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TLZHMA01-LECUPPRE-2007-2008 1

2007-2008

Université Paris X Nanterre


Service d'enseignement À distance
Bâtiment E - 2ème étage
200, Avenue de la République
92001 NANTERRE CEDEX
Tel : 01.40.97.76.87

Envoi du 15-10-2007

Nombre de pages : 79

Matière : HISTOIRE NSP


E.C. : TLZHMA01

Animaux familiers, Animaux fabuleux

M. LECUPPRE Gilles

Cours complet

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TLZHMA01

Animaux familiers, animaux fabuleux au Moyen Age

Cours de Gilles Lecuppre


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Chers étudiants Comète,

Compagnon de chaque jour, référent symbolique par excellence, héros de l’imaginaire des
confins, l’animal occupe tout l’espace du quotidien et des représentations dans la civilisation
médiévale. De la sorte, ce cours vous fournira une clef originale et, je l’espère, assez plaisante,
pour la compréhension de cette société, à travers sa vie matérielle, son organisation, sa culture,
ses modes de pensée et d’expression.
Pour ne pas alourdir le dispositif de cet enseignement, je me suis contenté de joindre à
chaque chapitre une très brève bibliographie indicative, simplement pour vous donner une idée
des thèmes et des méthodes des historiens médiévistes d’aujourd’hui. Pour préciser le sens de
certains mots en rapport avec le Moyen qui ne feraient pas l’objet d’une note, vous pouvez par
exemple vous reporter au Vocabulaire historique du Moyen Age (Occident, Byzance, Islam), Fr.-
O. TOUATI dir., Paris, 1997.
Si vous souhaitez prolonger les quelques pages qui vont suivre par une lecture de
documents, je ne saurais trop vous recommander de parcourir l’anthologie constituée par Gabriel
BIANCIOTTO, Bestiaires du Moyen Age, Paris, 1980. Si vous avez la bonne idée de partir à la
recherche des images évoquées tout au long de ce fascicule, je vous conseille, outre les ouvrages
ou sites Internet auxquels le cours fera ponctuellement allusion, le catalogue de M.-H.
TESNIERE, Bestiaire médiéval. Enluminures, Paris, 2005, ainsi que le site
http://expositions.bnf.fr/bestiaire.
L’examen de fin d’année, d’une durée de 2 heures, sera composite, comprenant des
questions sur un texte ou un document iconographique, des synthèses sur des problèmes
transversaux (mini-dissertations, si vous préférez) et une batterie de questions brèves. Rien
d’insurmontable, rassurez-vous, pour qui aura acquis régulièrement les connaissances attendues.
Il me reste à vous souhaiter une bonne visite de la ménagerie du Moyen Age ─ ne
craignez rien, ces animaux-là ne sont pas dangereux !

Gilles Lecuppre.
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Chapitre 1.
Un bon compagnon : le cochon

La symbolique du cochon au Moyen Age tient d’abord à sa couleur, plus sombre


qu’aujourd’hui pour le porc domestique (il est souvent brun, rouge, gris foncé ou noir) : on
l’associera donc spontanément aux ténèbres, au démon. Intéressant à cet égard est l’épisode de la
mort de Philippe, fils aîné du roi de France Louis VI le Gros, dans une rue de Paris, au mois de
mai 1131. Le jeune prince avait déjà été sacré et couronné du vivant de son père. La chute de son
cheval a été causée par un cochon vagabond ─ leur présence est loin d’être exceptionnelle en
ville, comme nous verrons – un porcus diabolicus, selon les termes de l’abbé Suger, conseiller du
roi. C’est donc le frère de Philippe, Louis, qui montera sur le trône à sa place en 1137 et connaîtra
un règne difficile. Maudit cochon !
La bête pâtit en outre d’une réputation de goinfrerie. Sa voracité fait d’elle
l’incarnation de la gourmandise ou de la luxure. Curieusement, alors qu’ils ne disposent pas
de la confirmation génétique qu’apportera la science du XXe siècle (le porc est effectivement,
après le singe, l’animal le plus proche de l’homme), les auteurs médiévaux pressentent sa parenté
avec l’être humain. Plus qu’un condensé d’aberrations héritées de la nature, le cochon est un
miroir déformant de l’humanité ; il interroge l’homme sur son propre comportement ou sur ses
excès.
Enfin, se pose la question de la consommation de sa viande. Dans la Bible, la référence
culturelle de cette période, le porc est présenté comme impur et fait l’objet d’un interdit
(Lévitique, XI ; Deutéronome, XIV, 8). Les religions juive et musulmane garderont cette
pratique, mais le christianisme, sans doute sous l’influence des usages romains, y renonce. Dans
l’alimentation des paysans comme des citadins, le porc joue un rôle essentiel. Du groin à la
queue, tout est bon à manger. Son élevage est facile, car l’animal se nourrit surtout de glands
dans la forêt et de détritus à la ferme. Enfin, la femelle met bas jusqu’à neuf petits deux fois par
an.
En des temps parfois difficiles, le cochon peut donc apparaître aussi comme un bon
compagnon. C’est sur cet aspect que nous insisterons, délaissant les critiques moralisantes
caricaturales dont il fait l’objet, et remettant à plus tard les considérations sur son
anthropomorphisme (chapitre sur les procès d’animaux).
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I) Le cochon des campagnes : un glouton gastronomique

Nous nous appuierons sur une gravure correspondant au mois de décembre dans un
calendrier. Voir le site :
http://www.mediatheque-agglo-troyes.fr/bmtroyes/_/nv/calendrier/calendrier.htm
A travers les différents chapitres de ce cours, nous serons amenés à consulter différents
types de sources médiévales, écrites (chroniques, bestiaires, encyclopédies, traités de chasse,
fables, poèmes ou contes, romans, littérature hagiographique, exempla, prophéties, récits de
voyage, textes réglementaires, etc.) ou iconographiques (enluminures et leurs marges, gravures,
héraldique, fresques, tableaux, etc.), dont il faut connaître la nature pour mieux les décrypter.

A) Le témoignage du calendrier

Le Compost et Kalendrier des bergiers se présente comme une petite encyclopédie à


destination des « simples gens », où le berger renvoie indistinctement à tout travailleur
manuel. C’est à la fois un recueil d’astrologie, de médecine et de morale religieuse. Cet ouvrage
compilé à la fin du XVe doit à l’imprimerie une diffusion remarquable. La première édition date
du 2 mai 1491. L’image qui nous intéresse est extraite de la plus ancienne version troyenne, celle
de Nicolas Le Rouge (1529, Médiathèque de l’Agglomération troyenne, ms Bbl651). Elle
s’inscrit toutefois dans un genre spécifiquement médiéval.
Quels éléments culturels sous-tendent le genre du calendrier ? Le contrôle du temps relève
de l’Eglise. Dieu a créé les cycles de la nature ; les travaux des champs en dépendent – leur
représentation contribue donc à Sa glorification. Par ailleurs, le labeur agricole résulte de la faute
d’Adam et de la volonté divine : le rappeler par les images, c’est faire œuvre de pédagogie et sans
doute, à l’origine, de propagande (car le paysan doit payer la dîme). Bien sûr, à la fin du Moyen
Age, des ouvrages profanes insèrent eux aussi les cycles des mois dans leurs illustrations,
mais ils restent fidèles à l’iconographie traditionnelle des ouvrages religieux. Les
calendriers sont donc emplis de stéréotypes, tout en enregistrant les nuances régionales, les
différences entre hommes et femmes dans la répartition des tâches, les progrès
technologiques et même les évolutions des espèces soigneusement sélectionnées. Il faut garder
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à l’esprit, en outre, qu’une longue tradition a voulu que ces images soient peintes ou dessinées
pour le plaisir des yeux d’un public aisé et raffiné, auquel il ne saurait être question de montrer la
misère paysanne, l’accablement fiscal, la famine, les épidémies, les jacqueries ou les ravages des
gens de guerre. De ce point de vue, la seconde moitié du XVe siècle offre des scènes moins
stylisées ou moins euphémisées, en raison, certes, de la progression des normes réalistes dans
l’art, mais surtout à la faveur d’une amélioration réelle de la vie rurale, permise par le recul de
l’emprise seigneuriale, la fin des guerres et de l’insécurité, le recul des pestes et la reconstruction.
Qu’en est-il de notre image ?
Au mois de décembre, il fait froid ; les bêtes se reposent beaucoup et deviennent
grasses. Chaque famille paysanne abat en hiver un ou deux porcs. Lard et salaisons vont
former la principale réserve de viande, conservée de longs mois. De la sorte, la figure
classique sur le calendrier en décembre est le paysan qui tue son porc avec sa cognée. Quoique
plus subtile et diversifiée, notre image n’échappe pas à la règle : les cochons de la communauté
villageoise sont omniprésents.

