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MAX WEBER, LA LECON INAUGURALE DE 1895 OU : Du nationalisme a la sociologie comparative * Catherine COLLIOT-THELENE En 1894, le jeune Max Weber se vit offrir la chaire d'économie politique 3 Fribourg-en-Brisgau. La legon inaugurate qu'il prononga lors de son entrée en fonction lui fut l'occasion d’cxprimer, avee une virulence qui choqua nombre de ses contemporains (1), certaines convictions persennelles fouchant aussi bien Ie statut de la science qu'il devait enseigner que des questions potitiques d'actualité. Ce texte a attendu tres longtemps avant di@tre publié en frangais, sort qu'il partage, il est vrai, avec une importante partie de l'aeuvre wébérienne. On peut soupgonner toutefois que, dans le cas de la Legon inaugurale de 1895, des circonstances particulidres ont fait obstacle @ sa traduction. La notoriét¢é dont jouit ce texte est grande, en effet, mais elle ticnt & des raisons doutcuses. s'agit sans doute, comme I'éerivait nagutre Wolfgang Mommsen, du «document le plus important concemant l'homme politique Max Weber jusqu'aux années de guerre» (W. Mommsen, op. cit., p.41), et, & ce titre, il requicrt l'attcntion de quiconque s'intéresse & cet auteur. Mais c'est aussi une profession de foi nationaliste exacerbée ot beaucoup ont vu, avec quelques raisons, l'illustration exemplaire d'une époque sulfureuse de l'idéologie politique allemande. On comprend que ceux qui, cn France, s'cfforcent de faire reconnaftre la grandcur d'un auteur auquel Ja communauté intellectuelle de notre pays n'a certainement pas encore 103 rendu justice, ne se sient pas empressés de proposer au public francais un texte bien propre a le conforter dans ses préventions, Quelques passages importants de ce texte sont pourtant depuis longtemps disponibles, cités par Raymond Aron dans la conférence qu'il prononga au X¥Ve Congrts des sociologues allemands, a Heidelberg en 1964, sous le titre : Max Weber et la politique de puissance (2), Le titre résume la these de R. Aron, qui présente Weber comme un thuriféraire de la Machepolitik, et stigmatise son nationalisme, dont il remarque qu'il 'a trouvé vivant au coeur de I'Allemagne wilhelmienne, durant ses années d'étude, et [qu'] il I'a absorbé et fait sien sans hésitation et, semble-t-il, sans profondes réficxions» (op, cit., 645), Un nationalisme spontané ct passionnel d'un cét¢, l'allégeance au principe de la puissanee de Mautre, constitueraient ainsi les deux piliers de la pensée politique wébérienne ; l'un et l'autre sant soutenus, selon Aron, par une «métaphysique», ou une «Weltanschauung» résolument pessimistic, dinspiration darwinienne et nictzschéenne tout a la fois, dont témoignent aussi bien les théses explicites défendues par Max Weber (ainsi le refus de Yeudémonisme) que sa terminologie (la référence répéiée au Kampf wns Dasein, 1a lutte pour existence). Limterprétation de Raymond Aron n'est pas sans fondement, mais il est possible aujourd'hui de la rectifier et de la compléter (3), Depuis une dizaine dannées en effet, un certain nombre d'études ont été réalisées qui, en éclairant ce que fut la formation de Weber, permetient de réévaluer Ta signification ct la portée de son nationalisme. Tout d’abord, quoiquien ait dit ‘ou perisé Weber Iui-méme, il semble que Ie principe de son engagement pour TEtat national ne soit pas resté rigoureusement identique de 1895 2 1920 (année de sa mort), ct il n'est pas sans intérét de préciser en quoi il cons a I'époque de son arrivée A l'université de Fribourg, et en quel évolug, En second licu, om a trop souvent oublié que la fegon de 1895 principale au dossier du nationalisme weébérien, était un texte académique par destination, et que les théses que Max Weber y défendait avaient sans doute des enjeux d'ordre théorique, ct non sculement politique (4), I] est vrai que, pour préter attention a cet aspect du texte, il faut laisser de cété lidée convenue selon laquelle Weber aurait toujours maintenu rigoureusement séparés le champ de l'analyse scientifique et celui de l'argumentation politique. Ce n’était pas le cas, on va Ie voir, dans sa Iegon inaugurale de Fribourg. Et il me parail peu probable que ce soit non plus une juste interprétation des conceptions qu'il défendit, dans des textes plus tardifs quant aux rapports de Ia science et de la politique. A lire de pres le texte de 1895, l'on découvre en effet que la sociologic compréhensive wébérienne d'un cété, son nationalisme de l'autre, proviennent d'une seule et méme 104 source : d'une interrogation éthique (osons le mot) qui, bien quoceullée dans les travaux «cmpiriques» de la maturité, n'en reste pas moins jusqu'au bau! la justification demiére de leur intérét. vi partic de notre texte, rarement citée parce qu'elle se réfere a un probliime socio-politique conjoncturel depuis longiemps oubli¢, paraitra alourdir les charges de Vaccusation. Comment pourrait ne pas ére suspecte, aujourd’hui, une comparaison entre les travailleurs ruraux allemands et polonais qui rapporte la diversité de leurs comporiements & la différence de leurs «qualités raciales physiques et psychiques» (inf, p.127)? une analyse qui, constatant que les travailleurs polonais sc montrent moins exigeanis que les allemands en ce qui conceme leurs conditions de vic, au plan matérict aussi bien que moral, n’exclut pas que cet état de choses puisse s‘expliquer par des particularités que la «race slave» tient de la «nature» (nf, p.129)? La poinie ant-matérialiste de cette hypothése raciste est méme soulignée par Max Weber : on assiste, remarque-t-il, dans les provinces orientales de la Prusse of les deux nationalités sont en compétition, 4 un veritable procés de sélection. Depuis longtemps, leurs conditions dexisience sont 4 peu pres les mémes. Et pourtant, 4 'encontre des théses d'un matérialisme vulgaire, leurs «qualités physiques et psychiques» ne se sant pas homogéenéisées. bien au contraire ; c'est la différence de ces qualités, et par conséquent de leurs capacités d'adaptation a des conditions socie-¢conomiques cn mutation, qui permet fe emplacement de Ja main d'ccuvre allemande par les travailleurs polonai On imagine sans peine a quelles réactions s‘exposerait aujourd'hui un professeur qui se risquerait 2 des assertions de méme inspiration dans le cadre de son enseignement universitaire. Pourtant, il est douteux que ce soit précisément cet aspeet de la Jegon de Max Weber qui ait motivé l'«effroi» auquel fait