, peu après la
définition de l'attribut, Spinoza définit Dieu:
« Par Dieu, j'entends un être absolument infini,
c'est-à-dire une substance constituée par une
infinité d'attributs, chacun d'eux exprimant une
essence éternelle et infinie» (Éth. I,Déf. VI). Il
n'existe qu'une seule substance (Éth. l, Déf. III),
et par conséquent un seul Dieu, et par consé-
quent l'unité de la multiplicité infinie des attri-
buts infinis, ceux-ci étant donc identiques à la
substance et à Dieu.
C'est l'affirmation de cette identité ontolo-
gique entre Dieu et monde (c'est-à-dire les
attributs) qui scandalisa tellement les esprits
religieux du XVIIIe siècle.
Les attributs sont donc des aspects réels de la
substance, et ce sont ces aspects que l'esprit
humain peut percevoir par l'entendement.
Cela ne signifie pas qu'ils soient d'un niveau
ontologique inférieur à la substance: il n'y a
qu'un seul niveau de l'être. C'est pourquoi les
attributs sont infinis: comme la substance, et

80
puisqu'ils sont des aspects de la substance saisis
par l'homme, ils sont infinis et, surtout, ils doi-
vent être conçus par eux-mêmes: «Chacun des
attributs d'une substance doit être conçu par
soi» (Éth. l, 10).
Les conséquences existentielles et méthodolo-
giques de cette autonomie des attributs (comme
nous dirions) sont considérables.
La preInière fonction de l'attribut est de per-
mettre l'identification de Dieu et du Inonde par
la médiation de la substance: le Inonde est
essentielleInent Pensée infinie et Étendue infi-
nie, et ces attributs sont deux des multiples
aspects de la substance. La première conséquence,
éthique et Inéthodologique, consiste à bien déli-
miter la tâche de la philosophie: elle est concer-
née par ce monde-ci, c'est-à-dire par l'irnma-
nence. Le rapport à Dieu, qui préoccupe tant les
contemporains de Spinoza, doit être ce qu'il est
en réalité: un rapport au monde, pensé aussi
bien dans sa finitude (les modes) que dans son
infinité (les attributs).
Il existe une seconde fonction de l'attribut: de
Inême qu'il évitait le faux problème des rapports
de Dieu au monde, il évite le faux problème des
rapports de 1'« Étendue» et de la «Pensée », de
la matière et de l'esprit.
En effet, l'affirmation selon laquelle l'attribut
doit être pensé (défini et connu, analysé et
compris) par lui-mêlne, et non par autre chose,
ne permet pas seulement de souligner la dignité

81
ATTRIBUT

ontologique de l'attribut, elle permet aussi d'en


affirmer l'absolue autonomie.
En d'autres termes, le fait de ne connaître et de
n'expliquer l'attribut que par lui-même (la Pen-
sée par la Pensée et non pas par l'Étendue, par
exemple) permet une nouvelle approche de la
question des relations entre le corps et l'esprit,
la matière et la pensée. Spinoza récuse ainsi la
croyance selon laquelle l'esprit pourrait agir sur
le corps ou le corps sur l'esprit. C'est toute une
méthodologie neuve qui est ainsi ouverte pour
ce que nous appelons la psychologie: les idées
(perceptions, conceptions, affects) doivent être
expliquées par des idées, et les corps (mouve-
ments, repos, événements rnatériels du corps)
doivent être expliqués par les corps. En insistant
fortement sur l'unité foncière, ontologique des
attributs infinis, Spinoza peut fonder l'unité fon-
cière de l'individu humain. Cette unité s'ex-
prime non pas par une illusoire interaction
corps-esprit, rnais par la simultanéité absolue
des événeInents corporels et des actes de l'esprit.
Il s'agit toujours en réalité d'un seul événement
comportant deux aspects, deux manifestations.
C'est dans le Scolie de Éth. l, 10, que Spinoza
exprime le plus fortement cette conséquence
méthodologique et ontologique de sa doctrine
de l'attribut: rnême si deux attributs sont don-
nés de manière réellement distincte, chacun
étant posé sans le secours de l'autre (quant à sa
définition ou quant à son action), nous ne pou-

82
vons pas en conclure qu'ils constituent deux
êtres, c'est-à-dire deux substances distinctes.
Ainsi les séries des pensées et les séries des
mouvements corporels sont certes nécessaires,
mais elles ne sont pas en interaction parce
qu'elles ne proviennent pas de deux réalités qui
seraient distinctes, mais d'une seule. Cette réa-
lité, sous l'aspect des modes finis de la Pensée et
de l'Étendue, qui sont l'expression des attributs
eux-mêmes et de leur unité ontologique, est l'es-
sence singulière d'un individu.
En affirmant l'autonomie des attributs (et par
conséquent des séries causales de la Pensée et des
séries causales de l'Étendue), Spinoza ne fonde
pas seulement une nouvelle méthode de connais-
sance de l'homme et de ses actions. Il fonde aussi
une nouvelle méthodologie éthique, pourrions-
nous dire. En effet, l'itinéraire et le travail
éthiques de la lutte contre la servitude des pas-
sions concerneront certes l'esprit et les corps,
mais ils seront opérés par l'esprit et la connais-
sance réflexive, c'est-à-dire la connaissance de la
nature humaine et de ses affects. Ce n'est pas
dire que l'esprit agira par la volonté sur le corps,
mais que l'esprit agissant par la connaissance sur
l'esprit agira simultanément sur le corps et sur
l'esprit.

=? Affect, Connaissance, Dieu, Mode, Nature,


Substance
On sait que la «béatitude» est le but que se
propose d'atteindre l'Éthique. Effectivement,
l'itinéraire décrit par Spinoza aboutit à son
tenne: en Éthique V, «le sage» accède à la béati-
tude. Mais on affirme aussi bien souvent que
cette sagesse est difficilement réalisable et que
la béatitude n'est accessible que par un petit
nombre. Comme on souligne en outre le fait que
cette béatitude est atteinte par la «Science intui-
tive» et la «connaissance du troisième genre»,
on se croit justifié d'affirmer que cette béatitude
est d'autant plus inaccessible qu'elle a une signi-
fication mystique. Et comment n'arriverait-on
pas à une telle conclusion, après la lecture de ce
texte, par exemple: «Par là, nous pouvons com-
prendre clairement en quoi consiste notre salut
ou, en d'autres termes, notre Béatitude ou notre
Liberté: dans l'Amour constant et éternel envers
Dieu, c'est-à-dire dans l'Amour de Dieu envers
les homllles » (Éth. V, 36, Sc.).
Pourtant, cette interprétation de la béatitude
cornme expérience mystique réservée à une élite
et difficilement réalisable, sinon même inlpos-
sible, est un contresens. Pour restituer la vérité
de cette démarche spinoziste et le sens véritable
de la béatitude, nous devons commencer par
entrer un peu dans le détail des analyses.
Remarquons tout d'abord la clarté du propos
spinoziste et de son expression. Dans la Préface
d'Éthique II (qui comporte 7 lignes), Spinoza
annonce son intention: après avoir décrit la
nature de «Dieu» (en Éth. 1), il développera les
conséquences de sa doctrine, mais il précise:
« [ ... ] je ne traiterai que de celles qui peuvent
nous conduire comme par la main à la connais-
sance de l'Esprit humain et de sa béatitude
suprême. »
Le but de Spinoza est donc clair: sa philoso-
phie (c'est-à-dire toute l'ontologie et toute la
psychologie) est destinée à définir la béatitude et
à tracer les voies qui permettent de l'atteindre.
Pour accroître l'intelligibilité de ce but, il vaut
mieux définir cette béatitude, avant même qu'on
en ait une connaissance approfondie. Or elle
apparaît comme étant simplement la félicité
elle-même. Déjà, dans le Court Traité, Spinoza
évoquait raison, comme moyen nous permet-
tant «de parvenir à notre félicité» (Court Traité II,
XXVI, 2). Il faut enfin, et surtout, citer le pre-
mier paragraphe du Traité de la réforme de l'enten-
dement: après des expériences décevantes, « je me
décidai en fin de compte à rechercher s'il n'exis-
tait pas un vrai bien et qui pût se communiquer,
quelque chose enfin dont la découverte et l'ac-

85
BÉATITUDE

quisition me procureraient pour l'éternité la


jouissance d'une joie suprême et incessante ».
On le voit, tous les textes qui préparent l'Éthique
se réfèrent à la même conception de la philosophie
et lui assignent le même but: construire une
éthique et, par conséquent, définir les chemins de
la félicité.
la béatitude est précisément cette félicité: elle
est exacternent définissable comme joie suprême,
elle est le bonheur ifelicitas, dans le texte spino-
ziste), c'est-à-dire la liberté et la joie suprême.
C'est précisément ce bonheur et cette joie extrême
qui n'ont pas à être définis arbitrairement comme
expérience mystique.
Si, en effet, on regarde de près les «occur-
rences », les emplois des termes de béatitude et
de félicité, on s'aperçoit aisément que leur
contenu correspond à une joie, à une activité et à
un état de l'esprit humain où celui-ci se réfère
essentiellement à lui-même et non pas à un autre
monde: il s'agit de la «Satisfaction de soi ».
Dans la dernière page de l'Éthique, comme en
guise conclusion, Spinoza constate que, au
terme de son itinéraire libérateur, <de sage {... }
est conscient de soi, de Dieu et des choses par
une sorte de nécessité éternelle, et ne cessant
jamais d'être, il jouit au contraire de la vraie
satisfaction de l'âme» (Éth. V, 42, Sc.). Ainsi il y
a une équivalence lexicale et significative entre
les concepts de béatitude, de joie, de félicité et
de satisfaction de soi. tous ces concepts sont

86
concrets. Ils permettent de conlprendre et de
décrire ce qu'est pour Spinoza le vrai bien
comme jouissance de l'être même.
Cette jouissance d'être (dirions-nous) se réfère
à la liberté vraie de l'esprit et à la joie active
qu'il instaure par la sortie hors de la servitude
des passions. Cette joie, cette jouissance est
immanente. C'est pourquoi elle n'a rien de mys-
tique. Pour en être assuré, regardons le vrai sens
de la connaissance du troisième genre qui, seule,
conduit à la béatitude. Elle est dite connaissance
intuitive mais il s'agit d'une intuition ration-
nelle. Et celle-ci (définie en Éth. II, 40, Sc. II,
30), loin d'être une fusion avec un Être transcen-
dant, est la dérnarche logique qui «procède de
[ ... } l'essence formelle de certains attributs de
Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des
choses». la connaissance du troisième genre
n'est rien d'autre que l'appréhension évidente,
dans une intuition intellectuelle, de l'insertion
des choses singulières dans un attribut infini (ou
l'Étendue ou la Pensée), celui-ci n'étant pas hors
la puisqu'il est précisément un aspect
cette Nature.
connaissance troisième genre conduit
donc à la béatitude, à la joie et à la satisfaction
de soi en tant que cette connaissance nous situe
parfaitement comme modalité singulière et
immanente d'un monde (Étendue et Pensée) qui
est le nôtre, celui de notre existence même.
L'intervention de 1'« Amour intellectuel de

87
BÉATITUDE

Dieu », COmlIle fruit de cette Science intuitive,


n'est pas faite pour nous étonner: l'amour est la
joie d'une présence et non d'une fusion, et le
Dieu ainsi aimé par l'esprit est le monde lui-
même et donc la Nature. D'ailleurs (on s'en sou-
vient), l'amour de l'homme pour Dieu est la
même chose que l'amour de Dieu pour l'homme,
et cet amour (sous l'un ou l'autre de ses aspects)
est en fait identique à l'amour de Dieu pour lui-
même et donc aussi, par conséquent, à l'amour
de l'homme pour lui-même.
C'est dire que la béatitude est la joie extrême
(le «salut», dit Spinoza) qui résulte de la bonne
compréhension des liens qui nous unissent à la
Nature et de la connaissance vraie de la nature de
ces liens: ils sont immanents, rationnels et intui-
tifs, et non pas transcendants ou passionnels.
Que la béatitude ne soit pas une démarche
mystique mais une expérience existentielle et
immanente, nous en trouverons une nouvelle
confirrnation dans le rôle central que joue le
corps dans l'instauration et le déploiement de
cette béatitude: « le Corps est doué
d'aptitudes nOlIlbreuses possède un Esprit dont
plus grande est éternelle» (Éth. 39).
doctrine concrète n'est pas exprimée en
Éth. au seul niveau de la «psychologie »,
mais bien en Éth. dans cette dernière partie
qui traite de la liberté vraie et de la béatitude.
Celle-ci est donc une expérience de l'esprit
accompagnée d'une expérience de l'épanouisse-

88
ment du corps. De même que, dans le système
ontologique moniste de Spinoza, la béatitude ne
pouvait être qu'existentielle et immanente (et
non pas mystique et transcendante), de rnême,
dans son anthropologie unitaire du corps et de
l'esprit, la béatitude ne pouvait être que simul-
tanément charnelle et intellectuelle (et non pas
spirituelle exclusivement): c'est que l'esprit, ici,
n'est pas un autre monde mais le monde humain,
et que la joie n'est pas découverte du ciel mais
adhésion à soi et jouissance d'être.
Si la béatitude n'est pas une expérience mys-
tique mais une plénitude hurnaine et existen-
tielle, c'est aussi parce qu'elle est le plus haut
moment d'une éthique humaniste de la liberté
et de la joie. À cet égard, la dernière Proposition
de l'Éthique est particulièrement éloquente: «La
Béatitude n'est pas la récornpense de la vertu,
mais la vertu rnême ; et nous n'en éprouvons pas
la joie parce que nous réprimons nos désirs sen-
suels, c'est au contraire parce que nous en éprou-
vons la joie que nous pouvons réprimer ces
désirs» (Éth. 42). La «vertu», COlIlme simple
moralité répressive, est vaine et inefficace dans la
conduite de la vie. contraire, c'est par une
«vertu» neuve et véritable, c'est-à-dire la
sagesse et la force de la joie (Béatitude) que nous
sommes en mesure de contrôler nos désirs et
d'en exclure la passivité.
Que le chemin qui conduit à cette satisfaction
ultime soit difficile, Spinoza le reconnaît lui-

89
BÉATITUDE

même. Mais il serait erroné de conclure à un


quelconque élitisme puisque Spinoza, dans cette
dernière page, oppose simplement le sage et
l'ignorant: or c'est par la connaissance qu'on
accède à la sagesse et à la liberté, et le pouvoir
de connaître appartient à la nature humaine elle-
même.
Soulignons en outre le fait que Spinoza déve-
loppe par ailleurs une pensée politique dans
laquelle la démocratie apparaît comme le
meilleur des gouvernements. Loin d'être élitiste,
l'éthique de la Béatitude et du bonheur est au
contraire une doctrine universaliste qui annonce
le XVIIIe siècle, tellement soucieux simultané-
ment et du bonheur et de la démocratie.

=? Amour, Bien, Bonheur, Connaissance, Éternité,


Éthique, Être, Félicité, Immanence,joie, Liberté, Pas-
sion, Salut, Vertu
La philosophie de Spinoza étant essentielle-
ment une éthique (se présentant aussi comme
une morale réfléchissant sur la «droite conduite
de la vie»), il n'est pas surprenant d'y rencontrer
le concept de « bien».
Mais toute la richesse et l'originalité du spino-
zisme résident dans la conception qu'il propose
de ce « bien».
Spinoza opère une rupture radicale avec l'idéa-
lisme grec qui considérait que le Bien est une
Idée absolue, objective et transcendante qui seule
devait inspirer et orienter notre action. Chez
Platon, le Bien devient d'ailleurs l'Un-Bien et ras-
semble en son concept le Vrai, le Beau et le Bien.
Tout l'idéalisme occidental découlera de cette
vision. Pour le christianisme et la morale chré-
tienne, la vertu consistait précisément dans la pra-
tique du bien, et dans la lutte pour le bien (d'ori-
gine transcendante) et contre le mal (d'origine
humaine). bien pouvait aussi fonder une poli-
tique qui serait la recherche du bien commun.
Dans ces perspectives idéalistes, le bien était
défini en dehors de l'homme par des textes dont

91
BlE N

on disait qu'ils étaient sacrés et d'origine divine.


Cet idéalisllle se retrouve même chez Kant, sous
la forme de l'impératif catégorique et a priori,
expression d'un monde dit «nouménal ».
Il en va tout autrement chez Spinoza. Il montre
d'abord que les Écritures se bornent à prêcher la
justice et la charité au sein d'une société (cf.
Traité théologico-politique). Il s'efforce ensuite de
critiquer et de cornbattre la pseudo-objectivité
notions morales ou intellectuelles. C'est l'ob-
jet de l'Appendice de la partie de l'Éthique:
ordre et désordre, bien ou mal, sont des interpré-
tations, des idées issues le plus souvent de l'ima-
gination, et non pas des réalités transcendantes
et objectives.
Ensuite (comme on le voit, par exemple, en
Éth. 18, et en Éth. IV, 45), il critique ferme-
ment l'ascétisme et la mortification, et il montre
n'y a là que fausse vertu et plutôt servitude
passionnelle, ou crainte de la mort et des châti-
ments.
l'ascétisme et des conceptions
pas une simple
dec:oule logiquement la nature
telle qu'elle a été analysée
U-U..lU.U.J.,

l'Éthiqtte, consacrée aux affects.


précisément cette nature de l'esprit qui
va nous de définir enfin valablement
Spinoza qui établit d'abord (en
l'unité du corps et de l'esprit: celui-ci est
conscience du corps, idea corporis, et non pas

92
une ârne et un corps distincts. Ensuite, en
Éthique III, Spinoza établit que l'être humain,
c'est-à-dire l'esprit (et son corps), est Désir.
C'est ici qu'apparaît pour nous le texte princi-
pal: «Aussi bien en tant qu'il a des idées claires
et distinctes, qu'en tant qu'il a des idées
confuses, l'Esprit s'efforce de persévérer dans son
être pour une durée indéfinie, et il est conscient
de son effort» (Éth. 9). C'est dire que l'esprit
humain est Désir. Il est ce mouvement, cet effort
de l'existence vers l'existence, et ce mouvement
est vécu comme puissance intérieure et, quand il
accède à son but, comme joie.
Ainsi la nature humaine est ici clairement
décrite et circonscrite: l'homme est conscience
et Désir, il est donc, par essence et par nature,
mouvement vers la joie, désir de jouissance. À
partir de ces données, nous allons pouvoir définir
le bien: Spinoza définit très vite ce concept, à la
fin de cette Proposition 9, dans son Scolie et sans
attendre les définitions élaborées de l'éthique
situées dans la partie
Spinoza écrit: «Il ressort donc de tout cela que
nous ne nous efforçons pas vers quelque objet,
nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le
désirons pas parce que nous jugeons qu'il est un
bien, mais au contraire, nous ne jugeons qu'un
objet est un bien que parce que nous nous effor-
çons vers lui, parce que nous le voulons, le pour-
suivons et le désirons» (Éth. 9, Sc.).
le voit, Spinoza opère une véritable conver-

93
8 1E N

sion, un renversement radical et une inversion


du rapport entre ces deux termes que sont le
désir et son objet. Celui-ci n'est plus premier,
comme s'il était une valeur objective et en soi,
comme s'il était désirable en raison de sa désira-
bilité et de sa valeur intrinsèques. Non. C'est le
contraire qui est vrai: c'est le Désir qui est pre-
mier, et c'est lui qui constitue la désirabilité de
l'objet, c'est-à-dire sa valeur attractive. Celle-ci
n'est pas intrinsèque, elle est le fruit de l'activité
du Désir, c'est-à-dire de l'esprit humain.
À partir de là, il n'est plus possible d'imposer
une morale de l'extérieur, ni de définir des
devoirs et des conduites qui découleraient objec-
tivement de la définition objective, transcen-
dante et impersonnelle du «bien », c'est-à-dire,
comme nous dirions, de la valeur.
Par là, Spinoza récuse, en même temps que les
morales ascétiques de la crainte et de l'obéis-
sance, l'autorité des prêtres, qu'ils soient juifs,
chrétiens ou musulmans.
Si le «bien », la valeur sont constitués par le
Désir, c'est évidemment vers une éthique de
la jouissance et de la joie gue nous conduira la
connaissance de l'esprit humain. c'est parce
que la connaissance sera omniprésente (chez le
philosophe connaissant et chez l'homme agis-
sant) que l'on évitera l'écueil de l'anarchie et du
conflit des désirs.
En effèt, si le Désir est source des affirmations
de valeur, il est aussi, bien souvent, source des

911
passions lorsqu'il n'est pas repensé et contrôlé.
C'est pourquoi l'éthique de Spinoza se propose
de fonder l'action à la fois sur le Désir et l'aspira-
tion personnelle, et sur la réciprocité rationnelle
des conduites au sein d'une société organisée.
1: éthique de Spinoza n'est ni un hédonisme ni
un anarchisme. Et pourtant elle est une doctrine
de l'épanouissement et de la joie. C'est que le
« bien» n'est pas une vertu objective ou for-
melle, mais une conduite concrète et éclairée qui
permettra d'accéder d'abord à «l'utile propre»
et ensuite à la « béatitude», et cela au sein d'une
société civile.

=> Atttre, Béatitttde, DéJir, Effort (Conattts),


Éthique, Joie, Servitttde, Utilité, Vertu
la sagesse spinoziste n'est pas une doctrine de
la résignation et de l'acceptation de la nécessité,
elle est une philosophie du bonheur.
Bonheur, en latin, se dit felicitas, c'est-à-dire
felicité.
11 est alors remarquable que Spinoza emploie
le même terme pour désigner d'une part la satis-
faction simplement empirique prise au déploie-
ment de la conservation de soi (le conatus) et,
d'autre part, la satisfaction de soi issue de la
connaissance vraie et de la liberté véritable. Il
s'agit toujours de bonheur: «l'utile» produit
une joie qui est un bonheur (l'envieux se réjouit
du «malheur» des autres, le généreux se réjouit
leur « bonheur connaissance réfléchie
produit aussi un bonheur: mais celui-ci est la
véritable réalisation de son essence, il est d'abord
jouissance de «l'utile propre », c'est-à-dire spéci-
fique, il est ensuite la plus haute felicité, cette
« Satisfaction de soi >~ qui est béatitude.
Ainsi, pour Spinoza, la vocation de l'homme
est toujours le bonheur, ou félicité.
Mais l'expérience IIlontre que, souvent, l'accès

96
à cette félicité est trompeur ou difficile, et les
moralistes, trop fréquemment, en concluent que
c'est la vertu austère et non la joie heureuse qui
constituerait la vocation de l'esprit.
Spinoza ne voile pas la difficulté. C'est elle qu'il
traite d'abord, par sa doctrine du Désir (essentiel
à l'homme) et de la servitude des passions (non le
Désir en lui-même, mais le désir fourvoyé).
Spinoza ne considère donc pas le bonheur
empirique comme immoral: il le considère
comme insuffisant et maladroit. C'est pourquoi
l'éthique commence par une critique des pas-
sions et de la servitude: ce sont ces passions (et
non le Désir comme tel) qui font que la joie est
éphémère et fragile, passive et contradictoire. La
poursuite du bonheur est donc toujours justifiée,
mais elle n'est pas toujours adaptée, adéquate ou
pertinente. C'est précisément pour cette raison
que Spinoza écrit l'Éthique: pour définir et par-
courir la voie qui conduira réellement à un bon-
heur intense et permanent. C'est ce bonheur-là
que Spinoza poursuit sous le nom de «bien véri-
table », et c'est encore ce bonheur intense et per-
manent qui sera atteint sous le nom de «béati-
tude» ou de joie suprême.
La voie d'accès à ce bonheur est certes «ardue»
et «escarpée». Mais elle existe: c'est l'Éthique
qui montre cette voie et le moyen de la parcourir
jusqu'à son but. Ainsi donc, Spinoza répond à la
double objection qu'on oppose au bonheur (il
serait indicible et inaccessible): par l'itinéraire

97
BONHEUR

de l'Éthique, le bonheur est à la fois défini, rendu


intelligible et réalisable, c'est-à-dire accessible.
Il faut dire en outre que la felicité que la philo-
sophie permet d'atteindre sous le nom de béati-
tude n'est pas purement spirituelle et donc
abstraite. La connaissance du troisième genre
et la satisfaction de soi ne se réalisent et ne se
déploient que si, en mêrne tenlps, se réalisent
effectivement et se déploient les aptitudes du
corps. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de la
philosophie spinoziste. Il dit expliciternent:
«Celui dont le Corps est doué d'aptitudes nom-
breuses possède un Esprit dont la plus grande
part est éternelle» (Éth. V, 39). Ainsi le corps et
donc les plaisirs sont parties prenantes de la béa-
titude, c'est-à-dire de la felicité suprême. Cela ne
signifie pas que le spinozisme soit un hédonisme,
cela exprime au contraire le fait que cette philo-
sophie du bonheur exige l'épanouissement et l'ac-
croissement simultané des puissances du corps et
des puissances de l'esprit. C'est la raison pour
laquelle Spinoza s'oppose fermement et explici-
tement aux doctrines morales de l'ascétisme et de
l'humiliation (en Éth. 45, Sc. du Cor. II).
doctrine spinoziste du bonheur est donc, on
le voit bien, à la fois une conversion libératrice des
passions, une unification du corps et de l'esprit,
et un déploiernent simultané de la conscience de
soi, de la connaissance et de la puissance d'être.

=? Béatitude, Bien, Effort (Conatus), Pélicité,Joie


Le projet éthique de Spinoza, qui est d'accéder
à un «bien véritable» qui soit bonheur et
liberté, est tout entier conditionné par sa théorie
de la connaissance. Seule la connaissance est en
mesure de rendre efficace le cheminement qui
conduit à ce but.
C'est en effet la connaissance (et non la
croyance ou l'imagination) qui permet l'établis-
sement de l'unité du monde et de l'identité de
«Dieu» et de la «Nature» (ontologie). C'est la
connaissance (et non la volonté) qui permet la
maîtrise du Désir et des affects, la victoire contre
servitude et la liberté véritable (anthropologie
et éthique; cf. par ex. Éth. 20, Sc.). C'est enfin
connaissance non pas fusion mystique)
permet l'accès à l'expérience et à la
béatitude (sagesse).
pourquoi il importe de bien situer et de
bien comprendre cette théorie de la connais-
sance: elle n'est pas l'exercice obligé d'un philo-
sophe XVIIe siècle, elle est la constitution et la
description du seul instrument de libération qui
soit en notre pouvoir.

99
CONNAISSANCE

Il se produit certes un cercle, mais il est


fécond: c'est la description rationnelle du monde
et de l'homme qui permet au passage l'établisse-
ment de la théorie de la connaissance (en Éth. II),
mais c'est cette connaissance elle-même qui
décrit ce Inonde et cet hOlIlme, et qui se décrit
aussi elle-même.
Disons donc enfin ce qu'est cette doctrine spi-
noziste de la connaissance.
Tout d'abord, Spinoza en établit le lieu et la
condition de possibilité. La connaissance procède
par concepts (Éth. Déf. III): ceux-ci ne sont pas
comme des «peintures muettes sur un tableau»
(Éth. 43, Sc.). Ces actes sont des idées et ils
comportent par eux-mêInes une affirmation (celle
précisément qui définit un concept donné).
Mais l'idée est aussi une conscience, c'est-à-dire
une conscience de soi: «Celui qui a une idée
vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie,
et il ne peut douter de la vérité de sa connais-
sance» (Éth. 43). L'idée vraie est «adéquate»,
elle livre la totalité des déterminations de son
objet, et elle s'inscrit dans la chaîne nécessaire
des idées vraies.
connaissance n'est donc pas l'exercice d'une
faculté qui serait la raison, elle est l'activité
consciente et conceptuelle de l'esprit humain
comme tel. On sait que l'esprit est l'idée du
corps, idea corporis: il est par lui-même possibi-
lité de conscience et de conceptualisation. Il
peut toujours passer d'une idée (accompagnée de

100
l'idée de soi-mêlIle) qui serait inadéquate à une
idée qui serait adéquate.
pour simplifier, disons avec Spinoza (dans le
Traité de la réforme de l'entendement) que la bonne
méthode de la philosophie sera «la méthode
réflexive », c'est-à-dire d'abord la description de
l'idée prise comme son propre objet, c'est-à-dire
comme «idée de l'idée» (idea idec:e) , et ensuite
l'établissement d'un système cohérent des idées
réflexives. déploiement du système de ces
idées est précisément la raison. Elle utilise des
«notions communes» et des concepts généraux
( « transcendantaux») issus de l'expérience et de
la comparaison des corps.
Nous pouvons maintenant entrer dans une des-
cription plus détaillée des diverses modalités de
la connaissance, c'est-à-dire des diverses façons de
se rapporter au monde pour en appréhender la
nature au moyen de «notions universelles»
(Éth. II, 40, Sc. II).
Spinoza distingue trois genres de la connais-
sance.
La connaissance genre est empi-
riste et sensualiste: elle enchaîne les impressions
«mutilées et confuses» que les sens nous don-
nent des choses singulières; elle est en fait «la
cause unique de la fausseté», puisqu'elle procède
par « imagination», par sensation partielle et par
«ouï-dire ». Elle est passive et répétitive. Elle
n'est en fait qu'une apparence de connaissance et
reste la source de toutes les illusions.

101
CONNAISSANCE

Remarquons que la critique de l'empirisme


(Éth. 49, Sc.) n'implique pas un rejet du
corps: l'esprit a un champ d'action d'autant plus
large que son corps a plus de propriétés com-
munes avec les autres corps (Éth. II, 39 et son
Cor.). connaissance, comme activité réfléchie
d'un esprit, est aussi l'activité d'un corps dont
cet esprit est l'idée.
Il reste que seule la connaissance du deuxième
genre est susceptible de conduire à la vérité. Elle
est la connaissance rationnelle, et elle procède par
l'enchaînement déductif et par l'emploi des
«notions communes ». C'est, au sens strict, «cette
façon de saisir les choses» par les idées adéquates
de leurs propriétés que Spinoza nomme Raison et
connaissance du deuxième genre.
Ainsi, Raison n'est pas une faculté mais
l'activité réflexive et méthodique de l'esprit.
Elle procède par notions universelles et concepts,
c'est-à-dire par l'enchaînement déductif et abs-
d'idées adéquates, préalablement recon-
nues comme telles et comme idées vraies étant
à (index sui).
cette connaissance du
genre que Spinoza met en œuvre
dans l'Éthique convaincre le par la
des démonstrations. C'est elle qu'il
faire critique de l'empirisme, et c'est par
encore situer et définir la Science
intuitive.
Celle-ci est en effet la connaissance du troi-

102
sième genre et il est remarquable qu'elle soit
définie ici, dans cette partie II consacrée à l'Es-
prit et à la connaissance. Cette Science intuitive
«procède de l'idée adéquate de l'essence formelle
de certains attributs de Dieu à la connaissance
adéquate de l'essence des choses» (Éth. II, 40,
Sc. II). Cette connaissance du troisième genre
n'est donc pas la saisie mystique d'une réalité
hors monde qui serait Dieu; elle est, plus sim-
plement et plus humainement, la saisie d'un
rapport, cette saisie étant intuitive: la Science
intuitive est la saisie intellectuelle (et immé-
diate) du rapport entre un attribut et l'essence
d'une chose, c'est-à-dire entre un attribut infini
de la Nature et un mode singulier de cet attri-
but.
On le voit, la connaissance du troisième genre
n'est ni une mystique ni un mystère; elle est
l'appréhension intellectuelle immédiate du lien
entre les réalités singulières et l'aspect spécifique
de la Nature infinie qui les fonde, qu'il s'agisse
respectivement ou des choses ou des idées.
Que la Science intuitive ne soit pas une
« connaissance» mystique n'empêche pas qu'elle
ait dans l'Éthique une place et un rôle privilégiés.
effet, c'est vers ce genre de connaissance
que toute l'Éthique conduit son lecteur. Cette
Science intuitive est en effet la saisie de l'imma-
nence, la pensée évidente de l'insertion des réali-
tés singulières et limitées dans l'un des aspects
infInis de la Nature infinie. Elle implique donc

103
CONNAISSANCE

la libération par rapport à tous les mythes de


transcendance et de libre arbitre. Si la Science
intuitive libère l'esprit de l'imagination et de
la servitude, c'est que cette Science, ce Savoir,
est d'abord issue du deuxième genre de la
connaissance et non du premier (Éth. V, 28). La
connaissance empirique ne peut produire que
l'imagination illusoire et la fausseté des idées
tronquées; seule la connaissance rationnelle peut
engendrer un système cl' idées adéquates relatives
aux structures de l'Être (substance, attributs,
modes, en Éth. 1) et c'est seulement à partir de
cette connaissance rationnelle de l'unité de l'Être
(la Nature) que peut émerger la saisie intuitive
du lien entre les choses singulières et la Nature
infinie.
À partir de là, la saisie du monde en sera
comme transmutée et vivifiée.
«De ce troisième genre de connaissance naît
la plus haute satisfaction de l'esprit qui puisse
être donnée» (Éth. V, 27). C'est de cette Science
intuitive en effet que naît l'Amour intellectuel
et, conséquent, la béatitude et la
liberté, et c'est d'elle que naît donc le sentiment
d'éternité.
On le voit, toute sagesse spinoziste est
fruit de cette Science intuitive, puisqu'elle seule
nous convainc «de l'intérieur» de l'unité du
monde et nous conduit à la plus haute joie:
«Ainsi, plus on est capable de ce genre de
connaissance, mieux on a conscience de soi-
même et de Dieu, c'est-à-dire plus on est parfait
et heureux» (Éth. V, 31, Sc).

==? Amour, Conscience, Éternité, Idée, Raison,


Satisfaction de soi, Vérité
La conscience, c'est-à-dire la conscience de soi,
est une réalité présente dans toute l'Éthiqtte.
Au premier abord, cette omniprésence de la
conscience de soi pourrait paraître paradoxale
puisque Spinoza définit le libre arbitre comme
l'ignorance des causes qui nous déterminent
(Éth. l, App.).D'ailleurs, à la différence de Des-
cartes, Spinoza ne fait pas commencer la philoso-
phie et ses questions à un cogito, mais à une
interrogation éthique (dans le Traité de la réforme
de l'entendement) et à une analyse ontologique
(Éth. « Dieu
Ce n'est qu'après une lecture attentive que
l'évidence apparaît clairement: en réalité, Spi-
noza confère à la conscience une place centrale et
évidence apparaît lorsqu'on
a compris que le terme spinoziste «idée» corres-
en fait à la conscience, c'est-à-dire d'abord
à conscience de soi.
N'en donnons pour preuve que la définition de
l'affect: par Affect les affections du
Corps par lesquelles sa puissance d'agir est
accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en

106
même temps que ces affections, leurs idées.» La
description est claire: l'affect est à la fois un évé-
nement corporel (affection) et la conscience de
cet événement.
Si l'on hésitait à identifier l'idée et la
conscience, il suffirait, pour être convaincu, de
se reporter à la Proposition III, 9, où Spinoza
définit ce fondement de la réalité humaine
qu'est le conattts (l'effort) présent au cœur de tout
affect et de toute connaissance: «Aussi bien en
tant qu'il a des idées claires et distinctes, qu'en
tant qu'il a des idées confuses, l'Esprit s'efforce
de persévérer dans son être pour une durée indé-
finie, et il est conscient de son effort» (<< { ••. )
Mens {... } sui conatus est consâa » ) .
Cela est dit clairement: l'esprit humain (non
pas l'âme) est un effort pour exister et cet effort
est conscient. Cette conscience de soi est omni-
présente puisqu'elle est donnée aussi bien dans
les idées confuses que dans les idées claires. L'es-
prit est toujours conscient, que ce soit dans la
dépendance ou dans la liberté spinoziste.
Étant toujours <-< effort », et effort conscient, il
plus surprenant de constater (comme
ci-dessus) que l'affect est lui aussi toujours
conscient, même s'il n'est pas «adéquat» et s'il
n'est pas encore une connaissance de soi. Spinoza
est très clair à cet égard: l'idée d'une affection
du Corps (affect) «n'enveloppe pas la connais-
sance adéquate du Corps humain lui-même»
(Éth. 27); nI, d'ailleurs, celle de l'Esprit.

107
CONSCIENCE

Ainsi, l'idée de l'idée d'une affection du Corps,


c'est-à-dire la réflexion sur un affect, «n'enve-
loppe pas la connaissance adéquate de l'Esprit
humain» (II, 29).
Cette doctrine s'éclaire si nous distinguons
« conscience» et «connaissance». Spinoza com-
prend qu'on ne passe pas de l'inconscience à
la connaissance: mais on peut passer de la simple
conscience (claire ou confuse, «vraie» ou «fausse »,
dirions-nous) à la connaissance véritable. Celle-ci
est d'ailleurs plus qu'un redoublement de la
conscience (idée de l'idée), elle est analyse, syn-
thèse, comparaison.
On sait que, chez Spinoza, la liberté n'est pas
le libre arbitre mais la connaissance et le dépas-
sement des affects passifs (les «passions» ). C'est
dire que la condition de possibilité de cette
liberté est la possibilité même de la connaissance
réflexive organisée: or la condition de possibilité
de cette connaissance vraie (idée adéquate et évi-
dence, index sui, «critère d'elle-même») est pré-
cisément la simple conscience. Plus précisément,
c'est l'omniprésence de la conscience, celle-ci
étant constitutive de l'esprit, qui rend possible
le passage de l'obscurité à la clarté, de la servi-
tude à la liberté.
On peut d'autant plus affirmer l'omniprésence
de la conscience que l'esprit humain est lui-
même par définition une conscience: non
pas une âme (substance autonome) mais une
conscience. L'esprit n'est rien d'autre que la

108
conscience du corps (idea corporis) mais, juste-
ment, il est une conscience (Éth. l, 13). Et c'est
parce qu'il est une conscience qu'il peut être
d'abord conscience du corps (affectivité et passi-
vi té) et ensui te connaissance de soi et de son
corps (affectivité et activité).
La conscience (et donc la conscience de soi, en
même temps que la conscience ou idée du corps
et la conscience ou idée des objets) est non seule-
ment la condition de tout le travail de libération
par la mise en place des trois modes de la
connaissance, elle est aussi le sens profond de
cette libération. En effet, si le terme final de l'iti-
néraire spinoziste est la félicité, celle-ci se pose
explicitement comme enveloppant la conscience
de soi. Et Spinoza affirme en effet très claire-
ment, à propos de la connaissance du troisième
genre qui implique l'éternité de l'esprit: «Ainsi,
plus on est capable de ce genre de connaissance,
mieux on a conscience de soi-même et de Dieu,
c'est-à-dire plus on est parfait et heureux»
(Éth. V, 31, Sc.).

=;> Affect, Connaissance, Esprit, Félicité, Idée,


Liberté
On pourrait dire que le spinozisme est tout
entier une réhabilitation du corps. Mais ce serait
un grave contresens d'interpréter celle-ci comme
un matérialisme dans lequel le corps et la matière
(1' « Étendue») auraient une place centrale comme
cause ultime.
Si l'on se reporte à la doctrine des attributs,
on constate l'équivalence et la simultanéité de
l'Étendue et de la Pensée dans la définition de la
substance, c'est-à-dire de la Nature et du réel.
Il en va de même pour le corps humain: il
n'est pas la cause des événements de l'esprit,
c'est-à-dire de la conscience. Mais il n'est pas
non plus l'effet de cette conscience et des idées
que forme la conscience: «L'ordre et la connexion
des idées sont les mêmes que l'ordre et la
connexion des choses» (Éth. 7). Mais aucun
de ces domaines n'est cause ni effet de l'autre.
Les rapports de l'esprit et du corps (et non pas
de l'âme et du corps) sont des rapports d'équiva-
lence et non des relations de causalité.
Cette doctrine originale et opposée au dua-
lisme cartésien 5' éclaire si l'on considère la

110
nature exacte de l'individu humain: il n'est pas
l'union d'une âme et d'un corps, mais la réalité
unifiée esprit-corps. Plus précisément, l'individu
singulier est un esprit (une conscience) ayant un
objet, puisque toute idée a un objet; en outre,
cet objet de la conscience est le corps. Voici donc
l'être humain: «L'objet de l'idée constituant
l'Esprit humain est le Corps, c'est-à-dire un cer-
tain mode de l'Étendue existant en acte, et rien
d'autre» (Éth. II, 13).
L'individu est un esprit singulier, et cet esprit
est à la fois conscience de soi et conscience de
son corps.
Les conséquences de cette doctrine sont évi-
demment considérables sur les plans épistémo-
logique, psychologique et moral.
Sur le plan épistémologique, Spinoza (en Éth. II,
39) relie la connaissance rationnelle (qui emploie
les «notions communes») aux structures com-
munes du corps humain et des corps extérieurs.
C'est le corps qui rend possible (par les idées
du corps et de ses propriétés) l'émergence des
concepts universels, ou notions communes. Sans
qu'il y ait relation de causes physiques à effets
conscients, c'est pourtant sur la base de la
conscience du corps que se forgent les instru-
ments de la connaissance vraie.
Le problème de la connaissance de soi est spéci-
fique: elle implique, bien sûr, une connaissance
du corps, mais elle n'est pas immédiatement adé-
quate. Ce qui est d'abord donné, ce sont des

III
COR P 5

affects, c'est-à-dire des idées (ou conscience) de


modifications corporelles: mais ces idées ne sont
pas d'abord «adéquates », c'est-à-dire cornplètes
et donc vraies. L'idée d'une affection du corps, dit
Spinoza, n'enveloppe ni la connaissance vraie du
corps extérieur (Éth. II, 25), ni celle du corps
humain lui-mêrne (Éth. 27), ni enfin celle de
l'esprit (Éth. 29). Ici, le Scolie de Éth. II, 29,
est d'une importance considérable: il oppose une
connaissance en extériorité, «confuse et mutilée»
(et donc fausse) et une connaissance en intériorité
qui sait rassembler, comparer et distinguer les
éléments d'un objet et d'un ensemble d'objets.
La connaissance vraie exigera donc un travail
de la raison. Mais ce qui est remarquable c'est
qu'il faudra passer par la connaissance du corps:
celle-ci est à la fois indirecte et décisive. Ce n'est
pas l'affectivité qui livrera directement cette
connaissance, mais c'est par la connaissance de
cette affectivité, et donc du corps, qu'on par-
viendra à une connaissance intégrale de l'être
humain.
Cette connaissance «de l'intérieur» (par la rai-
son) du corps et de l'esprit rendra possible tout
le cheminement éthique que se propose Spinoza.
En effet, après avoir établi que toute chose, et
donc l'esprit humain, s'eHorce toujours de «per-
sévérer dans son être» (Éth. 6), Spinoza va
partir de la considération du corps pour éclairer
le sens, la nature et les pouvoirs de l'esprit.
C'est ainsi que non seulement l'esprit ne peut

112
exister sans le corps puisqu'il en est l'idée
(Éth. 13), mais en outre il ne peut impliquer
en lui-même aucune idée ou aucun désir qui
exclurait l'existence de ce corps (Éth. III, 10).
Spinoza va encore plus loin dans la réhabilita-
tion du corps. Déjà indispensable à l'existence
même de l'esprit, c'est encore le corps qui per-
mettra de comprendre ce qui est essentiel dans
cet esprit et qui est la puissance de penser. Il
écrit en eHet: «De tout ce qui accroît ou réduit,
seconde ou réprime la puissance d'agir de notre
Corps, l'idée accroît ou réduit, seconde ou
réprime la puissance de penser de notre Esprit»
(Éth. 11).
Ce n'est certes pas la puissance corporelle
d'agir qui produit ou empêche la puissance de
penser, c'est la conscience (en l'esprit) de cette
puissance du corps. Il n'en reste pas moins vrai
que le moraliste commence par souligner le rôle
du corps et de son pouvoir d'agir avant de se
référer à la puissance de penser qui sera le véri-
table agent de la libération.
effectif et fondateur entre la puissance
physique d'agir et puissance spirituelle de
est Inaintenu par Spinoza jusqu'au terme
de cette libération, c'est-à-dire à l'accès à la béa-
titude et à l'éternité: «Celui dont le Corps est
doué d'aptitudes nombreuses possède un Esprit
dont la plus grande part est éternelle» (Éth. V,
39). Ainsi, béatitude et salut impliquent l'exis-
tence effective du corps et ne supposent aucun

113
CORPS

dualisme éthique ou métaphysique. Le corps est


effectivement et totalement réhabilité par l'an-
thropologie, la métaphysique et la sagesse de
Spinoza. C'est pourtant au coeur de son éthique
concrète que l'on peut saisir avec le plus de force
le rôle et la place du corps dans l'élaboration
d'une vie qui soit à la fois consciente d'elle-
même, libre et heureuse.
C'est dans Éthique IV (18 et 45, Sc.) que Spi-
noza élabore l'éthique qui résulte de sa concep-
tion de l'individu et de ses affects. La victoire sur
la servitude des passions permet en effet de défi-
nir une nouvelle «vertu». Tout d'abord, «Per-
sonne ne peut désirer être heureux, bien agir et
bien vivre, qu'il ne désire en même temps être,
agir et vivre, c'est-à-dire exister en acte»
(Éth. IV, 21). Cette existence en acte implique
évidemment celle de l'esprit et par conséquent
de son objet immédiat, qui est le corps.
C'est dire que le fondement de la «vertu» est
le conatus et l'existence dynamique, et c'est en
quoi consiste la nature de l'homme. C'est pour-
quoi l'éthique concrète peut se définir comme
« la recherche de l'utile propre», cette «utilité»
philosophique concernant et le corps et l'esprit.
Spinoza s'en explique clairement dans la remar-
quable synthèse du Scolie d'Éth. 18. Avant
de poursuivre, et en guise d'étape préparatoire,
Spinoza précise: «Puisque la Raison n'exige
rien qui s'oppose à la Nature, elle exige [ ... l
que chacun s'aime soi-même, qu'il recherche sa

Ill.!
propre utilité, en tant qu'elle lui est réellement
utile {' .. l et que, d'une manière générale,
chacun s'efforce de conserver son être autant
qu'il le peut.» C'est pourquoi «le bonheur
consiste en ce fait que l'homme peut conserver
son être». Ici, ne commettons pas le contresens
que fait Nietzsche: le conatus n'est pas un «ins-
tinct », il n'est pas statique, il cherche constam-
ment l'accroissement de sa puissance d'agir,
et celle-ci (comme on l'a vu plus haut) est
simultanérnent puissance du corps et puissance
de l'esprit. Et si l'individu recherche cette
« puissance» c'est qu'il saisit son accroissement
comme une joie.
Spinoza n'hésite pas à préciser la signification
concrète de cet «utile propre» qui est amour de
soi et accroissement de son pouvoir d'agir et de
sa joie: «Et seule, en fait, une superstition
farouche et triste peut interdire qu'on se réjouisse.
Car en quoi vaut-il mieux apaiser la faim et la soif
que chasser la mélancolie ( ... ]. Il appartient à
l'homme sage, dis-je, d'utiliser pour la répara-
tion de ses forces et pour sa récréation, des ali-
11lents et des boissons agréables en quantité
mesurée, mais aussi parfums, l'agrément des
plantes vives, la parure, la musique, les exercices
physiques, le théâtre et tous les biens de ce genre
dont chacun peut user sans aucun dommage
pour » (Éth, 45, Sc.).
On le voit, le bonheur spinoziste n'est pas un
ascétisme un «spiritualisme». corps, ses

115
CORPS

pouvoirs et ses joies sont partout présents dans


cet itinéraire de l'esprit qui passe de la servitude
à la liberté et de l'ignorance à la sagesse.

=> Béatitude, Culpabilité, Effort (Conatus), Esprit,


Idée, Joie, Liberté, Sagesse
C'est contre l'idée de création ontologique et
de commencement du monde que Spinoza
construit son éthique. La « création» suppose un
Dieu distinct du monde qu'il «crée », or le Dieu
de Spinoza n'est pas une personne et il est iden-
tique à la Nature infinie. De plus, le temps
n'est, pour Spinoza, qu'un auxiliaire de l'imagi-
nation et il ne saurait exister de fiat ou d'instant
premier. C'est parce que la Nature elle-même est
éternelle qu'il n'y a ni commencement ni créa-
tion, mais c'est aussi parce que la véritable éter-
nité est celle de la Nature qu'on peut identifier
celle-ci et le véritable concept de Dieu: «Deus,
sive Natura ... » (Éth. 4, Dém.).

=> Éternité, Temps

i 17
De même que, dans la Nature, il ne saurait
exister de cornmencernent ou de création, de
même, en l'homme il ne saurait exister de
«péché» ou de culpabilité ontologique. L'homme
libre, en effet, ne forme aucun concept de « bien»
ou de «mal» (Éth. 68), ces idées étant rela-
tives à notre imagination et à la structure de
notre cerveau (Éth. l, App.), et tout bien désirable
étant défini par notre Désir (Éth. III, 9, Sc.).
C'est pourquoi l'humiliation et la souffrance
de la culpabilité sont des maux véritables:
«Aucune divinité, nul autre qu'un envieux ne se
réjouit de mon impuissance et de ma peine, et
nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos
sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations
qui sont le signe d'une impuissance de l'âme»
(Éth. 45, Sc.).

==? Bien, Joie, Liberté

118
L'une des raisons de la célébrité et de la force
intrinsèque de l'Éthique en est la forme démons-
trative. Le titre entier de l'ouvrage est d'ailleurs:
Éthique démontrée selon la méthode géométrique
(more geometrico demonstrata). La « géométrie», ici,
désigne aussi les mathématiques en général.
L'entreprise, extrêmement ambitieuse et pour-
tant pratiquement réussie, doit être saisie dans
sa vérité historique. Le propos de Spinoza n'était
pas de quantifier l'Être, Dieu et la Nature, ni de
réduire le réel à quelques formules algébriques
illusoires. Ce que vise l'auteur de l'Éthique est de
parvenir à convaincre son lecteur de la validité
des vérités neuves qu'il lui propose. Il ne sou-
haite pas opposer une conviction à une autre
conviction, mais proposer des analyses du réel
qui soient indépendantes. C'est le caractère appa-
remment paradoxal (ou «subversif», ou «scan-
daleux») de ces analyses, et par conséquent de ce
qui pour Spinoza est la vérité, qui incite celui-ci
à tenter de convaincre son lecteur par une
démonstration rigoureuse de cette vérité.
Les démonstrations des différentes affirmations

119
DÉMONSTRATION

pourraient certes constituer des développements


continus, organisés selon des paragraphes for-
mant ensernble un discours homogène et cohé-
rent. Le Discours de la méthode de Descartes, la
Critique de la raison pure de Kant ou la Phénoméno-
logie de l'esprit de Hegel sont des textes rationnels
de ce type.
Mais Spinoza est conscient du caractère radica-
lement neuf et bouleversant de son ontologie
moniste et de l'éthique de la joie qu'elle rend
possible. Aussi doit-il procéder avec lenteur, en
prenant soin d'établir solidernent chaque point
de sa progression dans la connaissance, afin qu'il
puisse soutenir valablement les points suivants
et l'ensemble du système. C'est à ce souci que
répond la forme stylistique choisie par Spinoza
et calquée sur le rnodèle euclidien: il procédera
par postulats, axiomes, définitions, propositions
(valant comme «théorèmes»), démonstrations
de ces propositions et commentaires sur leur
sens et leur portée (commentaires appelés «sco-
lies»). méthode est donc discursive et son
logique en est syllogisme. C'est
enCIl'ilil.eIIleIl( patient et rigoureux des syllo-

gismes, enchaînement appuyé par des axiomes


vérités universelles appelées «notions com-
munes et des définitions bien structurées
(auxquelles Spinoza demande qu'on se réfère
propose et non telles que le
entendrait en dehors du texte de
l'Éthique), c'est cet enchaînernent discursif de

120
syllogisrnes bIen démontrés et de notions bien
définies qui constituera finalement le système
entier de l'Éthique.
Il est certain qu'une grande attention réflexive
est denlandée au lecteur. Celui-ci ne songera pas
toujours à renlplacer tel ou tel terme important
(comme Dieu, Désir ou Liberté) par la définition
qu'en donne Spinoza; il ne se souviendra pas
toujours des développements antérieurs quand il
abordera un nouveau domaine de réflexion (telle
la théorie des affects, succédant à la théorie de la
connaissance et à l'ontologie); il sera tenté de
ramener à sa propre culture des descriptions spi-
nozistes totalernent étrangères à cette culture (la
description de la sagesse-béatitude, lue à travers
les lunettes mystiques d'une tradition dualiste,
par exemple).
Spinoza est bien conscient de ces difficultés.
C'est pourquoi il prend soin de préciser: «Je sais
bien que ces noms ont une autre signification
dans l'usage courant. lvlais nlOn dessein est d'ex-
pliquer non pas le sens des mots mais la nature
des choses [ ... }, qu'il suffise d'en être averti une
seule fois >-> (Éth. des Aff. xx, Expl.).
Malgré toutes ces difficultés (auxquelles il faut
ajouter la nécessaire prudence de langage en un
siècle encore inquisiteur), Spinoza reste confiant:
il affirme clairement que les dénlOnstrations
sont les «yeux de l'esprit ~> et que tout hOllune
pense, c'est-à-dire est un esprit.
C'est d'ailleurs en songeant à. la difficulté et à

121
DÉMONSTRATION

l'austérité apparente de son discours démonstra-


tif qu'il souligne la différence entre deux sortes
de démonstrations de la dépendance de toute
chose à.l'égard de ce Dieu qui est la totalité infi-
nie: la démonstration générale et ontologique
qui part de l'être même, c'est-à-dire de la sub-
stance, et la démonstration que nous dirions
existentielle et qui part de l'être singulier. En
effet: «[. .. ) bien que, dans la partie l, j'aie
démontré d'une façon générale que toute chose
(et par suite aussi l'Esprit humain) dépend de
Dieu quant à l'essence et quant à l'existence,
cette démonstration, toute légitime et certaine
soit-elle, n'affecte pourtant pas l'Esprit de la
même façon que l'argumentation qui conclut
cette même vérité de l'essence d'une chose sin-
gulière que nous disons dépendre de Dieu»
(Éth. V, 36, Sc.).
Par ce commentaire méthodologique d'une
Proposition qui traitait de l'Amour intellectuel
de l'homme pour Dieu (identique à celui de
Dieu pour l'homme), Spinoza souligne en fait
l'aspect existentiel de sa doctrine: toutes les
Démonstrations et tous les Scolies, si austères ou
si techniques soient-ils, visent à établir valable-
ment et les contenus concrets de la plus haute
joie (la béatitude) et l'efficacité des voies qui
permettent de l'atteindre: à côté de la connais-
sance abstraite, universelle et discursive du
deuxième genre, la connaissance intuitive du
troisième genre, à laquelle finalement le sage a

122
recours, est la démarche privilégiée. Mais elle
doit nécessairement être précédée et préparée
par la voie démonstrative, c'est-à-dire la raison
universelle: «L'Effort, c'est-à-dire le Désir de
connaître les choses par le troisième genre de
connaissance, ne peut pas naître du prernier mais
seulement du second genre de connaissance»
(Éth. V, 28).

