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Lemieux Cyril. Les journalistes, une morale d'exception ?. In: Politix, vol. 5, n°19, Troisième trimestre 1992. L'activité
journalistique. pp. 7-30;
doi : https://doi.org/10.3406/polix.1992.1525
https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_1992_num_5_19_1525
Abstract
The Journaliste, an exceptlonal ethic ?
Cyril Lemieux. [7-30].
This article analyses the ambiguity of journalistic postures toward law and legal-type forms of
objectivization as being the effect of a set of constraints that frames the ordinary public-spiritedness of
journalists. On the one hand, since they have to expose scandals and to mobilize public opinion,
journalists often rely on the public opinion dimension. On the other hand, since they also have to
produce legally admissible evidence of their accusations, they cannot durably stay away from the
different forms of legal objectivity. Hence the great unsteadiness of their position, perpetually torn
between two irreducible modes of objectivization : opinion credit and written law. After the unveiling of
the structure of the civic set of constraints as it appeared during the eigthteenth century and after the
study of its inscription in the 1881 Act on the press, this article tries to show, with some recent
examples, that it is in playing with the different possible definitions of their public-spiritedness that the
journalists succeed in demanding a deontology, for which in many cases they claim to be the only
judges.
Les journalistes,
Cyril Lemieux
Groupe de sociologie politique et morale
Ecole des hautes études en sciences sociales
1. Paradoxe qu'on trouvera développé entre autres dans Roucaute (Y.), Splendeurs et misères des
journalistes, Paris, Calmann-Lévy, 1991 Woodrow (A.), Information Manipulation, Paris,
Editions du Félin, 1990; ou encore Mamou (Y.), C'est la faute aux médias! Essai sur la
;
journalistiques et qui délimite pour partie les prises offertes aux acteurs pour
remettre en cause ces pratiques.
«Dispositif de contraintes», que faut-il entendre par là ? D'une part que les
journalistes et leurs détracteurs n'ont pas le privilège d'inventer purement et
simplement sur l'instant les formes dans lesquelles ils investissent1 (comment
comprendre sinon la transportabilité et la régularité de ces formes ?). D'autre
part, qu'on ne saurait pas non plus concevoir que ces formes s'imposent à eux
de manière univoque et automatique (comment comprendre sinon qu'ils les
remettent sur le travail et les négocient ?). Le modèle à certains égards
constructiviste2 dans lequel nous avons inscrit notre démarche, est ici d'un
grand secours, dans la mesure où il permet de prendre au sérieux la possibilité
d'un civisme journalistique (sans le rejeter immédiatement dans l'illusion et la
ruse) en même temps que d'affirmer son caractère historiquement construit et
quotidiennement retravaillé (en ce sens, et en ce sens seulement, arbitraire).
Une telle perspective prise sous son angle historiciste, implique, et c'est ce que
nous ferons pour débuter cet article, qu'on exhibe la socio-genèse des formes
et des contraintes dont il est question. En l'occurrence, c'est dans les
transformations que subit au cours du XVIIIe siècle en Europe occidentale le
régime de la prise de parole publique, que nous avons cherché les matrices
premières de ce que nous avons appelé V excellence journalistique au sens
civique. Un système de censures croisées émerge en effet à cette époque qui
régule aujourd'hui encore la tension entre espaces privés et publics (et partant,
tous phénomènes de publication) et qui, on le verra, encadre encore très
concrètement l'activité journalistique entre des exigences de publicité {i.e.
dénoncer les scandales, mobiliser l'opinion) et des exigences de raison {i.e.
recouper l'information, fournir des preuves juridiquement recevables de ce
que l'on avance, contrôler ses émotions)3.
Sans doute est-il salutaire d'avoir à l'esprit que les journalistes n'ont pas
toujours été ces personnages hautement civiques que nous connaissons. Il fut
un temps, assez peu lointain, où ils n'avaient pas pour tâche de dévoiler au
public secrets et injustices cachées, ni même de le tenir informé de l'actualité
en cherchant à satisfaire un certain idéal d'exactitude et de complétude. Qui
jette un œil rapide sur des occasionnels de la fin du XVIe siècle1, n'y trouvera
par exemple nulle trace de cette tournure d'esprit, critique et civique à la fois,
qui distingue aujourd'hui nos journalistes les plus «intelligents»2. Ces textes
d'un autre âge construisaient la réalité d'une seule voix, d'un seul bloc, tout
unanimement, et non, comme nous en avons pris l'habitude, de manière
polyphonique et contradictoire, au travers de désaccords où l'objectivité des
choses est mise à rude épreuve. D'un bout à l'autre de ces imprimés, le lecteur
moderne voit se décliner l'expression d'un point de vue unique sur
l'événement, sans qu'à aucun moment une incertitude ne vienne se déposer
sur les faits ni sur la qualité des personnes. Aucune contradiction pour faire
vibrer de l'intérieur le fil du récit. Et bien qu'ici ou là affleurent des marques
de scepticisme ou de dérision, la vérité des récits s'impose d'elle-même
finalement dans une seule lumière3.