B) L’âge d’or des jeunes porcs

La glandée est ici présentée au second plan. Un homme muni d’une longue perche
frappe les branches d’un arbre, sans doute un chêne, pour en faire tomber les glands, dont les
cochons sont friands. La date d’ouverture de la glandée est rigoureusement fixée par le droit
seigneurial ou la coutume. D’octobre à décembre, les bêtes parcourent librement les forêts
pour se nourrir de racines, de fruits et de baies, de faines, de châtaignes et de noix (qu’on tend
à réserver aux hommes dans les régions pauvres, où l’importance du porc décroît) et, bien sûr
de glands.. Au Moyen Age, la superficie des forêts était souvent évaluée suivant le nombre de
porcs qu’elle pouvait nourrir et était mesurée en « porchées ». A la glandée, à la porcherie ou le
groin et les deux pattes antérieures dans l’auge, les porcs du second plan ont raison de profiter
de la vie et de se réjouir : leur mort n’est pas pour tout de suite, puisqu’il est de coutume de
faire jeûner le cochon désigné pendant au moins vingt-quatre heures avant de le tuer pour que
ses boyaux soient vides.

Car, ne nous y trompons pas, avec décembre, la pâture dans les bois se termine, la
nourriture pour les bêtes se fait plus rare et il est plus facile de conserver la viande : le moment
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est propice pour tuer le cochon. Tout calendrier flamand placerait la scène sous une neige drue
pour souligner les rigueurs du climat. Il n’en est rien ici : les arbres sont étonnamment feuillus
et des traces de végétation se signalent çà et là entre les bâtiments cossus.

C) L’âge de plomb des vieux cochons

La bête abattue paraît munie de crocs assez saillants, ce qui la distingue des tendrons de
l’arrière-plan : elle doit donc être plus âgée, elle a peut-être trois ans. L’usage à la fin du Moyen
Age est pourtant à la fois de tailler les canines et de tuer les porcs entre dix-huit mois et deux
ans, quand ils pèsent quatre-vingts kilos, ce qui donne environ cinquante kilos de viande (soit
trois fois moins que les porcs actuels). Notre image jette un voile pudique sur le crime, qu’elle
laisse deviner, cependant, par la présence d’une courte hache derrière le paysan. L’habitude est
de frapper la bête du revers de la hache, d’un solide coup au milieu du crâne. A moins que le
meurtre ne s’opère sous nos yeux, comme cela se fait de plus en plus, à la mode italienne : par
égorgement. Cela expliquerait qu’un acolyte, plus jeune, ait à tenir les pattes postérieures de
l’animal pendant l’opération. Difficile de trancher (!) Le fait est qu’il est plus facile de
récupérer le sang d’un animal égorgé, plutôt qu’assommé, et qu’un animal bien saigné se
conserve mieux. C’est toujours une femme qui se charge de recueillir le sang – au XVe siècle,
dans une poêle au long manche. Débarrassé de ses caillots, il sera entreposé dans un endroit
frais et entrera dans la composition de nombreux plats, notamment le boudin ou diverses soupes
ou tourtes. Bien que le détail de l’image soit difficilement déchiffrable, la seconde femme est
sûrement porteuse d’une gerbe de paille de seigle, qui flambe bien et ne laisse pas de cendres,
avec laquelle on va recouvrir le porc pour lui brûler les soies. En bas à droite, on trouve un seau
d’eau et une bassine, qui serviront sans doute à laver le corps de l’animal quand les soies auront
été brûlées.

Tuer le cochon est un événement de la première importance. C’est la garantie d’une


entorse au régime ordinaire : un jour de viande fraîche et non salée ou fumée. Surtout,
l’approvisionnement en viande pour l’année en dépend. Mieux que la viande des ruminants
trop âgés, dure ou excessivement suiffée, sa chair conservée dans le sel garde sa saveur et sa
graisse sert de fond de cuisine.
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II) Le cochon des villes : un vagabond (trop ?) familier

Déplaçons-nous vers l’espace urbain par excellence, même si nos conclusions valent
largement pour tout l’Occident. A la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, les villes du nord de
l’Italie, très en avance sur le reste de l’Europe, mettent en place des statuts visant à séparer le
public et le privé et à assurer, de manière générale, le bon ordre dans la commune. Dans de tels
documents, un paragraphe est fréquemment consacré aux cochons, dont les autorités communales
s’efforcent de réglementer le vagabondage, allant jusqu’à prescrire des sanctions pénales contre
les propriétaires de porcs errants, en raison du risque de dégâts pour les biens et les cultures et
d’accidents corporels pour les personnes, notamment les enfants. Prenons l’exemple de Parme, en
1316.
« Tout porc ou truie divaguant ou trouvé à stationner ou divaguer sur ou par la place de la
commune de Parme et dans les limites de la place et dans ou sous le palais de la commune sera
mis au ban et hors de foi, en sorte qu’on pourra le capturer, tuer, chasser, emporter et sans
poursuite pénale. »
On trouve le porc à la campagne, mais aussi en ville, comme ici à Parme, où il joue le rôle
d’éboueur. Les raisons de sa présence en ville s’expliquent par la perméabilité du milieu urbain
vis-à-vis de l’économie des campagnes (il ne faut pas oublier également que le tissu urbain, si
dense et au maillage si serré par endroits, abrite des terrains vagues où les animaux peuvent
pâturer). On en rencontre dans toutes les rues, sur toutes les places, dans tous les jardins et jusque
dans les cimetières (où ils cherchent à déterrer les cadavres), comme l’atteste plus loin le texte.
La divagation des porcs fait donc partie de la vie quotidienne. Elle perdure d’ailleurs à Naples
jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ces animaux gyrovagues occasionnent donc davantage de dégâts.
Encore une fois, les porcs que l’on trouve à cette époque n’ont rien à voir avec les cochons roses
et dodus. Ce sont des animaux gris, avec une crête de poils sur le dos, et de grandes dents
(comme les grès des sangliers). Et pour cause : à l’occasion de la glandée, les rencontres des
truies avec les sangliers donnent lieu à ce mélange de races. Malgré ces caractères bien définis,
les sociétés anciennes font du porc, nous l’avons dit, l’animal le plus proche de l’homme (la
médecine dissèque les cochons pour connaître l’organisation interne de l’homme, par exemple),
ce qui explique les questions que l’on se pose à son sujet (doit-il jeûner ? va-t-il au Paradis ou en
enfer ?) et l’anthropomorphisation présente dans ce document. On distingue l’animal selon son
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sexe (Tout porc ou truie) et surtout on le met au ban de la société et hors de foi. Ici, la commune
trahit un trait de caractère propre à la société médiévale, qu’elle soit urbaine ou rurale, à
savoir la croyance en une responsabilité animale et montre également la volonté ferme de
faire appliquer sa justice quelle que soit la nature du contrevenant. Ici, néanmoins, aucun
procès n’est prévu, mais la mise à mort est autorisée.
Le texte se poursuit de la sorte :
« excepté que quiconque voudra avoir des porcs dans la cité de Parme, hors des limites
de la place, [le pourra, mais] devra les garder et leur faire mettre au museau un anneau de fer,
pour qu’ils ne puissent fouir les morts dans les cimetières des églises »
Contrairement à l’Antiquité, le Moyen Age, en Italie comme ailleurs, fait se côtoyer
vivants et morts. Ainsi, les cimetières sont inclus dans le périmètre urbain, souvent à proximité
des églises (campo santo). Ils ne constituent pas des espaces réservés, des sanctuaires entièrement
dédiés au repos des morts, même si, au XIIIe siècle, l’Eglise légifère afin d’écarter des actes
indignes de ces lieux de repos. Souvent, le cimetière faisait office de forum, de lieu de
rencontres pour les marchands qui s’appuyaient sur les sépultures en forme de tables à
colonettes, ou même de dépotoir. La technique d’ensevelissement attirait les animaux,
puisque les corps du commun des mortels parfois protégés d’un linceul (forme spiralée en Italie
jusqu’au XIVe siècle) étaient mis en pleine terre. Rapidement, les os faisaient surface et les
cimetières étaient jonchés de débris de squelettes à moitié enfouis. L’ordre de museler les porcs
s’impose donc.