~ Affect, Béatitude, Connaissance, Dieu, Passion


Spinoza est le premier philosophe moderne à
conférer au Désir une place centrale. Hobbes fait
simplement de ce qu'il appelle la «convoitise»
l'origine des conflits sociaux qu'un pouvoir fort
devra arbitrer. Spinoza, au contraire, fait du
Désir (Cupiditas, mouvement de poursuite) l'es-
sence même de l'homme (Éth. Déf. gén. des
Aff.). Le Désir, comme structure fondamentale
de la conscience, n'est pas une «découverte» de
la psychanalyse, c'est un concept central de la
philosophie: mais il s'agit d'une philosophie
révolutionnaire et longtemps méconnue comme
telle. La psychanalyse a le mérite d'avoir compris
l'importance de ce concept.
Examinons donc la place, la fonction et la
nature de ce Désir dont l'Éthique nous propose la
théorie subversive.
La place du Désir est «centrale» de plusieurs
points de vue. Tout d'abord, c'est l'organisation
même de l'Éthique qui est éloquente: des cinq
parties de l'Éthique, c'est la troisième qui est
consacrée à l'étude des «affects» et du Désir
qu'ils incarnent. Éthique 1 et II développent
la théorie de Dieu puis de l'Esprit humain,
Éthique IV et V développent la théorie de la
morale concrète puis de la sagesse finale. La troi-
sième partie est donc une charnière, et elle est
précisément consacrée au Désir: celui -ci est l'es-
sence concrète de l'homme, étudiée auparavant
en Éthique II, et c'est ce Désir, cette essence
concrète qui sera en outre le fondement de
la morale puis de la sagesse d'Éthique IV et
d'Éthique V.
Si le «Désir» structure la composition et le
discours de l'Éthique, s'il est la médiation entre
les analyses ontologiques et les analyses éthiques,
il est de plus le véritable médiateur entre la
Nature (ou «Dieu») et l'individu concret. C'est
en effet d'abord par le Désir que nous est don-
née une réalité concrète qui soit (par la défini-
tion de l'affect) simultanément conscience de
l'Étendue (c'est-à-dire des affections du corps) et
de la Pensée (c'est-à-dire des idées de ces affec-
tions). Les deux attributs infinis Étendue et Pen-
sée communiquent exactement par le Désir en
l'homme: seul le Désir se réfère avec évidence,
pour nous, et au Corps et à l'Esprit.
C'est donc le Désir qui, par sa place et sa
nature, réalise la cohérence du système spino-
ziste de la Nature et de l'Être.
La fonction du Désir, dans l'Éthique, est tout
aussi importante que sa place, celle-ci étant
d'ailleurs commandée par cette fonction.
La Préface d'Éthique est, à cet égard, fort

125
DÉSIR

claire. Elle dit le propos de Spinoza et ses consé-


quences programmatiques. Il s'agit pour lui de
rechercher des principes pour la «droite conduite
de la vie », c'est-à-dire de constituer une éthique.
Mais il ne procédera pas comme ses prédécesseurs
qui, le plus souvent, ont sirnplelIlent préconisé
une lutte contre les passions en exaltant et en
affirmant le pouvoir, contre elles, de la raison et de
la volonté. Il songe aux stoïciens et à Descartes.
Spinoza se propose au contraire de comlnencer
sans préjugé par l'étude objective des passions
(comme le ferait un «géomètre », un savant)
avant de rechercher quels sont nos pouvoirs réels
à leur encontre.
C'est alors qu'il rencontre l'être humain
concret, le conatus et le Désir. Ceux-ci fondent les
affects, et toute la partie de l'Éthique leur est
consacrée. C'est alors seulement que le philo-
sophe est en mesure de dire ce qui est recevable
ou non recevable dans les affects, et ce qui, à tra-
vers eux, peut être valablement recherché et
construit. Ainsi la fonction de l'étude sur le
Désir est l'élaboration d'une éthique, et inverse-
ment, nulle éthique ne saurait être élaborée qui
ne partirait pas de la connaissance et de la prise
en considération du Désir.
C'est le dynamisme logique de la réflexion sur
le Désir qui peut donc le mieux éclairer la struc-
ture et le rnouvement de l'Éthique.
On s'en rendra clairelnent compte en se réfé-
rant maintenant aux contenus de cette analyse

126
du Désir, et non plus seulement à sa place ou à
sa fonction. Nous avons dit que la théorie spino-
ziste est proprement subversive: cela apparaîtra
par l'analyse des contenus et de la nature même
du Désir
Le Désir est d'abord «l'effort pour persévérer
dans l'être ». Certes, cette définition est d'abord
celle du conatus; mais celui-ci est le fondelnent de
tout être, tandis que, appliqué à l'être humain, il
est mieux désigné comme <-< Désir ». L'effort pour
persévérer dans l'être s'exprime concrètement en
l'homme comme effort et dynamisme visant à
l'accroisselnent de la puissance d'exister, qui est la
même que la puissance d'agir. Désir n'est donc
pas une simple force (ni un instinct), il est un
dynamisme significatif qui vise à l'accroissement
de sa propre puissance.
Cette visée, ce mouvenlent ne sont pas aveugles
ou absurdes (comlne le croira Schopenhauer),
mais revêtent au contraire une signification: le
Désir poursuit la joie. Celle-ci est en effet fon-
damentale: elle est le sentiment vécu d'un
accroissement la puissance d'agir et cl' exister.
ne s'agit pas la recherche d'une domination
sur puissance, ici, est la force inté-
d'agir et d'exister. la joie est le senti-
ment qui accompagne et qui exprime l'accroisse-
ment de cette force intérieure.
il existe aussi des «diminutions» de
cette puissance d'exister. Elles sont alors expri-
mées le sentinlent de tristesse.

127
DÉSIR

Ce sont là des faits. Aujourd'hui, nous parle-


rions d'anthropologie mais, plus précisément,
nous devrions dire: anthropologie philosophique.
Cette conception du Désir comme « essence de
l'hornme» (Éth. Déf. gén. des Aff.) et pour-
suite de ce qui accroît sa puissance d'être, et
donc sa joie, permet à Spinoza de constituer
sirrlultanément une anthropologie des affects et
une base pour l'éthique. Tous les affects, en effet,
sont des formes ou de la joie ou de la tristesse.
Par exemple, l'amour est une joie accompagnée
de l'idée de sa cause et donc un accroissement
d'être référé à la présence de l'autre. Inverse-
ment, la haine est le sentiment d'une diminu-
tion de son pouvoir d'être, issue d'une référence
à l'autre. De cette anthropologie philosophique,
soulignant l'effort de tout individu pour «ima-
giner» ce qui accroîtra son pouvoir et donc pour
fuir la tristesse et vivre la joie, Spinoza tirera un
enseignement moral: ce qui est «bien» est ce
qui confirme et favorise ce mouvement vers la
joie. On pourrait dire non seulement que,
comrrle être de Désir, l'homme est justifié à
poursuivre sa joie, mais encore que cette pour-
suite est sa véritable vocation. C'est pourquoi la
vertu véritable consiste non pas à se livrer à l'an-
goisse et à la souffrance mais, au contraire, à
déployer la recherche de sa propre conservation
et à poursuivre son bonheur par le développe-
ment de son véritable Désir et l'accès à une joie
véritable.

128
Ainsi le Désir est à la fois le fait premier,
comme essence de l'homme, et le but ultime,
comme finalité de l'éthique: celle-ci consiste en
effet à rechercher les voies pour le meilleur
accomplissement possible du Désir. Libérer
celui-ci des passivités de la passion et de la souf-
france c'est, grâce à la connaissance philoso-
phique, le faire accéder à sa propre réalisation.
C'est donc sans contradiction que Spinoza,
grâce à l'affirmation du Désir, passe d'une
anthropologie factuelle (qu'est-ce que l'homme?)
à une éthique de la valeur (le désirable ultime
COlnme joie parfaite).

=> Affect, Corps, Effort (Conattls), Joie, Liberté,


Passion, Satisfaction de soi
L'une des idées fondamentales du spinozisme
est le déterminisme: il est universel et constant.
Mais, avant de décrire ce déterminisme de plus
près, il est nécessaire d'éviter un Inalentendu.
Chez Spinoza, la mise en évidence de l'enchaîne-
ment rigoureux des causes et des effets n'est pas
destinée à humilier l'être humain en annulant
son pouvoir ou en dénonçant ses illusions. La
soumission de l'action hunlaine au détermi-
nisme n'est pas destinée à condamner l'humanité
à la déchéance ou au péché. Le déterminisme,
chez Spinoza, n'est une prédestination ni un
destin, il n'est pas non plus une impuissance ou
un renoncement. déternlÏnisme cosmique,
anthropologique et psychologique n'est pas
un fatalisme soumission à une quelconque
volonté supérieure.
C'est le contraire qui est vrai.
effet, le propos de Spinoza est de lutter
contre servitude des passions afin de construire
une éthique de homme libre» (selon l'expres-
sion fréquente d'Éth. cette éthique se
propose, entre autres buts, de lutter contre l'hu-

130
miliation et l'ascétisme que préconisent cer-
taines morales religieuses (cf. Éth. IV, 45).
Or, pour construire solidement cette nouvelle
morale, Spinoza ne veut avoir recours ni à la
simple exhortation à la vertu, ni à l'appel trom-
peur à la puissance de la volonté. Il affirme au
contraire clairement (Éth. III, Préf.) qu'il convient
de commencer d'abord par une connaissance
rigoureuse des passions afin de définir ensuite
quels sont nos véritables pouvoirs contre la ser-
vitude. Et l'on connaîtra les passions comme s'il
s'agissait de lignes, de surfaces ou de volumes:
c'est-à-dire par une méthode déductive en même
temps que réflexive.
C'est ici qu'intervient l'idée de déterminisme.
Celui-ci n'est pas affirmé a priori pour les besoins
de la doctrine, il est la conclusion inévitable
d'une connaissance rigoureuse. À la différence de
nos professeurs d'épistémologie, Spinoza n'af-
firme pas le déterminisme pour que la science
soit possible, c'est au contraire parce que la
connaissance rationnelle et la science sont pos-
sibles que le déterminisme peut être affirmé
comme l'une des conséquences du savoir.
savoir véritable est en effet rationnel et
déductif, et c'est par là qu'il devient capable de
reconnaître le déterminisme. cette voie sera
creusée et pleinement utilisée par Spinoza pour
une raison fondamentale: c'est le déterminisme
qui va devenir un instrument de notre libéra-
tion.

131
DÉTERMINISME

On s'en rend compte d'une manière privilégiée


par la connaissance des affects; mais l'origine et
le fondement de toute détermination étant la
substance, c'est le déterminisme ontologique et
cosmique qui doit être établi en premier lieu.
Après avoir établi l'unicité de la substance et
défini Dieu comme étant cette substance unique
(Éth. l, Il et 14), Spinoza évoque la causalité
divine: «Dieu est cause immanente de toutes
choses et non pas cause transitive» (I, 18). C'est
de là que tout découle.
La Nature, c'est-à-dire un nombre infini d'at-
tributs infinis, est ce développement de la causa-
lité immanente de ce Dieu qui est la Nature
elle-même. C'est en se référant à deux regards
différents sur cette causalité naturelle que l'on
distinguera une Nature naturante et une Nature
naturée (Éth. l, 29, Sc.). Celle-là est la nature
fondatrice et productrice, c'est-à-dire l'ensemble
des attributs, celle-ci étant la nature produite,
c'est-à-dire l'ensemble des modes. Mais modes et
attributs sont un seul domaine, chacun de ces
domaines exprimant la substance et se déployant
cependant selon sa spécificité (Étendue ou Pen-
sée, par exemple).
Tout événement est donc un effet
découlant d'une cause et produisant comme
cause un autre effet. C'est cette connaissance qui
permettra une maîtrise.
Cette causalité ontologique n'est donc pas le
fruit de l'action d'un Être transcendant ou d'un

132
Dieu personnel qui agirait par la puissance de sa
volonté. La «liberté» de Dieu n'est que l'auto-
nomie absolue du déroulement de sa causalité
interne et immanente qui est aussi une nécessité
logique.
L'homme n'a donc pas à convaincre, séduire
ou accepter une Volonté transcendante, il a à
connaître d'abord un déterminisme, celui des
lois de la Nature, comme il est dit dans le Trac-
tatus theologico-politicus.
Ce déterminisme, qui est donc celui de la
Nature, concernera en conséquence le domaine
des passions. Mais, ici, un écueil doit être évité.
déterminisme des affects concerne l'enchaîne-
ment causal des événements du corps (les affec-
tions) et, parallèlement, l'enchaînement causal
des idées de ces événements (les affects propre-
ment dits). Mais il n'existe aucun lien de cau-
salité entre les idées et les corps: parce que les
deux attributs sont distincts, les deux séries cau-
sales (Pensée et Étendue) sont également dis-
tinctes - on n'agit pas sur le corps en agissant sur
l'esprit, ou inversement. Les idées agissent sur
les idées et les mouvements du corps sur le corps.
La connaissance de ce déterminisme, double et
parallèle, permettra en effet une action véritable
contre les passions: seul un désir plus fort peut
vaincre un désir, la raison ou la «volonté» étant
par elles-mêmes totalement impuissantes. En
effet: « Un affect ne peut être ni réprimé ni sup-
primé si ce n'est par un affect contraire et plus

133
DÉTERMINISME

fort que l'affect à réprirrler» (Éth. IV, 7). Et c'est


par la connaissance des déterminismes qui prési-
dent à l'enchaînerrlent des affects que l'on sera
capable de s'appuyer sur les affects les plus forts
pour vaincre les affects moins consistants.
Plus précisément, c'est la connaissance des
liens de causalité entre l'imagination et les diffé-
rents affects qui permettra de distinguer les
désirs passifs (les «passions») et les désirs actifs
(actions, source de joie autonome), et de déployer,
à l'aide de la connaissance, ces désirs actifs et
autonomes qui formeront la véritable liberté.
Ces analyses psychologiques (dirions-nous)
d'Éthique et d'Éthique IV sont faites par
Spinoza en termes de causalité. Mais, parce
que l'imagination «s'efforce d'imaginer» ce qui
accroît notre puissance et suscite ainsi les asso-
ciations de ressemblance, de continuité et de
contiguïté, il nous paraît pertinent d'interpréter
ces analyses causales en termes de motivations:
la cause, ici, est souvent une raison, une ratio.
C'est parce que l'enchaînement des idées, dans la
succession affects, est un enchaînement de
motivations que connaissance peut changer
ces motivations et viser une action qui soit plei-
nement sa propre cause, sa propre raison d'être,
au lieu de déployer par l'imagination un désir
soumis à l'extériorité, c'est-à-dire une aliénation
et une servitude.
Ainsi le déterminisme spinoziste est à la fois la
raison de la cohérence du rrlOnde et la raison de

134
l'intelligibilité de la vie affective. C'est à ce
double titre qu'il est l'instrument de la libéra-
tion que seuls la connaissance et le Désir (et non
la volonté) peuvent entreprendre.
Instrurrlent de notre liberté véritable, la
connaissance du déterminisme est également
l'instrurnent de notre sérénité. C'est en effet par
la connaissance de l'unité de la Nature et de la
nécessité rigoureuse avec laquelle elle déploie
son action que le sage se réjouit de tous les évé-
nements qui marquent sa vie et son rnonde: ils
sont l'expression du déploiement même de la
nécessité divine, c'est-à-dire de la nécessité de la
Nature. la béatitude est précisément la connais-
sance de cette nécessité et la jouissance d'être
soi-même la force, l'expression et le déploiement
de cette nécessité qui est « Dieu».
Béatitude se dit aussi Acquiescentia in se ipso:
repos en soi-même, accord avec soi-même, c'est-à-
dire, en fait, «Satisfaction de soi» (cf. Éth. IV, 52).

=> Affect, Béatitude, Dieu, Joie, Liberté, Passion


C'est d'abord par sa conception de Dieu que
Spinoza fut connu, et c'est sur elle qu'il fut jugé,
devenant ainsi d'abord un objet de haine et
ensuite un objet d'admiration.
Avant de nous prononcer sur la question de
savoir si le spinozisme est un athéisme, esquis-
sons rapidement les grandes lignes de cette
ontologie qui n'est jamais une théologie mais
toujours une philosophie de la Nature.
Dans l'intention de constituer une éthique et
une sagesse, Spinoza commence par décrire le
fondement certain de toute future connaissance:
ce fondement est premier et éternel, il s'agit de
la substance. Elle est l'Être. Comme elle ne doit
dépendre de rien d'autre, elle est infinie, c'est-à-
dire qu'elle est unique et qu'elle englobe toutes
les manifestations particulières de la réalité,
qu'il s'agisse de choses ou de pensées.
C'est dans la première partie de l'Éthique (<<De
Dieu») que Spinoza expose cette théorie de l'Être.
Mais ce n'est qu'à la Proposition Il qu'il définit
ce qu'il entend par «Dieu»: «Dieu, c'est-à-dire
une substance constituée par une infinité d'attri-

136
buts, dont chacun exprirne une essence éternelle
et infinie, existe nécessairement» (Éth. I, Il).
Les attributs sont les diverses manifestations, ou
les divers aspects infinis de la substance; ils sont
donc la substance et ils recouvrent l'ensemble
de la réalité, c'est-à-dire la Nature. Certes, celle-
ci comprend des choses finies, limitées: mais
ces «modes» ne sont eux-mêmes que des expres-
sions des attributs, et !l0tamment des attributs de
l'Étendue et de la Pensée.
Ces différents concepts (substance, attributs,
modes) s'emboîtent d'une façon, dirons-nous,
horizontale et non pas selon une hiérarchie verti-
cale qui irait de la matière à l'esprit et à Dieu.
Parce qu'il établit l'unité du réel, Spinoza rompt
avec les ontologies traditionnelles qui distin-
guaient des niveaux objectifs de l'Être. Pour Spi-
noza, au contraire, l'Être est simultanément
Matière et Esprit, puisque la substance est simul-
tanément l'ensemble de ses attributs.
Cette «concaténation», à la fois emboîtage,
déterrninisme nécessaire et enchaînement rigou-
reux, exprime exactement l'essence de Dieu, qui
est aussi l'essence de la Nature. Dans la Dérllons-
tration d'Éthique IV, 4, Spinoza utilise explicite-
ment cette expression qui désignera symbolique-
ment toute sa doctrine moniste: «{ ... } Deus, sive
Natura ... », «Dieu, c'est-à-dire la Nature »,
« Dieu, ou la Nature».
La substance ne reçoit ainsi le nom de Dieu
que d'une façon pour ainsi dire métaphorique.

137
DIE U

Elle en a toutes les propriétés traditionnelles,


telles l' éterni té, l'autosufIisance et la causa sui
(cause de soi), l'omniprésence et l'omnipotence,
puisque rien, sans Dieu, «ne peut être ni être
conçu». Mais, parce que ces propriétés concer-
nent un monde unique qui est la Nature infinie,
et non pas un être transcendant qui serait séparé
du rnonde et cause transitive du monde, elles
ont une signification radicalement différente de
celle qui est la leur dans les théologies tradition-
nelles. Ces théologies, dites monothéistes, sont
dualistes et les propriétés de Dieu n'y sont pas
celles du monde. Chez Spinoza, au contraire, ces
propriétés sont celles de la Nature elle-même
(identique à « Dieu»).
Les conséquences de ce monisme ontologique
sont considérables.
Sur le plan religieux et théologique d'abord:
pour Spinoza, «Dieu» n'est plus un «juge, un
monarque ou un père», et le philosophe récuse
tout anthropocentrisme. religion tradition-
nelle, celle des Écritures saintes, n'est pas un
véritable enseignement doctrinal sur la nature
de Dieu, filais une simple exhortation morale à
la justice et à la charité (c'est en cela d'ailleurs
que le Christ est digne d'admiration, sans qu'il
puisse être l'incarnation de l'infini). Plus généra-
lement, dit Spinoza dans le Tractatus theologico-
politicus, les fameux «décrets de Dieu» ne sont
rien d'autre que les «lois de la Nature ».
En récusant l'autorité des prêtres sur le plan

138
religieux et ontologique, Spinoza la récuse égale-
ment sur le plan moral.
De même qu'il n'y a pas de Dieu créateur, de
même il n'y a pas de prescriptions morales qui
s'imposeraient d'en haut. Les significations et les
valeurs sont relatives aux définitions qu'en don-
nent les hommes, et donc aux structures de leur
corps, de leur imagination et de leur cerveau
(Éth. l, App.). Ordre et désordre, beauté et lai-
deur, bien et mal ne sont que des jugements
humains. Plus précisément, les valeurs morales
sont en fait posées par le Désir (Éth. III, 9) et
reprises, élaborées par la réflexion.
C'est dire que la conception moniste du Dieu-
Nature rend en effet possible l'élaboration d'une
éthique qui repose entièrement sur les lois déter-
minées de la Nature et sur la nature de l'homme
comme être de Désir et de réflexion.
Cette éthique humaniste est une éthique de la
joie. Mais, parce que la joie recherchée et atteinte
n'est pas un simple plaisir, on ne peut dire que la
morale de Spinoza soit «libertine» ou «athée »,
au sens où l'entendaient ses contemporains. C'est
pourquoi, dans la polémique contre l'athéisme de
Spinoza, nous reconnaîtrons simultanément deux
vérités apparemment contradictoires. D'une part,
il nous semble bien que Spinoza défende un
« athéisme masqué», comme l'en accuse Lambert
de Velthuyssen dans une lettre à Jacob Osten
dont celui-ci entretient Spinoza: le philosophe
combat en effet l'idée d'un Dieu personnel qui

139
DIE U

serait créateur du monde, origine des valeurs


morales et juge de nos actions. Mais, d'autre part,
Spinoza se défend à bon droit d'être en somme
un libertin, puisque c'est au libertinage qu'on
songe dans les accusations d'athéisme qu'on lui
porte. En réalité, sa vie est celle d'un sage, et il
place au premier plan la poursuite de la loyauté
et de l'amitié, il est convaincu que seul l'amour
peut vaincre la haine, et s'il préconise la poursuite
de la joie, c'est à une expérience d'homme libre
qu'il songe et non au plaisir passif de l'homme
ignorant et passionnel.
Mais l'histoire a rendu justice à Spinoza. Tous
reconnaissent que sa doctrine n'est pas celle d'un
militant de l'athéisme, mais celle d'un homme
libre qui désire pour les autres le bien qu'il pour-
suit pour lui-même: «Le bien que tout homme
recherchant la vertu poursuit pour lui-même, il
le désirera aussi pour les autres» (Éth. IV, 37).

Amour, Athéisme, Attribut, Désir, Détermi-


=:;;>

nisme, Mode, Nature, Substance


U ne fois établie l'identité de Dieu et de la
Nature (par l'ontologie d'Éthique 1), il s'agit
pour Spinoza de constituer une éthique qui
découle exclusivement de la nature humaine et
des lois qui la régissent. C'est donc une véritable
anthropologie philosophique que Spinoza déve-
loppe en Éthique II et C'est d'ailleurs dans la
préface d'Éthique III qu'il souligne explicitement
son propos: l'établissement de règles pour la
conduite de la vie (et l'accès au «bien véri-:
table») suppose non pas une diatribe contre les
passions, mais la connaissance de celles-ci afin
d'être en mesure de les maîtriser, ce que ne sau-
rait faire une «volonté» en fait purement fic-
cette connaissance traitera les passions
comme s'agissait de lignes, de surfaces et de
volumes: c'est bien une connaissance anthropo-
logique (dirions-nous) que Spinoza s'efforce de
consti tuer.
fondement de cette doctrine de l'homme est
précisément la notion cl' effort.
Certes, la partie II de l'Éthique présente d'abord
la description de l'hOITlme comme esprit et

141
EFFORT {CONATU5]

comme idée du corps, et se consacre ensuite à


l'étude des formes de la connaissance. Ces ana-
lyses font donc partie de la doctrine spinoziste
de l'homme. Mais, parce que l'être humain est
un corps existant en acte (avec la conscience de
soi et la possibilité de connaître), il est indispen-
sable ensuite d'analyser la condition de possibi-
lité de cet être et de son existence. C'est ici
qu'apparaît le fondement de cet être singulier
qu'est l'esprit humain: il s'agit de l'effort, c'est-
à-dire du conatus.
C'est donc bien Éthique qui analyse l'ultime
fondement de l'être humain, de la réalité
humaine.
Spinoza commence d'ailleurs par une référence
à la nature entière: «Chaque chose, autant qu'il
est en elle, s'efforce de persévérer dans son être»
(Éth. III, 6). Ce fait est général, il est constitutif
de toute chose, de tout être: les réalités sont des
dynamismes et non des inerties. Chaque chose
est un effort pour être, et cet effort n'implique
pas une durée préétablie mais un «temps indé-
», ouvert.
Ce dynamisme n'est pas distinct de l'être et ne
comporte aucun mystère: il n'est pas distinct, il
n'est pas «l'âme» d'un être, il est cet être, son
« essence actuelle».
Ce fait universel, et donc cette vérité, est donc
valable pour l'être humain. Mais on sait (par
Éth. II) que l'homme est un esprit (avec idée de
son corps). C'est pourquoi Spinoza pourra enfin

142
formuler la vérité qu'il nous a préparés à com-
prendre et qu'il a patiemment élaborée: «Aussi
bien en tant qu'il a des idées claires et distinctes,
qu'en tant qu'il a des idées confuses, l'Esprit s'ef-
force de persévérer dans son être pour une durée
indéfinie, et il est conscient de son effort»
(Éth. 9).
Essentiellement, l'être humain est donc consti-
tué comme un dynamisme, comme un effort
explicite et conscient pour exister. «Persévérer
dans l'existence» n'est pas une pesanteur ou un
événement végétatif, c'est un acte parce que c'est
un «effort », un mouvement dynamique, et que
cet effort pour vivre encore est conscient de lui-
même comme tel.
Considérons de plus près la nature de cet
effort, de ce conatus.
Spinoza insiste sur l'identité entre «l'effort»
qui définit chaque être, et sa puissance d'agir. Le
conatus est cette puissance d'agir (Éth. III, 6 et 7).
Les choses ne sont pas des inerties puisqu'elles
expriment toute la puissance d'agir de Dieu,
c'est-à-dire de la Nature. Pour ce qui concerne
l'homme, c'est donc dès le départ de ses analyses
que Spinoza insiste sur son dynamisme et sur le
fait que l'essence de chacun est précisément défi-
nie par sa puissance d'agir. Aucun être fini n'est
certes tout-puIssant, tous les êtres sont des par-
ties de la Nature et nul ne peut transcender sa
propre puissance, toujours limitée (Éth. IV,
App., chap. l et II). Il n'en reste pas moins vrai

ILl3
EFFORT {CONATU5}

que chaque être est un pouvoir d'action et un


mouvement d'affirmation de soi et de sa propre
existence (il faudra nous en souvenir quand nous
réfléchirons sur la liberté).
Car il s'agit bien de l'existence. Spinoza l'af-
firme clairement dès la partie 1: «Puisqu'en
effet pouvoir exister est une puissance, plus une
chose aura de réalité, plus elle aura par elle-
même de force pour exister» (Éth. l, Il, Sc.).
Mais l'existence connne mouvement vers l'exis-
tence est le Désir même.
On aperçoit ici que la notion d'effort permet
non seulement de cerner globalement l'être
humain comme existence à la fois active et
consciente, mais encore d'ouvrir et de fonder
toutes les analyses «psychologiques» de l'affec-
tivité. L'effort existentiel (dirions-nous) est non
seulement l'acte fondamental et premier de
l'être humain, il est aussi la notion première qui
permettra le développement de toute la psycho-
logie et de toute l'éthique spinoziste. Le conatus
est véritablement au centre du système.
effet, le conatus d'autre que le Désir
souhaitant ouvrir la voie de la contre les
« passions». Spinoza identifie conatus et Désir:
« Désir est l'essence même de l'homme (par la
Déf. des Affects), c'est-à-dire (par la Prop. 7,
Part. III), un effort par lequel l'homme s'efforce
persévérer dans son être» (Éth. 18, Dém.).
fécondité de la notion de conatus vient donc
de sa signification effective: concrètement, aussi

1li li
bien pour le philosophe qui observe l'action
humaine que pour l'hornme singulier qui déploie
spontanément sa vie et son action, le conatus est
en fait le Désir.
Toute l'analyse des affects sera une analyse des
rnodifications du Désir, selon qu'il éprouve un
accroissement de sa puissance d'agir (source de
tous les affects de joie) ou une réduction, une
diminution de cette puissance (source de tous les
affects de tristesse).
C'est pourquoi, lorsque Spinoza dénombre
trois affects primitifs, le Désir, la Joie et la Tris-
tesse (Éth. III, Il, Sc.), on a le sentiment qu'il
souligne en fait une seule réalité fondamentale:
l'homme est essentiellement effort concret pour
vivre et s'affirmer, c'est-à-dire conatus, c'est-à-
dire concrètement Désir. Les nombreuses moda-
lités de la Joie et de la Tristesse, c'est-à-dire tous
les affects, ne sont que des formes de l'affirnlation
(croissante ou décroissante) du conatus, c'est-à-
dire du Désir.
La conclusion s'impose d'elle-même: parce que
l'effort existentiel est l'essence de l'homme et
que cette essence est aussi le Désir (Éth. Déf.
des Aff. 1), on peut dire que l'essence de l'homme
est la poursuite existentielle de l'accroissement
de sa puissance, c'est-à-dire la poursuite active
de la Joie.

=;>Acte, Béatitude, Conscience, Désir, Joie, Liberté,


Passion, Tristesse
L'entendement, pour Spinoza, est l'activité
même de la raison, c'est-à-dire l'activité de l'es-
prit lorsqu'il connaît les choses par la raison.
L'entendement ne saurait donc être une faculté,
pas plus que la «volonté ».
Plus précisément, l'entendement procède par
un enchaînement d'idées qui expriment la
nature des choses: «L'ordre de l'entendement
[est celui} par lequel l'Esprit perçoit les choses
par leurs causes premières, et qui est le même
chez tous les hommes» (Éth. 18, Sc.). L'ordre
de l'entendement, c'est-à-dire la modalité de
sa démarche, est la progression discursive et
déductive des idées des choses, c'est-à-dire des
concepts. est donc connaissance du second
genre elle-même, et c'est cette modalité
connaître que Spinoza met en œuvre dans
l'Éthique. permet la compréhension et
communication de la nature des choses, qu'il
s'agisse de la substance (par ses attributs) ou des
affects (par la systématisation des réflexions sur
ces affects).
Spinoza insiste clairement sur la puissance de

1"16
l'entendement, qui sera l'outil véritable de notre
libération: «Aussi longtemps que nous ne
sommes pas affectés par des affects contraires à
notre nature, nous avons le pouvoir d'ordonner
et d'enchaîner les affections du Corps selon un
ordre conforme à l'entendement» (Éth. V, 10).
Spinoza souligne aussi la différence radicale
qui existe entre l'entendement (qui, avec une
rigueur logique, enchaîne des idées, des concepts
véritables) et l'imagination (qui, par association,
n'enchaîne que des images des choses ne livrant
pas leur vraie nature): «Pour tous ceux qui
savent faire la distinction entre l'imagination et
l'entendement, ces choses seront assez mani-
festes » (Éth. l, 15, Sc.).
Elles seront d'autant plus manifestes que Spi-
noza, dans l'Appendice de la première partie de
l'Éthique, avait déjà commencé sa critique de
l'imagination dans la virulente critique du fina-
lisme.
Si l'entendement doit être radicalement distin-
gué de ce qui est fictif et moins réel que lui, à
savoir l'imagination, il doit également dis-
tingué de ce qui est tenu pour plus réel que lui
et qui serait l'entendelnent divin. En fait, celui-
ci aussi est une fiction.
À cet égard, la doctrine spinoziste est totale-
ment subversive. Elle nie qu'on puisse distin-
guer en Dieu un entendement et une volonté,
comme s'il s'agissait de facultés humaines por-
tées à l'extrême de leur puissance. Il n'y aurait là

1"17
ENTENDEMENT

qu'une vue de l'imagination. Il n'y a rien de


commun, sinon un vocable, entre l'entendement
divin et l'entendement humain. L'entendement
divin, parfaitement identique à sa volonté, est
infini et il n'est rien d'autre que l'ensemble
infini des idées (ou concepts) qui sont en Dieu
et qui sont l'activité même de la puissance
divine. L'entendement hurnain est tout différent
puisqu'il est postérieur et non pas antérieur aux
choses qu'il connaît. Une comparaison entre les
deux entendements serait anthropomorphique et
simplement verbale: «Car l'entendement et la
volonté qui constitueraient l'essence de Dieu
devraient être séparés par toute l'étendue du ciel
de notre entendement et de notre volonté, et ils
ne pourraient avoir entre eux rien de commun, si
ce n'est le nom; ce n'est pas autrement que s'ac-
cordent entre eux le chien, constellation céleste,
et le chien, animal aboyant» (Éth. l, 17, Sc.).
De plus, «si l'entendernent et la volonté
appartiennent à l'essence de Dieu, il convient
d'entendre par chacun de ces attributs tout autre
couramment par
'-J..l".'-'J.J.u.

ell1tenldem~=nt divin est un


« infini immédiat» (Lettre c'est-à-
l'expression même de l'attribut Pensée.
Cela bien que, d'une part, entende-
ment divin et entendement humain n'ont rien
commun et d'autre part, «1' entende-
ment divin» est l'expression d'un attribut et,
conséquent, est la substance elle-même sous

148
l'un de ses aspects. Il correspond en fait à la tota-
lité infinie des concepts qui expriment la tota-
lité infinie des choses. Il est l'un des aspects infi-
nis de la Nature.

=> Connaissance, Dieu, Esprit, Mode, Vérité


L'erreur est l'affirmation d'une idée fausse
comme s'il s'agissait d'une idée vraie.
Mais Spinoza précise avec force: «La fausseté
consiste en une privation de connaissance qu'en-
veloppent les idées inadéquates, c' est-à-dire muti-
lées et confuses» (Éth. 35). C'est dire que,
selon le philosophe, dans une idée, il n'existe rien
de positif qui pourrait constituer la fausseté.
Celle-ci n'est ni une donnée ni un être, mais une
privation, une absence: il s'agit d'une privation
de connaissance. Mais, comme « ce sont les Esprits
et non pas les Corps qui errent et se trompent »,
cette privation de connaissance est impliquée (et
en somme passée sous silence, ignorée) par l'affir-
mation mêrne d'une connaissance «inadéquate ».
« fausseté» dans la connaissance est le caractère
partiel et tronqué de cette connaissance qui, de
ce fÏ:lÏt, est une connaissance inadéquate (c'est-à-
dire incomplète et partielle). Pour illustrer cette
conception, Spinoza prend l'exemple de la liberté.
Il affirme: «Les h01Ilmes se trompent quand ils
se croient libres; car cette opinion consiste en
cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions

150
et ignorants des causes qui les déterminent»
(Éth. II, 35, Sc.). C'est bien une connaissance
incomplète qui constitue la fausseté; la conscience
de l'action elle-même n'est pas erronée, c'est
l'ignorance des causes qui constitue l'affirmation
de la liberté comme une erreur.
De même dans l'exernple suivant, qui est
devenu célèbre, lui aussi: «[ ... J quand nous
regardons le soleil, nous l'imaginons distant d'en-
viron deux cents pieds; l'erreur, ici, ne consiste
pas en cette seule image, filais en cela que, tandis
que nous imaginons, nous ignorons et la vraie
distance et la cause de cette imagination» (II,
35, Sc.). Comrne il le disait plus haut (en II, 17,
Sc.), ce n'est pas l'image en elle-rnême qui est
fausse, mais l'ignorance de ses causes et l'igno-
rance des autres éléments de l'objet à connaître,
c'est-à-dire la distance réelle du soleil. Si l'on
savait affîrmer l'irréalité de l'irrlage, la puissance
d'imaginer serait attribuée à bon droit «non pas
à un vice de [la] nature [de l'EspritJ, mais à une
vertu ».
Mais, trop souvent, tout en ignorant la nature
irréelle de l'irrlage, on confond l'entendement et
l'imagination (Éth. l, App.), forgeant ainsi des
concepts qui, en réalité, sont plus des «êtres
d'imagination» que des êtres de raison. C'est
ainsi que la finalité dans la nature n'est qu'une
fiction.
Une autre source d'erreur est le fait que «[ ... ]
nous n'appliquons pas correctement les noms

151
ERREUR

aux choses» (Étb. II, 47, Sc.). C'est ainsi que, dit
Spinoza, «[ ... } je n'ai pas pensé qu'il se trom-
pait celui que naguère j'ai entendu crier que sa
maison s'était envolée sur la poule du voisin»
(ibid.).
À partir de ces définitions de la fausseté (ou de
l'erreur), on peut comprendre la motivation des
tâches que s'est assignées Spinoza. Pour éviter
l'erreur et accéder à la vérité, il convient d'abord
de bien définir les concepts, c'est-à-dire les noms
attribués aux choses: de là découlent la rigueur
et la cohérence du lexique spinoziste; il convient
aussi de connaître la plus grande part possible
du réel et de dégager clairement tous les liens et
l'imbrication (la concatenatio) de toutes les réali-
tés partielles puisque c'est par le Tout que le réel
prend son sens; il convient enfin de soumettre la
recherche du vrai bien à la connaissance adé-
quate et à la réflexion, sans craindre les critiques
qui viendraient d'une autorité ou d'une tradition
quelconque.
C'est que, en effet, la vérité est index sui. Elle
est, l'idée adéquate
(claire, distincte et complète), son propre critère.

==? Entendement, Imagination, Liberté, Vérité


Dans la partie II de l'Éthique, Spinoza se pro-
pose d'étudier la «nature et l'origine de l'Esprit ».
Il dit bien: Esprit (Mens) et non pas âme (ani-
mus ou anima). La différence est considérable. Et
c'est faute d'avoir pris en compte cette différence
que les traductions traditionnelles de l'Éthique
reposent sur un contresens ou sur un effort
de récupération cartésienne du spinozisme. Or
toute la doctrine de l'Éthique est une critique
du dualisme cartésien, et le choix du terme
«Esprit» pour désigner l'un des aspects de l'in-
dividu humain est l'une des expressions les plus
fortes de cette critique.
En effet, pour Spinoza, l'homme ne saurait être
une substance, ni le lien de deux substances.
L'homme (dans cette véritable anthropologie
philosophique que sont les parties et
de l'Éthique) est saisi comme réalité singulière
contingente, mais aussi comme l'unité indisso-
luble d'un corps et d'un esprit. C'est la Proposi-
tion 13 d'Éth. II qui donne la très remarquable
définition de l'être humain: «L'objet de l'idée
constituant l'Esprit humain est le Corps, c' est-à-

153
ESPRIT

dire un certain mode de l'Étendue existant en


acte, et rien d'autre. »
Précédemment, Spinoza avait établi deux
choses: d'une part l'esprit (désignant l'esprit
individuel, l'individu comme esprit) est une
activité, et cela parce qu'il «forme» et crée des
concepts, c'est-à-dire des idées; d'autre part l'es-
prit, comme idée (acte de connaissance), possède
toujours un corrélat, se rapporte toujours à un
objet.
C'est à partir de là que (en Éth. II, Il) Spinoza
peut affirmer que l'être de l'esprit, c'est-à-dire la
nature de notre esprit, n'est rien d'autre qu'une
conscience de quelque chose (une «idée», une
connaissance active) et que ce quelque chose,
cette «chose singulière existant en acte », n'est
rien d'autre que notre corps.
Pour le dire en tennes sirnplifiés, l'être humain
est, pour Spinoza, un corps individué accompa-
gné de sa propre conscience. L'esprit humain
n'est rien d'autre qu'une conscience (l'idée de ... )
et, plus précisément, la conscience d'un corps, la
conscience de son corps.
Mais la démarche spinoziste est toujours aussi
paradoxale qu'elle est neuve: tout en établissant
l'unité de l'être humain (corps et idée du corps),
la doctrine pose la spécificité absolue de deux
séries d'événements: l'esprit est un enchaîne-
ment d' idées (ces modes finis et singuliers de la
Pensée) et le corps est un enchaînement de mou-
vements (ces modes finis et singuliers de l'Éten-
due). Mais les idées n'agissent que sur les idées
et les corps que sur les corps.
La dualité des attributs n'entraîne pas une dis-
torsion ou une séparation dans l'ordre des faits
mais elle fonde au contraire une distinction dans
l'ordre de la connaissance et dans les méthodes
de la connaissance: chaque domaine doit être
connu et interprété dans son propre champ.
Cette distinction méthodologique n'oublie
à aucun moment l'unité de l'être humain. Elle
permet au contraire une plus grande perspicacité
dans le développement de la connaissance, une
meilleure attention aux contenus des objets
à connaître.
C'est ainsi que, fort loin d'une psychologie de
l'introspection ou d'un idéalisme du moi, Spi-
noza souligne le fait que l'esprit ne se connaît
lui-même que par les affections de son corps,
c'est-à-dire, au niveau de l'esprit lui-même, par
ses affects (Éth. 23). La connaissance directe
de l'esprit par lui-mêale n'est pas possible,
puisque cet esprit est idée du corps; c'est donc
les modifications corps (ses affections)
l'esprit se saisira lui-même: en une première
démarche, selon l'ordre «commun» et spontané
la nature, il ne saisit que ses affects.
réserves méthodologiques appelleront une
autre approche de la nature de l'individu et
notamrnent une connaissance du troisième
genre.
Mais ces réserves ne contesteront jamais l'idée

155
ESPRIT

centrale selon laquelle l'esprit (individuel) est un


acte. Il est un effort, et Spinoza identifie effort
et Désir.
À cet égard, la Proposition 9 d'Éthique est
d'une importance considérable. Qu'il ait des
idées claires ou qu'il ait des idées confuses,
«l'Esprit s'efforce de persévérer dans son être
[ ... } et il est conscient de son effort ». Spinoza
affirme ainsi sans ambiguïté que l'esprit humain
est un effort, c'est-à-dire un Désir: cela est souli-
gné aussi bien dans le Scolie de cette Proposi-
tion 9, que dans la Démonstration de la Pro-
posItIon 58 «< Or, par effort, nous entendons
le Désir»). Ainsi, pour Spinoza, l'homme est à
la fois corps et esprit (selon deux points de vue)
et, comme esprit, il est à la fois Désir et idée,
Désir et conscience. Or, chez Spinoza, aussi bien
les idées que les affects sont des actes.
C'est pourquoi l'esprit est par lui-même un
acte et une puissance d'agir. Parce que la tris-
tesse est elle aussi un acte, fait que l'esprit
puisse être «actif en certaines choses et [ ... } pas-
en choses» (Éth. n'empêche
pas que, par essence, l'esprit soit un acte. Il est
un pouvoir. il pleinement ce
pouvoir que par les idées adéquates, par la
connaissance vraie qu'il peut élaborer à propos
du monde et à propos de lui-même. Mais c'est
alors sa véritable essence qu'il exprime et son
véritable pouvoir. C'est pourquoi Spinoza peut
mettre en évidence et souligner le fait que le

156
pouvoir de l'esprit (lorsque, par la connaissance
adéquate, il accède à la liberté véritable) est
source de joie: «Lorsque l'Esprit se considère
lui-même, ainsi que sa puissance d'agir, il se
réjouit, et cela d'autant plus qu'il s'imagine plus
distinctement lui-même ainsi que sa puissance
d'agir» (Éth. 53).
On le voit, la pensée de Spinoza est d'une par-
fai te cohérence et la doctrine est développée avec
la plus extrêrne rigueur. Ce n'est pas la simple
forme stylistique et «géornétrique» qui nous en
convainc, c'est l'unité doctrinale: c'est parce que
l'esprit est effort, c'est-à-dire Désir et acte, qu'il
peut se saisir comme une puissance d'agir; et
c'est parce que la joie est la conscience d'un
accroissement du pouvoir d'exister et d'agir que
la conscience de son propre pouvoir de penser
est pour l'esprit une source de joie. En termes
plus brefs, c'est parce que l'esprit est à la fois
conscience (<< idée ») et Désir (<< effort») qu'il
peut se réjouir de sa propre activité.
Mieux: c'est parce qu'il est puissance d'agir
que
\..,AJl'::>L\';,l désirer sa propre
et son propre accroissement de puis-
sance. Spinoza exprirne cette idée avec la
plus grande force: «L'Esprit, autant qu'il le
peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce
qui seconde la puissance d'agir du Corps»
(Éth. et par conséquent la sienne propre
(Éth. Il).
Dans cette recherche de puissance intérieure,

157
ESPRIT

l'esprit ne se satisfera pas des biens imaginaires


qui n'accroissaient son pouvoir que d'une façon
trompeuse et inadéquate. Il s'efforcera au contraire
de rechercher un «bien véritable» (comme disait
le Traité de la réforme de l'entendement). Or la féli-
cité et la béatitude s'obtiennent par la connais-
sance adéquate, e.t c'est pourquoi: «Le bien
suprême de l'Esprit est la connaissance de Dieu,
et la suprême vertu de l'Esprit est de connaître
Dieu» (Éth. 28).
Sans qu'il y ait rupture de niveau dans
l'Éthique, on aperçoit donc que c'est par un
cheminement logique que l'on est conduit de la
définition unitaire de l'homme comme esprit
et comme idée du corps à la définition de sa plus
haute visée qui est la connaissance du troisième
genre: « suprême effort de l'Esprit et sa vertu
suprême sont de comprendre les choses par le
troisième genre de connaissance» (Éth. V, 25).
C'est de ce genre de la connaissance, en effet,
que «[ ... } naît la plus haute satisfaction de l'Es-
qui puisse être donnée» (Éth. V, 27). Il
on le sait, Satisfaction de soi,
quiescentia in se ipso (Éth. 52).
cette sagesse sérénité et de la joie,
acquise par un esprit connaissant, il n'y a pas
de voir un quelconque dualisme de l'esprit
et du corps. Bien au contraire, le monisme est
rigoureusement sauvegardé: «[ ... ] puisque la
Joie consiste dans fait que la puissance de
l'homme, comme Esprit et comme Corps, est

158
accrue ou secondée, sont bonnes dès lors toutes
les choses qui procurent de la Joie» (Éth. IV,
App., chap. xxx).

=;> Affect, Attribut, Connaissance, Corps, Dieu,

Joie, Liberté, Satisfaction de soi


Dans le cadre du spinozisme, il faut entendre
par «essence» la définition d'une chose. Plus
précisément, la définition de cela qui, exclusive-
ment, fait qu'une chose est ce qu'elle est et
existe comme elle existe.
Spinoza est fort clair: «Je dis qu'appartient à
l'essence d'une chose cela qui, étant donné, fait
que la chose est nécessairement posée, et qui,
étant supprimé, fait que la chose est nécessaire-
ment supprimée; ou ce sans quoi la chose, et
inversement, ce qui sans la chose ne peut être ni
être conçu» (Éth. Déf. II).
Si l'essence est une définition exacte et vraie,
elle peut correspondre soit à des choses existantes,
soit à des choses inexistantes (comIne certains
objets mathématiques). la plupart des cas, il
s'agira d'objets existants dont Spinoza s'efforce
d'analyser au plus près nature et les pouvoirs.
C'est ainsi qu'il évoquera l'essence de l'homme
comme contingence (Éth. Ax. 1), comme
Appétit (Éth. 9, Sc.), comme Désir (Éth.
Déf. des Aff. 1) et comme Raison (Éth. 36,
Sc.). Ou bien il précisera que notre Esprit enve-

160
loppe (c'est-à-dire irnplique) l'essence du Corps
sous une espèce d'éternité et que, à ce titre, il
«est lui-même éternel ».
L'éternité est l'insertion dans l'essence de Dieu,
dans sa définition entièrement déployée. On doit
alors parler de Dieu non comme substance (infi-
niment infinie) mais comlIle attribut Pensée: les
essences des choses sont alors les idées de Dieu,
c'est-à-dire les actes par lesquels il pose l'essence
des choses et, éventuellement, leur existence.
la place considérable de l'idée d'essence dans
le système spinoziste ne fait donc pas de celui-ci
un système platonicien: les essences ne sont pas
des réalités spirituelles autonomes que Dieu
contemplerait, mais l'activité même de ce Dieu,
c'est-à-dire de la Nature en tant que, à travers
l'esprit humain, elle pense activement des objets
et leurs définitions.
C'est ainsi que, d'une façon fort concrète et
spontanée, Spinoza évoque plusieurs fois «1' es-
sence de l'Amour» dans un texte aussi bref que
dense (Éth. Déf. des Aff. Expl.). Trop
souvent, Spinoza, on confond «essence» et
« propriété»: celle-ci n'est qu'une conséquence
possible (comme la volonté de s'unir à l'aimé);
l'essence, au contraire, dessine la nature même
de l'amour, son noyau indispensable à l'existence
lIlême de l'amour, et qui est «(. .. } la Satisfac-
tion que l'amant trouve à la présence de l'objet
aimé, satisfaction par laquelle la Joie de l'amant
est renforcée ou au moins favorisée».

161
ESSENCE

Cette analyse de l'essence de l'amour nous


apparaît comme une véritable description phé-
noménologique. Elle décrit le vécu, central et
nécessaire, qui fait qu'une relation à l'autre est
une relation d'amour.
cette essence de l'amour, nous dirons la
même chose que nous pourrions dire de l'essence
de l'homrne: parce que, pour Spinoza, l'essence
de l'homme est le Désir (et parce que l'essence
de l'amour est la joie prise à la présence de
l'autre), nous dirons paradoxalement que la phi-
losophie de Spinoza est non pas une philosophie
spiritualiste mais une philosophie réflexive de
l'existence.

