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ABSOLU
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vie et sa pensée) est donc bien une recherche de
l'absolu.
Mais pour bien comprendre cette expression,
nous devons éviter un malentendu. Trop sou-
vent, l'expression évoque (comme dans le roman
de Balzac) une tentative existentielle et morale,
certes tenace mais totalement vaine et vouée à
l'échec. La «recherche de l'absolu» honore (ou
disqualifie) ceux qui l'entreprennent, mais elle
reste vaine par essence car 1'« absolu» est l'im-
possible même. Dans l'opinion commune, cette
recherche de l'absolu reste donc utopiste et idéa-
liste, condamnée à l'échec par son oubli du réel,
toujours limité, jamais illimité.
C'est précisément cet écueil que la philosophie
de Spinoza sait éviter. La fin suprême que
recherche son éthique (qui est la joie souveraine,
c'est-à-dire la félicité) est certes d'un accès diffi-
cile (cf. Éth. 42, Sc.), mais elle est accessible.
Le chemin en est rude et escarpé, mais il existe.
C'est dire que la philosophie de Spinoza n'est pas
une utopie de l'absolu mais une morale réaliste de
l'accès à l'absolu: à l'extrême du sens et de la joie.
S'il en est ainsi, c'est en raison même du système
ontologique qui soutient et justifie l'éthique spi-
noziste. Ce système est immanentÏste. Il affirme
l'unicité du monde. La réalité, c'est-à-dire l'Être,
est certes infinie, mais elle est une. Un seul monde
existe, à la fois sensible et intelligible, constitué
de matière et d'esprit, infini en chacune de ses
dimensions, mais unifié en une seule totalité infi-
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ABSOLU
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précisément cet homme libre, ce sage qui sait ne
pas pouvoir se désolidariser du monde naturel,
qui est en mesure d'accéder à la joie parfaite.
Cette joie, quant à. elle, ne dépend que du seul
entendement du sage et peut donc accéder à sa
propre perfection.
Dans cette recherche de l'absolu, exigeante et
lucide, dans cette recherche si réussie où nous
pouvons à la fin sentir et expérimenter «que nous
somll1es éternels» sans être immortels, autrui
n'est pas oublié. Car «le bien que recherche
l'homme libre, il le recherche aussi pour autrui».
L'absolu est à la fois une joie souveraine et par-
faite, et une joie partagée.
Cette joie souveraine, cet absolu accessible dans
l'immanence par le seul effort de la réflexion,
nous en cornprendrons mieux les contenus et les
significations, les voies d'accès et les consé-
quences en examinant de près les plus importants
des concepts qui constituent la philosophie
exernplaire de Spinoza.
Nous pourrions ajouter que cette philosophie
elle-ll1ême constitue une sorte d'absolu dans
l'histoire de la philosophie et de la civilisation.
Hegel et Bergson s'accordent, par exemple, pour
reconnaître que tout philosophe commence par
le spinozisme ou que tout philosophe possède
deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza.
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L'idée d'accord peut avoir chez Spinoza une
signification plus large. C'est ainsi qu'elle per-
met de définir la perfection (Éth. IV, Préf.).
Celle-ci n'est rien d'autre, pour une action, que
l'accord du résultat avec son modèle ou son pro-
jet. Pour un objet ou une réalité, la perfection
n'est rien d'autre que la réalisation intégrale de
son essence. La perfection n'est pas d'un autre
monde, elle est de ce Inonde, et cela par sa défi-
nition exacte: elle est la réalisation, l'existence
et le déploiement d'une essence, quelle qu'elle
soit et dans sa totalité.
L'idée d'accord, outre ces deux définitions, épis-
témologique et morale, comporte une troisième
dimension plus proprement éthique ou existen-
tielle. Il s'agit de l'accord entre les hommes.
Dans Éthique IV, Spinoza consacre une place
importante à cette question éthique de l'accord
entre les hommes (p. ex., Éth. IV, 32 et 35). Ce
sont les passions qui opposent les hommes entre
eux. Mais les passions ne sont que les modalités
passives du Désir et elles sont nourries et consti-
tuées par l'imagination. Les conflits proviennent
tous de passions, c'est-à-dire de désirs dont les
objets sont imaginaires, à la fois fictifs et sans
consistance ni validité (comme l'envie ou la
jalousie). Si les passions opposent les hommes,
c'est la raison qui les unit et les accorde. Les buts
de chacun devenant rationnels et intelligents, les
individus s'ouvrent à la générosité et à la pleine
conscience de l'autre. Conformant leur conduite
13
ACCORD
16
Cet accroissement, scandé certes par des dimi-
nutions d'être, n'est presque jamais en repos
pourrait-on dire. Mais, parce que la plénitude du
Désir, comme plaisir et comme joie, est une pos-
sibilité intrinsèque de ce Désir, la joie peut, au
terme d'un travail réflexif, accéder à un somlnet
indépassable: cette joie extrême qui n'a plus à
s'accroître elle-même est la béatitude. Nous y
reviendrons.
Cette idée d'accroissernent (ou de réduction)
de la puissance d'exister est centrale dans ce que
nous pourrions appeler l'anthropologie (ou la
« psychologie») de Spinoza.
Pour décrire l'affectivité et les affects, non seu-
lement Spinoza rnet constamment en œuvre la
conscience d'accroissement et de réduction de la
puissance d'agir, mais encore il se réfère toujours
en même temps à l'idée d'auxiliaire ou d'obs-
tacle à cette puissance d'agir. C'est ainsi que,
pour rendre compte du lien entre le corps et l'es-
- il : (, - tout ce qui accroît ou réduit,
seconde ou réprime la puissance d'agir de notre
accroît ou seconde ou
la puissance penser de notre Esprit»
(Éth. 1 1.' idée centrale est celle puis-
sance d'agir: elle qui nous définit (et non
instincts inintelligibles). cette puis-
sance d'agir n'existe et pensable que dans
son accroissement ou sa réduction, et elle ne
peut être totalement comprise que dans sa rela-
tion aux obstacles qui la réprilnent ou aux auxi-
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ACCROISSEMENT
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vivre et d'agir soit réel et corresponde à un
accroissement de l'être et de la joie, c'est toute
la critique des passions qui devra être mise en
œuvre, ainsi que toute la philosophie de l'être et
de la satisfaction de soi, déployée jusqu'à l'accès
à la béatitude. I:.Éthique est précisément l'analyse
de cet itinéraire qui conduit de la servitude à la
libre félicité.
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rnêrne de 1'« esprit humain ». Or (et c'est ce qui
nous intéresse ici) l'esprit est une activité et non
une chose inerte, il est un acte et non pas une
donnée passive. La contingence de l'esprit, c'est-à-
dire le fait que l'existence de tel ou tel individu
ne soit pas une nécessité par soi (comlne l'est
l'unique substance) n'empêche pas que cette
«chose singulière» qu'est un individu, un esprit
humain, soit une réalité active: un acte.
Spinoza est fort clair à cet égard: l'idée «est un
concept de l'Esprit gue l'Esprit forme parce qu'il
est une chose pensante» (Éth. Déf. III). L'es-
prit/orme le concept, et Spinoza dit «concept» et
non « perception», parce que « le concept sernble
exprimer l'action de l'Esprit» (ibid., Expl.).
Cela ne signifie pas que, pour Spinoza, l'esprit
humain soit de part en part une pure activité ni
qu'il ne comporte jamais en lui-même une part
de passivité. Cela signifie d'une façon à la fois
plus réaliste et plus dynamique que l'esprit com-
porte une possibilité essentielle d'activité; il
toujours, «parce qu'il est une chose pen-
sante», comme activité et se révéler
comme acte. Spinoza insiste sur le fait gue cette
« chose» est acte.
Il y a là comme un accès à sa propre activité.
cet accès est conditionné par l'usage de
l'entendement. Seul celui-ci (ou «raison », ou
« réflexive rendre à l'esprit son
statut essentiel d'activité. Spinoza est fort clair:
«Les actions de l'Esprit naissent des seules idées
21
ACTION - ACTiVITÉ
22
dans leur domaine: mais ils sont actifs. Le corps
aussi est donc actif, si l'on se réfère à sa vie spon-
tanée et non pas à celle de ses actions induites par
l'imagination. Spinoza souligne le f::üt que la
science ne permet pas encore de dire de quelles
actions le corps est capable par lui-même, mais il
est certain que de telles actions sous-tendent
constamment l'existence et la vie du corps. (C'est
pourquoi, notons-le en passant, il ne sera pas
indigne de «Dieu» d'affirmer qu'il est égalernent
corporel, matériel.) Parce que le corps est actif,
Dieu comporte aussi bien l'Étendue que la Pen-
sée; de même que l'homme, comme réalité
active, est aussi bien Esprit que Corps.
En ce qui concerne l'esprit lui-même, ce qu'on
pourrait appeler l'activisme de Spinoza va beau-
coup plus loin qu'il n'y paraît au prerIlier abord.
En eHet, par la médiation des idées adéquates, ce
sont les aHects eux-mêmes qui peuvent être actifs.
La « passion» et la passivité ne désignent absolu-
ment pas l'affectivité comme telle, c'est-à-dire le
conatus et les affects. Seuls les afh~cts passifs, pro-
duits ou constitués par idées inadéquates,
fausses ou imaginaires, sont à l'origine des pas-
sions ou sont des passions. les affects actifs
(comme la joie comprise et réfléchie, par exemple)
sont des actions et non des passions. C'est pour-
quoi Spinoza peut écrire: «En plus de la J oie et
Désir qui sont des passions, il existe d'autres
affects de Joie et de Désir qui se rapportent à nous
en tant que nous agissons» (Éth. 58).
23
ACTION - ACTIVITÉ
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Déf. IV). L'adéquation est donc un sentiment inté-
rieur, celui d'une évidence et d'une cohérence.
Ajoutons que la recherche de l'adéquation
entraîne, dans l'ordre de la connaissance, une exi-
gence fondamentale: pour accéder à la connais-
sance vraie, il faut impérativernent adopter une
démarche en intériorité, et non pas en extériorité.
Plus précisément, l'Esprit n'a qu'une «connais-
sance confuse et mutilée, chaque fois qu'il perçoit
les choses selon l'ordre commun de la Nature;
c'est-à-dire chaque fois qu'il est déterminé de
l'extérieur, par le cours fortuit des événements, à
considérer tel ou tel objet» (Éth. II, 29, Sc.).
C'est l'attitude (et la méthode) empiriste qui est
ici définie et condamnée.
Au contraire, la connaissance vraie, c'est-à-dire
l'adéquation de la connaissance et aux choses et à
elle-même, est atteinte chaque fois «que c'est de
l'intérieur que l'Esprit est disposé selon telle ou
telle modalité» (ibid.). En ce cas, «déterminé
intérieurement», il «considère ensemble plu-
sieurs objets» pour comprendre «leurs ressem-
blances, leurs différences et leurs oppositions»
(ibid.). Il s'agir là, on le voit, de la «méthode
réflexive» (comme dit le Traité de la réforme de
l'entendement): elle accomplit en intériorité un
travail d'élucidation, constamment appuyé sur le
critère interne de l'évidence consciente et de la
totalisation. C'est en effet dans l'idée de l'idée
que s'exprime avec le plus de force l'adéquation
de l'esprit à lui-même et à son objet.
27
ADÉQUATION
29
AFFECT
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se produit au niveau du corps: l'affect est simul-
tanément une conscience (l'idée de ... ) et la
modification corporelle dont il a conscience.
Cette modification est désignée par le terme
générique d'« affection» (affeetio et non plus
affoetus). C'est ainsi que Spinoza peut définir les
modes comme étant les affections d'une sub-
stance (Éth. 1, Déf. V): on ne saurait confondre
les affections de la substance spinoziste et les
passions de la vie affective.
Ainsi se présente clairement la doctrine spino-
ziste de l'affectivité: l'affect est le contenu
conscient et vécu, correspondant à une modifica-
tion, à une transformation locale ou globale du
corps. L'affect comporte donc dans sa définition
ces deux aspects indissociables que sont le corps
et l'esprit (modes singuliers de l'Étendue et de
la Pensée). L'affect exprime donc ou incarne
exactement la nature de l'hornme: il est l'unité
indissociable ces deux aspects de sa réalité, le
corps et l'esprit.
(c'est-à-dire le déploiement des
Spinoza une
péché, une faiblesse ou une
A'-Lv~ÂH"'~ physio-
logique, est le contenu conscient d'une activité
est donc simultanément activité du
corps et (Nous verrons plus
ÂA~~A~~~ de qui expriIne It
mieux cette et ce dynamisrne de la réalité
humaine.)
3
AFFECT
32
rieure induite par la passion n'est pas «adé-
quate », elle ne se comprend pas par notre seule
essence et notre seule réalité (Éth. IV, App.,
chap. II).
La notion d'affect, dans l'Éthique, a donc une
double fonction. Elle permet d'abord de bien
saisir la nature de la réalité hurnaine: elle n'est
pas pure raison, elle est corps et esprit, et c'est
l'affect qui exprime la vérité de cette unité et de
cette relation. On le verra, à propos du Désir
(qui est le déploiement des affects), Spinoza est
le premier penseur moderne à avoir clairement
donné au Désir une part primordiale dans la
constitution de l'essence humaine.
La notion d'affect permet, en second lieu,
d'élaborer une connaissance rigoureuse de la vie
affective, qu'elle soit passionnelle ou non. Il
s'agit de cette anthropologie du Désir (l'expres-
sion n'est pas spinoziste, mais l'idée, oui) qui se
déploie dans les parties et de l'Éthique.
Là, Spinoza étudie tous les développernents et
les transformations des affects qui rendent
cornpte des passions qu'il se propose de corn-
prendre pour les dissoudre et les annuler.
C'est ainsi que Spinoza constitue une véritable
psychologie des passions (on l'a maladroitement
désignée comme «psychologie rationnelle»,
entendant par là une psychologie rationaliste).
En fait, Spinoza étudie rationnellement et
déductivement la naissance et le développement
des passions, c'est-à-dire des affects passifs parce
33
AFFECT
34
variations de la Joie et de la Tristesse, c'est-à-
dire de l'intensité de la puissance d'être et d'agir
exprimée par le conatus.
On pourrait donc dire que, chez Spinoza, l'an-
thropologie du Désir est une étude des émer-
gences, des rIlodifications et des transformations
des affects primitifs (Désir, Joie, Tristesse),
modifications et transformations que subit (et
produit) le Désir sous l'effet de l'imagination
lorsqu'elle devient l'auxiliaire de la recherche de
puissance.
35
imaginé et imaginaire: c'est de là que découle-
ront toutes les passions. De même, la puissance
d'agir peut être «réprimée» ou «réduire» : mais
s'il en résulte une des formes de la tristesse (une
passion triste), c'est précisément parce que l'es-
sence autonoIIle et vraie de l'esprit humain est
affirmation et puissance d'agir.
C'est aussi pour cette raison que l'éthique de
Spinoza est de part en part affirmative. Non seu-
lernent elle exalte la puissance affirmative qui
nous définit, mais encore elle s'efforce de donner
les rnoyens de vaincre les servitudes et les néga-
tions qui s'opposent à l'affirmation de la puis-
sance d'agir, c'est-à-dire à l'existence même. La
conquête de cette pleine existence affirmative se
concrétise dans le sentiment (1'« affect») de la
joie active.
C'est pourquoi Spinoza combat fermement
toute cette fausse morale qui prétend orienter
l'action par ces attitudes négatives et destruc-
tives que sont la pitié, le repentir, l'humilité,
l'ascétisrne ou la crainte de la Inort (Éth. IV, 50
et 54).
L'éthique spinoziste, visant l'expérience d'être
et la satisfaction de soi, ne s'oppose à l'attitude
de «l'ignorant» et de la conscience naïve que
parce que cette attitude est en réalité une fasci-
nation du néant: l'ignorant, dès qu'il cesse de
pâtir, il cesse d'être (Éth. 42, Sc.). S'opposant
à lui-même et se niant lui-même, ballotté et
déchiré par la fluctuatio animi (hésitation, arnbi-
37
AFFIRMATION
39
ÂME
'10
soluble unité de la réalité humaine individuelle.
À la fois corps et esprit, sans immortalité, et sans
autre transcendance que celle d'une Nature infi-
nie par rapport aux réalités singulières et finies,
cette réalité finie qu'est l'esprit humain peut
valablement prétendre à la joie immanente de sa
propre plénitude et de sa propre affirmation.
Ll2
En effet, le propos d'Éthique III, 35, est de faire
la critique de la relation passionnelle qui, par le
surgissement d'un tiers aimant l'objet aimé,
transforme en Haine le lien à l'objet aimé et sus-
cite l'Envie à l'égard de ce tiers. Cette haine est
la Jalousie.
Ainsi, le lien d'amitié désigne d'abord toute
relation, fût-elle passionnelle et passivement
amoureuse.
Mais, parce que le but de Spinoza est de
construire une éthique de la liberté et donc de
l'activité, il opposera à l'amitié en général,
comme lien à autrui, l'amitié proprement dite
comme lien rationnel (et non plus passionnel) à
l'autre homme.
C'est de cette amitié rationnelle que Spinoza
fait le constant éloge. Cet éloge valorisant est
d'autant plus justifié que Spinoza donne de cette
amitié une description (une définition d'essence)
à la fois précise et forte. Cette définition, à la fois
éthique et ontologique, mérite d'être citée en
totalité: «{ ... ] par Générosité, j'entends un Désir
lequel un individu, sous le seul commandement de
Raison, s'efforce de seconder les autres et de se lier à
eux par l'amitié ». côté de la «Fermeté d'âme »,
la Générosité qui est nommée par Spinoza
comme affect actif se rapportant à la Joie et au
Désir (Éth. 59, Sc.). Mais cette générosité,
qui est une valeur centrale de l'éthique spino-
ziste, ne peut se définir sans l'amitié: et celle-ci
est le lien à la fois rationnel et donateur qui peut
Ll3
AMI T 1 É
46
bien et de tout mal », il importe d'en connaître
la nature exacte.
S'il est une passion, comme c'est le cas le plus
fréquent, ou s'il peut être une action, nous
devons le connaître avant de le combattre ou de
le reconnaître dans sa vérité pour l'exalter.
Cet effort de rigueur s'exprime déjà dans l'évo-
lution des définitions. Dans le Court Traité,
l'amour «n'est autre chose que la jouissance
d'une chose et l'union avec elle» (Éth. v, 4).
Mais, sans doute en raison des éventuelles inter-
prétations mystiques de cette définition, lors-
qu'elle sera appliquée à la relation à «Dieu »,
l'Éthique propose une tout autre définition:
«L'Amour n'est rien d'autre qu'une Joie, accom-
pagnée de l'idée d'une cause extérieure» (Éth. III,
13, Sc). Cette définition n'est pas circonstan-
cielle, elle ne se borne pas à désigner une
impression. Elle décrit certes un vécu, mais en
s'appuyant sur les résultats antérieurs de l'ana-
lyse générale des Mfects. En effet, parce que l'in-
dividu est conatus et Désir, il est le mouvement
d'une recherche de puissance intérieure, et tous
ses affects sont des accroisseInents ou des réduc-
tions de cette puissance d'exister' et tous ces
mouvements d'accroissement ou de diminution
d'être sont concrètement vécus comme des
forrnes de la joie ou de la tristesse.
On comprend, dès lors, que l'aInour ait une
place centrale dans la vie des individus: il est
l'une des formes les plus fréquentes de la joie.
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AMOUR
48
tiné à humilier l'homme, et il n'est pas non plus
destiné à suggérer que l'amour est impossible.
Bien au contraire, le déterminisme des affects est
une connaissance qui découle d'un désir de libéra-
tion et, par lui-même, ce déterminisme est l'ins-
trument de cette libération: la connaissance des
relations de cause à effet permettra d'intervenir
dans le déroulement des affects et d'instaurer l'ac-
tivité, c'est-à-dire l'adéquation et l'autonomie.
S'il en est ainsi, c'est que, ici, la causalité est
en réalité une relation d'intelligibilité entre
deux actes (nous dirions aussi, aujourd'hui, deux
«projets ») de l'esprit. En fait, nous sommes
devant des analyses de motivation plus qu'en
présence d'une élucidation de causalités, stricto
sensu.
On s'en rendra compte en examinant les ana-
lyses de la servitude, c'est-à-dire les raisons qui
rendent compte de tous les développements pas-
sionnels de l'amour. En tant que description de
motivations, cette critique spinoziste des pas-
sions comporte une bien singulière modernité.
Que dit, en effet, cette description critique?
Spinoza commence par mettre en place le fait
fondamental: c'est recours intentionnel à
l'imagination qui est la source de toutes les
transformations passionnelles du désir de la joie,
et donc de l'amour. Il écrit: «L'Esprit, autant
qu'il le peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît
ou ce qui seconde la puissance d'agir du Corps»
(Éth. 12).
49
AMOUR
50
inversion d'affect: si le tiers aime (affecte de joie)
l'objet de notre haine, nous haïrons ce tiers, nous
serons «affectés de haine à son égard». S'il
attriste l'objet premier de notre haine, nous
aimerons ce tiers, «nous serons affectés d'amour
pour lui» (Éth. III, 24).
D'une façon générale, nous vivrons les mêrnes
affects que ceux vécus par ceux qui nous ressem-
blent (Éth. 27) et nous redoublerons d'amour
pour l'objet qu'un tiers aime également, ou nous
serons déchirés et « ballottés» par l'ambivalence
si le tiers aime qui nous haïssons ou déteste qui
nous aimons (Éth. 31).
Ce désir du même s'accompagne souvent du
désir de l'autre. Si «nous aimons un objet sem-
blable à nous, nous nous efforçons [ ... } de faire
en sorte qu'il nous aime en retour» (Éth. III, 33).
Ainsi le désir d'amour est aussi (et «nécessai-
rement») désir de réciprocité et, par l'imitation
directe ou inverse des passions, l'intervention du
tiers produit ou le même affect (s'il aime qui
nous aimons) ou l'affect inverse (s'il hait qui
nous aimons). Si le tiers se lie d'amitié (ou d'un
lien plus étroit) à l'objet de notre amour, nous
éprouverons de la haine pour l'objet aimé et de
l'envie à l'égard de l'autre: il s'agit de la Jalou-
sie. De même, c'est une volonté d'être aimé de
tous et «glorifié» par tous qui transforme notre
Amour en Ambition. L'amour devient alors le
désir d'être «approuvé» par tous et, dès lors que
ce désir est généralisé, dès lors «que tous veu-
51
AMOUR
52
l'autre par l'amitié qui est la forme générale de
l'arnour actif.
Si l'amour (et l'affectivité) n'est le plus souvent
vécu que comlne passion, ce n'est pourtant pas
là son essence. Celle-ci repose sur la conscience
de notre fragilité et sur la lucidité quant à ce qui
unit réellement les esprits et qui est l'entende-
ment. Seule la compréhension de ce fait peut
nous révéler que «l'homme est un dieu pour
l'homme» (comme dit le proverbe cité par Spi-
noza) et que rien n'est plus valable (<< utile») aux
yeux d'un hurnain qu'un autre humain éclairé,
lui aussi, par la connaissance et par l'amour de la
liberté.
Spinoza ne désespère pas de l'arnour: c'est le
contraire qui est vrai. Mais c'est en soumettant
la passion à l'analyse critique que l'esprit est en
mesure d'accéder à la liberté, c'est-à-dire non pas
à la solitude mais tout au contraire à l'amour
véritable et à l'amitié unificatrice.
Ce lien à autrui, dans l'amour et l'amitié véri-
tables , est en un certain sens le fondement de
l'éthique ou au moins l'un de ses fondements.
En effet, le sage «s'efforce de compenser par
l'Amour, c'est-à-dire la Générosité, les affects de
Haine, de Colère, de Mépris, etc., qu'un autre a
envers lui» (Éth. IV, 46). Pour Spinoza, on ne
vainc pas les autres par la haine mais par
l'arnour, et seul l'amour, c'est-à-dire la généro-
sité, permet l'unification des esprits. L'instaura-
tion de l'éthique n'est donc pas une démarche
53
AMOUR
54
d'un amour bien singulier, nornmé Amour intel-
lectuel de Dieu. Nous lui prêterons une atten-
tion particulière.
56
AMOUR INTELLECTUEL DE
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AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU
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r'lIVIUUE'( INTELLECTUEL DE
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AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU
60
iMiIllIllIdIlIdIlI'<ic INTELLECTUEL DE
61
AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU
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11-'U\!lHIWlIWl~ INTELLErrUEL DE
63
AMOUR INTELLECTUEL OE DIEU
enfin, intellectuel de
envers Dieu et l'Amour de envers
hommes «sont une seule et même chose»
(Éth. 36, Cor.). Il ne s'agit pas d'un amour
réciproque entre deux êtres mais de l'identité
des deux directions d'un seul aInour.
Ainsi, par l'Amour intellectuel de Dieu, l'Es-
humain, loin de s'éloigner du nl0nde et de
64
4j!Z,UIII,LJjLJjI'( INTELLECTUEL DE
66
périt. Pourtant la lecture que l'on fait souvent
du Scolie d'Éth. III, 9, crée une difficulté qu'il
importe de résoudre, car c'est toute la question
de l'inconscient qui est ici concernée.
Les commentateurs d'obédience freudienne
s'autorisent d'une affirmation de Spinoza pour
trouver dans l'Éthique une préfiguration de leur
doctrine de l'inconscient, mais ils ne s'avisent
pas que leur lecture est insoutenable face aux
textes spinozistes. (Il ne s'agit pas ici d'une polé-
mique d'écoles, mais d'un approfondissement de
la pensée de Spinoza.)
