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ph – Journal of Philosophy – ISSN 2420-9775


N. II, 5, 2016 – Thinking Migrations

Paolo Stellino

Migration, Identité, Généalogie

Peer-reviewed Article. Received: May, 10, 2016; Accepted: May 20, 2016

Résumé: Cet article a pour but de développer la critique qu’Amartya Sen adresse à la théorie du conflit de
Samuel P. Huntington. Plus spécifiquement, je me propose d’appuyer l’idée de Sen, selon laquelle l’identité
est toujours plurielle et dynamique, sur la conception de ‘généalogie’ élaborée par Friedrich Nietzsche et,
postérieurement, développée par Michel Foucault. Dans un second temps, je reprendrai l’affirmation de Sen,
selon laquelle une vision ‘solitariste’ de l’identité humaine s’avère potentiellement dangereuse. Cela
permettra de montrer qu’une approche non monolithique à la question de l’identité favorise l’apaisement des
tensions sociales et des conflits culturels déterminés, entre autres, par la crise migratoire récente.

L’obiettivo del presente articolo è di sviluppare la critica di Amartya Sen alla teoria del conflitto di Samuel P.
Huntington. Più specificamente, mi propongo di fondare l’idea di Sen, secondo la quale l’identità è sempre
plurale e dinamica, sulla concezione di ‘genealogia’ elaborata da Friedrich Nietzsche e, posteriormente,
sviluppata da Michel Foucault. In secondo luogo, riprenderò l’affermazione di Sen, secondo la quale una
visione ‘solitarista’ dell’identità umana è potenzialmente pericolosa. Ciò permetterà di mostrate che un
approccio non monolitico alla questione dell’identità favorisce la pacificazione delle tensioni sociali e dei
conflitti culturali determinati, tra l’altro, dalla crisi recente dei migranti.

Mots-clés : Migration, généalogie, identité, culture, intégration


Parole chiave: Immigrazione, genealogia, identità, cultura, integrazione

***

La bonne politique consiste non pas à choisir le réalisme


contre l’idéalisme, ou l’inverse, mais à se réclamer des deux :
poser un idéal […] et se donner les moyens pour l’atteindre.
[T. Todorov, La peur des barbares]

Dans la guerre entre cultures, la culture est toujours perdante.


[S. P. Huntington, Le choc des civilisations]

Dans un article publié le 15 novembre 2015, c’est-à-dire, deux jours après les attentats
de Paris, la psychiatre Erica Poli soulignait la différence profonde existant entre peur et
terreur :

La peur est une émotion primaire, qui a la fonction spécifique d’activer des mécanismes de défense face
au danger. Par contre, la terreur est un état psychique de peur excessive dans lequel ces mécanismes de
défense se paralysent. Nos habilités d’agir cessent parce que nous nous trouvons face à quelque chose qui
nous semble ne pas pouvoir être élaborée, par rapport à laquelle nous expérimentons l’impuissance et la
sensation d’être sans abri, l’incapacité d’entrevoir une solution possible ou, au moins, une fuite1.

Il y a peu de doute que les médias jouent un rôle de première importance dans ce
mécanisme de propagation de la terreur. Le terrorisme se nourrit littéralement d’une
communication médiatique trop souvent apocalyptique, sensationnaliste ou alarmiste. De
l’autre côté, certains grands medias véhiculent une image manichéenne du terrorisme,
réduisant un phénomène complexe tel que le terrorisme à une opposition entre bien et
mal, bons et méchants, justes et injustes. Cette réduction manichéenne profite autant aux

1E. Poli, Attentati Parigi: quando i terroristi sfruttano i media. Blog en ligne du journal italien Il fatto
quotidiano. >http://www.ilfattoquotidiano.it/2015/11/15/attentati-parigi-quando-i-terroristi-sfruttano-i-
media/2221573/<
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fondamentalistes, que aux gouvernements occidentaux, en fournissant aux premiers,


l’occasion de radicaliser les esprits et aux derniers, une justification morale pour appuyer
des choix géopolitiques stratégiques (c’est ce qu’on appelle la « guerre contre la terreur »
ou l’« exportation de la démocratie »)2.
Évidemment, les médias ont un impact très important sur la façon fortement réductrice
et parfois même manichéenne, que l’opinion publique a souvent de percevoir et
d’interpréter la réalité. Cependant, les médias ne sont pas les seuls responsables. Les
gouvernements, les ministres, les politiciens (particulièrement les populistes et les
démagogues), les pouvoirs publics et religieux, les journalistes-polémistes et les
intellectuels, entre autres, contribuent fortement à orienter dans un sens ou dans un autre
ce que les masses sentent, croient et pensent. Il s’agit d’une responsabilité partagée à
laquelle les académiciens ne sont pas étrangers.
En été 1993, la revue Foreign Affairs publiait un article écrit par Samuel P. Huntington,
professeur à l’Université Harvard et directeur du John M. Olin Institute for Strategic
Studies, qui s’intitulait The Clash of Civilizations?3. La thèse principale de l’article était la
suivante : la politique mondiale est en train d’entrer dans une nouvelle phase. Dans cette
phase, la source fondamentale de conflit ne sera pas principalement idéologique ou
économique, mais plutôt culturelle (d’où le titre de l’article). L’article de Huntington fit
débat et quelques ans plus tard l’auteur décida de publier un ouvrage afin de donner une
réponse plus complète, approfondie et documentée à la question posée dans son article.
Cet ouvrage, intitulé The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (cette
fois-ci, sans point d’interrogation), reprenait la thèse précédemment exposée dans l’article
de la façon suivante :