allusion la lettre & son frére du 17 Mai 1895. Aucun tabou ne pesait & l'époque sur I'hypothése d'un enracinement racial des différents Aabitus culturels, et Weber, au demeurant, n'y fait référence qu'avec quelque: prudences. {1 mentionne Valternative d'une formation historique des caractéres nationaux au cours de procés séculaires (inf., p.131) tout en relevant que. pour explication du présent, ces caractéres ct leurs différences sont des données que Von doit se contenter d'enregistrer. Il reprendra cc théme dans les pages méthodologiques sur lesquelles souvre Economie et Société ; sans écarter l'éventualité d'une influence de Ta race sur les comportements sociaux (influence qu’a cette Epoque, cependant, il ne tient plus pour une réalité Gtablic), if remarquera encore qu'il s'agit 1a de ces done cette fameuse legon inaugurale, Reconnaissons-le ; la premicre 105 données incompréhensibles qui ont leur place dans explication sociologique (et méme dans la sociologie «compréhensive») sans toutefois en constituer le coeur (5), En outre, dans une note ajoutée a la version écrite de sa legon (inf. p.146, note d), il prend ses distances a l'égard des tentatives contemporaine de réduction biologisante de la sociologie en remarquant que lusage des termes «Auslese» et «Ziichtung» (sélection, spontanée dans le premier cas, valantaire dans le second) (6) est devenu suffisamment répandu pour niimpliquer aucun présupposé déterminé dans le domaine de la biologie. 11 he mentionne les tentatives d'anthropologic darwinienne (notamment les travaux d'Otlo Ammon) (7) qu'avec de grandes réserves, et surtout, il dénonce avec fermeté l'inflexion idéologique habituelle de ce genre de théories : trop souvent motivées par la volonté de «réfuters te socialisme, elles sacrifient la rigueur scientifique & l'apologie de Vordre social existant. Parler de darwinisme 4 propos de Max Weber, comme le fait R. Aron dans le texte mentionné plus haut, parail done pour le moins inexact. II s'agit méme d'un véritable contre-sens quand ce darwinisme prétendu est juxtaposé (ou confondu?) avec la dimension nietaschéenne, celle-ci incontestable, du texte de 1895, et de la pensée wébéricnne en général (8). Car la thése défendue par Weber dans notre texte est trés consciemment a l'opposé du darwinisme social : l'éviction des pay is allemands par les travailleurs saisonniers polonais dans les territoires orientaux de la Prusse est sans doute qualifiée de proces de sélection, mais celui-ci, remarquons-le, ne s‘effectuc pas au bénéfice des «meilleurs». Et, & deux reprises, Weber explicite la portée critique de ce constat : il faut se garder de l'illusion optimiste selon laquelle la sélection, dans le libre jeu de la lutte économique, aboutirait toujours & la victoire du type Aumain te plus développé (inf, p.131, 135). L’expression «type humain» évaque Nictzsche. C'est un des acquis des commentaires les plus récents de laeuvre wébérienne que d'avoir souligné la profondeur de cette influence (9), Avec une terminologic, Weber s'appropric aussi, en l'occurrence, un argument critique qui est nietzschéen, et cela précisément dans la mesure of il est anti-darwinien. «L'histoire de Vhumanité a vu la victoire de types humains restés A un stade élémentaire de développement et l'extinction des plus beaux fleurons de la vie de l'esprit et de lame, lorsque la communauté humaine dans laquelle ils s'inscrivaient avait perdu la faculté de s‘adapter a ses propres conditions d'existence...» (inf, p.131). Comment ne pas entendre, dans ces lignes de Max Weber, un écho aux critiques que Nicizsche adressait au darwinisme, que résume par exemple tel fragment écrit par le philosophe au printemps 1888 : «On met au compte de la lute pour la vie la mort des étres faibles et la survie des plus robustes ct des plus doués : en conséquence, on imagine une croissance 106 continue de la perfection pour les €tres, Nous nous sommes 2 l'inverse assurés que, dans la lutte pour la vic, le hasard sert les faibles tout aussi bien que les forts...» «Les formes les plus riches et les plus complexes — car le Mol «type supérieur» ne veut rien dire de plus — périssent plus facilement Dans I'Humanité également, ce sont les types supéricurs, les hasards heureux de I'évolution qui, dans les fluctuations de la fortune, périssent le plus facilement.» (10), Weber sans doute n'a pu connaitre cc texte. Mais il a fail sienne, @ l'évidence, la sévére crilique a laquelle Nictrsche avait soumis le concept de progres, et ses divers avatars évolutionnistes : la critique du principe de sélection naturelle s‘ensuivait naturellement. Pour la clarté de notre appréciation de la degan de 1895, i] faut done rejeter sans équivoque le qualificatif de «darwinien». A Tinverse, l'influcnce de Nietzsche sur la problématique générale de ce texte ne saurait étre trop soulignée. Ce n'est en rien exagérer que Waflirmer : la question centrale en fonction de laquelle Weber juge ici les phénoménes socio-politiques en porte la marque. Et cette question est la méme que celle qui, selon lui, définit Vobjectif de connaissance ultime de 1a science de l'économie politique, a savoir : & quel type d'hommes le fonctionnement des institutions économiques et sociales fournit-il les meilleurs chances de développement? L'économie politique, écrit Max Weber, en tant qu'elle est une science de Fhomme, «siiniéresse avant tout & la qualité des hommes que les conditions d'existence économiques cl sociales ont fagonnés.» (inf, p.134) La od elle intervient, cette proposition @ d'abord la valeur d'une prise de n dans les polémiques méthodologiques qui sévissaicnt & l'époque chez les économistes, Nous allons revenir sur cet aspect, le plus obscur pour les lecteurs d'aujourd’hui. Mais elle a aussi des implications politiques, plus manifesies. Le nationalisme du jeune Max Weber n'est pas la simple reprise irréfléchie de Vidéologie dominante de I’ Allemagne wilhelmienne, comme ie eroyait Raymon Aron. Il n'a de sens que supporté par une interrogation axiologique, jusqu'd un certain point indépendante de la forme nationale, et qui jamais ne cessa d'animer la pensée de Weber. Interrogation que I'o! retrouve par exemple dans un texte de 1913, formulée dans des termes irt proches de ceux de la legon de Fribourg, & laquelle il est dailter précisément référence ; « Une chose en tout cas est indubitable ; i] faut, exception, examiner toute organisation des relations sociales, de quelque maniére qu'elle