C'est que dans ces sociétés d'Ancien Régime, la critique au sens où nous
l'entendons et où nous la pratiquons, paraît absente, et seules, à la limite, ses
formes euphémisées (la remontrance, la bouffonnerie, le carnaval) semblent
avoir trouvé un espace institutionnel où se déployer. Une unilatéralité
fondamentale régit en tout lieu la prise de parole publique. Prérogative des
puissants, le discours public se permet, il s'autorise, restant toujours un
discours surveillé, réservé, discours toujours reprenable en droit et confiscable
en fait (par le privilège royal, par la police du livre)4. Le silence des petits
constituant l'ordre, la parole non autorisée qui brise d'elle même le silence est
immédiatement en infraction (elle se fait blasphème, crime contre l'étiquette,
outrecuidance). C'est pourquoi s'il y a malgré tout prise de parole, «l'audace
s'explique parce que l'intervenant participe de la prérogative royale». Il s'en
justifie expressément : «il n'y a pas de rébellion mais urgence de
communication pour faire triompher la vérité»5.
Sous un tel régime, la contestation n'a donc que bien peu de place, du moins
s'il s'agit de l'exprimer frontalement. Duplicité et ambiguïté apparaissent
comme les procédés les plus concevables pour marquer des différences à
1. Voir notamment Seguin Q.-P.), L'information en France avant le périodique. 517 canards
imprimés entre 1529 et 1631 Paris, Maisonneuve et Larose, 1965, et Chartier (R.), «La pendue
miraculeusement sauvée. Etude d'un occasionnel»; in Chartier (R.), dir., Les usages de l'imprimé ,
,
C'est au cours du XVIIIe siècle, qu'aux côtés des anciens, de nouveaux êtres, de
nouveaux principes de justice, de nouvelles procédures de mise en intrigue (la
polyphonie et la dénonciation) viennent à apparaître ici et là dans les façons
de rendre compte au public des événements. La critique qui «soumet tout à sa
loi», religion et Etat y compris, et «nivèle tout», jusqu'au roi finalement4, va
devenir progressivement le fondement d'une nouvelle façon de bâtir comptes
rendus et rapports publics sur l'événement. La réalité ne sera plus construite
homophoniquement comme traditionnellement dans Yexemplum médiéval,
mais polyphoniquement, c'est-à-dire de manière polémique et contradictoire.
Des versions antagoniques s'affrontent ouvertement, sur une scène publique, et
de leur entrechoquement, résultent ces structures stabilisées qu'on appelle des
«faits», points de chevauchement et nœuds des différentes versions qu'on
oppose. Là où se déroulait le cours majestueux des récits et des histoires, se
dresseront maintenant des «affaires» (ainsi la fameuse «affaire Calas»)5, des
mises en cause du réel, où le rapport entre les choses et les personnes sera
testé dialogiquement dans des configurations à plusieurs voix. Critique et
publicité vont devenir de ce fait les piliers d'un nouveau régime de la prise de
parole publique (dont il faut noter qu'il n'est pas absolument exclusif du
premier).
1. Sur cette ambivalence de la littérature épidictique, cf. Viala (A.), Naissance de l'écrivain.
Sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Minuit, 1985, p. 51-84.
2. Cf. Rétat (P.), dir., Le journalisme d'Ancien Régime, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982,
p. 283-313.
3. Jouhaud (C), «Lisibilité et persuasion. Les placards politiques», in Chartier (R.), dir., Les usages
de l'imprimé, op. cit., p. 309-342. Pour une analyse qui mettrait, au contraire, l'accent, à l'époque
où triomphe l'absolutisme, sur l'exercice d'un véritable -système d'information ritualisée»,
entièrement centré sur la personne du souverain, voir Fogel (M.), Les cérémonies de
l'information dans la France du XVIe siècle au milieu du XVJILe siècle, Paris, Fayard, 1989-
4. Koselleck (R.), Le règne de la critique, Paris, Minuit, 1979, p- 98-100.
5. Sur la genèse de la forme «affaire», voir Claverie (E.), «Voltaire et la notion de cause judiciaire»,
communication aux Journées de la Société française de sociologie, Bordeaux, 1987.
6. Koselleck (R.), Le règne de la critique, op. cit.
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Les journalistes, une morale d'exception ?
distinctions d'ordre et d'état n'avaient plus cours. Cette levée des équivalences
domestiques offrait la possibilité de remodeler le lien social dans une nouvelle
matrice, celle du public littéraire et artistique éclairé, d'un public autonome et
souverain, dégagé des tutelles hiérarchiques, regroupant des individus
émancipés, forts de leur faculté plénière de juger.
L'exigence de publicité
1. Voir par exemple l'utopie de Louis Sébastien Mercier, «L'An 2440» publiée pour la première
fois en 1771. Dans le Paris futur qu'imagine l'auteur, »tout est transparence», «les citoyens lisent
dans les cœurs les uns des autres», tandis que «l'oeil absolu» de Dieu -pénètre tous leurs desseins»
(cf. Darnton (R), Edition et sédition, op. cit., p: 197).
2. Cf. Ozouf (M.), «Le concept d'opinion publique au XVIIIe siècle», in Ozouf (M.), L'homme
régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 21-53.