Ces statuts si précautionneux exceptent toutefois deux catégories d’animaux : les


porcs destinés à être vendus au marché et, par dérogation exceptionnelle, les cochons
appartenant à l’ordre de saint Antoine, autorisés, en nombre réglementé, à errer dans les rues.
Ils doivent néanmoins être dûment marqués et signalés par les indispensables clochettes
accrochées à l’oreille percée. Ils consomment les ordures qu’ils trouvent, mais peuvent aussi
entrer dans les maisons, où ils sont nourris, abrités, fêtés en tant que signes de richesse et de
prospérité. Toute la communauté villageoise ou citadine est chargée de leur engraissement. Ils
peuvent même être protégés par la loi contre toute offense. C’est qu’ils contribuent à deux
œuvres louables : la nourriture des pauvres, une fois qu’ils ont atteint la maturité voulue, et
la confection, à partir de leur graisse et de certaines plantes, d’un onguent, destiné à
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cicatriser les plaies du « mal des ardents ». Cette terrible maladie, causée par la consommation
de seigle ergoté, inflige à ses victimes d’atroces brûlures. Elle est également nommée « feu saint
Antoine » (= en langue médiévale, « feu de saint Antoine »), parce que les Antonins, propriétaires
des porcs et membres d’un ordre hospitalier, voué au soin des malades contagieux, s’emploient
notamment par ce biais à le soulager. Quant au saint Antoine auquel ces religieux se réfèrent,
l’ermite égyptien du IIIe siècle, si célèbre pour avoir résisté au désert aux assauts des tentations
diaboliques, mais devenu au fil des siècles un saint guérisseur, il est représenté au Moyen Age et
au-delà comme un vieillard vêtu de l’habit des Antonins (robe de bure avec capuchon), portant le
tau (bâton se terminant par un T) et parfois une clochette, très souvent accompagné d’un cochon.
La légende parle à l’origine d’un sanglier habité par l’esprit du démon et domestiqué par Antoine.
Quoi qu’il en soit, le porcus n’est pas toujours diabolicus !

Bibliographie

MANE (Perrine), « Les Travaux et les jours », dans Le Moyen Age en lumière. Manuscrits
enluminés des bibliothèques de France, Jacques Dalarun dir., Paris, 2002, p. 139-171.
WALTER (Philippe) ed., Mythologies du porc, Grenoble, 1999.
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Chapitre 2.
« Mon royaume pour un cheval ! »

La figure de Jeanne d’Arc, qui passa sa vie publique à enfiler les lieues, montée sur ses
fidèles destriers, souligne bien les caractéristiques attachées au cheval. La Pucelle fut en effet
largement critiquée pour cette allure peu adaptée à son statut de bergère, mais aussi louée pour ce
don forcément divin. Le cheval est bien un discriminant social et mental. Familier à tous, présent
sur les routes, dans les champs, dans la rue, sa maîtrise reste néanmoins le signe d’une supériorité
sociale et l’emblème d’un mâle Moyen Age.

I) A chacun sa monture

A) Le cheval et le paysan.

C’est l’association qui semble la moins probable, tant le coût de l’animal reste prohibitif.
Pourtant, surtout au nord du royaume de la France, les grosses fermes se dotent de chevaux
appréciés pour leur puissance. On ne consomme pas la viande de cheval, sauf dans des
circonstances exceptionnelles comme en cas de disette ou de siège. Il s’agissait sans doute d’un
tabou alimentaire. En revanche, on pouvait utiliser le crin et le cuir de l’animal mort.
C’est donc surtout sa force de travail qui est recherchée. Appliquées à la herse, à la
charrue, mais aussi aux moulins et bien sûr au transport, sa puissance et sa rapidité sont
appréciées au nord du Bassin parisien. Et les grosses fermes de plus de 20 ha possédaient
plusieurs colliers de trait. Soulignons ainsi que le cheval remplaça progressivement le bœuf dans
les campagnes à la fin du Moyen Age, même si le coût de l’entretien restait élevé, tandis qu’au
Sud, l’araire plus légère se contentait d’un boeuf. Il ne faut pas négliger également l’une de ses
fonctions essentielles à savoir le transport. S’adaptant parfaitement aux différents types de
relief, on le retrouve franchissant des cols ou tirant des convois dans les plaines. D’ailleurs, les
améliorations techniques liées par exemple au tractage des bombardes sur les champs de
batailles, touchèrent le secteur civil.
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B) Le cheval et le noble

Néanmoins, si le marchand, le batelier ou le paysan pouvaient se targuer de posséder une


ou plusieurs montures, le cheval reste associé à l’homme auquel il a donné son nom : le chevalier.
Le cheval est l’animal noble par excellence et son image est associée à celle du guerrier, du
chevalier, du chasseur. Le chevalier dit même le préférer à son épouse ! En Catalogne, à la mort
du maître, il est légué au fils préféré ou au comte. Il ne faut pas confondre noblesse et chevalerie,
mais à partir de la fin du XIIe siècle, la chevalerie apparaît comme l’expression de la noblesse. Le
chevalier, avant d’être un membre de l’aristocratie, est avant tout un guerrier à cheval. Le
chevalier fait corps avec sa monture et l’évolution des techniques a favorisé ce caractère
fusionnel. En effet, au début du XIIe siècle, la méthode de combat qu’est le choc frontal se
généralise et force le cavalier, la lance au poing en position horizontale fixe, à se tenir fermement
sur son cheval dont la vitesse est essentielle dans l’issue des combats. Véritables blindés prêts à
disloquer les lignes ennemies, les chevaliers devaient compter sur la solidité de leur destrier pour
ne pas tomber au sol. Progressivement, le caractère professionnel de la chevalerie céda la place
aux aspects sociaux et juridiques, tandis que le cheval se dégourdissait les jambes dans les
tournois.