Dans le monde d’après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas
idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. Les peuples et les nations s’efforcent de
répondre à la question fondamentale entre toutes pour les humains : qui sommes-nous ? Et ils y
répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référant à ce qui compte le plus pour eux. Ils se
définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et
d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations
et, au niveau, le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non pas seulement pour faire prévaloir
leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et,
bien souvent, si on sait contre qui on est 4.

Selon Huntington, après la fin de la guerre froide, l’opposition entre le bloc capitaliste et
le bloc communiste aurait cédé la place au choc des civilisations, celles-ci entendues
comme entités culturelles et non politiques. Les relations entamées entre les sept grandes
civilisations contemporaines (à savoir, la civilisation chinoise, japonaise, hindoue,
musulmane, occidentale, latino-américaine et africaine) seraient conflictuelles plutôt que
pacifiques – d’où l’utilisation du terme ‘choc ’. Plus particulièrement, les affrontements les
plus intenses auraient lieu entre l’Occident en déclin, l’Islam intolérant et la Chine, en train
de devenir la nouvelle puissance économique et militaire mondiale.
On pourrait reprocher à Huntington de présenter une image assez réductrice et
simplifiée de la politique globale d’après la guerre froide, image qui ne correspond pas à la
complexité du réel. Cependant, Huntington lui-même n’ignore pas que :

Cette image de la politique mondiale d’après la guerre froide, déterminée par des facteurs culturels et
impliquant l’interaction entre États et groupes appartenant à différentes civilisations, est hautement

2 Sur ce point, voir particulièrement E. Hobsbawm, The Dangers of Exporting Democracy, in The Guardian,
22 janvier 2005.
3 S. P. Huntington, The Clash of Civilizations?, in Foreign Affairs, Summer 1993, pp. 22-49.
4 Id., Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 1997, pp. 18-21.

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simplifiée. Elle omet de nombreux points, en déforme certains, en obscurcit d’autres. Pourtant, si nous
devons réfléchir sérieusement à ce qu’est le monde et agir efficacement, une sorte de carte simplifiée de la
réalité, de théorie, de modèle ou de paradigme est nécessaire. En l’absence de telles constructions
intellectuelles, on en est réduit, selon l’expression de William James, à une « assourdissante » confusion 5.

Comme le montre clairement le passage cité, l’analyse de Huntington s’appui sur le


postulat suivant : afin d’agir efficacement, une interprétation simplifiée de la réalité est
nécessaire. Mais sur quoi ce postulat s’appuie-t-il ? Pour quelle raison une ‘carte simplifiée
de la réalité’ serait-elle plus efficace pour agir plutôt qu’une carte non simplifiée de la
réalité ? Selon Tzvetan Todorov, par exemple, « l’interprétation des conflits politiques et
sociaux en termes de religion ou de culture (ou encore de race) est à la fois fausse et nocive:
elle envenime les conflits au lieu de les apaiser »6. Similairement, Amartya Sen, dans son
livre Identité et violence, argumente que la difficulté de l’approche de Huntington réside
dans la catégorisation unique qui précède et fonde la thèse du choc des civilisations. Pour
utiliser les mots de Sen :

La thèse du choc des civilisations est problématique à plus d’un titre, bien avant que nous en arrivions à la
question de l’inévitable choc. Le problème que pose cette thèse est tout d’abord qu’elle repose sur l’idée
d’un mode unique de classification des individus. La question de savoir si les civilisations s’entrechoquent
implique comme présupposé que l’humanité est avant tout divisée en civilisations distinctes et que les
relations entre les êtres humains peuvent être envisagées d’une manière ou d’une autre sous l’angle
exclusif des relations entre les civilisations, sans que l’analyse en souffre. La principale faiblesse de cette
thèse précède largement le moment où la question de l’inévitabilité du choc des civilisations est posée7.