Voici le texte de l'Éthique: «En outre, il n'y a
aucune différence entre l'Appétit et le Désir, si
ce n'est qu'en général on rapporte le Désir aux
homrnes en tant qu'ils sont conscients de leur
appétit; c'est pourquoi on pourrait le définir
ainsi: le Désir est l'appétit avec la conscience de lui-
même» (Éth. III, 9, Sc).
Par là, Spinoza n'affirme pas le moins du
monde qu'il existe un inconscient psychique
(qui serait l'appétit) et une conscience psychique
de cet inconscient, conscience qui serait le Désir.
Cette interprétation freudienne contredit le sys-
tème des attributs distinguant radicalement et
identifiant cependant l'Étendue et la Pensée
(point déjà évoqué en tête du présent article);
elle contredit aussi et d'une façon plus éclatante
les affirmations de Spinoza concernant précisé-
rnent le Désir et l'appétit.
En effet, c'est dans le libellé même de cette
67
APPÉTIT
68
Spinoza ajoute que l'appétit est «l'essence
même de l'homme» ; et il ne se contredira pas
lorsque, dans la «Définition générale des Affects»
qui clôt la partie III, il écrit: «le Désir est l'es-
sence même de l'homme» (Éth. Déf. des Aff. 1).
Cette identité de l'Appétit et du Désir est clai-
rement affirmée par Spinoza en Éth. III, 9, Sc. :
« En outre, il n'y a aucune différence entre l'Ap-
pétit et le Désir. »
Mais c'est ici qu' intervient l'affirmation qui
retient l'attention des analystes et que nous
avons évoquée plus haut: «[ ... } il n'y a aucune
différence si ce n'est qu'en général on rapporte le
Désir aux hommes en tant qu'ils sont conscients
de leur Appétit ... » Or cette affirmation est la
description d'une coutume de langage: il s'agit
d'une analyse linguistique. Spinoza distingue en
fait différentes intentions d'un locuteur parlant
cependant d'une seule et même réalité. Selon
l'intention et l'attention du locuteur, il appellera
«Volonté» (cf. le début du Scolie) le conatus rap-
porté à l'esprit seul: cela ne signifie pas qu'il
existe une «volonté» qui ne serait pas liée au
corps. Cela signifie que le locuteur évoquant en
fait le conatus (à la fois corps et esprit) ne retient
abstraitement (et arbitrairement) que son aspect
psychique.
Il en va de même pour l'appétit. Spinoza
affirme: «[ ... } on pourrait le définir ainsi: Le
Désir est l'appétit avec la conscience de lui-même. »
lorsque Spinoza poursuit ainsi sa pensée, il se
69
APPÉTIT
70
ceptible de passer de la simple conscience (fort
souvent passionnelle et confuse) à la réflexion
connaissante et libératrice.
Seule une telle omniprésence de la conscience
dans l'affectivité (depuis le conatus jusqu'à la
béatitude) perrnet de fonder et rend possible le
travail libérateur que va entreprendre le lecteur
de l'Éthique.
En outre, seule une conception exacte de la
doctrine spinoziste de l'Appétit permet d'en
comprendre la place centrale dans l'anthropolo-
gie de l'Éthique, et permet donc de saisir la place
centrale et privilégiée du Désir.
En fait, c'est sur le Désir que repose toute l'an-
thropologie spinoziste et c'est le lien étroit entre
l'affectivité et la conscience de soi qui permettra
de passer de l'anthropologie à l'éthique.
72
dans les Œuvres complètes de Spinoza, Gallimard,
Bibl. de la Pléiade, 1954), Lambert de Velthuys-
sen dénonce un athéisme masqué à propos du
TTP. Par une analyse approfondie de la doctrine
qui y est développée, Lambert de Velthuyssen
met en évidence quelques-uns des points les plus
importants: lutte contre la superstition; néces-
sité rigoureuse de Dieu et des vérités éternelles;
négation du libre arbitre et affirmation du «des-
tin» (sic); inutilité des prières et des récom-
penses pour inciter à la vertu; impossibilité des
miracles, signification purement politique et
interne de l'élection du peuple juif; validité
populaire de tous les rites et de toutes les formes
religieuses et non pas privilège du christianisme;
affirrnation «dangereuse» que l'Écriture sainte
n'est pas destinée à enseigner la vérité; défense
de la tolérance religieuse; réduction du Christ à
un simple défenseur de la vertu.
Par cette analyse, Lambert de Velthuyssen voit
bien que, en fait, Spinoza nie et la divinité du
Christ et l'existence personnelle de Dieu, et le
libre arbitre en Dieu et en l'homme. Pour Lam-
bert de Velthuyssen, cette doctrine «détruit tout
culte, toute religion, et elle introduit subreptice-
ment l'athéisme ou pose un Dieu tel que les
hOlllmes ne peuvent ressentir le respect de la
divinité: ce Dieu est en effet lui-même soumis
au destin, il ne reste aucune place pour une pro-
vidence et un gouvernement divin, et l'attribu-
tion de toutes récompenses et de tous châti-
73
ATHÉISME
7S
ATHÉISME
76
sous le nom de Monsieur de l'Être); mais il était
l'inspirateur des rnatérialistes et des athées. Spi-
noza annonçait bien cette Révolution qui allait
éclater en Europe un siècle après lui. Dans son
Dictionnaire philosophique, Bayle reconnaît prati-
quement toute la portée de la pensée spinoziste,
même s'il la décrit en termes apparemment cri-
tiques. La censure existe au XVIIIe comme au
XVIIe siècle.
78
stance comme constituant son essence» (Éth. l,
Déf. IV).
Écartons tout d'abord l'interprétation kan-
tienne ou phénoméniste de cette affirmation:
Spinoza ne dit pas que l'attribut (tel que la Pen-
sée ou l'Étendue, ou toute autre réalité infinie)
est une perception illusoire et imaginative de la
substance. C'est un contresens grave d'affirmer
que, chez Spinoza, seule la substance est réelle
(quoique inconnaissable), tandis que l'attribut
serait irréel (quoique connaissable). C'est le
contraire qui est vrai: la substance est connais-
sable par ses attributs, et les attributs sont réels
parce qu'ils sont la substance.
L'attribut n'est donc pas une perception illu-
soire, il est une perception véridique de cette
réalité qu'est la substance. Mais l'affirmation de
l'objectivité de l'attribut repose bien évidem-
ment sur une identité de l'attribut et de la sub-
stance.
Dans les Cogitata metaphysica (1, III), Spinoza
écrivait déjà: «Car l'Être en tant qu'être ne nous
affecte pas lui-même comme substance; il faut
donc l'expliquer par quelque attribut dont il ne
diffère que par une distinction de Raison. »
Il n'y a pas de distinction réelle entre la sub-
stance et l'attribut: celui-ci est l'un des aspects
de la substance mais il est la substance puisque,
comme elle, il est infini, éternel et nécessaire.
C'est donc un faux problème que celui des
relations entre la substance et les attributs: la
79
ATTRIBUT
80
puisqu'ils sont des aspects de la substance saisis
par l'homme, ils sont infinis et, surtout, ils doi-
vent être conçus par eux-mêmes: «Chacun des
attributs d'une substance doit être conçu par
soi» (Éth. l, 10).
Les conséquences existentielles et méthodolo-
giques de cette autonomie des attributs (comme
nous dirions) sont considérables.
La preInière fonction de l'attribut est de per-
mettre l'identification de Dieu et du Inonde par
la médiation de la substance: le Inonde est
essentielleInent Pensée infinie et Étendue infi-
nie, et ces attributs sont deux des multiples
aspects de la substance. La première conséquence,
éthique et Inéthodologique, consiste à bien déli-
miter la tâche de la philosophie: elle est concer-
née par ce monde-ci, c'est-à-dire par l'irnma-
nence. Le rapport à Dieu, qui préoccupe tant les
contemporains de Spinoza, doit être ce qu'il est
en réalité: un rapport au monde, pensé aussi
bien dans sa finitude (les modes) que dans son
infinité (les attributs).
Il existe une seconde fonction de l'attribut: de
Inême qu'il évitait le faux problème des rapports
de Dieu au monde, il évite le faux problème des
rapports de 1'« Étendue» et de la «Pensée », de
la matière et de l'esprit.
En effet, l'affirmation selon laquelle l'attribut
doit être pensé (défini et connu, analysé et
compris) par lui-mêlne, et non par autre chose,
ne permet pas seulement de souligner la dignité
81
ATTRIBUT
82
vons pas en conclure qu'ils constituent deux
êtres, c'est-à-dire deux substances distinctes.
Ainsi les séries des pensées et les séries des
mouvements corporels sont certes nécessaires,
mais elles ne sont pas en interaction parce
qu'elles ne proviennent pas de deux réalités qui
seraient distinctes, mais d'une seule. Cette réa-
lité, sous l'aspect des modes finis de la Pensée et
de l'Étendue, qui sont l'expression des attributs
eux-mêmes et de leur unité ontologique, est l'es-
sence singulière d'un individu.
En affirmant l'autonomie des attributs (et par
conséquent des séries causales de la Pensée et des
séries causales de l'Étendue), Spinoza ne fonde
pas seulement une nouvelle méthode de connais-
sance de l'homme et de ses actions. Il fonde aussi
une nouvelle méthodologie éthique, pourrions-
nous dire. En effet, l'itinéraire et le travail
éthiques de la lutte contre la servitude des pas-
sions concerneront certes l'esprit et les corps,
mais ils seront opérés par l'esprit et la connais-
sance réflexive, c'est-à-dire la connaissance de la
nature humaine et de ses affects. Ce n'est pas
dire que l'esprit agira par la volonté sur le corps,
mais que l'esprit agissant par la connaissance sur
l'esprit agira simultanément sur le corps et sur
l'esprit.
85
BÉATITUDE
86
concrets. Ils permettent de conlprendre et de
décrire ce qu'est pour Spinoza le vrai bien
comme jouissance de l'être même.
Cette jouissance d'être (dirions-nous) se réfère
à la liberté vraie de l'esprit et à la joie active
qu'il instaure par la sortie hors de la servitude
des passions. Cette joie, cette jouissance est
immanente. C'est pourquoi elle n'a rien de mys-
tique. Pour en être assuré, regardons le vrai sens
de la connaissance du troisième genre qui, seule,
conduit à la béatitude. Elle est dite connaissance
intuitive mais il s'agit d'une intuition ration-
nelle. Et celle-ci (définie en Éth. II, 40, Sc. II,
30), loin d'être une fusion avec un Être transcen-
dant, est la dérnarche logique qui «procède de
[ ... } l'essence formelle de certains attributs de
Dieu à la connaissance adéquate de l'essence des
choses». la connaissance du troisième genre
n'est rien d'autre que l'appréhension évidente,
dans une intuition intellectuelle, de l'insertion
des choses singulières dans un attribut infini (ou
l'Étendue ou la Pensée), celui-ci n'étant pas hors
la puisqu'il est précisément un aspect
cette Nature.
connaissance troisième genre conduit
donc à la béatitude, à la joie et à la satisfaction
de soi en tant que cette connaissance nous situe
parfaitement comme modalité singulière et
immanente d'un monde (Étendue et Pensée) qui
est le nôtre, celui de notre existence même.
L'intervention de 1'« Amour intellectuel de
87
BÉATITUDE
88
ment du corps. De même que, dans le système
ontologique moniste de Spinoza, la béatitude ne
pouvait être qu'existentielle et immanente (et
non pas mystique et transcendante), de rnême,
dans son anthropologie unitaire du corps et de
l'esprit, la béatitude ne pouvait être que simul-
tanément charnelle et intellectuelle (et non pas
spirituelle exclusivement): c'est que l'esprit, ici,
n'est pas un autre monde mais le monde humain,
et que la joie n'est pas découverte du ciel mais
adhésion à soi et jouissance d'être.
Si la béatitude n'est pas une expérience mys-
tique mais une plénitude hurnaine et existen-
tielle, c'est aussi parce qu'elle est le plus haut
moment d'une éthique humaniste de la liberté
et de la joie. À cet égard, la dernière Proposition
de l'Éthique est particulièrement éloquente: «La
Béatitude n'est pas la récornpense de la vertu,
mais la vertu rnême ; et nous n'en éprouvons pas
la joie parce que nous réprimons nos désirs sen-
suels, c'est au contraire parce que nous en éprou-
vons la joie que nous pouvons réprimer ces
désirs» (Éth. 42). La «vertu», COlIlme simple
moralité répressive, est vaine et inefficace dans la
conduite de la vie. contraire, c'est par une
«vertu» neuve et véritable, c'est-à-dire la
sagesse et la force de la joie (Béatitude) que nous
sommes en mesure de contrôler nos désirs et
d'en exclure la passivité.
Que le chemin qui conduit à cette satisfaction
ultime soit difficile, Spinoza le reconnaît lui-
89
BÉATITUDE
91
BlE N
92
une ârne et un corps distincts. Ensuite, en
Éthique III, Spinoza établit que l'être humain,
c'est-à-dire l'esprit (et son corps), est Désir.
C'est ici qu'apparaît pour nous le texte princi-
pal: «Aussi bien en tant qu'il a des idées claires
et distinctes, qu'en tant qu'il a des idées
confuses, l'Esprit s'efforce de persévérer dans son
être pour une durée indéfinie, et il est conscient
de son effort» (Éth. 9). C'est dire que l'esprit
humain est Désir. Il est ce mouvement, cet effort
de l'existence vers l'existence, et ce mouvement
est vécu comme puissance intérieure et, quand il
accède à son but, comme joie.
Ainsi la nature humaine est ici clairement
décrite et circonscrite: l'homme est conscience
et Désir, il est donc, par essence et par nature,
mouvement vers la joie, désir de jouissance. À
partir de ces données, nous allons pouvoir définir
le bien: Spinoza définit très vite ce concept, à la
fin de cette Proposition 9, dans son Scolie et sans
attendre les définitions élaborées de l'éthique
situées dans la partie
Spinoza écrit: «Il ressort donc de tout cela que
nous ne nous efforçons pas vers quelque objet,
nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le
désirons pas parce que nous jugeons qu'il est un
bien, mais au contraire, nous ne jugeons qu'un
objet est un bien que parce que nous nous effor-
çons vers lui, parce que nous le voulons, le pour-
suivons et le désirons» (Éth. 9, Sc.).
le voit, Spinoza opère une véritable conver-
93
8 1E N
911
passions lorsqu'il n'est pas repensé et contrôlé.
C'est pourquoi l'éthique de Spinoza se propose
de fonder l'action à la fois sur le Désir et l'aspira-
tion personnelle, et sur la réciprocité rationnelle
des conduites au sein d'une société organisée.
1: éthique de Spinoza n'est ni un hédonisme ni
un anarchisme. Et pourtant elle est une doctrine
de l'épanouissement et de la joie. C'est que le
« bien» n'est pas une vertu objective ou for-
melle, mais une conduite concrète et éclairée qui
permettra d'accéder d'abord à «l'utile propre»
et ensuite à la « béatitude», et cela au sein d'une
société civile.
96
à cette félicité est trompeur ou difficile, et les
moralistes, trop fréquemment, en concluent que
c'est la vertu austère et non la joie heureuse qui
constituerait la vocation de l'esprit.
Spinoza ne voile pas la difficulté. C'est elle qu'il
traite d'abord, par sa doctrine du Désir (essentiel
à l'homme) et de la servitude des passions (non le
Désir en lui-même, mais le désir fourvoyé).
Spinoza ne considère donc pas le bonheur
empirique comme immoral: il le considère
comme insuffisant et maladroit. C'est pourquoi
l'éthique commence par une critique des pas-
sions et de la servitude: ce sont ces passions (et
non le Désir comme tel) qui font que la joie est
éphémère et fragile, passive et contradictoire. La
poursuite du bonheur est donc toujours justifiée,
mais elle n'est pas toujours adaptée, adéquate ou
pertinente. C'est précisément pour cette raison
que Spinoza écrit l'Éthique: pour définir et par-
courir la voie qui conduira réellement à un bon-
heur intense et permanent. C'est ce bonheur-là
que Spinoza poursuit sous le nom de «bien véri-
table », et c'est encore ce bonheur intense et per-
manent qui sera atteint sous le nom de «béati-
tude» ou de joie suprême.
La voie d'accès à ce bonheur est certes «ardue»
et «escarpée». Mais elle existe: c'est l'Éthique
qui montre cette voie et le moyen de la parcourir
jusqu'à son but. Ainsi donc, Spinoza répond à la
double objection qu'on oppose au bonheur (il
serait indicible et inaccessible): par l'itinéraire
97
BONHEUR
99
CONNAISSANCE
100
l'idée de soi-mêlIle) qui serait inadéquate à une
idée qui serait adéquate.
pour simplifier, disons avec Spinoza (dans le
Traité de la réforme de l'entendement) que la bonne
méthode de la philosophie sera «la méthode
réflexive », c'est-à-dire d'abord la description de
l'idée prise comme son propre objet, c'est-à-dire
comme «idée de l'idée» (idea idec:e) , et ensuite
l'établissement d'un système cohérent des idées
réflexives. déploiement du système de ces
idées est précisément la raison. Elle utilise des
«notions communes» et des concepts généraux
( « transcendantaux») issus de l'expérience et de
la comparaison des corps.
Nous pouvons maintenant entrer dans une des-
cription plus détaillée des diverses modalités de
la connaissance, c'est-à-dire des diverses façons de
se rapporter au monde pour en appréhender la
nature au moyen de «notions universelles»
(Éth. II, 40, Sc. II).
Spinoza distingue trois genres de la connais-
sance.
La connaissance genre est empi-
riste et sensualiste: elle enchaîne les impressions
«mutilées et confuses» que les sens nous don-
nent des choses singulières; elle est en fait «la
cause unique de la fausseté», puisqu'elle procède
par « imagination», par sensation partielle et par
«ouï-dire ». Elle est passive et répétitive. Elle
n'est en fait qu'une apparence de connaissance et
reste la source de toutes les illusions.
101
CONNAISSANCE
102
sième genre et il est remarquable qu'elle soit
définie ici, dans cette partie II consacrée à l'Es-
prit et à la connaissance. Cette Science intuitive
«procède de l'idée adéquate de l'essence formelle
de certains attributs de Dieu à la connaissance
adéquate de l'essence des choses» (Éth. II, 40,
Sc. II). Cette connaissance du troisième genre
n'est donc pas la saisie mystique d'une réalité
hors monde qui serait Dieu; elle est, plus sim-
plement et plus humainement, la saisie d'un
rapport, cette saisie étant intuitive: la Science
intuitive est la saisie intellectuelle (et immé-
diate) du rapport entre un attribut et l'essence
d'une chose, c'est-à-dire entre un attribut infini
de la Nature et un mode singulier de cet attri-
but.
On le voit, la connaissance du troisième genre
n'est ni une mystique ni un mystère; elle est
l'appréhension intellectuelle immédiate du lien
entre les réalités singulières et l'aspect spécifique
de la Nature infinie qui les fonde, qu'il s'agisse
respectivement ou des choses ou des idées.
Que la Science intuitive ne soit pas une
« connaissance» mystique n'empêche pas qu'elle
ait dans l'Éthique une place et un rôle privilégiés.
effet, c'est vers ce genre de connaissance
que toute l'Éthique conduit son lecteur. Cette
Science intuitive est en effet la saisie de l'imma-
nence, la pensée évidente de l'insertion des réali-
tés singulières et limitées dans l'un des aspects
infInis de la Nature infinie. Elle implique donc
103
CONNAISSANCE
106
même temps que ces affections, leurs idées.» La
description est claire: l'affect est à la fois un évé-
nement corporel (affection) et la conscience de
cet événement.
Si l'on hésitait à identifier l'idée et la
conscience, il suffirait, pour être convaincu, de
se reporter à la Proposition III, 9, où Spinoza
définit ce fondement de la réalité humaine
qu'est le conattts (l'effort) présent au cœur de tout
affect et de toute connaissance: «Aussi bien en
tant qu'il a des idées claires et distinctes, qu'en
tant qu'il a des idées confuses, l'Esprit s'efforce
de persévérer dans son être pour une durée indé-
finie, et il est conscient de son effort» (<< { ••. )
Mens {... } sui conatus est consâa » ) .
Cela est dit clairement: l'esprit humain (non
pas l'âme) est un effort pour exister et cet effort
est conscient. Cette conscience de soi est omni-
présente puisqu'elle est donnée aussi bien dans
les idées confuses que dans les idées claires. L'es-
prit est toujours conscient, que ce soit dans la
dépendance ou dans la liberté spinoziste.
Étant toujours <-< effort », et effort conscient, il
plus surprenant de constater (comme
ci-dessus) que l'affect est lui aussi toujours
conscient, même s'il n'est pas «adéquat» et s'il
n'est pas encore une connaissance de soi. Spinoza
est très clair à cet égard: l'idée d'une affection
du Corps (affect) «n'enveloppe pas la connais-
sance adéquate du Corps humain lui-même»
(Éth. 27); nI, d'ailleurs, celle de l'Esprit.
107
CONSCIENCE
108
conscience du corps (idea corporis) mais, juste-
ment, il est une conscience (Éth. l, 13). Et c'est
parce qu'il est une conscience qu'il peut être
d'abord conscience du corps (affectivité et passi-
vi té) et ensui te connaissance de soi et de son
corps (affectivité et activité).
La conscience (et donc la conscience de soi, en
même temps que la conscience ou idée du corps
et la conscience ou idée des objets) est non seule-
ment la condition de tout le travail de libération
par la mise en place des trois modes de la
connaissance, elle est aussi le sens profond de
cette libération. En effet, si le terme final de l'iti-
néraire spinoziste est la félicité, celle-ci se pose
explicitement comme enveloppant la conscience
de soi. Et Spinoza affirme en effet très claire-
ment, à propos de la connaissance du troisième
genre qui implique l'éternité de l'esprit: «Ainsi,
plus on est capable de ce genre de connaissance,
mieux on a conscience de soi-même et de Dieu,
c'est-à-dire plus on est parfait et heureux»
(Éth. V, 31, Sc.).
110
nature exacte de l'individu humain: il n'est pas
l'union d'une âme et d'un corps, mais la réalité
unifiée esprit-corps. Plus précisément, l'individu
singulier est un esprit (une conscience) ayant un
objet, puisque toute idée a un objet; en outre,
cet objet de la conscience est le corps. Voici donc
l'être humain: «L'objet de l'idée constituant
l'Esprit humain est le Corps, c'est-à-dire un cer-
tain mode de l'Étendue existant en acte, et rien
d'autre» (Éth. II, 13).
L'individu est un esprit singulier, et cet esprit
est à la fois conscience de soi et conscience de
son corps.
Les conséquences de cette doctrine sont évi-
demment considérables sur les plans épistémo-
logique, psychologique et moral.
Sur le plan épistémologique, Spinoza (en Éth. II,
39) relie la connaissance rationnelle (qui emploie
les «notions communes») aux structures com-
munes du corps humain et des corps extérieurs.
C'est le corps qui rend possible (par les idées
du corps et de ses propriétés) l'émergence des
concepts universels, ou notions communes. Sans
qu'il y ait relation de causes physiques à effets
conscients, c'est pourtant sur la base de la
conscience du corps que se forgent les instru-
ments de la connaissance vraie.
Le problème de la connaissance de soi est spéci-
fique: elle implique, bien sûr, une connaissance
du corps, mais elle n'est pas immédiatement adé-
quate. Ce qui est d'abord donné, ce sont des
III
COR P 5
112
exister sans le corps puisqu'il en est l'idée
(Éth. 13), mais en outre il ne peut impliquer
en lui-même aucune idée ou aucun désir qui
exclurait l'existence de ce corps (Éth. III, 10).
Spinoza va encore plus loin dans la réhabilita-
tion du corps. Déjà indispensable à l'existence
même de l'esprit, c'est encore le corps qui per-
mettra de comprendre ce qui est essentiel dans
cet esprit et qui est la puissance de penser. Il
écrit en eHet: «De tout ce qui accroît ou réduit,
seconde ou réprime la puissance d'agir de notre
Corps, l'idée accroît ou réduit, seconde ou
réprime la puissance de penser de notre Esprit»
(Éth. 11).
Ce n'est certes pas la puissance corporelle
d'agir qui produit ou empêche la puissance de
penser, c'est la conscience (en l'esprit) de cette
puissance du corps. Il n'en reste pas moins vrai
que le moraliste commence par souligner le rôle
du corps et de son pouvoir d'agir avant de se
référer à la puissance de penser qui sera le véri-
table agent de la libération.
effectif et fondateur entre la puissance
physique d'agir et puissance spirituelle de
est Inaintenu par Spinoza jusqu'au terme
de cette libération, c'est-à-dire à l'accès à la béa-
titude et à l'éternité: «Celui dont le Corps est
doué d'aptitudes nombreuses possède un Esprit
dont la plus grande part est éternelle» (Éth. V,
39). Ainsi, béatitude et salut impliquent l'exis-
tence effective du corps et ne supposent aucun
113
CORPS
Ill.!
propre utilité, en tant qu'elle lui est réellement
utile {' .. l et que, d'une manière générale,
chacun s'efforce de conserver son être autant
qu'il le peut.» C'est pourquoi «le bonheur
consiste en ce fait que l'homme peut conserver
son être». Ici, ne commettons pas le contresens
que fait Nietzsche: le conatus n'est pas un «ins-
tinct », il n'est pas statique, il cherche constam-
ment l'accroissement de sa puissance d'agir,
et celle-ci (comme on l'a vu plus haut) est
simultanérnent puissance du corps et puissance
de l'esprit. Et si l'individu recherche cette
« puissance» c'est qu'il saisit son accroissement
comme une joie.