=? Amotir, Attribut, Désir, Existence, Homme, ldée


On sait que, pour l'opinion cultivée du
XVIIe siècle, le scandale absolu était l'affirmation
spinoziste selon laquelle Dieu est aussi un être
matériel: «L'Étendue est un attribut de Dieu
ou, en d'autres termes, Dieu est une chose éten-
due» (Éth. II, 2).
Un certain xx e siècle marxiste a cru pouvoir, à
partir de là, affirmer que Spinoza est un philo-
sophe rnatérialiste; mais c'était «oublier» la
Proposition précédente de l'Éthique: «La Pensée
est un attribut de Dieu ou, en d'autres tennes,
Dieu est une chose pensante» (Éth. II, 1).
Il est donc clair que, dans le système spino-
ziste, l'affirmation de l'Étendue comrrle attribut
de Dieu n'est pas destinée à rabaisser ou réduire
la portée de l'idée d'un Dieu infini; elle est
au contraire destinée à rendre sa dignité à la
matière et aux corps. Par là, Spinoza définit
sa philosophie comme l'unité ontologique de
l'Étendue et de la Pensée, c'est-à-dire COlnme
l'imrnanence et même comlne l'identité absolue
de ce Dieu, aux attributs infinis (en nombre et
en nature), et de la Nature, elle aussi infinie

163
ÉTENDUE

mais saisie par nous cornme Étendue et comme


Pensée.
Les conséquences de cette matérialité de Dieu
sont si importantes dans le domaine éthique et
politique que Spinoza réfute souvent les objections
de ses adversaires. Il rnontre, par exemple, que la
nature corporelle, c'est-à-dire l'Étendue, ne peut
être divisée et qu'elle est donc bien infinie (Éth. l,
15, Sc.): mais on ne s'en avise que si l'on distingue
une connaissance par entendement et une connais-
sance par imagination. De même, il souligne, dans
le même texte, qu'il n'y a aucune raison de penser
que la matière soit indigne de la nature divine.
C'est par cette immanence de l'Étendue à la
nature de Dieu, ou par cette divinité de la N"ature
comme Étendue matérielle (et comme Pensée)
que sont exclus les fondements simplement ima-
ginaires de la morale, ces vertus ascétiques et ce
culte de la souffrance qui étaient jadis censés se
justifier par les injonctions d'un Dieu transcen-
dant et «spirituel». À ces conséquences morales
et métaphysiques du monisme spinoziste s'ajou-
tent des conséquences psychologiques et métho-
dologiques qui seront décisives pour l'instauration
de la nouvelle éthique spinoziste.
C'est en effet l'autonomie de l'Étendue, comme
attribut infini, qui entraîne l'autonomie des
corps, comme modes finis de cette Étendue. Sur
le plan psychologique, cela signifie que l'esprit
n'agit pas sur le corps, ni le corps sur l'esprit: la
série causale des «idées» et la série causale des

/6LJ
«corps» (mouvements, modes finis de l'Éten-
due) sont indépendantes.
Elles sont indépendantes sur le plan de l'explica-
tion psychologique des actions humaines: on
n'agit pas sur le corps par l'esprit, ni sur l'esprit
par le corps. Mais cette indépendance méthodolo-
gique recouvre une unité ontologique: les deux
séries sont indépendantes nIais contemporaines
parce qu'elles expriment une seule réalité: «L'ordre
et la connexion des idées sont les rnêmes que
l'ordre et la connexion des choses» (Éth. II, 7).
C'est le Désir qui exprime le plus clairement
cette unité et cette dignité égale du corps et de l'es-
prit, tous deux inscrits dans la substance cornme
modes finis de l'Étendue et de la Pensée. Le Désir,
en effet, est l'effort existentiel et le mouvement
qui s'affirment comrne affects, c'est-à-dire comme
affections du corps (et donc de l'Étendue maté-
rielle) et comme consciences de ces affections
(et donc comme modes de la Pensée).
Ainsi, en réhabilitant la matière (par son inser-
tion en Dieu comme Étendue), Spinoza réhabi-
lite le Désir comme vie unitaire et simultanée
du Corps et de l'Esprit. L'ontologie moniste est
l'introduction à une éthique libertaire, et c'est
cette morale subversive que visaient les théolo-
giens lorsqu'ils condamnaient l'ontologie de la
substance unique.

=;>Affect, Attribut, Connaissance, Désir, Dieu,


Imagination, Mode, Pensée, Substance
L'image première du spinozisme, celle qui
occupe l'opinion philosophique la plus courante,
est celle d'une philosophie de l'éternité. Cette
image est rapportée d'abord à l'éternité de Dieu
qui, comIne substance, ne se définit pas par le
temps, mais par l'être; elle est rapportée ensuite
à la sagesse du philosophe qui accède à son salut
et à sa félicité par la conscience de la nécessité
éternelle de la Nature et de tous les événements
qu'elle implique, en même temps que par la
conscience de sa propre éternité: «[ ... ) nous
sentons et nous expérimentons que nous somme~
éternels >-> (Éth. 23, Sc.).
Tout cela est exact.
Mais la place l'éternité est en effet si consi-
dérable dans le système spinoziste qu'il est indis-
pensable d'en bien saisir la signification. Celle-ci
déborde simple invitation à la contemplation
de vérités éternelles.
Considérons d'abord l'éternité de l'Être suprême.
Elle n'est pas affirmée comme un credo, une
croyance qui rendrait hommage à la permanence
d'un Créateur. Elle est une affirmation ration-

166
nelle, celle qui découle logiquement et nécessai-
rement de l'idée même de substance. Si, par sub-
stance, on entend ce qui est en soi et est conçu
par soi (Éth. l, Déf. III), alors la substance est
constituée en elle-même et en dehors du temps
par une infinité d'attributs dont l'essence est
éternelle. C'est la définition même de l'attribut
comme autonomie existentielle et gnoséologique
qui entraîne nécessairement l'affirmation de son
éternité. C'est dire: l'Être est. Il est donc hors du
temps.
Cette implication de l'objet défini (la sub-
stance et ses attributs) et du caractère éternel de
cet objet n'est pas abstraite. Il ne s'agit pas d'une
tautologie logique. Bien au contraire, il s'agit de
l'existence: «Par éternité, j'entends l'existence
même, en tant qu'on la conçoit comme suivant
nécessairement de la seule définition d'une chose
éternelle» (Éth. l, Déf. VIII). Concrètement, il
s'agit de l'existence de «Dieu, c'est-à-dire de la
Nature ». L'éternité de la Nature est l'éternité de
son existence, celle-ci n'étant pas de l'ordre du
temps ou de durée, c'est-à-dire de l'ordre
commun et empirique des modes finis. Comme
attributs Pensée et Étendue, la Nature est une
«vérité éternelle », permanente et hors temps,
directement et existentiellement expressive de
ces attributs, et indirectement expressive de la
substance.
L'éternité de l'Être appelle une connaissance de
cet Être qui ne soit pas simplement empirique et

167
ÉTERNITÉ

(dirions-nous) modale. Elle appelle une connais-


sance en éternité, c'est-à-dire une connaissance des
essences éternelles elles-mêlnes et de leurs expres-
sions existentielles. Cette connaissance ne doit pas
découler «de l'ordre commun de la nature» ni
suivre les successions empiriques de la Nature
simplement perçue. Elle doit résulter d'une acti-
vité intérieure de l'esprit qui est toujours capable
en effet d'instaurer parmi les sensations et les
affects un ordre conforme à l'entendement
(Éth. V, 10). Cette activité intérieure de l'esprit
est la raison elle-même. En effet: «Il est de la
nature de la Raison de percevoir les choses sous
une certaine espèce d'éternité» (res sub quadam
œternitatis specïe percïpere, Éth. II, 44, Cor. II).
En percevant les choses selon leur essence, la
raison les perçoit comme nécessaires, c'est-à-dire
en vérité, cette nécessité des choses étant «la
nécessité Inême de la nature éternelle de Dieu»
(ibid., Dém.).
C'est la connaissance du deuxième genre qui
filet ainsi en œuvre une perception rationnelle
mode et, conséquent, une compréhension
de la nécessité des choses et de l'éternité de leurs
significations. Une telle connaissance rationnelle
peut devenir le fondernent d'une morale
concrète (cf. Éth. 18, Sc.).
Mais, par la connaissance, l'esprit s'efforce
d'accroître sa puissance intérieure et par consé-
quent sa joie. C'est pourquoi le sage passera de la
connaissance du deuxième genre à la connais-

168
sance du troisième genre. Celle-ci, comme la
précédente forme de connaissance, connaît les
choses selon la nécessité et l'éternité de leurs
essences; mais elle va plus loin que la précédente
puisqu'elle relie directement et intuitivement
les choses à leur attribut éternel. En fàit: «L'Es-
prit humain a une connaissance adéquate de l'es-
sence éternelle et infinie de Dieu» (Éth. II, 47);
« [ ... ] l'essence infinie de Dieu et son éternité
sont connues de tous» (ibid., Sc.).
L'avantage de cette connaissance du troisième
genre réside en son résultat: elle conduit à la
plus haute satisfaction de l'esprit qui puisse être
donnée (Éth. V, 27). Poursuivant la puissance
intérieure et la joie, le sage construit son éthique
par la considération des choses selon leur vérité
et leur nécessité (Éth. IV); mais il accède à la joie
extrême et à la béatitude par la saisie intuitive
du lien entre l'existence modale du corps et de
l'esprit et l'existence éternelle des attributs qui
fondent la vie même de l'individu singulier.
Celui-ci, par la raison intuitive du troisième
va se dans une perspective décidé-
ment éternitaire, et il en éprouvera la plus haute
joie, la plus grande Satisfaction de soi (Acquies-
centia in se ipso).
Pour être en mesure de dépasser ainsi le temps
et la durée, et se réjouir d'une nouvelle insertion
éternitaire dans l'Être même de substance, et
cela par la connaissance, il faut auparavant que
l'esprit se connaisse lui-même et connaisse son

169
ÉTERNITÉ

corps «sous l'espèce de l'Éternité» (Éth. V, 30).


Tout l'itinéraire réflexif de la sagesse est un iti-
néraire existentiel et c'est à ce titre qu'il implique
le corps. Celui-ci est existant. Mais il doit être
d'abord connu selon sa vérité et son éternité,
indépendamment des événements contingents
pour que, ensuite, l'esprit puisse connaître intui-
tivement (par le troisième genre de connais-
sance) et sa propre éternité et son insertion en
« » (Éth. 30). C'est alors, mais alors seu-
lement que peut être éprouvée la plus haute des
joies, accompagnée de l'idée de sa cause, c'est-à-
dire de l'idée de Dieu (ibid., 32). Mais une joie
accompagnée de l'idée de sa cause est l'amour
même: la connaissance éternitaire du monde et
de soi par la raison intuitive conduit en son som-
met à l'Amour intellectuel de Dieu.
Or cet Amour intellectuel est lui-même éter-
nel (Éth. V, 33). Cette éternité n'est pas une
immortalité: l' espri t disparaît avec le corps,
puisqu'il en est l'idée, la conscience. partie
de l'Éthique ne décrit ni l'accès à une quelconque
irnnlortalité ni les contenus régime exis-
~.'-'J1.jl"J1.'-·J1.. L'éternité est au contraire une manière
actuelle et existentielle de se rapporter au monde
et à soi-même: «( ... l nous sentons et nous expé-
rimentons que nous sornmes éternels. »
contenu concret de cette éternité vécue est
précisérnent l'Amour intellectuel de Dieu:
celui-ci est en effet l'adhésion joyeuse à la puis-
sance cognitive de l'esprit qui, par là, cornprend

170
et aime le monde où il existe. Ce sentiment
d'éternité est lui-lnême éternel, c'est-à-dire per-
rnanent, puisque les structures du monde et de
l'esprit sont permanentes. Il convient mainte-
nant d'insister (comme le fait Spinoza) sur un
fait paradoxal: l'Amour intellectuel de Dieu est
une expérience intense de la joie parce qu'il est
vécu comme une nouvelle naissance. Il est certes
paradoxal qu'il en soit ainsi puisque l'esprit est
éternel et que l'objet de son amour (Dieu) est lui
aussi éternel. Mais, dit Spinoza, c'est «pour
mieux faire comprendre et plus facilement expli-
quer [notre doctrine que} nous considérons l'Es-
prit comme s'il commençait maintenant [ ... ] à
comprendre les choses sous l'espèce de l'éternité»
(Éth. V, 31, Sc.). Tout se passe donc comme si
l'Amour intellectuel de Dieu avait «les perfec-
tions de l'amour» (Éth. 33, Sc.), c'est-à-dire
les contenus intenses d'une seconde naissance.
On peut donc dire que, d'une façon discrète,
en considérant que l'Amour de Dieu a pris
maintenant naissance, Spinoza décrit et éprouve
sorte de seconde
naissance la philosophie, et l'expérience de
l'amour dans sa plénitude.
reste que cette seconde naissance est l'entrée
dans la béatitude, la sortie hors du temps et l'ex-
périence d'être.

==:;>Amour, Attribut, Connaissance, Dieu, Essence


Existence, Joie, Satisfaction de soi, Temps
philosophie de Spinoza est une philosophie
de l'Être. Mais, à la différence des doctrines qui
soutiennent que, de l'Être, on ne peut rien dire
puisqu'il est la pure transcendance (de saint
Augustin à Hegel et à Heidegger), la doctrine
de Spinoza est au contraire une analyse rigou-
reuse de ce qu'il entend par Être.
Sur le plan logique, Spinoza distingue bien,
tout d'abord, les êtres réels et les «êtres de rai-
son» qu'il propose d'appeler êtres d'imagination
(Eth. l, App.): il entend que l'on distingue clai-
rement les «abstractions» et les «êtres réels»
(Eth. 49, Sc.).
êtres réels peuvent être ou finis ou infinis,
finis les «choses singulières» qui
constituent notre monde, c'est-à-dire «modes
finis », qu'ils soient de l'ordre de l'Étendue ou de
la Pensée.
Quant aux êtres infinis, il s'agit ou bien des
attributs ou bien de la substance. Mais on sait
que les attributs ne sont infinis que dans leur
genre et que, d'ailleurs, ils ne font qu'exprimer
substance. C'est pourquoi on peut dire que

172
l'être, au sens plein du terme, est la substance: il
n'existe en f::lÎt qu'un seul Être qui soit infini-
ment infini et dont l'existence et l'essence ne se
réfèrent à rien d'autre qu'à elles-mêmes. Seul cet
Être est l'Être le plus parfait (Éth. l, 33, Sc. II)
puisqu'un seul infini véritable peut être donné
et qu'il enveloppe alors tous les êtres. Seul il est
en soi et par soi, alors que tous les autres êtres
existent en autre chose qu'eux-mêmes et sont
définis par autre chose qu'eux-mêmes.
Cet Être est donc la substance même. Mais on
peut l'appeler Dieu: «Par Dieu, j'entends un
être absolument infini, c'est-à-dire une substance
constituée par une infinité d'attributs, chacun
d'eux exprimant une essence éternelle et
infinie» (Éth. l, Déf. VI).
La substance est donc l'Être: elle est l'être qui
possède le plus de réalité, elle est l'être dans la
plénitude logique et existentielle de son sens.
Comment Spinoza évite-t-il l'abstraction et
l'imagination en ce qui concerne cet Être qui est
le plus parfait des êtres? Précisément par l'en-
semble de sa doctrine des attributs et des modes.
L'Être n'est pas au-delà du monde, il est ce monde
dont, certes, nous ne connaissons que certains
aspects. Plus précisément, Dieu est la Nature
même: «La puissance par laquelle les choses sin-
gulières, et donc l'hornme, conservent leur être
est la puissance même de Dieu, c'est-à-dire de la
Nature» (Éth. 4, Dém.). L'Être est concret
puisqu'il est l'existence même de la Nature, et il

173
ÊTRE

est connaissable puisque l'esprit humain peut


connaître et les choses singulières et leurs rapports
aux attributs, et puisque cette capacité de
connaître lui procure sa plus haute joie.
La doctrine spinoziste de l'Être est donc
concrète en ce premier sens: elle est une connais-
sance de la Nature et de ses lois, qu'il s'agisse
des choses ou de l'homme lui-même. La philoso-
phie ontologique de Spinoza n'est pas une théo-
rie des arrière-mondes, mais une doctrine de ce
monde-ci et pour ce monde.
Elle est également concrète en un second sens:
elle conduit à une éthique. Ce qui est remar-
quable est que cette éthique est également une
philosophie de l'être. n s'agit alors de l'existence
de l'homme singulier, c'est-à-dire de l'esprit
humain. On sait tout d'abord que l'esprit, par sa
propre nature (qui est son être ou son essence)
« s'efforce de persévérer dans l'être» : il s'agit de
l'existence même. C'est de la réalité et de l'auto-
nomie de cet être, de cette existence qui est la
sienne, que l'esprit tirera ses joies et sa joie.
Mais, pour que l'existence soit source de joie et
non de servitude, elle doit être libérée. Plus pré-
Clsement, sage doit accéder à une forme
d'existence qui soit pleinement affirmative.
cette forme de l'existence, ayant atteint et la
liberté et la béatitude, est l'expérience même de
l'être ou, mieux l'expérience d'être. effet,
si l'ignorant cesse d'être dans le temps où il cesse
d'être passif, s'il ne s'éprouve vivant que lors-

17LJ
qu'il est passif, «le sage au contraire, en tant que
tel, est à peine ému, il est conscience de soi, de
Dieu et des choses par une sorte de nécessité
éternelle et, ne cessant jamais d'être, il jouit au
contraire de la vraie satisfaction de l'âme (Éth. V,
42, Sc.).
C'est bien dans la lumière de l'être que se situe
tout l'itinéraire spinoziste et c'est bien la pléni-
tude affirmative et existentielle de l'être qui
s'exprime dans cette extrême conscience qu'est
la satisfaction de soi.

=> Action, Attribut, Béatitude, Dieu, Effort


(Conatus), Éternité, Liberté, Mode, Passion, Satisfac-
tion de soi, Substance
Il peut certes paraître paradoxal d'affirmer que
le spinozisnle est une philosophie de l'existence.
Il n'en reste pas moins vrai que c'est bien là ce
dont il s'agit dans la doctrine de Spinoza.
Comme philosophie de l'Être le plus parfait, la
doctrine déduit et décrit l'existence nécessaire
de l'idée de substance. On sait que c'est alors
à l'existence effective de la Nature que l'on a
affaire puisque la nécessité de l'existence de Dieu
est la nécessité de l'existence de la Nature
comme système des attributs infinis.
Cette existence nécessaire de la Nature est la
causalité immanente, ou l'expression de la causa-
immanente de Car toute existence
sa propre essence (et elle
est «nécessaire », comIne c'est-à-dire
........... .L""r. soit de causes extérieures (et elle est

ontologiquement nécessaire et déterminée, mais


contingente, la contingence
exprimant seulement notre ignorance des causes).
L'autonomie d'une existence constitue ou défi-
sa liberté: Spinoza établit ainsi un lien étroit
entre et plénitude d'existence, et ce lien

176
doit bien se situer au cœur de la doctrine
puisque c'est dès le début de la première partie
que Spinoza affirme ce lien: «On dit qu'une
chose est libre quand elle existe par la seule
nécessité de sa nature et quand c'est par soi seule
qu'elle est déterminée à agir» (Éth. l, Déf. VII).
Cette définition de la liberté est destinée à per-
mettre une nouvelle définition de la liberté de
Dieu (expression de sa nécessité interne). Mais
elle est également destinée à rendre possible une
nouvelle description de la liberté humaine.
C'est pourquoi l'analyse de l'existence de Dieu
est en réalité destinée à rendre possible une ana-
lyse de l'existence humaine. Cette analyse se
consacre d'abord à l'existence ordinaire de l'es-
prit humain, et ensuite aux conditions et aux
contenus de sa libération.
Et qu'il s'agisse de passion ou d'action, c'est
toujours de l'existence qu'il est question.
Mais une philosophie de l'existence ne se
borne pas à souligner la nécessité ou la contin-
gence des diverses existences possibles. Une telle
philosophie se donne pour tâche de décrire
l'existence en elle-même et de proposer des
moyens pour l'instauration de la meilleure exis-
tence possible. c'est cela même que tente
d'accomplir Spinoza.
Pour commencer par l'existence de «Dieu»,
Spinoza définit très vite l'existence comnle un
dynamisme et une puissance: «Puisqu'en effet
pouvoir exister est une puissance, plus une chose

177
EXISTENCE

aura de réalité, plus elle aura par elle-même de


force pour exister [ ... ]. Ainsi donc la perfection
d'une chose ne supprime pas mais au contraire
pose son existence» (Éth. l, Il, Sc.). Existence,
être, réalité, perfection sont identiques chez Spi-
noza; et cette similitude repose sur la nature
dynamique de l'être. Ni la Nature ni l'homme
singulier ne sont des choses statiques: exister,
c'est déployer un pouvoir d'exister, une puis-
sance d'être.
On le voit avec une évidence particulière en ce
qui concerne l'individu humain défini comme
conatus: l'esprit humain s'efforce de persévérer
dans son être, c'est-à-dire dans son existence
(Éth. 9). Cet effort est le déploiement d'une
puissance.
Déjà, à propos de Dieu, Spinoza soulignait le
lien qui unit l'existence et l'action: exister, c'est
agir. «Dans la Nature, il n'existe rien de contin-
gent, mais tout est déterminé [ ... ] à exister et à
agir selon une modalité particulière» (Éth. l,
29). Mais c'est à propos de l'homme et du conatus
qu'apparaît plus clairement cette identité
entre l'existence et la puissance d'agir.
C'est en effet par le degré de puissance
d'agir que se définit l'existence concrète, et c'est
cette puissance intérieure que l'esprit humain
s'efforce d'accroître: «De tout ce qui accroît ou
réduit, seconde ou réprime la puissance d'agir de
notre Corps, l'idée [c'est-à-dire la conscience}
accroît ou réduit, seconde ou réprime la puis-

178
sance d'agir de notre Esprit» (Éth. III, Il). C'est
à partir de ce fait que l'on peut comprendre et
souligner que: «L'Esprit, autant qu'il le peut, s'ef-
force d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde
la pUIssance d'agir du Corps» (Éth. III, 12).
Ce lien entre l'existence d'un être et sa puis-
sance d'agir est si étroit qu'il est en réalité une
identité. C'est pourquoi la philosophie de Spi-
noza est une philosophie de l'existence non pas
seulement parce qu'elle ne traite que des êtres
réellement existants (quel que soit leur nom),
mais surtout parce qu'elle définit cette existence
comme puissance d'agir et parce qu'elle défînit
les moyens qui permettront de l'exalter et de la
porter à son plus haut niveau. À cet égard, la
Proposition suivante est d'une importance consi-
dérable en ce qu'elle éclaire d'une lurnière vive
le propos existentiel de Spinoza: «Personne ne
peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre,
qu'il ne désire en même temps être, agir et
vivre, c'est-à-dire exister en acte» (Éth. IV, 21).

~ Corps, Dieu, Effort (Conatus), Esprit, Essence,


Idée, Puissance
En se proposant de montrer en quoi sa doc-
trine de l'homme et du monde est «utile à la
vie», Spinoza est amené à souligner que cette
doctrine «a l'avantage de nous enseigner en quoi
consiste notre suprême félicité, c'est-à-dire notre
béatitude» (Éth. II, 49, Sc.).
C'est dire, inversement, que cette béatitude
dont le concept est si riche (puisqu'il implique
la joie, la connaissance, la liberté et le désir) n'est
rien d'autre que la félicité à son plus haut
niveau. Or la felicitas est le bonheur même. Il est
un vécu concret, il implique et le corps et l'es-
prit, et le temps et l'éternité.
C'est ce terme de «félicité», pris dans son sens
plus dynamique et le plus riche, qui nous
autorise à définir le spinozisme comme la plus
exigeante des philosophies du bonheur.
prise en considération de tous les concepts
qui définissent cette félicité permettra d'éviter
les contresens. En se référant à la «Béatitude»
et donc au «Corps» et à 1'« Esprit» ; en se réfé-
rant à la «Joie» active et donc à l'autonomie et à
la «Liberté» ; en se référant au « bien vivre» et

180
donc à l' « exister en acte» ; on se rendra joyeuse-
ment à l'évidence: la félicité spinoziste n'est pas
une expérience mystique mais une conscience
actuelle et vivante, elle n'est pas l'intuition
éphémère d'un état de grâce, mais le sentiment
permanent d'une plénitude et d'une densité
d'être. Et, parce qu'elle est le fruit ou l'expres-
sion même de la liberté, elle n'est pas une bien-
heureuse passivité mais une activité constante et
une véritable satisfaction de soi.
Elle est très exactement ce «bien véritable»
que le Traité de la réforme de l'entendement se pro-
posait de définir et de rechercher. L'Éthique,
comme œuvre et comme manière de vivre, est
bien l'accomplissement et l'achèvement de cette
recherche philosophique.

=*> Béatitude, Bonheur, Corps, Désir, Esprit, Exis-


tence, Joie, Liberté
Les critiques de Spinoza (ses contemporains ou
les nôtres) s'interrogent avec une fausse candeur
sur la place laissée à l'homme et à sa liberté dans
le système ontologique de la substance, cet Être
à la fois nécessaire, infini et totalelnent englo-
bant.
La question repose sur une méconnaissance ou
une incompréhension totale du système, puisque
la finalité de ce système, dans l'esprit de l'auteur,
est au contraire de construire une philosophie
éthique pour l'hornlne et pour la conduite de sa
VIe.
En effet, une fois établi le système des attri-
buts (Éth. 1), Spinoza entreprend l'analyse de la
nature de l'homme (Éth. II), de ses affects
(Éth. et de sa béatitude (Éth. et V).
On peut même dire qu'avant la constitution de
l'éthique proprelnent dite (Éth. IV) et de la
sagesse ultime (Éth. V), Spinoza élabore en II et
en une philosophie de l'homlne, c'est-à-dire
une connaissance générale de l'holnme en tant
qu'homme: en fait, les parties II et consti-
tuent une véritable anthropologie philosophique.

182
C'est ainsi, tout d'abord, que Spinoza pose la
contingence de l'existence concrète de tel ou tel
homme: à l'essence ou à la cause de «la nature
humaine en général », il faudra ajouter une cause
singulière pour rendre compte de l'existence de
tel ou tel homme (ou de vingt hommes, dans
l'exelnple d'Éth. l, 8, Sc. 2). L'existence de chaque
individu est donc pour ainsi dire contingente,
même si son déroulement est soumis à la stricte
causalité des idées, d'une part, et des événements
du corps, d'autre part. C'est dans la partie II
(portant sur l'Esprit humain) que Spinoza forma-
lise cette contingence de l'homme: «L'essence de
l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire,
c'est-à-dire qu'à partir de l'ordre de la Nature
peut se produire aussi bien l'existence de tel ou
tel homme que sa non-existence» (Éth. II, Ax. r).
En soulignant cette contingence, Spinoza ne
souhaite pas rabaisser ou déprécier la nature
humaine, il souhaite seulement établir que
l'homme fi' est pas une substance: si l'existence
d'un individu n'est pas nécessaire, c'est qu'il n'est
pas une substance, puisque celle-ci irnplique
l'existence dans son essence mêrne. C'est dire
aussi (contre Descartes) que ni le corps ni l'esprit
ne sont des substances. Ils sont des modalités
finies de l'Étendue et de la Pensée. L'homme est
toujours une simple partie de la Nature.
contingence de l'existence concrète des
hommes est une première connaissance. Celle-ci
peut se poursuivre et s'enrichir car, de toute

183
HOMME (HUMANITÉl

façon (que tel homme existe ou non), il y a une


essence de l'homme. cette essence (certes fort
riche) est intelligible et connaissable.
C'est ainsi que, dès l'Axiome II d'Éthique
Spinoza peut affirrner: «L'homme pense. » Il ne
s'agit pas là, le moins du monde, d'une affirma-
tion qui se bornerait à constater un phénomène
empirique (comme le disent certains critiques).
Puisqu'il s'agit d'un axiome, elle se constitue
comme vérité éternelle, comme évidence ration-
nelle et universelle. Pour Spinoza, pourrait-on
dire, c'est au contraire le récit de Descartes
(découvrant le cogito par le doute) qui est une
affirmation empirique et la rencontre simple-
ment expérimentale et autobiographique du lien
entre l'âme et la pensée. Pour Spinoza, l'affirma-
tion «L'homme pense» est une affirmation d'es-
sence, l'affirmation d'une essence. L'intériorité
de l'acte de penser (homo cogitat) à l'être même de
l'homme est d'emblée une vérité universelle et
donc une vérité certaine, à la fois intuitive et
adéquate. C'est à ce qu'elle vaut comme

Ces deux premiers Axiomes (sur cinq) de ce


nous appellerons l'anthropologie spinoziste
expriment donc la vérité fondatrice suivante: si
un homme existe (ce qui certes n'est pas néces-
saire par logique interne), alors il pense (et cela
par une nécessité logique et interne, c'est-à-dire
par une imbrication d'essences). Il y a donc un
lien immédiat et nécessaire entre le concept

184
d'homme et l'acte effectif de penser, entre l'hu-
manité de l'homme et son pouvoir de penser.
Cela ne signifie pas que l'essence de l'homme
soit d'abord constituée par la raison. Spinoza pose
d'emblée l'unité du corps et de l'esprit: car si
l'idée (c'est-à-dire la conscience et l'acte de pen-
ser) constitue bien l'esprit humain (Éth. II, 13),
cet esprit, comme idée, a nécessairement un
objet, et cet objet est le corps. L'esprit humain est
l'idée du corps, c'est-à-dire la conscience de son
corps. Spinoza peut alors définir cette essence
générale de l'homme: «Il suit de là que l'homme
consiste en un Esprit et un Corps, et que le Corps
existe comme nous le sentons» (Éth. 13, Cor.).
Ce sont là les bases générales de l'anthropolo-
gie spinoziste. Elles ne sont pas la fin de cette
anthropologie, ni son but ni son terme. Ces
bases sont destinées à rendre possible une
connaissance plus concrète de l'homme: c'est
alors le Désir qui est rencontré. Il ne suffit pas
de dire que l'homme est une unité esprit-corps,
ou conscience-corps, il faut analyser cette unité
et en le contenu concret: l'honlme comme
être pensant constitué par un corps et sa
conscience est en et tout un
dynamisme est un Désir.
Et Spinoza affirme en effet qu'avec le Désir il
est en présence de l'essence humaine complète,
concrète et active:« Désir est l'essence même
de l'homme en tant qu'elle est conçue comme
déterminée par une quelconque affection d'elle-

185
HOMME (HUMANITÉ)

même à accomplir une action» (Éth. III, Déf.


des Aff. 1).
Ce Désir, on le sait, est le déploierrlent concret
de la vie affective, c'est-à-dire des affects, ce
déploiement étant l'effort pour persévérer dans
l'être (Éth. 9). Ce qui est ici remarquable c'est
que la définition du Désir cornme essence de
l'homme ne contredit pas mais cornplète la pre-
mière affirmation selon laquelle «l'homme
pense ». En effet, que ses idées soient claires ou
confuses, l'homme est toujours « conscient de son
effort», de cet effort par lequel il s'efforce de per-
sévérer dans l'être, c'est-à-dire d'exister en acte.
La doctrine est rigoureuse et cohérente:
l'homme pense; il est constitué d'un esprit et
d'un corps; ce corps existe comme nous le sen-
tons; l'esprit est toujours conscient des affections
du corps et de son propre effort pour exister.
Mais que l'homme soit par essence toujours
conscient de son Désir et de son corps, qu'il soit
donc toujours un acte de penser, n'implique pas
n'ait que des idées claires, adéquates et

notamment, en ce qui
concerne liberté: hommes se croient
sont conscients leurs voli-
alors que .. ] ils igno-
rent disposent à désirer et à

cette ignorance la causalité qui entraî-


nera servitude passionnelle. c' est au

186
contraire la réflexion et la connaissance des
causes (notamment par le fonctionnement de
l'imagination) qui rendront possible l'instaura-
tion de la liberté.
En effet, c'est parce que «l'homme pense» que
pourra se construire cette éthique de la joie mise
en oeuvre par et pour « l'homme libre» (Éth. IV,
de 67 à 73). Et c'est pour réaliser l'émergence de
cet homme libre que Spinoza construit toute son
anthropologie qui, ne cessant jamais d'être phi-
losophique et existentielle, ouvre sur une
éthique.
C'est ainsi que les Propositions 32 à 40
d'Éthique IV comportent cornme sujet gram-
matical «les hommes» ou bien «celui qui ... »
(Éth. IV, 46), étant bien entendu que toutes les
autres Propositions traitant des affects, passifs
ou actifs, concernent exclusivement ces hommes
(et non pas d'autres êtres de la Nature, ou la sub-
stance elle-même en tant qu'infinie).
Dans ces Propositions, Spinoza souligne et
analyse ce qui oppose les hommes (ce sont les
passions), et ce qui les réunit (c'est la raison).
la supériorité de ce qui unit sur ce qui divise
provient de l'accroissement de puissance et donc
de joie que l'union et l'amitié produisent en fait.
C'est dans le très important Scolie de IV, 18,
que Spinoza résume l'essentiel de ses analyses
psychologiques et rnet en évidence leur intérêt
et leur utilité pour la conduite concrète de la vie.
Or, en introduisant l'idée d'« utile propre» et de

187
HOMME (HUMANITÉ)

«réellement utile », Spinoza fait de cette


recherche de l'utile véritable, par chacun et pour
chacun, l'instrument «qui conduit réellement
l'honlme à une plus grande perfection» . C'est
bien l'homrne, et tout homme, qui est concerné
par cette recherche de l'utile propre. Et le fait
que l'utilité véritable soit spécifique et particu-
lière selon chaque individu n'empêche pas la
validité universelle de ce fondement de la vertu,
mais souligne au contraire son caractère concret:
dans l'éthique spinoziste, ce qui est à instaurer
est bien un universel concret.
Un contresens est à éviter. La recherche de
l'utile propre n'est ni un égoïsme ni un utilita-
risme (qui annoncerait alors l'utilitarisme empi-
riste des économistes du XVIIIe siècle). En effet,
ce qui est vrainlent utile à chacun, s'il souhaite
acquérir une liberté et une joie véritables, c'est la
raison. Et, ici, Spinoza développe une analyse de
la relation privilégiée à l'autre qui est déjà une
mise en place de la reconnaissance et de la soli-
darité. Il affirrne clairement que, si les hommes
sous la conduite raison, ils s'accor-
toujours nécessairement par nature (Éth.
35). C'est pourquoi:« n'existe dans la Nature
aucune chose singulière qui soit plus utile à
l'hornme qu'un hornme vivant sous la conduite
de la Raison» (ibid., Cor. 1). :« Plus chaque
hornme recherche ce qui est en propre,
plus les homrnes sont réciproquement utiles les
uns aux autres» (ibid., Cor. II).

188
On le voit, loin d'être un égoïsme, l'éthique de
la joie et de l'utile propre est une doctrine de
l'intelligence et de la réciprocité. Spinoza sou-
ligne d'ailleurs son évidence en rappelant que,
par un proverbe, «presque tous» reconnaissent
que l'autre est pour chacun le plus précieux des
biens: «L'homme est un Dieu pour l'homme»
(Éth. IV, 35, Sc.).

=? Effort (Conattts), Être, Idée, Liberté, Nature,


Nécessité, Passion, Pensée, Raison, Sttbstance
terme «idée» (idea) comporte plusieurs
significations qui sont à la fois distinctes, voi-
sines et imbriquées.
Idée signifie d'abord «conscience»: «l'Esprit
est l'idée du Corps» ; ou tout événement de la
Nature (quel que soit son attribut) correspond à
une idée en « Dieu».
De illême et, selon nous, d'une manière
plus significative encore: l'esprit est toujours
« conscient» de son effort pour persévérer dans
l'être. C'est dire que, comme idée du corps, l'es-
prit est conscience: il est conscient du corps en
tant qu'effort, c'est-à-dire «Désir ».
Dans la même Proposition (Éth. 9), nous
trouver une grande richesse encore:
en {( en tant qu'il a des idées claires et
distinctes, mais aussi en tant qu'il a des idées
confuses» que l'esprit est conscient de son Désir.
apparaît l'autre sens du terme «idée»: il
désigne un concept. Il désigne donc un contenu
intellectuel qui peut certes être affirmé avec clarté
ou dans confusion, mais qui est toujours
connaissable et intelligent.

190
Cette distinction que nous établissons, à pro-
pos de 1'« idée», entre conscience et concept
n'est ni une opposition ni une séparation. En
effet, les deux significations s'impliquent réci-
proquernent: le concept n'est pas «[ ... } quelque
chose de muet cornme une peinture sur un
tableau» (Éth. II, 43, Sc.), il est un acte de l'es-
prit et donc une conscience. Spinoza est fort clair
à cet égard, et cela dès les Définitions prélimi-
naires d'Éth. II: «Par idée j'entends un concept
de l'Esprit que l'Esprit forme en raison du fait
qu'il est une chose pensante» (Éth. II, Déf. III).
Former un concept est un acte, et c'est comme
être actif que l'esprit forme des concepts.
Cette formation du concept est une affirmation:
le concept (sans le secours d'aucune volition) est
l'affirmation même de son contenu intellectuel et
intelligible (telle l'équivalence à deux droits des
trois angles d'un triangle). Mais une affirmation
est une conscience: «Celui qui a une idée vraie
sait en nlême temps qu'il a une idée vraie»
(Éth. 43). Avoir une idée c'est savoir qu'on
a une idée, c'est donc avoir conscience de l'acte
d'affirmation irnpliqué dans le concept. Parce que
l'idée est «un mode du penser», elle est l'intel-
lection même (Éth. 43, Sc.), c'est-à-dire un acte
conscient. Ainsi l'idée comme concept implique la
conscience de soi (que l'idée soit vraie ou fausse):
«[. .. } l'Esprit [ ... ] est nécessairernent conscient
de soi par les idées des Affections du Corps» et il
est conscient de son effort (Éth. 9, Dém.).

191
1D É E

Inversement, l'idée comme conscience de soi


implique le concept (c'est-à-dire un contenu
réellement ou faussement significatif). Par
exemple, la conscience de désirer (la conscience
d'effort) est vécue par un Esprit dont «l'essence
[ ... } est constituée par des idées adéquates et par
des idées inadéquates », ces idées étant la
conscience des modifications du Corps.
Ainsi, l'esprit est simultanément conscience et
concept, c'est-à-dire plus précisément conscience
de soi comme corps et comme Désir, et cela à
travers des impressions corporelles qui sont des
idées, c est-à-dire des contenus et des interpréta-
tions imaginaires des événements du corps.
N'oublions pas que ces «idées des Affections
du Corps» ne sont pas forcément des idées
vraies. De même les idées (ou concepts) que nous
formons à propos du monde ne sont pas forcé-
ment vraies~ Ce que souligne Spinoza est donc le
fait que l'esprit est toujours simultanément
conscient et connaissant (que sa connaissance
soit vraie ou fausse).
Nous pouvons dire que, pour Spinoza, l'esprit
pense toujours. Cela signifie qu'il est toujours
simultanément conscient de soi et producteur de
pensées, c'est-à-dire de concepts plus ou moins
clairs. Mais à cette vérité, il faut ajouter celle-ci:
c'est comme Désir que l'individu est simultané-
ment et conscience de soi et source de concepts.
Ces idées, comme concepts, peuvent être vraies
ou fausses, c'est-à-dire adéquates ou inadéquates.

192
C'est la tâche du philosophe de rechercher la
vérité, c'est-à-dire de construire un système de
concepts adéquats.
Pour réaliser cette tâche, il convient d'abord de
bien définir le concept: on a vu plus haut qu'il est
un acte et non une peinture muette. Il convient
ensuite de bien distinguer l'Idée et l'Image:
«J'appelle le lecteur à faire une rigoureuse dis-
tinction entre une Idée, c'est-à-dire un concept de
l'Esprit, et les Irnages des choses que nous imagi-
nons» (Éth. II, 49, Sc.). Il convient enfin «de
distinguer les idées et les mots par lesquels
nous signifions les choses». On a trop «souvent
confondu les images, les mots et les idées» (ibid.).
C'est pour fonder la connaissance uniquement
sur des idées vraies, et non sur des mots vides ou
des images empiriques, que Spinoza identifie
idée, concept et conscience, et qu'il établit la
distinction des trois genres de la connaissance.
Ce sont les concepts vrais gui fondent et expri-
ment le rationalisme spinoziste: «L'ordre et la
connexion des idées sont les mêmes gue l'ordre
et la connexion des choses» (Éth. 7).
Mais ce serait un lourd contresens que d'igno-
rer le fait gue l'objet de ce rationalisme (discursif
puis intuitif) est l'homme concret, c'est-à-dire
son désir de bien vivre et d'exister en acte
(Éth. IV, 21).

~ Connaissance, Conscience, Désir, Effort (Cona-


tus), Imagination, Vérité
L'un des propos les plus constants de Spinoza
est l'opposition de l'imagination et de l'entende-
ment, de l'image et de l'idée. Sa théorie de la
connaissance se fonde d'abord sur cette opposi-
tion et c'est sur celle-ci que repose la critique de
l'ontologie et de la métaphysique traditionnelles.
C'est faute d'avoir compris cette opposition et
d'en avoir tenu compte que l'opinion courante ne
saisit pas la nature véritable de «Dieu» (comme
substance totalisatrice et autonome) ou, par
exemple, de l'Étendue (comme réalité indivi-
sible). C'est cette confusion qui empêche de dis-
tinguer les êtres réels et les abstractions vides qui
ne sont que des mots sans contenus (cercle carré)
ou des «êtres d'imagination tels ces termes par
lesquels on croit expliquer la nature: Ordre et
Désordre, Louange et Blâme, Faute et Mérite,
Bien et Mal. De même que la Finalité du monde,
tous ces termes abstraits ne sont que des "préju-
gés"» (Éth. l, App. ; et Éth. II, 49, Sc.).
Tous ces préjugés et ces confusions provien-
nent d'une ignorance de la nature même de
l'image: celle-ci est la conscience d'une modifi-

194
IMAOINATION

cation du corps en l'absence de l'objet extérieur


qui a causé cette modification (Éth. II, 17). Si
l'on tenait compte de cette origine de l'image et
de cette possibilité de percevoir encore un objet
absent ou inexistant, alors on comprendrait que
cette «puissance d'imaginer » n'est pas «un vice
de la nature» mais une «vertu» (ibid.).
Cette confusion générale entre l'imagination et
l'entendement, entre les mots, les images et les
idées, n'est pas seulement la source d'une ontolo-
gie et d'une philosophie de la nature erronées;
elle n'est pas seulement responsable de nos pré-
jugés moraux; elle est aussi l'origine de notre
servitude.
Celle-ci provient de nos passions.L' originalité
de la critique spinoziste consiste dans la mise en
évidence du rôle de l'imagination dans la forma-
tion de ces affects passifs que sont les passions.
On pourrait même dire que toute la critique des
passions est une analyse approfondie du fonc-
tionnement de l'imagination affective.
La base de cette analyse découle de la descrip-
tion conatus. Si l'Esprit est Désir en ce qu'il
s'efforce toujours de persévérer dans l'être, alors
on peut apercevoir que «l'Esprit, autant qu'il le
peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce
qui seconde la puissance d'agir du Corps»
(Éth. III, 12). En effet, tout ce qui accroît la
puissance du Corps accroît la puissance de l'Es-
prit (Éth. III, Il) et par conséquent la joie qu'il
éprouve. La joie, ou sentiment de l'accroisse-

195
IMAGINATION

ment de la puissance intérieure, est donc cela


qui est recherché par le Désir, ou conatus, et c'est
au service de cette joie et dans la poursuite de
son accroissement que l'irnagination s'efforce
d'affirmer ses propres buts.
Car le plus souvent, en effet, l'objet qui est
censé accroître la joie n'est qu'un objet imagi-
naire, un objet qui résulte de la confusion entre
le réel et l'irnaginaire.
Si, pour comprendre et cOIubattre la passivité
de la passion, il convient de déployer une connais-
sance adéquate de cette passion, cela signifie qu'il
y a lieu de déployer une connaissance rationnelle
des processus de l'imagination. C'est à cela même
que s'applique Spinoza. Toute la partie III de
l'Éthique qui va de la Proposition 12 à la Proposi-
tion 55 (sur 59 Propositions) est consacrée à la
description du fonctionnement de l'imagination
dans la naissance et le développement des affects.
C'est ainsi que, d'abord, Spinoza met en évi-
dence l'origine imaginaire d'un affect, lorsque son
objet est simplenlent semblable à un ancien objet
(Prop. 16 et 17). Ensuite, il décrit le fonctionne-
ment à la fois logique et imaginaire de la relation
à l'autre lorsque intervient un tiers: tout ce que
l'esprit imagine du tiers entraîne une modifica-
tion de la relation de l'individu considéré avec
l'objet de son amour (ou de sa haine): on aimera
qui aime notre aimé, mais on haïra qui hait notre
aimé (Prop. 22). Ce mécanisme logique est porté
par l'imagination, et même la relation duelle à

196
l'être aimé est ici irnaginaire: si l'on imagine la
joie ou le salut de l'aimé, on éprouve de la joie, si
l'on imagine sa tristesse, on éprouve de la tris-
tesse. nous affirmerons (par imagination) tout
ce qui accroît l'objet de notre amour ou tout ce
qui diminue l'objet de notre haine.
Cette présence active et trompeuse de l'imagi-
nation concerne aussi bien l'individu lui-même
que ses rapports à autrui. L'individu produira ou
poursuivra tout ce dont il imagine que cela
accroîtra sa joie (Prop. 28) ou tout ce dont il ima-
gine être bien considéré par les autres (Prop. 29).
Qu'il s'agisse donc du rapport à soi-même, du
rapport à l'autre ou du rapport à l'opinion, c'est
toujours un acte de l'imagination qui est à la
source des affects qui vont nous asservir. Le terme
«imaginer» est explicitement et systématique-
ment utilisé par Spinoza pour décrire l'origine
d'une passion. Celle-ci n'est donc pas simplement
d'origine corporelle; l'esprit ici est actif, c'est lui
qui pose des fins et en tire, comme conclusions,
des attitudes et des actions, puisque c'est lui qui
imagine» ou «s'efforce d'imaginer ».
Certes, ces fins, ces buts, ces moyens sont alors
simplement imaginaires: mais la mise en évi-
dence de ce fait, à travers toute l'analyse des pas-
sions, n'est pas destinée à humilier l'individu par
la nature fictive de ses passions, elle est destinée
à donner à cet individu le moyen de sa libéra-
tion. En effet, la prise en compte de l'imagina-
tion dans genèse des passions permet à l'indi-

197
IMAGINATION

vidu de neutraliser ces affects puisqu'il a tou-


jours la possibilité (sous l'égide d'un affect plus fort)
de reconnaître l'irnaginaire en lui et de pour-
suivre désormais le déploiement d'un Désir
éclairé par la connaissance vraie et non pas porté
par l'imaginaire.
C'est alors, véritablement, que l'imagination
pourrait apparaître pour ce qu'elle est: non pas
un vice de la nature ou une passivité, mais une
activité et une «vertu».

~ Effort (Conatus), Entendement, Idée, Passion,


Vertu
Spinoza est certes le philosophe de la totalité.
Mais une lecture complète et approfondie le
révèle également comme un philosophe de l'in-
dividu.
La place de cette idée est considérable dans
l'Éthique puisque le terme «individu» désigne
une réalité singulière cohérente, harmonieuse et
stable, et que l'ontologie est la mise en place des
réalités singulières dans le système du monde.
L'Individu est longuement défini dans ces
Lemmes et ces Axiomes qui, en Éthique II, après
la Proposition 13, décrivent et définissent les
corps. Ceux-ci, souvent composés de plusieurs
corps, forment un Individu si leurs rapports
internes sont constants.
sait que le corps humain est l'objet immé-
diat de l'esprit, celui-ci n'étant rien d'autre que
conscience corps. Par conséquent, si le
corps est défini comme Individu, toute l'anthro-
pologie et toute l'éthique deviennent des des-
criptions et des théories de l'Individu.
C'est ainsi que la Préface d'Éthique IV, qui ouvre
l'élaboration de la morale concrète et qui se pro-

199
INDIVIDU

pose de montrer le caractère tout relatif des idées


de perfection et d'imperfection, s'appuie expli-
citement sur cette idée d'individu et se réfère
explicitement aux «individus de la Nature ».
« Perfection» et «imperfection» ne sont que le
fruit de comparaisons entre différents individus,
et cela selon leur degré «d'entité ou de réalité ».
Après celle de l'ontologie, c'est l'élaboration
de l'éthique qui s'avère la finalité principale de
philosophie. cette éthique spinoziste n'est
pas la doctrine abstraite qu'on dit parfois qu'elle
est. la première étape de cette éthique est en
effet la critique des passions et de leurs sources
imaginaires, et cette critique débouche explici-
tement sur la notion d'individu et sur le carac-
tère individuel et spécifique de chaque passion
selon qu'elle est vécue par tel ou tel individu.
Spinoza souligne ce fait avec fermeté: «Un affect
quelconque, chez un individu donné, se dis-
tingue autant de l'affect d'un autre individu, que
l'essence de l'un diffère de l'essence de l'autre»
(Éth. 57). Notons en passant que Lacan place
cette en exergue sa thèse sur la
paranoïa (De la psychose paranoïaque dans ses rap-
ports avec la personnalité).
humains sont en effet des essences singu-
lières, c'est-à-dire en effet des individus. C'est
donc en tenant compte de la spécificité indivi-
et existentielle de chaque passion qu'il
sera possible de la connaître en vérité et par
conséquent de $' en libérer.

200
Cette critique ne doit pas faire penser que le
propos de Spinoza est d'effacer ou de dépasser
l'individualité de chacun. Il se propose au
contraire de promouvoir le plein accomplisse-
ment de chaque individu. Ce que Spinoza en
effet désigne comme étant la liberté est l'accès à
une manière de vivre autonome qui réalise vrai-
ment l'essence individuelle de chacun. C'est en
cela que consiste l'action adéquate et libre: une
chose est dite libre quand elle existe «par la
seule nécessité de sa nature» et quand elle agit
«par soi seule» (Éth. l, Déf. VII). C'est pour
cette raison que «[ ... l la vertu [ ... l n'est rien
d'autre qu'agir selon les lois de sa propre
nature» (Éth. IV, 18, Sc.). Si la vertu se définit
par l'action autonome, c'est-à-dire libre et spéci-
fique, on est arnené à définir la conduite éthique
par la recherche de l' « utile propre». C'est ce que
propose explicitement Spinoza. Mais l'utile, ici,
n'est pas pragnlatique ni universel, il est à la fois
réfléchi et spécifique: l'utile vrai est ce qui
accroît réellement la joie et la puissance d'agir,
mais cet utile vrai ne saurait être que spécifique,
propre à chaque essence singulière, c'est-à-dire à
chaque individu. La Raison exige «[ ... l que
chacun s'aime soi-rnême, qu'il recherche sa
propre utilité, en tant qu'elle lui est réellement
utile» (ibid.).
En cherchant à définir quel bien serait le plus
utile à l'homme, Spinoza rencontre l'autre:
« Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. »

201
INDIVIDU

Ce qui est remarquable pour notre propos c'est


que Spinoza se réfère précisément à la notion
cl' individu lorsqu'il veut démontrer cette valeur
de l'homme pour l'homme: elle provient du fait
que les «individus» formeront ensemble des
individus plus puissants: «(. .. ) si, en effet, deux
individus de nature rigoureusement identique
[ ... } s'unissent l'un à l'autre, ils composent un
seul individu deux fois plus puissant» (Éth. IV,
18, Sc.).
En prolongeant son analyse, Spinoza définit un
fondement pour la vie sociale heureuse et, sans
la nommer, pour la démocratie. En effet, les
hommes «[ ... } ne sauraient souhaiter rien de
plus précieux [ ... ] que le fait de s'accorder en
toutes choses, de telle sorte que les Esprits et les
Corps de tous composent comme un seul Esprit
et comme un seul Corps afin que tous s'efforcent
ensemble, autant qu'ils le peuvent, de conserver
leur être, et recherchent ensemble l'utilité com-
mune à tous» (ibid.). Mais «un seul Esprit et un
seul Corps», c'est un Individu.

=> Corps, Liberté, Passion, Utilité


INFINI

l'ontologie de Spinoza est une ontologie


moniste et, par conséquent, immanentiste. Un
seul Être existe qui puisse être le fondement de
soi-même et sa propre cause (causa sui) et cet Être
est le tout de la Nature, nommée ou substance ou
Dieu selon les aspects de cet Être sur lesquels on
porte son attention.
Cet Être, substance, Nature ou Dieu est donc
infini.
La substance est certes connue par ses attri-
buts: mais ceux-ci, en nombre infini (deux seu-
lement nous sont connus), sont respectivement
infinis dans leur genre.
Le spinozisme est donc d'abord une ontologie
de la totalité infinie.
C'est ici qu'un contresens est à éviter: le spi-
nozisnle n'est pas une philosophie de l'ineffable
ni de l'indéterminé. Il n'est pas une ontologie
négative de l'Être inconnaissable et innom-
mable, il n'est pas une ontologie de la «nuit
obscure» (Jean de la Croix) ou de l'Être si indé-
terminé qu'il rejoint le néant (Hegel).
Non. spinozisme est une philosophie de la

203
1 N FIN 1

Nature concrète et des réalités singulières et


individuelles qu'elle enveloppe. Mais cette phi-
losophie est à la fois immanentiste et totalisante :
les réalités singulières (<< modes finis») sont
toutes conceptuellement rapportées à leur genre
prochain (les attributs infinis) et à leur fon-
dement ultirne (la substance). Cela signifie
concrètement que l'opposition traditionnelle
immanenceltranscendance a été remplacée par
l'opposition fini/infini. Ainsi, on reste dans un
domaine unique qui est la Nature infinie, mais
on a affaire, pour la connaissance et pour l'ac-
tion, à des réalités toujours singulières et tou-
jours finies: à des Individus.