se présente, en fonction di type hiunain auquel, par le biais de la sélection exteme ou inteme (les motifs), clle donne les chances optimales de devenir le type dominant, Suns cela, l'analyse empirique n'est jamais exhaustive, et on ne dispose pas non plus de la base effective nécessaire pour une évaluation (que celle-ci soit consciemment «subjective» 107 ou qu'elle prétende A une validité «objective»). Sous une forme qui, sdrement, manquait de maturité a bien des égards, c'est ce que voulait exprimer ma legon inaugurale académique, avec laquelle par ailleurs, sur beaucoup de points, je ne puis plus m'identifier» (11). Ce qui est le propre de la legon de 1895, sans doute, c'est l'identification qu'effectue Weber entre les «types humains» ct les «espéces nationales». Ainsi en ce passage, oi des themes nietzschéens (la critique de 'eudémo- nisme et l'affirmation du caractére éternel de 1a lutte) sont confondus avec un nationalisme qui est d'autre origine ; «Ce ne sont pas la paix et le bonheur de Vhumanité que nous devons donner en partage A nos descendants, mais Véternelle lutte pour conserver et développer notre spécificité nationale (tensere nationale Arty» (inf,, p.135). La transposition de la thématique de la compétition entre types d'hommes en termes d'affrontement entre nationalités ne va mullement de soi chez Nietzsche, non plus que ce qu'elle entraine inévitablement : l'affirmation impli de la supériorité de la culture allemande sur des cultures concurrentes, singuli¢rement russe, anglo- onne ct frangaise. Que Weber ait partagé un temps cette conviction est probable. Ne dit-il pas, précisément dans notre texte, Timpossibilité pour quiconque de se déprendre des valeurs liges a la «forme particulitre de I'humanité que nous trouvons dans notre Ctre propre» (énf., p.134). Par quoi il faut entendre, comme il ressort claitement du contexte, la culture nationale. La chose est claire : c'est dans la lutte que se livrent, sous des formes diverses, les grandes nations européennes, que se joue la détermination de ce que sera l'homme de demain. Chacune ambitionne de fagonner 4 son image la figure de l'a«espoce A venir» (inf., p.134). ILest probable que cet aspect de la degen précisément constitue l'un de ces points avec lesquels Weber disait, dans le texte de 1913 cité plus haut, ne plus pouvoir s'identifier Les quelques pages consacrées A la nation dans Wirtschaft und Geseilschaft (2) témoignent en effet d'une neue évolution 2 cet égard. Il distingue & cette époque entre deux compasantes de Vidée de nation. D'une part, l'«allachement au prestige politique» qui peut «se marier avec une croyance spécifique 2 une responsabilité devant les descendants, responsabilité qui échoit 4 la grande puissance en tant que telle, quant au type de partage de la puissance et du prestige [qui s‘¢tablira] entre leurs propres communautés politiques et les communautés étrangéres» (W & G, 527) ; cette dimension du sentiment national est ce qu'il namme Ie «pathos idéal du prestige de la puissance» (ibid., 527-8). D'autre part, le sentiment d'une spécificité culturelle qui, «dans ses expressions les plus précoces et les plus énergiques», inclut la «légende d'une "mission" providenticlle» qui incombe 8 un groupe du fait de la supériorité, ou du 108 caracttre irremplagable, des «biens culturels» liés a sa particularité (Figenari) nationale» (ibid., 530). Lune et l'autre dimension, pathos de la puissance et pathos de la mission culturelle, étaient présentes, étroitement mélées, dans le texte de 1895. Leur recouyrement est fréquent, remarque Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft, dans 1a mesure of l'attachement au prestige de Fentité étatique A laquelle on appartient s'accompagne tout naturellemeni d'un sentiment de solidarité qui se nourrit d'éléments disparates, parfois contradictoires, parmi lesquels pourtant la communauté de langue et de culture se situe généralement en bonne place (op. eit., 528). Prestige de la culture et prestige de la puissance stayent mutuellement, et «toute guerre victorieuse favorise le prestige de la culture» (ibid., 530, note 3), Mais le fait de dissocier conceplucilement ces deux moments lui permettait, dans les années 1910, de se distancier du nationalisme de sa jeunesse : en qualifiant de «légende» la these d'une mission culturelle nationale, i! manifestait clairement que lui- méme n'y croyail plus. La composante ¢tatiste, ou, ce qui revient au méme, le simple pathos de la puissance, déjd fortement soulignée dans la lecon inaugurale de Fribourg (13), demcure scule dans les textes plus tardifs. Un détail semble indiquer que Weber eft conscience de cette évolution. Dans un passage de I'«Essai sur le sens de Ia neutralité axiologique» (1917), il décrit, en l'atiribuant & un individu anonyme, ce qui ful la gle de son compor- tement politique : un individu qui considérerait les «rapports de puissance étatiques» (Staatliche Machtverhdtnisse) comme 1a justification dernitre de Faction politique, devrait Gtre pret & défendre la forme de constitution la plus propice A cet égard dans chaque conjoncture donnée, c'est-a-dire accepter pour l'Etat dont il épouse les intéréts, selon les cas, une constitution absolutiste ou une constilution démocratique (WE 512, ETS 535). Le passage correspondant dans 1a version plus ancicnne de I'Essai (1913) parlait des rapports de puissance nationaux, et non ¢ératiques. La correction manifeste la volonté d'écarter toute équivoque ; c'est dans les intéréts de l'Erat-nation, ct non pas dans tes valeurs de la culture nationale, que Weber situait désormais Ie critére ultime de ses choix politiques, Ml n'est pas certain, cependant, qu’en rejetant la légende de la mission cultureile, la pensée wébérienne n'ait pas perdu en cohérence ce qu'elle gagnait en lucidité. Paradoxc? Le nationalisme du jeune Weber, avons-nous dit, Gtait porté par une interrogation axiologique héritée de Nictzsche. Ce qui se jouait pour lui dans les lutes entre nations, c'était la définition du type de Thomme de l'avenir, la promotion des qualités qui constituent la«grandeur humaine» et la «noblesse de notre nature» (if, p.134). Parcille prétention peut sans doute permettre de justifier tous les impérialismes, elle n'en a pas 109 moins une signification authentiquement éthique. C'est en effet ce qui, dans le caractére d'une nation, est supposé avoir une poriée universelie, qui justifie l'auto-affirmation nationale, sous toutes ses formes. Le