C) Le cheval et le roi

La chevalerie est un honneur et ses membres s’inscrivent dans une pyramide vassalique
dominée par le roi. Le roi possédait, on s’en doute bien, sa propre écurie, dirigée par son
premier écuyer d’écurie, pour ses déplacements et ceux des membres de son hôtel. Il
disposait également d’un nombre important de messagers à cheval chargés de transmettre les
ordres et les nouvelles. Dans les années 1470, Louis XI adopta le modèle italien et implanta en
France une véritable poste aux chevaux. Les messagers royaux avaient l’autorisation de
réquisitionner des chevaux pour aller plus vite. La possession de belles montures était également
un signe de puissance non négligeable à la cour. C’est dans ce sillage du paraître que se
développèrent les traités d’hippiatrie ou les harnachements les plus coûteux et les plus
somptueux. On peut trouver un témoignage de cette magnificence dans les descriptions des
chroniques de l’époque ou dans les œuvres d’art à l’instar du cheval émaillé offert pour les
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étrennes de 1404 par Charles VI à la reine Isabeau. Les selles, les éperons, les étriers mais aussi
les chariots branlants1 devenaient l’occasion pour le prince de montrer sa puissance par le
raffinement de leur décoration.

II) Le cheval : un animal omniprésent mais précieux

A) Se fournir en chevaux

A la question « d’où viennent les chevaux ? », les réponses sont multiples. Il faut
d’abord songer à l’élevage de ferme, réduit sans doute à deux ou trois juments poulinières.
Mais dans certaines régions, comme en Anjou ou dans le Beaufortin, les libertés précisent que
chaque habitant peut mettre une « bête chevaline » avec ses poulains en herbage, à condition de
ne pas les réunir en « faras » c’est-à-dire de ne pas les rassembler en troupeaux. Les troupeaux
existaient, mais surtout à l’état sauvage dans les zones incultes et les forêts, d’où leur nom
d’equi silvestres. On cite par exemple le cas du vicomte de Rohan qui, dans sa forêt de Loudéac
en Bretagne, possédait plus de 500 bêtes. Ce grand troupeau alimentait les foires locales. Enfin, il
existait aussi des haras, étroitement surveillés. Le mot « haras » est peut-être d’origine
scandinave et signifierait « poil gris ». Il désignait en tout cas un troupeau et non un
établissement. En 1467, l’abbé de Paimpont possédait dans la forêt du même nom plusieurs haras
dont les bêtes étaient marquées d’une crosse au fer rouge. Même si les documents font défaut, on
suppose que certaines régions se spécialisèrent dans l’élevage chevalin (plus particulièrement le
nord-ouest de la France). Toujours est-il que le besoin en chevaux était tel que le roi de France,
Philippe III le Hardi, en 1279, promulgua une ordonnance selon laquelle tout noble ou bourgeois
ayant des revenus en suffisance se devait d’élever des poulains dans la perspective d’en faire des
chevaux d’armes. En voici un extrait :
Il est ordonné que tous les chevaliers et les gentils (gentilshommes) du royaume de
France qui ont deux cents livrées de terre au tournois2 ou plus et tous les bourgeois qui
ont, en terre et en meuble, la valeur de mille cinq cents livres tournois ou plus tiennent
communément une jument qui puisse porter poulain et (que) les comtes et les ducs et les
barons et les abbés et tous les autres grands hommes qui ont pâture suffisante tiennent
haras de juments de six ou de quatre au moins.

1
Chariots dont la suspension est censée permettre d’atténuer les secousses.
2
Terres rapportant 200 livres tournois.
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Les chevaux pouvaient être vendus directement du propriétaire à l’acquéreur, mais


le plus souvent, ils transitaient par une grande place de marché. Les fameuses foires de
Champagne (Lagny, Bar-sur-Aube, Troyes et Provins), par exemple, accueillaient régulièrement
des chevaux venant d’horizons variés (les bêtes allemandes étant réputées pour leur solidité) 3. Il
en allait de même de la foire du Lendit près de Paris dont le Dit du Lendit (poésie de la fin du
XIIIe siècle) précise :
Et ceux qui vendent les chevaux
Roncins, palefrois et destriers,
Les meilleurs que l’on peut trouver,
Juments, poulains et palefrois
Tels comme pour comtes et rois.

Ce commerce était étroitement surveillé par des courtiers de chevaux qui veillaient à
ce que l’animal ne soit pas le fruit d’une rapine. Et les conseils étaient nombreux pour éviter les
fraudes et les tromperies, comme ceux distillés par Le Mesnagier de Paris, traité d’économie
domestique de la fin du XIVe siècle.

B) Typologie équine

Une distinction fondamentale s’opère entre chevaux de trait (ou de harnois), chevaux
de selle (ou coursiers) qui coûtaient 4 fois plus cher, les sommiers (porteurs de bâts) et les
haquenées4, importées d’Angleterre à partir de 1350.
L’éducation concernait surtout les chevaux de selle qu’il fallait habituer à la bride, au
mors, au bruit des armes, aux différentes allures (galop, trot, amble, pas) parfaitement décrites par
Albert le Grand dans son De Animalibus. La peinture de Paolo Ucello en dit plus que de longs
discours sur le chaos des batailles. Les chevaux employés pour la guerre faisaient l’objet d’une
grande attention de la part des pays exportateurs tant leur commerce devenait stratégique. Par
exemple, on note une nette hausse de ce commerce en 1346, l’année de la bataille de Crécy.

3
Les foires étaient des marchés à date fixe (fête religieuse) qui se tenaient sur un même lieu, pendant un temps assez
long (3 à 6 semaines). Les foires de Champagne constituaient le grand pôle des échanges européens aux XIIe et
XIIIe siècles, au carrefour des relations Nord/Sud.
4
Originaires d’Angleterre, ce sont souvent de douces juments, de couleur blanche, marchant d’amble, destinées au
transport des dames et des ecclésiastiques.
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La guerre est gourmande en montures de toutes sortes. Au XVe siècle, une armée en
campagne de quelques milliers de combattants était riche de plusieurs centaines de chars et de
chariots, tirés par au moins quatre chevaux. Ces chevaux de guerre appartenaient à leur
propriétaire et couraient de nombreux dangers. Les rois au XIVe siècle pratiquèrent alors le
« restor », c’est-à-dire le remboursement de la monture perdue, en fonction d’une évaluation
préalable. Les souverains de la fin du Moyen Age n’étaient pas les seuls à accorder autant
d’attention aux montures de leurs sujets et les villes d’Italie à l’instar de Florence, comme en
témoigne le Libro di Montaperti5, pratiquaient elles aussi de tels remboursements.
Cette pratique donnait lieu à de bonnes descriptions de l’animal à l’occasion des
montres d’armes conservées par centaines dans les manuscrits de la BNF6. Le « chef de
montre » présentait ses troupes devant l’un des maréchaux de France ou l’un de ses commis.
Chaque cheval de « gens d’armes » y est décrit avec précision. Les maréchaux faisaient l’appel et
formulaient à haute voix la description et l’estimation des animaux. Les clercs prenaient les
caractéristiques en note sur les rôles de montre et les transmettaient aux trésoriers des guerres qui,
à leur tour, présentaient leurs comptes accompagnés de pièces justificatives à la chambre des
comptes du roi de France. Le restor fut adopté par le roi de France au moins à partir de Philippe
IV le Bel. Cet usage disparut au début du XVe siècle, sauf dans quelques armées comme dans
celle du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. Les détails de ces montres portent sur la couleur, les
signes distinctifs mais non sur le sexe. Ce qui nous incline à penser que les chevaux des armées
étaient tous des mâles non châtrés.
Au XIVe siècle, se multiplient également des traités sur les chevaux et leur entretien
comme l’ouvrage, vers 1390, de Johan Alvares de Salamiellas : Libro de menescalcia y de
albeyteria (BNF, ms espagnol 214) dont le commanditaire est un cousin bâtard de Gaston
Phébus, Jean de Béarn. Avant de se la faire rembourser ou de la racheter, mieux vaut tout
simplement éviter de perdre sa monture et la soigner.