~ Attribut, Éternité, Individu, Mode, Substance


Le terme de Raison (ratio) désigne l'activité
logique de l'esprit hurnain. Cette activité est un
pouvoir de connaître, et c'est ce pouvoir que
désigne plus précisément le terme d'« Intelli-
gence ». Ce pouvoir de connaître est un pouvoir
de cornprendre, une conlpréhension de l'objet
connu. Spinoza n'utilise ce tenne que deux fois
(Éth. IV, App., chap. IV et V), mais cet ernploi
éclaire la signification dynamique de cette Rai-
son qui traverse, sous-tend et déploie toute
l'Éthique. Spinoza montre en effet, en manière de
synthèse abrégée, que «[ ... } la fin ultime d'un
homme qUI est conduit par la Raison, c'est-à-
dire le Désir suprême grâce auquel il s'applique
à diriger tous les autres Désirs, est celui qui le
porte à se concevoir adéquatement lui-même et
à concevoir adéquatement tous les objets qui
peuvent tomber sous son intelligence» (IV,
App., chap. IV).
La fin ultime de la sagesse spinoziste est donc
clairement et fermement définie dans ce petit
chapitre : connaissance adéquate et réfléchie
de soi-même et connaissance adéquate du

205
INTELLIGENCE [INTELLIGENT/Al

monde forment les deux piliers de cette


sagesse.
Pour souligner l'importance de cette réfé-
rence à l'intelligence (intelligence de soi et
du monde), Spinoza reprend cette idée dans le
chapitre suivant: «Aussi n'y a-t-il point de
vie vraie sans intelligence, et les choses sont
bonnes dans la seule mesure où elles aident
l'homme à jouir de la vie de l'Esprit, vie
qui se définit par l'intelligence» (Éth. IV, App.,
chap. v).
Il est important de noter que, dans cette par-
tie de l'Éthique qui concerne explicitement
la morale concrète et la conduite de la vie,
Spinoza utilise le concept d'intelligence, de
préférence au concept d'entendement. Celui-
ci (intellectus) implique une connotation de
connaissance désintéressée; intelligentia, au
contraire, laisse mieux apparaître l'activité
même de compréhension et de connaissance
concrète qui est celle de l'esprit et dont le sage
souhaite se réjouir.
Cette activité ausSI désigner,
selon nous, la qualité et individu
qui choisit de poursuivre la sagesse.
Remarquons enfin que cetre intelligence de soi
et du monde conduit à la «vie vraie ».
Cette expression était déjà utilisée dans le
Traité théologico-politique (chap. IV, 37) pour dési-
gner «la vie vraie de l'esprit ».
Il est alors possible de penser que, par la

206
connaissance réflexive et adéquate de soi-même
et du monde, ce dont l'esprit peut jouir est ce
que nous appelons la « vraie vie».

==:;. Connaissance) Entendement) Esprit) Rais(1n) Vie


Si le spinozisme est une philosophie du bon-
heur et de la félicité, c'est parce qu'il est d'abord
une philosophie de la joie.
Mais cette philosophie n'est pas un simple
appel à «bien agir [ ... } et être dans la joie»
(Éth. IV, 50, Sc.). Elle n'est pas une simple
injonction, ou le choix de la valeur « joie» parmi
d'autres possibles. La joie est d'abord un fait qui
appartient par essence à la nature humaine
et qui, pouvant être ou passive ou active, fera
ensuite, en effet, l'objet d'un choix justifié. La
doctrine spinoziste consiste à passer de l'anthro-
pologie à l'éthique sans qu'il y ait rupture de
plan, et cette démarche fondarnentale est parti-
culièrement à propos de cet élément
essentiel de l'esprit humain qu'est la joie.
C'est en effet dès le début de la partie de
l'Éthique l et consacrée à l'étude de
l'affectivité et par conséquent du Désir, que Spi-
noza est amené à définir la joie: «Par Joie j'en-
tendrai donc dans la suite une passion par laquelle
l'Esprit passe à une plus grande perfection» (la Tris-
tesse étant le passage à une perfection moindre).

208
D'après le texte même du théorème, la perfec-
tion, ici, désigne la «puissance d'agir». La joie
étant explicitement posée comme un «affect»
( «En dehors de ces trois affects [le Désir, la Joie
et la Tristesse], je n'en reconnais aucun autre qui
soit primitif»), on peut dire que la joie est la
conscience d'un accroissement simultané de la
puissance d'agir du corps et de la puissance de
penser de l'esprit.
C'est à ce titre qu'elle est la meilleure expres-
sion du conatus, c'est-à-dire de l'effort pour affir-
mer et déployer son existence.
Et c'est pourquoi, aussi, tous les efforts parti-
culiers s'efforcent d'accroître cette puissance
intérieure: il s'agit toujours en fait, pour l'esprit
humain, d'accroître sa joie et d'affirmer à ses
propres yeux sa puissance d'agir et d'exister.
L'éthique spinoziste découle directement de ce
fait anthropologique: la raison ne commande rien
d'autre que de conserver son être et accroître sa
joie (Éth. IV, 18, Sc.). C'est en cela que consistent
la «vertu» et la «perfection ». Mais, pour aider à
l'accomplissement de cette tâche, l'éthique ne
peut se borner à souligner la valeur privilégiée de
la joie. Elle doit repérer les obstacles et les
vaincre: c'est ici qu'elle rencontre les passions et
qu'elle s'interroge sur les moyens de les maîtriser.
Et la joie, le plus souvent, est une passion.
Ce n'est pas en tant qu'affect, c'est en tant
qu'affect passif que la joie est une passion. Elle
découle alors en nous d'une action dont nous ne

209
JOIE

sommes pas la cause suffisante, elle résulte d'une


action dont nous ne sommes que la cause par-
tielle et donc inadéquate (Éth. III, Déf. II).
Cette joie sirnplernent passive risque en outre
d'être imaginaire: nous poursuivons ce dont
nous imaginons que cela accroîtra notre puis-
sance. Le résultat peut être imaginaire, et l'indi-
vidu peut se trouver dans la dépendance d'un
être extérieur dont il aura seulement imaginé
que l'aIllour (par exemple) accroîtrait son pou-
voir intérieur. Une joie passive produit une alié-
nation et par conséquent une tristesse.
Cela signifie que la joie passive ne conduit pas
à l'utile véritable, c'est-à-dire à «l'utile propre ».
Or l'éthique se propose de donner le moyen d'ac-
céder à cet utile propre: ce moyen est la connais-
sance réflexive.
Seule cette connaissance peut distinguer joie
passive et joie active, et cela en reliant la joie aux
actions adéquates, c'est-à-dire aux actions qui
découlent pour la plus grande part de l'essence
singulière de l'individu.
À partir de là, on cOITlprend que la joie la plus
autonome soit celle qui résulte de la contempla-
tion de son propre pouvoir d'agir: «[ ... } la
Satisfaction de soi est une Joie accompagnée de
l'idée de soi-même comme cause» (Éth. 51,
Sc.), c'est-à-dire «une Joie provenant du fait
que nous contemplons notre puissance d'agir»
(Éth. Déf. des Aff. XXVI, Expl.).
Mais la «plus haute joie », c'est-à-dire la plus

210
haute perfection, est celle qui résulte de la
connaissance du troisième genre, et cela parce
que la «plus haute vertu de l'Esprit» est de
connaître Dieu par l'intuition rationnelle et
totalisatrice. De cette connaissance «naît la plus
haute satisfaction de l'Esprit qui puisse être don-
née» (Éth. V, 27).
Cette joie, accompagnée de l'idée de Dieu
comme cause, est un Amour: la plus haute joie
du sage est l'Amour intellectuel de Dieu (c'est-à-
dire la connaissance intuitive de la Nature tota-
lisée).
Mais cet Amour (qui est aussi l'Amour de
Dieu pour les hommes) n'est rien d'autre que
notre béatitude et notre liberté: c'est en cet
Amour, en cette philosophie que « consiste notre
salut ou, en d'autres termes, notre Béatitude ou
notre Liberté» (Éth. V, 36, Sc.).
Ainsi, l'éthique de la joie conduit-elle à une
sagesse de la béatitude. Ce n'est pas dire, pour
autant, que le sage se détourne de cette morale
concrète qui fut décrite en Éthique IV. Au
contraire, béatitude irnplique toutes les puis-
sances du corps (pensé autrement, certes) et
toutes les joies concrètes, pourvu qu'elles soient
autonomes et maîtrisées. «Il appartient à
l'hoITlme sage d'user des choses, d'y prendre
plaisir autant qu'il est possible (non certes jus-
qu'à la nausée, ce qui n'est plus prendre plaisir).
Il appartient à l'hoITlme sage, dis-je, d'utiliser
pour la réparation de ses forces et pour sa récréa-

211
Jal E

tion des aliments et des boissons agréables en


quantité mesurée, mais aussi les parfums, l'agré-
ment des plantes vives, la parure, la musique, les
exercices physiques, le théâtre et tous les biens
de ce genre dont chacun peut user sans aucun
dommage pour l'autre» (Éth. IV, 45, Sc. du
Cor. II).
Et s'il en est ainsi, c'est que «plus grande est
la Joie dont nous sommes affectés, plus grande
est la perfection à laquelle nous passons, c'est-à-
dire plus il est nécessaire que nous participions
de la nature divine» (ibid.).

=> Affect, Béatitude, Désir, Liberté, Passion, Per-


fection
L'ontologie moniste permet tout d'abord
d'écarter l'hypothèse d'un fondement transcen-
dant de la morale et, notamment, de la justice.
Comme le montre l'Appendice d'Éthique l, les
notions de bien, de mal, de faute et de mérite (et
donc de juste et d'injuste) découlent toutes
d'une connaissance erronée. C'est la confusion
entre l'entendement et l'imagination et le pri-
mat accordé à celle-ci qui entraînent d'abord le
préjugé finaliste (quant à la nature) et ensuite
l'illusion de la liberté (quant à l'homme). À par-
tir de là, se forment toutes les notions imagi-
naires de juste et d'injuste.
S'il n'existe pas de justice objective (transcen-
dante ou cela ne signifie pas que
l'idée justice soit dénuée de sens. Mais ce sens
est politique et, pour le comprendre, nous
devons évoquer l'origine du droit. L'origine du
Pacte social est longuement analysée au cha-
pitre XVI du Traité théologico-politique; mais l'idée
est reprise dans l'Éthique 37, Sc. II; et
73) et cela d'une façon ferme et ramassée.
Ainsi: «Chacun existe par un droit suprême

213
JUSTICE

de la Nature» (Éth. IV, 37, SC. II) et accomplit


par conséquent ce qui découle nécessairement de
sa nature et de sa constitution; il s'efforce de
conserver ce qu'il aime et de détruire ce qu'il
hait. C'est dire que, dans la Nature, chacun a le
droit d'accomplir ce qu'il a la puissance de faire:
il n'y a là aucune immoralité. Mais il n'y a là,
non plus, en réalité, aucun droit. Le «droit de
nature» n'est pas un droit, il n'est que la puis-
sance; il n'est ni juste ni injuste, ni coupable ni
innocent. Toutes ces appréciations, tous ces
jugements sont postérieurs, ils sont formés au-
delà du droit de nature.
En effet, «si les hommes vivaient sous la
conduite de la raison, chacun [ ... ] jouirait de
son droit sans nuire à autrui» (Éth. IV, 37,
SC. II). Mais, comme ils sont soumis aux passions
(qui sont les affects passifs), ils s'opposent,
entrent en conflit et menacent de se détruire
réciproquement. «Aussi, pour que les hommes
puissent vivre dans la concorde et se porter une
aide mutuelle, il est nécessaire qu'ils renoncent à
naturel et se donnent réciproquement
l'assurance qu'ils n'accoInpliront rien qui puisse
un dommage pour l'autre. »
renonçant au droit de nature, une société
fonde un droit civil, c'est-à-dire une législation
et une définition commune du juste et de l'in-
juste. Ainsi le «mérite» ou « faute» ne sont
que l'obéissance à la loi commune ou sa trans-
gression. C'est donc «la puissance souveraine»,

214
JUSTICE
c'est-à-dire le détenteur de la souveraineté, qui
définit le juste et l'injuste. Ce «souverain »,
même s'il se présente comme un «monarque»
ou une «aristocratie », est en réalité la puissance
de la société entière qui a délégué ses pouvoirs
(son «droit de nature»). Précisons que Spinoza
se fait le défenseur d'un pouvoir qui s'exercerait
«collégialement» (colegiater), et qui est la démo-
cratie.
Seule la raison devrait présider à l'élaboration
des lois et à la construction d'un droit civil. Mais
en tout état de cause, c'est toujours le «souve-
rain» (quelle que soit sa nature) disposant de
l'autorité qui a seul le pouvoir de définir le juste
de l'injuste. En cl' autres termes, chaque société
est autonome et souveraine, et c'est elle seule
(par sa législation et son droit) qui est autorisée à
définir le juste et l'injuste, le bien et le mal.
Ce réalisme politique, ce relativisme sociolo-
gique et historique ne signifient pas que Spinoza
se fasse le partisan du cynisIne individuel ou de
l'autoritarisme politique. Bien au contraire, il
prône la paix, le civisme et la démocratie de fait
ou de droit: monarque, s'il veut sauver son
pouvoir, devra s'incliner devant la masse (multi-
tudo).
Spinoza fonde la paix civile et la liberté sur
l'obéissance aux lois et aux décrets communs
(Éth. 73). Mais cette justice ne constitue pas
à elle seule une éthique et une sagesse. Au cœur
d'une société juste qui instaurerait la concorde et

215
JUSTICE

l'harmonie, le sage aura la tâche de diriger sa vie


selon la raison, rnais dans la perspective d'un
accès à la félicité.
Il devra cornmencer à connaître ses passions
pour les dépasser et combattre sa servitude.
Éclairé par la connaissance, sa vie affective sera
l'authentique épanouissement de son Désir et de
son essence singulière. Il accédera alors (outre la
joie et la félicité) à ce que l'on pourrait appeler
une « justesse» intérieure.
Il est en effet remarquable que Spinoza emploie,
d'une façon pour ainsi dire naturelle, l'idée de
juste appréciation lorsqu'un individu juge un
autre homme ou lorsque le sage se réfléchit et
s'évalue lui-même: «[. .. ) la Joie qui naît du fait
qu'un homme estime un autre homme au-dessus
de sa juste valeur s'appelle Surestime; et [ ... }
Mésestime celle qui naît du fait qu'il estime un
autre homme au-dessous de la juste valeur»
(Éth. 26, Sc.). même: « J.;Orgueil consiste
à avoir de soi-même, par Amour, une meilleure
opinion qu'il n'est juste» (Éth. Déf. des Aff.
XXVIII); tandis que «le de soi consiste à
avoir de soi-même, Tristesse, une moins
bonne opinion qu'il juste» (ibid., XXIX).
Spinoza ne donne pas, apparemment, les
moyens et les critères qui permettraient d'accé-
der à une juste évaluation de soi-même et d'au-
En réalité, ces critères existent: ils sont
constitués par la sagesse elle-même, c'est-à-dire
par toutes les attitudes et les activités de l'esprit

216
qu'elle implique. C'est ainsi qu'il évoque sou-
vent l'accroissement d'être, de réalité et de puis-
sance qui résulte de la connaissance rationnelle
(discursive puis intuitive), ou l'accroissement de
puissance qui résulte de l'entraide et de l'amitié
entre les esprits. Que la juste évaluation de l'es-
prit humain soit, chez Spinoza, un thème fonda-
mental de sa réflexion, c'est la conclusion même
de l'Éthique qui nous en convaincra: «On voit
par là quelle est la force du Sage, et combien il
est supérieur à l'ignorant conduit par ses seuls
désirs sensuels {... ], l'ignorant est agité de mille
façons par les causes extérieures et ne possède
jamais la vraie satisfaction de l'âme [ ... ] dans le
temps même où il cesse d'être passif, il cesse
aussi d'être. Mais le sage au contraire [ ... J est à
peine ému {. .. ] et, ne cessant jamais d'être, il
jouit toujours au contraire de la vraie satisfaction
de l'âme» (Éth. V, 42, Sc.).
On le voit, le critère de la valeur d'un individu
et de sa supériorité sur les autres n'est pas la
puissance sociale, la richesse ou les honneurs,
mais la densité et l'autonomie intérieure de son
Joie, Félicité et Satisfaction de soi sont les
véritables critères de la juste appréciation de soi.
Si sage juger et apprécier son être à
sa juste valeur c'est parce que, essentiellement,
la sagesse est «conscience de soi» et la vérité
index sui.
Seules, en effet, la conscience réfléchie et la
connaissance vraie permettent l'instauration de

217
JUSTICE

«l'homme libre» et la mise en oeuvre de ces cri-


tères véritables de la valeur que sont la Généro-
sité et la Fermeté (Éth. III, 59, Sc.).

=> Amitié, Bien, Droit, Effort (Conatus), bnagi-


nation,Joie, Liberté, Mal, Passion, Vérité
Ce qui, en première analyse, définit la doctrine
spinoziste de la liberté est la dénonciation
d'une erreur ou d'une illusion. Dès l'Appendice
d'Éthique l, Spinoza affirme que la croyance en la
liberté provient de l'ignorance des causes qui
nous déterrninent.
Il approfondit et illustre son propos en
Éthique II, 36, Scolie. Pour mieux définir la faus-
seté (ou l'erreur) comme manque de connais-
sance, il prend l'exemple de la liberté et affirrne
qu'elle «consiste en ceci qu'ils [les hommes} ne
connaissent aucune cause à leur action». De
mêrne, la perception du soleil à deux cents pieds
n'est qu'une imagination résultant de l'ignorance
des causes physiologiques de cette perception.
Cette doctrine de la liberté repose sur tout le
système ontologique et anthropologique de Spi-
noza. Si le déploiement des attributs de la sub-
stance est nécessaire, et donc si tous les événe-
ments de la Nature sont soumis au déterminisme,
alors l'homme lui-même déploie une action
rigoureusement déterminée. Et cela est d'autant
plus vrai que le corps et l'esprit ne sont qu'un

219
LIBERTÉ

seul individu, une seule réalité qui peut être sai-


sie ou sur le plan de la Pensée ou sur le plan de
l'Étendue, ces deux plans de lecture interdisant
une quelconque interaction entre le corps et l'es-
prit: «Ni le Corps ne peut déterminer l'Esprit
à penser, ni l'Esprit ne peut déterminer le Corps
au mouvement» (Éth. III, 2).
C'est en raison de ce parallélisrne unitaire, des-
siné sur fond de nécessité universelle, que Spi-
noza peut reprendre sa conception centrale:
«Ainsi donc l'expérience n'enseigne pas avec
moins de clarté que la Raison ce fait que les
hommes se croient libres par cela seul qu'ils sont
conscients de leur action mais qu'ils ignorent les
causes qui les déterminent; elle montre aussi
que les décrets de l'Esprit ne sont rien d'autre
que les appétits eux-mêmes et varient par suite
en fonction des différentes dispositions du
Corps}} (Éth. 2, Sc.). Ici, en filigrane, trans-
paraît la critique du dualisme cartésien, laquelle
sera reprise dans la Préface d'Éthique : parce
que l'affirmation du libre arbitre suppose la dua-
d'une âme et corps ainsi que l'igno-
rance de leur mode d'union et d'interaction, on
doit rejeter ce libre arbitre en même temps que
ce dualisme.
Si le spinozisme se réduisait à cet universel
déterminisme, on ne comprendrait pas son
impact sur la culture européenne, son propre
développement interne, c'est-à-dire la structure
même de l'Éthique.

220
À partir de cette prise de conscience, le lecteur
moderne remarquera que, dans le texte même que
nous venons de citer, Spinoza se réfère aux appé-
tits, c'est-à-dire au Désir: c'est en vérité l'objet
principal d'Éthique III. Il s'agit de connaître les
« passions» pour lutter contre la « servitude». Le
propos de Spinoza nous apparaît maintenant plus
clairement: il s'agit pour lui de combattre une
conception erronée de la liberté et de lui substi-
tuer une doctrine de la liberté véritable qui puisse
en effet cornbattre efficacement et réellement la
passivité de l'affectivité et la servitude. D'ailleurs
la partie IV se termine par la description de
« l'hornme libre», tandis que la partie V identifie
enfin Liberté, Béatitude et Salut.
En quoi consiste donc cette nouvelle concep-
tion de la liberté? Spinoza se prononce dès le
tout début de l'Éthique: «On dit qu'une chose
est libre quand elle existe par la seule nécessité
de sa nature et quand c'est par soi seule qu'elle
est déterminée à agir» (Éth. l, Déf. VII). La nou-
velle liberté est donc l'autonomie interne. À ce
titre, «Dieu seul est cause libre» (Éth. l, 17,
Cor. II et Sc.). Mais c'est pourtant l'analyse de la
liberté humaine qui est à l'horizon de ces défini-
tions ontologiques.
Certes, «Il n'y a dans l'Esprit aucune volonté
absolue, c'est-à-dire libre» (Éth. II, 48). Mais ce
qui est ainsi rejeté est l'idée de faculté et,
notamment, d'une faculté de vouloir qui serait
distincte de l'affirmation impliquée par toutP

221
LIBERTÉ

idée (Éth. 49). Sans référence à aucune faculté,


il reste que les actions humaines peuvent être
adéquates ou inadéquates, c'est-à-dire actives ou
passives: «Je dis que nous agissons lorsqu'il se
produit en nous ou hors de nous quelque chose
dont nous sommes la cause adéquate, c'est-à-dire
[ ... ] lorsque, en nous ou hors de nous, il suit de
notre nature quelque chose qui peut être claire-
ment et distinctement compris par cette seule
nature» (Éth. III, Déf. II).
La liberté est donc la cohérence entre un indi-
vidu et son action, le fait que cette action puisse
s'expliquer principalement par la nature de cet
individu. Lorsque « l'essence singulière», ou «la
constitution du corps» (expressions spinozistes)
permettent de rendre compte de la plus grande
part de l'action qu'elles ont déployée, alors on
peut dire que cette action est libre. Elle est libre
parce que l'individu, ici, en est la «cause adé-
quate» et que, par suite, cette action est elle-
même adéquate. Elle est, pour sa plus grande
part, autonome et source d'elle-même. Inverse-
ment, la «Servitude» sera l'aliénation, c'est-à-
dire la dépendance d'un individu à l'égard de
causes internes ou externes qui n'entrent pas
dans la définition de son essence ou personnalité.
«J'appelle Servitude l'impuissance humaine à
diriger et à réprimer les affects; soumis aux
affects, en effet, l'homme ne relève pas de lui-
même mais de la fortune, et il est au pouvoir de
celle-ci à un point tel qu'il est souvent contraint,

222
voyant le meilleur, de faire le pire» (Éth. IV,
Préf.).
La liberté est donc le fait de ne relever que
de soi-même. C'est précisément l'objet d'Éthi-
que IV et V d'établir les voies d'une libération
véritable: c'est par la connaissance des affects et
de leur mode d'action, c'est-à-dire par la
connaissance exacte du rapport entre le Désir et
l'imagination, que pourront être définis les
moyens d'agir sur ces affects et de les maîtriser.
C'est toujours par un affect plus fort (et donc la
poursuite de la joie) que pourront être vaincus
les affects passifs et les désirs inadéquats
(Éth. IV, 7). C'est ainsi seulement par la connais-
sance éclairant le Désir que l'action pourra deve-
nir conforme à l'essence individuelle et ne rele-
ver que d'elle-même. La connaissance des affects
n'est pas sa propre fin, elle est destinée à instau-
rer l'autonomie et à faire qu'il soit possible de
«vivre enfin sous la conduite de la Raison, c'est-à-
dire à être libre et à jouir de la vie des bienheu-
reux» (Éth. IV, 54, Sc.).
Une fois définies les voies rationnelles qui
conduiront à la libération véritable, Spinoza
peut esquisser le portrait de «l'homme
libre ».
D'une façon générale, «celui-là est libre qui
est conduit par la seule Raison» (Éth. IV, 68,
Dém.). Les exigences de cette Raison, Spinoza
les a exposées dans le Scolie d'Éthique IV, 18:
«[ ... } elle n'exige rien qui s'oppose à la Nature ».

223
LIBERTÉ

Elle exige donc (et c'est en cela que consiste la


vraie liberté) que «chacun s'aime soi-même,
qu'il recherche sa propre utilité en tant qu'elle
lui est réellement utile» et que, enfin, il agisse
bien et soit dans la joie, l'autonomie et la satis-
faction de soi.
C'est la fin de la quatrièrne partie qui donnera
quelques précisions sur les contenus de cette
liberté d'autonomie. En effet, les Proposi-
tions 67 à 73 établissent que l'homme libre ne
pense à rien moins qu'à la mort (67); que sa
vertu est aussi grande lorsqu'il évite les périls
que lorsqu'il les surmonte (69); qu'il évite
les bienfaits des ignorants pour ne pas tomber
dans leur dépendance (70); que seuls les
hommes libres ont réciproquement entre eux la
plus haute reconnaissance (71); qu'ils agissent
toujours avec loyauté (72); et que, enfin:
« L'homme qui est conduit par la Raison est plus
libre dans la Cité où il vit selon le décret com-
mun que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-
même» (73).
l'homme libre, en adoptant toutes ces
conduites, accède à la plus haute perfection, on
peut comprendre que, finalement, Spinoza ait
raison d'identifier Liberté, Béatitude et Salut
puisque cet homme libre n'est personne d'autre
que le Sage. À la connaissance la plus développée
sont liées la plus haute satisfaction intérieure et
la joie la plus grande. Paradoxalement, on peut
dire que, pour Spinoza, l'accomplissement véri-

224
table du Désir comme essence singulière est
l'autonorrlÏe joyeuse de l'individu et, par consé-
quent, la liberté.

==> Affect, Ame, Béatitude, Connaissance, Corps,


Désir, Esprit, Passion
Spinoza utilise volontiers la métaphore de la
lumière. Ce qu'il démontre, il tente de le démon-
trer «plus clairement que par la lumière de
midi» (Éth. l, 33, Sc.). Et pour montrer que la
vérité est son propre critère, il écrit: «De même,
en effet, que la lumière manifeste et la lumière
même et les ténèbres, la vérité est la norme et de
la vérité même et du faux» (Éth. II, 43, Sc.).
Cette lumière n'a rien de mystique. Elle est
la métaphore de la connaissance vraie. Lorsque
Spinoza souligne que «pourtant nous sentons et
nous expérimentons que nous sommes éternels»
(Éth. 23, Sc.), il ne se réfère à aucune expérience
d'un autre monde mais au seul «entendement»:
« C'est que ne sent pas avec moins force
les choses conçoit un acte de l'entende-
ment, que celle qu'il a dans mémoire» (ibid.).
à la suite immédiate de cette constatation,
au lieu de se référer à une lumière intérieure
comme véhicule de la vision, il se réfère aux
démonstrations: «Car les yeux de l'Esprit par
lesquels il voit et observe les choses sont les
démonstrations elles-mêmes» (ibid.).

226
Ainsi les «yeux de l'esprit» et la «lumière»
même par laquelle celui-ci voit la vérité selon sa
propre nonne ne sont pas enracinés dans une
source mystique livrée par une mystérieuse
intuition, ils ne sont que l'activité rationnelle et
discursive de l'Esprit hurnain ancré sur son
Corps.

=> Connaissance, Corps, Esprit, Éternité, Vérité


concept compte parmi ceux que dénonce
Spinoza comme étant le fruit de l'ignorance et de
l'imagination: «À partir de là [le préjugé fina-
liste], [les hommes] durent former ces notions
par lesquelles ils expliqueraient la Nature, à
savoir le Bien, le Mal, l'Ordre, la Confusion, le
Chaud, le Froid, la Beauté, la Laideur» (Éth. l,
App.).
Mais ce concept fait aussi l'objet d'une critique
particulière plus approfondie. C'est ainsi que, en
Éthique IV, Spinoza affirme que «Si les hommes
naissaient libres [ ... ] ils ne formeraient aucun
concept du bien ni mal» (68). En effet, ils
seraient autonomes, n'agiraient que selon leur
essence,
" ' . . ,"' ........ .0 véritable et raison,
et ils ne dépendraient causes extérieures que
une part minime de leur existence.
« connaissance mal est une
connaissance inadéquate (Éth. >)> 64), puis-
qu'elle n'est rien d'autre que «la Tristesse même
en tant nous en sommes conscients» (ibid.,
que nous appelons «mal» n'est
qu'une connaissance inadéquate issue d'un affect

228
passif et d'une intervention de l'imagination. On
appelle «mal» en effet ce qui est contraire à l'in-
térêt de l'individu, et donc cela qui s'oppose à
son Désir (à son conatus): «Par mal, j'entends
toute fonne de Tristesse, notamment celle qui
frustre un désir» (Éth. III, 39, Sc.).
C'est d'ailleurs le plus souvent «par crainte
d'un mal» (une douleur ou un châtiment) que
l'ignorant poursuit la vertu et la sagesse, alors
que l'hoITune libre poursuit la vertu et la félicité
non par crainte d'un mal mais en fonction du
bien lui-même: «Celui qui est conduit par la
Crainte et accomplit le bien pour éviter le mal
n'est pas conduit par la Raison» (Éth. IV, 63).
Autrement dit, l'homme libre poursuit la per-
fection pour elle-même.
Certes, la perfection et l'imperfection ne sont
que «des modes du penser» (Éth. IV, Préf.).
Mais le sage s'efforce de former «un modèle de
la nature humaine auquel nous puissions nous
référer». On entendra donc par mal non pas une
réalité ou une conduite objectivement définis-
sable et opposable à une perfection objective,
mais «ce qu'avec certitude nous savons qui nous
empêche de nous rapporter à ce modèle ». Et l'on
dira «que les hommes sont plus parfaits ou plus
imparfaits selon qu'ils se rapprocheront plus ou
moins de ce même modèle» (ibid.).
C'est pourquoi le sage qui souhaite poursuivre
et réaliser un tel modèle de la nature humaine,
modèle de joie et d'autonomie, est cet «homme

229
MAL

libre» dont nous parle toute la fin d'Éthique IV.


Si cet homme libre médite sur la vie et non sur
la mort, c'est que, en effet, il poursuit la joie
pour elle-rnême et non pas par crainte d'un mal.
Seul l'homme vivant sous l'empire de la passion
évite un mal par crainte d'un mal plus grand.
L'homme libre, au contraire, sait qu'on ne com-
bat un affect que par un affect plus fort, et que la
poursuite rationnelle de la plus grande joie est
ce bien que l'on poursuit directement pour lui-
même sans fuir aucun mal.
On le voit, nous sommes en présence d'une
éthique positive et affirmative. le spinozisme
combat les morales de la crainte (crainte des châ-
timents, crainte du péché, crainte de la mort,
crainte du jugernent dernier) et s'efforce de
construire une éthique de la joie. Et, parce qu'il
s'agit de la joie véritable, l'éthique de l'homme
libre est une action, une activité qui trouve sa
motivation en elle-même, c'est-à-dire dans sa
propre essence comme désir de joie.
C'est à ce critère de motivation positive et
directe que répondent quelques-uns des conte-
nus de l'éthique spinoziste. recherche de
l'utile propre (Éth. 18), la recherche de
liberté par la vie sociale (Éth. 73), la satisfac-
tion intérieure comme JOIe suprême (Éth.
App., chap. IV), la béatitude comme «vertu»
en elle-même et non comme «récompense»
(Éth. 42), tous ces contenus de la sagesse
concrète découlent directement de la poursuite

230
de la joie et en aucun cas de la fuite de la dou-
leur, c'est-à-dire de la crainte d'un mal.
Si la poursuite directe et affIrmative de la joie
est le bien véritable, cela ne signifie pas que, face
au «mal» (douleur, obstacle ou négation), nous
devrions rester passifs ou indifférents. Bien au
contraire: «Tout ce que, dans la Nature, nous
jugeons être un mal, c'est-à-dire un obstacle
capable de nous empêcher d'exister et de jouir
d'une vie rationnelle, il nous est permis de
l'écarter par la méthode qui nous paraît la plus
sûre» (Éth. IV, App., chap. VIII).

~ Bien) Connaissance, Désir, Imagination, Joie,


Liberté, Perfection, Utilité, Vérité, Vertu
sous-titre de l'Éthique est l'exposé de la
méthode qui sera utilisée dans l'œuvre. Il pré-
cise: «[ ... ] démontrée selon l'ordre géomé-
trique, et divisée en cinq parties ».
Cet «ordre géométrique» (ordo geometrico) est
la méthode même des mathématiques. Il y a
lieu, en effet, d'identifier les termes «mathéma-
tique» et «géométrique», puisque, dans l'Ap-
pendice d'Éthique l, Spinoza remarque que la
vérité serait restée «éternellement cachée au
genre humain, si la Mathématique, qui se préoc-
cupe non pas des causes finales mais seulement
des essences et propriétés des figures n'avait
indiqué aux hommes une autre nonne de la
vérité ».
La géométrique utilisée dans l'Éthique
rnQ,t-hr"'\rllo

est donc méthode de la rnathématique en


général· nous disons aujourd'hui: les mathéma-
tiques. rnéthode est la méthode discursive.
point de vue logique, elle procède par
démonstrations progressives et enchaînements
rigoureux de concepts bien définis; du point de
vue lexical, elle procède par axiomes, postulats,

232
propositions, démonstrations, scolies et corol-
laires ; du point de vue pédagogique, elle emploie
volontiers ces outils formels que sont les préfaces,
appendices et chapitres.
Nous devons maintenant préciser le sens et
l'intention de cette méthode, c'est-à-dire de
l'emploi de cette méthode pour exposer une doc-
trine philosophique.
Un contresens doit d'abord être évité. Spinoza
n'expose pas une conception mathématique de
l'univers. Comme il le dit dans la Lettre XII (sur
l'infini), le nombre n'est pour lui qu'un auxi-
liaire de l'irrlagination. La substance et les attri-
buts étant indivisibles, ils ne sont pas quanti-
fiables.
Ce qui est donc significatif, dans l'emploi de
la méthode mathématique de raisonnerrlent et
d'exposition, n'est pas l'aspect quantitatif du
monde, rIlais la force des dérrlOnstrations et l'ac-
cès à une vérité rationnelle et communicable.
Le propos de Spinoza n'est pas de quantifier
le monde ou la pensée, rnais d'utiliser une
méthode discursive qui, par sa rationalité, puisse
comporter une validité universelle. Spinoza sou-
haite convaincre son lecteur par la rigueur
rationnelle de son discours. L'effort qui lui est
demandé est certes considérable. Mais les enjeux
sont si graves et si importants, les préjugés à
leur propos sont si répandus, que seule une
méthode rigoureuse est susceptible d'établir une
vérité qui deviendrait évidente et donc partagée.

233
MATHÉMATIQUE

Certes, la recherche d'une telle communication


par la raison suppose une conception universelle
et rationnelle du monde. Mais cette conception
elle-rnême n'est pas une simple conviction, elle
est une vérité démontrable par le pouvoir même
de l'esprit. Et ce qui est ainsi démontré lente-
ment et rigoureusement par la concatenatio, l'en-
chaînement et la dépendance réciproques de tous
les concepts et de toutes les réalités, est la struc-
ture systématique du monde.
La méthode dite géométrique n'est donc pas
seulement un instrument de communication,
elle est aussi un instrument de connaissance et de
compréhension du monde qui se révèle comme
un système rigoureux.
Ce n'est pas seulement la Nature qui est un sys-
tème: substance, attributs, modes infinis, modes
finis. C'est aussi la philosophie même, c'est-à-dire
la connaissance philosophique. Comme le monde
qu'elle décrit, l'Éthique est un système rigoureux:
sur la base ontologique du Dieu-Nature, repose
l'anthropologie unitaire de l'homme, puis la
structure de l'affectivité (Désir, Joie, Tristesse).
C'est à partir de là que peuvent se déduire et
se construire l'éthique concrète de l'utile propre
et de la joie, et la sagesse philosophique de la
béatitude.
Ce système n'est pas abstrait, il est concret. Il
situe et décrit l'homme vivant, singulier et
poursuivant son bonheur. Il est également uni-
versel, c'est-à-dire valable pour tous et concer-
nant chacun, compréhensible par tous et utili-
sable par chacun.
Si la quantité avait été la pierre angulaire de ce
systèrne, il serait resté abstrait. Il est concret
parce que son propos est de comprendre le Désir
et d'en permettre l'épanouissement, et cela par
l'emploi de la connaissance rationnelle.
La quantité n'est pas non plus le fondement de
la vérité, fût-elle exposée en un langage dit
mathématique. Car le fondernent de la vérité,
chez Spinoza, est l'évidence interne de l'idée adé-
quate. Et le véritable et premier statut de la
connaissance que Spinoza utilisera pour l'éluci-
dation et la construction de la vérité est, selon
ses propres termes, «la connaissance réflexive»
(Traité de la réforme de l'entendement, § 29 à 49).
Cette connaissance est à la fois la réflexion de
l'idée sur elle-même (idea idece), et la mise en
ordre rationnel ( «selon un ordre conforme à l'en-
tendement », Éth. V, 10) des faits et des idées de
ces faits.
Quoi qu'il en soit, il apparaît que, par l'utilisa-
tion et de la méthode géométrique et de la
méthode réflexive, Spinoza a su construire le sys-
tème à la fois le plus élaboré de toute l'histoire
de la philosophie, et la philosophie paradoxale-
ment la plus libre, la plus complète et la plus
concrète de toute l'histoire de la pensée.

~ Connaissance, Idée, Imagination, Méthode, Rai-


son, Vérité
Spinoza évoque explicitement sa «méthode de
déduction» (Éth. 17, Sc.) ou «la méthode
[qu'il) a utilisée» en Éth. 1 et Éth. et qui sera la
même, en Éth. III, à propos des affects et, en Éth. IV,
à propos de la morale concrète (Éth. IV, 18, Sc.).
Cette méthode rationnelle et déductive, qui
est la sienne, Spinoza la désigne plus précisé-
ment comme la « connaissance réflexive» (Traité
de la réforme de l'entendement, § 38). Il s'agit
de l'idée de l'idée, qui est le redoublement
de l'idée, la connaissance de l'idée par elle-
même, mais aussi l'agencement, la mise en ordre
et la comparaison des différentes idées concer-
nant un même domaine. Il ne s'agit pas d'un for-
malisme: «{. .. } puisqu'il n'est pas donné d'idée
de l'idée sans que soit précédemment donnée
une idée, il a pas non plus de méthode si une
idée n'est pas d'abord donnée. »
En d'autres termes, la connaissance d'un objet
réel et antérieur à la connaissance doit précéder
traitement de cette connaissance et son inser-
tion dans un processus déductif selon la méthode
réflexive.

236
À partir de là, on peut affirrner que «la bonne
méthode sera celle qui montre comrnent diriger
l'esprit selon la norme d'une idée vraie» (ibid.).
Mais comme les idées sont plus ou moins riches
et significatives ou, dans le langage spinoziste,
sont plus ou moins parfaites selon l'être qu'elles
désignent et qu'elles impliquent, on pourra pré-
ciser ainsi la nature de la méthode la plus par-
faite: «[ ... ] la connaissance réflexive de l'idée de
l'Être le plus parfait sera supérieure à la connais-
sance réflexive de toutes les autres idées, c'est-à-
dire que la méthode la plus parfaite sera celle
qui montre comment l'esprit doit être dirigé
selon la norme de l'idée de l'Être le plus parfait»
(ibid.).
Ainsi, la méthode parfaite de la philosophie
n'est pas seulement le processus déductif qui
enchaîne les concepts avec rigueur et qui établit
ainsi le lien et l'interdépendance des choses; elle
est aussi la double démarche suivante. D'une
part, il ya à expliciter par la réflexion toutes les
implications et tous les contenus d'une idée; il
s'agit de connaître les idées des choses (par l'idée
de l'idée) pour mieux connaître les choses elles-
mêmes (car une simple connaissance immédiate
et directe de la chose est toujours tronquée,
incomplète et donc fausse). J'aimerais ici évo-
quer une phénoménologie réflexive. D'autre
part, il conviendra de partir de l'idée de l'Être le
plus parfait, c'est-à-dire de l'idée de Dieu, c'est-à-
dire de l'idée de la Nature totalisée. Car la

237
MÉTHODE

méthode est d'autant plus parfaite «que l'esprit


comprend plus de choses [de la Nature] et sera
la plus parfaite quand l'esprit s'appliquera à la
connaissance de l'Être le plus parfait ou y réflé-
chira» (ibid., § 39).
La méthode philosophique de Spinoza est donc
le discours réfléchi et déductif sur l'enchaîne-
ment des idées à partir d'une idée première,
totalisante et parfaite, cette idée étant la Nature,
autre nom de «Dieu» qui est l'Être le plus par-
fait. Cette connaissance réflexive des idées, cet
examen rigoureux de leur enchaînement sont en
même temps une connaissance vraie des choses
dont elles sont les idées puisque: «L'ordre et la
connexion des idées sont les mêmes que l'ordre
et la connexion des choses» (Éth. II, 7).
Pour mieux saisir toute la portée de cette
méthode réflexive qui commence par l'idée
d'Être, il conviendrait de préciser la signification
du lexique spinoziste. La théorie du langage
et l'emploi qui est fait de cette théorie et de ce
langage par Spinoza font intrinsèquement partie
la méthode philosophique mise en oeuvre
dans l'Éthique. C'est à la rubrique «Mots» que
nous développerons cette question du langage.

~ Connaissance, Être, Idée, Mathématique, Mots,


Réflexion, Vérité
le «mode» est l'une des pièces maîtresses de
l'architecture du système ontologique de Spinoza.
S'il commence par situer et définir le mode par
rapport à la substance et à l'attribut (et cela en
Éth. 1), c'est pour donner une compréhension
approfondie de la «chose singulière». En effet,
la Proposition 8 d'Éthique II affirme explicite-
ment, et cela à deux reprises sur trois lignes.
«les idées des choses singulières, autrement dit
des modes [ ... ], les essences formelles de choses
singulières, autrement dit des modes.»
la raison d'être de l'ontologie spinoziste est de
connaître et maîtriser le monde concret des
choses singulières, qu'il s'agisse des corps ou des
idées, des connaissances ou des affects, des «pas-
sions» ou des actions. C'est donc dans la pers-
pective de la connaissance et de l'action concrètes
que l'on doit comprendre les déflnitions rigou-
reuses des modes, telles qu'elles apparaissent en
Éthique
« mode, j'entends les affections d'une sub-
stance, c'est-à-dire ce qui est en autre chose, par
qUOl en outre il est conçu» (Éth. l, Déf V). Il ne

239
MODE

s'agit pas d'affect (affèctus) ni d'affectivité. Le


mode est une affection (affeetio), c'est-à-dire une
modification d'un être déjà là, et qui est la sub-
stance. L'intention de cette définition est de sou-
ligner la dépendance du mode. Celui-ci dépend
en effet de l'être antérieur qu'est la substance,
cette antériorité n'étant pas temporelle mais
logique. Cela signifie que pour comprendre un
mode (et quant à son essence et quant à son exis-
tence), il faut le rapporter à autre chose. Cette
autre chose est certes la substance infinie; mais
comme celle-ci ne nous est connue que par les
attributs, la réalité fondatrice du mode est un
attribut: «Les choses particulières ne sont rien
d'autre que des affections des attributs de Dieu
ou, en d'autres termes, des modes par lesquels les
attributs de Dieu sont exprimés d'une manière
précise et déterminée» (Éth. l, 25, Cor.).
De ce lien de dépendance logique et existen-
tielle (lien qui n'est pas une aliénation), décou-
lent un certain nombre de conséquences quant à
la compréhension d'une chose singulière, c'est-à-
individu. un le
mode peut être infini (c'est le cas de l'entende-
ment infini, ou bien mouvement et du repos,
ces exemples étant donnés par Spinoza dans sa
Lettre ou bien fini. La plus grande partie
du monde concret est saisie comme choses sin-
gulières (ou particulières) finies.
C'est la finitude qui, le plus souvent, définit le
mode: c'est dire que les êtres singuliers sont

240
contingents puisqu'ils ne trouvent pas en eux-
mêrnes le fondement de leur existence ni la
source de leur essence. Ils ne sauraient être cause
de soi (causa sui). De là découle une sagesse: la
nécessité de comprendre la dépendance de toute
chose à l'égard de la totalité infinie, qui est celle
de la Nature.
D'ailleurs, Spinoza nomme «Nature naturée»
«tous les modes des attributs de Dieu en tant
qu'on les considère comme des choses qui sont
en Dieu et qui ne peuvent, sans Dieu, ni être, ni
être conçues» (Éth. l, 29, Sc.). Il s'agit donc de
la Nature constituée, produite et composée de
toutes les réalités singulières existantes. La
«Nature naturante », quant à elle, sera la même
nature totalisante, mais considérée du point de
vue de son fondement et de sa condition, c'est-à-
dire des attributs; la Nature naturante est «ce
qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ces
attributs de la substance qui expriment une
essence éternelle et infinie» (ibid.). On voit que,
concrètement, Spinoza appuie les modes sur les
attributs, et non sur la substance, bien que, on
souvient, le mode soit une modification de
la substance.
Cette nuance révèle une autre conséquence de
la définition des modes pour notre compréhen-
sion des choses singulières. C'est que chaque
rnode doit être compris par un attribut distinct,
le sien, et ne peut s'intégrer que dans une série
causale qui sera celle de cet attribut: ces choses

241
MODE

singulières que sont les idées seront à com-


prendre et à expliquer par des idées et non par
des corps ou des mouvements. De même les
mouvements sont causés par des mouvements et
non par des idées, les corps sont causes ou effets
dans le domaine des corps, et les idées dans le
domaine des idées.
Ainsi la définition des choses singulières
(ou particulières) comme modes de certains
attributs spécifiques entraînent d'importantes
conséquences méthodologiques: d'une part, la
connaissance doit intégrer ses objets singuliers et
finis à la totalité infinie de la Nature, avec son
unité et sa nécessité logico-existentielle; d'autre
part, la connaissance doit rendre compte de ses
objets en les situant dans le cadre spécifique
d'un attribut et sans affIrmer aucune interaction
entre differents domaines, c'est-à-dire différents
attributs.
Dans tous les cas, la démarche de la connais-
sance sera réflexive, qu'elle soit discursive ou
intuitive.
faisant,
'-'.L.'-.L ......... '- cette connais-
sance répondre à l'objection tradi-
tionnelle voit une difficulté dans le rapport
individus concrets à la substance infinie.
difficulté conception erronée de
l'ontologie spinoziste, conception «verticale»
où l'on postule une organisation pyramidale et
ascendante, allant des modes finis (en bas) aux
attributs et à la substance (en haut). Cette difE.-

242
cuIté (joindre le fini et l'infini) n'existe pas,
parce que cette image pyramidale est fausse.
Et c'est précisément la théorie du mode qui
peut nous en convaincre. Le mode est déjà l'attri-
but, si l'on rassemble sur un même plan tous les
modes d'un même domaine; et il est déjà la sub-
stance si l'on considère en même temps tous les
dornaines possibles, c'est-à-dire les modalités
concrètes de tous les attributs possibles. L'orga-
nisation du système ontologique est «horizon-
tale» et non «verticale». Le mouvement de la
pensée à travers les différentes modalités d'un
même domaine, ou les différents domaines d'une
même Nature, est un mouvement dans l'imnla-
nence et non un mouvement vers la transcen-
dance. L'ontologie spinoziste n'est pas une hié-
rarchie objectiviste des niveaux de l'Être, mais
une axiomatique conceptuelle des divers aspects
de l'Être.
Certes, le mouvernent de la pensée à travers ces
aspects de l'Être, mouvement allant du mode
singulier à la substance infinie, est un accroisse-
ment de l'abstraction. ces mouvements de
l'abstraction logique s'accompagnent du mouve-
ment inverse concrétisation puisque la
connaissance s'efforce de cerner de mieux en
mieux l'individu humain et de construire un
chemin vers un accomplissement toujours plus
souverain et satisfaisant de cet individu.
Paradoxalement, c'est le concept de mode qui
permet ce double mouvernent vers l'extériorité

243
MODE

infinie la plus vaste et vers l'intériorité la plus


intense de chaque individu, en son essence sin-
gulière. C'est donc le concept de mode qui per-
met à Spinoza de construire un système de Dieu
qui soit en fait un systèrne de l'homme, c'est-à-
dire une philosophie qui soit simultanément une
anthropologie, une ontologie de «Dieu» et un
athéisme. Écoutons-le attentivement (ce texte
fondamental est rarenlent cité): «[ ... ] par ces
Démonstrations [ ... ] il apparaît que notre
Esprit, en tant qu'il comprend, est un mode éter-
nel du penser qui est déterminé par un autre
mode éternel du penser, ce dernier à son tour par
un autre, et ainsi de suite à l'infini; de telle sorte
que tous ces modes constituent ensemble l'en-
tendement éternel et infini de Dieu» (Éth. V,
40, Sc.).

==;> Attribut, Connaissance, Déterminisme, Dieu,

Esprit, Individu, l'rature, Substance


Dans la Préface de la quatrième partie de
l'Éthique, Spinoza annonce l'exposé de sa morale
concrète en définissant l'idée de «perfection»:
elle n'est pas une vertu objective et idéale mais
un mode du penser issu de la comparaison effec-
tuée entre les choses d'une part et entre les
choses et nos projets d'autre part.
Si elle n'est pas une vertu idéale (à la manière
platonicienne), mais une manière de penser, il y
a lieu, en fait, d'identifier perfection et réalité:
«[ ... } et c'est pourquoi j'ai dit plus haut
[Déf. 6, partie II] que par perfection et réalité
j'entendais la même chose» (Éth. IV, Préf).
Il s'agit, bien entendu, de la plénitude d'une
réalité: lorsqu'un objet ou un être existe selon la
plénitude de son essence, alors il est parfait.
C'est cette conception de la perfection qui va
rendre paradoxal (en une première lecture) l'em-
ploi du terme «modèle» (exemplar), dans la suite
de cette Préface d'Éthique
Spinoza écrit: «Puisque, en effet, nous dési-
rons former une idée de l'homme qui soit
comme un modèle de la nature humaine auquel

245
MODÈLE {EXEMPLAR}

nous puissions nous référer.. ,) Le propos de


toute la philosophie spinoziste est ainsi claire-
ment défini: il s'agit de construire un modèle de
l'homrne qui puisse valoir comrrle référence pour
la conduire de la vie. Mais n'est-il pas contradic-
toire de critiquer la notion de perfection et de
proposer en même temps un «modèle» ?
Il n'en est évidemment rien et il n'y a pas, ici,
de paradoxe. Bien au contraire, c'est parce que
Spinoza a d'abord rnontré que l'idée de perfec-
tion résulte d'une construction de l'esprit et
exprime le rapport entre nos projets (construire
une maison, par exemple) et leur réalisation (est
parfaite la maison correspondant pleinement aux
plans), c'est pour cette raison qu'il peut ensuite
proposer de construire un modèle: l'éthique sera
la construction d'un modèle parfait de la nature
humaine. Spinoza est fort clair: «Par bien j'en-
tendrai donc désormais ce qu'avec certitude nous
savons être un moyen de nous rapprocher tou-
jours plus du modèle de la nature humaine que
nous nous proposons de réaliser» (Éth. Préf.).
hommes seront plus ou moins parfaits (ou
irrlparfaits) selon qu'ils se rapprocheront plus ou
moins de ce modèle.
ce modèle exemplaire qui, en effet,
comportera plus grande part de réalité et de
plénitude: ce modèle de l'humain implique
et réalise plénitude de l'essence humaine
comme autonomie, vérité, liberté et joie. Ce
modèle est la plénitude de la réalité humaine,

246
ou la réalité humaine accédant à son plein
accomplisserrlent.
Le Traité de la réforme de l'entendement avait déjà
jeté les premiers fondements de cette doctrine de
la perfection morale qui est à la fois rrlOdèle et
réalité future: «[ ... ] l'homme conçoit une
nature hurnaine plus forte gue la sienne [ ... ]
tout ce qui peut être un moyen d'arriver {à une
telle perfection], on l'appelle bien véritable.» Il
s'agit donc de réaliser une «nature supérieure» :
elle consistera «dans la connaissance de l'union
de l'esprit avec la nature totale» (TRE, § 13),
car seule une telle connaissance permet de défi-
nir et d'atteindre «un bien véritable et qui
[puisse] se communiquer, quelque chose enfin
dont la découverte et l'acquisition [ ... ] procu-
reraient pour l'éternité la jouissance d'une
joie suprême et incessante» (TRE, § 1, trad.
R. Misrahi).
C'est ce «bien véritable», ce modèle de la
nature humaine, accédant à la plénitude de
sa réalité et à son accomplissement, qui est
patiemment décrit et construit tout au long de
l'Éthique, et c'est ce «modèle» irrlmanent et
humain qui est le référent auquel se rapporte
toujours plus la vie même de Spinoza: on sait
qu'il a été marqué, dans son enfance, par la sanc-
tion religieuse infligée à U riel da Costa, Juif
subversif qui contestait la doctrine de l'irnrnor-
talité de l'ârne et qui, après son suicide, laissa
derrière lui un ouvrage intitulé: Exemplar

247
MODÈLE (EXEMPLAR}

humanœ vitœ. Durant toute son existence, Spi-


noza s'approcha toujours plus de ce modèle qu'il
définit dans son oeuvre et qui est une «vie
vraie », lucide, libérée et joyeuse. Il pose claire-
ment la fin vers laquelle il tend: «[ ... } acquérir
cette nature supérieure et tenter que d'autres
l'acquièrent avec [lui]» (TRE, § 14).
Ce modèle de perfection humaine, on le voit,
est donc simultanément réalisé par la vie même
de Baruch Spinoza, par son ouvrage intitulé
Éthique, et enfin par ses lecteurs donnant un
corps permanent à cette doctrine de la libre joie.