théme, nietazschéen encore, de la responsabilité devant les générations du futur, conserve dans ce cadre un lien avec la problématique de !'ancienne Politique. La référence & \'Etat platonicien, dans la note de la p.146 (note d) (infr.), pour incongrue qu'clle puisse parafire au premier abord, n'est pas sans raison. En récusant la «conception vulgaire» selon laquelle le but de 1a politique serait la paix ou le bonheur des hommes (inf, p.133), Weber donnait peut-étre «un bon coup de pied a la «culture éthique» de son époque, mais il ne rompait pas avec toute préoccupation éthique ; de méme que Nietzsche, en critiquant les concepts de la morale chrétienne vulgaire, ne cessait pas pour autant d’étre moraliste. «Il ne peut sGrement exister de travail ou économie politique que sur une base altruistes (inf, p.133), écrit Weber, Entendons : le souci du futur, de ce que seront nos descendants, est ce qui, en définitive, justifie toute action politique. La puissance nationale nest pas désirable pour clle-méme, mais comme moyen au service de la grandeur humaine On ne contestera pas, encore unc fois, l'ambiguité de cette éthique. A quels critéres mesurera-t-on la grandeur humaine? L'ambiguité est héritée de Nictzsche. Mais cette éthique, toute dangereuse qu'elle soit, est ce qui donne sens au nationalisme. Sans ce support, il n'est plus qu'un fait da loi de la puissance) érigé en droit. Et l'on n'est plus tres Ioin, en ce cas, des principes de la Realpolitik, principes que pourtant Weber n‘a jamais reconnus comme siens. Il stigmatisait au contraire avee mépris la tendance naturelle des hommes « 4 s'incliner devant le succés ou devant homme qui chaque fois le leur promet», au détriment de tout idéal. C'est cette attitude, remarquait-il, quil est devenu usuel en Allemagne de baptiser Realpolitik (cf. WL 513: ETS 436-7). Et il prenait bien soin d’en distinguer la politique réaliste (ou objective : sachlich) que lui-méme préconisait : celle-ci implique certes une adaptation des moyens aux conditions existantes, mais elle reste guidée, en demiére analyse, par d'authentiques idéaux Or il est bien difficile de dire ce que sont ces idéaux chez Max Weber a la fin des années de guerre. Sans doute soutient-il encore que les intéréts de la Nation se situent pour lui «bien au-dessus de tout sentiment», en sorte que le choix des formes constitutionnelles reste pour lui une question d’opportunité, qui doit étre tranchée en considération des «t&ches politiques de la Nation» (PS 296 ct 437), Mais il parait peu probable qu’a cette époque, il ait encore donné & ces tiches une signification universclle. La montée de l'idéologic germaniste, et les formes de plus en plus outrancitres qu'elle revétit & 110 Vapproche de la guerre et durant celle-ci (outrances qui, dailleurs, avaient leurs contre-parties en France) l'avaient en effet amené a s'en distancier. Dés 1911, dans une lettre A Keyserling qui lui avait vanté le «sens historique» des allemands, il faisait ce constat, fort étranger a lair du temps : «... Nous sommes redevables aux «pri es de 89» — dont lingénuité nous fait sourire, dont les violations pédantes de Ia réalité soulévent nos protestations — de choses sans lesquelles la vie ne serait pas supportable. Et un peuple qui (comme nous les allemands) n‘a jamais cu Ie ressort de mettre a genoux les puissanees traditionnelles. n’'acquerra jamais la fiere certitude de soi-méme qui rend les anglo-saxons et les latins si supérieurs & nous dans le monde, en dépit de toutes nos «victoires» (conquises par la discipline) dans la guerre et la technique... Le sens historique ne signifie aujourd'hui que trop pour vos lecteurs cl auditeurs,,. celle accommodation relativiste avec les puissances existantes qui est devenue maintenant plus dangereuse pour la vie et I'énergie que ces abstractions ont jamais pu l'étre... » (in E. Baumgarten, op. cit., 429). Dans le méme esprit, quelques années plus tard, il récusait avec humour «la niaiscric de l'opposition entre l'idée de I'Etat propre a VEurope occidentale et l'idée allemande de !'Etat» (PS 296). Les intéréts de TEtat allemand sont restés jusqu'a la mort de Weber la référence ultime de ses prises de position politiques. Mais son scepticisme 3 l’égard de toutes les variantes d'idéologie nationaliste le privait de toute justification convain- cante pour ccite ligne de conduit. La responsabilité devant les générations futures, toujours invoquée par lui, ne concemait plus le type de rhumanité a venir, mais simplement 1a répartition de la puissance, ou, selon une formule que l'on trouvait déja dans le texte ambigu de 1895, «la quantité despace de mouvement (dass Maft des Ellenbogenraums)» conquis et Iégué aux ressor- tissants d'un Etat-Nation (inf, p.135), Hl n'est par conséquent rien d'étonnant Ace que Weber ait nommé tout d'abord «éthique de la puissance» ce qu'il baptisa ensuite (sans que cette rectification suffise cependant & lever les difficultés inhérentes a la chose visée) «éthique de la responsabilité» (14). Le nationalisme wébérien se dissocia donc rapidement de la prablé- matique nietzschéenne qui, durant un moment, lui avait fourni une sorte de caution éthique, Mais cette problématique demeura vivante, comme Tatieste le texte de 1917 cité plus haut, dans l'interrogation sociologique de Max Weber : permanence qui ne peut s'expliquer sans relever i'étonnante conjonction qui s‘était opérée, dans la legon de Fribourg, entre des themes inspirés d'une lecture toute fraiche de Nietzsche, et des choix méthodo- logiques qui remontent aux années de formation de Max Weber. Pour des auditeurs du jeune professeur en effet, la caractérisation de la Vt théoric de l'économie politique comme science de l'homme (inf., p.134) avait une signification évidente au plan scientifique : Max Weber signait par 14 son apparienance a |'école historique de I'économie politique. De cette école, on ne sait plus grand chose aujourd'hui. A peine la trouve-t-on mentionnée dans Jes manuels d’histoire de la pensée économique, & propos du Methodenstreit, -dire de cette querelle de méthode qui vit s'affronter en Allemagne, Ala fin du X1Xe siécle, les tenants du point de vue historique d'un c6té, et de l'autre les théoriciens qui, a la suite de Carl Menger, donnaient pour unique objet & l'économie politique I'énoncé des lois abstraites régissant la production ct Ies échanges de biens. Ces demiers, a I'évidence, l'ont emponé, au paint de faire oublier les arguments