5
Livre que les Siennois prirent aux Florentins en 1260 lors de leur défaite à Montaperti et qui regroupe les
règlements de l’armée florentine.
6
Rassemblement militaire pour la défense d’un endroit, par exemple. Il appartenait aux maréchaux de France de
« recevoir » et de « retenir » aux gages du roi les gens de guerre qui offraient leur service.
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III) Du cheval anonyme au cheval d’orgueil

A) Des chevaliers bien indifférents à leur monture

A partir du moment où c’est la monture qui caractérise le chevalier, on pourrait supposer


que la littérature médiévale des chansons de geste et des romans chevaleresques lui ait fait une
large place. Or, comme le rappelle Michel Zink, cette littérature est trop théocentrique ou
anthropocentrique pour accorder un rôle principal à l’un de ces fidèles destriers. Ainsi, dans
la Chanson de Roland7, tandis que le cheval de Roland, nommé Veillantif, est mentionné 5 fois,
l’épée Durandal apparaît sous son nom à 17 reprises. Et lorsque Veillantif meurt sous Roland au
combat, le poète se contente de signaler que le brave chevalier doit désormais continuer à pied.
Bref, rien à voir avec l’attachement qu’un Alexandre pouvait avoir pour son cheval Bucéphale !
Certes, les sentiments pour l’animal évoluent et ce dernier attire davantage l’attention de son
maître dans la Chevalerie Ogier8, où le cheval Broiefort est le seul ami d’Ogier exilé et
pourchassé. Mais de façon générale, le roman, à partir de Chrétien de Troyes9, soumet les
animaux aux exigences du sens général de l’œuvre. Pour Lancelot, qu’importe la monture pourvu
qu’on ait la prouesse, à savoir délivrer la reine. De même, Perceval abandonne sans regret le
cheval de son enfance pour le fringant destrier du chevalier vermeil. Il n’y a que l’inconstant
Gauvain qui reste fidèle à son cheval Gringalet !

B) Le cheval de Renart : un témoin de l’anthropomorphisation du goupil

Les animaux devenus cavaliers seraient-ils plus reconnaissants envers leur monture ?
Selon les spécialistes, l’introduction des chevaux dans le Roman de Renart permet aux
auteurs de planter le décor chevaleresque et il faut bien reconnaître que leur apparition dans
les textes est éphémère. Le cheval est un accessoire qui permet aux héros de se sauver d’un
mauvais pas. La preuve en est l’absence de dénomination particulière attachée à la monture de

7
Récit épique de la conquête de l’Espagne par Charlemagne et de la fameuse bataille de Roncevaux,. Il date des
environs de 1100 a été conservé par des versions plus tardives.
8
Texte ancien connu à partir d’un remaniement opéré par Raimbert de Paris vers 1200. Ogier est un intraitable
révolté assoiffé de vengeance, après que Charlot, le fils de Charlemagne, est resté impuni du meurtre du fils d’Ogier.
9
Le plus grand romancier du Moyen Age, dont l’activité littéraire se développa dans les cours de Champagne et de
Flandre entre 1160 et 1185. Il est l’auteur entre autres du Conte du Graal.
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Renart dans les branches I, Ia, et Ib10. Renart monte un cheval, parfois, une mule, un sommier11
ou un destrier12, mais il ne lui donne pas de nom et ne le dote pas d’un caractère particulier. Le
cheval n’a pas de défauts ou de qualités, pas de postures particulières ; il est simplement,
comme dans l’épopée, apprécié pour sa rapidité. Figure anonyme, la monture comprend
néanmoins parfaitement les sentiments de son cavalier et Renard et son cheval ne font parfois
qu’un. Dans l’épisode où Renart craint le sort que lui réserve Noble le Lion, son cheval trébuche,
frémit et exprime l’anxiété du héros13 :

Or s’en vont li baron ensamble. Donc les barons chevauchent ensemble.


Diex, con la mule Grimbert amble ! Dieu, comme la mule de Grimbert va bien
Mais li chevals a Renart trote ; l’amble ! Mais le cheval de Renart trotte ;
Li cuers li bat desus la cote. le cœur lui bat dans la poitrine, il redoute
Mout crient et doute son signor, terriblement son maître, plus qu’il ne l’a
Oncques mais n’ot paor grignor. jamais fait.

Le cheval n’est plus un élément du décor chevaleresque, mais un personnage, sensible lui
aussi aux incertitudes du lendemain, sensible aux réactions de son maître, tout comme l’est le
destrier du chevalier : une connivence telle qu’elle en fait peut-être oublier la nature même du
cheval.

C) Fauvel ou la fourberie des hommes

Cette connivence entre l’homme et sa monture entraîne une fusion romanesque peut-être à
l’origine du rapprochement satirique à l’œuvre dans le Roman de Fauvel. Fauvel est un cheval
fauve qui, grâce à Fortune, règne en maître dans le monde. Toutes les couches de la société
accourent pour l’étriller, espérant se concilier ses faveurs. Son nom est composé d’un éventail
de vices (acronyme) :

10
Le Roman de Renart n’est pas un roman, au sens d’une narration suivie des aventures de Renart le goupil, mais
une série de « branches », récits plus ou moins courts, conçus par des auteurs multiples à des époques diverses (entre
1170 et 1250 environ).
11
Les roncins ou sommiers sont des chevaux rustiques que l’on pouvait chevaucher et surtout utiliser comme bêtes
de somme.
12
Le destrier est un cheval grand et fort propice aux exercices militaires et aux tournois.
13
Vers 1193-1199 du Jugement de Renart, Branche 1a du Roman de Renart, édition publiée sous la direction d’A.
Strubel, Paris, 1998 (Pléiade), p. 32.
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Flatterie
Avarice
Vilenie
Variété (inconstance)
Envie
Lâcheté

Le succès du Roman de Fauvel est attesté par le nombre de manuscrits (14 pour les XIVe
et XVe siècles) et par l’héritage d’expressions tirées de la satire. Un « estrille-Fauveau » désigne
au XVIe siècle un arriviste, par exemple. Un rébus à la fin du second livre, que l’on appelle un
« engin », a permis d’attribuer l’œuvre à un clerc de la chancellerie royale de Philippe le Bel,
Gervais du Bus, tandis que Raoul Chaillou, chevalier du roi, seigneur du Creuset, bailli
d’Auvergne en 1313, se serait chargé des pièces musicales et des ajouts. Bref, le Roman de
Fauvel provient du milieu de la chancellerie royale au début du XIVe siècle.
Dans le roman, les vices et l’hypocrisie de Fauvel mènent un monde « bestourné »,
sens dessus dessous, où le pouvoir temporel est au-dessus du pouvoir spirituel, où le pape
cède devant le roi, où la fin du monde est proche. Dans le second livre, Fauvel veut épouser
Fortune, mais celle-ci n’y consent pas et lui laisse Vaine Gloire. Leur union donne naissance à de
nombreux « fauvaux » qui se répandent dans le beau jardin de France et le gâtent. Mais le lys de
la Virginité sauve le lys de France et met fin au règne de Fauvel. Pas besoin d’être grand clerc
pour voir dans ces lignes une dénonciation du règne de Philippe le Bel et de la puissance de ses
conseillers dont le pouvoir finit par être dénoncé et dont le plus éminent, Enguerrand de Marigny,
est condamné.