3. Ibid, p. 32, note 1.
4. Cf. Habermas (J)> L'espace public, op. cit. , p. 99-
5. Ibid, p. 105.
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C'est encore cette même double structuration qui définirait pour l'essentiel
l'excellence journalistique au sens civique, telle qu'elle s'est fondée en France
depuis la fin du XVIIIe siècle. En se libérant du mode de régulation absolutiste
qui la maintenait dans des formes expressives unilatérales, la prise de parole
publique s'est entourée de censures d'un type nouveau, censures civiques visant
à empêcher, et la patrimonialisation du discours public, et son
irresponsabilisation2.
Ce dispositif civique est celui-là même qui encadre aujourd'hui encore les
pratiques journalistiques et le débat sur ces pratiques. C'est lui, comme nous
allons le voir maintenant en examinant d'abord le vote de la loi de 1881, puis
quelques affaires contemporaines, qui replace sans cesse le travail du
journaliste dans l'orbite de modèles juridiques. Paradoxe : c'est lui aussi qui
empêche instamment l'assimilation de l'activité journalistique à ces seuls
modèles juridiques.
L'une des principales questions posées lors des débats parlementaires de 1881
qui aboutirent au vote de la loi du 29 juillet, fut celle de savoir si journalistes et
éditeurs devaient être placés sous une juridiction de droit commun ou sous
une juridiction d'un type exceptionnel. "Dans le sein de notre commission,
une question s'est posée tout d'abord, déclare en ouverture des débats le
rapporteur du projet Eugène Lisbonne, fallait-il faire une loi ? N'était-ce pas
le cas, au contraire, de s'en référer purement et simplement au droit
commun pour toutes les lois relatives à la liberté de la presse et de la
parole ,?»3.
Pour les orateurs de gauche, tels Charles Floquet, la réponse ne fait pas de
doute : le principe d'une législation spéciale est inutile. Parce que le droit
commun suffirait largement pour sanctionner les abus, c'est en fait l'impunité
et 4a liberté absolue de la presse» qu'on réclame. Il s'agit «de détruire tous
les privilèges, de constituer la liberté complète, absolue du citoyen et, en
face de ces collectivités habiles et puissantes, de constituer le droit de
chacun et le droit de tout le monde d'écrire librement sur les affaires
publiques»4.
1. Sur les notions de «grandeurs-, -monde», «domestique-, -renom», etc., voir Boltanski (L.),
Thévenot (L.), De la justification, op. cit.
2. Voir, dans ce même numéro, notre note de recherche -La Révolution française et l'excellence
journalistique au sens civique».
:
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Cyril Lemieux
Dans cette perspective unilatérale du civisme (et c'est cette unilatéralité qui la
fait appeler par ses détracteurs "Simpliste» et «utopique»), toute tentative de
codification et de formalisation est non seulement dangereuse, mais encore
vouée à l'échec2. Libre et indépendante, la presse n'a plus de comptes à
rendre qu'à un seul maître, le public, le crédit d'opinion devenant par voie de
conséquence l'unique principe de justice recevable :
Les adversaires de cette façon de voir ont beau jeu de réinjecter dans le débat
parlementaire la seconde conception du civisme (celle qui l'oppose à la
passion et au désordre, et rappelle l'Etat en face de l'opinion), pour remettre
instantanément le dispositif sous tension : «Renvoyer au droit pénal commun
la répression de la diffamation et de l'injure publique, c'est proclamer
l'irresponsabilité pénale des auteurs de ces délits» déclare par exemple le
républicain Agniel. Le contre-projet de Floquet «est, à vrai dire, une
déclaration de principe : il proclame la responsabilité pénale de la presse,
conformément au droit commun ; il ne l'organise pas»6. De sorte que la
théorie qui mise tout sur l'opinion, a beau être «généreuse», elle «repose sur
1. Ibid.
2. 'Parmi les journalistes, il y en a qui sans être de grands journalistes, font honneur à leur
profession ; mais il y en a d'autres qui remplacent les études, le talent par la violence, par
l'éclat et la réclame que voulez-vous y faire ? [...] La commission — je le sais — a cherché, a
étudié et finalement s'est aperçue qu'elle ne pouvait rien. Il n'est pas possible défaire quelque
■
chose. Il n'est pas possible défaire la différence entre l'annonce loyale et l'annonce déloyale.
Il n'est pas possible de faire la différence entre l'annonce prospectus et l'article qui se couvre
de l'apparence de l'article politique" (Allain-Targé, Journal Officiel. Chambre des députés, 28
janvier 1881).
3. Ibid.
A. »Vous avez aujourd'hui une presse pour le suffrage universel, avec les défauts et les qualités
de la démocratie ; une presse qui s'américanise de plus en plus , une presse qui est écrite par
des milliers d'écrivains pour des milliers de lecteurs ; et c'est cette quantité innombrable de
journaux qui s'appelle légion, que vous voulez combattre avec des juges, avec des tribunaux,
avec des jurés ?» (Jbid).
5- -Est-ce que, messieurs, ce n'est pas quelque chose de grave que de compromettre, de
troubler, de supprimer ou de perdre le bénéfice de l'expérience de l'impunité ? [...] La France
s'habitue, je ne dis pas à la liberté de la presse, je dis à la licence de la presse- {ibid).