Spinoza n'hésite pas à préciser la signification
concrète de cet «utile propre» qui est amour de
soi et accroissement de son pouvoir d'agir et de
sa joie: «Et seule, en fait, une superstition
farouche et triste peut interdire qu'on se réjouisse.
Car en quoi vaut-il mieux apaiser la faim et la soif
que chasser la mélancolie ( ... ]. Il appartient à
l'homme sage, dis-je, d'utiliser pour la répara-
tion de ses forces et pour sa récréation, des ali-
11lents et des boissons agréables en quantité
mesurée, mais aussi parfums, l'agrément des
plantes vives, la parure, la musique, les exercices
physiques, le théâtre et tous les biens de ce genre
dont chacun peut user sans aucun dommage
pour » (Éth, 45, Sc.).
On le voit, le bonheur spinoziste n'est pas un
ascétisme un «spiritualisme». corps, ses
115
CORPS
i 17
De même que, dans la Nature, il ne saurait
exister de cornmencernent ou de création, de
même, en l'homme il ne saurait exister de
«péché» ou de culpabilité ontologique. L'homme
libre, en effet, ne forme aucun concept de « bien»
ou de «mal» (Éth. 68), ces idées étant rela-
tives à notre imagination et à la structure de
notre cerveau (Éth. l, App.), et tout bien désirable
étant défini par notre Désir (Éth. III, 9, Sc.).
C'est pourquoi l'humiliation et la souffrance
de la culpabilité sont des maux véritables:
«Aucune divinité, nul autre qu'un envieux ne se
réjouit de mon impuissance et de ma peine, et
nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos
sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations
qui sont le signe d'une impuissance de l'âme»
(Éth. 45, Sc.).
118
L'une des raisons de la célébrité et de la force
intrinsèque de l'Éthique en est la forme démons-
trative. Le titre entier de l'ouvrage est d'ailleurs:
Éthique démontrée selon la méthode géométrique
(more geometrico demonstrata). La « géométrie», ici,
désigne aussi les mathématiques en général.
L'entreprise, extrêmement ambitieuse et pour-
tant pratiquement réussie, doit être saisie dans
sa vérité historique. Le propos de Spinoza n'était
pas de quantifier l'Être, Dieu et la Nature, ni de
réduire le réel à quelques formules algébriques
illusoires. Ce que vise l'auteur de l'Éthique est de
parvenir à convaincre son lecteur de la validité
des vérités neuves qu'il lui propose. Il ne sou-
haite pas opposer une conviction à une autre
conviction, mais proposer des analyses du réel
qui soient indépendantes. C'est le caractère appa-
remment paradoxal (ou «subversif», ou «scan-
daleux») de ces analyses, et par conséquent de ce
qui pour Spinoza est la vérité, qui incite celui-ci
à tenter de convaincre son lecteur par une
démonstration rigoureuse de cette vérité.
Les démonstrations des différentes affirmations
119
DÉMONSTRATION
120
syllogisrnes bIen démontrés et de notions bien
définies qui constituera finalement le système
entier de l'Éthique.
Il est certain qu'une grande attention réflexive
est denlandée au lecteur. Celui-ci ne songera pas
toujours à renlplacer tel ou tel terme important
(comme Dieu, Désir ou Liberté) par la définition
qu'en donne Spinoza; il ne se souviendra pas
toujours des développements antérieurs quand il
abordera un nouveau domaine de réflexion (telle
la théorie des affects, succédant à la théorie de la
connaissance et à l'ontologie); il sera tenté de
ramener à sa propre culture des descriptions spi-
nozistes totalernent étrangères à cette culture (la
description de la sagesse-béatitude, lue à travers
les lunettes mystiques d'une tradition dualiste,
par exemple).
Spinoza est bien conscient de ces difficultés.
C'est pourquoi il prend soin de préciser: «Je sais
bien que ces noms ont une autre signification
dans l'usage courant. lvlais nlOn dessein est d'ex-
pliquer non pas le sens des mots mais la nature
des choses [ ... }, qu'il suffise d'en être averti une
seule fois >-> (Éth. des Aff. xx, Expl.).
Malgré toutes ces difficultés (auxquelles il faut
ajouter la nécessaire prudence de langage en un
siècle encore inquisiteur), Spinoza reste confiant:
il affirme clairement que les dénlOnstrations
sont les «yeux de l'esprit ~> et que tout hOllune
pense, c'est-à-dire est un esprit.
C'est d'ailleurs en songeant à. la difficulté et à
121
DÉMONSTRATION
122
recours, est la démarche privilégiée. Mais elle
doit nécessairement être précédée et préparée
par la voie démonstrative, c'est-à-dire la raison
universelle: «L'Effort, c'est-à-dire le Désir de
connaître les choses par le troisième genre de
connaissance, ne peut pas naître du prernier mais
seulement du second genre de connaissance»
(Éth. V, 28).
125
DÉSIR
126
du Désir, et non plus seulement à sa place ou à
sa fonction. Nous avons dit que la théorie spino-
ziste est proprement subversive: cela apparaîtra
par l'analyse des contenus et de la nature même
du Désir
Le Désir est d'abord «l'effort pour persévérer
dans l'être ». Certes, cette définition est d'abord
celle du conatus; mais celui-ci est le fondelnent de
tout être, tandis que, appliqué à l'être humain, il
est mieux désigné comme <-< Désir ». L'effort pour
persévérer dans l'être s'exprime concrètement en
l'homme comme effort et dynamisme visant à
l'accroisselnent de la puissance d'exister, qui est la
même que la puissance d'agir. Désir n'est donc
pas une simple force (ni un instinct), il est un
dynamisme significatif qui vise à l'accroissement
de sa propre puissance.
Cette visée, ce mouvenlent ne sont pas aveugles
ou absurdes (comlne le croira Schopenhauer),
mais revêtent au contraire une signification: le
Désir poursuit la joie. Celle-ci est en effet fon-
damentale: elle est le sentiment vécu d'un
accroissement la puissance d'agir et cl' exister.
ne s'agit pas la recherche d'une domination
sur puissance, ici, est la force inté-
d'agir et d'exister. la joie est le senti-
ment qui accompagne et qui exprime l'accroisse-
ment de cette force intérieure.
il existe aussi des «diminutions» de
cette puissance d'exister. Elles sont alors expri-
mées le sentinlent de tristesse.
127
DÉSIR
128
Ainsi le Désir est à la fois le fait premier,
comme essence de l'homme, et le but ultime,
comme finalité de l'éthique: celle-ci consiste en
effet à rechercher les voies pour le meilleur
accomplissement possible du Désir. Libérer
celui-ci des passivités de la passion et de la souf-
france c'est, grâce à la connaissance philoso-
phique, le faire accéder à sa propre réalisation.
C'est donc sans contradiction que Spinoza,
grâce à l'affirmation du Désir, passe d'une
anthropologie factuelle (qu'est-ce que l'homme?)
à une éthique de la valeur (le désirable ultime
COlnme joie parfaite).
130
miliation et l'ascétisme que préconisent cer-
taines morales religieuses (cf. Éth. IV, 45).
Or, pour construire solidement cette nouvelle
morale, Spinoza ne veut avoir recours ni à la
simple exhortation à la vertu, ni à l'appel trom-
peur à la puissance de la volonté. Il affirme au
contraire clairement (Éth. III, Préf.) qu'il convient
de commencer d'abord par une connaissance
rigoureuse des passions afin de définir ensuite
quels sont nos véritables pouvoirs contre la ser-
vitude. Et l'on connaîtra les passions comme s'il
s'agissait de lignes, de surfaces ou de volumes:
c'est-à-dire par une méthode déductive en même
temps que réflexive.
C'est ici qu'intervient l'idée de déterminisme.
Celui-ci n'est pas affirmé a priori pour les besoins
de la doctrine, il est la conclusion inévitable
d'une connaissance rigoureuse. À la différence de
nos professeurs d'épistémologie, Spinoza n'af-
firme pas le déterminisme pour que la science
soit possible, c'est au contraire parce que la
connaissance rationnelle et la science sont pos-
sibles que le déterminisme peut être affirmé
comme l'une des conséquences du savoir.
savoir véritable est en effet rationnel et
déductif, et c'est par là qu'il devient capable de
reconnaître le déterminisme. cette voie sera
creusée et pleinement utilisée par Spinoza pour
une raison fondamentale: c'est le déterminisme
qui va devenir un instrument de notre libéra-
tion.
131
DÉTERMINISME
132
Dieu personnel qui agirait par la puissance de sa
volonté. La «liberté» de Dieu n'est que l'auto-
nomie absolue du déroulement de sa causalité
interne et immanente qui est aussi une nécessité
logique.
L'homme n'a donc pas à convaincre, séduire
ou accepter une Volonté transcendante, il a à
connaître d'abord un déterminisme, celui des
lois de la Nature, comme il est dit dans le Trac-
tatus theologico-politicus.
Ce déterminisme, qui est donc celui de la
Nature, concernera en conséquence le domaine
des passions. Mais, ici, un écueil doit être évité.
déterminisme des affects concerne l'enchaîne-
ment causal des événements du corps (les affec-
tions) et, parallèlement, l'enchaînement causal
des idées de ces événements (les affects propre-
ment dits). Mais il n'existe aucun lien de cau-
salité entre les idées et les corps: parce que les
deux attributs sont distincts, les deux séries cau-
sales (Pensée et Étendue) sont également dis-
tinctes - on n'agit pas sur le corps en agissant sur
l'esprit, ou inversement. Les idées agissent sur
les idées et les mouvements du corps sur le corps.
La connaissance de ce déterminisme, double et
parallèle, permettra en effet une action véritable
contre les passions: seul un désir plus fort peut
vaincre un désir, la raison ou la «volonté» étant
par elles-mêmes totalement impuissantes. En
effet: « Un affect ne peut être ni réprimé ni sup-
primé si ce n'est par un affect contraire et plus
133
DÉTERMINISME
134
l'intelligibilité de la vie affective. C'est à ce
double titre qu'il est l'instrument de la libéra-
tion que seuls la connaissance et le Désir (et non
la volonté) peuvent entreprendre.
Instrurrlent de notre liberté véritable, la
connaissance du déterminisme est également
l'instrurnent de notre sérénité. C'est en effet par
la connaissance de l'unité de la Nature et de la
nécessité rigoureuse avec laquelle elle déploie
son action que le sage se réjouit de tous les évé-
nements qui marquent sa vie et son rnonde: ils
sont l'expression du déploiement même de la
nécessité divine, c'est-à-dire de la nécessité de la
Nature. la béatitude est précisément la connais-
sance de cette nécessité et la jouissance d'être
soi-même la force, l'expression et le déploiement
de cette nécessité qui est « Dieu».
Béatitude se dit aussi Acquiescentia in se ipso:
repos en soi-même, accord avec soi-même, c'est-à-
dire, en fait, «Satisfaction de soi» (cf. Éth. IV, 52).
136
buts, dont chacun exprirne une essence éternelle
et infinie, existe nécessairement» (Éth. I, Il).
Les attributs sont les diverses manifestations, ou
les divers aspects infinis de la substance; ils sont
donc la substance et ils recouvrent l'ensemble
de la réalité, c'est-à-dire la Nature. Certes, celle-
ci comprend des choses finies, limitées: mais
ces «modes» ne sont eux-mêmes que des expres-
sions des attributs, et !l0tamment des attributs de
l'Étendue et de la Pensée.
Ces différents concepts (substance, attributs,
modes) s'emboîtent d'une façon, dirons-nous,
horizontale et non pas selon une hiérarchie verti-
cale qui irait de la matière à l'esprit et à Dieu.
Parce qu'il établit l'unité du réel, Spinoza rompt
avec les ontologies traditionnelles qui distin-
guaient des niveaux objectifs de l'Être. Pour Spi-
noza, au contraire, l'Être est simultanément
Matière et Esprit, puisque la substance est simul-
tanément l'ensemble de ses attributs.
Cette «concaténation», à la fois emboîtage,
déterrninisme nécessaire et enchaînement rigou-
reux, exprime exactement l'essence de Dieu, qui
est aussi l'essence de la Nature. Dans la Dérllons-
tration d'Éthique IV, 4, Spinoza utilise explicite-
ment cette expression qui désignera symbolique-
ment toute sa doctrine moniste: «{ ... } Deus, sive
Natura ... », «Dieu, c'est-à-dire la Nature »,
« Dieu, ou la Nature».
La substance ne reçoit ainsi le nom de Dieu
que d'une façon pour ainsi dire métaphorique.
137
DIE U
138
religieux et ontologique, Spinoza la récuse égale-
ment sur le plan moral.
De même qu'il n'y a pas de Dieu créateur, de
même il n'y a pas de prescriptions morales qui
s'imposeraient d'en haut. Les significations et les
valeurs sont relatives aux définitions qu'en don-
nent les hommes, et donc aux structures de leur
corps, de leur imagination et de leur cerveau
(Éth. l, App.). Ordre et désordre, beauté et lai-
deur, bien et mal ne sont que des jugements
humains. Plus précisément, les valeurs morales
sont en fait posées par le Désir (Éth. III, 9) et
reprises, élaborées par la réflexion.
C'est dire que la conception moniste du Dieu-
Nature rend en effet possible l'élaboration d'une
éthique qui repose entièrement sur les lois déter-
minées de la Nature et sur la nature de l'homme
comme être de Désir et de réflexion.
Cette éthique humaniste est une éthique de la
joie. Mais, parce que la joie recherchée et atteinte
n'est pas un simple plaisir, on ne peut dire que la
morale de Spinoza soit «libertine» ou «athée »,
au sens où l'entendaient ses contemporains. C'est
pourquoi, dans la polémique contre l'athéisme de
Spinoza, nous reconnaîtrons simultanément deux
vérités apparemment contradictoires. D'une part,
il nous semble bien que Spinoza défende un
« athéisme masqué», comme l'en accuse Lambert
de Velthuyssen dans une lettre à Jacob Osten
dont celui-ci entretient Spinoza: le philosophe
combat en effet l'idée d'un Dieu personnel qui
139
DIE U
141
EFFORT {CONATU5]
142
formuler la vérité qu'il nous a préparés à com-
prendre et qu'il a patiemment élaborée: «Aussi
bien en tant qu'il a des idées claires et distinctes,
qu'en tant qu'il a des idées confuses, l'Esprit s'ef-
force de persévérer dans son être pour une durée
indéfinie, et il est conscient de son effort»
(Éth. 9).
Essentiellement, l'être humain est donc consti-
tué comme un dynamisme, comme un effort
explicite et conscient pour exister. «Persévérer
dans l'existence» n'est pas une pesanteur ou un
événement végétatif, c'est un acte parce que c'est
un «effort », un mouvement dynamique, et que
cet effort pour vivre encore est conscient de lui-
même comme tel.
Considérons de plus près la nature de cet
effort, de ce conatus.
Spinoza insiste sur l'identité entre «l'effort»
qui définit chaque être, et sa puissance d'agir. Le
conatus est cette puissance d'agir (Éth. III, 6 et 7).
Les choses ne sont pas des inerties puisqu'elles
expriment toute la puissance d'agir de Dieu,
c'est-à-dire de la Nature. Pour ce qui concerne
l'homme, c'est donc dès le départ de ses analyses
que Spinoza insiste sur son dynamisme et sur le
fait que l'essence de chacun est précisément défi-
nie par sa puissance d'agir. Aucun être fini n'est
certes tout-puIssant, tous les êtres sont des par-
ties de la Nature et nul ne peut transcender sa
propre puissance, toujours limitée (Éth. IV,
App., chap. l et II). Il n'en reste pas moins vrai
ILl3
EFFORT {CONATU5}
1li li
bien pour le philosophe qui observe l'action
humaine que pour l'hornme singulier qui déploie
spontanément sa vie et son action, le conatus est
en fait le Désir.
Toute l'analyse des affects sera une analyse des
rnodifications du Désir, selon qu'il éprouve un
accroissement de sa puissance d'agir (source de
tous les affects de joie) ou une réduction, une
diminution de cette puissance (source de tous les
affects de tristesse).
C'est pourquoi, lorsque Spinoza dénombre
trois affects primitifs, le Désir, la Joie et la Tris-
tesse (Éth. III, Il, Sc.), on a le sentiment qu'il
souligne en fait une seule réalité fondamentale:
l'homme est essentiellement effort concret pour
vivre et s'affirmer, c'est-à-dire conatus, c'est-à-
dire concrètement Désir. Les nombreuses moda-
lités de la Joie et de la Tristesse, c'est-à-dire tous
les affects, ne sont que des formes de l'affirnlation
(croissante ou décroissante) du conatus, c'est-à-
dire du Désir.
La conclusion s'impose d'elle-même: parce que
l'effort existentiel est l'essence de l'homme et
que cette essence est aussi le Désir (Éth. Déf.
des Aff. 1), on peut dire que l'essence de l'homme
est la poursuite existentielle de l'accroissement
de sa puissance, c'est-à-dire la poursuite active
de la Joie.
1"16
l'entendement, qui sera l'outil véritable de notre
libération: «Aussi longtemps que nous ne
sommes pas affectés par des affects contraires à
notre nature, nous avons le pouvoir d'ordonner
et d'enchaîner les affections du Corps selon un
ordre conforme à l'entendement» (Éth. V, 10).
Spinoza souligne aussi la différence radicale
qui existe entre l'entendement (qui, avec une
rigueur logique, enchaîne des idées, des concepts
véritables) et l'imagination (qui, par association,
n'enchaîne que des images des choses ne livrant
pas leur vraie nature): «Pour tous ceux qui
savent faire la distinction entre l'imagination et
l'entendement, ces choses seront assez mani-
festes » (Éth. l, 15, Sc.).
Elles seront d'autant plus manifestes que Spi-
noza, dans l'Appendice de la première partie de
l'Éthique, avait déjà commencé sa critique de
l'imagination dans la virulente critique du fina-
lisme.
Si l'entendement doit être radicalement distin-
gué de ce qui est fictif et moins réel que lui, à
savoir l'imagination, il doit également dis-
tingué de ce qui est tenu pour plus réel que lui
et qui serait l'entendelnent divin. En fait, celui-
ci aussi est une fiction.
À cet égard, la doctrine spinoziste est totale-
ment subversive. Elle nie qu'on puisse distin-
guer en Dieu un entendement et une volonté,
comme s'il s'agissait de facultés humaines por-
tées à l'extrême de leur puissance. Il n'y aurait là
1"17
ENTENDEMENT
148
l'un de ses aspects. Il correspond en fait à la tota-
lité infinie des concepts qui expriment la tota-
lité infinie des choses. Il est l'un des aspects infi-
nis de la Nature.
150
et ignorants des causes qui les déterminent»
(Éth. II, 35, Sc.). C'est bien une connaissance
incomplète qui constitue la fausseté; la conscience
de l'action elle-même n'est pas erronée, c'est
l'ignorance des causes qui constitue l'affirmation
de la liberté comme une erreur.
De même dans l'exernple suivant, qui est
devenu célèbre, lui aussi: «[ ... J quand nous
regardons le soleil, nous l'imaginons distant d'en-
viron deux cents pieds; l'erreur, ici, ne consiste
pas en cette seule image, filais en cela que, tandis
que nous imaginons, nous ignorons et la vraie
distance et la cause de cette imagination» (II,
35, Sc.). Comrne il le disait plus haut (en II, 17,
Sc.), ce n'est pas l'image en elle-rnême qui est
fausse, mais l'ignorance de ses causes et l'igno-
rance des autres éléments de l'objet à connaître,
c'est-à-dire la distance réelle du soleil. Si l'on
savait affîrmer l'irréalité de l'irrlage, la puissance
d'imaginer serait attribuée à bon droit «non pas
à un vice de [la] nature [de l'EspritJ, mais à une
vertu ».
Mais, trop souvent, tout en ignorant la nature
irréelle de l'irrlage, on confond l'entendement et
l'imagination (Éth. l, App.), forgeant ainsi des
concepts qui, en réalité, sont plus des «êtres
d'imagination» que des êtres de raison. C'est
ainsi que la finalité dans la nature n'est qu'une
fiction.
Une autre source d'erreur est le fait que «[ ... ]
nous n'appliquons pas correctement les noms
151
ERREUR
aux choses» (Étb. II, 47, Sc.). C'est ainsi que, dit
Spinoza, «[ ... } je n'ai pas pensé qu'il se trom-
pait celui que naguère j'ai entendu crier que sa
maison s'était envolée sur la poule du voisin»
(ibid.).
À partir de ces définitions de la fausseté (ou de
l'erreur), on peut comprendre la motivation des
tâches que s'est assignées Spinoza. Pour éviter
l'erreur et accéder à la vérité, il convient d'abord
de bien définir les concepts, c'est-à-dire les noms
attribués aux choses: de là découlent la rigueur
et la cohérence du lexique spinoziste; il convient
aussi de connaître la plus grande part possible
du réel et de dégager clairement tous les liens et
l'imbrication (la concatenatio) de toutes les réali-
tés partielles puisque c'est par le Tout que le réel
prend son sens; il convient enfin de soumettre la
recherche du vrai bien à la connaissance adé-
quate et à la réflexion, sans craindre les critiques
qui viendraient d'une autorité ou d'une tradition
quelconque.
C'est que, en effet, la vérité est index sui. Elle
est, l'idée adéquate
(claire, distincte et complète), son propre critère.
153
ESPRIT
155
ESPRIT
156
pouvoir de l'esprit (lorsque, par la connaissance
adéquate, il accède à la liberté véritable) est
source de joie: «Lorsque l'Esprit se considère
lui-même, ainsi que sa puissance d'agir, il se
réjouit, et cela d'autant plus qu'il s'imagine plus
distinctement lui-même ainsi que sa puissance
d'agir» (Éth. 53).
On le voit, la pensée de Spinoza est d'une par-
fai te cohérence et la doctrine est développée avec
la plus extrêrne rigueur. Ce n'est pas la simple
forme stylistique et «géornétrique» qui nous en
convainc, c'est l'unité doctrinale: c'est parce que
l'esprit est effort, c'est-à-dire Désir et acte, qu'il
peut se saisir comme une puissance d'agir; et
c'est parce que la joie est la conscience d'un
accroissement du pouvoir d'exister et d'agir que
la conscience de son propre pouvoir de penser
est pour l'esprit une source de joie. En termes
plus brefs, c'est parce que l'esprit est à la fois
conscience (<< idée ») et Désir (<< effort») qu'il
peut se réjouir de sa propre activité.
Mieux: c'est parce qu'il est puissance d'agir
que
\..,AJl'::>L\';,l désirer sa propre
et son propre accroissement de puis-
sance. Spinoza exprirne cette idée avec la
plus grande force: «L'Esprit, autant qu'il le
peut, s'efforce d'imaginer ce qui accroît ou ce
qui seconde la puissance d'agir du Corps»
(Éth. et par conséquent la sienne propre
(Éth. Il).
Dans cette recherche de puissance intérieure,
157
ESPRIT
158
accrue ou secondée, sont bonnes dès lors toutes
les choses qui procurent de la Joie» (Éth. IV,
App., chap. xxx).
160
loppe (c'est-à-dire irnplique) l'essence du Corps
sous une espèce d'éternité et que, à ce titre, il
«est lui-même éternel ».
L'éternité est l'insertion dans l'essence de Dieu,
dans sa définition entièrement déployée. On doit
alors parler de Dieu non comme substance (infi-
niment infinie) mais comlIle attribut Pensée: les
essences des choses sont alors les idées de Dieu,
c'est-à-dire les actes par lesquels il pose l'essence
des choses et, éventuellement, leur existence.
la place considérable de l'idée d'essence dans
le système spinoziste ne fait donc pas de celui-ci
un système platonicien: les essences ne sont pas
des réalités spirituelles autonomes que Dieu
contemplerait, mais l'activité même de ce Dieu,
c'est-à-dire de la Nature en tant que, à travers
l'esprit humain, elle pense activement des objets
et leurs définitions.
C'est ainsi que, d'une façon fort concrète et
spontanée, Spinoza évoque plusieurs fois «1' es-
sence de l'Amour» dans un texte aussi bref que
dense (Éth. Déf. des Aff. Expl.). Trop
souvent, Spinoza, on confond «essence» et
« propriété»: celle-ci n'est qu'une conséquence
possible (comme la volonté de s'unir à l'aimé);
l'essence, au contraire, dessine la nature même
de l'amour, son noyau indispensable à l'existence
lIlême de l'amour, et qui est «(. .. } la Satisfac-
tion que l'amant trouve à la présence de l'objet
aimé, satisfaction par laquelle la Joie de l'amant
est renforcée ou au moins favorisée».
161
ESSENCE
163
ÉTENDUE
/6LJ
«corps» (mouvements, modes finis de l'Éten-
due) sont indépendantes.
Elles sont indépendantes sur le plan de l'explica-
tion psychologique des actions humaines: on
n'agit pas sur le corps par l'esprit, ni sur l'esprit
par le corps. Mais cette indépendance méthodolo-
gique recouvre une unité ontologique: les deux
séries sont indépendantes nIais contemporaines
parce qu'elles expriment une seule réalité: «L'ordre
et la connexion des idées sont les rnêmes que
l'ordre et la connexion des choses» (Éth. II, 7).