Loin d’être un modèle efficace pour lire et interpréter la réalité, l’adoption par
Huntington d’un « système de catégorisation unique et globalisant »8, ainsi que sa ‘vision
solitariste’ de l’identité humaine »9, sont, selon Sen, les moyens les plus sûrs d’ériger une
barrière entre les êtres humains et d’encourager les conflits et la violence. Par conséquent,
la thèse d’Huntington serait pour Sen, non seulement ‘erronée’ – notre identité étant
toujours plurielle et dynamique, et non pas singulière et statique –, mais aussi
potentiellement ‘dangereuse’: « Dans le monde contemporain, » écrit Sen, « l’espoir de
trouver une harmonie repose dans une large mesure sur une meilleure compréhension de
la pluralité de notre identité et sur l’idée, enfin acceptée, que cette pluralité est transversale
et s’oppose à la séparation nette entre les individus le long d’une ligne de démarcation
infranchissable »10.
Dans les pages qui suivent, je voudrais développer la double critique que Sen adresse à
l’approche d’Huntington. Plus spécifiquement, je me propose d’appuyer la thèse de Sen,
selon laquelle l’identité est toujours plurielle et dynamique, sur la conception de
‘généalogie’ élaborée par Friedrich Nietzsche et, postérieurement, développée par Michel
Foucault. En effet, comme nous le verrons, la généalogie montre que l’origine est multiple,
complexe et irréductible à l’unité et à la singularité. Dans un second temps, je reprendrai la
deuxième thèse de Sen, selon laquelle une vision ‘solitariste’ de l’identité humaine s’avère
potentiellement dangereuse. Cela permettra de montrer qu’une approche non
monolithique à la question de l’identité favorise l’apaisement des tensions sociales et des
conflits culturels déterminés, entre autres, par la crise migratoire récente.

5 Ivi, pp. 25-26.


6 T. Todorov, La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Éditions Robert Laffont, Paris, 2008,
p. 26.
7 A. Sen, Identité et violence. L’illusion du destin, Odile Jacob, Paris, 2007, pp. 35-36.
8 Ivi., p. 11.
9 Ibid.
10 Ivi, p. 13.

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1.

La publication de la première partie d’Humain, trop humain en 1878 marque sans


aucun doute un tournant décisif dans la pensée nietzschéenne, un tournant caractérisé par
une approche historique et antimétaphysique aux questions philosophiques. Dans le
deuxième aphorisme de cet ouvrage, Nietzsche déclare que « le défaut de sens historique
est le péché originel [Erbfehler] de tous les philosophes »11. Le sens de cette affirmation
s’éclaircit lorsqu’on prend en considération l’argumentation développée au long du même
aphorisme : les philosophes, écrit Nietzsche, ont toujours commis la faute d’attribuer une
existence substantielle à l’homme, comme si celui-ci était une ‘aeterna veritas’, c’est-à-dire,
une vérité éternelle, immutable, fixe. En ce faisant, ces mêmes philosophes ont ignoré que
l’homme, ainsi que sa faculté de connaître, sont le résultat d’une évolution. La conclusion
philosophique, que Nietzsche en tire, est dirigée contre toute approche substantialiste et
métaphysique à la réalité : « tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels : de même qu’il
n’y a pas de vérités absolues. – C’est pourquoi la philosophie historique est désormais une
nécessité, et avec elle la vertu de la modestie »12.
Il n’y a aucun doute que, dans les dix ans qui suivent la publication de la première partie
d’Humain, trop humain, Nietzsche reste fidèle à la pétition de principe qu’il formule dans
le deuxième aphorisme de cet ouvrage, pétition de principe consistant à invoquer la
nécessité d’une transformation de la philosophie métaphysique en philosophie historique.
Dans une de ses dernières œuvres, Crépuscule des idoles (écrite en 1888, quelques mois
avant de sombrer dans la folie), Nietzsche accuse encore une fois les philosophes de
manquer de sens historique. Cette fois-ci, le contexte philosophique est différent, la cible
de Nietzsche étant la conception péjorative des sens maintenue par la tradition
philosophique, sens qui, selon cette même tradition, nous restitueraient une image fausse
et illusoire de la réalité. Cependant, les mots utilisés par Nietzsche rappellent de près la
terminologie déjà utilisée dix ans auparavant dans Humain, trop humain :

Vous allez me demander tout ce qui, chez les philosophes, relève de l’idiosyncrasie ?... C’est, par exemple,
leur absence de sens historique, leur haine contre l’idée même de devenir, leur « égypticisme ». Ils croient
faire honneur à une cause en la « déshistorisant », en la considérant sub specie aeterni, en la mortifiant.
Tout ce que les philosophes ont manié depuis des millénaires, ce n’étaient que des momies d’idées ; rien
de réel n’est sorti vivant de leurs mains. Ils tuent, ces Messieurs les idolâtres des notions abstraites, ils
empaillent lorsqu’ils adorent, ils mettent tout en péril de mort lorsqu’ils adorent. La mort, le changement,
le vieillissement, tout autant que la procréation et la croissance, suscitent en eux des objections, si ce n’est
une réfutation ! Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n’est pas…13

À l’approche ‘déshistorisée’, monolithique et métaphysique adoptée par les philosophes,


Nietzsche oppose une méthodologie historique, dynamique et génétique- généalogique.
Lorsque dans La généalogie de la morale il s’agit de rechercher l’origine14 de la morale,
c’est-à-dire, l’origine de nos jugements de valeur concernant le bien et le mal, Nietzsche
commence par critiquer les psychologues anglais (qu’il définit aussi comme « historiens de
la morale »15) pour avoir manqué d’« esprit historique »16 et pour avoir pensé « de manière