6. Journal Officiel. Chambre des députés, 28 janvier 1881.
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Voilà bien ce qui justifie qu'on fasse une loi : un certain sens de l'équilibre et
du compromis, ce sens libéral de la polyphonie qui, reproduisant en le
réaménageant le dispositif civique mis en place au XVIIIe siècle, permet de
concevoir l'architecture de la cité selon des principes de checks and
balances. Aux tribunaux officiels, doit répondre l'écho contradictoire d'un
tribunal de l'opinion. Au tribunal de l'opinion, doivent faire front des
tribunaux officiels. Quant à la vérité et au progrès, on les présente comme les
sous-produits de cette permanente et vivante confrontation entre grandeur de
l'opinion et grandeur de la loi.
Une loi existe donc depuis 1881. Mais elle n'est et ne peut être qu'un pôle dans
la tension qui parcourt continûment les pratiques journalistiques. Qu'il s'agisse
par exemple de déterminer les frontières entre espaces privé et public, et le
droit n'apparaît plus alors qu'une ressource cognitive parmi d'autres. D'une
part, les journalistes se fixent bien souvent eux-mêmes leurs propres repères
normatifs ; d'autre part, ces repères peuvent ne pas coïncider avec ceux que
fournit le droit pour qualifier et apprécier les situations :
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D'autre part, alors que par nature la loi désingularise les occurrences en les
subsumant sous des catégories et des formats stables, le sens pratique de la
justice mis en œuvre par les journalistes commande au contraire que chaque
cas soit ramené à son caractère local et à sa particularité. Ainsi dans l'exemple
suivant, le journaliste oppose à la formalisation juridique {«formaliser», «fixer
la barre») l'irréductibilité de chaque cas, que manifeste tout à la fois la
singularité des personnes (leurs «antécédents», leur «personnalité») et des
situations {«la nature des faits», «les répercussions»).
1. Ibid.
2. Chef d'agence à Sud-Ouest (entretien, août 1990).
3- Tel journaliste de presse automobile se retranche derrière des arguments juridiques pour
prouver qu'un arbre en bordure d'une piste d'essai n'est pas propriété du centre d'essai en
question : -Vous savez qu'on a des photographes, alors qui ne sont pas de la maison, qui
montent dans les arbres pour prendre les machines, ça, c'est vrai, on l'a fait.
Q : Et ça, juridiquement, ce n'est pas tangent?
— Juridiquement, en fait, ils ne font pas de procès parce que, qu'est-ce que vous voulez,
souvent, c'est la limite. On est dans des arbres qui dominent le machin. On a jamais été pris sur
les pistes elles-mêmes, vous savez. On est pris aux environs« (Rédacteur en chef de l'Auto-
Journal, entretien, juin 1990).
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La mobilisation du droit est comme le rappel que ces deux tribunaux sont
inscrits dans une irréductible tension. Déboutées devant l'un, les personnes
peuvent toujours se retourner vers l'autre pour relancer quasi-indéfiniment
l'épreuve de qualification. Tel qui s'estime victime d'une erreur judiciaire,
commence par exemple une grève de la faim et en appelle aux journalistes et
à l'opinion. Tel autre qui s'estime victime du traitement médiatique qu'on lui a
fait subir, se tourne vers les tribunaux et intente un procès en diffamation. C'est
là un jeu de va-et-vient qu'autorise la structure même du dispositif de l'opinion
publique, tel qu'il s'est mis en place au XVIIIe siècle.
Dans un tel dispositif, on le voit, le droit n'est pas tout et tout n'est pas droit.
En face de la souveraineté du journaliste «magistrat de l'opinion», les
ressources juridiques se présentent avant tout comme une force de rappel
(souvent décisive, il est vrai, par les gains de clarification et
d'homogénéisation des conduites qu'elle induit)2. Redéfinissant la pertinence
des situations à partir de repères conventionnels d'une très grande généralité
et d'une très grande stabilité, la forme juridique permet à ceux qui y
investissent de ramener immédiatement la tension entre irresponsabilité et
responsabilité journalistiques du côté du second pôle. La justice des tribunaux,
en ce sens, parce qu'elle est un horizon ineffaçable, toujours placé à portée
d'interjection, constitue bel et bien -un garde-fou» des conduites3, mais non
pas un régisseur permanent et omniprésent.
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Voilà les journalistes appelés à calquer leur rigueur professionnelle sur celle
des hommes de droit :
Dans cette conception, le fossé entre droit et travail journalistique a été réduit
au minimum. Le journaliste est assimilé à un juge d'instruction qui
rassemblerait des preuves matérielles pour pouvoir inculper et lancer des
accusations publiques.
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«Qu'on nous entende bien : il est normal, il est nécessaire même que la
diffamation — si diffamation il y a — soit sanctionnée par la justice.
Mais à l'air libre, à l'issue d'un débat, d'un examen, d'une prise en
considération des éléments et des preuves éventuelles. Croit-on que la
bonne justice trouvera son compte dans des sanctions régaliennes
prises nuitamment ou presque, à la va-vite, à la faveur d'un week-
end, mais qui n'en tombent pas moins avec la lourdeur d'un
couperet^.