=? Béatitude} Bien} Désir, Joie} Perfection) Vertu


MORT

Parce que sa philosophie est une éthique de la


liberté véritable et de l'épanouissement du Désir
comme joie autonome et béatitude, Spinoza est
amené à prendre position contre les morales de
la mort: «L'homme libre ne pense à rien llloins
qu'à la mort et sa sagesse est une méditation non
de la Inort mais de la vie» (Éth. IV, 67).
Cette prise de position est l'un des résultats les
plus importants de la démarche libératrice de
l'Éthique. Elle est (comme le souligne la Démons-
tration de IV, 67) une conséquence de la doctrine
affirmative selon laquelle il y a lieu de pour-
suivre le bien non par crainte du mal ou de la
mort, mais pour lui-même, ce bien étant la
conservation de la vie et la joie de son épanouis-
sement (cf. Éth. IV, 63). C'est ainsi que, dans
l'exemple donné par Spinoza, le malade suit un
traitement désagréable par crainte de la filort,
alors que le bien portant prend plaisir à se nour-
rir et à déployer sa vie.
Mais, en soulignant le choix de la vie contre la
mort, Spinoza ne se borne pas à tirer l'une des
conséquences générales de son éthique. Il sou-

249
MOR T

haite aussi marquer son opposition à un certain


christianisme doloris te. En effet, le terme medita-
tio évoque discrètement L'Imitation deJéstis-Christ
qui comporte un chapitre intitulé «Meditatio
mortis» (l, 23, Titre) et qui présente une exhorta-
tion constante à se souvenir de la mort: «Memento
semper finis. »
Ce que Spinoza choisit de mettre en évidence,
dans cette Proposition 67, n'est d'ailleurs pas la
«méditation» mais la sagesse. Il s'agit ici de la
sagesse de l'homme libre (sapientia). Or ce terme
est rarement utilisé par Spinoza qui préfère l'ex-
pression: le Sage, Sapienter (cf., par ex., Éth. V,
42, Sc.). On peut donc faire l'hypothèse que le
philosophe, ici, fait discrètement allusion aux
livres bibliques appelés «livres sapientiaux », et
parmi lesquels on peut retenir l'Ecclésiaste (cité
en Éth. IV, 17) et surtout les Proverbes de Salo-
mon (cités dans le Tractattis theologico-politictis,
chap. IV, «De la loi divine»). Dans ce dernier
texte, Spinoza se réfère à un verset précis: «l'en-
seignement du sage est une source de vie. Il
détourne des pièges de mort» (Proverbes,
trad. Antoine Guillaumont, in la
Bible sous la direction d'Édouard Dhorme,
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1967, p. 1383).
Nous ne disons pas que Spinoza conserve en
lui-même un fond religieux, mais que, bien au
contraire, il retient des textes hébraïques l'ensei-
gnement humaniste et moral qui privilégie la
sagesse et l'entendernent comme source de vie

250
vraie. Spinoza présente en effet Salomon comme
« {... } un auteur qui parle par la vertu de la
lumière naturelle, par où il l'emporta sur tous
les sages de son siècle », et il écrit: «[ ... } je
pense à Salomon, dont les livres sacrés célèbrent
non le don prophétique et la piété mais la pru-
dence et la sagesse. Salomon donc, dans ses Pro-
verbes, appelle l'entendement humain une fon-
taine de vie vraie et fait consister l'infortune
dans la seule déraison >-> (TTP, chap. IV, «De la
loi divine»). Ce que dit ici Spinoza est à ses yeux
d'une importance capitale puisqu'il cite plu-
sieurs fois Salomon et revient notamment sur la
félicité: «Heureux l'homme qui a trouvé la
sagesse et l'homme qui acquiert l'intelligence»
(Proverbes, III, 13).

~ Entendement, Félicité, Sagesse, Vérité, Vie


On n'a pas assez souligné le fait que l'Éthique
comporte une critique du langage. Or cette cri-
tique court tout au long de l'ouvrage, et elle
accompagne souvent la dénonciation d'un pré-
jugé, source d'erreur ou d'illusion.
C'est ainsi que, en Éthique l, App., il combat
l'anthropocentrisrne des concepts de Bien, de
Mal, d'Ordre, de Désordre, etc., en concluant:
« Tels sont les préjugés que je m'étais proposé de
souligner.» Ce ne sont d'ailleurs pas seulement
des termes singuliers que Spinoza dénonce
comme imaginaires, ce sont aussi des formes et
des contenus de langage, des manières de parler.
À l'objection qui lui est adressée et «qui
[demande} pourquoi Dieu n'a pas créé les
hommes tels qu'ils puissent se gouverner eux-
mêmes», Spinoza donne une réponse (la matière
ne lui a pas manqué ... ) et ajoute immédiate-
ment, avant d'évoquer l'arnplitude de la Nature
et de ses lois: «[ ... } ou, pour parler d'une
nlanière plus appropriée».
Or, pour Spinoza, la rnanière adéquate de par-
ler consiste à ne pas confondre les mots et les

252
idées. En Éth. II, 49, Sc., à propos de la pseudo-
faculté de vouloir, qui est le libre arbitre, Spi-
noza combat ceux qui «embarrassés par leurs
préjugés» considèrent en fait «les idées comme
des peintures muettes sur un tableau» et, à par-
tir de là, «ceux qui confondent les mots avec les
idées ou avec l'affirmation même qu'enveloppe
l'idée ». En effet, c'est par une telle confusion
entre le mot (la parole) et l'idée qu'ils pensent
pouvoir nier ou afHrnler «contre ce qu'ils ressen-
tent ». Mais «c'est en paroles seulement» qu'ils
affirment ou qu'ils nient, c'est en paroles seule-
ment qu'ils distinguent une idée (une chimère,
par exemple) et l'affirmation ou la négation de
l'existence de son objet. La pseudo-suspension
du jugement n'est qu'un leurre, et «Il n'existe
dans l'Esprit aucune volition, c'est-à-dire aucune
affirmation ou négation, en dehors de celle
qu'enveloppe l'idée en tant qu'elle est idée»
(Éth. II, 49). Dans le Scolie, Spinoza prononce
deux fois le mot «préjugé» dans un seul para-
graphe, et nlontre qu'on «pourra aisément [s'en]
défaire» si prête attention à la nature de
Pensée «qui n'enveloppe en rien le concept
d'É tendue». il conclut: «L'essence des images
et des mots est constituée en effet par les seuls
mouvements de corps, qui n'impliquent en rien
le concept de pensée» (ibid., Sc.).
recherche de la vérité suppose donc une cri-
tique du langage et implique une distinction
rigoureuse entre les idées et les mots, ceux-ci

253
MOT 5

n'étant que des désignations extrinsèques qui


peuvent fort bien se rapporter à des préjugés, à
des idées fausses ou même n'avoir en réalité
aucun contenu significatif.
S'ils sont plus que des formes verbales vides,
les mots peuvent désigner des «modes du pen-
ser»: le bien et le mal ne sont pas des réalités
objectives mais des «modes du penser », des
interprétations anthropocentriques ou subjec-
tives de la valeur des choses ou des actes (Éth. IV,
Préf.). Ainsi la critique des mots du langage doit
se doubler d'une critique des idées. Pour définir
le «vrai bien », il conviendra donc d'opérer une
critique linguistique et une critique de contenu,
psychologique et morale.
C'est à l'occasion de cette critique psycholo-
gique qu'est l'étude du Désir et des affects que
Spinoza va éclairer ses propres choix linguistiques.
Tout d'abord, c'est «parce que l'usage s'est
établi» de désigner par des termes spécifiques
(comme «Admiration») des affects dérivant de
la Tristesse, de la Joie ou du Désir, seuls affects
primitifs, que Spinoza donne toutes les défini-
tions qui complètent Éthique (cf. Éth.
Déf. des Aff. IV). Il remarque d'ailleurs «que les
noms des Affects furent inventés beaucoup plus
à partir d'une expérience vulgaire qu'à partir
d'une connaissance attentive de ces affects»
(Éth. 52, Sc.).
Mais Spinoza n'accepte pas l'usage établi tel
qu'il voudrait s'imposer. À propos de 1'« Indi-

25L1
gnation» (Éth. Déf. des Aff. xx), il écrit:
«Je sais bien que ces noms ont une autre signifi-
cation dans l'usage courant. Mais mon dessein
est d'expliquer non pas le sens des mots mais la
nature des choses, et de désigner celle-ci par des
termes dont la signification d'usage ne s'oppose
pas entièrement au sens où je veux les employer;
qu'il suffise d'en être averti une seule fois {quod semel
monuisse sufficiat} » (Déf. des Aff. Xx, Expl., c'est
nous qui soulignons).
Ainsi, les mots et les termes n'ont pas de
signification ni d'autorité intrinsèques: ils ne
sont que des mouvements ou des images corpo-
rels. Ils peuvent, à ce titre, recouvrir ou des pré-
jugés ou un vide de la pensée; mais ils peuvent
aussi être d'un certain usage et d'une certaine
utilité dans le langage courant se rapportant aux
choses et unissant les hommes.
Cet usage peut être respecté, mais dans une cer-
taine mesure seulement. Spinoza y insiste: le but
de la philosophie est de connaître les choses et
non de définir les mots qui les désignent. Elle a
donc tâche connaître et de définir les
idées qui rendent compte des choses et non les
mots qui doivent au contraire bien distin-
gués de ces idées.
Mais le philosophe doit aussi se faire entendre:
c'est pourquoi il tentera, dans son langage, de ne
pas trop s'éloigner sens courant des mots,
mais cela, bien entendu, jusqu'à une certaine
limite. C'est la vérité, c'est-à-dire aussi l'être des

255
MOT 5

choses qui seront l'ultime critère du sens et du


choix des mots, et non pas l'usage courant ou les
défini tions traditionnelles.
Cette prise de position spinoziste face au lan-
gage est à la fois discrète et subversive. Spinoza
explique peu à peu qu'il exposera et proposera sa
propre doctrine et non pas celle que l'on vou-
drait voir inscrite dans le langage ordinaire et
traditionnel. Sans viser la provocation ou l'origi-
nalité, Spinoza se défendra simultanément de
l'emprise des préjugés et de l'emprise des mots.
Ce dessein est en réalité si audacieux et si neuf, il
implique de tels risques dans une société rigou-
reusement charpentée, que la prudence (qui est
sagesse, cf. Éth. 67) implique que cette prise
de position à l'égard du langage ne soit formulée
qu'une seule fois. C'est ce qu'a bien compris et mis
en évidence Leo Strauss dans son ouvrage Persecu-
tion and the Art of Writing. À propos de Maimo-
nide et de Spinoza, il met en évidence le fait que
les points de doctrine les plus subversifs en leur
temps ne sont évoqués qu'une seule fois par cha-
cun de ces philosophes. nous rapprochons de
cette idée, l'ensemble des références
Spinoza à la question du langage et, d'autre
fait que Spinoza a effectivement écrit
une grammaire hébraïque, nous pourrons, tirer
deux conclusions.
que Spinoza prêta en effet
r'"""r1T"r'J.c>

une attention particulière à son langage et au


vocabulaire qu'il entendait créer.

256
EnSUIte l'évidence du fait que le terme fonda-
mental de l'Éthique, à savoir Dieu, doit être lu
dans la perspective et avec la rigueur des défini-
tions spinozistes, et non pas selon les préjugés,
les conceptions traditionnelles ou le langage
courant.
Le spinozisme n'est ni un déisme ni un chris-
tianisrne, c'est une philosophie de la Nature.
Pour ne pas trop s'éloigner de l'usage, on peut
nommer cette Nature «Dieu », rnais l'inlportant
est l'analyse et la connaissance de cet Être, et
non la définition du mot qui le désigne ordinai-
rement.
C'est pourquoi, comme le comprenait bien
Lambert de Velthuyssen dans sa lettre à Jacob
Osten sur le système de notre philosophe, on
peut dire que le spinozisnle est un athéisme. Le
grand historien du cartésianisme, Henri Gou-
hier, disait dans ses cours: «Le spinozisme est
un athéisme poli. »

=*' Affect, Attribut, Dieu, Idée Imagination,


Nature
Spinoza utilise d'abord le terme «nature» au
sens d'« essence ». Il dit, par exernple, «Rien
n'existe dont la nature n'entraîne quelque effet»
(Éth. l, 36), ou bien: «On dit qu'une chose est
libre quand elle existe par la seule nécessité de
sa nature» (Éth. l, Déf. VII). Considéré avec sa
signification de définition ou de constitution
essentielle d'un être, ce terme «nature» s'ap-
plique aussi bien à la substance (l, 7) qu'aux
attributs (l, 21), aussi bien à Dieu (<< Dieu agit
d'après les seules lois de sa nature », l, 17) qu'à
l'homme (<< nous agissons ( ... ] lorsque, en nous
ou hors de nous, il suit quelque chose qui peut
être clairement et distinctement compris par
cette seule nature» (Éth. Déf. II).
Avec cette signification, le terme «nature»
implique donc la nécessité, c'est-à-dire, d'une
part, le lien logique interne entre les différents
éléments constituant l'essence considérée (p. ex.,
la cause de soi et l'existence) et, d'autre part, le
existentiel externe entre l'essence d'un être
et son action (p. ex., l'action d'un homme libre).
Cette définition de la nature d'une chose

258
cornme étant son essence implique donc à la fois
la nécessité logique et existentielle, et la liberté,
celle-ci étant conçue comme cohérence et auto-
nomie et non pas comme libre arbitre. C'est
pourquoi Dieu est cause libre, et l'action humaine
adéquate est également une causalité libre.
C'est cet emploi du mot nature qui permet de
rapprocher ce terme d'un autre terme qui est
également «Nature», mais avec une capitale.
Par exemple, en Éth. l, 5: «Dans la Nature, il
ne peut exister deux ou plusieurs substances de
même nature.»
La Nature désigne alors l'ensemble de la réa-
lité, c'est-à-dire notamment ces deux attributs
(Étendue et Pensée) qui définissent ce que
l'homme, quant à lui, perçoit de la substance et
qui constituent le lieu et les fondements de son
existence.
L'emploi du terme Nature, comme tout de la
réalité, apparaît dès l'Appendice d'Éth. l, à pro-
pos des décrets de Dieu: «[ ... } si Dieu avait
décrété, quant à la Nature et quant à son ordre,
autrement n'a décrété, c'est-à-dire autre-
ment voulu et pensé sur la Nature, alors néces-
sairement il aurait eu un autre entendement que
celui qu'il possède et une autre volonté que celle
qu'il a» (Éth. l, 33, Sc.).
Ce texte montre que, en fait, les décrets de
Dieu sont les lois mêmes de la Nature, et que ni
ces lois ni cette Nature ne pourraient être diffé-
rentes de ce qu'elles sont (cf. Éth. l, 33). À cet

259
NATURE

égard, le Traité théologico-politique était déjà fort


clair: «[ ... } les décrets et commandements de
Dieu ne sont en réalité que l'ordre de la
nature ... » (TTP, chap. VI, «Des miracles»).
C'est dire que la Nature est immuable par ses
lois, cornme est imrnuable par son essence la
nature éternelle de Dieu. Spinoza, dans l'Éthique,
souligne avec force ce lien entre le déterminisme
de la Nature et la nécessité de l'essence de Dieu:
« Dans la Nature, il n'existe rien de contingent;
mais tout est déterminé par la nécessité de la
nature divine à exister et à agir selon une moda-
lité particulière» (Éth. l, 29).
La nécessité inhérente à l'essence de Dieu et le
déterminisme commandant les lois de la Nature
sont donc une seule et même chose. La Nature
est une appellation des attributs qui constituent
la substance, c'est-à-dire ce qu'on appelle Dieu.
Cette identité entre Dieu et la Nature est une
identité rigoureuse. Spinoza souligne d'ailleurs
cette identité comme en passant lorsque, dans la
Démonstration d'Éth. 4, il écrit: «La puis-
sance par laquelle les choses singulières, et donc
l'homme, conservent est la puissance
même de Dieu, c'est-à-dire de la Nature (par le
Corol. de la Prop. 24, 1). » texte latin est
«Deus, sive Natura », texte souvent traduit par:
Dieu ou la Nature. Mais, pour éviter l'interpré-
tation erronée par un «ou» disjonctif (ou Dieu,
ou la Nature), nous préférons la traduction par
une expression conjonctive qui rende compte de

260
la doctrine qui, en effet, identifie Dieh et la
Nature.
Cette identification n'est d'ailleurs soulignét
avec tant de clarté qu'une seule fois. Elle revêt
par là une signification centrale dans l'œuvre
de Spinoza. Mais le philosophe n'occulte rien:
il avait déjà exprimé sa doctrine unitaire en
Éth. l, Il: « Dieu, c'est-à-dire une substance
constituée par une infinité d'attributs.» On est
là en présence d'une définition conventionnelle
de Dieu qui, en fait, l'identifie à l'ensemble des
attributs, c'est-à-dire à la Nature.
Cette identité de «Dieu» et de la « Nature »
ne doit pas prêter à confusion. Spinoza ne
gOInrne pas mais au contraire met en évidence le
fait de la dépendance de l'homme à l'égard de la
Nature entière: «Et il n'est pas possible que
l'homme ne soit pas une partie de la Nature et
qu'il n'en suive pas l'ordre cornmun» (Éth. IV,
App., chap. VII). C'est pour désigner un ordre
causal qui nous dornine que Spinoza distingue
une «Nature naturée» et une «Nature natu-
rante» (Éth. l, 29, Sc.). La Nature naturée
désigne l'ensemble des modes finis, c'est-à-dire
tout ce qui dépend d'autre chose (comme
l'homme), tandis que la Nature naturante
désigne l'ensemble des attributs, c'est-à-dire la
Nature (Dieu) comme cause de soi et liberté.
Cette dépendance à l'égard de la Nature n'est
pas, pour l'hornme, un obscur destin qui l'écra-
serait. Lorsque «la meilleure part de nous-

261
NATURE

même» (qui est l'entendement) connaît et com-


prend cette unité ontologique et cette nécessité,
il est possible «que l'effort de [cette] meilleure
partie de nous-même s'accorde avec l'ordre de la
Nature entière» (Éth. IV, chap. XXXII).
Auparavant, pour que la liberté comme
connaissance de la nécessité naturelle et comme
autonomie existentielle soit assurée, il convient
que les individus s'accordent entre eux: «[ ... ] si
[ ... ] deux individus de nature rigoureusement
identique, par exemple, s'unissent l'un à l'autre,
ils composent un seul individu deux fois plus
puissant C'est pourquoi rien n'est plus utile
à l'homme que l'homme» (Éth. IV, 18, Sc.).
Mais, à l'organisation sociale, doit s'ajouter une
conception neuve de la vertu pour que l'on
puisse identifier authentiquement la nature et la
liberté: «J'entends la même chose par vertu et
par puissance; c'est-à-dire que (par la Prop. 7,
Part. III), en tant qu'on la rapporte à l'homme,
la vertu est l'essence ou la nature même de
l'homme en tant qu'il a le pouvoir d'accomplir
des actions qui peuvent être comprises par les
seules lois de sa nature» (Éth. Déf. VIII).

==? Déterminisme, Dieu, Individu, Liberté, Vertu


NÉCESSITÉ

L'affirmation de la nécessité universelle de la


Nature est l'un des contenus par lesquels on a
coutume de caractériser la doctrine spinoziste,
l'autre contenu ontologique étant l'affirmation
de l'identité entre la Nature et Dieu: il s'agit du
même Être, differemment nornmé.
Mais on cmnmet un contresens lorsqu'on tente
de séparer, chez Spinoza, ontologie et éthique~
cornille si l'affirmation de la nécessité et du
déterminisme était suffisante et constituait sa
propre fin.
Pour éviter ce contresens, il convient de regar-
der de près les définitions spinozistes et d'analy-
ser les différentes fonctions de la nécessité dans
le système de l'Éthique.
Dès les prernières définitions de la toute pre-
mière partie de l'Éthique, Spinoza précise: «On dit
qu'une chose est libre quand elle existe par la seule
nécessité de sa nature et quand c'est par soi seule
qu'elle est déterminée à agir; mais on dit néces-
saire, ou plutôt contrainte la chose qui est déter-
minée par une autre à exister et à agir selon une
loi particulière et déterminée» (Éth. l, Déf. VII).

263
NÉCESSITÉ

On constate dès l'abord que nécessité et liberté


ne s'excluent pas puisque la première partie de la
définition porte sur la liberté. Mais on constate
aussi que l'on peut distinguer une nécessité-
liberté, et une nécessité-contrainte. Il apparaît
donc que le propos ontologique de Spinoza se
situe explicitement dans la perspective éthique
(qui poursuit la liberté), cette perspective impli-
quant pour Spinoza l'unité de la Nature et par
conséquent la référence constante à la nécessité.
Il ne s'agit pas le moins du monde d'une aporie
dans laquelle Spinoza, d'une manière prékan-
tienne, opposerait un monde de la nécessité et un
monde de la liberté, l'un étant phénoménal et
l'autre, situé derrière, étant nouménal. Pour Spi-
noza, au contraire, il n'existe qu'un seul monde,
et il est nécessaire. Comment la liberté peut-elle
donc intervenir? Elle n'est pas «nouménale» ni
étrangère à la Nature, elle est intrinsèque, imma-
nente à ce monde: l'apparent paradoxe réside en
cette affirmation que c'est par la nécessité que
l'on peut comprendre et définir la liberté.
Comment est-ce possible?
Spinoza résout difficulté par double
regard que l'on sur la nécessité ou,
plus précisément, distinction de deux
fonctions ou, pourrait-on dire, de deux situa-
tions (ou deux cas) de la nécessité.
En un premier sens, la nécessité est le déroule-
ment autonome d'une véritable action cohérente
et déterminée. Spinoza commence alors par la

264
liberté (<< On dit qu'une chose est libre ... ») et
souligne que l'action répond alors à une «néces-
sité de sa nature », c'est-à-dire à la nécessité
interne d'une réalité qui déploie son action «par
elle seule»: c'est l'autonomie de l'action néces-
saire qui en marque la liberté. Seule l'autonomie
d'une action déployant sa propre essence méri-
tera d'ailleurs le nom d'action: et Spinoza utilise
ici, en effet, le verbe latin agere (ad agendum ... )
qui signifie accomplir, être actif.
Au contraire, il utilisera le verbe operare (ad
operandum ... ) pour désigner, dans la deuxième
partie de la définition, l'activité à laquelle une
chose est «contrainte» par une autre. La pre-
mière activité est «libre» parce qu'elle exprime
une nécessité d'origine interne (et c'est le terme
agere qui désigne cette action véritable). Mais la
seconde activité est «contrainte» (et non pas
seulement nécessaire) parce qu'elle exprime un
déterminisme d'origine extérieure (et c'est le
terme operare qui désigne cette activité induite et
produite).
Il est donc clair que, pour Spinoza, la nécessité
(qui est le déroulement déterminé d'une essence)
n'implique pas obligatoirement la contrainte, et
n'exclut pas la liberté. Pour le dire brièvement,
la nécessité d'origine interne est la liberté puis-
qu'elle est l'autonomie et l'immanence de l'ac-
tion, tandis que la nécessité d'origine externe est
la contrainte puisqu'elle est l'hétéronomie de
l'action et, dirions-nous, son aliénation.

265
NÉCESSITÉ

Certes, c'est d'abord à Dieu (c'est-à-dire la


Nature) que Spinoza appliquera ces définitions
de la liberté et de la nécessité: Dieu est libre
parce qu'il «agit selon les seules lois de sa nature
et sans être contraint par personne» (Éth. l, 17).
Et la première conséquence de cette vérité
ultime de la Nature (sa liberté autonorne) est
que tous les êtres singuliers, n'étant que des par-
ties du tout, sont contraints et aliénés, c'est-à-
dire dépendants de cette Nature, de ce Dieu.
Nous retrouverions le contresens évoqué plus
haut, si nous nous en tenions là. Il faut, au
contraire, considérer à nouveau ces choses singu-
lières. Lorsqu'il s'agit des hommes, on s'aperçoit
alors que la nécessité du tout de la Nature laisse
ouverte, pour chaque être singulier, la possibilité
d'agir selon ses propres lois, ou d'être contraint
et d'être mû ou produit par un autre être.
Et c'est ici, sans aucune contradiction ni rup-
ture, qu'interviennent l'éthique et la puissance
libératrice de la connaissance. La nécessité, ici,
devient la «servitude» des passions. Aussi la
connaissance des affects (en Éth. est-elle des-
tinée à comprendre l'origine de 'l'aliénation,
c'est-à-dire l'origine externe (le plus souvent ima-
ginaire) de nos passions et de la dépendance (ou
contrainte) qu'elles entraînent. C'est la connais-
sance de cette nécessité d'aliénation et d'hétéro-
nomie qui nous permettra de reconstruire notre
autonornie et d'agir selon notre propre essence,
c'est-à-dire nos propres lois. Être libre c'est

266
déployer une action, rationnellement éclairée,
qui exprime l'essence propre et l'intérêt véritable
d'un individu, c'est-à-dire d'un Désir. La liberté
n'est pas l'indéterrnination ni l'arbitraire, mais
la cohérence rigoureuse d'une action qui
exprime un Désir spécifiquement défini et réel-
lement accompli. Cette liberté non seulement ne
nie pas la nécessité, rrlais encore se l'approprie-
t-elle. C'est par la connaissance de sa véritable
nécessité interne (sa loi, son essence, son Désir)
que l'individu dépasse les servitudes de la pas-
sion et accède à l'épanouissement de «l'homme
libre ».
C'est donc seulement en tenant compte de
cette perspective ultime sur la liberté que l'on
est en mesure de comprendre la signification
véritable des analyses spinozistes de la nécessité.
Portant d'abord sur une Nature unifiée, elles
nous libèrent de toute transcendance et nous
invitent à prendre conscience de nos forces
immanentes pour construire notre autonorrlÎe et
notre joie.

==;> Désir, Déterminisme, Dieu, Liberté,


Nature) Passion, Puissance, Servitude
Les «notions communes» sont l'un des élé-
ments fondamentaux de la théorie spinoziste de
la connaissance. Elles sont l'un des instruments
de la déduction et de la démarche rationnelle.
Pour en saisir toute l'originalité et la significa-
tion, nous devons d'abord les distinguer, d'une
part, des «idées innées» cartésiennes (qui sont
inscrites dans 1'« âme» humaine par essence et
dès la naissance) et, d'autre part, des «univer-
saux» ou transcendantaux (ces idées générales
qui résultent d'un amalgame d'images géné-
riques confuses, telles que Chose, Homme, Être,
Cheval).
Bien au contraire, la notion commune n'est ni
«une image muette sur un tableau », c'est-à-dire
une idée passive, ni un simple concept général,
c'est-à-dire la dénomination d'une image confuse.
Pour Spinoza, «il existe [certes} certaines idées,
autrement dit certaines notions communes à
tous les hommes» (Éth. 38, Cor.), mais leur
nature et leur signification s'opposent radicale-
ment aux universaux du Moyen Âge ou à l'in-
néisme cartésien. En effet, Spinoza ne déduit pas

268
les notions communes à partir d'une théorie des
structures a priori de l'esprit (comme chez Des-
cartes ou Kant) ni à partir d'une vision théolo-
gique de la création de l'âme. C'est à partir de la
Nature matérielle et par conséquent des corps
matériels eux-mêrnes que Spinoza rend compte
de l'origine des notions communes. Elles expri-
ment les propriétés objectives qui sont com-
munes à tous les corps matériels et qui concer-
nent donc l'esprit humain à la fois parce qu'il est
l'idée d'un corps (son propre corps) et parce qu'il
vit au milieu d'une Nature, faite aussi de tous
les corps matériels. Parce que l'esprit humain se
rapporte à l'Étendue par son corps et existe dans
l'Étendue par sa perception, il est en rnesure de
saisir le fait que «tous les corps ont par certains
côtés quelque chose de commun» (Éth. II,
Lem. II). Ils enveloppent tous le concept d'un
seul et même attribut, et tous peuvent être au
repos ou se mouvoir, et cela plus ou moins rapi-
dernent.
Or, ces propriétés communes des corps sont
perçues façon adéquate et cela tout esprit
humain. En effet: « qui est commun à toutes
choses et se trouve également dans la partie et le
tout ne peut être conçu qu'adéquatement»
(Éth. 38; cf. également 39).
C'est donc parce qu'un être humain est à la
fois corps et esprit, c'est parce qu'il a la même
nature que tout être de la Nature et qu'il «n'est
pas un empire dans un empire », qu'il est en

269
NOTION5 (COMMUNES)

mesure de percevoir ce qui est commun à toute


chose réelle et qu'il est capable de le percevoir
dans sa vérité, et cela de la même façon que tout
autre esprit hmnain.
Il ne s'agit pas là d'un empirisme. Spinoza
n'explique pas les notions communes par une
action de la matière sur l'esprit: il les explique
par la perception objective de la matière, percep-
tion effectuée par un être à la fois spirituel et
matériel. La doctrine des notions communes
exprime bien plutôt le monisme spinoziste et
l'unité polysémique de la Nature. C'est la nature
mêrne des choses et du monde qui permet donc
d'affirmer l'universalité de ces notions com-
munes qui, à leur tour, pennettent le fonction-
nement de l'argumentation et l'universalité de la
Raison.
Il faut d'ailleurs (contre l'empirisme) insister
sur le fait que ces notions communes sont des
actes et non des données passives comme «des
peintures muettes sur un tableau ». En effet, le
Corollaire d'Éthique 38, affirme explicitement:
« il existe certaines idées, autrement cer-
taines notions communes (ideas, sive notiones). »
notion commune est une idée: or, Spinoza,
« idée, j'entends un concept de l'Esprit que
l'Esprit forme en raison du fait qu'il est une
chose pensante» (Éth. Déf. III). Comme
concept, notion comnlune est donc un acte et
non une réceptivité. C'est sur la base même de
sa double condition matérielle et spirituelle que

270
l'homme peut exercer une activité de connais-
sance ancrée simultanément sur la matérialité
objective du monde et sur l'universalité de la
Raison.

=> Adéquation, Connaissance, Corps, Esvrit, Éten-


due, Idée, Pemée, Vérité
L'orgueil est un bon exemple pour saisir et
illustrer le propos éthique de Spinoza, sa
méthode de connaissance psychologique et sa
doctrine de la libération.
Le travail de libération commence en Éthique III,
partie consacrée à l'étude des Affects. Après une
analyse générale de l'Affect, Spinoza étudie un
grand nombre d'affects passifs: il montre qu'ils
sont des dérivés de l'imagination et que, à ce
titre, ils ne résultent pas de l'essence réelle et
singulière du Désir, c'est-à-dire de l'être déployé
par un individu. Induits par une cause extérieure
et entraînant une action inadéquate, ces affects
passifs sont des «passions».
L'orgueil est précisément l'une de ces passions:
c'est donc à la fois le processus générateur de la
passion et la raison de la critique philosophique
(non pas moralisatrice) que l'on doit en faire qui
peuvent être clairement soulignés grâce à
l'exemple de cet affect passif.
L'orgueil est évoqué dans le Scolie de la Propo-
sition 26 d'Éthique :« On le voit, il arrive
aisément que l'homme s'estime lui-même (sen-

272
tiat) et estime l'objet aimé au-dessus de leur
juste valeur, et au contraire estime au-dessous de
sa juste valeur l'objet haï; cette imagination,
quand elle concerne l'homme qui s'estime plus
qu'à sa juste valeur, s'appelle Orgueil, lequel est
une espèce de Délire, puisque l'homme rêve tout
éveillé qu'il peut accomplir tout ce qu'il pour-
suit par la seule imagination, le considérant ainsi
comme réel, et puisqu'il s'en émerveille [ ... ].
L'Orgueil est donc une Joie née du fait que l'homme
s'estime au-dessus de sa juste valeur ... »
Sur l'exemple de l'orgueil, on voit donc bien
ce qu'est une passion: elle est un affect de joie,
issu de la conscience de sa propre puissance et de
son accroissement. Mais cet affect reste inefficace
et passif, puisque la puissance dont se réjouit
l'individu est purement imaginaire: elle est
exactement un «délire». En outre, ce jugement
imaginaire porté par le sujet sur lui-même est
inadéquat à un double titre: non seulement il ne
correspond pas à la «valeur» et à la puissance
réelle de l'esprit, mais il est de plus suscité pour
ainsi dire de l'extérieur. effet, l'imagination,
ici, est produite par un processus d'imitation et
de renversement, et non pas par une réflexion
interne et autonome. Pour l'établir, Spinoza ren-
voie à la Proposition 23 de cette même
partie Il y montrait le rôle de l'imagination
dans les relations passionnelles à l'autre, en sou-
lignant notamment le rôle (que nous dirions
« pervers») des affects contraires: à l'égard de

273
ORGUEIL

l'objet de sa haine, on se réjouit de sa tristesse, et


l'on s'attriste si, à l'inverse, il éprouve de la joie.
Ce processus imaginaire de l'émergence des
affects contraires est présent dans la genèse de
l'Orgueil: celui-ci est la joie prise à la considéra-
tion de sa propre puissance lorsqu'elle est com-
parée à l'impuissance ou à la médiocrité de
l'autre.
La signification de cette critique de l'orgueil
est double. Celle-ci montre d'abord que la nais-
sance et le contenu de l'orgueil sont intelli-
gibles: une philosophie rationnelle (qui est éga-
lement, ici, une anthropologie philosophique)
est en mesure de connaître et de comprendre la
genèse de l'irrationnel et des passions. Celles-ci
découlent d'une application de l'imagination au
conatus, c'est-à-dire d'une intervention hâtive et
illusoire de l'imagination dans l'effort pour per-
sévérer dans l'existence et accroître sa joie. Nous
ne sommes pas en présence d'une causalité psy-
chologique aveugle, mais d'un système de moti-
vations faisant la part plus belle à l'imagination
la réalité.
Face à une telle élucidation passion
«Orgueil », on aperçoit que celui-ci n'est pas un
moral, une perversion ou un péché issu cl' on
ne sait quelle chute métaphysique, mais une
conduite imaginaire; celle-ci est déraisonnable
parce qu'elle ignore réalité et que, par consé-
quent, elle ne contribue pas le moins du monde
lI'accroissement réel de la joie du sujet. Sa puis-

274
sance (surestimée par un orgueil compréhensible
mais inadéquat) ne sera pas réellement accrue ni
sa liberté autonome réellement affirmée.
Cette critique non moralisatrice s'efforce donc
seulement d'élucider un processus d'aliénation.
Mais en même temps, elle fournit paradoxale-
ment le moyen de combattre la passion élucidée.
Contre elle, il n'y a pas à mobiliser une volonté
qui serait à la fois morale et efficace: les «facul-
tés» sont des abstractions et seule est affirrnative
une idée vraie La volonté ne peut rien contre
l'orgueil puisque la volonté est une faculté fic-
tive et que l'orgueil n'est que le Désir mal
éclairé.
Le combat contre l'orgueil ne sera donc pas le
fait d'une volonté morale, mais d'un Désir sou-
cieux de s'accomplir réellernent et non pas ima-
ginairement. L'orgueil n'est pas une faute mais
une erreur: il nourrit davantage l'impuissance
que la puissance, et l'imaginaire que la réalité.
Or c'est d'une joie réelle et autonome que
l'homme libre veut se réjouir.
C'est pourquoi le sage ne se surestimera pas,
mais il ne se mésestimera pas non plus. L'orgueil
en effet ne doit pas laisser la place à l'humilia-
tion: si «r.Orgueil consiste à avoir de soi-Inême,
par Amour, une meilleure opinion qu'il n'est
juste» (Éth. Déf. des Aff. XXVIII), «Le Mépris
de soi [de son côté] consiste à avoir de soi-même,
par Tristesse, une moins bonne opinion qu'il
n'est juste» (ibid., XXIX).

275
ORGUEIL

Ainsi, «Le plus grand Orgueil ou le plus


grand Mépris de soi est la plus grande ignorance
de soi» CÉth. IV, 55), et «Le plus grand Orgueil
ou le plus grand Mépris de soi rnanifeste la plus
grande impuissance de l'âme» (Éth. IV, 56).
Ignorance de soi et impuissance de l'esprit sont
précisément les conduites que Spinoza combat
le plus ardemment. Il faut lire, à cet égard, la
Proposition 57 et son très long Scolie sur «les
méfaits de l'Orgueil».
Le sage, c'est-à-dire tout homrne libre, saura
au contraire élaborer une conduite située par-
delà l'orgueil et le mépris de soi, par-delà le nar-
cissisme et l'humiliation, par-delà la volonté de
puissance et la servitude. Évitons en effet le
contresens: la sagesse spinoziste n'est ni un ascé-
tisme ou un dolorisme, ni un stoïcisme ou un
nietzschéisme. Elle est une philosophie ration-
nelle de la joie vraie et intuitive.
Sur le plan des affects actifs, cette joie s'ex-
prime comme philautia ou amour éclairé de
soi-même. L'homme libre «s'efforcera de bien
agir, comme on dit, et d'être dans la joie»
(Éth. 50, Sc.). sait aussi que sage
accède à la Satisfaction de soi, cette joie active,
calme et réfléchie par laquelle il exprime l'ac-
complissement véritable de son Désir et de son
essence.
Combattre l'orgueil en vérité implique donc
un cheminement simultané vers la joyeuse,
lucide et généreuse affirmation de soi: «L'Or-

276
gueilleux aime la présence des parasi tes ou des
flatteurs rnais il hait celle des esprits généreux»
(Éth. IV, 57).

==;? Affect, Désir, Joie, Passion, Satisfaction de soi


Dans la Préface d'Éthique III, Spinoza met clai-
rement en évidence le fait que l'élaboration
d'une morale a toujours impliqué une maîtrise
des passions. Mais, au contraire de ses prédéces-
seurs, stoïciens ou cartésiens, il ne pense pas que
celle-ci puisse s'atteindre par un effort de la
volonté, ni par une lutte volontariste de la rai-
son pure contre les passions qui seraient impures
et peccatives. Il oppose à cet idéalisme moralisa-
teur une démarche neuve: il convient d'abord de
connaître ces passions et l'affectivité en général,
et de les traiter comme s'il s'agissait de lignes,
de surfaces et de volumes. C'est seulement lorsque
l'on cOInprendra ce que sont les passions en elles-
mêmes qu'on sera en rnesure de réfléchu valable-
ment sur les moyens de les maîtriser.
Or il apparaît que, dans le déploiement de la
connaissance des passions, Spinoza élabore une
doctrine radicalement neuve de l'affectivité. Et
dans le moment même où il élucide la nature et
la force des passions, il découvre et met en place
le moyen même de les combattre.
Pour Spinoza, en effet, il est faux de considérer

278
la passion et donc toute la vie affective comme
une déchéance de notre nature ou comme une
instance qui nous serait étrangère.
Pour définir la passion, il ne suffit pas de la
considérer en elle-même, il faut la rapporter
d'abord au fondement même de la vie affective,
c'est-à-dire au Désir. Or nous savons que le
Désir est, d'un certain point de vue, l'essence
même de l'homme. Il est en effet cet effort (ce
conatus) par lequel l'être humain s'efforce de per-
sévérer dans l'être et par conséquent d'exister.
C'est l'existence même qui est effort de vivre,
c'est-à-dire aussi effort pour accroître sa puis-
sance d'être et éprouver la joie de cet accroisse-
ment.
Voici comment Spinoza définit l'affectivité:
«)' entends par Affect les affections du Corps
par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou
réduite, secondée ou réprimée et, en même
temps que ces affections, leurs idées» (Éth. III,
Déf. III). L'affect est une modification de la puis-
sance d'agir et donc une puissance d'agir. Spi-
noza considère donc déjà le Désir, et ce que nous
appelons l'affectivité, comme une réalité dyna-
mique et positive et non pas comme « un vice de
la nature ». Mieux: dans cette définition de l'af-
fect, il souligne cette signification dynamique;
il ajoute en effet: «Si nous pouvons être la cause
adéquate de l'une de ces affections, j'entends
alors par Affect une action ... » L'affectivité,
c'est-à-dire le Désir, n'est pas une part inférieure

279
PASSION

de l'être humain, mais son essence même et la


motivation de son activité.
Mais cela n'est vrai que si l'individu est la
«cause adéquate» de son affect: il peut donc
l'être, mais il peut aussi bien ne pas l'être. C'est
pourquoi Spinoza complète sa définition et
ajoute encore: «[ ... } dans les autres cas, une
passion ».
Nous comprenons mieux, rIlaintenant, ce
qu'est la passion. COlllme passio (et non plus
affectus ou affectio), la passion n'est que la forme
passive du Désir et non pas son essence exclu-
sive. la passion n'est rien d'autre que la passivité
du Désir, cette passivité résultant d'une causalité
externe ou, comme nous dirions, d'une aliéna-
tion. lorsque nous sornrnes la cause suffisante et
principale de notre Désir, nous sommes actifs et
libres, rnais lorsque nous ne sommes pas la cause
réellement efficace de notre Désir et de nos
affects, nous sommes passifs, et ce que nous
vivons et qui nous conduit est alors une passion.
Dans ce cas, nous sommes dans la servitude.
la passion donc pas le tout du Désir:
elle fi' est qu'une fonne passive de l'affectivité.
Cette analyse comporte une double richesse, une
double fécondité. Elle met d'abord en évidence
le fait que la passion n'est pas l'expression d'une
culpabilité, d'une déchéance ou d'un destin
maléfique puisqu'elle n'est qu'une forme éven-
tuelle de ce qui constitue notre essence et qui est
le Désir. la vie affective est réhabilitée.

280
En second lieu, en même temps qu'elle définit
la passion cornme servitude à l'égard d'une exté-
riorité (irnagination, superstition), cette analyse
donne simultanérIlent l'origine de la servitude et
le moyen de s'en libérer. Si la passivité vient
d'une causalité inadéquate, c' est qu'elle provient
d'une connaissance insuffisante, tronquée et
donc fausse; la passion, ou «Pathème de l'âme »,
est une «idée confuse» (Éth. III, Déf. gén. des
Aff., Expl.). Mais le remède se dégage immédia-
tement du mal, c'est-à-dire de la souffrance de la
passivité: c'est par une connaissance adéquate de
nos passions que nous pouvons les maîtriser.
C'est la connaissance exacte de tous les fonction-
nements de l'ignorance et de l'imagination dans
la production des affects passifi qui nous rendra
capable de dépasser notre passivité et de restau-
rer la libre activité de notre Désir autonome.
N'allons pas croire que Spinoza soit un idéa-
liste. Il affirme toujours clairement que «l'ordre
des actions et des passions de notre Corps est par
nature contemporain {simul} de l'ordre des
actions et passions » (Éth.
Sc). Constatons plutôt que, pour Spinoza,
l'homme être ou actif ou passif, et que ces
formes de l'existence et du Désir ne résultent en
pression du corps sur l'esprit, mais
expriment au contraire et l'unité de l'être
humain et fait qu'il peut toujours, corps et
esprit, être unitairement ou passif ou actif.
Pour nous, lecteurs, se pose alors la question

281
PASSION

du choix de l'action autonome contre la passion


serve. Pourquoi ce choix dans le système spino-
ziste qui ne fait aucune part explicite à l'idée de
choix? C'est ce système même qui apporte la
réponse.
En effet, Spinoza écrit: «Les hommes peuvent
se distinguer par nature en tant qu'ils sont tour-
mentés par des affects qui sont des passions; et
dans cette mesure aussi un seul et même homrne
peut être divers et inconstant» (Éth. IV, 33). Et
il ajoute: «En tant que les hommes sont tour-
mentés par des affects qui sont des passions, ils
peuvent être réciproquement contraires les uns
aux autres» (Éth. IV, 34).
Ici, pour ne prendre que ces exemples, la pas-
sion est source des conflits qui opposent les
hommes, comme elle est source de l'inconstance.
Ce ne sont pas des affirmations ponctuelles. Spi-
noza avait déjà évoqué la fluctuatio animi, cette
hésitation et ce conflit interne des passions; dans
la partie il avait déjà commencé à élucider
les méfàits de toutes les formes de la haine et de
la compétition; il reviendra, dans la partie sur
les méfaits de l'Amour inadéquat: «( ... J on
n'est jamais soucieux ou angoissé {sollicitus
anxiusve} que pour une chose qu'on aime, et les
offenses, les soupçons, les inimitiés ne naissent
que de l'Amour pour les choses dont personne ne
peut avoir réellement la possession entière»
(Éth. 20, Sc.).
On le voit, les hommes affectés d'une passion

282
vivent un tourment (conflictantur) et sont dans
l'angoisse (anxius). Tirés en tous sens, ils ne savent
«vers où se tourner» (Éth. Déf. des Aff. , Expl.)
et, plus généralement parlant, sont dans la tris-
tesse: non pas une douce nostalgie, mais la souf-
france de l'impuissance (Éth. V, 20, Sc.).
Ce ne sont pas des raisons morales tradition-
nelles qui justifient le cornbat spinoziste contre
la passion. Celle-ci, comme servitude, est
impuissance et donc souffrance. Le combat
contre la passion se justifie a contrario par la
nature même de celle-ci: il s'agit, pour l'Esprit
humain, de reconstruire sa puissance, son auto-
nomie, et par conséquent sa joie. C'est la signifi-
cation même du Désir, comme essence de
l'homme et poursuite de la joie, qui appelle la
lutte contre les passions qui ne sont que néga-
tion de la puissance réelle de vivre. Le remède,
disions-nous, découle de l'essence même du mal:
«Or la puissance de l'Esprit se définit par la
seule connaissance, et son irnpuissance, c'est-à-
dire sa passion, par la seule privation de connais-
sance» (Éth. 20, Sc.).
Tout l'ouvrage intitulé Éthique est consacré à la
rrlÏse en place de cette connaissance libératrice.
L'analyse qui s'y déploie ne se réduit pourtant
pas à la critique des sources imaginaires de l'af-
fectivité passive. Spinoza, en écartant l'obstacle
de la passion, met en relief et analyse surtout les
sources de la joie et les voies de l'accomplisse-
ment du Désir.

283
PASSION

la défaite des passions n'ouvre pas le règne de


l'ascétisme mais rend possible la jouissance du
Désir véritable: «Personne ne peut désirer être
heureux, bien agir et bien vivre, qu'il ne désire
en mêrne temps être, agir et vivre, c'est-à-dire
exister en acte» (Éth. IV, 21).

Acte, Affect, Amour, Autre, Désir, Effort


=;'>

(Conatus), Haine, Liberté, Servitude, Tristesse


Toutes les définitions que donne Spinoza sont
à la fois objectives, conventionnelles et orientées
rationnellement, et quant à leur place et quant à
leur contenu, vers l'établissement de la doctrine
de l'Éthique. Parfois, sans pétition de principe,
une définition irIlplique déjà une bonne partie
de la doctrine.
C'est ainsi que, lorsque Spinoza, en Éth. l,
Déf. II, définit la «chose finie», il est alIlené à
préciser l'idée de limite et il écrit: «De même
une pensée est limitée par une autre pensée.
Mais un corps n'est pas limité par une pensée, ni
une pensée par un corps. »
En considérant ici des pensées singulières, Spi-
noza annonce déjà la doctrine de l'hétérogénéité
de la pensée et du corps, doctrine désignée après
Spinoza comme «parallélisme». On sait que
cette théorie sera établie en Éth. par la défini-
tion des attributs: Pensée ou Étendue sont des
aspects déterminés (particuliers) de la substance.
Ils sont infinis. Mais comIne ils expriment une
seule et unique substance, ils sont pour ainsi dire
à la fois contemporains et sans relation directe.

285
PENSÉE

Ce gui est remarquable, dans notre texte


d'Éthique l, Déf. II, c'est que Spinoza n'utilise
pas encore le terme de «Pensée» (désignant l'at-
tribut infini, partout présent dans la Nature, et
les esprits humains), mais seulement le terme
« pensée»: il désigne alors les pensées singu-
lières, c'est-à-dire les idées et les concepts, en
même temps que l'activité qui constitue ces réa-
lités spirituelles.
La doctrine de la Pensée comme attribut,
contemporaine de l'Étendue, a pour premier
résultat important l'affirmation de l'unité de la
Nature et de son autonomie sans transcendance.
La réflexion sur «la pensée» et les pensées va
entraîner un autre résultat, aussi important que
le premier, mais impliquant peut-être des signi-
fications dépassant le XVIIe siècle: par cette
réflexion sur les pensées singulières, Spinoza
découvre et décrit la conscience comme activité.
C'est dans l'Axiome II d'Éth. II que Spinoza
écrit: «L'homme pense. » C'est là son essence.
nous sommes en présence d'un verbe d'ac-
: la pensée est une
elle est une activité à plusieurs
est un acte, d'abord comrne pensée singulière,
c'est-à-dire idée: or Spinoza définit l'idée par un
dynamisrne (<< Par idée j'entends un concept de
l'Esprit que l'Esprit forme en raison du fait
qu'il est une chose pensante» Éth. Déf. III).
Ensuite, la pensée est toujours et partout pré-
sente dans toutes les formes de l'existence, fût-

285
elle affective: «Les modes du penser {modi cogi-
tandi} comme l'amour, le désir ou tout ce qui est
désigné par le nom d'affect de l'âme ne peuvent
exister si, dans le même individu, n'existe pas
aussi l'idée de la chose aimée, désirée, etc.»
(Éth. II, Ax. III).
On le voit: l'Esprit hurnain est tout entier
activité de penser, cette activité étant concrète-
ment singulière et qualifiée. Cela est vrai aussi
bien de l'activité rationnelle (le mode de penser
est alors la Raison et ses méthodes de connais-
sance) que de l'activité affective. Ce dernier
point n'est pas aussi paradoxal qu'il y paraît
puisque l'affect est l'idée d'une affection du
corps, cette idée étant une conscience active
même si elle n'est pas encore une connaissance
adéquate et vraie.
L'Esprit humain est donc pensée active aussi
bien comme déploiement modal de la raison
(elle n'est pas une faculté) gue comme déploie-
ment de l'affectivité (elle est fondée sur le dyna-
misme du conatus et du Désir). Spinoza le redit
souvent: il est impératif ne pas la
pensée à des images peintes: «Car je n'entends
pas par idée des images comme il s'en forme au
fond de l'œil, et peut-être même au milieu
du cerveau, mais des concepts de la Pensée»
(Éth. 48, Sc.). Et, nous l'avons rappelé, les
concepts sont des actes. Ce qui est ainsi mis en
relief c'est non seulement l'unité de la Nature
(par la théorie des attributs), mais encore et sur-

287
PENSÉE

tout l'unité de la conscience humaine. Spinoza


désigne cette conscience par l'expression Esprit
humain; filais cet Esprit est par essence une acti-
vité de penser: non seulement une conscience de
soi (idea corporis), rnais une activité de penser
aussi bien comme entendement que comme
désir. «Par entendement nous n'entendons pas
en effet la pensée absolue (l'attribut Pensée]
mais seulement un certain mode du penser,
mode différent des autres modes, tels que le
désir, l'amour, etc.» (Éth. l, 31, Dém.).
L'unité de la conscience repose précisément sur
ce fait que toutes les activités de l'esprit (ses pas-
sivités aussi, bien entendu) sont des modalités de
l'acte de penser: à la fois conscience et concep-
tualisation, présence de la pensée active dans
tous les affects et tous les raisonnements.
Que cette activité de l'esprit humain, c'est-à-
dire du penser qu'il déploie, soit plus ou moins
active ou passive, c'est l'évidence. Mais c'est pré-
cisément l'une des significations de l'Éthique de
rechercher les voies de la plus grande activité
possible, la plus grande adéqua-
possible de connaissance et l'action.
motivation de cette recherche d'une pensée
adéquate et libre repose sur l'être même de l'es-
humain: il est conatus et Désir, c'est-à-dire
que la pensée (partout présente dans toutes les
modalités l'existence) est une puissance. Son
accroissement est vécu comme joie, et la plus
grande puissance est la plus grande autonomie.