11 F. Nietzsche, Humain, trop humain, Librairie Générale Française, Paris, 1995, p. 34.
12 Ivi, p. 35.
13 F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, in id., Œuvres philosophiques complètes VIII, Gallimard, Paris, 1974,

p. 75.
14 Sur la terminologie employée par Nietzsche et, plus spécifiquement, sur la distinction entre Ursprung,

Entstehung et Herkunft, voir M. Foucault, Nietzsche, la généalogie, l’histoire, in Hommage à Jean


Hyppolite, Presses Universitaires de France, Paris, 1971.
15 F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Librairie Générale Française, Paris, 2000, p. 66.
16 Ibid.

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essentiellement anhistorique »17. Ce qui intéresse à Nietzsche, c’est « l’histoire de la morale


réelle »18. Afin de reconstruire cette histoire, il est nécessaire de distinguer « les époques,
les peuples, les degrés hiérarchiques des individus »19, ainsi que de faire référence à « ce
qui repose sur les documents, ce qui peut réellement être constaté, ce qui a réellement
existé »20. En outre, il faut avoir « connaissance des conditions et des circonstances dans
lesquelles elles [les valeurs morales] ont poussé, à la faveur desquelles elles se sont
développés et déplacées »21.
Si ces indications peuvent apparaître indéfinies et vagues, c’est dans son application
pratique, à savoir, tout au long des trois traités qui constituent La généalogie de la morale,
que la nouveauté radicale de la méthodologie nietzschéenne émerge. L’analyse de l’origine
et du but du châtiment, que Nietzsche développe dans les paragraphes 12-14 du deuxième
traité, est dans ce sens paradigmatique. À la naïveté des anciens généalogistes de la morale,
qui « dénichent quelque ‘but’ dans le châtiment » et « posent ensuite ce but avec ingénuité
au commencement, en en faisant la causa fiendi du châtiment »22, Nietzsche oppose ce
qu’il considère comme la proposition la plus importante pour l’histoire en général, à
savoir : « la cause de l’émergence d’une chose et son utilité à terme, son application réelle
et son intégration à un système de buts sont des choses séparées toto coelo »23. C’est ainsi
qu’il faut remplacer la vieille conception d’histoire, comme quelque chose d’uniforme,
constante et sans fractures, avec une nouvelle compréhension de celle-ci :

Toute l’histoire d’une « chose », d’un organe, d’un usage peut être de la sorte une chaîne de signes
continue faite d’interprétations et de réarrangements toujours nouveaux dont les causes n’ont pas besoin
d’être reliées les unes aux autres, mais au contraire, à l’occasion se succèdent et se relaient de manière
purement fortuite »24. Là où on veut synthétiser, uniformiser et unifier, la méthode généalogique montre,
au contraire, une multiplicité et une pluralité de sens : « Tous les concepts dans lesquels se récapitule
sémiotiquement un processus dans son ensemble échappent à la définition ; seul est définissable ce qui
n’a pas d’histoire 25.

On peut déjà entrevoir quelles sont les conséquences d’une telle conception
généalogique pour la question de l’identité. Ces conséquences sont visibles dans l’analyse
que Michel Foucault développe de l’usage nietzschéen du terme Herkunft (à savoir, la
souche, la provenance) dans son Nietzsche, la généalogie, l’histoire. « Souvent l’analyse de
la Herkunft met en jeu la race ou le type social. » écrit Foucault, « Cependant il ne s’agit
pas tellement de retrouver chez un individu, un sentiment ou une idée, les caractères
génériques qui permettent de l’assimiler à d’autres, – et de dire : ceci est grec, ou ceci est
anglais ; mais de repérer toutes les marques subtiles, singulières, sous-individuelles qui
peuvent s’entrecroiser en lui et former un réseau difficile à démêler »26. Comme le montre
Foucault, l’origine découverte par la généalogie est toujours multiple, plurielle, complexe
et irréductible à l’unité et à la singularité. Elle refuse tout type de réduction, de
banalisation, d’exemplification et d’assimilation. « La recherche de la provenance ne fonde
pas, » écrit encore Foucault, « tout au contraire : elle inquiète ce qu’on percevait immobile,

17 Ibid.
18 Ivi, p. 58.
19 Ivi, p. 50.
20 Ivi, p. 58.
21 Ivi, p. 56.
22 Ivi, p. 152.
23 Ibid.
24 Ivi, p. 153.
25 Ivi, p. 157.
26 M. Foucault, Nietzsche, la généalogie, l’histoire, cit., p. 151.