de leurs adversaires, et jusqu'a leur existence. Nul ne lit plus aujourd'hui les ceuvre de Wilhelm Roscher et de Karl Knies, les deux plus éminents représentants de I'Ecole historique, et méme les spécialistes de Max Weber ne doivent généralement de connaitre leurs noms qu’aux essais critiques que celui-ci leur a consacrés en 1905 et 1906. L'on oublie que, quoiqu'il ait stigmatisé quelques problémes logiques de l'économie politique historique, Max Weber n'en a pourtant jamais abandonné le cadre général (15). Sa sociologie, souvent qualifiée d'«inclas- sable», leur doit sans doute infiniment plus que lui-méme ou ses commenta- tcurs n’ont bien voulu le reconnaitre (16). Une «science de rhomme» : a I'époque od éerit Max Weber, cette expres- sion a des implications beaucoup plus précises que dans I'usage actucl, «Le point de départ ainsi que le but de notre science est 'homme> : c'est en ces termes que Wilhelm Roscher débutait son System der Volkswirtschaft (1833).Les enjeux polémiques de cele déclaration ressorient clairement de ces lignes de Gustav Schmoller (autre représentant de cette écolc), écrites quinze ans plus tard ; «La théorie de l'économie politique (Volkswirtschafts- lehre) est parvenue aujourd'hui 4 une conception historique et ¢thique de TEtat ct de la société, en opposition au rationalisme ct au matérialisme Nagutre une simple théorie du marché et des 6changes, une sorte d’'Gconomie politique (Nationalékonomie) dcs affaires qui menagait de se transformer en une arme de classe pour les possédants, elle est redevenue une grande science morale et politique qui étudie non seulement la production, mais aussi la répartition des biens, non seulement les phénoménes de valeur, mais également les institutions économiques ; bref, qui rétablit "homme au centre de la science, au lieu du monde des biens et du capital» (17). En défendant la vocation de la science économique & taiter de homme, I'école historique prenail sciemment le contre-pied d'une tendance, remontant a Adam Smith, qui avait voulu réduire le propos de la science économique a la question de l'accumulation des richesscs. Et cette revendication était iroitement M2 solidaire de la définition de I'économic comme «scicnce morale ct politiques. La catégorisation de l'économie politique Gtait un aspect d'un débat, qui durait depuis plusicurs décennies, concernant Ie statut ct les relations réciproques des diverses disciplines naguére rassemblées sous la dénomi- nation générale : Staatswissenschaften. De Ranke & Treitschke, les grands représentants de l'Ecole historique allemande ravaient cessé de dénoncer toutes les tentatives d'autonomisation de ces disciplines, qu'il s‘agisse de la politique, des sciences juridiques, des scicnces de la socidté ou de l'économie. Et leur argument fondamental ¢tait toujours le méme * la vie d'un peuple n'a de réalité que comme totalité conertte : toute analyse qui isole une dimension de cette vie, dans l'oubli des autres, est nécessairement déficiente. Cétait tout un, par conséquent, de défendre la Iégitimité du point de vue historique, de refuser la théorie «abstraite», ct d'affirmer la solidarité mutuelle des sciences de W'Etat sive sciences morales et politiques. Ainsi Karl Knies pouvait-il écrire, dans les pages introductives de sa Politische Ockonomie vom geschichtlichen Standpunkt (18), que la conception quill se faisait de la tache de l'économie politique se situait & Topposé de Teabsolutisme de Ja théoric», Iequel consistc en «la préiention d'offrir quelque chose d'inconditionné, de valable indifféremment pour tous es temps, tous les pays ct toutes les nationalités». Or cette préicntion précisé- ment, ajoutait-il, anime ceux qui préconisent Ia constitution de l'économie politique en une science indépendante. Et ailleurs dans le méme ouvrage, il soulignait que l'économie politique ne méritait son nom traditionnel de Votkswirtschaftslehre (litt¢ralement : théorie de féconomie du peuple) que dans la mesure oi clle étudiait effectivement les réalités de la vie du peuple et de I'Erat, sans jamais perdre de vue la totalité qu'ils constituent ; «parce que l'économie politique (Nationatokonomie) doit prendre en considéralion eet ensemble, ct coopérer a la Miche du tout dans Ja part qui lui revient, elie est appelée a s'adjoindre Ala série des sciences morales et politiques» 49) Le débat, on Ua dit, n’était pas cantonné a économie politique. Celle-ci toutefois y oecupait unc position singulitre dans la mesure ou son autonomisation en forme d'une théoric de la production et des échanges de biens était le symptéme direct d'un processus coneret, lhégémonic grandissante des rapports marchands, qui bouleversait en profondeur les modes de socialisation traditionnels. Par contagion, tout le champ jadis couvert par la Politique (dont Vesprit était encore vivant dans lunité supposée des «sciences morales et politiques») (20) se trouvait affects, traduisant dans son éclatement tendancicl !'émergence de structures de la vie collective radicalement originales. La corrélation entre la question ng académique des relations entre disciplines d'une part, et les proces de trans- formation en cours dans la réalité socio-¢eonomique d'autre part, apparatt Us clairement, par exemple, dans I'Habilitarionsschrift du jeune Treitschke, publiée en 1859 sous le titre : Die Geselischaftswissenschajt, ein kritixcher Versuch (21), 00 auteur s'en prenait avec virulence aux partisans d'une séparation des sciences de la socicté d'avec les sciences de l'Etat (Robert von Mohl, Lorenz von Stein ct Heinrich Riehl singuligrement). Treitschke imputait en effet A ces théoriciens un préjugé économiste, qui était selon lui a la racine de leur entreprise de désintégration de la science de T'Etat. «La surestimation de I'€conomie marche main dans la main avec la sous- estimation de Etat», remarquait-il (op. cit., 32). Au principe de Ia théoric économique présupposée par les partisans de la science de la socigié, il voyait la représentation d'un «ére isolé, égoiste, dont les besoins sont purement corporels, ct que Ton nomme "homme"», ct lidée que l'on pourrait «déduire les lois de 'économie politique de la nature invariable de Vhomme» (op. cit., p.35). Contre cette «arithmétique de I'égoismes (ibid.), Treitsehke invoguait précisément les travaux des économistes historiens ; il leur faisait mérite de s'Ctre appliqué & montrer linterdépendance existant entre les modes de satisfaction des besoins, la