288
C'est vers l'éthique de la libération que se
dirige en effet le philosophe lorsque, en étudiant
les affects, il constate: «De tout ce qui accroît
ou réduit, seconde ou réprime la puissance d'agir
de notre Corps, l'idée accroît ou réduit, seconde
ou réprime la puissance de penser de notre
Esprit» (Éth. Il).
parallélisme qui découle de la spécificité
des deux domaines est ici clairement rappelé;
mais, chemin faisant, nous voyons se déployer
l'autre idée qui nous importe et qui justifiera
l'éthique de la joie: penser est un acte, c'est donc
une puissance. Et c'est cette puissance intérieure
qui s'épanouira et s'arnplifiera dans le deuxième
et troisième mode de connaissance jusqu'à per-
filettre à l'esprit humain d'accéder à la plus
haute joie: «De ce troisième genre de connais-
sance naît la plus haute satisfaction de l'Esprit
qui puisse être donnée» (Éth. V, 27).
Ainsi, parce que l'acte de penser, et donc de
connaître, est consubstantiel à l'esprit humain
dans toutes les formes de son existence, c'est par
lui-même et sa puissance d'être et de penser
qu'il pourra s'élever de l'ignorance à la connais-
sance vraie, et de l'activité dépendante à l'exis-
tence libre et autonome.

~ Acte, Affect, Attribztt, Conscience, Entendement,


Libert~ Puissance, Satisfaction de soi
Paradoxalement, la philosophie de Spinoza,
qui est l'expression de la plus haute exigence de
vérité et de sagesse, est une doctrine non pas de
l'idéal (comme chez Platon ou Kant), mais de la
réalité. On peut aisément s'en rendre compte en
considérant l'idée de perfection.
Dès Éth. l, Il, Sc., Spinoza est amené à suggé-
rer l'essentiel de sa doctrine: «[ ... ] les choses
[ ... ] doivent toute leur perfection, c'est-à-dire
leur réalité ... » Et c'est en Éth. III, Déf. VI, que
Spinoza affirme explicitement sa conception:
«Par réalité et par perfection j'entends la même
chose. »
La portée de cette affirmation est considérable:
elle fonde l'ontologie (puisque c'est la plénitude
de la réalité divine qui en exprime la perfection
et son identité à la réalité, c'est-à-dire à la Nature
totale); elle fonde aussi l'éthique, puisque la fina-
lité de la sagesse comme perfection est d'accéder à
la réalité pleine et autonome de l'esprit humain;
elle fonde enfin le processus de libération qui doit
aboutir à cette sagesse, puisque la liberté est l'au-
tonomie réelle d'une action qui exprime la véri-

290
table réalité du Désir, la véritable essence concrète
de l'individu. En effet, la joie est toujours le
passage à une plus grande perfection, la tristesse
étant le passage à une perfection moindre, et le
Désir s'efforçant toujours d'accroître sa puissance,
c'est-à-dire sa réalité, c'est-à-dire sa perfection
(cf. Éth. III, Il, Sc.).
C'est une tradition idéaliste qui, trop souvent,
nous empêche de comprendre le sens et le rôle
de la perfection dans la philosophie de Spinoza.
Si, par une méthode pédagogique provisoire,
nous donnions à la «perfection» spinoziste le
sens d'« accomplissement », nous cornprendrions
mieux son propos. La perfection est l'achève-
ment d'une essence, c'est-à-dire sa réalisation
entière, c'est-à-dire sa réalité dans sa plénitude
effective. «Perfection» comporte ici une signi-
fication aristotélicienne, et c'est cette significa-
tion que nous souhaitons suggérer par le terme
d' « accomplissement» comme médiateur d'in-
telligibilité.
Et c'est bien en effet l'idée d'action, d'action
réalisatrice, qui sous-tend la conception spino-
ziste de la perfection: «Plus une chose a de per-
fection, plus elle est active et moins elle subit et,
inversement, plus elle est active, plus elle est
parfaite» (Éth. V, 40).
La perfection n'est donc pas une plénitude sta-
tique, elle est une activité s'exprirnant dans une
essence, ou une essence s'exprimant par son acti-
vité. La joie est toujours un mouvement dyna-

291
PERFECTION

mique et ascendant, seule la béatitude étant un


stade suprême de la joie: mais cette béatitude
elle-même est une activité, puisque le sage, sans
être passif, ne cesse pas moins d'être, c'est-à-dire
de jouir activement de l'être, qui est l'existence
même.
C'est pour cette raison (le rapport à l'activité)
que la plus haute perfection est liée à la connais-
sance: celle-ci est une puissance, et par consé-
quent une force de réalisation et de libération.
La passivité est d'autant plus réduite et l'activité
d'autant plus affirmée et déployée que sont plus
nombreux les objets de la connaissance ration-
nelle, qu'elle soit déductive (deuxième genre) ou
intuitive (troisièrrle genre) (cf. Éth. V, 28).
Cet accroissement de puissance et d'autonomie
par la connaissance n'est pas l'affirmation d'un
idéalisme, puisque de ce qui accroît la puissance
du corps, l'idée accroît la puissance de l'esprit:
«[ ... } puisque l'essence de l'Esprit consiste en
ceci qu'il affirme l'existence actuelle de son
Corps, et que nous entendons par perfection l'es-
sence même d'une chose, il en résulte que l'Es-
prit passe à une perfection plus ou moins grande,
lorsqu'il advient qu'il affirme de son Corps ou
d'une partie de celui-ci quelque chose qui enve-
loppe plus ou moins de réalité qu'auparavant»
(Éth. III, Déf. gén. des Aff., Exp!.).
C'est de cette anthropologie moniste (dans
laquelle le Corps et l'Esprit sont un seul et
même être), anthropologie d'ailleurs dynamique

292
et organisée autour de l'idée de la réalité comme
puissance active et perfection d'essence, c'est de
cette anthropologie que va découler toute
l'éthique spinoziste de la perfection.
C'est dans la Préface d'Éth. IV que Spinoza
rapporte explicitement le concept de perfection
au propos éthique de l'ouvrage. Désirant consa-
crer cette partie à la servitude et à la libération,
Spinoza annonce un détour par l'analyse de la
perfection. On n'en saurait valablement juger,
dit-il, que si l'on connaît l'intention de l'auteur
de l'œuvre qu'on juge: la perfection n'est rien
d'autre que l'achèvement. Autrement, elle n'est
qu'un concept générique, vague et arbitraire.
Ainsi, d'une manière générale, «la perfection et
l'imperfection ne sont en réalité que des modes
du penser». Il en va de même pour le bien et le
mal: par exemple, la musique est bonne ou
mauvaise, ou indifférente selon l'auditeur.
«Pourtant, bien que la réalité soit telle, nous
devons conserver ces termes {bien, mal, perfec-
tion}.» Car Spinoza souhaite «former une idée
de l'homme qui soit comme un modèle de la
nature humaine ». Ainsi: «Nous dirons en outre
que les hommes sont plus parfaits ou plus
imparfaits selon qu'ils se rapprocheront plus ou
moins de ce même modèle» (Éth. Préf.).
Ce modèle sera celui de «l'homme libre». Il
incarne la liberté comme autonomie, et sa per-
fection est cette nouvelle réalité à laquelle il
accède par la connaissance critique de ses pas-

293
PERFECTION

sions et l'épanouissernent de son Désir véritable,


c'est-à-dire de son essence vraie. On peut aperce-
voir alors que la perfection comme «modèle»
rejoint la perfection comrne «vertu ». En effet,
Spinoza évoquera, en IV, 69, «la vertu de
l'homme libre» et il résume en IV, 18, Sc., sa
morale concrète en reliant la conduite ration-
nelle, la recherche de l'utile propre et l'accroisse-
ment de la perfection: la Raison «[. .. } exige
donc elle-même que chacun s'aime soi-même,
qu'il recherche sa propre utilité, en tant qu'elle
lui est réellement utile, qu'il poursuive tout ce
qui conduit réellement l'homme à une plus
grande perfection, et que, d'une manière géné-
rale, chacun s'efforce de conserver son être autant
qu'il le peut» (Éth. IV, 18, Sc.).
Cette réalisation de sa propre nature est la per-
fection, c'est-à-dire la vertu, et le bonheur est
cette réalisation de soi en même temps que la
joie de sa propre activité. Toute l'éthique concrète
de Spinoza s'exprime ici. C'est pourquoi il peut
écrire: «Aucune divinité, nul autre qu'un
envieux ne se réjouit mon impuissance et de
ma peine» (Éth. 45, Sc. du Cor. II).
Cette morale concrète de la jouissance et de la
raison, cet épanouissement du Désir accédant à
sa liberté ne sont pas le terme de l'itinéraire spi-
noziste. Le Désir, en effet, poursuit une «joie
parfaite », et c'est cornme «béatitude» qu'il
atteint cette joie, cette félicité. Or c'est par la
connaissance du troisième genre que cette joie

294
est atteinte: «[ ... } celui qui connaît les choses
par ce genre de connaissance passe à la plus
haute perfection hurnaine et par conséquent [ ... }
il est affecté de la joie la plus haute» (Éth. V, 27,
Dém.).
Ainsi toute l'activité rationnelle renforce l'acti-
vité du Désir, et la plus exigeante des connais-
sances permet d'atteindre la plus haute joie.
Nous sommes bien, en ce cas, en présence d'un
modèle de la nature humaine qui est un modèle
de perfection: non pas l'incarnation d'un idéal
inhumain, mais la pleine réalisation effective de
toutes les potentialités de l'être humain. «Et si
la Joie consiste dans le passage à une perfection
plus grande, la Béatitude doit certes alors consis-
ter, pour l'Esprit, à posséder la perfection même»
(Éth. V, 33, Sc.).

~ Béatitude, Connaissance, Effort (Conatus),joie,


Liberté, lVIodèle, Puissance, Vertu
On se réfère souvent à cette idée spinoziste
selon laquelle chaque chose s'efforce de persévé-
rer dans son être (cf. Éth. III, 7). Mais cette affir-
mation entraîne des conséquences si importantes
sur le plan ontologique et sur le plan éthique
qu'il est indispensable d'en bien préciser la
signification.
La Démonstration de la Proposition 7 d'Éth.
établit une rigoureuse identité entre les «consé-
quences» (c'est-à-dire les effets pratiques) de
l'essence d'une chose et le «pouvoir» de cette
chose, c'est-à-dire «sa puissance». Cette «puis-
sance» s'exprime par son action, c'est-à-dire par
«l'effort par lequel, seule ou avec d'autres, elle
chose] agit ou d'agir ou, autre-
ment dit (par la Proposition 6), la puissance,
c'est-à-dire l'effort lequel elle s'efforce de
persévérer dans son être» (Éth. 7, Dém.).
Il est donc clair, tout cl' abord, que la persévé-
rance dans l'être, pour Spinoza, n'est pas une
inertie ou une pesanteur, comme le croient cer-
tains commentateurs. persévérance dans l'être
n'est pas un état, elle est un acte. c'est cet acte

296
que désigne le conatus, l'effort. Pour Spinoza,
chaque être est un dynamisme, c'est-à-dire un
dynamisme existentiel: le conatus est un dyna-
misme de l'existence, pour l'existence. c'est
bien le terme exiJtere que Spinoza utilise déjà en l,
24, Cor., lorsqu'il rappelle que Dieu (c'est-à-dire
la Nature) est «la cause par laquelle les choses
commencent d'exister, mais aussi la cause par
laquelle elles persévèrent dans l'existence».
Cette immanence de toutes choses à la Nature
et à sa causalité n'empêche pas que chaque chose
existe aussi par son effort: ce sont les dyna-
mismes existentiels de toutes les existences
qui constituent la causalité (<< naturante» ou
« naturée») de la Nature infinie. Toute finitude
se définit aussi par les lois universelles de la
Nature.
Ce dynamisme du conatus n'est donc pas un
mystère ou une obscurité: il est la Nature mêrne
en chaque être singulier. Le conatus est un dyna-
misme si naturel qu'il n'est pas le moins du
monde une puissance qui, en chaque être, lui
étrangère. conatus pas un instinct
ou une pulsion qui, dans l'être individuel,
s'imposerait à comme C'est
qu'il est cet être lui-même. Reprenons la Propo-
sition 7 de la partie en la complétant: «[. .. ]
l'effort par lequel, seule ou avec d'autres, [la
chose} agit ou s'efforce d'agir ou, autrement dit,
la puissance, c'est-à-dire l'effort par lequel elle
s'efforce de persévérer dans son être, n'est rien en

297
PERSÉVÉRER

dehors de l'essence actuelle de cette chose». Le


conatus n'est pas une puissance interne qui pous-
serait l'individu à vivre ou à se conserver: il
est cet individu comme puissance de vivre.
Ce dynamisme est constitutif aussi bien de
la Nature que de chaque être singulier. En
Éth. l, Il, Dém. et Sc., Spinoza réitère plusieurs
fois l'afErmation selon laquelle «pouvoir exister
est une puissance », et il en conclut: plus une
chose aura de réalité, «plus elle aura par elle-
même de force pour exister» (vim existendi).
Le conatus est donc bien la puissance existen-
tielle de chaque chose, cette puissance étant
d'ailleurs l'essence entière de cette chose.
Si la Nature infinie est l'ensemble des puis-
sances existentielles, il n'est pas exact de définir
la substance spinoziste comme une inertie, ainsi
que l'afErment Hegel ou Schelling. Mais il n'est
pas non plus exact de définir le conatus comme
un simple instinct de conservation à la façon de
Nietzsche relisant Spinoza.
Bien au contraire, c'est parce que le conatus est
un dynamisme toute l'éthique
spinoziste va un dynamisme de la sagesse
reposant sur une conception neuve Désir.
C'est en effet le Désir qui exprime en l'homme
l'essence actuelle et dynamique du conatus.
Éth. Déf. des Affects l, Spinoza affirme clai-
rement que:« Désir est l'essence même de
l'homme en tant qu'elle est conçue comme
déterminée {... } à accomplir une action. » Et,

298
plus loin: «]' entends donc ici par le terme
de Désir tous les efforts, impulsions, appétits
et volitions de l'homme ... » Le Désir est bien
l'effort existentiel lui-même, effort qui s'ex-
prime corrune affect, c'est-à-dire comme idée
«par laquelle l'Esprit affirrrle de son Corps, ou
d'une partie de celui-ci, une force d'exister plus
ou moins grande que celle qui était auparavant
la sienne» (Éth. III, Déf. des Aff. l, Expl.).
C'est bien d'une conception neuve qu'il s'agit:
pour Spinoza, l'affectivité n'est pas une partie de
l'esprit, elle est le tout de l'esprit, puisqu'elle est
le Désir comme puissance d'exister recherchant
son accroissement, c'est-à-dire sa joie.
Ainsi le Désir est réhabilité parce qu'il est la
puissance même de vivre qui définit tout indi-
vidu, et qui s'exprime chaque fois d'une façon
singulière, en définissant l'essence même de cet
individu.
Certes, ce Désir pourra, par l'effort non
contrôlé de l'imagination, tomber en partie
dans la passion, c'est-à-dire la servitude; mais
il pourra toujours se libérer en construisant
par raison une connaissance vraie de lui-
même et une orientation bénéfique de son mou-
vement.
Mais le sage accédant à la béatitude, de mêrne
que «l'homrrle libre» d'Éthique ne feront rien
d'autre que porter à la plénitude de son accom-
plissement cet effort de vivre qui est poursuite
dynamique de la joie. notre intelligence,

299
PERSÉVÉRER

alors, «sera pleinement satisfaite et elle s'ef-


forcera de persévérer dans cette satisfaction»
(Éth. IV, App., chap. XXXII).

=> Béatitude, Désir, Effort (Conatus), Être, Joie,


Liberté, Passion, Pztissance, Utilité
Spinoza désigne le contenu existentiel VIse
dans l'Éthique par le terme de «sagesse ». Il
montre ainsi l'identité de fait entre la sagesse et
l'éthique. C'est ainsi, par exemple, que, après
avoir fait la critique d'une pseudo-faculté de
vouloir, il s'étonne «que de nornbreux auteurs
[aient] totalement ignoré cette doctrine de la
volonté, aussi indispensable pourtant à la spécu-
lation qu'à l'instauration philosophique de la vie
{ad vitam sapienter instituendam}» (Éth. 49,
Sc.). Éthique, conduite de la vie, sagesse et vie
philosophique sont équivalentes, et la raison
profonde de cette équivalence réside dans la
conception même que se fait Spinoza de la philo-
sophie: spéculation et la connaissance sont
toujours destinées à une meilleure conduite de la
vie concrète et à rendre possible l'accès à la
liberté et à la félicité.
C'est ainsi que « l'homrrle sage» ne fuit pas les
plaisirs, il les rapporte à la maîtrise de soi et à la
poursuite de la joie (Éth. 45, 2 e Sc.); le
mariage ne se justifie que par le désir d'éduquer
les enfants «selon la sagesse» (IV, App. xx); ou

301
PHILOSOPHIE

encore, la cinquième partie de l'Éthique montrera


«combien le Sage a plus de force que l'ignorant»
(Éth. V, Préf.) et combien il est supérieur à cet
ignorant (Éth. 42, Sc.).
Pour Spinoza, on le voit, la sagesse est donc la
connaissance libératrice, et cela dans sa démarche
à la fois critique et créatrice. Elle est donc bien
le résultat d'une philosophie (qui est celle de
l'Éthique), elle est même cette philosophie. D'ail-
leurs, en Éth. l, Sc., Spinoza n'hésite pas à uti-
liser le verbe «philosopher» (Philosophare), pour
désigner tous ceux qui réfléchissent sur la nature
de Dieu et de son entendement; dans ce texte, il
évoque aussi l'acte de philosopher (philosophandi).
propos fondamental et constant est donc
bien, pour Spinoza, de philosopher et de construire
une philosophie. L'impact de son œuvre eût peut-
être été plus considérable encore qu'il n'a été si
s'était avisé que la « sagesse» spinoziste n'est
pas une simple spiritualité sereine, rnais une phi-
losophie complète, c'est-à-dire une doctrine théo-
rique et pratique la vie. Spinoza désigne
\"""r'", comme «philosophe» (Éth.
t't',"""

suppose que si les pen-


seurs ne souhaitaient pas mettre la
la théologie, « ils philosophe-
llorenaerlt» (liberius philosopharentur:
Préface, avant-dernier paragraphe).
Ce met le mieux en évidence ce fait que la
doctrine de Spinoza est une philosophie, c'est-à-
une doctrine systématique et démontrable,

302
à la fois théorique et pratique, et non pas une
simple sagesse de conviction, c'est le jugement
de Spinoza lui-mêrne sur son œuvre, jugement
exprimé dans une lettre à Albert Burgh: «Je ne
prétends pas avoir rencontré la meilleure des phi-
losophies, mais je sais que je comprends la vraie
philosophie» (lettre LXXVI, Au très noble jeune
homlne Albert Burgh, in Œuvres complètes, Galli-
mard, Bibl. de la Pléiade, trad. R. Misrahi).

~ Béatitude, Connaissance) Liberté


Dès la partie 1 de l'Éthique, Spinoza écarte l'idée
de création divine et lui substitue l'idée de «pro-
duction ». Il écrit: «Une substance ne peut être
produite par une autre substance» (Éth. l, 6). En
effet, «il n'existe dans la nature que des sub-
stances et leurs affections» et, de plus, il n'existe
en fait qu'une seule substance, puisqu'une sub-
stance est infinie.
C'est pourquoi la substance (ou Dieu, ou la
Nature) est cause de soi (causa sui). Rien d'exté-
rieur ne peut ni la créer ni la produire.
De même, aucun attribut ne saurait «pro-
duire» un autre attribut, puisqu'ils expriment
tous, simultanément, l'être même de la sub-
stance (Éth. l, 10, Sc.).
Cette autonomie absolue de la substance (c'est-à-
dire de Dieu, c'est-à-dire de la Nature) n'en-
traîne pas que la substance soit en elle-même
une passivité ou une inertie, comme le pensent
un Schelling ou un Hegel. Bien au contraire,
l'ontologie spinoziste est un dynamisme. L'idée
de production, d'abord significative d'une exté-
riorité (dont l'action est exclue), est ensuite

304
significative d'une intériorité (dont le dyna-
misme irnmanent est souligné). La substance
n'est produite par rien d'autre parce qu'elle est
produite par elle-même: la production ontolo-
gique est l'acte irnmanent de la substance, c'est-à-
dire de «Dieu ». C'est pourquoi, écrit clairement
Spinoza, «on ne peut dire sous aucun rapport
que Dieu soit passif devant quelque autre chose,
ou que la substance étendue soit indigne de la
nature divine» (Éth. l, 15, Sc., infine).
Si Dieu est actif, c'est qu'il «produit» toutes
choses: il est la cause et de l'essence et de l'exis-
tence des êtres, d'une façon certes immanente et
non pas «transitive ». En mêrne temps, tous ces
effets (qui constituent la «Nature naturée»)
découlent de l'essence même de Dieu (ou, iC1, de
la «Nature naturante », cf. l, 29). C'est dire que,
de part en part, Dieu ou l'Être est non pas une
chose inerte, mais une chose éternellement
active et productrice: «C'est pourquoi la toute-
puissance de Dieu fut en acte de toute éternité
et restera éternellement dans une actualité iden-
tique» (Éth. l, 17, Sc.).
Ainsi, Dieu (c'est-à-dire la Nature) n'est pas
«créateur» (comme le Dieu cartésien) mais
«producteur ». Et son acte éternel de production
«d'une infinité de choses en une infinité de
modes» (ibid.) est sa «puissance» même.
Ce dynamisrne de la puissance n'est pas,
cependant, une profusion sans détermination ou
une exubérance sans loi ni prévisibilité. Au

305
PRODUCTION

contraire, «Les choses n'ont pu être produites


par Dieu selon aucune autre modalité ni selon
aucun autre ordre que l'ordre et la modalité
selon lesquels elles furent produites» (Éth. l,
33). Un «créateur» fini aurait pu produire un
autre monde que notre monde, mais il ne serait
plus Dieu, c'est-à-dire la plénitude absolue et la
réalisation entière de tout le possible, c'est-à-
dire de tout ce qui découle de l'essence du Dieu
infini. Un tel Dieu n'anticipe pas et ne choisit
pas, il est l'actualité éternelle de sa propre puis-
sance productrice.
Ainsi, la productivité de la Nature permet de
dépasser l'anthropomorphisme des idées de créa-
tion ou de finalisme (Éth. l, App.). Elle permet
aussi de se libérer de ce préjugé qui concevait Dieu
comme «un père, un juge ou un monarque ».
Seule une conception de l'actualité dynamique
de la Nature permet d'affirmer «avec une plus
grande perfection la toute-puissance de Dieu»
(Éth. l, 17, Sc.). En même temps, c'est le monde
total de la Nature qui est reconnu dans sa per-
fection: «Il suit clairement tout cela que les
choses ont été produites par Dieu selon la
suprême perfection puisqu'elles suivent avec
nécessité d'une nature donnée [celle de Dieu}
qui est la plus parfaite» (Éth. l, 33, Sc. II).
La réalité tout entière est donc le fruit d'une
activité productrice à la fois immanente, perma-
nente et parfaite. Cela ne signifie pas que le
monde humain soit, pour nous, satisfaisant; il est

306
trop souvent, au contraire, un monde de «servi-
tude» et de «passions ». Mais le «modèle» de
perfection que poursuit le philosophe et qu'il
peut réaliser repose cl' abord sur la connaissance
réflexive de ce fait que la Nature est parfaite en
elle-même lorsqu'elle est libérée de la supersti-
tion, de l'imagination et de l'ignorance.

~ Acte, Dieu, Liberté, Nature, Perfection, Puis-


sance
Parce que la substance est un acte de produc-
tion, elle est aussi une puissance. Non certes une
potentialité, puisque Dieu (ou la Nature) est en
acte tout ce qu'implique son essence, rnais un
réel pouvoir actuel de produire toutes les réalités
finies et infinies.
Cette puissance de Dieu est donc à. la fois son
essence et son efficacité. Et, parce qu'elle est
l'expression pleine et active de son essence, elle
est aussi sa liberté, en rnême temps que sa per-
fection.
Devant cette toute-puissance de la substance
nécessaire, on pourrait penser que le pouvoir
et la puissance de l'homme sont réduits à
néant.
En fait, il n'en est rien. Car la puissance de
Dieu s'exprime aussi dans les modes finis.
Certes, «il n'est pas possible que l'homme ne
soit pas une partie de la Nature et qu'il n'en
suive pas l'ordre commun. Pourtant, s'il vit
parmi des individus dont la nature s'accorde
avec la sienne, sa puissance d'agir sera par là.
même secondée et favorisée» (Éth. App.,

308
chap. VII). En l'homme existe donc une «puis-
sance d'agir» ; elle n'est certes pas infinie, mais
elle définit réellement une essence singulière.
Il est possible d'aller plus loin. Non seulement
il existe en l'homrne une puissance d'agir, rnais
encore constitue-t-elle pour ainsi dire le noyau
rnême de la problématique morale, l'objet rnême
de la réflexion éthique de Spinoza.
Constatons d'abord que Spinoza commence
l'étude des affects en se référant en premier lieu à
la puissance de la Nature: «[ ... ] sa puissance
d'agir est une et identique» (Éth. III, Préf.).
Aucun vice ne saurait lui être imputé, les lois de
cette Nature s'exercent toujours et partout de la
même façon. Mais cette référence à la Nature, à
sa puissance et à. ses déterminismes n'est pas des-
tinée à souligner l'impuissance de l'homme, elle
est destinée à proposer une méthode de connais-
sance qui seule rendra possible la maîtrise de la
vie affective: «Je traiterai donc de la nature et
de la force des Affects, puis de la puissance de
l'Esprit à leur égard selon la rnême méthode que
.L..,,~'- dans
u .......... précédentes» (ibid.).
propos spinoziste est donc s'agit de
reconnaître et développer la puissance de l'es-
s'agit de puissance intérieure de la
conscience et non pouvoir qu'elle aurait à
exercer sur autrui. philosophie spinoziste
n'est une volonté de puissance, c'est-à-dire
l'exaltation de la recherche du pouvoir, mais la
recherche accroissement de puissance

309
PUISSANCE

intérieure, seule à même de combattre la servi-


tude et de construire la liberté.
Cette puissance intérieure, qu'il s'agit d'accroître,
est posée par Spinoza dès le début d'Éthique III.
La Définition III, à propos de l'affect, se réfère à
la puissance d'agir du corps et à l'idée des affec-
tions du corps qui expriment les modifications
de cette puissance d'agir. L'affect est toujours
une modification de la puissance d'agir, c'est-à-
dire un accroissement ou une réduction de la
puissance d'agir et donc de la perfection-réalité
de l'individu. Tous les affects sont aussi des
formes de la joie ou de la tristesse, c'est-à-dire
des modifications vécues et conscientes de la
puissance d'agir (Éth. III, 11).
Pour souligner la centralité de cette idée de
puissance intérieure, souvenons-nous que cette
puissance est l'être même du conatus ou effort
dynamique pour persévérer dans l'existence. On
sait que le conatus est aussi une force d'exister
(vim existendi) et donc une puissance d'agir:
«Personne ne peut désirer être heureux, bien
agir et bien ne désire en même temps
être, agir et vivre, c'est-à-dire exister en acte»
(Éth. 21).
Si le conatus, et donc puissance d'agir, est
l'essence de l'homme, ou si, en d'autres termes,
le Désir (ou l'Appétit) est l'essence de l'homme,
cela ne signifie pas que l'individu soit toujours
pleinement actif. L'Esprit humain «agit en cer-
taines circonstances et, en d'autres, il subit»

310
(Éth. I). Il est actif en tant qu'il a des idées
adéquates (claires, évidentes et complètes), il est
passif en tant qu'il a des idées inadéquates
(nHltilées et confuses). c'est parce que la pas-
sivité et donc les «passions» sont une tristesse
qu'il y a lieu de les c0111battre et de combattre la
servitude qu'elles engendrent. la lutte contre les
passions n'est pas destinée à conquérir une
pureté rnoraie mais à restaurer l'autonomie de
l'individu, c'est-à-dire sa liberté, sa joie et sa
puissance d'agir. L'éthique, en effet, s'efforce de
comprendre 1'« impuissance» humaine et de res-
taurer la puissance de l'individu. Il s'agit d'ins-
taurer une liberté vraie. C'est ici qu'apparaît
notre véritable puissance: elle est celle de l'en-
tendement et de la connaissance. À cet égard, le
titre de la partie V de l'Éthique est éloquent:
«De la Puissance de l'Entendement ou de la
Liberté humaine». Seule la «puissance de la
Raison» est en mesure de connaître, de com-
prendre et de neutraliser les passions en mon-
trant qu'elles llléconnaissent le Désir véritable et
« ». Seule une connaissance adé-
quate peut opérer la critique de l'imagination et
défaire l'illusion affective qu'elle produit
accroître (faussement) la puissance de l'individu
(Éth. 12). Ainsi la vertu n'est pas la pureté
fictive d'une âme en fait inexistante, mais la
puissance d'agir d'une façon autonome, seule
conduite qui engendre joie et satisfaction inté-
rieure: «Plus on s'efforce et l'on a le pouvoir [la

311
PUISSANCE

puissance intérieure] de rechercher son utile


propre [ ... }, plus on est doué de vertu; au
contraire, dans la mesure où l'on néglige de
conserver son utile propre, c'est-à-dire son être,
on est impuissant» (Éth. IV, 20).
Cette lutte contre l'impuissance intérieure et
passivité n'est pas un effort pour dépasser la
nature humaine, elle est au contraire l'effort
pour la restaurer dans sa nature profonde. En
effet, la puissance de l'esprit est sa réalité essen-
tielle: «[ ... ] l'essence de l'Esprit, c'est-à-dire sa
puissance (par la Prop. 7, partie III) ... », dit Spi-
noza. Or Éth. 7, identifiait l'essence d'un
individu et son conatus, son effort existentiel.
Nous le disions plus avant: la puissance de
l'esprit hUlnain est identique à son conatus et à
sa puissance cl' agir et de vivre. Ce qui est nou-
veau, dans les parties et de l'Éthique, c'est
que la puissance la plus haute et plus parfaite,
en l'Esprit humain, est sa pensée et son entende-
ment. Celui-ci est la «seule de notre être
laquelle nous soyons actifs (par la Prop. 3,
» donc cette
nous-mêInes notre
sance) qui subsiste après notre mort, tandis

notre puissance véritable est celle


notre entendement; elle seule peut à la fois
accomplir le et sa joie, et gagner l'éternité
intemporelle. raison en est simple: «Plus une
chose a de perfection, plus elle est active et

312
moins elle subit et, inversement, plus elle est
active, plus elle est parfaite» (Éth. V, 40).

~ Acte, Entendement, Imagination, Joie, Liberté,


Passion, Perfection, Raison, Vertu
spinozisrne est connu comme une philoso-
phie rationnelle et rationaliste. La psychologie
contenue dans l'Éthique est dite «rationnelle »,
et la vie du «Sage» et de 1'« homme» libre
est effectivement, dans cet ouvrage, une vie
conduite par la raison. Spinoza résume d'ailleurs
ainsi son propos: «[ ... } j'ai analysé les causes de
l'impuissance et de l'instabilité humaines et les
raisons pour lesquelles les hommes ne suivent
pas les préceptes de la Raison. Il reste à montrer
ce que la Raison nous prescrit et à déterminer les
Affects qui s'accordent avec les règles de la Rai-
son humaine [ ... }. Puisque la Raison n'exige
rien qui s'oppose à la Nature, elle exige donc
elle-même ... » (Éth. 18, Sc.).
Tout cela est exact mais réclame cependant des
précisions qui éviteront des malentendus sur
conception spinoziste de l'existence.
Il doit être clair, tout d'abord, que la «Raison »,
dans l'Éthique, n'est pas une faculté, c'est-à-
dire un pouvoir de connaître l'inconditionnel,
comme chez Kant. Pour Spinoza, au contraire, il

314
n'y a pas de différence entre raison et entende-
ment. De plus, ces termes, identiques, ne dési-
gnent pas une faculté mais une activité. De
même qu'il n'existe pas de «volontés mais des
actes de volition », de même il n'existe pas une
faculté de connaître mais les actes de compré-
hension et d'intellection que l'on peut désigner
par «entendement» et qui sont l'activité de l'es-
prit tout entier. Spinoza pose d'ailleurs explicite-
ment l'équivalence «entendement [et] Raison»
(Éth. IV, App., chap. IV) et souligne immédiate-
ment: «Aussi n'y a-t-il pas de vie vraie sans
intelligence» (ibid., chap. V).
Parce que la raison est l'activité intelligente
de l'esprit, le terme raison peut d'ailleurs rece-
voir le sens de «cause» en tant que motif; Spi-
noza écrit: «On doit, à toute chose, assigner
une cause ou raison aussi bien de son existence
que de sa non-existence» (Éth. l, Il, 2 e Dém.).
C'est ainsi, par exemple, que la psychologie
développée dans l'Éthique est désignée comme
psychologie rationnelle, non pas parce que
la raison présiderait à toutes conduites
humaines, mais parce que la méthode utilisée
par Spinoza est la connaissance rationnelle,
ordonnée et déductive, des actions humaines
qui sont le plus souvent irrationnelles (lors-
qu'elles sont des «passions») et qui, toujours,
découlent du Désir et du conatus qui ne sont
pas par eux-mêmes des actes de la raison mais
des forces d'exister. Spinoza étudie en effet

315
RAISON

les «causes» des affects et les causes des pas-


sions: il déduit les affects et il dégage le déter-
minisme de leur déroulement pour en établir
une connaissance rationnelle et rendre ainsi
possible une conduite qui serait plus active que
passIve.
Mais nous pouvons alors constater que si «rai-
son» est équivalent de «cause», nous pouvons
dire aussi, parfois, que «cause» est équivalent de
motif exemple, « [ ... ] s'efforce
d'imaginer ce qui accroît ou [ ... ] seconde la
puissance d'agir du Corps» (Éth. 12). Spi-
noza souhaite dégager la cause (ou la raison) de
l'activité imaginaire du Désir, mais nous pour-
rions interpréter cette cause comme une intention
puisqu'il s'agit d'un effort pour accroître la puis-
sance intérieure. S'il reste vrai que Spinoza pense
éclairer un déterminisme psychologique et
mettre en évidence une causalité des idées, et par
conséquent des affects, il reste également vrai
que Spinoza, par cette connaissance rationnelle,
souhaite instaurer la liberté de l'esprit, celle de
» (Éth. in fine).
qui est indéniable, que, raison
est au service liberté. pourquoi Spi-
noza consacre pages importantes à distinc-
des genres de la connaissance. Celle pre-
genre, empirique et imaginative, est
clairement et combattue, seule
connaissance rationnelle (par raisons et causes)
est reconnue comme susceptible de construire et

316
la liberté et la félicité. Il faut alors souligner la
fécondité de la connaissance du deuxièrne genre,
celle qui procède par concepts et par déduction,
celle qui a «le pouvoir d'ordonner et d'enchaî-
ner les affections du Corps selon un ordre
conforme à l'entendement» (Éth. 10). En
effet, non seulement cette connaissance discur-
sive est seule en mesure de construire une
connaissance de la Nature et des affects, mais
c'est d'elle seule que peut, en outre, découler le
Désir de connaître la réali té par le troisième
genre de connaissance: «L'EHort, c'est-à-dire le
Désir de connaître les choses par le troisième
genre de connaissance ne peut naître du premier
mais seulement du second genre de connais-
sance» (Éth. V, 28).
Ce privilège de la connaissance rationnelle se
répercute sur la connaissance du troisième genre
puisque celle-ci n'est pas (comme on croit sou-
vent) une intuition mystique, mais une saisie
intuitive d'un rapport rationnel entre chaque
chose et son attribut infini. Quoi qu'il en soit, il
faut souligner le fait que cette connaissance du
troisième genre découle explicitement d'un Désir
(ibid.) et produit explicitement« plus haute
satisfaction de l'Esprit qui puisse être donnée»
(Éth. 27).
La conduite rationnelle, qui est celle de
l'homme libre, découle donc Désir qui est
existentiel avant d'être cognitif et aboutit à une
satisfaction de soi, c'est-à-dire à une Joie vécue

3/7
RAISON

qui est la véritable intentionnalité de tout le


processus de la Raison.

~ Connaissance, Entendement, joie, Liberté, Satis-


faction de soi, Vérité, Vertu
Parce que les choses existantes exprirnent ou
impliquent une puissance d'exister, la réalité de
chaque chose impliquera un degré different de
puissance ou d'être. C'est pourquoi la réalité de
chaque chose n'est pas une inertie donnée mais
un dynamisme et une plénitude, dynamisme et
plénitude variant précisément, en chaque chose,
selon son niveau de perfection. C'est ainsi que,
par exemple (et pour commencer), «Plus une
chose possède de réalité ou d'être, plus nom-
breux sont les attributs qui lui appartiennent»
(Éth. l, 9). Et Spinoza le redit très clairement:
«( ... ] plus une chose aura de réalité, plus elle
aura par elle-même de force pour exister»
(Éth. l, Il, Sc.).
La réalité d'une chose est donc sa puissance, sa
force d'exister. C'est du niveau de cette puissance
que dépend le degré d'autonomie existentielle
de chaque être. la « réalité» signifie donc: puis-
sance, être et autonomie. Le terme «réalité»
désigne donc l'essence d'un être, en tant que
cette essence exprime par elle-mêrne un degré
dans la plénitude de l'existence: les propriétés

319
RÉALITÉ

d'une chose «seront d'autant plus nombreuses


que la définition de la chose exprimera plus de
réalité, c'est-à-dire que l'essence de la chose défi-
nie enveloppera plus de réalité» (Éth. l, 16,
Dém.).
Cette vérité étant valable aussi bien pour les
modes finis que pour les attributs ou pour la
substance, on doit reconnaître que l'ontologie
spinoziste n'est pas un mécanisme statique mais
un dynamisme rationneL Cela est également vrai
de la physique et de l'éthique spinoziste.
Ce dynamisme n'est pas aveugle ou absurde.
En ce qui concerne ce que nous pourrions appe-
ler l'anthropologie de Spinoza, la conséquence de
ce principe de réalité est considérable: «Par réa-
lité et par perfection j'entends la même chose»
(Éth. II, Déf. VI). Toute l'éthique découlera
de cette identité. «modèle de la nature
humaine» que Spinoza souhaite construire n'est
pas un idéal qui resterait sans consistance ni
existence, il sera l'instauration d'une réalité
humaine qui exprimera le degré le plus intense,
le plus cohérent et le plus adéquat de plénitude
auquel puisse accéder l'essence de l'homme.
l'idéal spinoziste est un humanisrne parce qu'il
se propose non pas d'accéder à une vie suprahu-
maine, mais de travailler à la réalisation effective
de l'essence humaine et de chaque être humain.
En effet, la liberté et la vertu consistent
d'abord dans le passage à une perfection et donc
à une réalité toujours plus grande. Mais «si la

320
joie consiste dans le passage à une perfection
plus grande, la Béatitude doit certes alors consis-
ter, pour l'Esprit, à posséder la perfection même»
(Éth. V, 33, Sc.).
Mais perfection c'est réalité : l'éthique spino-
ziste nous invite à actualiser pleinement l'es-
sence de l'homme, c'est-à-dire la réalisation de
l'humain. Cette réalisation s'effectue en chaque
être, sa perfection étant sa réalité singulière,
c'est-à-dire son essence «en tant qu'elle existe et
qu'elle agit selon une certaine modalité»
(Éth. IV, Préf.).
Que le spinozisme, dans la totalité de ses
aspects (y compris la réflexion sur le détermi-
nisme), soit un dynamisme de la réalité concrète
et non un mécanisme abstrait, c'est l'une des
remarques finales de l'Éthique qui nous en
convaincra: «Plus une chose est parfaite, plus
elle a de réalité (par la Déf VI, partie II), et par
conséquent (par la Prop. 3, partie III) avec son Sco-
lie) plus elle est active et moins elle est passive
[ ... ] d'où il résulte que, inversement, une chose
e:t d'autant plus parfaite qu'elle agit plus»
(Eth. V, 40, Dém.).

=;> Action, Effort (Conatus), Essence, Perfection,


Substance, Vertu
Par sa modernité, le terme de réciprocité ne
semble pas pouvoir recouvrir un concept spino-
ziste. Mais Spinoza nous a avertis: il traite de la
signification des choses et des idées, et non pas
de celle des mots ou des images. C'est pourquoi,
en fait, nous ne serons pas étonnés de rencontrer
dans l'Éthique l'idée même de réciprocité comme
fondatrice d'une éthique sociale, et le terme
même «Amor reciprocus» (Éth. 35, Sc.).
Il est certes vrai que Spinoza désigne d'abord
par «réciprocité» le simple caractère réversible
et rationnel partagé d'un affect non rationnel.
C'est ainsi que la «Haine pour l'objet aimé croî-
tra en raison de la Joie que le Jaloux avait l'habi-
tude de connaître grâce à l'Amour réciproque de
l'objet aimé» (ibid.). Dénonçant avant Hegel ou
nos conternporains cette arnbivalence passion-
nelle qu'il nomme fluctuatio animi, il voit bien
qu'elle est nourrie par une réciprocité sans géné-
rosité, réciprocité que, pour notre part, nous nom-
merions «réversibilité ». Spinoza dit d'ailleurs
clairernent: «La Haine est accrue par une I-Iaine
réciproque» (Éth. 43).

322
Ce caractère réversible des affects passifs
n'avait jamais été mis en évidence avec autant de
force et de clarté. Spinoza utilise contra pour
introduire, par exernple, la haine réciproque.
Nous traduisons ce terme par l'expression:
«haine en retour» (Éth. III, 40, Sc.). De même,
Spinoza parle d'« Amour réciproque» à plusieurs
reprises (cf. Éth. 41, Sc., à propos de la Recon-
naissance ou Gratitude).
Mais l'aspect simplement réversible (et réactif)
de la haine réciproque ou de l'amour réciproque
n'empêche pas que, chez Spinoza, ce soit une
relation authentiquement réciproque qui préside
à l'instauration d'une éthique de la Joie.
Rernarquons d'abord, en effet, que Spinoza
rassemble sous le concept de Force d'âme toutes
nos actions, véritables et autonomes; puis il rap-
porte à la Fermeté toutes les actions par lesquelles
«un individu s'efforce, sous le seul commande-
ment de la Raison, de conserver son être» et rap-
porte à la Générosité le « Désir par lequel un indi-
vidu, sous le seul comrnandement de la Raison,
s'efforce de seconder les autres et se lier à eux
par l'amitié» (Éth. 59, Sc.).
toute l'éthique concrète, et exposée
en Éthique repose sur cette Générosité qui est
la libre affirmation de la valeur d'autrui et de
celle d'un lien d'amitié avec l'autre.
C'est ici que nous pouvons voir à l'œuvre l'idée
de réciprocité. Après avoir établi que la «vertu»
véritable (qui est aussi la «Force d'âme»)

323
RÉCIPROCITÉ

consiste en la recherche de l'utile propre (Éth. IV,


24), et que les hommes rationnels «s'accordent
toujours nécessairement par nature» (Éth. IV, 35),
Spinoza en déduit fort logiquement que: «Plus
chaque homme recherche ce qui lui est utile en
propre, plus les hommes sont réciproquement
utiles les uns aux autres {tum maxime homines sunt
sibi invicem utiles}» (Éth. 35, Cor. II).
La réciprocité, ici, est suggérée par le sens,
mais aussi par le terme invÙ:em. La recherche
rationnelle et intelligente de l'utile propre sert à
la fois l'individu considéré et ceux avec lesquels
il agit. le mouvement inverse se produit:
l'utile est à la fois personnel et donateur. C'est
une claire conscience de ce fait (la recherche de
son propre intérêt est également utile aux
autres: c'est l'un des fondements de l'utilita-
risme moderne), c'est cette claire conscience qui,
dans le spinozisme, conduira l'homme libre à se
lier d'amitié. Ainsi: «Il n'existe dans la Nature
aucune chose singulière qui soit plus utile à
l'homme qu'un homme vivant sous la conduite
de la Raison» (ibid. Cor.
J

Mais l'amitié spinoziste, l'amitié véritable,


pas simple calcul « réciprocité» ;
conscient de l'interdépendance des intérêts
humains, l'homme libre «s'efforce» pourtant de
se lier d'amitié par un mouvement qui, étant
celui de la générosité, dépasse le simple calcul
rationneL Spinoza est, ici aussi, fort clair: «Le
bien que tout homme recherchant la vertu pour-

3211
suit pour lui-même, il le désirera aussi pour les
autres» (Éth. IV, 37). Mais «les autres» ont
aussi à rechercher la vertu et par conséquent à
opérer le même mouvement en sens inverse. Il
s'agit bien de la réciprocité véritable mise en
oeuvre par les hommes libres.
Précisons que le moteur de cette réciprocité
étant «le bien », ce dont il s'agit n'est pas l'inté-
rêt matériel des uns et des autres, mais la joie, la
plus grande joie de tous. C'est que, en effet: «Le
bien suprême [ ... ] est conlmun à tous et tous
peuvent également s'en réjouir» (Éth. IV, 36). Ce
dont il s'agit est «l'Amour de Dieu» et, par
conséquent, la béatitude et la felicité. Ce que
chacun recherche, s'il est conduit par sa propre
intelligence et son propre Désir, est donc que lui-
même et les autres s'efforcent de «comprendre»
et, par là, d'accéder à la félicité.
L'extrême rigueur du système spinoziste nous
incite à poser une question: que devient la réci-
procité des hommes libres entre eux (c'est-à-dire
de certains modes finis) lorsqu'on se réfère à la
totalité infini? la récipro-
cité sur le plan ontologique?
Aussi que paraître, non
seulement elle conserve sa fonction cl' échange
réversible entre deux termes, mais encore elle
éclaire le système spinoziste de l'Être d'une
façon décisive. Spinoza écrit en effet, vers la fin
de l'Éthique, en 36: «L'Amour intellectuel de
l'Esprit envers Dieu est l'Amour même dont

325
RÉCIPROCITÉ

Dieu s'aime lui-mênle, non pas en tant qu'il est


infini mais en tant qu'il peut s'expliquer par
l'essence de l'Esprit humain, considéré sous l'es-
pèce de l'éternité; c'est-à-dire que l'Amour
intellectuel de l'Esprit envers Dieu est une par-
tie de l'Amour infini dont Dieu s'aime lui-
même. »
Ainsi l'amour de l'homme pour Dieu est
l'aInour de Dieu pour lui-même; et donc: «[ ... ]
l'Amour de Dieu envers les hommes et l'Amour
de l'Esprit envers Dieu sont une seule et même
chose» (ibid., Cor.).
Il apparaît donc que, sur le plan ontologique,
la réciprocité n'est plus un échange entre deux
réalités distinctes (quoique semblables), elle est
la réversibilité logique et existentielle de points
de vue sur une seule réalité globale, l'attribut
Pensée (qui désigne en fait l'humanité aussi bien
que la divinité). Du point de vue des hommes, il
y a un amour des hommes pour Dieu; mais ce
point de vue peut être inversé et entraîner l'affir-
mation réciproque: point de vue de Dieu, ce
est

est
.. a.r·1h1~A.rfr.o réversibilité
même amour qui est simultanément amour de
Dieu et amour de l'homme. Mais comme cet
amour est une connaissance, il est déployé par
l'attribut Pensée, et cela simultanément selon
deux points de vue inverses et réciproques qui
sont ou le point de vue de Dieu (le Tout de la

326
Nature) ou le point de vue de l'homme (l'Hu-
manité comme somme des existences finies).
On le voit, la réciprocité issue de la connais-
sance du troisième genre est en fait la découverte
du caraiûre réflexifde l'Être. Si l'amour pour Dieu
(par l'homme) et l'aInour pour l'hornme (par
Dieu) «sont une seule et même chose», et si
l'amour pour Dieu «est une partie de l'Arnour
infini dont Dieu s'aime lui-même» (Éth. V, 36,
Dém.), c'est qu'il n'existe qu'un seul Être: mais
cet Être qui est Dieu, et qui est l'Honlme, est en
mesure de se rapporter à lui-mêIne comme
amour de soi. Quand l'humanité aime Dieu, c'est
«Dieu qui s'aime lui-même », mais c'est aussi
bien l'humanité qui s'aime elle-même. C'est dire,
finalement, que l'essence de l'Être est réflexive:
par nature, l'Être se rapporte à soi-même.
C'est la conscience de cette réflexion interne à
l'Être total et unique, c'est-à-dire aussi à l'huma-
nité, qui peut conduire le sage, par la réflexion, à
la plus haute joie. Et c'est la réciprocité interne
qui, ici, est source de joie. Quand le sage et l'hu-
manité réfléchissent l'Être, c'est qui réflé-
chit l'humanité et, se réfléchissant lui-même
ainsi, fonde la validité et la signification de
manité.