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elle fragmente ce qu’on pensait uni ; elle montre l’hétérogénéité de ce qu’on imaginait
conforme à soi-même »27.
Le lien entre généalogie et identité devient encore plus explicite lorsque Foucault, à la
fin de son essai, distingue trois usages du sens historique ; usages qui s’opposent aux trois
modalités platoniciennes de l’histoire. Parmi ces trois usages, Foucault mentionne
« l’usage dissociatif et destructeur d’identité »28. Selon Foucault, le sens historique
provoque une « dissociation systématique de notre identité »29, puisque il nous montre
que « cette identité, bien faible pourtant, que nous essayons d’assurer et d’assembler sous
un masque, n’est elle-même qu’une parodie : le pluriel l’habite, des âmes innombrables s’y
disputent ; les systèmes s’entrecroisent et se dominent les uns les autres »30.
De la même façon que, comme nous l’avons vu, l’instinct métaphysique et théologique
mène les philosophes à momifier les concepts et les choses, l’instinct historique (celui de
l’histoire comme « continuité ou tradition »31 à laquelle s’oppose l’usage dissociatif et
destructeur de l’identité du sens historique) conduit les historiens à découvrir, derrière
chaque personne, une identité singulière, univoque, monolithique et en continuité avec le
passé. Contrairement à cette approche,

l’histoire, généalogiquement dirigée, n’a pas pour fin de retrouver les racines de notre identité, mais de
s’acharner au contraire à la dissiper ; elle n’entreprend pas de repérer le foyer unique d’où nous venons,
cette première patrie où les métaphysiciens nous promettent que nous ferons retour ; elle entreprend de
faire apparaître toutes les discontinuités qui nous traversent 32.

En lisant ces affirmations, dans lesquelles Foucault pousse à l’extrême les conséquences
de la généalogie nietzschéenne, on ne peut que s’étonner du fait qu’on continue à faire
passer Nietzsche pour un défenseur du nationalisme allemand33. Évidemment, on oublie
que, à plusieurs reprises, Nietzsche critique et démystifie le nationalisme régnant à son
époque, en lui opposant un idéal consistant dans la fusion des peuples et des nations, et
dans la fédération des esprits libres ou « bons Européens »34. Alors qu’il s’agit de penser au
futur culturel et politique de l’Europe, l’horizon de pensée de Nietzsche est clairement
supranational et, parfois, même supra-européen. Dans ce contexte, l’écriture devient le
symbole de la diffusion et de la libre circulation de la pensée et des idées nouvelles :

[…] mieux écrire signifie en même temps penser mieux ; découvrir des choses qui sont des plus en plus
dignes d’être communiquées et savoir vraiment les communiquer ; être traduisible dans la langue des
voisins ; se rendre accessible à la compréhension de ces étrangers qui apprennent notre langue ; faire en
sorte que tout ce qui est bien devienne universel et que tout devienne libre pour les hommes libres 35.

Parallèlement à cette ouverture à l’autre et à l’étranger, Nietzsche souligne la pluralité


irréductible de l’identité culturelle européenne, identité qui ne peut pas être comprise et

27 Ivi, p. 153.
28 Ivi, p. 167.
29 Ivi, p. 168.
30 Ibid.
31 Ivi, p. 167.
32 Ivi, p. 169.
33 Sur ce point, voir P. Wotling, Nietzsche, Le Cavalier Bleu, Paris, 2009, pp. 51-55.
34 Sur ce concept, voir M. Brusotti, Européen et supra-européen, in P. D’Iorio, G. Merlio (dir.), Nietzsche et

l’Europe, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2006, pp. 193-211 ; P. Gori, P. Stellino, Il
buon Europeo di Nietzsche oltre nichilismo e morale cristiana, in Giornale critico della filosofia italiana,
vol. 1 (2016), à paraître.
35 F. Nietzsche, Humain, trop humain, cit., p. 578.

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pensée sans tenir compte des éléments multiples qui la constituent : grec, romain,
chrétien, hébraïque, moresque, provençal, germanique, etc.36
Ce n’est pas par hasard que le Nietzsche d’Humain, trop humain plaide en même temps
la nécessité d’une philosophie historique et antimétaphysique, le dépassement des
nationalismes et la fédération des bons Européens. En effet, comme nous l’avons vu, une
des conséquences de l’adoption du sens historique est justement la rupture avec la
conception essentialiste de l’homme comme aeterna veritas. Dans l’aphorisme 223 de
Opinions et sentences mêlées (deuxième partie d’Humain, trop humain), Nietzsche écrit
que « l’observation directe de soi est loin de suffire pour apprendre à se connaître : nous
avons besoin de l’histoire, car le passé répand en nous ses milles vagues ; nous-mêmes
nous ne sommes pas autre chose que ce que nous ressentons à chaque moment de cette
continuité »37. Or, c’est une illusion de croire que ce passé, qui répand en nous ses milles
vagues, est un passé uniforme ou monoculturel. Au contraire, il suffit d’ouvrir un livre
d’histoire pour voir comment les cultures se sont fréquemment entrecroisées et mélangées
entre elles au cours des siècles. C’est pour cela que, selon Nietzsche, pouvoir se connaître à
soi-même implique savoir voyager à travers l’histoire et

trouver en Egypte et en Grèce, à Byzance et à Rome, en France et en Allemagne, à l’époque des peuples
nomades et des peuples sédentaires, durant la Renaissance ou la Réforme, dans sa patrie et à l’étranger
[…] les aventures de cet ego qui naît, évolue et se transforme. C’est ainsi que la connaissance de soi
devient connaissance universelle par rapport à tout ce qui est du passé 38.