Bibliographie

BIANCIOTTO (Gabriel), « Renart et son cheval », dans Mélanges Félix Lecoy, Paris, 1973, p.
27-42.
CONTAMINE (Philippe), « Le cheval au Moyen Age », L’Histoire, N°186, mars 1995, p. 65-70.
Le cheval en France au Moyen Age, B. PREVOT & B. RIBEMONT (ed.), Orléans, 1994.
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Chapitre 3.
La force de l’instinct : le chat

Nous laisserons de côté le cas du chat sauvage, qu’illustre pourtant Tibert, un personnage
fort matois du Roman de Renart. Comparable au héros éponyme par la taille et par la force, il
chasse les mêmes proies sur le même territoire, mais possède cet avantage de pouvoir grimper
aux arbres. Abandonnons la forêt pour le foyer, lieu de la complexité et de la duplicité du chat
domestique.

I) L’art d’accommoder les chats

Le chat est venu en Occident tout domestiqué depuis l’Egypte au temps de l’empire
romain. Mais cette origine est oubliée au Moyen Age. Par ailleurs, le chat est absent de la
tradition biblique, ce qui fait de lui un parent pauvre dans les textes et les images jusqu’au
XIIIe siècle.

A) L’ennemi des souris

Tout au moins, sa fonction est clairement définie : c’est un chasseur.


Significativement, pour le désigner, les auteurs d’expression latine préfèrent employer les mots
composés bâtis sur mus ou sorex (la souris) : il est donc, plutôt qu’un vulgaire cattus, un musio,
murilegus, muriceps, ou sorilegus (= celui qui attrape les souris). A partir du XIIIe siècle, les
appellations venues des langues vernaculaires prennent néanmoins le dessus. Une énigme
d’Aldhelm de Malmesbury fait dire à une chatte : « Une race haïe m’a donné le nom que je
porte ». L’iconographie, comme le vocabulaire, tend à rapprocher le chat et la souris, au sein
des vignettes, dans l’ordre alphabétique selon lequel les animaux sont décrits, dans le cycle de la
Genèse, dans l’épisode de la nomination des animaux par Adam, etc. Attacher le chat à la
maison, au grenier, au navire, pour qu’il y fasse son office d’exterminateur, constitue une
préoccupation majeure pour les spécialistes. Les encyclopédistes du XIIIe siècle conseillent ainsi
l’amputation des oreilles du chat qui, craignant la rosée ou la pluie, ne s’éloignera plus ! Dans le
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même ordre d’idée, Barthélemy l’Anglais14 propose de roussir les poils du chat, animal coquet
qui, honteux de son pelage, n’osera plus sortir.

B) Le chat ─ chasseur chassé

A ce propos, il faut noter que sa fourrure fait l’objet d’un commerce en partie occulte.
Les pelletiers capturent les chats pourvus d’un beau pelage. Le livre des coutumes15 de la ville
anglaise d’Ipswich, au début du XIVe siècle, donne quelques chiffres impressionnants : 1000
peaux de chats domestiques sont taxées 4 deniers ; 12 peaux de chats sauvages 1 denier. Des abus
apparaissent dans les sources judiciaires, tels que les fraudes consistant à mêler du cuir de chat à
des peaux neuves de renard. L’archéologie confirme ces pratiques, en relevant des concentrations
anormales d’ossements de chats sur certains sites. Les peaux ont évidemment une destination
vestimentaire : les coutumes monastiques prescrivent le port de fourrures viles (agneau, chat,
lapin). La peau de chat est également recommandée contre les rhumatismes.
C’est l’animal tout entier qui est indiqué en médecine, particulièrement s’il est noir :
son sang, son fiel, sa graisse, ses excréments, sa chair, sa dépouille. Vincent de Beauvais
emprunte à Haly Rodohan (transcription approximative du nom arabe ‘Ali ibn Ridwan)
l’utilisation des chairs de chat pour soulager les douleurs d’hémorroïdes et le mal de dos. En
revanche, selon Hildegarde de Bingen, la cervelle de chat a la réputation d’être un poison.
La consommation de viande de chat est, quant à elle, exceptionnelle ─ en dehors des
périodes de siège. Elle est présentée come un trait de barbarie quand elle ne correspond pas à une
nécessité vitale. Otton de Freising, évêque allemand du XIIe siècle, proche de l’empereur
Frédéric Barberousse et chroniqueur, accuse pour les dénigrer les peuplades hongroises de
manger couramment de la chair de chat.
On a enfin recours au chat dans les rituels magiques, en raison de sa symbolique
maléfique. Une des grandes affaires de magie du XIVe siècle met en cause un abbé de Cîteaux,
accusé d’avoir enterré vivant un chat noir, dans l’espoir de recouvrer une importante somme
volée.

14
La plupart des auteurs cités seront envisagés dans le chapitre sur la littérature savante.
15
Coutumes = ensemble de règles juridiques fondées sur l’usage et la mémoire collective.
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C) Le meilleur ami de l’homme ?

De manière plus quotidienne, la proximité affective de l’homme et du chat apparaît


comme une attitude excentrique. Il faut distinguer, selon l’hagiographie franciscaine, l’amour
que l’on peut légitimement porter à un animal, frère de l’homme dans la Création, de celui,
impur, de la créature. Il existe même un épisode exemplaire, qui apparaît au IXe siècle, mais se
trouve repris notamment par Giraud de Cambrie (collectionneur d’anecdotes du XIIe siècle) et
deux fois par Jacques de Voragine (auteur génois, vers 1261-1266, de la Légende Dorée, best-
seller de l’hagiographie), dans les vies de saint Grégoire et de saint Basile. Un ermite vit dans une
extrême pauvreté et ne possède pour tout bien qu’une chatte. Une nuit, il a la révélation de son
sort : il sera placé au Paradis au côté du prestigieux pape de la fin du VIe siècle, Grégoire le
Grand. L’ermite s’indigne et dénonce une injustice : lui vit dans le dénuement, Grégoire évoluait
dans le faste. En songe, le Seigneur, lui fait savoir qu’il est plus riche avec sa chatte, qu’il aime,
que Grégoire avec ses richesses, qu’il méprisait.
La culture cléricale tend à dénier au chat toute autre fonction que celle de chasseur. Le
statut de familier est présenté comme contraire à l’ordre des choses : dans les enluminures, seuls
les fous ont des chats dans les bras.