Iégislation, administration de VEtat et Iu culture de chaque peuple. Citant Roscher, il rappelait que les lois établies par la théorie économique sont toujaurs relatives & des conditions historiques délerminges, et que pour cette raison «elle n'est pas une simple chréma- listique, mais une science politique» (22). Les liens de Weber avec |'école historique explique que l'on retrouve sous sa plume une méme mise en garde contre les dangers d'une invasion géné- ralisée du point de vue économique, méme si cette convergence entre le plus grand sociologue allemand et l'auteur du plus virulent pamphlet critique qui ait &é écrit contre la sociologie naissante est A premiére vue surprenante. Mais l'on s‘étonnera peut-Cire que Weber, précisément, reprenne (et avec quelle force!) la thése de la dépendance de Ia science économique & l'égard de la politique. Elle parait en effet difficilement compatible avec Il'exigence dune séparation sans équivoque entre travail scientifique et choix axialo- giques, c'est-a-dire avec ce principe déontologique du savant ct de ensei- gnamt (la fameuse «ncutralité axiologique») auquel Weber accordera une grande place $ textes ultérieurs (23). On peut accepter de reconnaitre que Téconamie politique n'est pas en mesure de produire les moyens de juger ce dont elle traite, ct qu'elle est par conséquent incapable de fonder une politique (encore que cette proposition, sans doute, aille 4 encontre de Fidéologie technocratique dans laquelle communient tous les dirigeants politiques des grands pays industrialisés depuis une dizaine d'années). Mais, 114 dira-t-on, l'économie politique ne peut-clle pas tout bonnement se dispenser d'émettre des jugements de valeur, ct se cantonner, comme il convient a 1 ux modestes taches de lexplication empirique? Weber aurait-it pratiqué, en 1895, la confusion des genres qu'il dénonga plus tard avec tant de sévérind dans VEssai sur le seas de la «newtralité axiologique»... (1913, repris en 1917) ou dans Le métier et la vocation de savant (1919)? A y regarder de pres, pourlanl, linspiration de la lecon nest pas tres Elaignée de celle des textes ultéricurs. En demandant que soient explicités Ics idéaux sur lesquels se fonde en dernier ressort, chez les économistes comme chez n'importe qui d'autre, V'appréeiation des phéno- mtnes socio-€conomiques, Weber manifeste une cxigence de lucidité, de «contréle conscient de soi» (inf, p.137), c’est-A-dire de probité intellectucltc, qui restcra jusqu'a sa mort un trait marquant de sa déontologie scientifique: En récusant la prétention de I'économic politique 2 produire ses propres (tres d’¢valuation de la politique, i! ne fait gu'anticiper un thtme critique que Ton retrouvera, notamment, dans VEssai sur objectivité...: une «science de l'expéricnee», écrivait-il encore dans ce texte, ne peut avoir pour rdle de découvrir des normes ou idéaux & caracttre impératif (ETS 123). Enfin, et ceei est le point le plus important pour la question qui nous intéresse jamais Weber ne se lassera de r¢péter que la déiermination du domaine de recherche d'une science empirique (histoire ou sociologic) est principiclle ment ordonnée A une assignation dintérét qui échappe par essence au contréie de la méthadologic scientifique. Liaffirmation provoquante de Ta subordination de féconomic politique & ta politique apparait done comme une premigre formulation de la these quill €noncera plus tard en termes néo-kantiens : la «présupposition transcendan- fale» de toute science de la culture consiste «dans le fait que nous sommes des étres cfvillsés (Kulturmenschen) doués de la faculté ct de la volonté de prendre consciemment position face au monde et de lui attribuer un sens» (ETS 166-167). Le sens, et par conséquent l'intérét de la recherche, sont fonction de questions qui renveient en demitre analyse 4 des «valeurs universelles de la civilisation» (Kurturwerten), valeurs qui préside au choix que nous faisons des «connexions qui ont pour nous une signification» (ETS 168), Lorsque, en 1913, Weber reprenait les termes de la Iecon inaugurate en soutcnant que "analyse empirique d'une forme d'orgai sation des relations sociales ne saurait Gre exhaustive sans examen du ‘ype fugmain auquel elte donne les chances optimales de devenir le type dominant, ce n'était pour lui qu'une autre maniére d’énoncer la thése centrale de l'Essai sur Uobjectivité... : «les valeurs suprémes de l'intért pratique sont et seront toujours d'une importance décisive pour lorientation que Vactivité ordonna- 115 trice de Ia pensée adopte chaque fois dans le domaine des sciences de la culture» (ETS 131). Les résidus de la terminologie kantienne ne doivent pas nous leurrer ; les «valeurs suprémes de l'intérét pratique» n'ont rien de commun avee les principes de la raison pure pratique. C'est au contraire un Icitmativ de toute Tauvre wébérienne que les valeurs demiéres du jugement et de laction ne se laissent pas fonder cn raison. La discrimination entre Tessentiel et le secondaire qu’effectue toute science historique est orientée par un choix axiologique qui — ainsi le veut Max Weber — prérend implicitement 4 une validité universelle. Mais le style transcendantal du procés de fondation des sciences historiques céde, au point décisif, devant Thistoricisme weébérien. Cette prétention A l'universel ne peut en effet se dépasser dans une démonsiration de son bien-fondé, car elle est elle-méme contingente, simple expression des choix fondamentaux de la culture & laquelle appartient Phistoricn, L'interrogation sur laquelle s‘ouvre Tavant-propos au recueil des études de SO mploeie religicuse illustre celle contingence insurmontable des critéres de tout intérit historique (24) : «Tous les enfants du monde culturel de l'Europe moderne traiteront inévitablement (et a juste titre) les problémes de l'histoire universelle dans lhorizon de cette question : quel enchainement de circons- lances a suscité l'apparition, en Qecident et uniquement 1a, de phénoménes culiurels qui — du moins nous aimons & le penser — se situaient dans unc ligne de développement dont la signification et la validité é sont universelles?» Cerlains commentateurs, parmi lesquels récemment Habermas (25), ont pergu une ambiguilé dans cet énoncé ; il laisse apparemment ouverte la question de avoir si le procts de rationalisation que nous, enfants des temps modemes, lisons dans la genése de notre culture, posséde véritablement une valeur universelle, ou bien sil s'agit IA