Cette conception dynamique et historique de l’individu est, mutatis mutandis, la même


qu’on retrouve dans l’analyse que Foucault fait de la généalogie nietzschéenne. Certes,
cette analyse est parfois trop tranchante et radicale. On pourrait se demander, par
exemple, si Nietzsche pensait vraiment que « l’histoire, généalogiquement dirigée, n’a pas
pour fin de retrouver les racines de notre identité, mais de s’acharner au contraire à la
dissiper »39, comme l’affirme Foucault, alors que Nietzsche semble être intéressé dans ses
ouvrages, non pas à dissiper ou détruire l’identité culturelle européenne, mais plutôt à
montrer la pluralité de ses sources. Cependant, ce qu’il est important de signaler dans le
contexte de cet article est que l’analyse de Foucault montre à juste titre que, contre la
tendance unificatrice, uniformisatrice, anhistorique et globalisante de la pensée
métaphysique, la généalogie nietzschéenne a le mérite de montrer le caractère toujours
complexe, dynamique et multiforme du réel. Dans ce sens, chaque effort de classifier les
êtres humains et leurs identités en catégories fixes et immutables semble être destiné
inévitablement à rencontrer les mêmes difficultés que les biologistes retrouvent lorsqu’ils
essaient de déterminer une taxonomie définitive et objective des espèces40.

2.

Selon Amartya Sen, lorsqu’on réduit les relations entre individus à une question de
civilisation ou de religion, excluant toutes les autres nombreuses façons (économiques,
politiques, culturelles, civiques, sociales, etc.) qu’ont les gens d’interagir entre eux, on

36 Voir P. Gori, P. Stellino, Il buon Europeo di Nietzsche oltre nichilismo e morale cristiana cit.
37 F. Nietzsche, Humain, trop humain, cit., p. 465.
38 Ivi, p. 466.
39 Ivi, p. 169.
40 Sur ce problème, voir D. L. Hull, The Effect of Essentialism on Taxonomy – Two Thousand Years of Stasis

(I), in British Journal for Philosophy of Science, 15 (1965), pp. 314-326 ; K. Sterelny, P. E. Griffiths, Sex and
Death. An Introduction to Philosophy of Biology, The University of Chicago Press, Chicago, 1999, pp. 180-
213.
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miniaturise l’être humain41. Là où la généalogie nous montre une complexité dynamique,


cette miniaturisation nous pousse, au contraire, à concevoir l’identité des individus en
termes statiques et monolithiques. Statiques, parce qu’elle élimine le rôle du choix dans la
formation de l’identité, nous imposant un déterminisme culturel auquel il paraît
impossible d’échapper. Monolithiques, parce qu’elle oublie que « tout individu est
pluriculturel »42, et parce qu’elle nous conduit trompeusement à réduire la question de
l’identité à une question culturelle ou religieuse, oubliant que cette même identité est
définie et façonnée par un grand nombre d’autres facteurs (Sen mentionne, entre autres,
« la citoyenneté, le lieu de résidence, l’origine géographique, le sexe, la classe sociale, les
opinions politiques, la profession, les habitudes alimentaires, la pratique d’un sport, les
goûts musicaux, l’engagement auprès des autres »43).
On pourrait argumenter que, même si la réalité est en effet complexe et dynamique,
comme nous le montre la généalogie, nous avons besoin, pour des raisons purement
pragmatiques, de réduire celle-ci à des catégories relativement simples et statiques. En
effet, comme nous l’avons déjà vu, selon Huntington, une ‘carte simplifiée de la réalité’
nous permettrait d’être des acteurs plus efficaces en ce qui concerne la politique globale.
Pourtant, si Francis Fukuyama ne se trompe pas, lorsqu’il affirme que « le défi à long
terme le plus sérieux, auquel les démocraties libérales font face aujourd’hui, concerne
l’intégration des minorités immigrantes, particulièrement celles provenant des pays
musulmans, comme citoyens de démocraties pluralistes »44, on peut légitiment douter que
la stratégie la plus efficace d’un point de vue pragmatique ou stratégique soit l’utilisation
de catégories réductrices.
Selon l’International Migration Report 2015 du Département des affaires économiques
et sociales des Nations Unies, le nombre de migrants dans le monde entier s’est
rapidement accru dans les derniers quinze ans, passant de 173 millions en 2000, à 222
millions en 2010 et 244 millions en 201545. Parmi ces 244 millions, on compte 59,5
millions des personnes qui ont été forcées de se déplacer (suite à un conflit ou une
persécution) et 19,5 millions de réfugiés46. Début 2015, les réfugiés provenant de Syrie
étaient 11,7 millions (sur une population initiale de 23 millions de personnes). Comme le
font noter Alexandre Pouchard et Pierre Breteau dans un article de Le Monde, « si la Syrie
était la France, 32,5 millions de personnes auraient été déplacées par le conflit »47. En ce
qui concerne plus spécifiquement la crise migratoire européenne, l’Agence des Nations
Unies pour les réfugiés compte un peu plus d’un million de réfugiés qui ont traversé la
Méditerranée en 2015 et presque 207 mille depuis 2016. Parmi ces derniers, presque trois
mille sont morts ou disparus (donnée du 9 juin 2016)48.
Devant ses chiffres, on ne peut que voir une confirmation de ce que Fukuyama, comme
nous l’avons vu, écrivait déjà il y a une dizaine d’année : le défi le plus sérieux, auquel les