II) Le chat, la femme, le diable

A) Créatures sataniques

La méfiance à l’égard du chat est liée à sa symbolique. Il est chasseur près du foyer,
sauvage et domestique, donc double et fourbe. Au travers de condamnations prononcées en
Bourgogne à la fin du Moyen Age, on s’aperçoit que des expressions comme « être chat » ou
« mentir comme un chat » sont considérées comme injurieuses.
Par ailleurs, une forte connotation sexuelle est attachée au chat, volontiers associé par
les clercs à la sexualité féminine et aux défauts féminins : gourmandise, coquetterie, luxure,
hypocrisie, appât du gain. Ces prédispositions favorisent l’entrée du chat dans le bestiaire
diabolique : c’est par un baiser sur l’anus que le novice hérétique, et plus tard le sorcier, rendent
hommage au diable. Un lien est précocément établi entre chat et hérésie, à tel point qu’une
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étymologie fantaisiste associe ensuite cattus et cathari16. Le motif de l’adoration du chat-diable


culmine avec la bulle Vox in rama (1233), adressée par Grégoire IX à l’archevêque de Mayence,
qui décrit le déroulement des cérémonies de réception dans les groupuscules hérétiques. Le même
thème réapparaît à l’occasion du procès des Templiers, puis dans les accusations portées contre
d’autres hérétiques du XIVe siècle, enfin dans les crimes imputés aux sorciers. Martin le Franc,
auteur au XVe siècle d’un ouvrage qui défend l’honneur des femmes, le Champion des Dames,
dépeint l’envol des sorcières pour la synagogue où elles adorent le diable sous la forme d’un chat
ou d’un bouc. Le diable, dont les facultés sont multiples, peut cependant s’incarner aussi en
homme, en chien, etc. Gervais de Tilbury, grand amateur de merveilles, raconte au début du
XIIIe siècle comment des femmes portent au matin des blessures infligées dans la nuit par des
villageois à des chats infernaux. Cette conception de la métamorphose intègre peu à peu les
traités de démonologie et les actes des procès.
Le chat entretient, croit-on, un rapport avec la mort. Cette idée imprègne quantité
d’exempla (singulier : un exemplum), ces brefs récits anecdotiques porteurs d’une morale,
souvent destinés à nourrir les sermons. Au XIIIe siècle, Césaire de Heisterbach, auteur
germanique du Dialogus miraculorum, évoque la mort du moine Ludovic, annoncée dans un
songe où un chat noir guette une colombe blanche représentant l’âme du mourant.

B) Le chat exorcisé

Dès le Moyen Age, toutefois, il existe quelques cas où le chat acquiert une symbolique
positive, servant d’auxiliaire, dans certaines légendes, pour l’acquisition de biens matériels.
Un conte relatif à la fondation de Venise a pour héros un jeune homme accompagné de chats qui
fait fortune en débarquant dans une île où les souris font des ravages. On s’achemine vers le
motif du serviteur ingénieux qu’est le Chat Botté.
L’iconographie à son tour se transforme. Le chat ne fait plus couple avec la souris, mais
avec le chien. Certaines scènes de genre, y compris celles qui illustrent des scènes du
Nouveau Testament, montrent le chat se nourrissant de restes, habitant indispensable des

16
Cathares = membres d’une secte hérétique des XIIe et XIIIe siècles, particulièrement nombreux dans la région
d’Albi, qui font l’objet de persécutions, puis d’une croisade, pour leurs croyances en deux principes égaux (le Mal et
le Bien).
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cuisines. Il devient un attribut de la Vierge Marie pour la peinture dès la fin du XVe siècle
(Annonciation de Jan de Beer, Madrid).

III) La nature indomptable

A) « Nature passe nourriture »

Le Moyen Age s’efforce de retrouver en l’animal une dimension morale. Or, nous l’avons
vu, le silence des auteurs antiques et de la Bible, a laissé le champ libre aux moralistes
médiévaux. C’est sur la part incompressible de nature dans le chat que se concentrent leurs
notations.
A partir du IXe siècle, le conte du chat et de la chandelle connaît une fortune
considérable. Il prend place, entre autres, dans une fable de Marie de France au XIIe siècle, dans
le Lai d’Aristote d’Henri d’Andeli, au XIIIe, et surtout dans le Roman de la Rose de Jean de
Meun, sommet de la littérature allégorique. Le contenu en est, avec des variantes, le suivant : un
chat auquel on a appris à tenir une chandelle laisse tout tomber quand passe devant lui une souris.
D’où l’on tire le précepte « Nature passe nourriture », équivalent de notre « Chassez le naturel, il
revient au galop ». Le chat devient même l’animal emblématique de la force de l’instinct.
Pire : l’indépendance du chat le rend réfractaire à l’apprentissage, à l’éducation, au dressage.
« Chez lui, comme chez cet autre être inéducable qu’est la femme, la « camisole » éducative
tombe sitôt que s’en présente l’opportunité » (Laurence Bobis).
Un autre conte met en scène une assemblée de souris cherchant à se prémunir de l’instinct
du chat. L’une d’entre elles suggère de lui passer un grelot ou une cloche au cou, mais le projet
est vite abandonné, faute de volontaire pour remplir la mission. Ce motif de la tentative vouée à
l’échec, qui renvoie à la thématique du monde renversé, se répand en Occident avec le recueil de
fables et de paraboles de l’Anglais Eudes de Cheriton (après 1225). Un pas supplémentaire est
franchi quand c’est l’homme qui prétend passer un grelot au cou du chat : la transgression est
redoublée, puisque l’homme cherche à brider l’instinct pour lequel le chat a été placé sur terre.
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B) Il ne suffit pas d’appeler un chat un chat

La femme, à l’instar du chat, est envisagée comme un être de nature, susceptible de


débordements dans les domaines vestimentaire, alimentaire et sexuel. De même qu’il faut
brûler le poil du chat pour le garder à la maison, il faut interdire aux femmes de se parer pour
qu’elles ne sortent pas et se contiennent sexuellement. Les prédicateurs associent les soins de
beauté féminins à la luxure et à l’orgueil, défauts aussi bien attribués au chat. Un exemplum de
Jacques de Vitry, auteur d’une foule de sermons dans le premier tiers du XIIIe siècle, octroie
quand même au chat, aux dépens de la femme, la palme du péché de gula – la gourmandise,
l’intempérance alimentaire. Pour se débarrasser des souris et autres nuisibles qui lui subtilisent
son fromage, une femme place un chat dans la resserre, mais le félin mange à la fois les rats et le
fromage ! Un peu plus tard, un prédicateur dominicain, Etienne de Bourbon, a recours à cet
exemple pour désigner les prélats qui confient les trésors de leurs églises à la garde des voleurs et
des larrons.
Le comportement du chat est ainsi fréquemment anthropomorphisé et moralisé. Le
concile des souris est interprété comme la situation des clercs et des moines qui s’insurgent
collectivement contre l’évêque, le prieur ou l’abbé, alors qu’aucun en particulier n’ose s’opposer
à lui, ni même l’accuser. « C’est ainsi, conclut Eudes de Cheriton, que les petits permettent aux
gros de vivre et de gouverner ».
Au terme du processus de moralisation se distingue la diabolisation pure et simple. Geste
pour geste, le chat joue avec la souris comme le diable avec l’âme humaine. Une série
d’histoires exemplaires mettent en scène le pécheur assailli par des chats. Il faut distinguer le
domaine littéraire (la nature triomphe dans le chat, mais ce n’est pas sans droit, puisque telle est
la volonté de Dieu) et la sphère de la prédication (le pouvoir de nature renvoie à la victoire du
Malin sur le pécheur, aussi vulnérable qu’une souris).