C'est le Désir qui exprime le plus clairement
cette unité et cette dignité égale du corps et de l'es-
prit, tous deux inscrits dans la substance cornme
modes finis de l'Étendue et de la Pensée. Le Désir,
en effet, est l'effort existentiel et le mouvement
qui s'affirment comrne affects, c'est-à-dire comme
affections du corps (et donc de l'Étendue maté-
rielle) et comme consciences de ces affections
(et donc comme modes de la Pensée).
Ainsi, en réhabilitant la matière (par son inser-
tion en Dieu comme Étendue), Spinoza réhabi-
lite le Désir comme vie unitaire et simultanée
du Corps et de l'Esprit. L'ontologie moniste est
l'introduction à une éthique libertaire, et c'est
cette morale subversive que visaient les théolo-
giens lorsqu'ils condamnaient l'ontologie de la
substance unique.
166
nelle, celle qui découle logiquement et nécessai-
rement de l'idée même de substance. Si, par sub-
stance, on entend ce qui est en soi et est conçu
par soi (Éth. l, Déf. III), alors la substance est
constituée en elle-même et en dehors du temps
par une infinité d'attributs dont l'essence est
éternelle. C'est la définition même de l'attribut
comme autonomie existentielle et gnoséologique
qui entraîne nécessairement l'affirmation de son
éternité. C'est dire: l'Être est. Il est donc hors du
temps.
Cette implication de l'objet défini (la sub-
stance et ses attributs) et du caractère éternel de
cet objet n'est pas abstraite. Il ne s'agit pas d'une
tautologie logique. Bien au contraire, il s'agit de
l'existence: «Par éternité, j'entends l'existence
même, en tant qu'on la conçoit comme suivant
nécessairement de la seule définition d'une chose
éternelle» (Éth. l, Déf. VIII). Concrètement, il
s'agit de l'existence de «Dieu, c'est-à-dire de la
Nature ». L'éternité de la Nature est l'éternité de
son existence, celle-ci n'étant pas de l'ordre du
temps ou de durée, c'est-à-dire de l'ordre
commun et empirique des modes finis. Comme
attributs Pensée et Étendue, la Nature est une
«vérité éternelle », permanente et hors temps,
directement et existentiellement expressive de
ces attributs, et indirectement expressive de la
substance.
L'éternité de l'Être appelle une connaissance de
cet Être qui ne soit pas simplement empirique et
167
ÉTERNITÉ
168
sance du troisième genre. Celle-ci, comme la
précédente forme de connaissance, connaît les
choses selon la nécessité et l'éternité de leurs
essences; mais elle va plus loin que la précédente
puisqu'elle relie directement et intuitivement
les choses à leur attribut éternel. En fàit: «L'Es-
prit humain a une connaissance adéquate de l'es-
sence éternelle et infinie de Dieu» (Éth. II, 47);
« [ ... ] l'essence infinie de Dieu et son éternité
sont connues de tous» (ibid., Sc.).
L'avantage de cette connaissance du troisième
genre réside en son résultat: elle conduit à la
plus haute satisfaction de l'esprit qui puisse être
donnée (Éth. V, 27). Poursuivant la puissance
intérieure et la joie, le sage construit son éthique
par la considération des choses selon leur vérité
et leur nécessité (Éth. IV); mais il accède à la joie
extrême et à la béatitude par la saisie intuitive
du lien entre l'existence modale du corps et de
l'esprit et l'existence éternelle des attributs qui
fondent la vie même de l'individu singulier.
Celui-ci, par la raison intuitive du troisième
va se dans une perspective décidé-
ment éternitaire, et il en éprouvera la plus haute
joie, la plus grande Satisfaction de soi (Acquies-
centia in se ipso).
Pour être en mesure de dépasser ainsi le temps
et la durée, et se réjouir d'une nouvelle insertion
éternitaire dans l'Être même de substance, et
cela par la connaissance, il faut auparavant que
l'esprit se connaisse lui-même et connaisse son
169
ÉTERNITÉ
170
et aime le monde où il existe. Ce sentiment
d'éternité est lui-lnême éternel, c'est-à-dire per-
rnanent, puisque les structures du monde et de
l'esprit sont permanentes. Il convient mainte-
nant d'insister (comme le fait Spinoza) sur un
fait paradoxal: l'Amour intellectuel de Dieu est
une expérience intense de la joie parce qu'il est
vécu comme une nouvelle naissance. Il est certes
paradoxal qu'il en soit ainsi puisque l'esprit est
éternel et que l'objet de son amour (Dieu) est lui
aussi éternel. Mais, dit Spinoza, c'est «pour
mieux faire comprendre et plus facilement expli-
quer [notre doctrine que} nous considérons l'Es-
prit comme s'il commençait maintenant [ ... ] à
comprendre les choses sous l'espèce de l'éternité»
(Éth. V, 31, Sc.). Tout se passe donc comme si
l'Amour intellectuel de Dieu avait «les perfec-
tions de l'amour» (Éth. 33, Sc.), c'est-à-dire
les contenus intenses d'une seconde naissance.
On peut donc dire que, d'une façon discrète,
en considérant que l'Amour de Dieu a pris
maintenant naissance, Spinoza décrit et éprouve
sorte de seconde
naissance la philosophie, et l'expérience de
l'amour dans sa plénitude.
reste que cette seconde naissance est l'entrée
dans la béatitude, la sortie hors du temps et l'ex-
périence d'être.
172
l'être, au sens plein du terme, est la substance: il
n'existe en f::lÎt qu'un seul Être qui soit infini-
ment infini et dont l'existence et l'essence ne se
réfèrent à rien d'autre qu'à elles-mêmes. Seul cet
Être est l'Être le plus parfait (Éth. l, 33, Sc. II)
puisqu'un seul infini véritable peut être donné
et qu'il enveloppe alors tous les êtres. Seul il est
en soi et par soi, alors que tous les autres êtres
existent en autre chose qu'eux-mêmes et sont
définis par autre chose qu'eux-mêmes.
Cet Être est donc la substance même. Mais on
peut l'appeler Dieu: «Par Dieu, j'entends un
être absolument infini, c'est-à-dire une substance
constituée par une infinité d'attributs, chacun
d'eux exprimant une essence éternelle et
infinie» (Éth. l, Déf. VI).
La substance est donc l'Être: elle est l'être qui
possède le plus de réalité, elle est l'être dans la
plénitude logique et existentielle de son sens.
Comment Spinoza évite-t-il l'abstraction et
l'imagination en ce qui concerne cet Être qui est
le plus parfait des êtres? Précisément par l'en-
semble de sa doctrine des attributs et des modes.
L'Être n'est pas au-delà du monde, il est ce monde
dont, certes, nous ne connaissons que certains
aspects. Plus précisément, Dieu est la Nature
même: «La puissance par laquelle les choses sin-
gulières, et donc l'hornme, conservent leur être
est la puissance même de Dieu, c'est-à-dire de la
Nature» (Éth. 4, Dém.). L'Être est concret
puisqu'il est l'existence même de la Nature, et il
173
ÊTRE
17LJ
qu'il est passif, «le sage au contraire, en tant que
tel, est à peine ému, il est conscience de soi, de
Dieu et des choses par une sorte de nécessité
éternelle et, ne cessant jamais d'être, il jouit au
contraire de la vraie satisfaction de l'âme (Éth. V,
42, Sc.).
C'est bien dans la lumière de l'être que se situe
tout l'itinéraire spinoziste et c'est bien la pléni-
tude affirmative et existentielle de l'être qui
s'exprime dans cette extrême conscience qu'est
la satisfaction de soi.
176
doit bien se situer au cœur de la doctrine
puisque c'est dès le début de la première partie
que Spinoza affirme ce lien: «On dit qu'une
chose est libre quand elle existe par la seule
nécessité de sa nature et quand c'est par soi seule
qu'elle est déterminée à agir» (Éth. l, Déf. VII).
Cette définition de la liberté est destinée à per-
mettre une nouvelle définition de la liberté de
Dieu (expression de sa nécessité interne). Mais
elle est également destinée à rendre possible une
nouvelle description de la liberté humaine.
C'est pourquoi l'analyse de l'existence de Dieu
est en réalité destinée à rendre possible une ana-
lyse de l'existence humaine. Cette analyse se
consacre d'abord à l'existence ordinaire de l'es-
prit humain, et ensuite aux conditions et aux
contenus de sa libération.
Et qu'il s'agisse de passion ou d'action, c'est
toujours de l'existence qu'il est question.
Mais une philosophie de l'existence ne se
borne pas à souligner la nécessité ou la contin-
gence des diverses existences possibles. Une telle
philosophie se donne pour tâche de décrire
l'existence en elle-même et de proposer des
moyens pour l'instauration de la meilleure exis-
tence possible. c'est cela même que tente
d'accomplir Spinoza.
Pour commencer par l'existence de «Dieu»,
Spinoza définit très vite l'existence comnle un
dynamisme et une puissance: «Puisqu'en effet
pouvoir exister est une puissance, plus une chose
177
EXISTENCE
178
sance d'agir de notre Esprit» (Éth. III, Il). C'est
à partir de ce fait que l'on peut comprendre et
souligner que: «L'Esprit, autant qu'il le peut, s'ef-
force d'imaginer ce qui accroît ou ce qui seconde
la pUIssance d'agir du Corps» (Éth. III, 12).
Ce lien entre l'existence d'un être et sa puis-
sance d'agir est si étroit qu'il est en réalité une
identité. C'est pourquoi la philosophie de Spi-
noza est une philosophie de l'existence non pas
seulement parce qu'elle ne traite que des êtres
réellement existants (quel que soit leur nom),
mais surtout parce qu'elle définit cette existence
comme puissance d'agir et parce qu'elle défînit
les moyens qui permettront de l'exalter et de la
porter à son plus haut niveau. À cet égard, la
Proposition suivante est d'une importance consi-
dérable en ce qu'elle éclaire d'une lurnière vive
le propos existentiel de Spinoza: «Personne ne
peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre,
qu'il ne désire en même temps être, agir et
vivre, c'est-à-dire exister en acte» (Éth. IV, 21).
180
donc à l' « exister en acte» ; on se rendra joyeuse-
ment à l'évidence: la félicité spinoziste n'est pas
une expérience mystique mais une conscience
actuelle et vivante, elle n'est pas l'intuition
éphémère d'un état de grâce, mais le sentiment
permanent d'une plénitude et d'une densité
d'être. Et, parce qu'elle est le fruit ou l'expres-
sion même de la liberté, elle n'est pas une bien-
heureuse passivité mais une activité constante et
une véritable satisfaction de soi.
Elle est très exactement ce «bien véritable»
que le Traité de la réforme de l'entendement se pro-
posait de définir et de rechercher. L'Éthique,
comme œuvre et comme manière de vivre, est
bien l'accomplissement et l'achèvement de cette
recherche philosophique.
182
C'est ainsi, tout d'abord, que Spinoza pose la
contingence de l'existence concrète de tel ou tel
homme: à l'essence ou à la cause de «la nature
humaine en général », il faudra ajouter une cause
singulière pour rendre compte de l'existence de
tel ou tel homme (ou de vingt hommes, dans
l'exelnple d'Éth. l, 8, Sc. 2). L'existence de chaque
individu est donc pour ainsi dire contingente,
même si son déroulement est soumis à la stricte
causalité des idées, d'une part, et des événements
du corps, d'autre part. C'est dans la partie II
(portant sur l'Esprit humain) que Spinoza forma-
lise cette contingence de l'homme: «L'essence de
l'homme n'enveloppe pas l'existence nécessaire,
c'est-à-dire qu'à partir de l'ordre de la Nature
peut se produire aussi bien l'existence de tel ou
tel homme que sa non-existence» (Éth. II, Ax. r).
En soulignant cette contingence, Spinoza ne
souhaite pas rabaisser ou déprécier la nature
humaine, il souhaite seulement établir que
l'homme fi' est pas une substance: si l'existence
d'un individu n'est pas nécessaire, c'est qu'il n'est
pas une substance, puisque celle-ci irnplique
l'existence dans son essence mêrne. C'est dire
aussi (contre Descartes) que ni le corps ni l'esprit
ne sont des substances. Ils sont des modalités
finies de l'Étendue et de la Pensée. L'homme est
toujours une simple partie de la Nature.
contingence de l'existence concrète des
hommes est une première connaissance. Celle-ci
peut se poursuivre et s'enrichir car, de toute
183
HOMME (HUMANITÉl
184
d'homme et l'acte effectif de penser, entre l'hu-
manité de l'homme et son pouvoir de penser.
Cela ne signifie pas que l'essence de l'homme
soit d'abord constituée par la raison. Spinoza pose
d'emblée l'unité du corps et de l'esprit: car si
l'idée (c'est-à-dire la conscience et l'acte de pen-
ser) constitue bien l'esprit humain (Éth. II, 13),
cet esprit, comme idée, a nécessairement un
objet, et cet objet est le corps. L'esprit humain est
l'idée du corps, c'est-à-dire la conscience de son
corps. Spinoza peut alors définir cette essence
générale de l'homme: «Il suit de là que l'homme
consiste en un Esprit et un Corps, et que le Corps
existe comme nous le sentons» (Éth. 13, Cor.).
Ce sont là les bases générales de l'anthropolo-
gie spinoziste. Elles ne sont pas la fin de cette
anthropologie, ni son but ni son terme. Ces
bases sont destinées à rendre possible une
connaissance plus concrète de l'homme: c'est
alors le Désir qui est rencontré. Il ne suffit pas
de dire que l'homme est une unité esprit-corps,
ou conscience-corps, il faut analyser cette unité
et en le contenu concret: l'honlme comme
être pensant constitué par un corps et sa
conscience est en et tout un
dynamisme est un Désir.
Et Spinoza affirme en effet qu'avec le Désir il
est en présence de l'essence humaine complète,
concrète et active:« Désir est l'essence même
de l'homme en tant qu'elle est conçue comme
déterminée par une quelconque affection d'elle-
185
HOMME (HUMANITÉ)
notamment, en ce qui
concerne liberté: hommes se croient
sont conscients leurs voli-
alors que .. ] ils igno-
rent disposent à désirer et à
186
contraire la réflexion et la connaissance des
causes (notamment par le fonctionnement de
l'imagination) qui rendront possible l'instaura-
tion de la liberté.
En effet, c'est parce que «l'homme pense» que
pourra se construire cette éthique de la joie mise
en oeuvre par et pour « l'homme libre» (Éth. IV,
de 67 à 73). Et c'est pour réaliser l'émergence de
cet homme libre que Spinoza construit toute son
anthropologie qui, ne cessant jamais d'être phi-
losophique et existentielle, ouvre sur une
éthique.
C'est ainsi que les Propositions 32 à 40
d'Éthique IV comportent cornme sujet gram-
matical «les hommes» ou bien «celui qui ... »
(Éth. IV, 46), étant bien entendu que toutes les
autres Propositions traitant des affects, passifs
ou actifs, concernent exclusivement ces hommes
(et non pas d'autres êtres de la Nature, ou la sub-
stance elle-même en tant qu'infinie).
Dans ces Propositions, Spinoza souligne et
analyse ce qui oppose les hommes (ce sont les
passions), et ce qui les réunit (c'est la raison).
la supériorité de ce qui unit sur ce qui divise
provient de l'accroissement de puissance et donc
de joie que l'union et l'amitié produisent en fait.
C'est dans le très important Scolie de IV, 18,
que Spinoza résume l'essentiel de ses analyses
psychologiques et rnet en évidence leur intérêt
et leur utilité pour la conduite concrète de la vie.
Or, en introduisant l'idée d'« utile propre» et de
187
HOMME (HUMANITÉ)
188
On le voit, loin d'être un égoïsme, l'éthique de
la joie et de l'utile propre est une doctrine de
l'intelligence et de la réciprocité. Spinoza sou-
ligne d'ailleurs son évidence en rappelant que,
par un proverbe, «presque tous» reconnaissent
que l'autre est pour chacun le plus précieux des
biens: «L'homme est un Dieu pour l'homme»
(Éth. IV, 35, Sc.).
190
Cette distinction que nous établissons, à pro-
pos de 1'« idée», entre conscience et concept
n'est ni une opposition ni une séparation. En
effet, les deux significations s'impliquent réci-
proquernent: le concept n'est pas «[ ... } quelque
chose de muet cornme une peinture sur un
tableau» (Éth. II, 43, Sc.), il est un acte de l'es-
prit et donc une conscience. Spinoza est fort clair
à cet égard, et cela dès les Définitions prélimi-
naires d'Éth. II: «Par idée j'entends un concept
de l'Esprit que l'Esprit forme en raison du fait
qu'il est une chose pensante» (Éth. II, Déf. III).
Former un concept est un acte, et c'est comme
être actif que l'esprit forme des concepts.
Cette formation du concept est une affirmation:
le concept (sans le secours d'aucune volition) est
l'affirmation même de son contenu intellectuel et
intelligible (telle l'équivalence à deux droits des
trois angles d'un triangle). Mais une affirmation
est une conscience: «Celui qui a une idée vraie
sait en nlême temps qu'il a une idée vraie»
(Éth. 43). Avoir une idée c'est savoir qu'on
a une idée, c'est donc avoir conscience de l'acte
d'affirmation irnpliqué dans le concept. Parce que
l'idée est «un mode du penser», elle est l'intel-
lection même (Éth. 43, Sc.), c'est-à-dire un acte
conscient. Ainsi l'idée comme concept implique la
conscience de soi (que l'idée soit vraie ou fausse):
«[. .. } l'Esprit [ ... ] est nécessairernent conscient
de soi par les idées des Affections du Corps» et il
est conscient de son effort (Éth. 9, Dém.).
191
1D É E
192
C'est la tâche du philosophe de rechercher la
vérité, c'est-à-dire de construire un système de
concepts adéquats.
Pour réaliser cette tâche, il convient d'abord de
bien définir le concept: on a vu plus haut qu'il est
un acte et non une peinture muette. Il convient
ensuite de bien distinguer l'Idée et l'Image:
«J'appelle le lecteur à faire une rigoureuse dis-
tinction entre une Idée, c'est-à-dire un concept de
l'Esprit, et les Irnages des choses que nous imagi-
nons» (Éth. II, 49, Sc.). Il convient enfin «de
distinguer les idées et les mots par lesquels
nous signifions les choses». On a trop «souvent
confondu les images, les mots et les idées» (ibid.).
C'est pour fonder la connaissance uniquement
sur des idées vraies, et non sur des mots vides ou
des images empiriques, que Spinoza identifie
idée, concept et conscience, et qu'il établit la
distinction des trois genres de la connaissance.
Ce sont les concepts vrais gui fondent et expri-
ment le rationalisme spinoziste: «L'ordre et la
connexion des idées sont les mêmes gue l'ordre
et la connexion des choses» (Éth. 7).
Mais ce serait un lourd contresens que d'igno-
rer le fait gue l'objet de ce rationalisme (discursif
puis intuitif) est l'homme concret, c'est-à-dire
son désir de bien vivre et d'exister en acte
(Éth. IV, 21).
194
IMAOINATION
195
IMAGINATION
196
l'être aimé est ici irnaginaire: si l'on imagine la
joie ou le salut de l'aimé, on éprouve de la joie, si
l'on imagine sa tristesse, on éprouve de la tris-
tesse. nous affirmerons (par imagination) tout
ce qui accroît l'objet de notre amour ou tout ce
qui diminue l'objet de notre haine.
Cette présence active et trompeuse de l'imagi-
nation concerne aussi bien l'individu lui-même
que ses rapports à autrui. L'individu produira ou
poursuivra tout ce dont il imagine que cela
accroîtra sa joie (Prop. 28) ou tout ce dont il ima-
gine être bien considéré par les autres (Prop. 29).
Qu'il s'agisse donc du rapport à soi-même, du
rapport à l'autre ou du rapport à l'opinion, c'est
toujours un acte de l'imagination qui est à la
source des affects qui vont nous asservir. Le terme
«imaginer» est explicitement et systématique-
ment utilisé par Spinoza pour décrire l'origine
d'une passion. Celle-ci n'est donc pas simplement
d'origine corporelle; l'esprit ici est actif, c'est lui
qui pose des fins et en tire, comme conclusions,
des attitudes et des actions, puisque c'est lui qui
imagine» ou «s'efforce d'imaginer ».
Certes, ces fins, ces buts, ces moyens sont alors
simplement imaginaires: mais la mise en évi-
dence de ce fait, à travers toute l'analyse des pas-
sions, n'est pas destinée à humilier l'individu par
la nature fictive de ses passions, elle est destinée
à donner à cet individu le moyen de sa libéra-
tion. En effet, la prise en compte de l'imagina-
tion dans genèse des passions permet à l'indi-
197
IMAGINATION
199
INDIVIDU
200
Cette critique ne doit pas faire penser que le
propos de Spinoza est d'effacer ou de dépasser
l'individualité de chacun. Il se propose au
contraire de promouvoir le plein accomplisse-
ment de chaque individu. Ce que Spinoza en
effet désigne comme étant la liberté est l'accès à
une manière de vivre autonome qui réalise vrai-
ment l'essence individuelle de chacun. C'est en
cela que consiste l'action adéquate et libre: une
chose est dite libre quand elle existe «par la
seule nécessité de sa nature» et quand elle agit
«par soi seule» (Éth. l, Déf. VII). C'est pour
cette raison que «[ ... l la vertu [ ... l n'est rien
d'autre qu'agir selon les lois de sa propre
nature» (Éth. IV, 18, Sc.). Si la vertu se définit
par l'action autonome, c'est-à-dire libre et spéci-
fique, on est arnené à définir la conduite éthique
par la recherche de l' « utile propre». C'est ce que
propose explicitement Spinoza. Mais l'utile, ici,
n'est pas pragnlatique ni universel, il est à la fois
réfléchi et spécifique: l'utile vrai est ce qui
accroît réellement la joie et la puissance d'agir,
mais cet utile vrai ne saurait être que spécifique,
propre à chaque essence singulière, c'est-à-dire à
chaque individu. La Raison exige «[ ... l que
chacun s'aime soi-rnême, qu'il recherche sa
propre utilité, en tant qu'elle lui est réellement
utile» (ibid.).
En cherchant à définir quel bien serait le plus
utile à l'homme, Spinoza rencontre l'autre:
« Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme. »
201
INDIVIDU
203
1 N FIN 1
205
INTELLIGENCE [INTELLIGENT/Al
206
connaissance réflexive et adéquate de soi-même
et du monde, ce dont l'esprit peut jouir est ce
que nous appelons la « vraie vie».
208
D'après le texte même du théorème, la perfec-
tion, ici, désigne la «puissance d'agir». La joie
étant explicitement posée comme un «affect»
( «En dehors de ces trois affects [le Désir, la Joie
et la Tristesse], je n'en reconnais aucun autre qui
soit primitif»), on peut dire que la joie est la
conscience d'un accroissement simultané de la
puissance d'agir du corps et de la puissance de
penser de l'esprit.
C'est à ce titre qu'elle est la meilleure expres-
sion du conatus, c'est-à-dire de l'effort pour affir-
mer et déployer son existence.
Et c'est pourquoi, aussi, tous les efforts parti-
culiers s'efforcent d'accroître cette puissance
intérieure: il s'agit toujours en fait, pour l'esprit
humain, d'accroître sa joie et d'affirmer à ses
propres yeux sa puissance d'agir et d'exister.
L'éthique spinoziste découle directement de ce
fait anthropologique: la raison ne commande rien
d'autre que de conserver son être et accroître sa
joie (Éth. IV, 18, Sc.). C'est en cela que consistent
la «vertu» et la «perfection ». Mais, pour aider à
l'accomplissement de cette tâche, l'éthique ne
peut se borner à souligner la valeur privilégiée de
la joie. Elle doit repérer les obstacles et les
vaincre: c'est ici qu'elle rencontre les passions et
qu'elle s'interroge sur les moyens de les maîtriser.
Et la joie, le plus souvent, est une passion.
Ce n'est pas en tant qu'affect, c'est en tant
qu'affect passif que la joie est une passion. Elle
découle alors en nous d'une action dont nous ne
209
JOIE
210
haute perfection, est celle qui résulte de la
connaissance du troisième genre, et cela parce
que la «plus haute vertu de l'Esprit» est de
connaître Dieu par l'intuition rationnelle et
totalisatrice. De cette connaissance «naît la plus
haute satisfaction de l'Esprit qui puisse être don-
née» (Éth. V, 27).
Cette joie, accompagnée de l'idée de Dieu
comme cause, est un Amour: la plus haute joie
du sage est l'Amour intellectuel de Dieu (c'est-à-
dire la connaissance intuitive de la Nature tota-
lisée).
Mais cet Amour (qui est aussi l'Amour de
Dieu pour les hommes) n'est rien d'autre que
notre béatitude et notre liberté: c'est en cet
Amour, en cette philosophie que « consiste notre
salut ou, en d'autres termes, notre Béatitude ou
notre Liberté» (Éth. V, 36, Sc.).
Ainsi, l'éthique de la joie conduit-elle à une
sagesse de la béatitude. Ce n'est pas dire, pour
autant, que le sage se détourne de cette morale
concrète qui fut décrite en Éthique IV. Au
contraire, béatitude irnplique toutes les puis-
sances du corps (pensé autrement, certes) et
toutes les joies concrètes, pourvu qu'elles soient
autonomes et maîtrisées. «Il appartient à
l'hoITlme sage d'user des choses, d'y prendre
plaisir autant qu'il est possible (non certes jus-
qu'à la nausée, ce qui n'est plus prendre plaisir).