41 Voir A. Sen, Identité et violence, cit., p. 17.


42 T. Todorov, La peur des barbares, cit., p. 98. Selon Todorov, « l’identité individuelle provient de la
rencontre d’identités collectives multiples au sein d’une seule et même personne ; chacune de nos
nombreuses appartenances contribue à la formation de l’être unique que nous sommes » (ibid.).
43 A. Sen, Identité et violence, cit., p. 27.
44 F. Fukuyama, Identity, Immigration, and Liberal Democracy, in Journal of Democracy, 17/2 (2006), pp.

5-6.
45 International Migration Report 2015. Highlights, Unites Nations, New York, 2016, p. 1.
46 Données de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Voir >http://www.unhcr.org/figures-at-a-

glance.html<.
47 A. Pouchard, P. Breteau, Le nombre de migrants et de réfugiés a explosés au XXIe siècle, in Le monde, 3

septembre 2015. Voir >http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/09/01/si-on-rapportait-les-


chiffres-du-conflit-syrien-a-la-france_4742507_4355770.html<.
48 Voir > http://data.unhcr.org/mediterranean/regional.php<.

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démocraties libérales doivent faire face aujourd’hui, concerne l’intégration des minorités
immigrantes. Dans ce cadre, il est fortement douteux que la stratégie la plus efficace
d’action soit la polarisation des différences et des conflits culturels. Au contraire, cette
polarisation risque d’exacerber les tensions, au lieu de les apaiser. C’est seulement en
emphatisant les points de contacts et les aspects communs que nous pouvons espérer
d’arriver à une intégration de base des nouveaux arrivés dans le pacte social, intégration
sans laquelle on risque de créer ce que Sen définit comme un « monoculturisme pluriel »49,
c'est-à-dire, l’existence de plusieurs cultures qui cohabitent dans le même espace, mais qui
n’interagissent pas entre elles.
Une façon d’emphatiser les points de contacts et les aspects communs consiste
surement à rappeler que, au-delà des différences culturelles, religieuses, nationales,
ethniques (etc.) qui nous séparent, nous faisons tous partie d’une même humanité. Pour
utiliser un terme souvent employé en philosophie, dans ce cas, nous opérons une
subsomption des différences particulières sous un concept plus général. Cette attitude
universaliste est souvent accusée d’être utopique ou naïve, ou encore d’effacer les
diversités, qui seraient pourtant bien présentes et existantes, entre les groupes humains.
La conception plurielle, multiforme et dynamique de l’identité ouvre une deuxième voie.
Au lieu d’aller du particulier à l’universel, cette fois-ci il faut parcourir le chemin inverse et
montrer que ce qu’on veut faire passer pour le concept le plus général (l’appartenance à
une civilisation ou une religion) n’est en réalité qu’une des nombreuses catégories
particulières à travers lesquelles il est possible de définir notre identité. C’est ainsi que
nous pouvons découvrir que notre identité est plus proche de celle d’un migrant venu d’un
pays éloigné – mais avec lequel nous avons en commun la même passion pour l’opéra, le
sushi ou le foot, la même profession ou classe sociale, les mêmes idéaux et valeurs, le
même vécu, etc. –, plutôt que de celle d’un compatriote avec lequel nous avons en commun
que le même lieu de résidence ou la même origine géographique.
Classer les gens en utilisant uniquement des catégories ou des schémas préétablis et
fortement réducteurs, non seulement nous empêche souvent de faire la découverte de l’
‘autre’, mais, comme le montre Todorov, il contribue à mettre en place ce qu’on connaît,
dans la psychologie de l’individu, comme la ‘prophétie autovalidante’ ou ‘autoréalisatrice’ :

Si l’on dit souvent à un enfant qu’il est méchant, il reprendra à son compte cette image négative et
s’engagera dans une surenchère : il deviendra encore plus « méchant » qu’on ne lui reproche d’être.
Estimant qu’il ne doit rien à la société dont il se sent rejeté, il la repousse à son tour et jubile de sa
destruction. Le même phénomène peut être observé dans la conduite des groupes au sein d’une
communauté plus large. La population immigrée de telle origine ethnique, par exemple, sera à la fois
identifiée comme distincte de la majorité […] et dépréciée […]. […] À leur tour, ils intériorisent cette
image de singularité négative, et moulent là-dessus un comportement qui, perçu comme agressif,
provoque la répression, exercée par les « forces de l’ordre », et l’attitude hostile du reste de la population.
Cette répression est alors ressentie par le groupe discriminé comme une provocation et elle le conduit à
l’émeute. Ainsi s’enclenche un cercle vicieux : l’image que se font les voisins d’un groupe infléchit celle que
le groupe se fait de lui-même, laquelle à son tour oriente la conduite de ses membres, et finalement de
nouveau l’image des voisins50.