1. Voir, dans ce même numéro, notre note de recherche : «La Révolution française et l'excellence
journalistique au sens civique».
2. Dans un procès en diffamation de procédure courante, le délai imparti pour rassembler des
preuves matérielles est fixé à dix jours par la loi de 1881. Ici, l'avocat du plaignant avait réclamé la
procédure exceptionnelle du référé d'heure en heure en la justifiant par «te préjudice personnel et
irréparable- subi par son client ~ La fonction de Jean-Christophe Mitterrand, qui est le relais
entre le Président de la République et les chefs d'Etat africains' était, selon lui, rendue
:
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Cyril Lemieux
La diffamation, il est vrai, peut être ici d'autant plus aisément admissible (c'est-
à-dire, en l'occurrence, rattachable à un intérêt général) que celui qui a été mis
en cause, non seulement exerce des responsabilités publiques mais mieux
encore, qu'il se trouve être le propre fils du président de la République, le
rappel de ce lien de parenté dans un monde civique permettant de multiplier
à loisir la dénonciation de transports indus de grandeurs domestiques :
népotisme, traitement de faveur, privilèges, intimidation du tribunal devant le
nom et le rang du plaignant, voire pressions directes de la présidence sur la
justice.
Quoi qu'il en soit des argumentaires des uns et des autres, leur parallélisme
montre suffisamment l'irréductibilité de la morale des journalistes au droit
commun d'une part, à l'irresponsabilité totale d'autre part. Responsables mais
détachés du droit : c'est ainsi que les journalistes peuvent, sans immédiatement
1. Ibid.
2. Jean-François Kahn, l'Evénement du jeudi du 14 juin 1990.
3. Avocat de l'Evénement du jeudi (entretien, juin 1990).
4. -Je m'insurge contre cette idée qu'a voulu faire passer Kahn que ces décisions seraient sans
doute rendues au bénéfice d'un certain nombre de privilégiés. Je vous assure que je peux
vraiment vous communiquer toutes les décisions que l'on a pu obtenir pour des gens qui n'ont
pas de notoriété. Alors bien évidemment, il s'agit toujours de gens dont on parle, puisque s'ils
ont été diffamés, c'est qu'on a parlé d'eux. Mais ce ne sont pas toujours des gens qui ont cette
notoriété. Ce n'est pas vra> (avocat de Jean-Christophe Mitterrand, entretien, juin 1990).
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Bien que condamné par les tribunaux officiels, le journal s'est donc grandi aux
yeux de certains de ses lecteurs, du seul fait qu'il ait osé tenir tête à un pouvoir
tout-puissant et dénoncer la corruption que taisaient les couards ou les
complices :
"Je veux vous témoigner mon plus profond respect, à vous et à votre
hebdomadaire. Vous avez osé écrire ce que tous les spécialistes savent
depuis longtemps sans oser le rendre public, de peur sans doute de
nuire à François Mitterrand. Il est vrai que Jean-Christophe s'est
toujours servi de son père comme paravent pour masquer ses
forfaitures et en utilisant cette filiation comme argument juridique le
tribunal a reconnu de facto, d'une part, une forme de complicité,
d'autre part, le statut «au dessus des lois- donc hors la loi de certains
hommes politiques» (un lecteur de Lille).
1. Ce qui guette toujours ceux qui ne parlent qu'en leur nom propre (c/. Boltanski (L), «La
dénonciation», Actes de la recherche en sciences sociales, n°51, 1984).
2. Cité par l'Evénement du jeudi du 28 juin 1990.
3. "Je suis mitterrandiste, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de publier une
dénonciation de la politique africaine de Mitterrand sur cinq colonnes* (lectrice, Paris).
-Menant dans ma littérature et dans mon enseignement le même combat que vous contre la
facilité et le mensonge, je me sens personnellement offensée par le jugement expéditif et inique
qui vous a frappés. Trouvez ici l'expression de ma totale solidarité' (enseignante, Paris).
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sens moderne1, que sera finalement invalidé le verdict des tribunaux officiels,
le jeu de balancement perpétuel entre droit et opinion, permettant cette fois
au journaliste de se concevoir et d'être conçu comme un citoyen hors du
commun, comme une figure de justice.
«C'est un truc de Détective, c'est pour éviter les procès [...]. Ils envoient
des «équipes d'enquêteurs-, ce qu'ils appellent, donc des mecs qui
prennent des témoignages. Alors ils vont voir madame Machin, ils
prennent son témoignage et ils écrivent, et puis, ils font relire, et puis,
ils demandent de signer. Ils font signer un papier. Et donc, après ils
envoient leurs notes, c'est-à-dire : "Ouais, madame Machin m'a dit
ça. Tiens je te le lis. Ouvre les guillemets. Ensuite, c'est ça". Et y a des
rewriteurs qui prennent tous les trucs et puis qui refont complètement
l'histoire^.