Il appartient à l'hoITlme sage, dis-je, d'utiliser
pour la réparation de ses forces et pour sa récréa-
211
Jal E
213
JUSTICE
214
JUSTICE
c'est-à-dire le détenteur de la souveraineté, qui
définit le juste et l'injuste. Ce «souverain »,
même s'il se présente comme un «monarque»
ou une «aristocratie », est en réalité la puissance
de la société entière qui a délégué ses pouvoirs
(son «droit de nature»). Précisons que Spinoza
se fait le défenseur d'un pouvoir qui s'exercerait
«collégialement» (colegiater), et qui est la démo-
cratie.
Seule la raison devrait présider à l'élaboration
des lois et à la construction d'un droit civil. Mais
en tout état de cause, c'est toujours le «souve-
rain» (quelle que soit sa nature) disposant de
l'autorité qui a seul le pouvoir de définir le juste
de l'injuste. En cl' autres termes, chaque société
est autonome et souveraine, et c'est elle seule
(par sa législation et son droit) qui est autorisée à
définir le juste et l'injuste, le bien et le mal.
Ce réalisme politique, ce relativisme sociolo-
gique et historique ne signifient pas que Spinoza
se fasse le partisan du cynisIne individuel ou de
l'autoritarisme politique. Bien au contraire, il
prône la paix, le civisme et la démocratie de fait
ou de droit: monarque, s'il veut sauver son
pouvoir, devra s'incliner devant la masse (multi-
tudo).
Spinoza fonde la paix civile et la liberté sur
l'obéissance aux lois et aux décrets communs
(Éth. 73). Mais cette justice ne constitue pas
à elle seule une éthique et une sagesse. Au cœur
d'une société juste qui instaurerait la concorde et
215
JUSTICE
216
qu'elle implique. C'est ainsi qu'il évoque sou-
vent l'accroissement d'être, de réalité et de puis-
sance qui résulte de la connaissance rationnelle
(discursive puis intuitive), ou l'accroissement de
puissance qui résulte de l'entraide et de l'amitié
entre les esprits. Que la juste évaluation de l'es-
prit humain soit, chez Spinoza, un thème fonda-
mental de sa réflexion, c'est la conclusion même
de l'Éthique qui nous en convaincra: «On voit
par là quelle est la force du Sage, et combien il
est supérieur à l'ignorant conduit par ses seuls
désirs sensuels {... ], l'ignorant est agité de mille
façons par les causes extérieures et ne possède
jamais la vraie satisfaction de l'âme [ ... ] dans le
temps même où il cesse d'être passif, il cesse
aussi d'être. Mais le sage au contraire [ ... J est à
peine ému {. .. ] et, ne cessant jamais d'être, il
jouit toujours au contraire de la vraie satisfaction
de l'âme» (Éth. V, 42, Sc.).
On le voit, le critère de la valeur d'un individu
et de sa supériorité sur les autres n'est pas la
puissance sociale, la richesse ou les honneurs,
mais la densité et l'autonomie intérieure de son
Joie, Félicité et Satisfaction de soi sont les
véritables critères de la juste appréciation de soi.
Si sage juger et apprécier son être à
sa juste valeur c'est parce que, essentiellement,
la sagesse est «conscience de soi» et la vérité
index sui.
Seules, en effet, la conscience réfléchie et la
connaissance vraie permettent l'instauration de
217
JUSTICE
219
LIBERTÉ
220
À partir de cette prise de conscience, le lecteur
moderne remarquera que, dans le texte même que
nous venons de citer, Spinoza se réfère aux appé-
tits, c'est-à-dire au Désir: c'est en vérité l'objet
principal d'Éthique III. Il s'agit de connaître les
« passions» pour lutter contre la « servitude». Le
propos de Spinoza nous apparaît maintenant plus
clairement: il s'agit pour lui de combattre une
conception erronée de la liberté et de lui substi-
tuer une doctrine de la liberté véritable qui puisse
en effet cornbattre efficacement et réellement la
passivité de l'affectivité et la servitude. D'ailleurs
la partie IV se termine par la description de
« l'hornme libre», tandis que la partie V identifie
enfin Liberté, Béatitude et Salut.
En quoi consiste donc cette nouvelle concep-
tion de la liberté? Spinoza se prononce dès le
tout début de l'Éthique: «On dit qu'une chose
est libre quand elle existe par la seule nécessité
de sa nature et quand c'est par soi seule qu'elle
est déterminée à agir» (Éth. l, Déf. VII). La nou-
velle liberté est donc l'autonomie interne. À ce
titre, «Dieu seul est cause libre» (Éth. l, 17,
Cor. II et Sc.). Mais c'est pourtant l'analyse de la
liberté humaine qui est à l'horizon de ces défini-
tions ontologiques.
Certes, «Il n'y a dans l'Esprit aucune volonté
absolue, c'est-à-dire libre» (Éth. II, 48). Mais ce
qui est ainsi rejeté est l'idée de faculté et,
notamment, d'une faculté de vouloir qui serait
distincte de l'affirmation impliquée par toutP
221
LIBERTÉ
222
voyant le meilleur, de faire le pire» (Éth. IV,
Préf.).
La liberté est donc le fait de ne relever que
de soi-même. C'est précisément l'objet d'Éthi-
que IV et V d'établir les voies d'une libération
véritable: c'est par la connaissance des affects et
de leur mode d'action, c'est-à-dire par la
connaissance exacte du rapport entre le Désir et
l'imagination, que pourront être définis les
moyens d'agir sur ces affects et de les maîtriser.
C'est toujours par un affect plus fort (et donc la
poursuite de la joie) que pourront être vaincus
les affects passifs et les désirs inadéquats
(Éth. IV, 7). C'est ainsi seulement par la connais-
sance éclairant le Désir que l'action pourra deve-
nir conforme à l'essence individuelle et ne rele-
ver que d'elle-même. La connaissance des affects
n'est pas sa propre fin, elle est destinée à instau-
rer l'autonomie et à faire qu'il soit possible de
«vivre enfin sous la conduite de la Raison, c'est-à-
dire à être libre et à jouir de la vie des bienheu-
reux» (Éth. IV, 54, Sc.).
Une fois définies les voies rationnelles qui
conduiront à la libération véritable, Spinoza
peut esquisser le portrait de «l'homme
libre ».
D'une façon générale, «celui-là est libre qui
est conduit par la seule Raison» (Éth. IV, 68,
Dém.). Les exigences de cette Raison, Spinoza
les a exposées dans le Scolie d'Éthique IV, 18:
«[ ... } elle n'exige rien qui s'oppose à la Nature ».
223
LIBERTÉ
224
table du Désir comme essence singulière est
l'autonorrlÏe joyeuse de l'individu et, par consé-
quent, la liberté.
226
Ainsi les «yeux de l'esprit» et la «lumière»
même par laquelle celui-ci voit la vérité selon sa
propre nonne ne sont pas enracinés dans une
source mystique livrée par une mystérieuse
intuition, ils ne sont que l'activité rationnelle et
discursive de l'Esprit hurnain ancré sur son
Corps.
228
passif et d'une intervention de l'imagination. On
appelle «mal» en effet ce qui est contraire à l'in-
térêt de l'individu, et donc cela qui s'oppose à
son Désir (à son conatus): «Par mal, j'entends
toute fonne de Tristesse, notamment celle qui
frustre un désir» (Éth. III, 39, Sc.).
C'est d'ailleurs le plus souvent «par crainte
d'un mal» (une douleur ou un châtiment) que
l'ignorant poursuit la vertu et la sagesse, alors
que l'hoITune libre poursuit la vertu et la félicité
non par crainte d'un mal mais en fonction du
bien lui-même: «Celui qui est conduit par la
Crainte et accomplit le bien pour éviter le mal
n'est pas conduit par la Raison» (Éth. IV, 63).
Autrement dit, l'homme libre poursuit la per-
fection pour elle-même.
Certes, la perfection et l'imperfection ne sont
que «des modes du penser» (Éth. IV, Préf.).
Mais le sage s'efforce de former «un modèle de
la nature humaine auquel nous puissions nous
référer». On entendra donc par mal non pas une
réalité ou une conduite objectivement définis-
sable et opposable à une perfection objective,
mais «ce qu'avec certitude nous savons qui nous
empêche de nous rapporter à ce modèle ». Et l'on
dira «que les hommes sont plus parfaits ou plus
imparfaits selon qu'ils se rapprocheront plus ou
moins de ce même modèle» (ibid.).
C'est pourquoi le sage qui souhaite poursuivre
et réaliser un tel modèle de la nature humaine,
modèle de joie et d'autonomie, est cet «homme
229
MAL
230
de la joie et en aucun cas de la fuite de la dou-
leur, c'est-à-dire de la crainte d'un mal.
Si la poursuite directe et affIrmative de la joie
est le bien véritable, cela ne signifie pas que, face
au «mal» (douleur, obstacle ou négation), nous
devrions rester passifs ou indifférents. Bien au
contraire: «Tout ce que, dans la Nature, nous
jugeons être un mal, c'est-à-dire un obstacle
capable de nous empêcher d'exister et de jouir
d'une vie rationnelle, il nous est permis de
l'écarter par la méthode qui nous paraît la plus
sûre» (Éth. IV, App., chap. VIII).
232
propositions, démonstrations, scolies et corol-
laires ; du point de vue pédagogique, elle emploie
volontiers ces outils formels que sont les préfaces,
appendices et chapitres.
Nous devons maintenant préciser le sens et
l'intention de cette méthode, c'est-à-dire de
l'emploi de cette méthode pour exposer une doc-
trine philosophique.
Un contresens doit d'abord être évité. Spinoza
n'expose pas une conception mathématique de
l'univers. Comme il le dit dans la Lettre XII (sur
l'infini), le nombre n'est pour lui qu'un auxi-
liaire de l'irrlagination. La substance et les attri-
buts étant indivisibles, ils ne sont pas quanti-
fiables.
Ce qui est donc significatif, dans l'emploi de
la méthode mathématique de raisonnerrlent et
d'exposition, n'est pas l'aspect quantitatif du
monde, rIlais la force des dérrlOnstrations et l'ac-
cès à une vérité rationnelle et communicable.
Le propos de Spinoza n'est pas de quantifier
le monde ou la pensée, rnais d'utiliser une
méthode discursive qui, par sa rationalité, puisse
comporter une validité universelle. Spinoza sou-
haite convaincre son lecteur par la rigueur
rationnelle de son discours. L'effort qui lui est
demandé est certes considérable. Mais les enjeux
sont si graves et si importants, les préjugés à
leur propos sont si répandus, que seule une
méthode rigoureuse est susceptible d'établir une
vérité qui deviendrait évidente et donc partagée.
233
MATHÉMATIQUE
236
À partir de là, on peut affirrner que «la bonne
méthode sera celle qui montre comrnent diriger
l'esprit selon la norme d'une idée vraie» (ibid.).
Mais comme les idées sont plus ou moins riches
et significatives ou, dans le langage spinoziste,
sont plus ou moins parfaites selon l'être qu'elles
désignent et qu'elles impliquent, on pourra pré-
ciser ainsi la nature de la méthode la plus par-
faite: «[ ... ] la connaissance réflexive de l'idée de
l'Être le plus parfait sera supérieure à la connais-
sance réflexive de toutes les autres idées, c'est-à-
dire que la méthode la plus parfaite sera celle
qui montre comment l'esprit doit être dirigé
selon la norme de l'idée de l'Être le plus parfait»
(ibid.).
Ainsi, la méthode parfaite de la philosophie
n'est pas seulement le processus déductif qui
enchaîne les concepts avec rigueur et qui établit
ainsi le lien et l'interdépendance des choses; elle
est aussi la double démarche suivante. D'une
part, il ya à expliciter par la réflexion toutes les
implications et tous les contenus d'une idée; il
s'agit de connaître les idées des choses (par l'idée
de l'idée) pour mieux connaître les choses elles-
mêmes (car une simple connaissance immédiate
et directe de la chose est toujours tronquée,
incomplète et donc fausse). J'aimerais ici évo-
quer une phénoménologie réflexive. D'autre
part, il conviendra de partir de l'idée de l'Être le
plus parfait, c'est-à-dire de l'idée de Dieu, c'est-à-
dire de l'idée de la Nature totalisée. Car la
237
MÉTHODE
239
MODE
240
contingents puisqu'ils ne trouvent pas en eux-
mêrnes le fondement de leur existence ni la
source de leur essence. Ils ne sauraient être cause
de soi (causa sui). De là découle une sagesse: la
nécessité de comprendre la dépendance de toute
chose à l'égard de la totalité infinie, qui est celle
de la Nature.
D'ailleurs, Spinoza nomme «Nature naturée»
«tous les modes des attributs de Dieu en tant
qu'on les considère comme des choses qui sont
en Dieu et qui ne peuvent, sans Dieu, ni être, ni
être conçues» (Éth. l, 29, Sc.). Il s'agit donc de
la Nature constituée, produite et composée de
toutes les réalités singulières existantes. La
«Nature naturante », quant à elle, sera la même
nature totalisante, mais considérée du point de
vue de son fondement et de sa condition, c'est-à-
dire des attributs; la Nature naturante est «ce
qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ces
attributs de la substance qui expriment une
essence éternelle et infinie» (ibid.). On voit que,
concrètement, Spinoza appuie les modes sur les
attributs, et non sur la substance, bien que, on
souvient, le mode soit une modification de
la substance.
Cette nuance révèle une autre conséquence de
la définition des modes pour notre compréhen-
sion des choses singulières. C'est que chaque
rnode doit être compris par un attribut distinct,
le sien, et ne peut s'intégrer que dans une série
causale qui sera celle de cet attribut: ces choses
241
MODE
242
cuIté (joindre le fini et l'infini) n'existe pas,
parce que cette image pyramidale est fausse.
Et c'est précisément la théorie du mode qui
peut nous en convaincre. Le mode est déjà l'attri-
but, si l'on rassemble sur un même plan tous les
modes d'un même domaine; et il est déjà la sub-
stance si l'on considère en même temps tous les
dornaines possibles, c'est-à-dire les modalités
concrètes de tous les attributs possibles. L'orga-
nisation du système ontologique est «horizon-
tale» et non «verticale». Le mouvement de la
pensée à travers les différentes modalités d'un
même domaine, ou les différents domaines d'une
même Nature, est un mouvement dans l'imnla-
nence et non un mouvement vers la transcen-
dance. L'ontologie spinoziste n'est pas une hié-
rarchie objectiviste des niveaux de l'Être, mais
une axiomatique conceptuelle des divers aspects
de l'Être.
Certes, le mouvernent de la pensée à travers ces
aspects de l'Être, mouvement allant du mode
singulier à la substance infinie, est un accroisse-
ment de l'abstraction. ces mouvements de
l'abstraction logique s'accompagnent du mouve-
ment inverse concrétisation puisque la
connaissance s'efforce de cerner de mieux en
mieux l'individu humain et de construire un
chemin vers un accomplissement toujours plus
souverain et satisfaisant de cet individu.
Paradoxalement, c'est le concept de mode qui
permet ce double mouvernent vers l'extériorité
243
MODE
245
MODÈLE {EXEMPLAR}
246
ou la réalité humaine accédant à son plein
accomplisserrlent.
Le Traité de la réforme de l'entendement avait déjà
jeté les premiers fondements de cette doctrine de
la perfection morale qui est à la fois rrlOdèle et
réalité future: «[ ... ] l'homme conçoit une
nature hurnaine plus forte gue la sienne [ ... ]
tout ce qui peut être un moyen d'arriver {à une
telle perfection], on l'appelle bien véritable.» Il
s'agit donc de réaliser une «nature supérieure» :
elle consistera «dans la connaissance de l'union
de l'esprit avec la nature totale» (TRE, § 13),
car seule une telle connaissance permet de défi-
nir et d'atteindre «un bien véritable et qui
[puisse] se communiquer, quelque chose enfin
dont la découverte et l'acquisition [ ... ] procu-
reraient pour l'éternité la jouissance d'une
joie suprême et incessante» (TRE, § 1, trad.
R. Misrahi).
C'est ce «bien véritable», ce modèle de la
nature humaine, accédant à la plénitude de
sa réalité et à son accomplissement, qui est
patiemment décrit et construit tout au long de
l'Éthique, et c'est ce «modèle» irrlmanent et
humain qui est le référent auquel se rapporte
toujours plus la vie même de Spinoza: on sait
qu'il a été marqué, dans son enfance, par la sanc-
tion religieuse infligée à U riel da Costa, Juif
subversif qui contestait la doctrine de l'irnrnor-
talité de l'ârne et qui, après son suicide, laissa
derrière lui un ouvrage intitulé: Exemplar
247
MODÈLE (EXEMPLAR}
249
MOR T
250
vraie. Spinoza présente en effet Salomon comme
« {... } un auteur qui parle par la vertu de la
lumière naturelle, par où il l'emporta sur tous
les sages de son siècle », et il écrit: «[ ... } je
pense à Salomon, dont les livres sacrés célèbrent
non le don prophétique et la piété mais la pru-
dence et la sagesse. Salomon donc, dans ses Pro-
verbes, appelle l'entendement humain une fon-
taine de vie vraie et fait consister l'infortune
dans la seule déraison >-> (TTP, chap. IV, «De la
loi divine»). Ce que dit ici Spinoza est à ses yeux
d'une importance capitale puisqu'il cite plu-
sieurs fois Salomon et revient notamment sur la
félicité: «Heureux l'homme qui a trouvé la
sagesse et l'homme qui acquiert l'intelligence»
(Proverbes, III, 13).
252
idées. En Éth. II, 49, Sc., à propos de la pseudo-
faculté de vouloir, qui est le libre arbitre, Spi-
noza combat ceux qui «embarrassés par leurs
préjugés» considèrent en fait «les idées comme
des peintures muettes sur un tableau» et, à par-
tir de là, «ceux qui confondent les mots avec les
idées ou avec l'affirmation même qu'enveloppe
l'idée ». En effet, c'est par une telle confusion
entre le mot (la parole) et l'idée qu'ils pensent
pouvoir nier ou afHrnler «contre ce qu'ils ressen-
tent ». Mais «c'est en paroles seulement» qu'ils
affirment ou qu'ils nient, c'est en paroles seule-
ment qu'ils distinguent une idée (une chimère,
par exemple) et l'affirmation ou la négation de
l'existence de son objet. La pseudo-suspension
du jugement n'est qu'un leurre, et «Il n'existe
dans l'Esprit aucune volition, c'est-à-dire aucune
affirmation ou négation, en dehors de celle
qu'enveloppe l'idée en tant qu'elle est idée»
(Éth. II, 49). Dans le Scolie, Spinoza prononce
deux fois le mot «préjugé» dans un seul para-
graphe, et nlontre qu'on «pourra aisément [s'en]
défaire» si prête attention à la nature de
Pensée «qui n'enveloppe en rien le concept
d'É tendue». il conclut: «L'essence des images
et des mots est constituée en effet par les seuls
mouvements de corps, qui n'impliquent en rien
le concept de pensée» (ibid., Sc.).
recherche de la vérité suppose donc une cri-
tique du langage et implique une distinction
rigoureuse entre les idées et les mots, ceux-ci
253
MOT 5
25L1
gnation» (Éth. Déf. des Aff. xx), il écrit:
«Je sais bien que ces noms ont une autre signifi-
cation dans l'usage courant. Mais mon dessein
est d'expliquer non pas le sens des mots mais la
nature des choses, et de désigner celle-ci par des
termes dont la signification d'usage ne s'oppose
pas entièrement au sens où je veux les employer;
qu'il suffise d'en être averti une seule fois {quod semel
monuisse sufficiat} » (Déf. des Aff. Xx, Expl., c'est
nous qui soulignons).
Ainsi, les mots et les termes n'ont pas de
signification ni d'autorité intrinsèques: ils ne
sont que des mouvements ou des images corpo-
rels. Ils peuvent, à ce titre, recouvrir ou des pré-
jugés ou un vide de la pensée; mais ils peuvent
aussi être d'un certain usage et d'une certaine
utilité dans le langage courant se rapportant aux
choses et unissant les hommes.
Cet usage peut être respecté, mais dans une cer-
taine mesure seulement. Spinoza y insiste: le but
de la philosophie est de connaître les choses et
non de définir les mots qui les désignent. Elle a
donc tâche connaître et de définir les
idées qui rendent compte des choses et non les
mots qui doivent au contraire bien distin-
gués de ces idées.
Mais le philosophe doit aussi se faire entendre:
c'est pourquoi il tentera, dans son langage, de ne
pas trop s'éloigner sens courant des mots,
mais cela, bien entendu, jusqu'à une certaine
limite. C'est la vérité, c'est-à-dire aussi l'être des
255
MOT 5
256
EnSUIte l'évidence du fait que le terme fonda-
mental de l'Éthique, à savoir Dieu, doit être lu
dans la perspective et avec la rigueur des défini-
tions spinozistes, et non pas selon les préjugés,
les conceptions traditionnelles ou le langage
courant.
Le spinozisme n'est ni un déisme ni un chris-
tianisrne, c'est une philosophie de la Nature.
Pour ne pas trop s'éloigner de l'usage, on peut
nommer cette Nature «Dieu », rnais l'inlportant
est l'analyse et la connaissance de cet Être, et
non la définition du mot qui le désigne ordinai-
rement.
C'est pourquoi, comme le comprenait bien
Lambert de Velthuyssen dans sa lettre à Jacob
Osten sur le système de notre philosophe, on
peut dire que le spinozisnle est un athéisme. Le
grand historien du cartésianisme, Henri Gou-
hier, disait dans ses cours: «Le spinozisme est
un athéisme poli. »
258
cornme étant son essence implique donc à la fois
la nécessité logique et existentielle, et la liberté,
celle-ci étant conçue comme cohérence et auto-
nomie et non pas comme libre arbitre. C'est
pourquoi Dieu est cause libre, et l'action humaine
adéquate est également une causalité libre.
C'est cet emploi du mot nature qui permet de
rapprocher ce terme d'un autre terme qui est
également «Nature», mais avec une capitale.
Par exemple, en Éth. l, 5: «Dans la Nature, il
ne peut exister deux ou plusieurs substances de
même nature.»
La Nature désigne alors l'ensemble de la réa-
lité, c'est-à-dire notamment ces deux attributs
(Étendue et Pensée) qui définissent ce que
l'homme, quant à lui, perçoit de la substance et
qui constituent le lieu et les fondements de son
existence.
L'emploi du terme Nature, comme tout de la
réalité, apparaît dès l'Appendice d'Éth. l, à pro-
pos des décrets de Dieu: «[ ... } si Dieu avait
décrété, quant à la Nature et quant à son ordre,
autrement n'a décrété, c'est-à-dire autre-
ment voulu et pensé sur la Nature, alors néces-
sairement il aurait eu un autre entendement que
celui qu'il possède et une autre volonté que celle
qu'il a» (Éth. l, 33, Sc.).
Ce texte montre que, en fait, les décrets de
Dieu sont les lois mêmes de la Nature, et que ni
ces lois ni cette Nature ne pourraient être diffé-
rentes de ce qu'elles sont (cf. Éth. l, 33). À cet
259
NATURE
260
la doctrine qui, en effet, identifie Dieh et la
Nature.
Cette identification n'est d'ailleurs soulignét
avec tant de clarté qu'une seule fois. Elle revêt
par là une signification centrale dans l'œuvre
de Spinoza. Mais le philosophe n'occulte rien:
il avait déjà exprimé sa doctrine unitaire en
Éth. l, Il: « Dieu, c'est-à-dire une substance
constituée par une infinité d'attributs.» On est
là en présence d'une définition conventionnelle
de Dieu qui, en fait, l'identifie à l'ensemble des
attributs, c'est-à-dire à la Nature.
Cette identité de «Dieu» et de la « Nature »
ne doit pas prêter à confusion. Spinoza ne
gOInrne pas mais au contraire met en évidence le
fait de la dépendance de l'homme à l'égard de la
Nature entière: «Et il n'est pas possible que
l'homme ne soit pas une partie de la Nature et
qu'il n'en suive pas l'ordre cornmun» (Éth. IV,
App., chap. VII). C'est pour désigner un ordre
causal qui nous dornine que Spinoza distingue
une «Nature naturée» et une «Nature natu-
rante» (Éth. l, 29, Sc.). La Nature naturée
désigne l'ensemble des modes finis, c'est-à-dire
tout ce qui dépend d'autre chose (comme
l'homme), tandis que la Nature naturante
désigne l'ensemble des attributs, c'est-à-dire la
Nature (Dieu) comme cause de soi et liberté.
Cette dépendance à l'égard de la Nature n'est
pas, pour l'hornme, un obscur destin qui l'écra-
serait. Lorsque «la meilleure part de nous-
261
NATURE
263
NÉCESSITÉ
264
liberté (<< On dit qu'une chose est libre ... ») et
souligne que l'action répond alors à une «néces-
sité de sa nature », c'est-à-dire à la nécessité
interne d'une réalité qui déploie son action «par
elle seule»: c'est l'autonomie de l'action néces-
saire qui en marque la liberté. Seule l'autonomie
d'une action déployant sa propre essence méri-
tera d'ailleurs le nom d'action: et Spinoza utilise
ici, en effet, le verbe latin agere (ad agendum ... )
qui signifie accomplir, être actif.
Au contraire, il utilisera le verbe operare (ad
operandum ... ) pour désigner, dans la deuxième
partie de la définition, l'activité à laquelle une
chose est «contrainte» par une autre. La pre-
mière activité est «libre» parce qu'elle exprime
une nécessité d'origine interne (et c'est le terme
agere qui désigne cette action véritable). Mais la
seconde activité est «contrainte» (et non pas
seulement nécessaire) parce qu'elle exprime un
déterminisme d'origine extérieure (et c'est le
terme operare qui désigne cette activité induite et
produite).