seulement d'une illusion ethnocentriste. Le rapprochement avec le texte de la legon inaugurale permet cependant de trancher aisément cette difficulté. La théorie économique, remarquait-il en 1895, des qu'elle prononce des jugements de valeur, «est lige 4 la forme particulitee (Ausprdgung) d’humanilé que nous trouvons dans notre étre propre» (inf, p.134), forme qui détermine nécessairement le contenu de nos idéaux. La méme chose peut se dire de la sociologie comparative A laquelle Weber consacra la plus grande part de ses travaux ultériewrs, a cette différence pres que ce ne sont plus alors les valeurs culturclles de ta nation qui servent de critére au jugement, mais celles de la culture curopéenne madere, La revendication d'universalité leur est inkérente, de méme que, selon le jeune professeur en économie de l'université de Fribourg, la prétention & ineamer la grandeur et 1a noblesse de la nature humaine supporte ct légitime la volonté de puissance d'une nation. 116 tandis que, au plan politique, !engagement nationaliste de Weber sc dépouillait de toute résonnance culturelle, au plan théorique, un européocen- trisme avoué prenait la reléve du nationalisme pour assurer l'ancrage axiologique indispensable & toute mise en forme signifiante du matériau d'investigation. Cet curopéocentrisme pourtant, accepté comme une condition du sens de interrogation scientifique (historique ou sociologique ), navatt rien d'une conviction passionnellc. Les nombreux passages ot Webcr souligne la polysémie des termes rationnel, rationalité, rationalisation, et par conséquent le caractére relatif du «rationalisme occidental» (26), témoignent suffisamment de Ja distance critique dont il était capable 3 Végard de sa propre culture. Edt-il vécu plus longtemps que, peut-étre, il se fut libéré de Veuropéocentrisme comme il l'avait fait du nationalisme culturel de sa jeunesse, De telles spéculations cependant, qui ouvrent sur les problémes des sciences humaines contemporaines, sont en dehors de notre propos, «Enfant du monde culturel de |'Europe modeme», Max Weber était aussi fils de son temps. I] avait hérité de ses prédécesseurs immédiats, de Ecole historique et de Nictrsche tout a la fois, une inquiétude éthique tres étrangére a horizon des historiens ou des sociologues d'aujourd’hui, A un niveau plus profond que son nationalisme ou son ango-kanlisme», cette inquiétude inspire scs questions directrices, Elle ne nuit pas, me semble-til, a l'intérét de son «uve pour nos contemporains, bien au contraire, Car si ces questions apparaissent caduques, ce n'est pas parce qu’clles ont été résolues, mais parce qu'clies ont &é oubliées, ou volontairement enfouies au nom d'un positi- visme scientifique qui, A tort, se réclame parfois de Weber. 7 ay (3) TES A Tépoque oii nous écrivions ce texte de présemtation, i n’existait aucune traduction francaise de la lecan inaugurate de 1895. La chose n'est plus vraie aujourdhui : la revue MAUSS a publié une premigre traduction, dans son numéro du ler Trimese 1989, due a R. Kleinschmager. L'appareil de notes notre propre traduction nous a cependant dont nous avons accompagn paru justifier de ne pas renoncer & sa publ n. L'introduction de R. Kleinschmager a sa traduction apporie d'autre part des éclaircissements utiles sur le contexte historico-politique dans lequel ce texte a vu le jour. Le propos de notre présentation est, comme on le verra, tout 4 fait différent, Lieffet produit par cette legon est attesté par une lettre de Max Weber & son frere Alfred, datée du 17 mai 1895 : «Ma lecon inaugurale a suscité l'effroi par la brutalité de mes théories ; les plus contents étaient presque les catho: liques, parce que Yavais lancé un bon coup de pied a la “culture éthique"». Cité par Wolfgang Mommsen, Max Weber und die deutsche Politik, 1890- 1920, J.C.B. Mohr, Tubingen, 1959, p41. Aisément accessible dans Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociolo: gique, Ed. Gallimard, 1967, 642 sq. La traduction des citations de Max Weber est de Julien Freund. Que la lecan de 1895 puisse illustrer Vidéologie du Machtstaat et de la Machipolirik west pas niable. Voir en ce sens mon article dans Philosophie nf 20, Ed. de Minuit, Automne 1988, pp.24 a 47, «Les origines de la théorie du Machtstaat», notamment les premiéres pages. Mais, contrairement & ce que jcrivais dans ce texte, je ne pense plus que le «pathos nationaliste» soit totalement absent du texte de 1895. ‘On remarquera que la Lecon est traditionnellement publige dans le recueil des Politische Schriften, et non dans la Wissenschaftslehre. — Nous citons les Gesammelte politische Schriften (sous le sigle ; PS) dapres Nédition de 1958, JCB. Mohr. Tubingen ; les Gesammelte Aufsdtze zur Wissenschaftslehire (WL, @aprés Védition de 1951, J.C.B. Mohr, Tiibingen, avec mention égale- ment de la traduction francaise, que nous avons modifiée quand cela nous a pam nécessaite : Essais sur la théorie de la science (ETS), Librairie Plon, Paris, 1968). «Si peu que ce soit ie cas jusqu’a présent, il est possible qu’ lavenir la recherche découvre aussi des régulantés incompréhensibles dans un compor- tement significativement différencié, A condition et pour autant que l'on apporte la preuve statistiquement concluante de leur influence: sur le mode de comportement sociologiquement important, en particulicr sur Ia nature de Jour rapport significatif pour l'activité sociale, Ia sociologie sera alors obligée de prendre en considgration des faits tels que les differences provenant de Thérédité biologique (la «race» par exemple) au titre de données, tout comme elle tient déji compte de certains phénoménes physiologiques tels que la nature de Talimentation et l'influence de la sénescence sur Vactivites. 