D'une manière générale, les documents écrits apparaissent ainsi plus sûrs et
plus solides que les paroles données. Un journaliste qui, enquêtant sur un trafic
d'armes international, n'hésite pas à acquérir dix-huit mille photocopies de
documents officiels justifie ainsi sa dépense de temps et d'argent :
1. Voir Charle (C), Naissance des intellectuels (1880-1900), Paris, Minuit, 1990.
2. C'est pourquoi il y a tout à gagner à dépasser l'opposition qu'opère classiquement la sociologie
entre formalisme prétendu du droit et «réalité» des pratiques (pour une tentative originale de
dépassement de cette opposition, cf. Chateauraynaud (F.), La jaute professionnelle. Une
sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié, 1991)-
3. Journaliste à l'Express (entretien, août 1990).
4. Journaliste d'investigation à TF1 (entretien, janvier 1990).
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»On lit l'article en voyant quels sont les points qui peuvent prêter à
contestation ou qui seraient l'objet de procès en diffamation, et à ce
moment-là, moi, je vois auprès du journaliste si il a dans son dossier
les éléments qui permettraient de prouver ce qu'il a écrit. Dans certains
cas aussi, y a des jugements de valeur qui sont portés dans l'article qui
peuvent être supprimés sans pour autant, comment dire, estomper le
problème. Un jugement de valeur, c'est un jugement de valeur qui est
pas démontrable^.
La précaution est sage, tant il est vrai que la traduction des témoignages oraux
en documents écrits, formalisés juridiquement, est un travail long et difficile
qui ne va pas sans de nombreuses déperditions ni sans quelque sérieuse
-résistance à la représentation»^ . Telle confidence s'avère par exemple trop
volatile pour être inscrite ou l'auteur refuse de la certifier ; ou encore, tel
informateur qui acceptait de faire des révélations au comptoir d'un bistrot ou
au téléphone, ne souhaite plus maintenant se montrer à visage découvert dans
l'enceinte d'un tribunal^.
1. Ibid.
2. -Quand on publie quelque chose, on a les documents qui prouvent à notre avis que nous
avons raison et on a des documents qui prouvent que nous sommes de bonne foi. Alors ensuite,
la justice peut juger qu'on y a été trop fort ou qu'on a été ceci, ou cela» (Rédacteur en chef
adjoint du Canard Enchaîné, entretien, novembre 1990).
3. Assistante du directeur juridique du Monde, (entretien, août 1990).
4. Dodier (N.), -Représenter ses actions. Le cas des inspecteurs et des médecins du travail-, in
Pharo (P.), Quéré (L), dir., Les formes de l'action, Paris, EHESS, coll. -Raison pratique», 1991-
5. C'est la mésaventure survenue à ce journaliste de Libération qui perdit faute de preuves
matérielles un procès en diffamation, alors même que deux ans plus tard, il fut prouvé que
l'accusation qu'il avait portée était justifiée. A l'annonce de la mise en marche de la procédure, il
ne disposait, il est vrai, que de quelques semaines pour tenter de réunir des documents écrits ou
pour transcrire des témoignages oraux: 'J'ai des paquets comme ça [il simule un paquet sous sa
main]. J'ai des attestations écrites. C'est des attestations écrites de gens qui redisent ce qu'ils
vous ont dit dans l'article. C'est des documents pour les adjudications publiques, par exemple,
les marchés publics. Donc j'avais quelques documents mais y a toujours des failles, quoi-. Il
s'avère, entre autres failles, que les principaux témoins dont il disposait pour sa défense,
refusèrent de se présenter au tribunal 'Les gens, le tribunal leur fait peur et ils ont peur des
ennuis-. "Je pense à un conseiller municipal de Nancy qui me dit des choses, qui me les dit au
:
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«J'ai travaillé avec un journaliste de TF1 sur une affaire qu'il traitait
[...]. J'ai été stupéfait du sérieux de ce journaliste. J'ai été le voir dans
son bureau à TF1. Il m'a montré le dossier qui était le résultat de son
enquête télévisée. Il a sorti un dossier épais comme ça [il simule un tas]
qui était l'ensemble des documents qu'il avait collectés au fil de son
enquête. C'est-à-dire que quand il allait voir une personne qu'il
interviewait et que cette personne lui faisait des révélations, lui
apportait des informations extraordinaires, quel était son réflexe
immédiat ? C'était de dire .«Monsieur, qu'est-ce qui me prouve que ce
que vous me dites est la vérité ? Donnez-moi des justificatifs'. Ce
journaliste n'a jamais eu un seul procès, jamais»1.
On insiste souvent sur l'échec répété auquel ont abouti toutes les tentatives de
constitution d'un ordre supérieur des journalistes ou encore, sur la difficulté
rencontrée périodiquement à établir chartes, statuts ou réformes de la loi de
188 12. Nous avons maintenant suffisamment d'éléments pour essayer de
comprendre ces résistances à la formalisation juridique : c'est parce qu'elles
sont installées dans l'irréductible tension civique que nous avons décrite, que
les pratiques journalistiques ne peuvent être entièrement codifiées, ni non plus
que cette codification ne peut être systématiquement et aveuglement respectée.
'II était de toutes façons avéré, documents à l'appui, que ce type était
coupable, je veux dire par là qu'il a d'ailleurs été condamné par la
suite. Il a bien participé aux ventes d'armes illégales à l'Iran. Donc
j'avais que très peu de scrupules moraux à aller faire chanter le
monsieur»^.