Afin de transformer le cercle vicieux en cercle vertueux, nous dévons apprendre à


changer le regard que nous portons sur l’ ‘autre’. Comme le montre Sen, en faisant
référence au sociologue Pierre Bourdieu, « l’environnement social crée des différences
simplement en les désignant »51. Tant que nous continuons à utiliser des catégories
réductrices (telles que occidental, oriental, musulman, chrétien, asiatique, africain, etc.)

49 A. Sen, Identité et violence, cit., p. 214.


50 T. Todorov, La peur des barbares, cit., pp. 106-107.
51 A. Sen, Identité et violence, cit., p. 54.

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pour designer et classifier l’humanité, proche ou lointaine, ignorant le caractère complexe,


polymorphe, plurielle et dynamique de chaque identité personnelle, nous restons
emprisonné dans ce cercle vicieux, auquel Todorov fait référence. Comme l’écrivait Edward
Said déjà dans les années soixante-dix :

[…] c’est cela la principale question intellectuelle soulevée par l’orientalisme. Peut-on diviser la réalité
humaine – en effet, la réalité humaine semble authentiquement être divisée – en cultures, histoires,
traditions, sociétés, races même, différant évidemment entre elles, et continuer à vivre en assumant
humainement les conséquences de cette division ? Par là, je veux demander s’il y a quelque moyen d’éviter
l’hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre « nous » (les Occidentaux) et « eux »
(les Orientaux). Car ces divisions sont des idées générales dont la fonction, dans l’histoire et à présent, est
d’insister sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres, dans une intention
qui d’habitude n’est pas particulièrement louable. Quand on utilise des catégories telles qu’Oriental et
Occidental à la fois comme point de départ et comme point d’arrivée pour des analyses, des recherches,
pour la politique […], cela a d’ordinaire pour conséquence de polariser la distinction : l’Oriental devient
plus oriental, l’Occidental plus occidental, et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures,
les différentes traditions, les différentes sociétés 52.

3.

Comme nous l’avons déjà vu, selon Erica Poli la peur est une émotion primaire, qui
active des mécanismes de défense face au danger. Afin que ces mécanismes s’activent, faut-
il ajouter, il n’est pas nécessaire que le danger soit vraiment réel : il suffit que nous le
‘percevions’ en tant que tel. Si dans les années cinquante la propagande américaine
anticommuniste avait instillé dans la masse l’obsession du péril rouge (symbolisée, sur les
écrans, par l’invasion des extra-terrestres, provenant particulièrement de Mars, la planète
rouge par excellence), d’une façon très similaire, une partie des médias et des
gouvernements européens contribuent actuellement à susciter la peur d’une invasion des
migrants ou des réfugiés (perçus comme l’ ‘autre’), ou, encore pire, d’une islamisation de
l’Europe. Comme nous l’avons montré, la conséquence de cette peur est néfaste. Lorsqu’il
faudrait opérer une ‘ouverture à l’altérité’, on réagit en polarisant la réalité, exacerbant par
conséquence les tensions et les conflits sociaux.
La conception monolithique de l’identité est en partie responsable de cette polarisation
de la réalité. En opérant une essentialisation de notre identité et en la renfermant dans des
catégories fixes et immutables, cette conception empêche l’émergence d’une des
préconditions de toute ouverture à l’autre, à savoir, la reconnaissance mutuelle d’un
terrain commun ou partagé. Au lieu d’emphatiser les similitudes qui nous unissent,
l’attention est entièrement focalisée sur les différences qui nous divisent. De cette manière,
celui qui arrive est perçu initialement comme l’ ‘autre’, radicalement différent de nous, et,
dans un deuxième temps, comme l’ennemi, c’est-à-dire, celui qui ne peut jamais être notre
ami en raison de la différence ‘ontologique’ qui nous sépare de lui.
C’est précisément à cette conception essentialiste et métaphysique de l’être humain que
la généalogie s’oppose. Là où on croit pouvoir classer les individus en catégories
permanentes sur la base de leur appartenance culturelle, religieuse ou ethnique, la
généalogie nous montre une complexité dynamique, multiforme et multiple qui, en vertu
de ce même caractère dynamique et multiforme, ne se laisse pas réduire à l’unité et à la
singularité. Prendre conscience de cette complexité, c’est déjà effectuer le premier pas vers
la reconnaissance de l’autre et du terrain commun qui peut nous unir à lui.

52 E. W. Said, L’orientalisme. L’Orient crée par l’Occident, Éditions du Seuil, Paris, 1980, p. 61.

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