=*" Affect, Amitié, Amour, Bien, Connaissance,


Utilité, Vertu
On pourrait être tenté de dire que l'éthique
spinoziste est une médecine de l'âme, à l'instar
de la philosophie de Platon. Ne s'agit-il pas,
pour Spinoza, d'opérer une critique des passions
et de dénoncer en certaines d'entre elles comme
une sorte de «délire» (delirium, Éth. 26, Sc.,
à propos de l'Orgueil)?
Cette interprétation nous semble erronée, si elle
devait être prise au pied de la lettre. Notons en
effet que Spinoza évoque une «espèce de Délire»
(species Delirii) et non pas « un Délire». Soulignons
surtout le fait que, à propos des «remèdes» (dont
nous parlerons dans un instant), Spinoza rappelle
que «touS [en} ont quelque expérience mais [ .. .}
que tous ne [les} observent pas avec soin et n'[en}
ont pas touS une vision distincte» (Éth. V, Préf.).
Ni la passion ni ses rernèdes ne sont donc une
exception pathologique. Ils sont l'expression de
certains aspects normaux de la nature humaine,
universelle.
Ajoutons enfin, à ce propos, que dans cette
même Préface d'Éth. V, Spinoza précise que «la
voie» pour perfectionner l'Entendement est du

328
ressort de la logique (et non pas de l'éthique), et
que «l'art de soigner le Corps» est du ressort de
la Médecine (et non pas de l'éthique, ici dévelop-
pée). L'éthique proprement dite n'est donc pas
une médecine: l'analyse des passions n'est pas
l'analyse des maladies de l'âme, mais l'analyse de
la normalité, c'est-à-dire la connaissance des
fonctionnements de l'esprit, lesquels entraînent
sa puissance (normale) ou son impuissance (nor-
male). la philosophie n'est pas la médecine de
l'âme malade, mais la reconstruction de l'esprit
aveuglé. l'ignorance ou l'imagination, la super-
stition ou l'erreur ne sont pas des faits patho-
logiques mais les premiers pas et les premiers
échecs du long travail normal de la Raison.
En évitant ainsi le malentendu sur le terme de
« remède», nous en saisirons mieux l'importance
et nous rendrons mieux justice à sa place et à
sa signification. C'est en effet toute l'Éthique,
comme critique des affects passifs et instauration
de la liberté et de la joie, qui mérite d'être dési-
gnée comme remède. fàit est assez considérable
pour que Spinoza lui-même le souligne explici-
tement à plusieurs reprises.
C'est ainsi que, à de l'importante Préface
qui ouvre et annonce l'ultime partie de l'Éthique
(partie V), Spinoza écrit: «[. .. ] puisque la puis-
sance de l'Esprit se définit par la seule intel-
ligence, nous déterminerons par la seule connais-
sance de l'Esprit les remèdes aux affects {affectuum
remedia} ». Toute la connaissance de la Nature et

329
REMÈDES

de l'Esprit humain, toute la connaissance du


Désir et de la puissance de vivre sont donc l'im-
mense remède aux affects qui nous empêchent
d'accéder à la joie et à la félicité. De même,
avant d'aborder l'étude de «l'éternité» (en
Éth. V, 20), Spinoza marque une pause et écrit:
«J'ai ainsi rasselnblé tous les remèdes aux
affects» (Éth. V, 20, Sc.).
Ainsi établie la place centrale de l'idée de
remède dans l'Éthique, et étant bien éclairé le fait
que ce remède n'est pas une thérapeutique mais
une philosophie, nous pouvons maintenant défi-
nir ce remède en lui-rnême.
Spinoza est fort clair: «[ ... } les remèdes aux
affects, c'est-à-dire tout ce que l'Esprit considéré
en lui seul a le pouvoir de faire contre eux ... »
(ibid.). Le remède est donc la puissance même de
l'esprit, puissance qui «se définit t ... } par la
seule intelligence» (Éth. Préf.).
Cette «intelligence» est cl' abord celle qui se
rapporte aux passions; elle est la connaissance
des passions et compréhension de leur
à cette tâche furent
consacrées les parties et et c'est elle que
parachève le début d'Éth.
Spinoza propose ensuite une démarche
concrète qui appliquerait tous les résultats de la
démarche cognitive précédente. A cet égard, le
Scolie cl'Éth. est remarquable: il propose
une sorte d'entraînement de l'esprit, de la
mémoire et de l'imagination, entraînement qui

330
inscrirait mieux dans notre action «de justes
principes de la conduite» et qui renforcerait
notre lutte contre l'iInagination trompeuse.
Il s'agit après cela de bien préciser en quoi
consiste cette puissance de l'esprit qui sera le
remède aux affects. Spinoza reprend l'idée d'une
démarche concrète et d'un rappel précis de nos
pouvoirs. Il écrit en effet, dans le Scolie de V,
20: «[ ... } de là il ressort gue la puissance de
l'Esprit sur ses affects consiste en ceci ... » Et il
énuInère les ressources et les actes qui peuvent
exprimer cette maîtrise et cette puissance:
- connaissance même des affects;
-séparation de l'affect et de sa cause extérieure;
-le teInps, qui permet la suprénlatie des affects
compris sur les affects confus ou mutilés;
-la référence à la multiplicité des causes;
-l'ordre, enfin, dans lequel l'esprit peut
ordonner et enchaîner les aftects entre eux (voir le
Scolie de la Prop. 10 et en outre les Prop. 12, 13
et 14) (Éth. 20, Sc.).
À cette connaissance ordonnée des affects et de
leurs causes, à l'exercice de la mémoire et de
l'habitude, exercice orienté par des règles de vie
rationnelleInent fondées, nous devons enfin
ajouter une troisième considération pour saisir
entièrement la signification du «remède» spi-
noziste.
Spinoza écrit en effet: «[ ... ] il est prin10rdial
de noter que c'est par un seul et même appétit
que l'homIne est aussi bien actif que passif»

331
REMÈDES

(Éth. V, 4, Sc.). C'est le même et unique désir


fondamental ou le même et unique désir parti-
culier qui peuvent (selon les attitudes du sujet
et les contenus de sa conscience intellectuelle)
déployer une activité ou une passivité. C'est la
même nature humaine qui, dans un même acte,
peut se faire ou active ou passive. Spinoza donne
un exemple de cette disponibilité: «[ ... } chacun
désire que les autres vivent selon sa propre
constitution» (ibid.). Ce désir (ou appétit)
devient l'Ambition et l'Orgueil chez celui que la
raison ne dirige pas, mais «chez un homme qui
vit sous le commandement de la Raison, c'est
une action, c'est-à-dire une vertu appelée Mora-
lité» (ibid.). Ainsi, ajoute Spinoza, «les appétits
ou Désirs sont des passions dans la seule mesure
où ils naissent d'idées inadéquates; mais ces
mêmes Désirs sont reconnus comme des vertus
lorsqu'ils sont excités ou engendrés par des idées
adéquates» (ibid.).
Cette ultirne signification du «remède» est
une véritable innovation subversive. C'est le Désir
lui-même qui, par la connaissance réflexive, et
quelle que soit la spécificité concrète, peut inver-
ser sa propre signification et transmuter sa passi-
vité en activité, et sa déraison impuissante en
puissance de vie, intelligente et joyeuse.
On le voit bien maintenant: l'éthique spIno-
ziste n'est pas une médecine de l'âme malade,
mais la restauration de l'activité du Désir par la
connaissance de ses structures et de ses faiblesses,

332
toutes parfaitement normales. En fait, l'éthique
de la joie est une subversion, un renversement de
toutes les croyances imaginaires qui masquaient
la «vraie vie».
Notons enfin que si le remède défini par
l'Éthique est un moyen de libération «certain»
(puisqu'il repose sur une démarche rationnelle et
adéquate, c'est-à-dire démonstrative et corn-
pIète), le rernède défini par le TRE, § 66, est,
quant à lui, incertain: mais, parce qu'il concerne
un malade gravenlent atteint, il n'est incertain
qu'au titre de savoir médical empirique et donc
du simple ressort de 1'« opinion ». Le remède
certain contre la servitude se situe au niveau de
la connaissance philosophique réflexive.

==? Action, Adéquation, Conscience, Désir, Imagi-


nation, Liberté, Passion, Réflexion
Les traductions traditionnelles de Spinoza non
seulement n'expriment pas toujours le sens exact
des termes spinozistes, mais en outre n'expri-
ment pas ce que nous pourrions appeler la
modernité de Spinoza.
C'est le cas pour les termes affeettiS et affeetio:
en hésitant à les traduire par «affect» et «affec-
tion », et donc en renonçant à «affect», on
méconnaissait et le sens véritable de la théorie du
Désir et la modernité, ou plutôt la fécondité anti-
cipatrice de la psychologie spinoziste. Certes, l'af-
fect, chez Spinoza, est toujours conscient, alors
qu'il peut être inconscient chez Freud; mais ces
deux auteurs placent au centre de la connaissance
de l'homme la connaissance Désir, c'est-à-dire
la connaissance des affects.
Il en va de même pour le terme eoercere, c'est-à-
dire réprimer.
C'est dans la toute première Définition des
Affects, en Éth. Déf. III, qu'apparaît le terme
et l'idée de coercition. Relisons cette définition:
«J'entends par Affect (affeetus) les affections
(affeetiones) du Corps par lesquelles sa puissance
d'agir est accrue ou réduite (augetur vel nzinuitur),
secondée ou réprimée (juvatur vel eoercettir), et en
même temps que ces affections, leurs idées. »
On le voit, Spinoza utilise quatre termes, symé-
triques et inverses deux à deux: à «accroître»
s'oppose «réduire» (diminuer étant plus vague
et plus faible); à «aider, seconder» s'oppose
« réprimer». Ce dernier terme traduit bien le
latin eoercere, en suggérant l'idée d'obstacle et
d'empêchement, de lutte et de négation. Et, en
effet, le contraire de ce qui aide ou favorise la
puissance d'agir n'est pas ce qui simplement la
réduit ou la diminue (comme dans le premier
couple: augmenter et réduire), mais ce qui la
combat, la repousse, l'empêche ou la réprime.
Lorsque, dans les traductions traditionnelles, on
reprend dans le second couple de verbes (juvare,
coercere) l'idée de réduction ou de diminution, on
gomme la distinction explicite que Spinoza éta-
blit entre les deux couples d'expression. En effet,
augmenter ou réduire (comme on réduit ou
diminue une flamme) n'est pas la même chose
que favoriser ou faire obstacle: l'action, ici, est
plus nettement soulignée et l'aide ou l'opposi-
tion sont plus nettement marquées.
Spinoza, par le verbe coercere, se réfère donc
bien à ce qui s'oppose à la puissance d'agir au
lieu de la seconder, de la renforcer et de la favo-
riser.
Mais cette idée de répression ne se réfère à
aucun inconscient, ni ne se réfère non plus à ce

335
RÉPRESSION [RÉPRIMER. COERCERE)

que notre modernité appellerait la répression


d'origine sociale. Cette dernière idée n'est pas
absente chez Spinoza puisqu'il combat l'ascé-
tisme pseudo-rIloral issu de la « superstition» ou
de l'autorité des prêtres. Mais ce n'est pas spéci-
fiquement à cette idée que se réfère la «répres-
sion» : le terme a une portée à la fois plus inté-
riorisée et plus vaste. La critique sociale est
effectuée par Spinoza comme critique de l'imita-
tion imaginative, mais cette critique repose sur
l'analyse générale et fondamentale de l'affect
comme conscience des affections du Corps. C'est
ici qu'intervient la « répression».
En effet, Spinoza, soucieux de définir la puis-
sance de l'Esprit, et donc sa puissance sur les affects
passifs, va souligner le fait que: «De tout ce qui
[ ... } réprime la puissance d'agir de notre Corps,
l'idée [ ... } réprime la puissance de penser de notre
Esprit» (Éth. III, Il). La pensée, la conscience de
ce qui nie le corps, nie en même terIlps l'esprit.
Spinoza se dresse donc contre toutes les fornles de
répression du corps et de ses actes, puisque cette
répression s'exprim.e dans l'esprit comme négation
de la pensée et donc comme obstacle à l'esprit et à
sa puissance d'agir et de penser.
À partir de là, Spinoza cornmencera une ana-
lyse critique de l'imagination, laquelle s'effor-
cera, par exemple, d'imaginer des objets qui
excluront l'existence de ces autres objets qui
« réduisent ou répriment» la puissance d'agir du
corps (Éth. 13).

336
Notons au passage que Spinoza est fort clair:
réduire ou réprimer sont deux actes distincts, le
second étant plus radical et plus grave que le
premier.
La «répression» est donc bien l'action qui
s'oppose au conatus, c'est-à-dire au Désir (aux
désirs aussi) et aux affects. Mais il y a lieu, main-
tenant, de comprendre pourquoi Spinoza en
opère la critique constante, dès la partie III de
l'Éthique. Il ne s'agit pas encore de la morale per-
sonnelle et concrète de «l'hornme libre» (Éth. IV)
ni de la béatitude (Éth. V).
Si la critique de la répression par Spinoza n'est
pas encore, en Éth. nourrie par l'idée de
liberté, c'est qu'elle repose sur un fondement
existentiel et non pas «moral». Si la répression
doit être reconnue comme rnauvaise c'est qu'elle
produit une tristesse. Par exemple: «[ ... ] les
choses qui excluent l'existence de l'objet aimé
réprinlent cet effort de l'Esprit [pour imaginer
son ainlé], c'est-à-dire qu'elles l'affectent de
Tristesse» (Éth. 19, Dém.). Autre exemple:
ou le d'imaginer (penser à
l'objet de son amour) est «réprimé» par la pen-
sée simultanée l'aimé et d'un tiers auquel il
serait lié (Éth. 35, Dém.). Il s'agit de la haine
qui s'appelle jalousie. Elle provient, on le voit,
d'une destruction de l'amour opérée par la
répression; celle-ci est une force destructrice ,
génératrice de tristesse et de souffrance, et c'est à
ce que Spinoza en développera la critique.

337
RÉPRESSION (RÉPRIMER, COERCEREl

Ici, suscitant la haine dans l'amour, l'image du


tiers est coercitive, répressive, destructrice de
l'amour originel qui était joie et non tristesse.
À partir de là, on comprend mieux le combat
de Spinoza pour la liberté vraie du Désir: ce
combat repose sur la connaissance du pouvoir
répressif et donc destructeur de certaines images
et sur le propos éthique de restaurer le Désir
dans la plénitude de sa puissance, c'est-à-dire de
la joie.
La répression, dans le spinozisme, n'est donc
pas un phénomène social ou sociologique; elle
est l'activité de l'esprit lui-même lorsqu'il se
soumet à sa propre imagination. C'est ainsi que,
dans un exemple particulièrement clair, Spinoza
montre que, chez celui qu'on nomme «auda-
cieux», le désir d'agir «n'est pas réprimé par la
crainte d'un mal qui habituellement le retient»
(Éth. III, 51, Sc.).
Il faut donc y insister. Dans la psychologie de
Spinoza, la répression a une importance et une
place considérables, mais elle n'est pas l'effet
d'une cause objective extérieure, qu'elle soit
individuelle ou sociale. contraire, la répres-
sion est un acte opéré par l'individu lui-même.
En effet, aussi surprenant que cela puisse
paraître, la répression est interne puisqu'elle est
l'action d'une idée ou d'une irnage produites par
l'individu lui-même et entraînant sa tristesse:
c'est l'image ou l'illusion posée par un individu
qui entraîne la négation de son propre pouvoir,

338
c'est-à-dire sa propre tristesse. Ici encore, Spi-
noza est fort clair: «[ ... ] la Tristesse est un
Affect en acte, ne pouvant donc consister en rien
d'autre qu'en l'acte de passer à une perfection
moindre, c'est-à-dire l'acte par lequel la puis-
sance d'agir, en l'hornIlle, est réduite ou répri-
mée» (Éth. Déf. des Aff. III, Exp!.).
La tristesse est un acte, l'acte de l'individu, et
cet acte est la répression qu'il opère lui-même
sur lui-même en se laissant conduire par son
imagination ou son ignorance.
Nous disions que, par son vocabulaire, Spinoza
annonce notre modernité; après l'examen de ce
vocabulaire et des idées qu'il véhicule, nous pou-
vons aller plus loin et dire gue non seulement il
anticipe notre modernité, mais qu'il la dépasse
en constituant l'individu lui-rnême comme la
source ultime de la répression qu'il exerce contre
lui-même et qui l'empêche d'être pleinement
lui-mêrne. On connaît le «remède» de cette
sorte d'aliénation volontaire: c'est l'esprit lui-
même.
il va surgir un paradoxe. répression, en
effet, peut avoir une seconde signification: non
plus répression des affects actifs et positifs par
des images trOITlpeUSes ou (dirions-nous) une
morale austère, hétéronome et intériorisée, mais
répression des affects passifs et «sensuels », c'est-à-
dire des «passions» par une action positive de la
raison. Ce « remède» qu'est la connaissance adé-
quate des affects est en effet la source d'une maî-

339
RÉPRESSION (RÉPRIMER. COERCEREl

trise exercée par la raison philosophique contre


l'affectivité passive et la servitude. C'est cette
maîtrise que Spinoza nomme répression: «[. .. }
nous n'éprouvons pas la joie [de la béatitude}
parce que nous réprimons nos désirs sensuels,
c'est au contraire parce que nous en éprouvons la
joie que nous pouvons réprirner ces désirs»
(Éth. V, 42). Il avait cl' ailleurs, dans Éthique
Préface, appelé servitude «l'impuissance humaine
à réprirner les affects ».
On le voit, la répression des affects passifs, et
donc de toutes les formes de la tristesse, est une
puissance de l'esprit humain. Elle est la marque
de sa liberté dans l'exacte mesure où elle résulte
d'une connaissance adéquate de sa propre essence
singulière et de son propre Désir.

=> Affect, Béatitude, Effort (Conatus), Joie,


Liberté, Passion Remède
J
Dans le spinozisIne, le paradoxe le plus appa-
rent consiste en l'opposition du Système et de la
Sagesse. Il semble en effet que l'opposition soit
radicale entre la constitution d'un systèIne com-
plexe et rigoureux de concepts exactement défi-
nis et enchaînés, d'une part, et la proposition
d'un mode de vie qui soit une sagesse sereine,
fàite d'acceptation, de contentement intérieur et
de joie spirituelle, d'autre part. La rigueur
logique semble opposer sa froideur et son abs-
traction à la chaleur concrète de la joie, de l'ami-
tié et de la satisfaction.
Le lecteur attentif de Spinoza cornprendra aisé-
ment que ce paradoxe n'est qu'apparent. C'est au
contraire l'originalité et la force de la pensée spi-
noziste d'avoir su établir le lien plus étroit
entre la rigueur logique d'un système
l'homme et la Nature, et l'intensité existen-
tielle d'une éthique de la joie.
Car la sagesse dont il s'agit dans l'Éthique est
celle de 1'« homme libre»: «L'homme libre ne
pense à rien moins qu'à la mort, et sa sagesse est
une méditation non de la Inort mais de la vie»

3'11
SAGESSE

(Éth. IV, 67). Mais si la méditation de la vie est


l'objet de la sagesse, cela suppose que, par la
« méditation », on connaisse bien ce dont il
s'agit (l'homrne et sa liberté) et que, par «vie »,
on entende le contenu concret de l'existence. En
d'autres termes, seule une connaissance rigou-
reuse peut fonder une sagesse concrète.
SpInoza le dit d'ailleurs clairement: la distinc-
tion rigoureuse entre les idées (qui sont des actes)
et les images (qui sont COlnme des «peintures
muettes») est utile d'un double point de vue, à
savoir pour la «spéculation» (c'est-à-dire la
connaissance rationnelle) et pour la sagesse (ad
vitam sapienter instituendam: pour « l'instauration
philosophique de la vie », Éth. 49, Sc.). Seul
l'enchaînement rigoureux des idées (et non pas
l'association des images, des croyances et des
superstitions) permet de comprendre la Nature
et, par suite, l'homme et son Désir. Seule la
connaissance perrnettra d'établir une causalité
dans la Nature et dans l'affectivité humaine, et
permettra par conséquent la définition et la
construction d'une liberté véritable.
Contre un fréquent malentendu, il faut main-
tenant souligner que cette liberté et par consé-
quent la sagesse qu'elle incarne sont parfaite-
ment concrètes. traitant de la conduite de
la vie, en Éth. Spinoza écrit: «Il appartient à
l'homme sage d'user des choses, d'y prendre
plaisir autant qu'il est possible (non certes jus-
qu'à la nausée, ce qui n'est plus prendre plaisir).

3'12
Il appartient à l'homme sage, dis-je, d'utiliser
pour la réparation de ses forces et pour sa récréa-
tion des aliments et des boissons agréables en
quantité mesurée, mais aussi les parfums, l'agré-
ment des plantes vives, la parure, la musique, les
exercices physiques, le théâtre et tous les biens de
ce genre dont chacun peut user sans aucun dom-
mage pour l'autre» (Éth. IV, 45, Sc. du Cor. II).
On le voit, la sagesse spinoziste, comme médi-
tation de la vie, n'est pas seulement la sérénité
de l'esprit face à la «nécessité» de la Nature et
des affects, elle est aussi la jouissance gui découle
légitimement du déploiement du Désir et de
l'accès à toutes les fOrInes de sa satisfaction.
Cette morale de la jouissance n'est cependant
pas un hédonisme. Toutes les joies ne sont pas
bonnes, seules sont libres et bonnes les joies
actives. Cela suppose que les passions aient été
«vaincues», c'est-à-dire dissoutes et dépassées.
la jouissance doit être rnesurée et maîtrisée, et
non pas délirante ou passionnée. C'est alors seu-
lement gue cette jouissance sera une sagesse: à
la fois joie des plaisirs concrets et béatitude de
l'expérience d'être.
Si la jouissance est une sagesse, c'est parce que
les passions, c'est-à-dire la passivité, auront été
« vaincues». Quelle est l'origine de cette vic-
toire? Ce n'est certainement pas la volonté:
celle-ci n'est qu'une abstraction inexistante. La
vraie source de la libération est la connaissance,
car celle-ci est une puissance; elle est même la

3'13
SAGESSE

véritable puissance. Par la connaissance des pro-


cessus de l'imagination (association, ressem-
blance et mimétisme, inversion des affects),
l'esprit humain peut reconnaître son «bien véri-
table» et poursuivre en effet son «utile propre »
par une action adéquate. C'est l'efficacité de ce
processus de libération qui permet à Spinoza
d'annoncer ainsi la partie V de l'Éthique: «[ . .. }
nous verrons par là même combien le sage a plus
de force que l'ignorant» (Éth. Préf.). Cette
conception dynamique de la sagesse est bien au
centre du spinozisme puisque cette même par-
tie V se termine en réitérant cette affirmation:
«]' ai achevé ainsi l'examen de tout ce qui
concerne le pouvoir de l'Esprit sur ses affects et
la Liberté de l'Esprit. On voit par là quelle est la
force du sage et combien il est supérieur à
l'ignorant, conduit par ses seuls désirs sensuels
[ ... }. Le sage au contraire, en tant que tel, est
à peine ému, il est conscient de soi, de Dieu et
des choses par une sorte de nécessité éternelle et,
ne cessant jamais d'être, il jouit toujours, au
la satisfaction l'âme»

découle une ultime jouissance


de sagesse et de la béatitude qu'elle implique
est la véritable source maîtrise des désirs.
n'est pas une maîtrise volontariste qui pro-
duit la sagesse, c'est au contraire l'accès à la
sagesse (par la connaissance) qui produit une
maîtrise intelligente des désirs passifs.
Et c'est là, en effet, le contenu de la dernière
proposition de l'Éthique: «La béatitude n'est pas
la récompense de la vertu, mais la vertu même',
et nous n'en éprouvons pas la joie parce que nous
réprimons nos désirs sensuels, c'est au contraire
parce que nous en éprouvons la joie que nous
pouvons réprimer ces désirs» (Éth. V, 42).

~ Béatitude, Connaissance, DéJir, Éthique,


Liberté, Nature, Passion, Philosophie, Puissance,
Répression, Satisfaction de soi, Volonté
Le spinozisme est une doctrine révolutionnaire
et, en lIlême temps, une doctrine du salut. Le
spinozisme, contre toute apparence facile, est
une sotériologie.
Il existe de ce fait une preuve formelle, irréfu-
table: c'est par le terme de salut (salus) que, dans
les toutes dernières lignes de l'Éthique, Spinoza
résume l'ensemble de sa démarche et de son pro-
pos: «[ ... } le sage [ ... ) jouit toujours [ ... ) de la
vraie satisfaction de l'âme. Si la voie dont j'ai mon-
tré qu'elle conduit à ce but serrlble bien escarpée,
elle est pourtant accessible. Et cela certes doit être
ardu qu'on atteint si rarement. Comment serait-il
possible en effet, si le salut était tout proche et
qu'on pût le trouver sans grand travail, fût
négligé par presque tous?» (Eth. 42, Sc.)
Il est donc clair que tout l'itinéraire de
l'Ethique, tout ce «grand travail» de l'esprit et
de la réflexion, est une «voie» pour accéder au
«salut» et une analyse des moyens qui permet-
tent de le réaliser effectivement. spinozisme
est bien une sotériologie, et cela selon les affir-
mations explicites de l'auteur.

3LJ6
Cette doctrine n'est pas une simple conviction.
Elle est le contenu d'un système conceptuel
rigoureux construisant une sagesse à la fois exi-
geante et concrète. C'est pourquoi il est possible
de décrire ce «salut» avec précision.
Il est exclu, tout d'abord, qu'il consiste en une
quelconque immortalité (cf. Éth. V, 34). Ce n'est
que pendant la durée concrète du Corps et de
l'existence que l'Esprit est en mesure d'accéder à
1'« éternité ». Et cette éternité n'est que la per-
manence et l'universalité des significations
incarnées par un individu concret. Mais si c'est
1'« éternité» et non l'immortalité qui constitue
le salut, il est possible d'approfondir encore cette
notion, puisque nous somrnes en présence d'un
individu vivant et concret: «Personne ne peut
désirer être heureux, bien agir et bien vivre qu'il
ne désire en même temps être, agir et vivre,
c'est-à-dire exister en acte» (Éth. IV, 21).
C'est vers la fin de l'Éthique (en V, 36, Sc.) que
Spinoza définit enfin ce salut dont il dira, au
terme de l'ouvrage, qu'il fut tout l'objet de sa
réflexion.« là nous pouvons comprendre
clairement en quoi consiste notre salut ou, en
d'autres termes {seul notre Béatitude ou notre
Liberté: dans l'Amour constant et éternel envers
Dieu, c'est-à-dire dans l'Amour de Dieu envers
les hommes. »
Si le salut est la liberté, c'est qu'il est une déli-
vrance, une sortie hors de la servitude. Mais
cette délivrance (terme non spinoziste mais

3LJ7
SALUT

significatif de la démarche de Spinoza) est une


béatitude, c'est-à-dire une joie extrême. Le salut,
comme éternité, est donc la libre joie de la béati-
tude, celle-ci étant le fruit de la connaissance
intuitive du troisième genre. Toute la partie V
de l'Éthique établit le lien étroit entre cette
rnodalité de la connaissance et l'accès à l'éternité,
et donc à. la félicité qui sont aussi «Satisfaction
de soi» et satisfaction de l'esprit.
Le salut spinoziste, médiatisé par la connais-
sance rationnelle, puis par la connaissance intui-
tive, est donc joie et liberté. S'il en est ainsi c'est
que l'individu libéré (homme libre, sage ou phi-
losophe) s'est finalement consacré à l'Amour
intellectuel de Dieu. C'est cet amour qui est
source de joie et expression de la liberté, contenu
ultime du salut.
Mais cet Amor intellectualis (Éth. V, 32 et 33)
est à comprendre en termes spinozistes: il est
Amour des hommes pour Dieu, c'est-à-dire
Amour de Dieu pour les hOIIlmes, c'est-à-dire
Amour de Dieu pour lui-Inême (Éth. V,36).
Cela signifie le salut réside dans cette
pleine conscience rationnelle de l'unicité de la
Nature et de notre insertion dans cette Nature,
cette pleine conscience étant par elle-même la
source de notre plus grande joie et de notre plus
grande liberté.
L'Amour de est donc à la fois l'amour
joyeux de l'homme pour la Nature et l'existence
comprise et libérée, et l'aIIlOUr de la totalité de

348
la Nature pour elle-même, par la médiation de
la réflexion humaine.
Dans le commentaire qu'il donne de sa démons-
tration, c'est-à-dire dans le scolie d'Éth. V, 36,
Spinoza insiste sur la supériorité d'une démons-
tration concrète qui souligne un enjeu existentiel
et personnel, sur une démonstration rationnelle
qui n'utilise que des concepts, forcément abs-
traits: «[ ... ] cette démonstration, toute légitime
et certaine soit-elle, n'affecte pourtant pas l'Es-
prit de la même façon que l'argumentation qui
conclut cette même vérité de l'essence d'une
chose singulière que nous disons dépendre de
Dieu» (Éth. V, 36, Sc.).
Le salut est donc bien la liberté intérieure , la
joie extrême et la satisfaction de soi que, sous le
nom de béatitude, le sage atteint par sa démarche
réflexive. Ce salut, qui est aussi une délivrance,
est donc une nouvelle modalité de l'existence
concrète et individuelle.
Pour souligner à l'avance ce caractère concret
et existentiel, personnel et vécu de ce salut
qu'est la béatitude, Spinoza va utiliser un autre
terme emprunté au vocabulaire biblique, terme
auquel, bien sûr, il va donner un sens nouveau:
il s'agit de la Gloire:« c'est à bon droit que,
dans les Livres saints, cet Amour ou Béatitude
est appelé Gloire» (Éth. V, 36, sc.). Spinoza
justifie cette réference en montrant que l'amour
est toujours une «satisfaction de l'âme» et une
joie accompagnée de l'idée de soi-même (c'est nous

349
SALUT

qui soulignons). Et cela dans les deux cas: qu'il


s'agisse de Dieu aimant l'homme ou de l'homme
aimant Dieu, toujours est présente comme
source de joie l'idée de soi-même. La gloire est
la joie issue d'un amour accompagné de l'idée
de soi-même. Et l'on a vu que, en effet, Dieu
s'aime lui-même à travers l'hurnanité, ou celle-ci
s'aime elle-même à travers Dieu, c'est-à-dire
que, toujours, l'Amor intellectualis est une gloire
parce qu'il est aussi aIllour de soi et satisfaction
de soi.
La référence de Spinoza à la Bible est donc une
réinterprétation du terme de gloire; mais cette
référence est aussi un moyen pédagogique pour
souligner le caractère existentiel et concret de
cette joie que comprend le salut. Référons-nous
au texte biblique. La gloire y est rapportée aussi
bien à Dieu qu'à l'hoInme (et cela, selon la lec-
ture, d'ailleurs exacte, de Spinoza). En Isaïe 6, 3:
«Toute la terre est pleine de gloire»; et en
Psaumes 16, 9 à Il: «Aussi mon cœur est heu-
reux, et ma gloire se réjouit. »
Au-delà de l'efficacité pédagogique de la réfé-
rence à des textes sensibles connus de tous, l'évo-
cation précise des Livres saints, à propos du salut
qui est une gloire (et, comme dirait la Kabbale,
une «splendeur»), comporte une intention cri-
tique. Sans agressivité, mais au contraire avec
une sorte de sympathie, Spinoza tient à citer la
Bible tout en donnant une interprétation non
religieuse du salut, une interprétation qui soit à

350
la fois une vérité philosophique conceptuelle et
la description concrète d'une expérience person-
nelle qui concerne tout homme.

~ Amour, Béatitude) Joie} Liberté, Sagesse) Satis-


faction de SOt
Donnons d'abord la définition de ce vécu. La
Satisfaction de soi est une joie; elle est accornpa-
gnée de l'idée d'une cause intérieure (Éth. 30,
Sc.), cette cause intérieure étant «soi-même»
(Éth. III, 51, Sc.). La Satisfaction de soi (on pour-
rait dire «contentement de soi») est donc l'Amour
de soi: «[ ... } et la Joie qui naît de la considéra-
tion de nous-même se nomme Amour de soi ou
Satisfaction de soi» (Éth. 55, Sc.).
Cet Amour de soi (nommé ici par Spinoza:
Philautia) résulte plus précisément de la consi-
dération de ses «propres vertus », c'est-à-dire de
« sa puissance d'agir».
Par cette définition en
et d'analyse, définition présentée d'abord en
Éthique Spinoza souhaite éclairer la source
des passions, c'est-à-dire des affects passifs tels
que la recherche de la vaine gloire. Il faudrait
lire la totalité du scolie d'Éth. 55, mais
nous retiendrons cette phrase: «Il apparaît donc
que les hommes sont enclins par nature à la
Haine et à l'Envie» et qu'ils se consacrent le

352
DE SOI

plus souvent à la poursuite d'une supériorité sur


autrui.
Mais cette critique de la satisfaction de soi,
comme toute la critique des passions, permet
à Spinoza de mettre en évidence un constituant
de l'esprit humain qui s'avérera positif et fon-
damental. La satisfaction de soi est en effet la
conscience de sa propre puissance d'agir: si cette
puissance est réelle et véritable, la joie qui
découle de sa prise de conscience est alors adé-
quate et libre. Elle cesse d'être la passion issue
d'une puissance et d'une supériorité simplernent
comparatives et imaginaires. La satisfaction de
soi peut alors être saisie dans sa pleine significa-
tion; elle est le bien suprême que poursuit l'es-
prit hurnain: «La Satisfaction de soi est en fait
le suprême bien que nous puissions espérer»
(Éth. 52, Sc.) et ce bien est «aimé par cha-
cun» (Éth. 58, Sc.).
Parce que la connaissance rationnelle, et
notamment la connaissance du troisième genre,
est notre plus haut pouvoir et notre véritable
puissance, c'est cette connaissance nous pro-
cure ce bien suprême. C'est d'ailleurs dans le
même chapitre IV l'Appendice d'Éthique
que Spinoza précise: «[ ... } c'est en cela seul que
consiste la plus haute félicité de l'homme, ou
béatitude. » il ajoute enfin: «[ ... } car la béa-
titude n'est rien que la satisfaction de soi
elle-même. »
Nous somrnes bien en présence d'un huma-

353
SATISFACTION OE SOI

nisme intégral: le but de l'existence, et par


conséquent le sens même de l'éthique réflexive,
est l'accès à cette joie qu'est la satisfaction de soi.
Que, dans le même texte, Spinoza rappelle qu'il
s'agit de la «satisfaction qui naît de la connais-
sance intuitive de Dieu» ne contredit nullement
cet humanisme intégral qui définit le spino-
zisme. En effet: «[. .. ] perfectionner l'entende-
ment n'est également rien d'autre que com-
prendre Dieu, ainsi que les actions et les attributs
qui résultent de la nécessité de sa nature»
(Éth. IV, App., chap. IV).
Ainsi, dans un même texte de rappel ou de
synthèse, Spinoza identifie la satisfaction de soi
et la béatitude, et il fonde l'accès à ce bien
suprême sur la doctrine même de Dieu qu'il a
développée en Éthique 1: ce Dieu est la Nature
et notre sagesse est la connaissance de néces-
sité de cette Nature (ibid.) et la poursuite de
Désirs définis par notre puissance véritable,
c'est-à-dire notre Raison (ibid. chap. III).
humanisme, à la fois existentiel et ration-
rr.,... .o ""_AL"',A.AÂ'~"A'- le noyau de
c r f r l 1•

spinoziste l'évogue à nouveau à


de son parcours, en Éth. 42, Sc.:« .. } le
sage est conscient de soi, de et des
choses une sorte nécessité éternelle et, ne
cessant jamais d'être, il jouit au contraire de la
vraie satisfaction de l'âme. »
Ainsi, bien comprendre le Dieu spinoziste,
c'est comprendre gue le but suprême de

35LJ
DE sen
l'éthique (et de l'existence) est d'accéder à une
joie qui soit véritable, c'est-à-dire active et auto-
nome. Et une telle joie est finalement et d'un
seul mouvement amour de soi et amour de la
vie. Elle est la félicité rnême et la «vraie vie»
(Éth. IV, 73, Sc.). M'ais, ne l'oublions pas: seule
l'intelligence permet d'accéder à cette joie qui
est Amour de soi (Philautia) et accord avec soi-
même, repos en soi-même et consentement à sa
vie et à son être (Acquiescentia in se ipso).

~ Acte, Amour, Amour intellectuel de Dieu, Béa-


titude, Entendement, Péliâté,Joie, Liberté
La «substance» (substantia) est le concept fon-
damental de l'ontologie spinoziste. Tous les
contresens, dans l'interprétation du spinozisme,
proviennent d'un contresens originel sur la signi-
fication de ce concept.
La partie 1 de l'Éthique est intitulée: «De
Dieu». Mais Spinoza rappelle que «Dieu, c'est-à-
dire une substance constituée par une infinité
d'attributs [. .. } existe nécessairement» (Éth. l,
Il). Ainsi, la réflexion sur Dieu est une réflexion
sur la substance, et le tout de la réalité est l'en-
semble des conséquences qui résultent de l'es-
sence de la substance.
Dans cette réalité, «en dehors de la substance
et des modes, n'existe» (Éth. 15,
Mais, on le sait, les modes sont des expressions
finies des attributs, qui sont des modifications
infinies de la substance: tout le réel est donc
l'ensemble des formes concrètes de la substance.
Dieu, c'est-à-dire la Nature, n'est rien d'autre
que la substance elle-mênle.
Ainsi on doit renoncer à une interprétation
erronée de l'ontologie de l'Éthique: la Nature

356
(c'est-à-dire la substance) n'est pas un système
ontologique d'êtres qui forrneraient une hiérar-
chie verticale et ascendante (modes, attributs,
substance), hiérarchie dans laquelle on s'élèverait
de la matière à l'esprit. Bien au contraire, le réel,
c'est-à-dire la Nature comme substance, est un
système que nous dirons horizontal et dans
lequel ce sont des concepts gui s'enchaînent et
s'imbriquent lorsque l'esprit humain veut
connaître ce réel. Le système ontologique de
l'Être est une axiomatique qui permet de com-
prendre le réel en rapportant les éléments finis
d'un genre donné à leur support infini (modes et
attribut spécifique), et en rapportant tous les
genres de réalité infinis (les attributs) à leur sup-
port unique et infiniment infini (la substance).
Comprendre le réel c'est donc d'abord com-
prendre la substance: mais comprendre la sub-
stance, ce n'est pas sortir du réel pour le trans-
cender, c'est entrer dans le réel lui-même (la
Nature) pour le comprendre.
Nous pourrions ainsi proposer une hypothèse
pédagogigue de lecture de l'Éthique: au lieu
de lire «Substance», nous pourrions lire «Réa-
lité ». Ici, nous ne mettrons pas cette hypothèse
de lecture en œuvre, mais nous l'aurons constam-
ment présente à l'esprit: elle renforcera le senti-
ment d'immanence que l'on éprouve à la lecture
de l'Éthique.
En effet, la Substance (la Réalité ... ) est Une.
Tout ce qui existe exprime la substance elle-

357
SUBSTANCE

même, et est cette substance. En effet, c'est la


définition même de la substance qui va entraÎ-
ner toutes les conséquences et les significations
du monisme ontologique: «Par substance j'en-
tends ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-
dire ce dont le concept n'exige pas le concept
d'une autre chose à partir duquel il devrait être
formé» (Éth. l, Déf. III).
C'est donc l'autonomie absolue qui définit la
substance: elle ne peut être comprise et pensée
que par elle-même (par nous, avec seulernent son
propre concept) et elle ne peut exister que par
elle-rnême, sans le secours d'aucune autre réalité.
Elle est donc autonorne et quant à l'essence et
quant à l'existence, elle est donc bien l'absolu.
Mais cet absolu est la réalité même, au sein de
laquelle nous existons.
De cette autonomie absolue découlent des
conséquences considérables: aucun autre monde
que celui de la substance ne peut exister, car il
nierait l'autonomie rigoureuse ÎInpliquée par sa
définition. Autonome, la substance est donc
(Éth. ; unique, est nécessaire-
ment infinie 8). pourquoi, aussi, elle
existe nécessairement 7).
L'ontologie ainsi fondée est donc moniste: la
substance, qui est c'est-à-dire la
Nature Défil.), est unique parce que auto-
nome et infinie. est donc cause de soi: la
Nature (qu'elle soit «naturée» ou «naturante »,
cf. Éth. 29) est son propre fondement puis-

358
qu'elle n'a besoin de rien d'autre qu'elle-mêrne
pour être et être pensée.
Cette identité de la substance une et de la
Nature une n'est pas un appauvrissernent de la
substance, mais au contraire un enrichissement
de la Nature. «Plus une chose possède de réalité
ou d'être, plus nombreux sont les attributs qui
lui appartiennent» (Éth. l, 9). C'est ainsi que la
substance comporte une infinité d'attributs;
filais c'est ainsi, également (et inversernent), que
chaque aspect de la Nature (l'étendue, la pensée
ou tout autre aspect inconnu de nous) est élevé
au niveau d'un attribut de la substance; chaque
aspect fondamental de la Nature devient «une
affection de la substance» et se déploie alors
comme un infini, cause de soi (autonome) dans
son genre.
Le monisme de la substance est donc certes un
naturalisme, mais ce naturalisme est l'élévation
de la matière et de l'esprit au niveau d'une
expression unifiée de l'Être même. C'est ce dont
témoigne la cinquième partie de l'Éthique: Dieu,
qui n'a pas cessé évidemment d'être la substance
et la Nature, devient l'objet d'un Amour qui est
une Joie (cf. Éth. V, 36). système de la sub-
stance unique, infinie, cause de soi et nécessaire
n'est pas destiné à n'être qu'un objet conceptuel,
il est destiné à rendre la Nature intelligible et,
par la rnise en évidence des forces et des lois
naturelles de l'esprit humain, à rendre possible
une éthique de la joie et de la liberté qui est en

359
SUBSTANCE

même temps un amour du monde et une jouis-


sance de l'être.

~ Absolu, Affection, Amour, Attribut, Dieu, Être,


Liberté, Mode, Nature, Réalité, Remèdes
SUPERSTITION

Si l'accès à la felicité et à la satisfaction de soi


se fait par l'entendement, il faut se souvenir que
la tâche de celui-ci n'est pas seulement de
connaître ce qui existe réellement (la Nature),
elle est aussi de critiquer par la connaissance ce
qui n'existe pas et n'est qu'un fruit de l'imagina-
tion.
Or on peut rassernbler sous un terme unique
l'objet de cette critique: il s'agit de la supersti-
tion. Le terme est en lui-même plus polémique
et plus décisif que les termes simples d'erreur ou
de préjugé. C'est peut-être la raison de son
emploi fort mesuré. Mais cette modération sou-
ligne la radicalité de son sens.
C'est ainsi que, dans l'Appendice d'Éth. l,
Spinoza n'hésite pas à faire la critique du fina-
lisme et, à travers lui, du providentialisme qui
habite toute religion: «[ ... ] de là vient que cha-
cun invente [ ... ] diverses manières de servir
Dieu pour qu'il se soucie de lui plus que des
autres et soumette la Nature entière à son
aveugle désir et à son insatiable avidité. » Et Spi-
noza conclut cette violente critique: «Ainsi ce

361
SUPERSTITION

préjugé, tournant à la superstition, s'est profon-


dément enraciné dans les esprits. »
Le terme «superstition» indique donc bien
une critique radicale et l'objet d'un combat. Si
l'emploi du terme est modéré, le combat qu'il
désigne est constant. C'est ainsi qu'à la fin
d'Éth. Spinoza souligne la portée morale de
son ontologie en montrant qu'elle incite à
«aider autrui, non pas par une pitié de femme,
par partialité, ou bien par superstition, mais
sous la seule conduite de la raison» (49, Sc.).
De même, en Éth. III, critiquant la Crainte ou
l'Espoir reposant sur l'ignorance de la nécessité,
Spinoza conclut: «C'est de là que sont nées par-
tout les Superstitions qui tourmentent les
hommes» (Éth. III, 50, Sc.). Le terme apparaît
donc peu, mais il apparaît dans quatre des
cinq parties de l'Éthique, et chaque fois avec une
signification synthétique et une portée extrême.
C'est ainsi que, en Éth. il appelle «vaine
superstition» la loi qui interdit le sacrifice des
animaux» (Éth. 37, Sc.) et refuse de s'étendre sur
la question la mort corps «pour ne pas
fournir aux superstitieux ITlatière à de nouvelles
questions» (Éth. 39, Sc.).
La superstition et les superstitieux sont bien
la cible principale des critiques spinozistes.
Ces critiques polémiques sont rigoureusement
rationnelles et non pas passionnelles. Elles sont,
dans le même temps, une défense du constituant
le plus important et le plus décisif de la morale

362
spinoziste, c'est-à-dire de l'éthique de la joie et
de la jouissance. Spinoza écrit en effet: «Et
seule, en fait, une superstition farouche et triste
peut interdire qu'on se réjouisse. Car en quoi
vaut-il mieux apaiser la faim et la soif que chas-
ser la mélancolie. Tel est mon principe et telle
ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu'un
envieux ne se réjouit de mon impuissance et de
ma peine» (Éth. IV, 45, Sc.). C'est l'éthique
même de Spinoza qui est en jeu: tout ce qui
s'oppose à la liberté véritable et à la joie active
est donc pour Spinoza (et pour nous) superstition.
Il s'agit bien de la joie active, celle qui se réjouit
de soi mais non pas de la souffrance d'autrui;
une telle joie serait une passion et une dépen-
dance. Au fil des pages, nous apercevons d'ail-
leurs de mieux en mieux, dans l'Éthique, la
portée à la fois fondatrice et subversive de
cette critique de la superstition. Vers la fin
d'Éthique IV, Spinoza reprend ce terme, à l'occa-
sion de sa critique des morales de la Crainte:
« Les Superstitieux qui savent plus réprouver les
vices qu'enseigner les vertus, et qui s'appliquent
non pas à conduire les hornmes par la Raison
mais à les lier par la Crainte de telle sorte qu'ils
fuient le mal plus qu'ils n'aiment la vertu, ces
Superstitieux ne visent à rien d'autre qu'à rendre
les hommes aussi malheureux qu'eux-mêmes»
(Éth. IV, 63, Sc.).
On le voit, une opposition se dessine, bien au-
delà de la simple critique du calvinisme: par sa

363
SUPERSTITION

philosophie de la JOIe, de la liberté et de la


vérité, Spinoza s'oppose absolument et ferme-
ment à toutes les doctrines ontologiques et
morales qui souhaitent soumettre la Nature à
l'homrne, et les hommes à une autorité répres-
sive: toutes ces doctrines, d'essence théologique,
Spinoza les rassemble sous le concept de Super-
stition.
Ce qui s'oppose ainsi, doctrines répressives
d'un côté et spinozisme de l'autre, c'est l'anti-
thèse entre Joie et Tristesse: elle forme le moteur
même du processus spinoziste de libération. Spi-
noza écrit en effet: «Or la superstition semble
admettre au contraire que le bien est ce qui
apporte la Tristesse, tandis que le mal est ce qui
apporte la Joie. Mais, comme nous l'avons déjà
dit [ ... ], seul un envieux peut prendre plaisir à
mon impuissance et à rna peine» (Éth. IV, App.,
chap. XXXI).

=> Connaissance, Entendement, Erreur, Tmagina-


tion, ] oie, Passion, Tristesse, Vérité
C'est dans la Lettre XII, qui date de 1663, que
Spinoza expose pour elle-même sa conception du
temps. L'ensemble de la Lettre, adressée au
médecin et ami Louis Meyer, est consacré à l'in-
fIni, c'est-à-dire à la substance. Tout ce qui n'est
pas rapporté à la substance est apparemment
divisible: il en va ainsi du tenlps. Celui-ci n'est
pas une donnée absolue mais un concept, ou plu-
tôt une image, destinée à mieux saisir la durée
des existences et à la calculer. En fait, pour Spi-
noza, le temps, au sens strict, n'est qu'un auxi-
liaire de l'imagination, ou plutôt un auxiliaire
imaginaire de la pensée. Il écrit: «[ ... ] de ce fait
que nous pouvons à volonté déterminer la durée
et la quantité quand nous concevons celles-ci en
dehors de la substance [... l découlent les idées
de temps et de mesure; le temps sert à détermi-
ner la durée, et la mesure, la quantité, pour que
nous puissions les imaginer aussi fàcilement que
possible [ ... ]. D'où il ressort clairement que la
mesure, le temps et le nOITlbre ne sont que des
manières de penser, ou plutôt d'imaginer >}

(Lettre à Louis Meyer, 20 avril 1663).

365
TE M P 5

Ainsi, en fait, le temps n'est qu'imagination.


L'affirmation est déjà neuve et considérable du
point de vue ontologique et épistémologique.
Elle s'avérera plus décisive et efficace encore
lorsque Spinoza l'appliquera à ce domaine que
nous disons psychologique. C'est en effet dans la
critique de certains affects passifs que Spinoza
relie cette passivité (ou cette «force des affects»)
à une conception imaginaire du temps. C'est
parce que le rapport au passé et au futur mais
aussi le rapport au présent sont trop souvent
constitués par des images que l'affect suscité par
ces images est plus ou moins fort. Lorsque ces
images sont variables et incertaines, les affects
sont «inconstants» ou ambigus ou contradic-
toires (Éth. III, 18, Sc). De là provient notre
idée de la contingence: «Il suit de là que c'est
de la seule imagination qu'il dépend que nous
considérions les choses, aussi bien dans le passé
que dans le futur, comme contingentes» (Éth.
44, Cor.). D'une façon générale: <-< L'image d'une
chose future ou passée, c'est-à-dire d'un objet
que nous considérons avec une relation au
ou au passé, à l'exclusion du présent, est plus
faible, toutes choses égales d'ailleurs, que l'image
d'un objet présent» (Éth. 9, Cor.). Ainsi l'af-
fect pour un futur ou un passé sera moins
intense que l'affect pour un objet présent.
La référence au temps, dans l'analyse des
affects, est libératrice en ce sens que le temps,
apparaissant comme une image, l'affect corres-

366
pondant pourra être saisi comme plus ou moins
illusoire, plus ou moins consistant.
C'est ainsi, par exemple, que la Crainte et l'Es-
poir ne sont que des passions; elles sont issues
d'une appréhension simplerrlent imaginaire du
futur, c'est-à-dire d'une image du temps et non
d'une connaissance rationnelle de la réalité (cf.
Éth. III, Déf. des Affects, chap. XII et XIII). Une
telle connaissance poserait la nécessité des évé-
nements passés ou futurs: «Il est de la nature de
la Raison de considérer les choses non comme
contingentes mais comme nécessaires» (Éth.
44). C'est de cette connaissance de la nécessité
que naissent le sentiment de certitude et la
«Fermeté d'ârrle» à l'égard des événements,
alors que, de la saisie confuse et imaginaire du
temps, ne découlent que l'inquiétude et l'ambi-
valence, l'inconstance et laflttctttatio animi.
Ainsi, certitude et sérénité, fermeté d'âme et
sagesse expriment non seulernent une éthique
du Désir libéré de la passion, mais encore une
philosophie de l'existence libérée du temps.
La distinction, opérée par Spinoza, entre la réa-
lité effective des choses (saisie par l'entendement
et non l'imagination) et leur apparence terrl-
porelle imaginaire comporte une autre efficacité,
d'ordre également existentiel. En effet, si le
temps (la durée) n'appartient pas à l'essence
réelle d'une chose, ce n'est pas la durée qui déci-
dera de la perfection d'un être, et ce n'est pas par
la durée que les êtres sont menacés dans leur être

367
TE M P 5

et leur existence: «[ ... ] une chose quelconque,


qu'elle soit plus parfaite ou moins parfaite,
pourra persévérer toujours dans l'existence avec
la même force que celle par laquelle elle a com-
mencé d'exister, de sorte que, sous ce rapport
toutes sont égales» (Éth. IV, Préf.). Le conatus,
l'effort existentiel, est l'essence rnême d'un être
(Éth. 7), et cet effort n'implique pas une
durée déterminée «mais un temps indéfini»
(Éth. 8).
Ici, comme ailleurs, Spinoza est discrètement
anticartésien. Il n'est pas utile d'invoquer «une
création continuée» pour comprendre la durée
des existences; le temps (ou la durée), en effet,
ne fait pas partie de l'essence d'un être. C'est
selon son essence qu'un être existe, et cette exis-
tence repose sur un «effort» pour une durée
indéfinie. On reconnaît ici toute la force affirma-
tive du spinozisme. Non seulement la critique
du temps imaginaire permet de fonder une libé-
ration des affects passifs, mais encore elle permet
de libérer l'existence même de toute hypothèque
maladie ou filOrt sont des évé-
nements et des causes «extérieures» à l'existence
des individus. existence est une force
d'exister qui ouvre, elle-même, sur un ave-
sans assignable.
Critique des passions et doctrine de l'exis-
tence, nouvelle philosophie du temps
débouche, on le voit, sur l'intemporel.
Il s'agit en fàit de l'éternité.

368
La sagesse n'est pas seulement la victoire sur
un ternps existentiel purement illusoire, elle est
aussi l'instauration d'un mode existentiel trans-
formant l'intemporel en «éternité ». Celle-ci est
un sentiment: «[ ... ] nous sentons et nous expé-
rimentons que nous sommes éternels» (Éth. V,
23, Sc.). C'est que notre Esprit «enveloppe l'es-
sence du Corps sous une espèce d'éternité»
(ibid.).
En fait, l'éternité est le dépassement du temps
parce qu'elle est la pure conscience d'être et
d'exister. «Par éternité j'entends l'existence
même », dit Spinoza à propos de la substance
(Éth. l, Déf. VIII). Mais on s'aperçoit, en Éth. V,
que cette définition vaut aussi pour l'homme
libre qui a accédé à la sagesse. le sage, en effet,
«[ ... } est conscience de soi, de Dieu et des
choses par une sorte de nécessité éternelle et, ne
cessant jamais d'être, il jouit toujours au
contraire de la vraie satisfaction de l'âme»
(Éth. V, 42, Sc.).
Et ce que Spinoza attribuait ontologiquement
à la substance dans la à savoir «
finie jouissance de l'être» (infinitam essendi frui-
tionem), il l'attribue, en Éthique à l'homme: la
formule médiévale de valeur épistémologique
{la Jouissance de l'être comme possession de
l'existence) est devenue, sous la plume de Spi-
noza, une affirmation éthique, c'est-à-dire la
jouissance de l'être cornme joie et jouissance
de l'existence même par un individu qui est

369
TE M P 5

devenu un philosophe, c'est-à-dire un être véri-


table.