-Le choix était le suivant . le piéger était une chose mais est-ce que je
devais m'en servir comme preuve et strictement comme preuve, c'est-
à-dire le garder pour moi, mais affirmer des choses, ou bien diffuser
1. Ibid.
2. Cf. par exemple, Bellanger (C), -La presse française de la IVe République-, in Histoire générale
de la presse française, vol. 4, PUF, 1975.
3. Journaliste d'investigation à TF1 (entretien, janvier 1990).
4. Ibid.
25
Cyril Lemieux
le document, diffuser le type piégé. J'ai donc fait mon choix et j'ai
diffusé le type piégé en expliquant pourquoi je l'ai piégé.
Q : Quand tu fais le choix, tu le fais seul ?
— Je le fais seul. Je le fais seul mais j'ai demandé l'autorisation à la
direction, c'est-à-dire à Michèle Cotta [...]. C'est ma responsabilité,
c'est moi qui dis : «Ca vaut le coup, ça vaut pas le coup'»1.
«Une fois, j'ai piégé quelqu'un. Ce quelqu'un m'a dit des choses mais
au fond, on voyait très bien à l'image, alors qu'il est en confiance et
qu 'il ne se rend pas compte qu 'il est piégé, qu 'au fond, c 'est un pauvre
type. J'ai pas diffusé l'information, j'ai pas diffusé l'image parce que
j'ai estimé que c'était l'enfoncer pour rien.
Quant à un type qui dit cyniquement, hors caméra (il ne se rend pas
compte donc il est en confiance), il dit : «Moi, j'ai pris des déchets,
j'en ai pris des dizaines de tonnes, et je les ai mélangés à des déchets
ménagers. Je savais que c'était toxique, j'en avais rien à foutre, c'était
pour faire du fric-. Aucune hésitation, je passed.
Tandis que pour un tribunal, des Codes fixent selon des tables appropriées
pour chaque crime, le châtiment qui correspond, et les proportions dans
lesquelles il doit être infligé, un journaliste juge lui au coup par coup, au cas
par cas, dans la singularité de chaque situation, ce qu'il convient de faire,
jusqu'où il faut ou il ne faut pas aller. Son jugement n'est donc pas lié à une
règle à appliquer qui déterminerait à l'avance une qualification, mais il repose
plutôt sur un mode d'évaluation général, i.e. un ordre de grandeur, qui permet
d'opérer des équivalences entre les différentes situations qui se présentent et
de les rapporter les unes aux autres5. Faut-il, par exemple, recourir aux écoutes
téléphoniques ? La réponse ne peut être arrêtée une fois pour toutes :
1. Ibid.
2. -Si quelqu'un refuse de me donner des informations, je peux pas l'obliger. Mais d'un autre
côté, si ce quelqu'un est vraiment un escroc... alors évidemment le problème, c'est que je me
substitue à la loi. C'est compliqué hein?- ( ibid).
3. Sur ce modèle de la grâce royale appliqué à un cas contemporain, cf Delamourd (V.),
'Monsieur le Président..- Les formes de justification de l'état de chômeur, Paris, GSPM, EHESS,
4. Journaliste d'investigation à TF1 (entretien, janvier 1990).
5. Sur la différence entre ces deux formes de jugement, Thevenot (L), «Jugements ordinaires et
jugements de droit», Annales E.S.C, n°5, 1992.
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Les journalistes, une morale d'exception ?
que ça pour le prouver, moi, je pense que oui. . . Je pense que. . . Mais
c'est un problème de conscience, et on arrivera jamais à légiférer tout
ça»1.
Peut-on s'arranger pour rencontrer des détenus, les filmer et les interviewer
sans autorisation administrative2 ? Peut-on tromper ses informateurs, leur
mentir ou les piéger pour leur soustraire de l'information3 ? Peut-on entrer à
l'aide d'une fausse autorisation de police au domicile des parents de la victime
d'un fait divers4 ? Peut-on publier des documents fiscaux volés par
photocopie5 ?
7. John-Paul Lepers, journaliste à TF1, s'est fait passer pour un professeur stagiaire du lycée
Romain-Roland d'Ivry et a mené son enquête à l'insu des élèves et des enseignants. Les
professeurs -s'insurgent contre le procédé de la fausse identité et sont choqués d'avoir été ainsi
trompés- (Libération du 9 mars 1991)- L'un d'eux explique par exemple que - la méthode de
fohn-Paul Lepers qui consistait à nous faire parler en cherchant à nous déstabiliser avait
produit quelque chose de monstrueux. Il disait à l'une d'entre nous: "Les élèves ne t'aiment pas,
comment expliques-tu ça ?"». Un autre trouve non seulement blessant mais fort immoral cet abus
de confiance: »Vous avez semé la zizanie dans un lycée qui tournait bien, c'est la preuve que
vous vous moquez du sujet sur lequel vous étiez censé travailler. Et nos élèves, que vont-ils
retenir de cette histoire ? Que tout se vole. Que la fin justifie les moyens. Que la presse est
pourrie- (cités par Le Monde du 25 décembre 1990). De son côté, le journaliste usurpateur se
contente de signaler qu'il a découvert et dévoilé »une réalité très grave- dans ce lycée : drogue,
classes en perdition, violence. Les intérêts des personnes, localement situés, exigus, autocentrés,
sont dépassés par l'ampleur du problème de société qu'elle reflète et qu'elle représente: ce lycée
est représentatif des lycées de banlieue, il est de salut public que les téléspectateurs apprennent ce
qui se passe vraiment dans de tels lycées et comprennent la nature et l'ampleur du phénomène.