Il est donc clair que, pour Spinoza, la nécessité
(qui est le déroulement déterminé d'une essence)
n'implique pas obligatoirement la contrainte, et
n'exclut pas la liberté. Pour le dire brièvement,
la nécessité d'origine interne est la liberté puis-
qu'elle est l'autonomie et l'immanence de l'ac-
tion, tandis que la nécessité d'origine externe est
la contrainte puisqu'elle est l'hétéronomie de
l'action et, dirions-nous, son aliénation.
265
NÉCESSITÉ
266
déployer une action, rationnellement éclairée,
qui exprime l'essence propre et l'intérêt véritable
d'un individu, c'est-à-dire d'un Désir. La liberté
n'est pas l'indéterrnination ni l'arbitraire, mais
la cohérence rigoureuse d'une action qui
exprime un Désir spécifiquement défini et réel-
lement accompli. Cette liberté non seulement ne
nie pas la nécessité, rrlais encore se l'approprie-
t-elle. C'est par la connaissance de sa véritable
nécessité interne (sa loi, son essence, son Désir)
que l'individu dépasse les servitudes de la pas-
sion et accède à l'épanouissement de «l'homme
libre ».
C'est donc seulement en tenant compte de
cette perspective ultime sur la liberté que l'on
est en mesure de comprendre la signification
véritable des analyses spinozistes de la nécessité.
Portant d'abord sur une Nature unifiée, elles
nous libèrent de toute transcendance et nous
invitent à prendre conscience de nos forces
immanentes pour construire notre autonorrlÎe et
notre joie.
268
les notions communes à partir d'une théorie des
structures a priori de l'esprit (comme chez Des-
cartes ou Kant) ni à partir d'une vision théolo-
gique de la création de l'âme. C'est à partir de la
Nature matérielle et par conséquent des corps
matériels eux-mêrnes que Spinoza rend compte
de l'origine des notions communes. Elles expri-
ment les propriétés objectives qui sont com-
munes à tous les corps matériels et qui concer-
nent donc l'esprit humain à la fois parce qu'il est
l'idée d'un corps (son propre corps) et parce qu'il
vit au milieu d'une Nature, faite aussi de tous
les corps matériels. Parce que l'esprit humain se
rapporte à l'Étendue par son corps et existe dans
l'Étendue par sa perception, il est en rnesure de
saisir le fait que «tous les corps ont par certains
côtés quelque chose de commun» (Éth. II,
Lem. II). Ils enveloppent tous le concept d'un
seul et même attribut, et tous peuvent être au
repos ou se mouvoir, et cela plus ou moins rapi-
dernent.
Or, ces propriétés communes des corps sont
perçues façon adéquate et cela tout esprit
humain. En effet: « qui est commun à toutes
choses et se trouve également dans la partie et le
tout ne peut être conçu qu'adéquatement»
(Éth. 38; cf. également 39).
C'est donc parce qu'un être humain est à la
fois corps et esprit, c'est parce qu'il a la même
nature que tout être de la Nature et qu'il «n'est
pas un empire dans un empire », qu'il est en
269
NOTION5 (COMMUNES)
270
l'homme peut exercer une activité de connais-
sance ancrée simultanément sur la matérialité
objective du monde et sur l'universalité de la
Raison.
272
tiat) et estime l'objet aimé au-dessus de leur
juste valeur, et au contraire estime au-dessous de
sa juste valeur l'objet haï; cette imagination,
quand elle concerne l'homme qui s'estime plus
qu'à sa juste valeur, s'appelle Orgueil, lequel est
une espèce de Délire, puisque l'homme rêve tout
éveillé qu'il peut accomplir tout ce qu'il pour-
suit par la seule imagination, le considérant ainsi
comme réel, et puisqu'il s'en émerveille [ ... ].
L'Orgueil est donc une Joie née du fait que l'homme
s'estime au-dessus de sa juste valeur ... »
Sur l'exemple de l'orgueil, on voit donc bien
ce qu'est une passion: elle est un affect de joie,
issu de la conscience de sa propre puissance et de
son accroissement. Mais cet affect reste inefficace
et passif, puisque la puissance dont se réjouit
l'individu est purement imaginaire: elle est
exactement un «délire». En outre, ce jugement
imaginaire porté par le sujet sur lui-même est
inadéquat à un double titre: non seulement il ne
correspond pas à la «valeur» et à la puissance
réelle de l'esprit, mais il est de plus suscité pour
ainsi dire de l'extérieur. effet, l'imagination,
ici, est produite par un processus d'imitation et
de renversement, et non pas par une réflexion
interne et autonome. Pour l'établir, Spinoza ren-
voie à la Proposition 23 de cette même
partie Il y montrait le rôle de l'imagination
dans les relations passionnelles à l'autre, en sou-
lignant notamment le rôle (que nous dirions
« pervers») des affects contraires: à l'égard de
273
ORGUEIL
274
sance (surestimée par un orgueil compréhensible
mais inadéquat) ne sera pas réellement accrue ni
sa liberté autonome réellement affirmée.
Cette critique non moralisatrice s'efforce donc
seulement d'élucider un processus d'aliénation.
Mais en même temps, elle fournit paradoxale-
ment le moyen de combattre la passion élucidée.
Contre elle, il n'y a pas à mobiliser une volonté
qui serait à la fois morale et efficace: les «facul-
tés» sont des abstractions et seule est affirrnative
une idée vraie La volonté ne peut rien contre
l'orgueil puisque la volonté est une faculté fic-
tive et que l'orgueil n'est que le Désir mal
éclairé.
Le combat contre l'orgueil ne sera donc pas le
fait d'une volonté morale, mais d'un Désir sou-
cieux de s'accomplir réellernent et non pas ima-
ginairement. L'orgueil n'est pas une faute mais
une erreur: il nourrit davantage l'impuissance
que la puissance, et l'imaginaire que la réalité.
Or c'est d'une joie réelle et autonome que
l'homme libre veut se réjouir.
C'est pourquoi le sage ne se surestimera pas,
mais il ne se mésestimera pas non plus. L'orgueil
en effet ne doit pas laisser la place à l'humilia-
tion: si «r.Orgueil consiste à avoir de soi-Inême,
par Amour, une meilleure opinion qu'il n'est
juste» (Éth. Déf. des Aff. XXVIII), «Le Mépris
de soi [de son côté] consiste à avoir de soi-même,
par Tristesse, une moins bonne opinion qu'il
n'est juste» (ibid., XXIX).
275
ORGUEIL
276
gueilleux aime la présence des parasi tes ou des
flatteurs rnais il hait celle des esprits généreux»
(Éth. IV, 57).
278
la passion et donc toute la vie affective comme
une déchéance de notre nature ou comme une
instance qui nous serait étrangère.
Pour définir la passion, il ne suffit pas de la
considérer en elle-même, il faut la rapporter
d'abord au fondement même de la vie affective,
c'est-à-dire au Désir. Or nous savons que le
Désir est, d'un certain point de vue, l'essence
même de l'homme. Il est en effet cet effort (ce
conatus) par lequel l'être humain s'efforce de per-
sévérer dans l'être et par conséquent d'exister.
C'est l'existence même qui est effort de vivre,
c'est-à-dire aussi effort pour accroître sa puis-
sance d'être et éprouver la joie de cet accroisse-
ment.
Voici comment Spinoza définit l'affectivité:
«)' entends par Affect les affections du Corps
par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou
réduite, secondée ou réprimée et, en même
temps que ces affections, leurs idées» (Éth. III,
Déf. III). L'affect est une modification de la puis-
sance d'agir et donc une puissance d'agir. Spi-
noza considère donc déjà le Désir, et ce que nous
appelons l'affectivité, comme une réalité dyna-
mique et positive et non pas comme « un vice de
la nature ». Mieux: dans cette définition de l'af-
fect, il souligne cette signification dynamique;
il ajoute en effet: «Si nous pouvons être la cause
adéquate de l'une de ces affections, j'entends
alors par Affect une action ... » L'affectivité,
c'est-à-dire le Désir, n'est pas une part inférieure
279
PASSION
280
En second lieu, en même temps qu'elle définit
la passion cornme servitude à l'égard d'une exté-
riorité (irnagination, superstition), cette analyse
donne simultanérIlent l'origine de la servitude et
le moyen de s'en libérer. Si la passivité vient
d'une causalité inadéquate, c' est qu'elle provient
d'une connaissance insuffisante, tronquée et
donc fausse; la passion, ou «Pathème de l'âme »,
est une «idée confuse» (Éth. III, Déf. gén. des
Aff., Expl.). Mais le remède se dégage immédia-
tement du mal, c'est-à-dire de la souffrance de la
passivité: c'est par une connaissance adéquate de
nos passions que nous pouvons les maîtriser.
C'est la connaissance exacte de tous les fonction-
nements de l'ignorance et de l'imagination dans
la production des affects passifi qui nous rendra
capable de dépasser notre passivité et de restau-
rer la libre activité de notre Désir autonome.
N'allons pas croire que Spinoza soit un idéa-
liste. Il affirme toujours clairement que «l'ordre
des actions et des passions de notre Corps est par
nature contemporain {simul} de l'ordre des
actions et passions » (Éth.
Sc). Constatons plutôt que, pour Spinoza,
l'homme être ou actif ou passif, et que ces
formes de l'existence et du Désir ne résultent en
pression du corps sur l'esprit, mais
expriment au contraire et l'unité de l'être
humain et fait qu'il peut toujours, corps et
esprit, être unitairement ou passif ou actif.
Pour nous, lecteurs, se pose alors la question
281
PASSION
282
vivent un tourment (conflictantur) et sont dans
l'angoisse (anxius). Tirés en tous sens, ils ne savent
«vers où se tourner» (Éth. Déf. des Aff. , Expl.)
et, plus généralement parlant, sont dans la tris-
tesse: non pas une douce nostalgie, mais la souf-
france de l'impuissance (Éth. V, 20, Sc.).
Ce ne sont pas des raisons morales tradition-
nelles qui justifient le cornbat spinoziste contre
la passion. Celle-ci, comme servitude, est
impuissance et donc souffrance. Le combat
contre la passion se justifie a contrario par la
nature même de celle-ci: il s'agit, pour l'Esprit
humain, de reconstruire sa puissance, son auto-
nomie, et par conséquent sa joie. C'est la signifi-
cation même du Désir, comme essence de
l'homme et poursuite de la joie, qui appelle la
lutte contre les passions qui ne sont que néga-
tion de la puissance réelle de vivre. Le remède,
disions-nous, découle de l'essence même du mal:
«Or la puissance de l'Esprit se définit par la
seule connaissance, et son irnpuissance, c'est-à-
dire sa passion, par la seule privation de connais-
sance» (Éth. 20, Sc.).
Tout l'ouvrage intitulé Éthique est consacré à la
rrlÏse en place de cette connaissance libératrice.
L'analyse qui s'y déploie ne se réduit pourtant
pas à la critique des sources imaginaires de l'af-
fectivité passive. Spinoza, en écartant l'obstacle
de la passion, met en relief et analyse surtout les
sources de la joie et les voies de l'accomplisse-
ment du Désir.
283
PASSION
285
PENSÉE
285
elle affective: «Les modes du penser {modi cogi-
tandi} comme l'amour, le désir ou tout ce qui est
désigné par le nom d'affect de l'âme ne peuvent
exister si, dans le même individu, n'existe pas
aussi l'idée de la chose aimée, désirée, etc.»
(Éth. II, Ax. III).
On le voit: l'Esprit hurnain est tout entier
activité de penser, cette activité étant concrète-
ment singulière et qualifiée. Cela est vrai aussi
bien de l'activité rationnelle (le mode de penser
est alors la Raison et ses méthodes de connais-
sance) que de l'activité affective. Ce dernier
point n'est pas aussi paradoxal qu'il y paraît
puisque l'affect est l'idée d'une affection du
corps, cette idée étant une conscience active
même si elle n'est pas encore une connaissance
adéquate et vraie.
L'Esprit humain est donc pensée active aussi
bien comme déploiement modal de la raison
(elle n'est pas une faculté) gue comme déploie-
ment de l'affectivité (elle est fondée sur le dyna-
misme du conatus et du Désir). Spinoza le redit
souvent: il est impératif ne pas la
pensée à des images peintes: «Car je n'entends
pas par idée des images comme il s'en forme au
fond de l'œil, et peut-être même au milieu
du cerveau, mais des concepts de la Pensée»
(Éth. 48, Sc.). Et, nous l'avons rappelé, les
concepts sont des actes. Ce qui est ainsi mis en
relief c'est non seulement l'unité de la Nature
(par la théorie des attributs), mais encore et sur-
287
PENSÉE
288
C'est vers l'éthique de la libération que se
dirige en effet le philosophe lorsque, en étudiant
les affects, il constate: «De tout ce qui accroît
ou réduit, seconde ou réprime la puissance d'agir
de notre Corps, l'idée accroît ou réduit, seconde
ou réprime la puissance de penser de notre
Esprit» (Éth. Il).
parallélisme qui découle de la spécificité
des deux domaines est ici clairement rappelé;
mais, chemin faisant, nous voyons se déployer
l'autre idée qui nous importe et qui justifiera
l'éthique de la joie: penser est un acte, c'est donc
une puissance. Et c'est cette puissance intérieure
qui s'épanouira et s'arnplifiera dans le deuxième
et troisième mode de connaissance jusqu'à per-
filettre à l'esprit humain d'accéder à la plus
haute joie: «De ce troisième genre de connais-
sance naît la plus haute satisfaction de l'Esprit
qui puisse être donnée» (Éth. V, 27).
Ainsi, parce que l'acte de penser, et donc de
connaître, est consubstantiel à l'esprit humain
dans toutes les formes de son existence, c'est par
lui-même et sa puissance d'être et de penser
qu'il pourra s'élever de l'ignorance à la connais-
sance vraie, et de l'activité dépendante à l'exis-
tence libre et autonome.
290
table réalité du Désir, la véritable essence concrète
de l'individu. En effet, la joie est toujours le
passage à une plus grande perfection, la tristesse
étant le passage à une perfection moindre, et le
Désir s'efforçant toujours d'accroître sa puissance,
c'est-à-dire sa réalité, c'est-à-dire sa perfection
(cf. Éth. III, Il, Sc.).
C'est une tradition idéaliste qui, trop souvent,
nous empêche de comprendre le sens et le rôle
de la perfection dans la philosophie de Spinoza.
Si, par une méthode pédagogique provisoire,
nous donnions à la «perfection» spinoziste le
sens d'« accomplissement », nous cornprendrions
mieux son propos. La perfection est l'achève-
ment d'une essence, c'est-à-dire sa réalisation
entière, c'est-à-dire sa réalité dans sa plénitude
effective. «Perfection» comporte ici une signi-
fication aristotélicienne, et c'est cette significa-
tion que nous souhaitons suggérer par le terme
d' « accomplissement» comme médiateur d'in-
telligibilité.
Et c'est bien en effet l'idée d'action, d'action
réalisatrice, qui sous-tend la conception spino-
ziste de la perfection: «Plus une chose a de per-
fection, plus elle est active et moins elle subit et,
inversement, plus elle est active, plus elle est
parfaite» (Éth. V, 40).
La perfection n'est donc pas une plénitude sta-
tique, elle est une activité s'exprirnant dans une
essence, ou une essence s'exprimant par son acti-
vité. La joie est toujours un mouvement dyna-
291
PERFECTION
292
et organisée autour de l'idée de la réalité comme
puissance active et perfection d'essence, c'est de
cette anthropologie que va découler toute
l'éthique spinoziste de la perfection.
C'est dans la Préface d'Éth. IV que Spinoza
rapporte explicitement le concept de perfection
au propos éthique de l'ouvrage. Désirant consa-
crer cette partie à la servitude et à la libération,
Spinoza annonce un détour par l'analyse de la
perfection. On n'en saurait valablement juger,
dit-il, que si l'on connaît l'intention de l'auteur
de l'œuvre qu'on juge: la perfection n'est rien
d'autre que l'achèvement. Autrement, elle n'est
qu'un concept générique, vague et arbitraire.
Ainsi, d'une manière générale, «la perfection et
l'imperfection ne sont en réalité que des modes
du penser». Il en va de même pour le bien et le
mal: par exemple, la musique est bonne ou
mauvaise, ou indifférente selon l'auditeur.
«Pourtant, bien que la réalité soit telle, nous
devons conserver ces termes {bien, mal, perfec-
tion}.» Car Spinoza souhaite «former une idée
de l'homme qui soit comme un modèle de la
nature humaine ». Ainsi: «Nous dirons en outre
que les hommes sont plus parfaits ou plus
imparfaits selon qu'ils se rapprocheront plus ou
moins de ce même modèle» (Éth. Préf.).
Ce modèle sera celui de «l'homme libre». Il
incarne la liberté comme autonomie, et sa per-
fection est cette nouvelle réalité à laquelle il
accède par la connaissance critique de ses pas-
293
PERFECTION
294
est atteinte: «[ ... } celui qui connaît les choses
par ce genre de connaissance passe à la plus
haute perfection hurnaine et par conséquent [ ... }
il est affecté de la joie la plus haute» (Éth. V, 27,
Dém.).
Ainsi toute l'activité rationnelle renforce l'acti-
vité du Désir, et la plus exigeante des connais-
sances permet d'atteindre la plus haute joie.
Nous sommes bien, en ce cas, en présence d'un
modèle de la nature humaine qui est un modèle
de perfection: non pas l'incarnation d'un idéal
inhumain, mais la pleine réalisation effective de
toutes les potentialités de l'être humain. «Et si
la Joie consiste dans le passage à une perfection
plus grande, la Béatitude doit certes alors consis-
ter, pour l'Esprit, à posséder la perfection même»
(Éth. V, 33, Sc.).
296
que désigne le conatus, l'effort. Pour Spinoza,
chaque être est un dynamisme, c'est-à-dire un
dynamisme existentiel: le conatus est un dyna-
misme de l'existence, pour l'existence. c'est
bien le terme exiJtere que Spinoza utilise déjà en l,
24, Cor., lorsqu'il rappelle que Dieu (c'est-à-dire
la Nature) est «la cause par laquelle les choses
commencent d'exister, mais aussi la cause par
laquelle elles persévèrent dans l'existence».
Cette immanence de toutes choses à la Nature
et à sa causalité n'empêche pas que chaque chose
existe aussi par son effort: ce sont les dyna-
mismes existentiels de toutes les existences
qui constituent la causalité (<< naturante» ou
« naturée») de la Nature infinie. Toute finitude
se définit aussi par les lois universelles de la
Nature.
Ce dynamisme du conatus n'est donc pas un
mystère ou une obscurité: il est la Nature mêrne
en chaque être singulier. Le conatus est un dyna-
misme si naturel qu'il n'est pas le moins du
monde une puissance qui, en chaque être, lui
étrangère. conatus pas un instinct
ou une pulsion qui, dans l'être individuel,
s'imposerait à comme C'est
qu'il est cet être lui-même. Reprenons la Propo-
sition 7 de la partie en la complétant: «[. .. ]
l'effort par lequel, seule ou avec d'autres, [la
chose} agit ou s'efforce d'agir ou, autrement dit,
la puissance, c'est-à-dire l'effort par lequel elle
s'efforce de persévérer dans son être, n'est rien en
297
PERSÉVÉRER
298
plus loin: «]' entends donc ici par le terme
de Désir tous les efforts, impulsions, appétits
et volitions de l'homme ... » Le Désir est bien
l'effort existentiel lui-même, effort qui s'ex-
prime corrune affect, c'est-à-dire comme idée
«par laquelle l'Esprit affirrrle de son Corps, ou
d'une partie de celui-ci, une force d'exister plus
ou moins grande que celle qui était auparavant
la sienne» (Éth. III, Déf. des Aff. l, Expl.).
C'est bien d'une conception neuve qu'il s'agit:
pour Spinoza, l'affectivité n'est pas une partie de
l'esprit, elle est le tout de l'esprit, puisqu'elle est
le Désir comme puissance d'exister recherchant
son accroissement, c'est-à-dire sa joie.
Ainsi le Désir est réhabilité parce qu'il est la
puissance même de vivre qui définit tout indi-
vidu, et qui s'exprime chaque fois d'une façon
singulière, en définissant l'essence même de cet
individu.
Certes, ce Désir pourra, par l'effort non
contrôlé de l'imagination, tomber en partie
dans la passion, c'est-à-dire la servitude; mais
il pourra toujours se libérer en construisant
par raison une connaissance vraie de lui-
même et une orientation bénéfique de son mou-
vement.
Mais le sage accédant à la béatitude, de mêrne
que «l'homrrle libre» d'Éthique ne feront rien
d'autre que porter à la plénitude de son accom-
plissement cet effort de vivre qui est poursuite
dynamique de la joie. notre intelligence,
299
PERSÉVÉRER
301
PHILOSOPHIE
302
à la fois théorique et pratique, et non pas une
simple sagesse de conviction, c'est le jugement
de Spinoza lui-mêrne sur son œuvre, jugement
exprimé dans une lettre à Albert Burgh: «Je ne
prétends pas avoir rencontré la meilleure des phi-
losophies, mais je sais que je comprends la vraie
philosophie» (lettre LXXVI, Au très noble jeune
homlne Albert Burgh, in Œuvres complètes, Galli-
mard, Bibl. de la Pléiade, trad. R. Misrahi).
304
significative d'une intériorité (dont le dyna-
misme irnmanent est souligné). La substance
n'est produite par rien d'autre parce qu'elle est
produite par elle-même: la production ontolo-
gique est l'acte irnmanent de la substance, c'est-à-
dire de «Dieu ». C'est pourquoi, écrit clairement
Spinoza, «on ne peut dire sous aucun rapport
que Dieu soit passif devant quelque autre chose,
ou que la substance étendue soit indigne de la
nature divine» (Éth. l, 15, Sc., infine).
Si Dieu est actif, c'est qu'il «produit» toutes
choses: il est la cause et de l'essence et de l'exis-
tence des êtres, d'une façon certes immanente et
non pas «transitive ». En mêrne temps, tous ces
effets (qui constituent la «Nature naturée»)
découlent de l'essence même de Dieu (ou, iC1, de
la «Nature naturante », cf. l, 29). C'est dire que,
de part en part, Dieu ou l'Être est non pas une
chose inerte, mais une chose éternellement
active et productrice: «C'est pourquoi la toute-
puissance de Dieu fut en acte de toute éternité
et restera éternellement dans une actualité iden-
tique» (Éth. l, 17, Sc.).
Ainsi, Dieu (c'est-à-dire la Nature) n'est pas
«créateur» (comme le Dieu cartésien) mais
«producteur ». Et son acte éternel de production
«d'une infinité de choses en une infinité de
modes» (ibid.) est sa «puissance» même.
Ce dynamisrne de la puissance n'est pas,
cependant, une profusion sans détermination ou
une exubérance sans loi ni prévisibilité. Au
305
PRODUCTION
306
trop souvent, au contraire, un monde de «servi-
tude» et de «passions ». Mais le «modèle» de
perfection que poursuit le philosophe et qu'il
peut réaliser repose cl' abord sur la connaissance
réflexive de ce fait que la Nature est parfaite en
elle-même lorsqu'elle est libérée de la supersti-
tion, de l'imagination et de l'ignorance.
308
chap. VII). En l'homme existe donc une «puis-
sance d'agir» ; elle n'est certes pas infinie, mais
elle définit réellement une essence singulière.
Il est possible d'aller plus loin. Non seulement
il existe en l'homrne une puissance d'agir, rnais
encore constitue-t-elle pour ainsi dire le noyau
rnême de la problématique morale, l'objet rnême
de la réflexion éthique de Spinoza.
Constatons d'abord que Spinoza commence
l'étude des affects en se référant en premier lieu à
la puissance de la Nature: «[ ... ] sa puissance
d'agir est une et identique» (Éth. III, Préf.).
Aucun vice ne saurait lui être imputé, les lois de
cette Nature s'exercent toujours et partout de la
même façon. Mais cette référence à la Nature, à
sa puissance et à. ses déterminismes n'est pas des-
tinée à souligner l'impuissance de l'homme, elle
est destinée à proposer une méthode de connais-
sance qui seule rendra possible la maîtrise de la
vie affective: «Je traiterai donc de la nature et
de la force des Affects, puis de la puissance de
l'Esprit à leur égard selon la rnême méthode que
.L..,,~'- dans
u .......... précédentes» (ibid.).
propos spinoziste est donc s'agit de
reconnaître et développer la puissance de l'es-
s'agit de puissance intérieure de la
conscience et non pouvoir qu'elle aurait à
exercer sur autrui. philosophie spinoziste
n'est une volonté de puissance, c'est-à-dire
l'exaltation de la recherche du pouvoir, mais la
recherche accroissement de puissance
309
PUISSANCE
310
(Éth. I). Il est actif en tant qu'il a des idées
adéquates (claires, évidentes et complètes), il est
passif en tant qu'il a des idées inadéquates
(nHltilées et confuses). c'est parce que la pas-
sivité et donc les «passions» sont une tristesse
qu'il y a lieu de les c0111battre et de combattre la
servitude qu'elles engendrent. la lutte contre les
passions n'est pas destinée à conquérir une
pureté rnoraie mais à restaurer l'autonomie de
l'individu, c'est-à-dire sa liberté, sa joie et sa
puissance d'agir. L'éthique, en effet, s'efforce de
comprendre 1'« impuissance» humaine et de res-
taurer la puissance de l'individu. Il s'agit d'ins-
taurer une liberté vraie. C'est ici qu'apparaît
notre véritable puissance: elle est celle de l'en-
tendement et de la connaissance. À cet égard, le
titre de la partie V de l'Éthique est éloquent:
«De la Puissance de l'Entendement ou de la
Liberté humaine». Seule la «puissance de la
Raison» est en mesure de connaître, de com-
prendre et de neutraliser les passions en mon-
trant qu'elles llléconnaissent le Désir véritable et
« ». Seule une connaissance adé-
quate peut opérer la critique de l'imagination et
défaire l'illusion affective qu'elle produit
accroître (faussement) la puissance de l'individu
(Éth. 12). Ainsi la vertu n'est pas la pureté
fictive d'une âme en fait inexistante, mais la
puissance d'agir d'une façon autonome, seule
conduite qui engendre joie et satisfaction inté-
rieure: «Plus on s'efforce et l'on a le pouvoir [la
311
PUISSANCE
312
moins elle subit et, inversement, plus elle est
active, plus elle est parfaite» (Éth. V, 40).