Effort (Conatus), Éternité, Être, Imagination,


==*>
Passion, Raison, Sagesse
On pourrait dire que toute l'éthique concrète
de Spinoza est un cornbat contre la Tristesse et
un éloge de laJoie. C'est ainsi qu'il affirme que si
la joie peut être bonne lorsqu'elle est active et
mauvaise lorsqu'elle est passive (dépendante et
aliénée), la tristesse, quant à elle, est toujours
mauvaise. Aucune divinité, dit-il, personne, si ce
n'est un envieux, ne prend plaisir à notre souf-
france et à notre peine. Le fait d'être angoissé
(anxius) ou triste est l'objet d'une critique
constante.
Cette prise de position éthique n'est pas la
simple expression d'une conviction ou d'un choix
arbitraire. Elle résulte, dans l'Éthique, de la défi-
nition même de la tristesse, elle est le, fruit de la
connaissance rationnelle des passions irration-
nelles qui font notre servitude. Cette connaissance
exacte de la passion repose sur la connaissance
exacte de ce que Spinoza nomme les trois «affects
primitifs»: la Joie, la Tristesse et le Désir.
Insistons sur la définition de la tristesse. Préci-
sons d'abord que, ici, elle ne se réduit pas à une
vague «dépression» ou à une hurneur parti cu-

371
TRISTESSE

lièrement sombre. la tristesse est plus fonda-


mentale: elle est le fondement ou le contenu
fondateur de tous les affects passifs comme l'hu-
milité, la mélancolie ou la douleur. Elle est fon-
dement général, non pas comme noyau statique
ou une dépression qui seraient diversement colo-
rés, rnais comme acte fondamental.
C'est sans aucun doute l'un des paradoxes les
plus frappants du spinozisme. Mais comme tous
les paradoxes spinozistes, il n'est qu'apparent.
Qu'est-ce en effet que la tristesse?
En première analyse: «la Tristesse est le pas-
sage d'une plus grande perfection à une perfec-
tion moindre» (Éth. Déf. des Aff. III).
la joie étant le passage à une plus grande per-
fection, on peut dire d'abord que tristesse et joie
sont des modifications de l'effort existentiel (le
conatus), c'est-à-dire l'accroissement ou la dimi-
nution de son intensité.
ComIne on pense couramment que la tristesse,
étant passive, est abattement et inertie, l'appa-
rent paradoxe, amené par Spinoza, va consister
en cette la tristesse est
un acte. ce que montre l'explication de
cette Définition III: tristesse n'est pas un être
ou un état, tout être ou état une «perfec-
tion ». Elle est en fait «un affect en acte, ne pou-
vant donc consister en rien d'autre qu'en l'acte
de passer à une perfection moindre, c'est-à-dire
l'acte par lequel la puissance d'agir, en l'homme,
est réduite ou réprimée». On le voit, la tristesse

372
est un passage: elle est l'acte de passer à une per-
fection moindre, elle est l'acte qui compare une
intensité de vie passée et la diminution actuelle
de cette intensité.
Nous sommes donc en présence d'une doctrine
dynamique.
En effet, la tristesse est le fondement commun,
ou l'acte commun, de tous ces affects définis, par
exemple à partir de la Définition VII des Affects:
la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée
d'une cause extérieure (VII) ; le Désespoir est une
Tristesse née de l'idée d'une chose future ou pas-
sée, à propos de laquelle toute incertitude est
levée (XV). Cette communauté d'essence entre
tous les affects passifs permet de les rapporter
d'une part à une idée (qui en est la cause) et
d'autre part à un acte (1'acte du passage, issu de
cette idée). Il y a là un dynarr1Ïsme du passage
(ici, passage d'un type particulier que nous,
modernes, nommerions «frustration»), un dyna-
misme de l'acte de comparaison; mais ce dyna-
misme est aussi celui d'une idée (d'ailleurs erro-
née ou inadéquate), ou d'une imagination.
Ainsi la tristesse est le sentiment actif d'une
diminution de puissance (dans l'acte de vivre) et
en mêrne temps idée fausse ou activité interpré-
tative, c'est-à-dire interprétation imaginaire
de la situation ou de l'objet d'une relation. La
jalousie (par exemple) est à combattre parce
qu'elle résulte de l'imagination d'un tiers aimant
l'objet que nous aimons: cette image peut être

373
TRISTESSE

illusoire ou fausse, elle est de toute façon notre


interprétation comrne diminution de notre pou-
voir. Là résident à la fois et notre activité (com-
parer, se désespérer) et notre illusion (être dimi-
nué, interpréter le monde et le réel).
Ce dynamisme spinoziste consiste donc à affir-
mer que nos passions (nos affects passifs et
tristes) sont simultanément des actes et des souf-
frances; et que ces souffrances résultent de ces
actes: de nos propres images, de nos propres
idées fausses ou imaginaires.
C'est de ce fait que peuvent résulter deux
conséquences positives. Tout d'abord, cette ana-
lyse de la tristesse permet d'élaborer une concep-
tion claire (et neuve) de l'idée de «mal ». Celui-
ci, disons-le d'abord, est associé à la tristesse par
la culture et l'éducation, c'est pourquoi il est tout
relatif (Éth. III, Déf. des Aff. XXVII, ExpL). Mais
il faut surtout préciser que, d'une manière géné-
rale, par «mal », Spinoza «[entend] toute forme
de Tristesse, notamment celle qui frustre un désir
{desideriumfrustratur}» (Éth. 39, Sc.).
Le mal est donc à combattre non parce
serait un péché, mais parce qu'il est une tris-
tesse, c'est-à-dire une réduction de notre puis-
sance de vivre.
Cette doctrine du mal ne restera pas un pur
savoir; au contraire, parce que c'est la tristesse
qui est au coeur du mal, et parce que la tristesse
est à la fois acte et illusion, un travail de libéra-
tion sera toujours possible. Combattre le mal

374
c'est combattre la tristesse et la passion: ce com-
bat est pertinent, il peut être efficace, et cela
précisément en raison de la nature même de la
tristesse. Parce qu'elle est l'acte de s'attrister en
raison d'une idée fausse ou d'une image illusoire,
l'esprit humain peut toujours reconnaître et cri-
tiquer ses affects, il peut toujours en forrner acti-
vement des idées et des conceptions vraies, et il
peut donc susciter un autre acte qui sera affirma-
tion de soi et non pas négation illusoire de soi-
même (cf. Éth. II, Déf. III, sur le pouvoir de for-
mer activement des concepts; Éth. III, 12, sur
l'imagination comme effort; Éth. V, 10, sur la
possibilité permanente de connaître et ordonner
nos affects).
On le voit donc: il n'est pas paradoxal d'affir-
mer que la tristesse est un acte. C'est au contraire
en raison même du dynamisme du conatus et du
pouvoir de l'entendement qu'une entreprise de
libération à l'égard de toutes les tristesses est
constamment possible dans le spinozisme.

=> Affect, Acte, Connaissance, Effort (ConatuJ),


Imagination, Joie, Liberté, Passion
De même que les concepts d'effort existentiel,
de passion, de désir, de remède et de liberté sont
constamment présents dans la pensée de Spi-
noza, de même le concept d'utilité est omnipré-
sent et fondamental.
Dès l'Appendice d'Éth. 1 (De Dieu), Spi-
noza, voulant faire la critique de l'illusion fina-
liste, insiste d'abord sur le fait que «tous [les
hommes} ont le désir de rechercher ce qui leur
est utile et ils en sont conscients ». Quelques
lignes plus loin, il rappelle que «les hommes
agissent toujours en vue d'une fin, à savoir
l'utile qu'ils poursuivent ». C'est seulement la
partie avec la notion de conatus (effort) et de
force de (vim existendi), qui analysera le fon-
dement de la recherche de l'utile: ce fondement
est l'essence même de l'esprit humain, c'est-à-
dire le Désir (celui-ci étant la vie concrète du
conatus).
Mais l'utile n'est pas seulement l'objet de la
recherche concrète de tous les hommes, c'est-à-
dire du Désir en général. Il est aussi l'objet de la
recherche spinoziste elle-même. N'y a-t-il pas là

376
un nouveau paradoxe? Comment l'utile peut-il
être à la fois le but de toute recherche empirique
et le but de la sagesse elle-même?
Confirmons d'abord que la philosophie, pour
Spinoza, doit être utile; elle est à la recherche
d'une utilité: après avoir étudié, en Éth. II, la
nature de l'esprit humain, de son rapport au
corps, et des formes de la connaissance, Spinoza
conclut: «Il reste à montrer combien la connais-
sance de cette doctrine est utile à la vie» (Éth. II,
49, Sc.). Pour souligner cette signification
éthique et existentielle de l' « utile», il nous suf-
fit de lire la suite de la démonstration. En effet,
la doctrine spinoziste est utile: 1. par son impli-
cation ontologique (<< [ •.• } elle nous apprend que
nous agissons par le seul commandement de
Dieu [. .. } que nous sommes des participants de
la nature divine»); 2. par son implication éthique
(elle «[ ... } est encore utile en ce qu'elle nous
enseigne comment nous devons nous conduire à
l'égard de la fortune»); 3. par son implication
sociale (<< [ ••• } utile à la vie sociale»); 4. par son
implication politique (<< [,..] utile à la société
commune»). Spinoza n'hésite pas à répéter à
quatre reprises le mot «utile», ni à conclure
aln~i cette partie II: «( ... ] je pense également
avoir transmis une doctrine d'où l'on pourra
tirer (comme on le montrera en partie dans ce qui va
suivre) de nombreuses conclusions de grande
valeur, dont l'utilité est extrême et la connais-
sance indispensable» (ibid., in fine). Spinoza évo-

377
UTILITÉ

quait déjà, en Éth. II, 47, la connaissance du


troisième genre « dont nous devrons dire l'excel-
lence et l'utilité dans la partie V [Sc.} ».
Pour Spinoza, la sagesse doit donc être «utile à
la vie», et à la vie sous tous ses aspects. Com-
ment relier cette sagesse concrète (qu'on hésite-
rait à dire utilitaire) et la recherche ernpirique
des « biens» utiles?
Pour répondre, nous devons nous référer à la
définition spinoziste de la vertu.
La rnorale concrète est définie et décrite, dans
la partie IV de l'Éthique. Dès la Définition l, Spi-
noza écrit: «J'entendrai par bien ce que nous
savons avec certitude nous être utile. »
En Éth. l, Spinoza soulignait le fait que
tout homrne recherche l'utile et, en Éth. III, il
fondait ce fait sur la nature du conatus et du
Désir. Ces deux réalités sont fondatrices et
indépassables. Le seul obstacle à la réalisation
du Désir est la passion, ce désir passif et illu-
soire. Spinoza étudie donc longuernent la pas-
sion en Éth. III et au début d'Éth. IV: elle n'est
pas la réalisation effective et libre du Désir
d'un individu.
C'est pourquoi Spinoza peut ensuite dévelop-
per son idée fondamentale: la véritable réalisa-
tion du Désir sera distincte de sa pseudo-réalisa-
tion, fondée sur l'erreur, l'imagination et
l'inadéquation. C'est pourquoi il peut définir le
bien (le vrai bien) comrne ce que nous savons
avec certitude nous être utile.

378
Spinoza distinguera donc l'utile illusoire dont
la recherche entraîne le conflit et la «tristesse»
en général, et l'utile véritable, qui produit un
réel accroissement de la puissance de vivre et
d'agir, c'est-à-dire une joie active.
Nous comprenons maintenant ce qu'est la
«vertu» pour Spinoza: elle est certes la recherche
de l'utile (comme dans la vie empirique) mais il
s'agit d'un utile réel; et il ne peut être réel que
s'il est personnalisé (dirions-nous), c'est-à-dire
spécifique d'un individu et de l'essence de son
Désir. Cet utile spécifique, Spinoza le nommera
«l'utile propre» et le posera comme le fonde-
ment même de la vertu.
C'est dans le Scolie d'Éth. IV, 18, que Spinoza
rassemble ce qu'il a précédemment dit de la
vertu et de son fondement, en les rapportant
explicitement à la recherche de l'utile, pourvu
que celui-ci soit spécifique, c'est-à-dire réfléchi
et adéquat à l'essence du désir singulier.
Spinoza écrit en effet: «Puisque la Raison
n'exige rien qui s'oppose à la Nature, elle exige
donc elle-même chacun s'aime soi-même,
qu'il recherche sa propre utilité, en tant qu'elle
est réellement utile, poursuive tout ce
qui conduit réellement l'homme à une plus
grande perfection et que, d'une manière générale,
chacun s'efforce de conserver son être autant qu'il
le peut» (Éth. Sc.). Spinoza (comme il
l'avait fait en Éth. 49, Sc.) n'hésite pas, en
cette partie à énumérer divers aspects de la

379
UTILITÉ

vertu véritable, c'est-à-dire de «la recherche de


l'utile propre»: il évoque le bonheur comme
conservation de son être; le fait que la vertu,
poursuivie pour elle-rnême, est ce qui est « le plus
utile pour nous» ; le fait qu'il est bon que nous
nous rapportions aux choses extérieures qui peu-
vent nous être utiles; et enfin le fait que «rien
n'est plus utile à l'homme que l'homrne », s'il vit
sous la conduite de la Raison et s'ils «recherchent
ensemble l'utilité cornmune à tous ».
On le voit, la vertu vraie étant la recherche de
l'utile réel et spécifique (<< l'utile propre»), elle
exige un travail préalable de la raison, et elle est
en fait la sagesse même. Le paradoxe et l'opposi-
tion apparente entre un empirisme de l'utilité et
une sagesse du bonheur sont donc levés. Le para-
doxe n'est lui-mênle qu'apparent. L'essence de
l'homme, sa Nature, est toujours la recherche de
l'utile, mais la sagesse comprend que seul l'utile
propre est réellement utile et contribue réelle-
ment à l'accroissement de l'être et de la joie.
seule la raison peut dire l'essence vraie et par
conséquent l'utile chacun: il
donc qu'une seule sagesse, est poursuite
de l'utile au sens le plus riche et le plus authen-
tique de ce terme.
L'éthique spinoziste de n'est donc pas
un empirisme. Elle repose sur le travail libéra-
teur de la réflexion et sur «l'utilité» de la com-
préhension et de la connaissance.
Cela est si vrai que l'utilitarisme spinoziste

380
implique la «Générosité» et la recherche de
l'amitié: il appelle «Fermeté» les actions qui
visent l'utilité réelle de l'agent, et «Générosité»
«celles qui visent en plus l'utilité d'autrui»
(Éth. III, 59, Sc.). Souvenons-nous d'ailleurs que
rien n'est plus utile à l'homme qu'un homme
vivant sous la conduite de la raison (Éth. IV, 18,
Sc.): c'est que nous ne pouvons trouver de
meilleurs objets, pour notre utilité, «que ceux
qui s'accordent pleinenlent avec notre nature ».
Il est si vrai que la recherche de l'utile propre
est à la fois une conduite concrète libérée et une
sagesse que Spinoza souligne explicitement deux
faits: d'abord «est nécessairement bon, c'est-à-
dire utile», ce qui permet le déploiement des
capacités du corps (Éth. IV, 38); ensuite, l'injus-
tice ou la haine qui en résultent seront facile-
ment surmontées «si nous avons présent à l'es-
prit le principe de notre utilité vraie et du bien
qui résulte d'une amitié mutuelle et d'une
société cornmune» (Éth. 10, Sc.).
Il s'agit tellement d'une sagesse que, vers la fin
cette partie l'accès à béatitude
et à l'éternité, Spinoza n'hésite pas à souligner
l'indépendance de cette morale de «l'utile» par
rapport à la connaissance de l'éternité.
Il écrit en effet, dans l'avant-dernière Proposi-
tion d'Éth. , Dém.:« premier et unIque
fondement la vertu, ou juste principe de la
conduite, est {... } de rechercher son utile propre.
Mais pour déterminer ce que la Raison nous

381
UTILITÉ

dicte cornme utile, nous ne nous sommes référés


en rien à l'éternité de l'Esprit dont nous n'avons
eu connaissance que dans cette partie V. »
Sans référence indispensable à l'éternité, la
morale concrète de l'utile et de la réalisation de
soi produit cependant cela mêrne que produit la
connaissance de l'éternité, à savoir la plus haute
satisfaction de soi. Souvenons-nous du fait que
Spinoza évoque «l'excellence et l'utilité» de la
connaissance du troisième genre dès Éth. 47.
Nous pourrions dire en conclusion que le spi-
nozisme est un eudémonisme de l'utile propre,
c'est-à-dire une morale de la vie concrète qui
s'élève au niveau d'une sagesse sans que soit
jamais abandonnée la recherche concrète de
l'utilité authentique.

=:;>Bien, Connaissance, Corps, Désir, Effort (Cona-


tus), Éthique, Libert~ Passion, Remède, Sagesse, Vérit~
Vertu
Dès le début de l'Éthiqtte, Spinoza évoque la
substance comme une vérité éternelle (Éth. l,
Déf. VIII, Expl.) et affirme que «la vérité des sub-
stances, en dehors de l'entendement, ne réside pas
ailleurs qu'en elles-mêmes» (Éth. l, 8, Sc. II). De
même il affirme que l'essence d'un homme et
également l'essence et l'existence de Dieu sont
des vérités éternelles.
Ces affirmations ne peuvent se comprendre
pleinement que par l'analyse de l'idée de vérité:
en évoquant déjà, en Éth. l, 8, Sc., «l'idée claire
et distincte, c'est-à-dire vraie, d'une substance »,
Spinoza annonce cette analyse développée en
Éth.
La vérité n'est pas l'objet connu mais l'adéqua-
tion de la connaissance à son objet. La vérité est
donc la connaissance vraie: ce n'est pas une tau-
tologie mais la rnise en évidence du fait que la
vérité est de l'ordre de la connaissance réflexive.
Déjà, dans le Traité de la réforme de l'entendement,
Spinoza définissait la bonne méthode de la
connaissance philosophique comme «connais-
sance réflexive», c'est-à-dire comme «idée de

383
VÉRITÉ

l'idée» (TRE, § 38). Dans l'Éthique, Spinoza pré-


cise sa doctrine de la vérité: celle-ci réside dans
la connaissance adéquate de l'idée vraie, c'est-à-
dire dans la conscience réflexive (et donc cer-
taine) de posséder une idée vraie (Éth. II, 43).
La vérité est donc, certes, l'idée vraie, c'est-à-
dire adéquate (claire et distincte), mais à la condi-
tion d'ajourer ceci: cette idée vraie est en même
temps consciente d'elle-même comme idée vraie,
et par conséquent certitude réflexive de posséder
une idée vraie.
La certitude est donc une adéquation mais
aussi une réflexivité. C'est pourquoi Spinoza
peut avancer cette affirmation d'une portée
considérable: «( ... ] la vérité est la norme et de
la vérité même et du faux» (Éth. 43, Sc.). La
vérité est index sui, elle est son propre critère.
Spinoza récuse ainsi l'opinion selon laquelle on
pourrait douter réellement d'une idée vraie et
saisie comme telle: «Personne [ ... ] n'ignore que
l'idée vraie enveloppe la plus haute certitude
[ ... ] qui peut savoir qu'il est certain d'une chose
s'il n'est pas d'abord certain de cette chose? Que
pourrait-il d'ailleurs y avoir de plus clair et de
plus certain qu'une idée vraie et qui serait norme
de la vérité? même en effet que la lumière
manifeste et la lumière même et les ténèbres, la
vérité est la norme et de la vérité même et du
faux» (ibid.).
Cette doctrine réflexive de la vérité est donc en
même temps une doctrine de la possibilité d'une
connaissance certaine et «absolue ». Il ne s'agit
pas le moins du monde d'un dogmatisme. En
effet, c'est dans le cadre de la connaissance
rationnelle (du deuxième et du troisième genre)
que peut se déployer la vérité, et non pas dans le
cadre empirique de la sensation ou de l'image,
de la passion ou de la superstition. Spinoza est
très clair sur ce point: «Je dis expressément que
l'Esprit n'a ni de lui-même, ni de son propre
Corps, ni des corps extérieurs, une connaissance
adéquate, mais seulement une connaissance
confuse et mutilée, chaque fois qu'il perçoit les
choses suivant l'ordre commun de la Nature;
c'est-à-dire chaque fois qu'il est déterminé de
l'extérieur, par le cours fortuit des événements, à
considérer tel ou tel objet, et non pas quand il
est déterminé intérieurement, parce qu'il consi-
dère ensemble plusieurs objets, à comprendre
leurs ressemblances, leurs différences et leurs
oppositions; chaque fois, en effet, que c'est de
l'intérieur que l'Esprit est disposé selon telle ou
telle modalité, il considère les choses clairement
et distinctement, comme je le montrerai plus
loin» (Éth. 29, Sc.).
Dans ce texte décisif, Spinoza décrit et préco-
nise un travail rationnel de l'esprit, c'est-à-dire
une activité intérieure de la conscience par
laquelle elle compare, relie et oppose les objets
qu'elle décide de connaître. C'est donc non seule-
ment l'idée vraie qui est définie de l'intérieur par
son adéquation à elle-même dans la réflexion

385
VÉRITÉ

(idea idece), c'est encore le travail même de l'es-


prit qui est décrit comme intériorité et comme
« disposé de l'intérieur » à connaître et à réfléchir.
La vérité n'est donc pas la simple réceptivité
des données empiriques de la Nature, images ou
sensations; elle n'est pas non plus la sirnple
réflexivité d'un affect (toujours conscient, mais
obscur et mutilé); il n'y a pas de connaissance
vraie qui soit directement donnée ni de son
corps, ni de ses affects, ni du monde extérieur; la
vérité n'est donc pas de l'ordre de la connais-
sance du premier genre (opinions, imaginations,
affects). Elle est de l'ordre de la connaissance
rationnelle, qu'elle soit discursive (deuxième
genre) ou intuitive (troisième genre).
La vérité, constituée par les idées vraies, est
donc le fruit d'un travail de l'esprit, et ce travail
se fait en intériorité, ou de l'intérieur. Voilà
pourquoi Spinoza pas un philosophe empi-
riste, lui qui cependant, et plus que tout autre, a
voulu exprimer notre insertion dans le tout de la
Nature.
Ces ne non plus d'un
autre serai t et transcendant:
toute idée adéquate en est une idée adé-
quate dans c'est-à-dire en Dieu
en tant est conçu cornme fondernent de
l'esprit, et exprimé par cet esprit humain
(Éth. 32).
Rapportée à « » (c'est-à-dire à la Nature),
toute idée adéquate est vraie (Dieu ne saurait

386
être « trompeur»). Pouvant s'appuyer sur la cer-
titude de l'idée vraie, le philosophe rationaliste
peut alors apercevoir que déjà, par elle-même,
l'idée vraie est une affirmation intrinsèque:
l'idée du cercle est affirmation du cercle et de ses
propriétés, et ne suppose aucune autre activité
d'affirmation qui serait opérée par une autre
faculté, la volonté. Il n'existe pas de fàculté de
vouloir car c'est l'idée claire par elle-mêrne qui
est affirmation de son contenu et de la perti-
nence de ce contenu (Éth. II, 49, Sc.).
De cette intériorité affirmative de la connais-
sance découle une joie: «Quand l'Esprit se
conçoit lui-mêrne avec sa puissance d'agir, il se
réjouit [ ... }: or l'Esprit se considère nécessaire-
ment lui-même quand il conçoit une idée vraie,
c'est-à-dire adéquate» (Éth. 58, Dém.).
C'est donc la connaissance même, et donc la
vérité (puisqu'il n'y a «rien de positif dans les
idées qui constitue la forme de la fausseté »,
Éth. 49, Sc.) qui comporte une signification
eudémoniste. Non seulement la connaissance
ordonnée de nos affects (Éth. 10) permet de
combattre les passions et de construire le remède
contre la servitude et la tristesse par l'accroisse-
ment de notre puissance vraie, mais encore la
possession même d'une idée vraie, et donc d'une
vérité, est une source de joie. Comprendre, c'est-à-
dire connaître en vérité, est la source de la plus
haute satisfaction de soi parce qu'elle exprime
notre véritable puissance.

387
VÉRITÉ

Mais cette signification eudémoniste (source


de bonheur, eu-daimon) de la vérité est liée à la
conscience de soi: l'esprit se considère nécessai-
rement lui-Inême quand il conçoit une idée
vraie. Ce n'est pas seulement parce que la vérité
accroît notre pouvoir sur les affects ou sur le
monde que la possession de la vérité entraîne
joie et satisfaction; c'est aussi par la structure
réflexive de la connaissance et par son rapport
affirmatif à l'individu qui la déploie.
Quoi qu'il en soit, que l'on considère les résul-
tats de la connaissance philosophique et les
contenus de la vérité, ou que l'on considère l'ac-
tivité même de l'esprit qui affirme ces contenus:
«[ ... } nous ne pouvons trouver de satisfaction
que dans le vrai; c'est donc dans la mesure où
nous comprenons parfaitement ces choses que
l'effort de la meilleure partie de nous-mêmes
s'accorde avec l'ordre de la Nature entière»
(Éth. IV, App., chap. XXXII).

~ ConnaiJsance Effort (Conatus), Éternité, Ima-


J

gination, Joie, Liberté, Puissance, Remèdes


VERTU

Parce que la philosophie de Spinoza est une


éthique, il est rationnel qu'une place centrale
soit réservée au concept de vertu; pour la mêIne
raison une place également centrale sera réservée
au concept de perfection.
Il est clair cependant que, dans le système
subversif de Spinoza, ces concepts de la morale
traditionnelle ne sauraient avoir la même signi-
fication que chez Platon ou Aristote, Maimonide
ou saint Thomas. C'est même en opposition cri-
tique à la conception monothéiste de la vertu
que Spinoza construit sa propre définition.
Paradoxalement, il commence par donner au
mot «vertu» le sens étymologique qu'il possède
en latin: la vertu est la force intrinsèque d'une
réalité. C'est ainsi qu'il parle de «la vertu de la
cause externe» (Éth. l, Il, Sc.) ou de la «vertu
du penser» (Éth. II, l, Sc.). Celle-ci n'est pas une
qualité morale mais le contenu et l'efficacité de
l'essence même de l'acte de penser.
Très rapidement, dans le cours de l'Éthique,
Spinoza va préciser l'aspect par lequel cette vertu
comIne force peut revêtir une signification utile

389
VERTU

à la réflexion sur l'action: la vertu devient la


puissance d'agir d'un être. Parlant de la Nature,
il précise: «{ ... } elle est toujours la même, et
partout sa vertu, sa puissance d'agir est une et
identique» (Éth. Préface). À partir de là,
Spinoza peut construire son éthique et approfon-
dir la signification que la vertu véritable revêt à
ses yeux. Car il va s'agir désormais de la «vraie
vertu» (Éth. IV, 37, Sc. 1).
C'est dans la partie IV de l'Éthiqtte, après l'ana-
lyse des affects et la critique des affects passifs
(Éth. III), que Spinoza expose le fondement de la
morale, c'est-à-dire le fondement de la vertu:
« (. .. J le fondement de la vertu est l'effort même
pour conserver son être, et le bonheur consiste
en ce fait que l'homme peut conserver son être»
(Éth. IV, 18, Sc.). La vertu n'est en effet «rien
d'autre qu'agir selon les lois de sa propre nature».
Il s'agit bien d'action: le contraire de la vertu est
«l'impuissance de l'âme» et la vertu véritable
est l'action autonome et adéquate d'un être qui
n'agit que selon sa propre essence.
Concrètement, la vertu est aussi recherche
de l'utile propre, c'est-à-dire de cela qui va réel-
lement accroître la puissance et donc la joie d'un
individu spécifique. Cette référence à la recherche
de l'utile propre (ou de l'intérêt éclairé par la
connaissance) n'est pas l'expression d'une provo-
cation ou d'un cynisme; Spinoza, au contraire,
souhaite se «concilier l'attention de ceux qui
croient que le principe selon lequel chacun est

390
tenu de rechercher son utile propre est le fonde-
ment de l'immoralité et non pas de la vertu et
de la moralité» (ibid.).
C'est donc à la seule lurnière de la vérité et des
structures de l'esprit humain que Spinoza pose
les nouveaux fondements de la morale. «La
vertu est la puissance même de l'homme, puis-
sance qui se définit par le seul effort» pour per-
sévérer dans l'être. Et «plus on a le pouvoir de
conserver son être, plus on est doué de vertu»
(Éth. IV, 20, Dém.).
Mais il en va de la vertu comme du droit: la
puissance du conatus, livrée à elle-même, produit
la guerre et la destruction; il s'agit du droit de
nature. Seul le droit civil, posé par un pacte
social affirmé par la raison, permet le développe-
ment réel et pacifique de la puissance de vivre de
chacun. Il en va de même de la vertu: «[ ... ] la
vraie vertu ne consiste en rien d'autre qu'à vivre
sous la conduite de la Raison» (Éth. IV, 37, Sc.
et 56, Dém.). C'est seulement lorsqu'il est
«déterminé par le fait qu'il comprend» que
l'homme «agit par vertu» (Éth. 23).
Il n'y a là nul paradoxe: la vertu est bien la
recherche son propre bonheur et de cela qui
nous est utile, mais pour que ce bonheur soit
réel et que notre puissance intérieure soit réelle-
ment accrue, notre action doit être éclairée par
la raison, c'est-à-dire à la fois par la connaissance
de notre propre essence et par la référence à
l'autre homme. Une action vertueuse, c'est-à-

391
VERTU

dire éclairée et autonome, rencontre fort logi-


quement le souci de l'autre: «Le bien suprême
de ceux qui recherchent la vertu est corrlmun à
tous et tous peuvent également s'en réjouir»
(Éth. IV, 36). Et, plus précisément encore: «Le
bien que tout homme recherchant la vertu pour-
suit pour lui-même, il le désirera aussi pour les
autres, et cela d'autant plus qu'il aura une plus
grande connaissance de Dieu» (Éth. IV, 37).
La vertu véritable est donc à la fois déploie-
ment existentiel et maîtrise rationnelle. La
connaissance et la compréhension sont destinées
à poursuivre réellernent le bonheur et non pas à
amputer l'existence. C'est dire que la vertu se
déploie aussi comme joie.
Cela est confirmé par la référence au conatus,
c'est-à-dire au Désir: tout accroissement de
puissance est une joie. Cela est également
confîrmé par la conception de la puissance vraie:
c'est celle-ci (éclairée par la connaissance) qui
produit une joie véritable, c'est-à-dire active,
solide et partageable. L'expression privilégiée de
cette vérité se donne dans la fonnule synthétique
que Spinoza élève au niveau d'une maxime fon-
datrice: «Bien agir et être dans la joie»
(Éth. IV, 50, Sc., et 73, Sc.).
C'est que, en fait, la vertu est «la félicité
même» (Éth. 49, Sc.). Elle est elle-même et
par elle-même joie et liberté.
Mais cette dirnension eudérnoniste de la vertu,
son rapport intrinsèque à la joie et au bonheur

392
ne peuvent se comprendre qu'à la lumière d'une
critique de l'ascétisme. C'est seulement sur la
réhabilitation du Désir (quand il est réfléchi)
que Spinoza peut fonder une éthique de la joie
dans laquelle vertu et perfection sont synonymes
d'épanouissement et de vérité.
C'est ainsi qu'il peut écrire: «C'est pourquoi
l'Hurrülité, ou Tristesse née du fait qu'un
homme considère sa propre impuissance, ne naît
pas d'une pensée vraie, c'est-à-dire de la Raison,
et elle n'est pas une vertu mais une passion»
(Éth. IV, 53, Dém.). Songeons aussi à la critique
de la superstition qui voudrait interdire les plai-
sirs de la vie quotidienne, lIlême lorsqu'ils ne
nuisent à personne: «Aucune divinité, nul autre
qu'un envieux ne se réjouit de mon impuissance
et de ma peine» (Éth. IV, 45, Sc.).
D'une façon plus générale, les « Désirs sont des
passions» s'ils naissent d'idées inadéquates"
«mais ces mêmes Désirs sont reconnus comme
des vertus lorsqu'ils sont excités ou engendrés
par des idées adéquates» (Éth. V, Sc.).
comprend donc la vertu spinoziste, en
tant que telle, ne soit rien d'autre que la réalisa-
tion de soi et la félicité elle-même, rendues pos-
sibles par la connaissance rationnelle. La vertu
est la béatitude elle-même. c'est parce que la
vertu est liberté et béatitude qu'elle peut être
dite joie suprême. cornprend alors qu'elle
trouve en elle-même sa propre satisfaction. Plus
précisément, de même qu'il a condamné en pas-

393
VERTU

sant toute morale de la souffrance et de la priva-


tion, Spinoza condamne ici, pour finir, toute
morale de la rétribution. La béatitude, qui est la
joie suprême, n'est pas une récompense de la
vertu: c'est pour elle-même que la vertu doit
être poursuivie. En elle-même et par elle-même,
elle est joie et plénitude: «La Béatitude n'est
pas la récompense de la vertu, mais la vertu
même; et nous n'en éprouvons pas la joie parce
que nous réprimons nos désirs sensuels [passifs},
c'est au contraire parce gue nous en éprouvons la
joie que nous pouvons réprimer ces désirs»
(Éth. V, 42). C'est la dernière proposition de
l'Éthique: elle identifie à bon droit béatitude et
vertu. Ce sont des termes traditionnels auxquels
Spinoza a donpé une signification neuve et, dans
cette nouvelle perspective, il exprime le résultat
de son cheminement réflexif en soulignant en
fait l'identité de la joie d'exister et de la libre
sagesse.

==*' Activité, Désir, Joie, Liberté, Passion, Perfection,


Remèdes, Sagesse
Lorsque Spinoza veut souligner l'importance
de sa doctrine, il analyse son «utilité pour la
vie» (Éth. II, 49, Sc.). C'est dire que la destina-
tion de l'Éthique tout entière est de proposer des
principes pour la conduite de la vie (ratio vivendi,
Éth. III, Préf.): la référence fréquente à la vie (au
sens de l'existence parcourue de la naissance à la
mort) est l'expression du caractère concret de la
philosophie spinoziste. Celle-ci n'est pas un sys-
tème abstrait de la réalité et de l'Être, elle est
le système cohérent de la Nature qui permet
de formuler des principes pour l'existence
active. On pourrait dire que le spinozisrne est
une éthique pour l'existence, une éthigue
tentielle.
en effet, le sage est celui qui «n'accomplit
que ce qu'il sait être essentiel dans la vie»
(Éth. 66, Sc.) et toute la seconde partie
d'Éth. est explicitement consacrée à l'étude
de la «personnalité et [des] principes d'existence
de cet homme libre» (ibid.).
L'homme libre est vie et existence, il est aussi

395
VIE

corps: et le corps vit, même s'il se change en un


autre corps (Éth. IV, 39, Sc.); et, contrairement
au malade, l'hornme bien portant «prend plaisir
à ce qu'il mange et jouit mieux ainsi de la vie
que s'il craignait la mort et s'il désirait l'éviter
directement» (Éth. IV, 63, Sc.).
L'homme est donc vivant par son corps et son
esprit, mais le terme de vie désignera, le plus
souvent, l'existence de l'être humain, c'est-à-dire
sa «vie présente» (Éth. 20, Sc.). Ce n'est pas
soutenir que l'éternité n'est pas vivante. Au
contraire: ellt n'est pas l'immortalité sans corps,
mais l'intemporalité vécue et ressentie par un
être libre et vivant. C'est pourquoi «nous sen-
tons et nous expérimentons que nous sommes
éternels» (Éth. V, 23, Sc.).
Conçue comme existence actuelle, la vie n'est
donc pas un mystère. Elle est en fait l'essence
même de l'individu, son activité, sa puissance et
sa force de vivre (vim existendi, Éth. l, Il, Sc.),
c'est-à-dire sa force d'exister. Spinoza peut alors
écrire: «Aussi, bien que chaque individu soit
content sa nature et réjouisse, dont
est satisfait et ce contentement ne
que ou l'âme de

est l'essence l'individu et elle


est, en outre, jouissance et contentement de
Mais comme le désir cl' exister peut tom-
dans une relative passivité, celle de l'Igno-
rance, de l'imagination et de la paSS1on,

396
démarche éthique et son itinéraire consisteront à
rechercher les voies non pas seulement de la vie
(il faut «exister en acte») mais encore de la
«vraie vie»: la quatrième partie de l'Éthique
«concerne la vraie vie» (veram vitam: 73, Sc.).
Cela vaut, évidemrrlent, pour la partie V: «Dans
cette vie, nous nous efforçons donc principale-
ment de fàire en sorte que le Corps de l'enfance
se transforme, pour autant que sa nature le lui
permette et l'y conduise, en un autre Corps doué
d'une multiplicité d'aptitudes et se rapportant à
un Esprit pleinement conscient de soi, de Dieu
et des choses» (39, Sc.).
La vie comme existence et force de vie doit
donc devenir existence libre, force véritable et
vraie vie. Elle est donc non seulement un dyna-
misme du Désir, mais encore un dynamisme de
l'esprit et de la liberté. En fait, la vie est le
dynamisme d'un Désir capable de se réfléchir et
de se reconstituer comme Désir actif et joie
véritable.
Le véritable dynamisme de la vie est donc le
dynamisme de la joie. Il ne s'agit pas égo-
tisme. Car, «en tant que l'homme s'efforce de
vivre librement, il désire respecter le principe de
la vie et de l'utilité communes [. .. ] et par consé-
quent [ ... ] vivre selon le décret commun de la
Cité» (Éth. 73, Dém.).
On le voit, le spinozisme, s'il se réfère fonda-
mentalement à la vie, n'est pourtant pas un vita-
lisme ni un (pré)nietzschéisme, puisqu'il se

397
VIE

réfère toujours à la vraie vie en même temps qu'à


la Vie commune.

=> Effort (Conatus), Éthique, Intelligence, Joie,


Liberté, Utilité, Vrai
L'ensemble de l'Éthique est à la fois l'analyse
d'une méthode de libération et la description du
cheminement progressif de l'esprit qui accom-
plit cette libération. Ainsi l'Éthique est une voie:
à la fois méthode, moyen d'accès et chemine-
ment. Il y a là l'instauration d'un itinéraire, qui
est l'itinéraire même de la sagesse.
C'est ainsi que, évoquant l'entreprise carté-
sienne, Spinoza la comprend comme «la voie par
laquelle l'Esprit peut acquérir sur [les affects} un
empire absolu» (Éth. Préf.). Spinoza, quant
à lui, proposera une autre voie. Il avait déjà
demandé au lecteur «d'avancer avec [lui} lente-
ment et par degrés, et de ne porter aucun juge-
ment avant n'ait tout lu» (Éth. Il, Sc.).
Cette progression lente et patiente est d'abord
celle d'un raisonnement discursif, celui-ci étant
explicitement choisi comme méthode: «[ ... } je
poursuis ma démonstration par la même voie où
nous avons progressé jusqu'id» (Éth. IV, 18,
Sc.). Mais cheminement discursif porte un
cheminement existentiel, la construction de la
vérité est au service de la vie et de la vraie vie.

399
VOl E

C'est pourquoi Spinoza synthétise ainsi sa pen-


sée, à la fin d'Éth. : celui qui «désire aider les
autres» (c'est le sage, qui est aussi l'homme
libre) «parlera longuement de la vertu ou puis-
sance de l'homme et de la voie qu'il convient de
suivre pour que, perfectionnant cette vertu, les
hommes s'efforcent autant qu'ils le peuvent de
vivre selon les prescriptions de la Raison, en
étant mus non par la Crainte ou l'aversion, mais
par un affect de joie» (App., chap. xxv).
Très peu de pages plus loin, au début mêrne de
la préface d'Éth. Spinoza nomme enfin l'objet
fondamental de son étude et la signification
de sa quête: «Je passe enfin à cette partie de
l'Éthique qui concerne la modalité d'accès, c'est-
à-dire la voie qui conduit à la Liberté. »
On le voit, l'Éthique (et l'éthique qu'elle
construit) est bien une modalité d'accès, c'est-à-
dire un moyen et un cherninement, moyen et
cheminement étant destinés à permettre l'accès à
la liberté qui est le salut et la béatitude.
cohérence rigoureuse pensée de Spi-
noza est et systèrne est si étroitement
animé sagesse, le philosophe reprend,
à la fin de cinquième partie, le terme même
avait utilisé en son tout début: voie. Il
écrit: «Si la voie dont j'ai montré qu'elle
conduit à ce but semble bien escarpée, elle est
pourtant accessible. cela certes doit être ardu
qu'on atteint si rarement. Comment serait-il
possible en effet, si le salut était tout proche et

LIDO
qu'on pût le trouver sans grand travail, qu'il fût
négligé par presque tous? Mais tout ce qui est
précieux est aussi difficile que rare» (Éth. 42,
Sc.).
J:.Éthique est bien LA Voie. Difficile et escar-
pée mais accessible, et cela par le seul recours
aux forces de vie et de réflexion de l'esprit
humain. Nul mysticisme ici, mais le désir et
l'obtention progressive d'une félicité véritable.

~ Béatitude, Connaissance, Désir, Félicité, Liberté,


Passion, Réflexion, Remèdes, Sagesse, Salut, Utilité,
Vérité, Vertu, Vrai
La doctrine spinoziste de la volonté semble
s'opposer à l'esprit même du spinozisme qui est
une éthique de la plus haute exigence.
Cette opposition n'est qu'apparente. En effet,
ce n'est pas sur une démarche volontariste que
s'appuie l'entreprise de libération, c'est sur une
nouvelle compréhension du Désir.
Précisons d'abord la critique de la volonté. Il
s'agit, pour Spinoza, de montrer que les facultés
en général et la volonté en particulier ne sont
que des abstractions et, par conséquent, des fic-
tions. C'est à partir des actes concrets de volition
que l'on forge le ,concept abstrait de volonté,
mais celui-ci n'a pas de réalité: «Il n'y a dans
aucune volonté absolue, c'est-à-dire
libre» (Éth. 48). «il ne peut avoir
faculté absolue de vouloir ou de ne pas vouloir»
(ibid., Dém.). Il en est ainsi parce que ces facul-
tés «ou bien sont totalement fictives, ou bien ne
sont que des êtres métaphysiques ou, en d'autres
termes, des universaux que nous avons coutumes
de former à partir des choses particulières»
(ibid., Sc.).

LJ02
Il reste que, par volonté, Spinoza entend la
faculté d'affirmer et de nier ce qui est vrai ou
faux «rnais non pas le désir par lequel l'esprit
poursuit les objets ou bien les fuit» (Éth. II, 48,
Sc.). S'il n'existe pas de faculté de vouloir, il
existe bien des volitions particulières, c'est-à-
dire des affirmations et des négations. Ce sont
ces volitions qu'il s'agit donc de comprendre. À
l'inverse de Descartes, Spinoza montre que les
seules affirrnations (ou négations) qui existent
sont celles qui sont impliquées par les idées.
C'est l'idée, avec son sens et son contenu, qui
constitue en réalité l'affirmation intellectuelle
du vrai ou sa négation. La volonté n'est pas le
désir (comme le croira Schopenhauer); sa spécifi-
cité réside dans l'activité d'affirmation, mais
cette activité est l'idée elle-même: toute idée est
une affirmation (claire ou obscure, d'ailleurs).
Ainsi: «Il n'existe dans l'Esprit aucune volition,
c'est-à-dire aucune affirmation ou négation, en
dehors de celle qu'enveloppe l'idée en tant
qu'elle est idée» (Éth. 49).
Par cette négation de l'existence de la faculté
de vouloir, Spinoza fonde sa critique du volonta-
risme cartésien ou stoïcien, en ce qui concerne la
lutte contre les passions et la rnaîtrise des
affects: «[ ... } le très illustre Descartes [ ... }
n'a rien prouvé d'autre [ ... } que l'acuité de
son grand esprit» (Éth. Préf.); et «Les Stoï-
ciens ont [. .. } cru [que les affects} dépendaient
totalement de notre volonté et que nous pou-

LJ03
VOLONTÉ

vions les dominer totalement» (Éth. V, Préf.).


Ce n'est pas la volonté qui perrnet de vaincre
les passions: c'est la connaissance, opérant une
critique de nos buts irnaginaires et de nos
actions inadéquates. La liberté véritable n'est pas
le libre arbitre, elle est l'autonomie de l'action
lorsque, par la connaissance adéquate, elle
déploie réellement l'essence de l'individu.
Il reste que la démarche libératrice, qui est un
travail réflexif, doit se fonder sur une cause,
c'est-à-dire en fait sur une motivation (ratio). En
dernière analyse (et toute l'originalité subversive
du spinozisme se manifeste ici pleinement), seul
le Désir peut libérer le Désir : «Un affect ne
peut être ni réprimé ni supprimé si ce n'est par
un affect contraire et plus fort que l'affect à
réprimer» (Éth. IV, 7). Ou encore: «Un Désir
qui naît de la Joie est, toutes choses égales
d'ailleurs, plus fort qu'un Désir qui naît de la
Tristesse» (Éth. IV, 18).
Ce n'est donc pas la puissance d'une faculté
fictive de vouloir qui peut nous rendre maître de
notre existence. C'est le désir même de la joie, et
donc le désir de poursuivre son utile propre
(Éth. 18, Sc.), qui peut nous orienter vers la
connaissance et la conscience de soi qui seules
peuvent nous libérer.
Notre plus grand pouvoir, notre puissance la
plus véritable résident en effet dans notre capa-
cité de connaître et de comprendre: seul ce pou-
voir de connaître peut éclairer le Désir et faire
qu'il cherche à atteindre ses buts non par une
pesanteur passive, mais par une activité adé-
quate.

==;> Acte, Connaissance, Désir, Joie, Liberté, Utilité


Dans le Traité de la réforme de l'entendement, Spi-
noza, dès la prernière page, pose la question
éthique: quelle conduite adopter face à l'expé-
rience qui nous montre la relativité des biens
ordinairernent recherchés et leur fragilité? La
réponse spinoziste est ferme, elle orientera toute
sa vie et son œuvre philosophique: il y a lieu de
se consacrer à la recherche d'un «vrai bien ».
Il s'agira de trouver la source d'une joie sou-
veraine, permanente et communicable. C'est
l'Éthique qui explorera et définira la voie d'accès
à ce «vrai bien».
Mais l'opposition d'un bien illusoire et d'un
vrai bien va devenir comme la plus importante
illustration d'un paradigme: l'opposition d'une
réalité, d'une action ou d'une pensée illusoires et
pourtant affirmées par la vie empirique et l'opi-
nion, à une réalité, une action ou une pensée qui
soient «vraies».
C'est ainsi que si, dans le TRE, Spinoza oppose
explicitement le vrai bien et le bien illusoire (et
donc imaginaire), il se borne, dans le Traité théo-
logico-politique, à souligner l'affirmation de Salo-

406
mon: «L'entendement est pour son seigneur
[pour celui qui le possède] une source de vie.»
Mais il précise immédiatement: «[ ... } or il est
à noter que, par vie, absolument parlant, on
entend en hébreu la vie vraie, comme le montre
le Deutéronome (chap. xxx, vers. 19)>> (TTP,
chap. IV). Et Spinoza ajoute plus loin: «De plus
[Salomon} enseigne très expressément que l'en-
tendel11ent donne à l'homme la béatitude et la
félicité ainsi que la vraie tranquillité de l'âme. »
Ailleurs, Spinoza évoque «la vie vraie de l'es-
prit» et, dans l'Éthique, il écrit exacternent:
«Toutes ces choses, et tout ce qui concerne la
vraie vie et la Religion, s'établissent aisément à
partir des Propositions 37 et 46» (Éth. IV, 73, Sc.).
Ainsi, dans cette dernière Proposition d'Éth. IV,
Spinoza se réfère à la «vraie vie », comme conclu-
sion de ses analyses de morale concrète; il s'agit
de la recherche de la félicité et, plus précisé-
ment, du principe selon lequel «la Haine doit
être vaincue par l'Amour, et (. .. ] celui qui est
conduit par la Raison désire que bien qu'il
poursuit lUl-UlleUle a'pp,artœrme également
aux autres» (ibid.).
C'est évidemment la de l'Éthique, avec
la doctrine complète de la félicité, qui est la
liberté et béatitude (Éth. 36, Sc.), qui définira
pleinement la «vraie vie». Elle est la vie de l'es-
elle s'oppose à la recherche empirique des
plaisirs, mais elle implique à la fois maîtrise de
soi et jouissance de vivre, affirmation et satisfac-

407
V RAI rE)

tion de soi, puissance intérieure et joie. La vraie


vie n'est pas «ailleurs », elle est dans notre
vie présente, dans notre «existence en acte»
(Éth. IV, 21).
L'accès à. cette vraie vie exige une activité per-
manente de l'esprit et aussi, par conséquent, une
sorte de vigilance. C'est pourquoi Spinoza
oppose constamment le réel et l'illusoire. Sa phi-
losophie est affirmative et constructive, mais elle
l'est valablement parce qu'elle est en même
temps critique. C'est ainsi que, à. propos de la
vertu, il écrit: «On peut ensuite aisément voir
par ce qui précède quelle est la différence entre
la vertu vraie et l'impuissance» (Éth. 37, Sc.).
Cette vertu véritable s'appuie sur le Désir et la
recherche de l'utile propre, mais, pour accéder à
ce stade, elle doit s'opposer à l'ascétisme et à. la
morale de la crainte qui ne sont que fausses ver-
tus. C'est pourquoi la vraie vertu s'appuie non
pas sur la puissance d'agir mais sur notre vraie
puissance: «Mais la vraie puissance d'agir de
l'homrne, ou sa vertu, est la Raison elle-même»
(Éth. 52, la connaissance (c'est-
à-dire la connaissance vraie) peut distinguer le
réel et l'illusoire: choses «vraies, c'est-à-dire
réelles» dit Spinoza en Éth. 29, Scolie. C'est
pourquoi seule raison peut distinguer et
déployer une «vraie puissance d'agir », opposée
à l'agitation, à la passivité et à l'inconstance des
passions qui ne sont dynamiques qu'en appa-
rence; opposée aussi à l'illusion volontariste qui

Ll08
croit (ignorant la force du Désir) qu'une volonté
existe et qu'elle est notre puissance. Si la raison
est seule capable de déployer une vraie puissance
d'agir (contre l'agitation), c'est elle qui nous per-
mettra d'atteindre réellement notre liberté:
«Ces choses-là, et d'autres semblables que nous
avons démontrées à propos de la vraie liberté
de l'hornme ... » (Éth. 73, Sc.). La vraie vie
implique une vraie liberté, c'est-à-dire non pas
l'illusion du libre arbitre, mais la liberté véri-
table qui consiste dans la réalisation effective de
sa propre essence singulière.
C'est cette vraie vie, qui est vertu et liberté
non pas illusoires et conventionnelles mais véri-
tables et réellement heureuses et autonomes,
c'est cette vraie vie qui formera le contenu du
«vrai bien» annoncé dans le TRE. Et c'est elle
encore qui permettra d'accéder à cette béatitude
qu'est la jouissance de «la vraie satisfaction de
l'âme»: non pas puissance illusoire ou fusion
imaginaire et mystique avec une transcendance,
filais véritable satisfaction de soi et jouissance
C'est sur cette véri té la vraie
que se termine l'Éthique.

~ Bonheur, Imagination, Intelligence, Liberté,


Remèdes, Satisjàction de soi, Vérité, Voie
Absolu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Accord .......................... 12
Accroissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Action - Activité .................. 20
Adéquation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
Affect. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Affirmation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Âme............................ 39
AnlÎtié .......................... 42
Amour.......................... 46
Amour intellectuel de Dieu .......... 56
Appétit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Athéisme ........................ 72
Attribut ......................... 78
Béatitude ....................... 84
Bien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Bonheur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Connaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Conscience ....................... 106
Corps _.......................... 110
Création ......................... 117
Culpabilité ....................... 118
Démonstration ............... . . . .. 119
Désir. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..124
Déterminisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 130
Dieu ........... , . . . . . . . . . . . . . . .. 136
Effort (Conatus) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 141
Entendement ............... , 146
Erreur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 150
Esprit ............. , . . . . . . . . . . . .. 153
Essence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , " 160
Étendue ...... 4 • • • • • • • • 163
• • • • • • • • ••

"
Eternité ......................... 166
Être ........ , ....... 172
Existence ........................ 176
Félicité ......................... 180
Homme (Humanité) . . . . . . . . . . . . . . .. 182
Idée ............................ 190
Imagination ...................... 194
Individu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 199
Infini ........................... 203
Intelligence (lntelligentia) ............ 205
Joie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
208
Justice 213
Liberté 219
226
............................. 228
Mathématique .................... 232
Méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 236
Mode ........................ 239
Modèle (exemplar) ............. '. 245
Mort. . . . .. . . . . . . . . . . . . .. . . 249
Mots. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 252
Nature 25~
Nécessité ........................ 263
Notions (communes) . . . . . . . . . . . . . . .. 268
Orgueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 272
Passion .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 278
Pensée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 285
Perfection . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
Persévérer ...................... " 296
Philosophie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 301
Production ....................... 304
Puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 308
Raison .......................... 314
Réalité ....................... 319
Réciprocité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 322
Remèdes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 328
Répression (réprimer, coercere) ......... 334
Sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 341
Salut. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 346
Satisfaction de soi (Acquiescentia in se ipso) .. 352
Substance ....................... . 356
Superstition ..................... . 361
Temps ... " ..................... . 365
Tristesse ........... ,., .......... . 371
376
'lérité ....................... , .. . 383
Vertu ... " ..................... . 389
Vie ............................ . 395
Voie ........................... . 399
Volonté ......................... . 402
Vrai(e) ......................... . 406
RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION: S.N. FIRMIN-DIDOT AU MESNIL-SUR-L'ESTRÉE
DÉPÔT LÉGAL: SEPTEMBRE 2005. NO 065-2 (77299)
IMPRlivlÉ EN FRANCE
«100 MOTS POUR ... »

100 Mots pour commencer à philosopher


François Dagognet

100 Mots pour juger les inventions qui vont


changer le monde
en collaboration avec Les Échos

100 Mots pour comprendre l'art contemporain


François Dagognet

100 Mots pour faire de la psychologie


Françoise Parot

100 Mots pour ne pas aller de mal en psy


Thierry Melchior

100 Mots pour cornmencer à penser les sciences


Isabelle Stengers, Bernadette Bensaude-Vincent

100 Mots pour jouir de l'érotisme


jean-Clet Martin

100 Mots pour construire son bonheur


Robert Misrahi

100 Mots pour introduire aux théories


de la cornmunication
judith Lazar

100 Mots pour 100 philosophes


jean-Clet Martin
100 Mots pour résister aux sortilèges
du management
Gérard Layole

100 Mots pour comprendre les médicaments


François Dagognet, PhiliPpe Pignarre

100 Mots pour comprendre le rêve


Françoise Parot

100 Mots sur l'Éthique de Spinoza


Robert Misrahi

100 Mots pour comprendre la voyance


Bertrand lvléheust

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