118 (6) @ (8) 9) (10) ay 2) (3) Economie et Société, tome premier, Librairie Plon, Paris, 1971, p.7). Sur le sens des termes Auslese ct Zéchtung, cf. ci-dessus, dans les notes <'édition accompagnant notre traduction de la legen, la note 8. Il sagit de Otto Georg Ammon, 1842-1916, un pionnier dans le domaine de Vanthropologie sociale. Sa Natirliche Auslese beim Menschen (La sélection naturelle chez Uhamime) fut publiée en 1893, Cf. R. Aron, op. cit. : La Weltanschauung wobérienne comporterait. «une composante darwinienne (la lutte pour la vie), une composante nictzschéenne (non Ie bonheur de l'humanité, mais la grandeur de |'homme)...» (650). Quelques lignes plus loin, Aron évoque la métaphysique wébérienne, «particllement darwinienne, particllement nictzschéenne, de la lutte pour la vie...», Et encore ; «la vision darwinienne-nievzschéenne du monde» (651), Cf. notamment article de Wilhelm Hennis, *Die Spuren Nietesches im Werk Max Webers», in Max Webers Fragesiellung, J.C.B. Mohr, Tibingen, 1987, pp.167-191, Sur la base de considérations de style et d'une lettre de Max Weber & sa femme, datée du 26 juillet 1894, Hennts suggére que la premiére lecture intensive que Weber ait faite de Nietzsche se serait située entre 1892 et 1894, c'est-aedire peu avant la legon de Fribourg (Euvres philosophiques complétes, édit. Colli-Montinari, fragment 14 [133] ; dans la traduction frangaise, vol. XIV, Gallimard, 1977, pp.102, 103-4 g également, dans le méme volume, le fragment 14 [123], pp.93-94 : «Ce Mia toujours surpris, quand je passe en revue les grands destins de Vhumanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce quiaujourd’hui Darwin, avee son Gcole, voit ou veut voir : la sélectian (Selektion) en faveur des plus forts, des mieux partagés, le progrés de Vespce, C'est justement le cantraire qui créve les yeux...» «Je vois tous es philosophes, je vois la science A genoux devant la réalité d'une lutte pour la vie (Kampf ums Dasein) & Venvers, tlle que Venseigne I’école de Darwin — clest-aedire ceux qui compromettent la vic, la valeur de la vie, ayant toujours le dessus, survivant toujours —. L'erreur de I'école de Darwin est pour moi un veai probléme : comment peut-on Gtre asse7 aveugle pour ne pas voir cela”. Ce texte se trouve dans E, Baumgarten, Max Weber, Werk und Person, Dokwnente ausgewahle und kammentiert von, J.C.B, Mohr, Tubingen, 1964, p.127. Le passage correspondant de la version corrigée en 1917, oft a disparu fa mention de la legon de 1895, in Essais sur ta théorte de (a science, p.443. Wirtschaft und Gesellschaft, Bd. 2, J.C.B. Mohr, Tibingen, 1976, pp.527- 530. (1 n'existe pas actuellement de traduction frangaise de la seconde partic de Wirtschaft und Gesellschaft). D'apres les éditeurs, ces pages appartiennent & un manuscrit écrit ene 1911 et 1913, ce qui confirme le bien-fondé du rapprochement que nous faisons ici avec la premiere version de !Essaé sur fe sens de la neutralité axiologique. Cf. infr, p.135: «L’Etat national ne représente pas pour nous quelque chose dindéterming.,.», mais «il représente plutdt Vorganisation, dans fe monde, du 119 (lay (15) (16) (17) (18) (19) (20) @ly (22) (23) (24) pouvoir de la Nation, et dans cet Etat national, nous considérons que l'uluime échelle de valeur — y compris en économie politique — est la ‘raison dEtat’>, Baumgarten, Mat Weber, Werk und Person, op. cil., doc. en appendice. «Nous ... disciples de I'école historique allemande» («Wir Jiinger der deutschen historischen Schule»), dit-il dans le texte de 1895. Appartenance quill revendique encore dix ans plus tard, of. ETS 204 : «... L’école historique, a laquelle nous appartenons nous aussi», C'est la thése brillamment défendue par Wilhelm Hennis dans «Eine “Wissenschaft vom Menschen". Max Weber und die deutsche Nationaloko- nomie der Historischen Schule», in Max Webers Fragestellung, op. cit., auque! nous empruntons une partic de nos citations, Cf. Gustav Schmoller, Wechselnde Theorien und feststehende Wahrheiten im Gebicte der Staats — und Socialwissenschafien und die heutige deutsche Volkswirischafislehre (1897), cité d'aprés W. Hennis, op. cit., p.142, lore édit, 1853, 2¢me édit. complétée, Braunschweig, 1883. Cité par W. Hennis, op. cit., p.134. Cf. Varticle de Manfred Riedel, «Der Staatsbegriff der deutschen Geschichtsschreibung des 19. Jahrhunderts in seinem Verhdlenis zur Alassisch-politischen Philosophie» in Der Stat, 1, 1962. \Wissenschafiliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1980. Cette phrase se trouve dans l'essai de Treitschke, p.37. C'est une citation de Roscher ; «La question de savoir de quelle maniére la richesse nationale est le micux favorisée, est bien pour nous aussi une question fondamentale ; mais elle ne constitue aucunement notre but propre. L'économic politique n'est pas simplement une chrématistique, un art de devenir riche, mais une science politique, ad ce dont il s'agit est de juger des hommes, de dominer des hommes». (Grundrif zu Vortesungen aber die Staatswirtschaft. Nach geschichilicher Methode, Gouingen, 1843, cité par Wilhelm Hennis, Max Webers Fragestellung, p.132). Principe dont on trouve Ténoncé le plus drastique dans Essai sur le sens de la enewiralité axiologique» ; «...La validité d'un impératif pratique entendu comme norme et ... la validité de vérité d'une constatation empirique d'un fait se siluent A des niveaux de problématique totalement hétérogéncs, de sorte que l'on porte préjudice a la dignité de lun et de Tautre de ces deux spheres si Von méconnait leur distinction et si l'on cherche a les confondre». (WL, 487 > ETS, 418). Religionssoziologie 1, Tubingen, 1971, p.1. Ce texte, rédigé et publié pour la premiére fois cn 1920 pour introduire les trois volumes rassemblant l'ensemble des études de Max Weber sur la sociologie des religions (dont la parution dans des revues s‘était échelonnée entre 1905 et 1918) a été traduit en frangais, sous le titre Avant-propos, au début d'un volume réunissant seulement les études de Weber sur le protestantisme : L’éthique protestante et Fesprit du capitalisme, qui date de 1904-1905, ct Les sectes protestantes 120 25) (26) et Vesprit du protestantisme, de 1906 (Librairie Plon, Paris, 1964). Le texte cité (dont je propose ici ma propre traduction), se trouve p.11. La datation précise de ce texte, sur laquelle Védition frangaise cntretient la confusion. n'est pas sans importance : c'est en 1920, c'est-d-dire l'année mime de sa mort, que Max Weber affirmait sans ambage le car re nécessairement -europtocentriste de Minterrogation centrale des sciences historiques. Cf. Jurgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, Bd. 1, Subrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1981, p.253. Cf. L’éthique protestante..., op. cit., pp.23-24, et 81-82 ; «A vrai dire, il faudrait placer cn épigraphe & toute étude sur la rationalité ce principe tres simple mais souvent oublié ; ta vie peut-Gure rationalisée conformément a des: points de vue finaux divers et suivant des directions extrémement différentes. La rationalité est un concept historique qui renferme tout un monde d'oppo- sitions». 121

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