314
n'y a pas de différence entre raison et entende-
ment. De plus, ces termes, identiques, ne dési-
gnent pas une faculté mais une activité. De
même qu'il n'existe pas de «volontés mais des
actes de volition », de même il n'existe pas une
faculté de connaître mais les actes de compré-
hension et d'intellection que l'on peut désigner
par «entendement» et qui sont l'activité de l'es-
prit tout entier. Spinoza pose d'ailleurs explicite-
ment l'équivalence «entendement [et] Raison»
(Éth. IV, App., chap. IV) et souligne immédiate-
ment: «Aussi n'y a-t-il pas de vie vraie sans
intelligence» (ibid., chap. V).
Parce que la raison est l'activité intelligente
de l'esprit, le terme raison peut d'ailleurs rece-
voir le sens de «cause» en tant que motif; Spi-
noza écrit: «On doit, à toute chose, assigner
une cause ou raison aussi bien de son existence
que de sa non-existence» (Éth. l, Il, 2 e Dém.).
C'est ainsi, par exemple, que la psychologie
développée dans l'Éthique est désignée comme
psychologie rationnelle, non pas parce que
la raison présiderait à toutes conduites
humaines, mais parce que la méthode utilisée
par Spinoza est la connaissance rationnelle,
ordonnée et déductive, des actions humaines
qui sont le plus souvent irrationnelles (lors-
qu'elles sont des «passions») et qui, toujours,
découlent du Désir et du conatus qui ne sont
pas par eux-mêmes des actes de la raison mais
des forces d'exister. Spinoza étudie en effet
315
RAISON
316
la liberté et la félicité. Il faut alors souligner la
fécondité de la connaissance du deuxièrne genre,
celle qui procède par concepts et par déduction,
celle qui a «le pouvoir d'ordonner et d'enchaî-
ner les affections du Corps selon un ordre
conforme à l'entendement» (Éth. 10). En
effet, non seulement cette connaissance discur-
sive est seule en mesure de construire une
connaissance de la Nature et des affects, mais
c'est d'elle seule que peut, en outre, découler le
Désir de connaître la réali té par le troisième
genre de connaissance: «L'EHort, c'est-à-dire le
Désir de connaître les choses par le troisième
genre de connaissance ne peut naître du premier
mais seulement du second genre de connais-
sance» (Éth. V, 28).
Ce privilège de la connaissance rationnelle se
répercute sur la connaissance du troisième genre
puisque celle-ci n'est pas (comme on croit sou-
vent) une intuition mystique, mais une saisie
intuitive d'un rapport rationnel entre chaque
chose et son attribut infini. Quoi qu'il en soit, il
faut souligner le fait que cette connaissance du
troisième genre découle explicitement d'un Désir
(ibid.) et produit explicitement« plus haute
satisfaction de l'Esprit qui puisse être donnée»
(Éth. 27).
La conduite rationnelle, qui est celle de
l'homme libre, découle donc Désir qui est
existentiel avant d'être cognitif et aboutit à une
satisfaction de soi, c'est-à-dire à une Joie vécue
3/7
RAISON
319
RÉALITÉ
320
joie consiste dans le passage à une perfection
plus grande, la Béatitude doit certes alors consis-
ter, pour l'Esprit, à posséder la perfection même»
(Éth. V, 33, Sc.).
Mais perfection c'est réalité : l'éthique spino-
ziste nous invite à actualiser pleinement l'es-
sence de l'homme, c'est-à-dire la réalisation de
l'humain. Cette réalisation s'effectue en chaque
être, sa perfection étant sa réalité singulière,
c'est-à-dire son essence «en tant qu'elle existe et
qu'elle agit selon une certaine modalité»
(Éth. IV, Préf.).
Que le spinozisme, dans la totalité de ses
aspects (y compris la réflexion sur le détermi-
nisme), soit un dynamisme de la réalité concrète
et non un mécanisme abstrait, c'est l'une des
remarques finales de l'Éthique qui nous en
convaincra: «Plus une chose est parfaite, plus
elle a de réalité (par la Déf VI, partie II), et par
conséquent (par la Prop. 3, partie III) avec son Sco-
lie) plus elle est active et moins elle est passive
[ ... ] d'où il résulte que, inversement, une chose
e:t d'autant plus parfaite qu'elle agit plus»
(Eth. V, 40, Dém.).
322
Ce caractère réversible des affects passifs
n'avait jamais été mis en évidence avec autant de
force et de clarté. Spinoza utilise contra pour
introduire, par exernple, la haine réciproque.
Nous traduisons ce terme par l'expression:
«haine en retour» (Éth. III, 40, Sc.). De même,
Spinoza parle d'« Amour réciproque» à plusieurs
reprises (cf. Éth. 41, Sc., à propos de la Recon-
naissance ou Gratitude).
Mais l'aspect simplement réversible (et réactif)
de la haine réciproque ou de l'amour réciproque
n'empêche pas que, chez Spinoza, ce soit une
relation authentiquement réciproque qui préside
à l'instauration d'une éthique de la Joie.
Rernarquons d'abord, en effet, que Spinoza
rassemble sous le concept de Force d'âme toutes
nos actions, véritables et autonomes; puis il rap-
porte à la Fermeté toutes les actions par lesquelles
«un individu s'efforce, sous le seul commande-
ment de la Raison, de conserver son être» et rap-
porte à la Générosité le « Désir par lequel un indi-
vidu, sous le seul comrnandement de la Raison,
s'efforce de seconder les autres et se lier à eux
par l'amitié» (Éth. 59, Sc.).
toute l'éthique concrète, et exposée
en Éthique repose sur cette Générosité qui est
la libre affirmation de la valeur d'autrui et de
celle d'un lien d'amitié avec l'autre.
C'est ici que nous pouvons voir à l'œuvre l'idée
de réciprocité. Après avoir établi que la «vertu»
véritable (qui est aussi la «Force d'âme»)
323
RÉCIPROCITÉ
3211
suit pour lui-même, il le désirera aussi pour les
autres» (Éth. IV, 37). Mais «les autres» ont
aussi à rechercher la vertu et par conséquent à
opérer le même mouvement en sens inverse. Il
s'agit bien de la réciprocité véritable mise en
oeuvre par les hommes libres.
Précisons que le moteur de cette réciprocité
étant «le bien », ce dont il s'agit n'est pas l'inté-
rêt matériel des uns et des autres, mais la joie, la
plus grande joie de tous. C'est que, en effet: «Le
bien suprême [ ... ] est conlmun à tous et tous
peuvent également s'en réjouir» (Éth. IV, 36). Ce
dont il s'agit est «l'Amour de Dieu» et, par
conséquent, la béatitude et la felicité. Ce que
chacun recherche, s'il est conduit par sa propre
intelligence et son propre Désir, est donc que lui-
même et les autres s'efforcent de «comprendre»
et, par là, d'accéder à la félicité.
L'extrême rigueur du système spinoziste nous
incite à poser une question: que devient la réci-
procité des hommes libres entre eux (c'est-à-dire
de certains modes finis) lorsqu'on se réfère à la
totalité infini? la récipro-
cité sur le plan ontologique?
Aussi que paraître, non
seulement elle conserve sa fonction cl' échange
réversible entre deux termes, mais encore elle
éclaire le système spinoziste de l'Être d'une
façon décisive. Spinoza écrit en effet, vers la fin
de l'Éthique, en 36: «L'Amour intellectuel de
l'Esprit envers Dieu est l'Amour même dont
325
RÉCIPROCITÉ
est
.. a.r·1h1~A.rfr.o réversibilité
même amour qui est simultanément amour de
Dieu et amour de l'homme. Mais comme cet
amour est une connaissance, il est déployé par
l'attribut Pensée, et cela simultanément selon
deux points de vue inverses et réciproques qui
sont ou le point de vue de Dieu (le Tout de la
326
Nature) ou le point de vue de l'homme (l'Hu-
manité comme somme des existences finies).
On le voit, la réciprocité issue de la connais-
sance du troisième genre est en fait la découverte
du caraiûre réflexifde l'Être. Si l'amour pour Dieu
(par l'homme) et l'aInour pour l'hornme (par
Dieu) «sont une seule et même chose», et si
l'amour pour Dieu «est une partie de l'Arnour
infini dont Dieu s'aime lui-même» (Éth. V, 36,
Dém.), c'est qu'il n'existe qu'un seul Être: mais
cet Être qui est Dieu, et qui est l'Honlme, est en
mesure de se rapporter à lui-mêIne comme
amour de soi. Quand l'humanité aime Dieu, c'est
«Dieu qui s'aime lui-même », mais c'est aussi
bien l'humanité qui s'aime elle-même. C'est dire,
finalement, que l'essence de l'Être est réflexive:
par nature, l'Être se rapporte à soi-même.
C'est la conscience de cette réflexion interne à
l'Être total et unique, c'est-à-dire aussi à l'huma-
nité, qui peut conduire le sage, par la réflexion, à
la plus haute joie. Et c'est la réciprocité interne
qui, ici, est source de joie. Quand le sage et l'hu-
manité réfléchissent l'Être, c'est qui réflé-
chit l'humanité et, se réfléchissant lui-même
ainsi, fonde la validité et la signification de
manité.
328
ressort de la logique (et non pas de l'éthique), et
que «l'art de soigner le Corps» est du ressort de
la Médecine (et non pas de l'éthique, ici dévelop-
pée). L'éthique proprement dite n'est donc pas
une médecine: l'analyse des passions n'est pas
l'analyse des maladies de l'âme, mais l'analyse de
la normalité, c'est-à-dire la connaissance des
fonctionnements de l'esprit, lesquels entraînent
sa puissance (normale) ou son impuissance (nor-
male). la philosophie n'est pas la médecine de
l'âme malade, mais la reconstruction de l'esprit
aveuglé. l'ignorance ou l'imagination, la super-
stition ou l'erreur ne sont pas des faits patho-
logiques mais les premiers pas et les premiers
échecs du long travail normal de la Raison.
En évitant ainsi le malentendu sur le terme de
« remède», nous en saisirons mieux l'importance
et nous rendrons mieux justice à sa place et à
sa signification. C'est en effet toute l'Éthique,
comme critique des affects passifs et instauration
de la liberté et de la joie, qui mérite d'être dési-
gnée comme remède. fàit est assez considérable
pour que Spinoza lui-même le souligne explici-
tement à plusieurs reprises.
C'est ainsi que, à de l'importante Préface
qui ouvre et annonce l'ultime partie de l'Éthique
(partie V), Spinoza écrit: «[. .. ] puisque la puis-
sance de l'Esprit se définit par la seule intel-
ligence, nous déterminerons par la seule connais-
sance de l'Esprit les remèdes aux affects {affectuum
remedia} ». Toute la connaissance de la Nature et
329
REMÈDES
330
inscrirait mieux dans notre action «de justes
principes de la conduite» et qui renforcerait
notre lutte contre l'iInagination trompeuse.
Il s'agit après cela de bien préciser en quoi
consiste cette puissance de l'esprit qui sera le
remède aux affects. Spinoza reprend l'idée d'une
démarche concrète et d'un rappel précis de nos
pouvoirs. Il écrit en effet, dans le Scolie de V,
20: «[ ... } de là il ressort gue la puissance de
l'Esprit sur ses affects consiste en ceci ... » Et il
énuInère les ressources et les actes qui peuvent
exprimer cette maîtrise et cette puissance:
- connaissance même des affects;
-séparation de l'affect et de sa cause extérieure;
-le teInps, qui permet la suprénlatie des affects
compris sur les affects confus ou mutilés;
-la référence à la multiplicité des causes;
-l'ordre, enfin, dans lequel l'esprit peut
ordonner et enchaîner les aftects entre eux (voir le
Scolie de la Prop. 10 et en outre les Prop. 12, 13
et 14) (Éth. 20, Sc.).
À cette connaissance ordonnée des affects et de
leurs causes, à l'exercice de la mémoire et de
l'habitude, exercice orienté par des règles de vie
rationnelleInent fondées, nous devons enfin
ajouter une troisième considération pour saisir
entièrement la signification du «remède» spi-
noziste.
Spinoza écrit en effet: «[ ... ] il est prin10rdial
de noter que c'est par un seul et même appétit
que l'homIne est aussi bien actif que passif»
331
REMÈDES
332
toutes parfaitement normales. En fait, l'éthique
de la joie est une subversion, un renversement de
toutes les croyances imaginaires qui masquaient
la «vraie vie».
Notons enfin que si le remède défini par
l'Éthique est un moyen de libération «certain»
(puisqu'il repose sur une démarche rationnelle et
adéquate, c'est-à-dire démonstrative et corn-
pIète), le rernède défini par le TRE, § 66, est,
quant à lui, incertain: mais, parce qu'il concerne
un malade gravenlent atteint, il n'est incertain
qu'au titre de savoir médical empirique et donc
du simple ressort de 1'« opinion ». Le remède
certain contre la servitude se situe au niveau de
la connaissance philosophique réflexive.
335
RÉPRESSION [RÉPRIMER. COERCERE)
336
Notons au passage que Spinoza est fort clair:
réduire ou réprimer sont deux actes distincts, le
second étant plus radical et plus grave que le
premier.
La «répression» est donc bien l'action qui
s'oppose au conatus, c'est-à-dire au Désir (aux
désirs aussi) et aux affects. Mais il y a lieu, main-
tenant, de comprendre pourquoi Spinoza en
opère la critique constante, dès la partie III de
l'Éthique. Il ne s'agit pas encore de la morale per-
sonnelle et concrète de «l'hornme libre» (Éth. IV)
ni de la béatitude (Éth. V).
Si la critique de la répression par Spinoza n'est
pas encore, en Éth. nourrie par l'idée de
liberté, c'est qu'elle repose sur un fondement
existentiel et non pas «moral». Si la répression
doit être reconnue comme rnauvaise c'est qu'elle
produit une tristesse. Par exemple: «[ ... ] les
choses qui excluent l'existence de l'objet aimé
réprinlent cet effort de l'Esprit [pour imaginer
son ainlé], c'est-à-dire qu'elles l'affectent de
Tristesse» (Éth. 19, Dém.). Autre exemple:
ou le d'imaginer (penser à
l'objet de son amour) est «réprimé» par la pen-
sée simultanée l'aimé et d'un tiers auquel il
serait lié (Éth. 35, Dém.). Il s'agit de la haine
qui s'appelle jalousie. Elle provient, on le voit,
d'une destruction de l'amour opérée par la
répression; celle-ci est une force destructrice ,
génératrice de tristesse et de souffrance, et c'est à
ce que Spinoza en développera la critique.
337
RÉPRESSION (RÉPRIMER, COERCEREl
338
c'est-à-dire sa propre tristesse. Ici encore, Spi-
noza est fort clair: «[ ... ] la Tristesse est un
Affect en acte, ne pouvant donc consister en rien
d'autre qu'en l'acte de passer à une perfection
moindre, c'est-à-dire l'acte par lequel la puis-
sance d'agir, en l'hornIlle, est réduite ou répri-
mée» (Éth. Déf. des Aff. III, Exp!.).
La tristesse est un acte, l'acte de l'individu, et
cet acte est la répression qu'il opère lui-même
sur lui-même en se laissant conduire par son
imagination ou son ignorance.
Nous disions que, par son vocabulaire, Spinoza
annonce notre modernité; après l'examen de ce
vocabulaire et des idées qu'il véhicule, nous pou-
vons aller plus loin et dire gue non seulement il
anticipe notre modernité, mais qu'il la dépasse
en constituant l'individu lui-rnême comme la
source ultime de la répression qu'il exerce contre
lui-même et qui l'empêche d'être pleinement
lui-mêrne. On connaît le «remède» de cette
sorte d'aliénation volontaire: c'est l'esprit lui-
même.
il va surgir un paradoxe. répression, en
effet, peut avoir une seconde signification: non
plus répression des affects actifs et positifs par
des images trOITlpeUSes ou (dirions-nous) une
morale austère, hétéronome et intériorisée, mais
répression des affects passifs et «sensuels », c'est-à-
dire des «passions» par une action positive de la
raison. Ce « remède» qu'est la connaissance adé-
quate des affects est en effet la source d'une maî-
339
RÉPRESSION (RÉPRIMER. COERCEREl
3'11
SAGESSE
3'12
Il appartient à l'homme sage, dis-je, d'utiliser
pour la réparation de ses forces et pour sa récréa-
tion des aliments et des boissons agréables en
quantité mesurée, mais aussi les parfums, l'agré-
ment des plantes vives, la parure, la musique, les
exercices physiques, le théâtre et tous les biens de
ce genre dont chacun peut user sans aucun dom-
mage pour l'autre» (Éth. IV, 45, Sc. du Cor. II).
On le voit, la sagesse spinoziste, comme médi-
tation de la vie, n'est pas seulement la sérénité
de l'esprit face à la «nécessité» de la Nature et
des affects, elle est aussi la jouissance gui découle
légitimement du déploiement du Désir et de
l'accès à toutes les fOrInes de sa satisfaction.
Cette morale de la jouissance n'est cependant
pas un hédonisme. Toutes les joies ne sont pas
bonnes, seules sont libres et bonnes les joies
actives. Cela suppose que les passions aient été
«vaincues», c'est-à-dire dissoutes et dépassées.
la jouissance doit être rnesurée et maîtrisée, et
non pas délirante ou passionnée. C'est alors seu-
lement gue cette jouissance sera une sagesse: à
la fois joie des plaisirs concrets et béatitude de
l'expérience d'être.
Si la jouissance est une sagesse, c'est parce que
les passions, c'est-à-dire la passivité, auront été
« vaincues». Quelle est l'origine de cette vic-
toire? Ce n'est certainement pas la volonté:
celle-ci n'est qu'une abstraction inexistante. La
vraie source de la libération est la connaissance,
car celle-ci est une puissance; elle est même la
3'13
SAGESSE
3LJ6
Cette doctrine n'est pas une simple conviction.
Elle est le contenu d'un système conceptuel
rigoureux construisant une sagesse à la fois exi-
geante et concrète. C'est pourquoi il est possible
de décrire ce «salut» avec précision.
Il est exclu, tout d'abord, qu'il consiste en une
quelconque immortalité (cf. Éth. V, 34). Ce n'est
que pendant la durée concrète du Corps et de
l'existence que l'Esprit est en mesure d'accéder à
1'« éternité ». Et cette éternité n'est que la per-
manence et l'universalité des significations
incarnées par un individu concret. Mais si c'est
1'« éternité» et non l'immortalité qui constitue
le salut, il est possible d'approfondir encore cette
notion, puisque nous somrnes en présence d'un
individu vivant et concret: «Personne ne peut
désirer être heureux, bien agir et bien vivre qu'il
ne désire en même temps être, agir et vivre,
c'est-à-dire exister en acte» (Éth. IV, 21).
C'est vers la fin de l'Éthique (en V, 36, Sc.) que
Spinoza définit enfin ce salut dont il dira, au
terme de l'ouvrage, qu'il fut tout l'objet de sa
réflexion.« là nous pouvons comprendre
clairement en quoi consiste notre salut ou, en
d'autres termes {seul notre Béatitude ou notre
Liberté: dans l'Amour constant et éternel envers
Dieu, c'est-à-dire dans l'Amour de Dieu envers
les hommes. »
Si le salut est la liberté, c'est qu'il est une déli-
vrance, une sortie hors de la servitude. Mais
cette délivrance (terme non spinoziste mais
3LJ7
SALUT
348
la Nature pour elle-même, par la médiation de
la réflexion humaine.
Dans le commentaire qu'il donne de sa démons-
tration, c'est-à-dire dans le scolie d'Éth. V, 36,
Spinoza insiste sur la supériorité d'une démons-
tration concrète qui souligne un enjeu existentiel
et personnel, sur une démonstration rationnelle
qui n'utilise que des concepts, forcément abs-
traits: «[ ... ] cette démonstration, toute légitime
et certaine soit-elle, n'affecte pourtant pas l'Es-
prit de la même façon que l'argumentation qui
conclut cette même vérité de l'essence d'une
chose singulière que nous disons dépendre de
Dieu» (Éth. V, 36, Sc.).
Le salut est donc bien la liberté intérieure , la
joie extrême et la satisfaction de soi que, sous le
nom de béatitude, le sage atteint par sa démarche
réflexive. Ce salut, qui est aussi une délivrance,
est donc une nouvelle modalité de l'existence
concrète et individuelle.
Pour souligner à l'avance ce caractère concret
et existentiel, personnel et vécu de ce salut
qu'est la béatitude, Spinoza va utiliser un autre
terme emprunté au vocabulaire biblique, terme
auquel, bien sûr, il va donner un sens nouveau:
il s'agit de la Gloire:« c'est à bon droit que,
dans les Livres saints, cet Amour ou Béatitude
est appelé Gloire» (Éth. V, 36, sc.). Spinoza
justifie cette réference en montrant que l'amour
est toujours une «satisfaction de l'âme» et une
joie accompagnée de l'idée de soi-même (c'est nous
349
SALUT
350
la fois une vérité philosophique conceptuelle et
la description concrète d'une expérience person-
nelle qui concerne tout homme.
352
DE SOI
353
SATISFACTION OE SOI
35LJ
DE sen
l'éthique (et de l'existence) est d'accéder à une
joie qui soit véritable, c'est-à-dire active et auto-
nome. Et une telle joie est finalement et d'un
seul mouvement amour de soi et amour de la
vie. Elle est la félicité rnême et la «vraie vie»
(Éth. IV, 73, Sc.). M'ais, ne l'oublions pas: seule
l'intelligence permet d'accéder à cette joie qui
est Amour de soi (Philautia) et accord avec soi-
même, repos en soi-même et consentement à sa
vie et à son être (Acquiescentia in se ipso).
356
(c'est-à-dire la substance) n'est pas un système
ontologique d'êtres qui forrneraient une hiérar-
chie verticale et ascendante (modes, attributs,
substance), hiérarchie dans laquelle on s'élèverait
de la matière à l'esprit. Bien au contraire, le réel,
c'est-à-dire la Nature comme substance, est un
système que nous dirons horizontal et dans
lequel ce sont des concepts gui s'enchaînent et
s'imbriquent lorsque l'esprit humain veut
connaître ce réel. Le système ontologique de
l'Être est une axiomatique qui permet de com-
prendre le réel en rapportant les éléments finis
d'un genre donné à leur support infini (modes et
attribut spécifique), et en rapportant tous les
genres de réalité infinis (les attributs) à leur sup-
port unique et infiniment infini (la substance).
Comprendre le réel c'est donc d'abord com-
prendre la substance: mais comprendre la sub-
stance, ce n'est pas sortir du réel pour le trans-
cender, c'est entrer dans le réel lui-même (la
Nature) pour le comprendre.
Nous pourrions ainsi proposer une hypothèse
pédagogigue de lecture de l'Éthique: au lieu
de lire «Substance», nous pourrions lire «Réa-
lité ». Ici, nous ne mettrons pas cette hypothèse
de lecture en œuvre, mais nous l'aurons constam-
ment présente à l'esprit: elle renforcera le senti-
ment d'immanence que l'on éprouve à la lecture
de l'Éthique.
En effet, la Substance (la Réalité ... ) est Une.
Tout ce qui existe exprime la substance elle-
357
SUBSTANCE
358
qu'elle n'a besoin de rien d'autre qu'elle-mêrne
pour être et être pensée.
Cette identité de la substance une et de la
Nature une n'est pas un appauvrissernent de la
substance, mais au contraire un enrichissement
de la Nature. «Plus une chose possède de réalité
ou d'être, plus nombreux sont les attributs qui
lui appartiennent» (Éth. l, 9). C'est ainsi que la
substance comporte une infinité d'attributs;
filais c'est ainsi, également (et inversernent), que
chaque aspect de la Nature (l'étendue, la pensée
ou tout autre aspect inconnu de nous) est élevé
au niveau d'un attribut de la substance; chaque
aspect fondamental de la Nature devient «une
affection de la substance» et se déploie alors
comme un infini, cause de soi (autonome) dans
son genre.