De la sorte, les petits maux causés ici et là à quelques personnes pourront déboucher sur un plus
grand bien commun.
8. -Quand on a à sortir des affaires qui mêlent la politique et l'argent et quand on essaie de
vous...je sais pas, y a des fois du chantage ou des choses qui se font sur le dos des journalistes,
des téléphones peuvent être écoutés et tout ça, et quand on est victime de ça, et quand on a une
conviction forte sur quelque chose et quand on a aucun moyen de la prouver, quand on sait
qu'on va se faire baiser au tribunal, condamné en diffamation, etc., des fois, il faut peut-être
prendre des risques, quoi- (journaliste à Libération, entretien, octobre 1990).
27
Cyril Lemieux
II n'est pas jusqu'au vol qui ne puisse trouver justifications dans la morale d'un
journaliste1. Bien que là dessus les avis restent partagés2, qu'encore une fois,
les journalistes se refusent à des théories générales et globalisantes, dérober
des documents reste toujours susceptible d'être présenté comme un acte de
distanciation extrême, la démonstration la plus magistrale et la plus éclatante
d'une non-inféodation à la source :
«Si l'information n'est pas volée, n'est-ce pas qu'elle est donnée, et par
qui, sinon par celui qui la détient, c'est-à-dire ici, en l'occurrence, par
le pouvoir ? Et si elle est donnée, est-ce encore une information ? Ou
bien une sorte de manipulation, soit le contraire de l'information? Si
l'on accepte ceci, il faut aussi accepter qu'il n'y a d'information que
«ça m'est arrivé de voler des documents. Voler des documents, ça veut
dire faire les tiroirs, faucher dans les poubelles, payer quelqu'un pour
qu'il les vole, ça fait partie du boulot. C'est inavouable mais ça se fait.
Q : Et si on te demande d'où viennent les documents ?
— Secret professionnel» . Sauf que les journalistes n'ont pas de secret
professionnel, donc on s'expose quand même à des poursuites
judiciaires»^ .
1. Voir notamment Simonnot (P.), Le Monde et le pouvoir, Paris, Presses d'aujourd'hui, 1977.
2. "Q : Quelles limites vous vous imposeriez ?
— Le vol. C'est l'information, notre métier [...]. Je reconnais que nous sommes à la lisière de
l'audace. Mais on a jamais volé, hein. On a jamais volé' (rédacteur en chef de l'Auto-Journal,
entretien, juin 1990).
3. Simonnot (P.), Le Monde et le pouvoir, op. cit., p. 74-75-
4. Journaliste d'investigation à TF1 (entretien, janvier 1990).
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Les journalistes, une morale d'exception ?
«Faut pas croire que nous passons n 'importe quoi, que nous diffusons
à la radio, à la télévision, que nous écrivons n'importe quoi en nous
abritant derrière la barrière qui s'appellerait : «Ah nous, on est des
journalistes, on fait ce qu'on veut'. C'est pas vrai, des discussions
déontologiques, on en a tout le temps, tout le temps et notamment sur
la Roumanie, sur tout ce qui s'est passé depuis un an, même sur ce
qu'on a fait. Mais je veux dire, on peut pas déléguer cette discussion-
là, on peut pas déléguer tous les problèmes que ça pose, etc., à une
autorité quelconque, encore moins à... Je sais pas, qu'est-ce qu'on
pourrait faire ? à un ordre des journalistes. Ça existait sous Vichy, je
veux dire, on connaît. Je veux dire, c'est une revendication, là aussi,
c'est une revendication courante. Bon, la déontologie, elle se fait au
jour le jour. Elle se fait avec des gens plus âgés dans les rédactions par
rapport aux plus jeunes, elle se fait suivant les problèmes qui se posent.
Encore une fois, nous n'arrêtons pas de parler déontologie^.
Dans cet exemple, c'est encore une fois la référence au civisme journalistique
façon Marat qui permet aux journalistes de s'émanciper de tout contrôle
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Cyril Lemieux
politique (symbolisé ici par le spectre du régime vichyste). C'est cette même
conception du civisme qui fait souvent dire d'eux qu'ils sont individualistes
(indépendants, ne rendent-ils pas la justice en solitaires ?). C'est elle qui leur
permit, lors de batailles syndicales mémorables, de revendiquer le principe
d'une clause de conscience et d'imposer l'idée qu'ils ne faisaient p&s «un
métier comme les autres». C'est elle encore qui leur permit de mener au début
du siècle un travail de représentation de leur groupe où soient assurées dignité
professionnelle et responsabilité personnelle, maintenant ainsi au sein de
structures de production industrielles et marchandes, une identité ancrée dans
la singularité de leur inspiration et de leur nom propre.
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