Le monisme de la substance est donc certes un
naturalisme, mais ce naturalisme est l'élévation
de la matière et de l'esprit au niveau d'une
expression unifiée de l'Être même. C'est ce dont
témoigne la cinquième partie de l'Éthique: Dieu,
qui n'a pas cessé évidemment d'être la substance
et la Nature, devient l'objet d'un Amour qui est
une Joie (cf. Éth. V, 36). système de la sub-
stance unique, infinie, cause de soi et nécessaire
n'est pas destiné à n'être qu'un objet conceptuel,
il est destiné à rendre la Nature intelligible et,
par la rnise en évidence des forces et des lois
naturelles de l'esprit humain, à rendre possible
une éthique de la joie et de la liberté qui est en
359
SUBSTANCE
361
SUPERSTITION
362
spinoziste, c'est-à-dire de l'éthique de la joie et
de la jouissance. Spinoza écrit en effet: «Et
seule, en fait, une superstition farouche et triste
peut interdire qu'on se réjouisse. Car en quoi
vaut-il mieux apaiser la faim et la soif que chas-
ser la mélancolie. Tel est mon principe et telle
ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu'un
envieux ne se réjouit de mon impuissance et de
ma peine» (Éth. IV, 45, Sc.). C'est l'éthique
même de Spinoza qui est en jeu: tout ce qui
s'oppose à la liberté véritable et à la joie active
est donc pour Spinoza (et pour nous) superstition.
Il s'agit bien de la joie active, celle qui se réjouit
de soi mais non pas de la souffrance d'autrui;
une telle joie serait une passion et une dépen-
dance. Au fil des pages, nous apercevons d'ail-
leurs de mieux en mieux, dans l'Éthique, la
portée à la fois fondatrice et subversive de
cette critique de la superstition. Vers la fin
d'Éthique IV, Spinoza reprend ce terme, à l'occa-
sion de sa critique des morales de la Crainte:
« Les Superstitieux qui savent plus réprouver les
vices qu'enseigner les vertus, et qui s'appliquent
non pas à conduire les hornmes par la Raison
mais à les lier par la Crainte de telle sorte qu'ils
fuient le mal plus qu'ils n'aiment la vertu, ces
Superstitieux ne visent à rien d'autre qu'à rendre
les hommes aussi malheureux qu'eux-mêmes»
(Éth. IV, 63, Sc.).
On le voit, une opposition se dessine, bien au-
delà de la simple critique du calvinisme: par sa
363
SUPERSTITION
365
TE M P 5
366
pondant pourra être saisi comme plus ou moins
illusoire, plus ou moins consistant.
C'est ainsi, par exemple, que la Crainte et l'Es-
poir ne sont que des passions; elles sont issues
d'une appréhension simplerrlent imaginaire du
futur, c'est-à-dire d'une image du temps et non
d'une connaissance rationnelle de la réalité (cf.
Éth. III, Déf. des Affects, chap. XII et XIII). Une
telle connaissance poserait la nécessité des évé-
nements passés ou futurs: «Il est de la nature de
la Raison de considérer les choses non comme
contingentes mais comme nécessaires» (Éth.
44). C'est de cette connaissance de la nécessité
que naissent le sentiment de certitude et la
«Fermeté d'ârrle» à l'égard des événements,
alors que, de la saisie confuse et imaginaire du
temps, ne découlent que l'inquiétude et l'ambi-
valence, l'inconstance et laflttctttatio animi.
Ainsi, certitude et sérénité, fermeté d'âme et
sagesse expriment non seulernent une éthique
du Désir libéré de la passion, mais encore une
philosophie de l'existence libérée du temps.
La distinction, opérée par Spinoza, entre la réa-
lité effective des choses (saisie par l'entendement
et non l'imagination) et leur apparence terrl-
porelle imaginaire comporte une autre efficacité,
d'ordre également existentiel. En effet, si le
temps (la durée) n'appartient pas à l'essence
réelle d'une chose, ce n'est pas la durée qui déci-
dera de la perfection d'un être, et ce n'est pas par
la durée que les êtres sont menacés dans leur être
367
TE M P 5
368
La sagesse n'est pas seulement la victoire sur
un ternps existentiel purement illusoire, elle est
aussi l'instauration d'un mode existentiel trans-
formant l'intemporel en «éternité ». Celle-ci est
un sentiment: «[ ... ] nous sentons et nous expé-
rimentons que nous sommes éternels» (Éth. V,
23, Sc.). C'est que notre Esprit «enveloppe l'es-
sence du Corps sous une espèce d'éternité»
(ibid.).
En fait, l'éternité est le dépassement du temps
parce qu'elle est la pure conscience d'être et
d'exister. «Par éternité j'entends l'existence
même », dit Spinoza à propos de la substance
(Éth. l, Déf. VIII). Mais on s'aperçoit, en Éth. V,
que cette définition vaut aussi pour l'homme
libre qui a accédé à la sagesse. le sage, en effet,
«[ ... } est conscience de soi, de Dieu et des
choses par une sorte de nécessité éternelle et, ne
cessant jamais d'être, il jouit toujours au
contraire de la vraie satisfaction de l'âme»
(Éth. V, 42, Sc.).
Et ce que Spinoza attribuait ontologiquement
à la substance dans la à savoir «
finie jouissance de l'être» (infinitam essendi frui-
tionem), il l'attribue, en Éthique à l'homme: la
formule médiévale de valeur épistémologique
{la Jouissance de l'être comme possession de
l'existence) est devenue, sous la plume de Spi-
noza, une affirmation éthique, c'est-à-dire la
jouissance de l'être cornme joie et jouissance
de l'existence même par un individu qui est
369
TE M P 5
371
TRISTESSE
372
est un passage: elle est l'acte de passer à une per-
fection moindre, elle est l'acte qui compare une
intensité de vie passée et la diminution actuelle
de cette intensité.
Nous sommes donc en présence d'une doctrine
dynamique.
En effet, la tristesse est le fondement commun,
ou l'acte commun, de tous ces affects définis, par
exemple à partir de la Définition VII des Affects:
la Haine est une Tristesse qu'accompagne l'idée
d'une cause extérieure (VII) ; le Désespoir est une
Tristesse née de l'idée d'une chose future ou pas-
sée, à propos de laquelle toute incertitude est
levée (XV). Cette communauté d'essence entre
tous les affects passifs permet de les rapporter
d'une part à une idée (qui en est la cause) et
d'autre part à un acte (1'acte du passage, issu de
cette idée). Il y a là un dynarr1Ïsme du passage
(ici, passage d'un type particulier que nous,
modernes, nommerions «frustration»), un dyna-
misme de l'acte de comparaison; mais ce dyna-
misme est aussi celui d'une idée (d'ailleurs erro-
née ou inadéquate), ou d'une imagination.
Ainsi la tristesse est le sentiment actif d'une
diminution de puissance (dans l'acte de vivre) et
en mêrne temps idée fausse ou activité interpré-
tative, c'est-à-dire interprétation imaginaire
de la situation ou de l'objet d'une relation. La
jalousie (par exemple) est à combattre parce
qu'elle résulte de l'imagination d'un tiers aimant
l'objet que nous aimons: cette image peut être
373
TRISTESSE
374
c'est combattre la tristesse et la passion: ce com-
bat est pertinent, il peut être efficace, et cela
précisément en raison de la nature même de la
tristesse. Parce qu'elle est l'acte de s'attrister en
raison d'une idée fausse ou d'une image illusoire,
l'esprit humain peut toujours reconnaître et cri-
tiquer ses affects, il peut toujours en forrner acti-
vement des idées et des conceptions vraies, et il
peut donc susciter un autre acte qui sera affirma-
tion de soi et non pas négation illusoire de soi-
même (cf. Éth. II, Déf. III, sur le pouvoir de for-
mer activement des concepts; Éth. III, 12, sur
l'imagination comme effort; Éth. V, 10, sur la
possibilité permanente de connaître et ordonner
nos affects).
On le voit donc: il n'est pas paradoxal d'affir-
mer que la tristesse est un acte. C'est au contraire
en raison même du dynamisme du conatus et du
pouvoir de l'entendement qu'une entreprise de
libération à l'égard de toutes les tristesses est
constamment possible dans le spinozisme.
376
un nouveau paradoxe? Comment l'utile peut-il
être à la fois le but de toute recherche empirique
et le but de la sagesse elle-même?
Confirmons d'abord que la philosophie, pour
Spinoza, doit être utile; elle est à la recherche
d'une utilité: après avoir étudié, en Éth. II, la
nature de l'esprit humain, de son rapport au
corps, et des formes de la connaissance, Spinoza
conclut: «Il reste à montrer combien la connais-
sance de cette doctrine est utile à la vie» (Éth. II,
49, Sc.). Pour souligner cette signification
éthique et existentielle de l' « utile», il nous suf-
fit de lire la suite de la démonstration. En effet,
la doctrine spinoziste est utile: 1. par son impli-
cation ontologique (<< [ •.• } elle nous apprend que
nous agissons par le seul commandement de
Dieu [. .. } que nous sommes des participants de
la nature divine»); 2. par son implication éthique
(elle «[ ... } est encore utile en ce qu'elle nous
enseigne comment nous devons nous conduire à
l'égard de la fortune»); 3. par son implication
sociale (<< [ ••• } utile à la vie sociale»); 4. par son
implication politique (<< [,..] utile à la société
commune»). Spinoza n'hésite pas à répéter à
quatre reprises le mot «utile», ni à conclure
aln~i cette partie II: «( ... ] je pense également
avoir transmis une doctrine d'où l'on pourra
tirer (comme on le montrera en partie dans ce qui va
suivre) de nombreuses conclusions de grande
valeur, dont l'utilité est extrême et la connais-
sance indispensable» (ibid., in fine). Spinoza évo-
377
UTILITÉ
378
Spinoza distinguera donc l'utile illusoire dont
la recherche entraîne le conflit et la «tristesse»
en général, et l'utile véritable, qui produit un
réel accroissement de la puissance de vivre et
d'agir, c'est-à-dire une joie active.
Nous comprenons maintenant ce qu'est la
«vertu» pour Spinoza: elle est certes la recherche
de l'utile (comme dans la vie empirique) mais il
s'agit d'un utile réel; et il ne peut être réel que
s'il est personnalisé (dirions-nous), c'est-à-dire
spécifique d'un individu et de l'essence de son
Désir. Cet utile spécifique, Spinoza le nommera
«l'utile propre» et le posera comme le fonde-
ment même de la vertu.
C'est dans le Scolie d'Éth. IV, 18, que Spinoza
rassemble ce qu'il a précédemment dit de la
vertu et de son fondement, en les rapportant
explicitement à la recherche de l'utile, pourvu
que celui-ci soit spécifique, c'est-à-dire réfléchi
et adéquat à l'essence du désir singulier.
Spinoza écrit en effet: «Puisque la Raison
n'exige rien qui s'oppose à la Nature, elle exige
donc elle-même chacun s'aime soi-même,
qu'il recherche sa propre utilité, en tant qu'elle
est réellement utile, poursuive tout ce
qui conduit réellement l'homme à une plus
grande perfection et que, d'une manière générale,
chacun s'efforce de conserver son être autant qu'il
le peut» (Éth. Sc.). Spinoza (comme il
l'avait fait en Éth. 49, Sc.) n'hésite pas, en
cette partie à énumérer divers aspects de la
379
UTILITÉ
380
implique la «Générosité» et la recherche de
l'amitié: il appelle «Fermeté» les actions qui
visent l'utilité réelle de l'agent, et «Générosité»
«celles qui visent en plus l'utilité d'autrui»
(Éth. III, 59, Sc.). Souvenons-nous d'ailleurs que
rien n'est plus utile à l'homme qu'un homme
vivant sous la conduite de la raison (Éth. IV, 18,
Sc.): c'est que nous ne pouvons trouver de
meilleurs objets, pour notre utilité, «que ceux
qui s'accordent pleinenlent avec notre nature ».
Il est si vrai que la recherche de l'utile propre
est à la fois une conduite concrète libérée et une
sagesse que Spinoza souligne explicitement deux
faits: d'abord «est nécessairement bon, c'est-à-
dire utile», ce qui permet le déploiement des
capacités du corps (Éth. IV, 38); ensuite, l'injus-
tice ou la haine qui en résultent seront facile-
ment surmontées «si nous avons présent à l'es-
prit le principe de notre utilité vraie et du bien
qui résulte d'une amitié mutuelle et d'une
société cornmune» (Éth. 10, Sc.).
Il s'agit tellement d'une sagesse que, vers la fin
cette partie l'accès à béatitude
et à l'éternité, Spinoza n'hésite pas à souligner
l'indépendance de cette morale de «l'utile» par
rapport à la connaissance de l'éternité.
Il écrit en effet, dans l'avant-dernière Proposi-
tion d'Éth. , Dém.:« premier et unIque
fondement la vertu, ou juste principe de la
conduite, est {... } de rechercher son utile propre.
Mais pour déterminer ce que la Raison nous
381
UTILITÉ
383
VÉRITÉ
385
VÉRITÉ
386
être « trompeur»). Pouvant s'appuyer sur la cer-
titude de l'idée vraie, le philosophe rationaliste
peut alors apercevoir que déjà, par elle-même,
l'idée vraie est une affirmation intrinsèque:
l'idée du cercle est affirmation du cercle et de ses
propriétés, et ne suppose aucune autre activité
d'affirmation qui serait opérée par une autre
faculté, la volonté. Il n'existe pas de fàculté de
vouloir car c'est l'idée claire par elle-mêrne qui
est affirmation de son contenu et de la perti-
nence de ce contenu (Éth. II, 49, Sc.).
De cette intériorité affirmative de la connais-
sance découle une joie: «Quand l'Esprit se
conçoit lui-mêrne avec sa puissance d'agir, il se
réjouit [ ... }: or l'Esprit se considère nécessaire-
ment lui-même quand il conçoit une idée vraie,
c'est-à-dire adéquate» (Éth. 58, Dém.).
C'est donc la connaissance même, et donc la
vérité (puisqu'il n'y a «rien de positif dans les
idées qui constitue la forme de la fausseté »,
Éth. 49, Sc.) qui comporte une signification
eudémoniste. Non seulement la connaissance
ordonnée de nos affects (Éth. 10) permet de
combattre les passions et de construire le remède
contre la servitude et la tristesse par l'accroisse-
ment de notre puissance vraie, mais encore la
possession même d'une idée vraie, et donc d'une
vérité, est une source de joie. Comprendre, c'est-à-
dire connaître en vérité, est la source de la plus
haute satisfaction de soi parce qu'elle exprime
notre véritable puissance.
387
VÉRITÉ
389
VERTU
390
tenu de rechercher son utile propre est le fonde-
ment de l'immoralité et non pas de la vertu et
de la moralité» (ibid.).
C'est donc à la seule lurnière de la vérité et des
structures de l'esprit humain que Spinoza pose
les nouveaux fondements de la morale. «La
vertu est la puissance même de l'homme, puis-
sance qui se définit par le seul effort» pour per-
sévérer dans l'être. Et «plus on a le pouvoir de
conserver son être, plus on est doué de vertu»
(Éth. IV, 20, Dém.).
Mais il en va de la vertu comme du droit: la
puissance du conatus, livrée à elle-même, produit
la guerre et la destruction; il s'agit du droit de
nature. Seul le droit civil, posé par un pacte
social affirmé par la raison, permet le développe-
ment réel et pacifique de la puissance de vivre de
chacun. Il en va de même de la vertu: «[ ... ] la
vraie vertu ne consiste en rien d'autre qu'à vivre
sous la conduite de la Raison» (Éth. IV, 37, Sc.
et 56, Dém.). C'est seulement lorsqu'il est
«déterminé par le fait qu'il comprend» que
l'homme «agit par vertu» (Éth. 23).
Il n'y a là nul paradoxe: la vertu est bien la
recherche son propre bonheur et de cela qui
nous est utile, mais pour que ce bonheur soit
réel et que notre puissance intérieure soit réelle-
ment accrue, notre action doit être éclairée par
la raison, c'est-à-dire à la fois par la connaissance
de notre propre essence et par la référence à
l'autre homme. Une action vertueuse, c'est-à-
391
VERTU
392
ne peuvent se comprendre qu'à la lumière d'une
critique de l'ascétisme. C'est seulement sur la
réhabilitation du Désir (quand il est réfléchi)
que Spinoza peut fonder une éthique de la joie
dans laquelle vertu et perfection sont synonymes
d'épanouissement et de vérité.
C'est ainsi qu'il peut écrire: «C'est pourquoi
l'Hurrülité, ou Tristesse née du fait qu'un
homme considère sa propre impuissance, ne naît
pas d'une pensée vraie, c'est-à-dire de la Raison,
et elle n'est pas une vertu mais une passion»
(Éth. IV, 53, Dém.). Songeons aussi à la critique
de la superstition qui voudrait interdire les plai-
sirs de la vie quotidienne, lIlême lorsqu'ils ne
nuisent à personne: «Aucune divinité, nul autre
qu'un envieux ne se réjouit de mon impuissance
et de ma peine» (Éth. IV, 45, Sc.).
D'une façon plus générale, les « Désirs sont des
passions» s'ils naissent d'idées inadéquates"
«mais ces mêmes Désirs sont reconnus comme
des vertus lorsqu'ils sont excités ou engendrés
par des idées adéquates» (Éth. V, Sc.).
comprend donc la vertu spinoziste, en
tant que telle, ne soit rien d'autre que la réalisa-
tion de soi et la félicité elle-même, rendues pos-
sibles par la connaissance rationnelle. La vertu
est la béatitude elle-même. c'est parce que la
vertu est liberté et béatitude qu'elle peut être
dite joie suprême. cornprend alors qu'elle
trouve en elle-même sa propre satisfaction. Plus
précisément, de même qu'il a condamné en pas-
393
VERTU
395
VIE
396
démarche éthique et son itinéraire consisteront à
rechercher les voies non pas seulement de la vie
(il faut «exister en acte») mais encore de la
«vraie vie»: la quatrième partie de l'Éthique
«concerne la vraie vie» (veram vitam: 73, Sc.).
Cela vaut, évidemrrlent, pour la partie V: «Dans
cette vie, nous nous efforçons donc principale-
ment de fàire en sorte que le Corps de l'enfance
se transforme, pour autant que sa nature le lui
permette et l'y conduise, en un autre Corps doué
d'une multiplicité d'aptitudes et se rapportant à
un Esprit pleinement conscient de soi, de Dieu
et des choses» (39, Sc.).
La vie comme existence et force de vie doit
donc devenir existence libre, force véritable et
vraie vie. Elle est donc non seulement un dyna-
misme du Désir, mais encore un dynamisme de
l'esprit et de la liberté. En fait, la vie est le
dynamisme d'un Désir capable de se réfléchir et
de se reconstituer comme Désir actif et joie
véritable.
Le véritable dynamisme de la vie est donc le
dynamisme de la joie. Il ne s'agit pas égo-
tisme. Car, «en tant que l'homme s'efforce de
vivre librement, il désire respecter le principe de
la vie et de l'utilité communes [. .. ] et par consé-
quent [ ... ] vivre selon le décret commun de la
Cité» (Éth. 73, Dém.).
On le voit, le spinozisme, s'il se réfère fonda-
mentalement à la vie, n'est pourtant pas un vita-
lisme ni un (pré)nietzschéisme, puisqu'il se
397
VIE
399
VOl E
LIDO
qu'on pût le trouver sans grand travail, qu'il fût
négligé par presque tous? Mais tout ce qui est
précieux est aussi difficile que rare» (Éth. 42,
Sc.).
J:.Éthique est bien LA Voie. Difficile et escar-
pée mais accessible, et cela par le seul recours
aux forces de vie et de réflexion de l'esprit
humain. Nul mysticisme ici, mais le désir et
l'obtention progressive d'une félicité véritable.
LJ02
Il reste que, par volonté, Spinoza entend la
faculté d'affirmer et de nier ce qui est vrai ou
faux «rnais non pas le désir par lequel l'esprit
poursuit les objets ou bien les fuit» (Éth. II, 48,
Sc.). S'il n'existe pas de faculté de vouloir, il
existe bien des volitions particulières, c'est-à-
dire des affirmations et des négations. Ce sont
ces volitions qu'il s'agit donc de comprendre. À
l'inverse de Descartes, Spinoza montre que les
seules affirrnations (ou négations) qui existent
sont celles qui sont impliquées par les idées.
C'est l'idée, avec son sens et son contenu, qui
constitue en réalité l'affirmation intellectuelle
du vrai ou sa négation. La volonté n'est pas le
désir (comme le croira Schopenhauer); sa spécifi-
cité réside dans l'activité d'affirmation, mais
cette activité est l'idée elle-même: toute idée est
une affirmation (claire ou obscure, d'ailleurs).
Ainsi: «Il n'existe dans l'Esprit aucune volition,
c'est-à-dire aucune affirmation ou négation, en
dehors de celle qu'enveloppe l'idée en tant
qu'elle est idée» (Éth. 49).
Par cette négation de l'existence de la faculté
de vouloir, Spinoza fonde sa critique du volonta-
risme cartésien ou stoïcien, en ce qui concerne la
lutte contre les passions et la rnaîtrise des
affects: «[ ... } le très illustre Descartes [ ... }
n'a rien prouvé d'autre [ ... } que l'acuité de
son grand esprit» (Éth. Préf.); et «Les Stoï-
ciens ont [. .. } cru [que les affects} dépendaient
totalement de notre volonté et que nous pou-
LJ03
VOLONTÉ
406
mon: «L'entendement est pour son seigneur
[pour celui qui le possède] une source de vie.»
Mais il précise immédiatement: «[ ... } or il est
à noter que, par vie, absolument parlant, on
entend en hébreu la vie vraie, comme le montre
le Deutéronome (chap. xxx, vers. 19)>> (TTP,
chap. IV). Et Spinoza ajoute plus loin: «De plus
[Salomon} enseigne très expressément que l'en-
tendel11ent donne à l'homme la béatitude et la
félicité ainsi que la vraie tranquillité de l'âme. »
Ailleurs, Spinoza évoque «la vie vraie de l'es-
prit» et, dans l'Éthique, il écrit exacternent:
«Toutes ces choses, et tout ce qui concerne la
vraie vie et la Religion, s'établissent aisément à
partir des Propositions 37 et 46» (Éth. IV, 73, Sc.).
Ainsi, dans cette dernière Proposition d'Éth. IV,
Spinoza se réfère à la «vraie vie », comme conclu-
sion de ses analyses de morale concrète; il s'agit
de la recherche de la félicité et, plus précisé-
ment, du principe selon lequel «la Haine doit
être vaincue par l'Amour, et (. .. ] celui qui est
conduit par la Raison désire que bien qu'il
poursuit lUl-UlleUle a'pp,artœrme également
aux autres» (ibid.).
C'est évidemment la de l'Éthique, avec
la doctrine complète de la félicité, qui est la
liberté et béatitude (Éth. 36, Sc.), qui définira
pleinement la «vraie vie». Elle est la vie de l'es-
elle s'oppose à la recherche empirique des
plaisirs, mais elle implique à la fois maîtrise de
soi et jouissance de vivre, affirmation et satisfac-
407
V RAI rE)
Ll08
croit (ignorant la force du Désir) qu'une volonté
existe et qu'elle est notre puissance. Si la raison
est seule capable de déployer une vraie puissance
d'agir (contre l'agitation), c'est elle qui nous per-
mettra d'atteindre réellement notre liberté:
«Ces choses-là, et d'autres semblables que nous
avons démontrées à propos de la vraie liberté
de l'hornme ... » (Éth. 73, Sc.). La vraie vie
implique une vraie liberté, c'est-à-dire non pas
l'illusion du libre arbitre, mais la liberté véri-
table qui consiste dans la réalisation effective de
sa propre essence singulière.
C'est cette vraie vie, qui est vertu et liberté
non pas illusoires et conventionnelles mais véri-
tables et réellement heureuses et autonomes,
c'est cette vraie vie qui formera le contenu du
«vrai bien» annoncé dans le TRE. Et c'est elle
encore qui permettra d'accéder à cette béatitude
qu'est la jouissance de «la vraie satisfaction de
l'âme»: non pas puissance illusoire ou fusion
imaginaire et mystique avec une transcendance,
filais véritable satisfaction de soi et jouissance
C'est sur cette véri té la vraie
que se termine l'Éthique.
"
Eternité ......................... 166
Être ........ , ....... 172
Existence ........................ 176
Félicité ......................... 180
Homme (Humanité) . . . . . . . . . . . . . . .. 182
Idée ............................ 190
Imagination ...................... 194
Individu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 199
Infini ........................... 203
Intelligence (lntelligentia) ............ 205
Joie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
208
Justice 213
Liberté 219
226
............................. 228
Mathématique .................... 232
Méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 236
Mode ........................ 239
Modèle (exemplar) ............. '. 245
Mort. . . . .. . . . . . . . . . . . . .. . . 249
Mots. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 252
Nature 25~
Nécessité ........................ 263
Notions (communes) . . . . . . . . . . . . . . .. 268
Orgueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 272
Passion .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 278
Pensée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 285
Perfection . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 290
Persévérer ...................... " 296
Philosophie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 301
Production ....................... 304
Puissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 308
Raison .......................... 314
Réalité ....................... 319
Réciprocité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 322
Remèdes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 328
Répression (réprimer, coercere) ......... 334
Sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 341
Salut. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 346
Satisfaction de soi (Acquiescentia in se ipso) .. 352
Substance ....................... . 356
Superstition ..................... . 361
Temps ... " ..................... . 365
Tristesse ........... ,., .......... . 371
376
'lérité ....................... , .. . 383
Vertu ... " ..................... . 389
Vie ............................ . 395
Voie ........................... . 399
Volonté ......................... . 402
Vrai(e) ......................... . 406
RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION: S.N. FIRMIN-DIDOT AU MESNIL-SUR-L'ESTRÉE
DÉPÔT LÉGAL: SEPTEMBRE 2005. NO 065-2 (77299)
IMPRlivlÉ EN FRANCE
«100 MOTS POUR ... »