Bibliographie

BOBIS (Laurence), Une histoire du chat. De l’Antiquité à nos jours, Paris, 2006.
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Chapitre 4.
Les procès d’animaux :
« Cochon, levez-vous ! »

Au début de l’année 1386, à Falaise, en Normandie une truie, âgée de 3 ans, revêtue
d’habits d’homme, est traînée par une jument de la place du château jusqu’au faubourg de
Guibray où l’attendait un échafaud. Là, devant une foule rassemblant non seulement toutes les
catégories sociales que pouvaient compter le petit bourg et ses environs mais aussi les cochons
afin qu’ils fussent édifiés, la truie fut mutilée par le bourreau pour être ensuite de nouveau traînée
dans un rituel classique des peines infâmantes au Moyen Age, et enfin brûlée sur le bûcher. Le
vicomte de Falaise prit soin d’immortaliser l’événement par une fresque peinte sur un des murs à
l’intérieur de l’église de la Sainte-Trinité.
Cet épisode apparemment insolite s’inscrit parmi les exécutions d’animaux qui suivent
leur procès dans toute l’Europe de la fin du Moyen Age. Certes, le rituel est ici particulièrement
raffiné, mais la mise à mort d’un animal après comparution devant un tribunal, en l’occurrence ici
cette truie, coupable d’avoir tué un nourrisson, n’est pas rare.

I) De la responsabilité des bêtes

A) Les animaux ont-ils une âme ?

« La créature elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la


liberté de la gloire des enfants de Dieu ».
Cette phrase, tirée de l’Epître de saint Paul aux Romains, a suscité de nombreuses
interrogations chez les théologiens du Moyen Age. Le Christ est-il vraiment venu pour sauver
toutes les créatures ? Et si oui, les animaux sont-ils eux aussi des « enfants de Dieu » ? Et les
universitaires de la Sorbonne débattent autour de questions telles que : Les animaux ressuscitent-
ils après leur mort ? Une place particulière leur est-elle réservée au Ciel ? Faut-il les faire
travailler le dimanche ? Faut-il les faire jeûner ? Bref, les animaux ont-ils une âme ?
Les avis sont partagés. Philippe de Beaumanoir dans ses Coutumes de Beauvaisis à la
fin du XIIIe siècle, estime que mener un animal au tribunal ne sert à rien, car ce dernier ne
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peut distinguer le bien et le mal17. Mais cette opinion n’est pas majoritaire. Et même si au
XVIe siècle la pendaison d’une truie pour infanticide sert surtout à rappeler aux parents leur
devoir de surveillance, l’animal doit être châtié.
De leur côté, les théologiens recommandent de tuer les animaux homicides en suivant
la Bible. En effet, dans le livre de l’Exode, on peut lire « Si un bœuf a renversé un homme ou une
femme et qu’ils en sont morts, le bœuf devra être lapidé ». Des nuances existent, néanmoins, et
saint Thomas d’Aquin précise que si l’animal est doté d’une intelligence pratique, il ne peut
accéder au concept. Autrement dit, le chien est attaché à une maison parce que c’est un lieu qui
lui est familier, mais il ne maîtrise pas le concept de maison. Ainsi, toute idée, abstraite,
religieuse ou morale lui est inconnue. C’est pourquoi, Thomas d’Aquin est hostile aux procès
d’animaux.

B) Responsabilité morale et justice

L’adoption de la responsabilité morale des animaux les entraîne forcément sur le


terrain de la justice et dans la maison de justice. Et à partir du milieu du XIIIe siècle surgit
une source extraordinaire pour l’historien : les procès d’animaux. Michel Pastoureau en a
dénombré une soixantaine en France entre 1266 et 1586, mais la France n’a pas le monopole de
telles affaires et l’on en trouve partout en Europe.
Ce sont les documents d’archive judiciaire qui parlent et, bien souvent, il s’agit de
simples mentions comptables non accompagnées de descriptions. Car il faut payer le geôlier,
le bourreau, les corps de métiers qui ont installé l’échafaud, les sergents et les gardes qui ont
accompagné l’animal. Dans le cas de la truie de Falaise, c’est le vicomte Regnault Rigault, qui
prononça la sentence18.
Les procès s’établissaient comme de coutume. A Falaise, la truie bénéficia d’un
deffendeur et le procès dura neuf jours. La sentence fut annoncée à la truie dans sa geôle comme
pour un homme ou une femme, mais aucun prêtre n’écouta sa confession. Il faut bien noter que
même si le propriétaire de l’animal est présent lors du procès et de l’exécution, c’est bien

17
Oeuvre du juriste Philippe de Beaumanoir, que celui-ci écrivit alors qu’il était bailli de Clermont-en-Beauvaisis,
entre 1279 et 1283, et qui reprend les droits et coutumes actifs dans le comté qu’il avait en charge. Pour Philippe de
Beaumanoir, les coutumes ont le commun profit pour origine et la raison pour mesure.
18
Le vicomte est le nom dans cette région du bailli royal. Les bailliages de Normandie portent en effet le nom de
vicomtés.
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l’animal qui est coupable. Sa peine est d’ailleurs aggravée en fonction des circonstances. Le
calendrier peut jouer un rôle, comme dans le cas de cet autre porc normand qui fut mis à mort en
1396 pour avoir dévoré les chairs d’un enfant, qui plus est un vendredi, jour maigre ! Soulignons
que si l’animal n’est pas retrouvé, on peut juger un de ses congénères (sans l’exécuter) ou
fabriquer un mannequin lui ressemblant pour le juger et le supplicier. Ce fut le cas en 1332 pour
un cheval qui avait causé un accident mortel à un homme dans la paroisse de Bondy, près de
Paris. Pour échapper à la justice de Saint-Martin-des-Champs, dont relevait le village, le
propriétaire conduisit l’animal dans une autre paroisse. Mais la supercherie découverte, le
propriétaire fut condamné à payer une amende de la valeur d’un cheval et à apporter à St-Martin
une figure de cheval pour qu’elle soit suppliciée.
Ces procès posaient parfois problème aux juristes de l’époque comme le sous-entend
Barthélemy de Chasseneuz (1480-1541), magistrat bourguignon plus connu sous le nom de
Chassenée, qui réserva dans ses commentaires de la Coutume de Bourgogne, une partie dédiée
aux « procédures en usage contre les animaux pernicieux », rats, mulots, limaces qui, par
exemple, s’attaquent aux récoltes. Selon lui, ces animaux doivent être jugés par le tribunal de
l’officialité, c’est-à-dire le tribunal de l’évêque, ce dernier pouvant d’ailleurs les excommunier.
Quelques prélats n’ont pas hésité à le faire. Le cas connu le plus ancien est celui de l’évêque
Barthélemy de Laon qui, en 1120, déclara « maudits et excommuniés » les mulots et les chenilles
qui avaient envahi les champs.

II) Les animaux en procès

A) Le cochon au premier rang des accusés

Dans neuf cas sur dix, l’animal incriminé est un porc. Cette fréquence est due au
nombre important de cochons dans l’environnement proche des hommes. En outre, ils sont
particulièrement vagabonds, en ville comme à la campagne (cf. chapitre 1). Mais surtout, la
présence du porc au tribunal est à mettre en rapport avec sa parenté avec l’homme. La distinction
entre animalité de l’homme et humanité de la bête est une autre question qui agite les théologiens,
comme nous le verrons dans le chapitre réservé aux animaux de la Bible. Ainsi, pour les hommes
du Moyen Age, le cochon est l’animal le plus proche de l’homme. La croyance en cette parenté
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est sans doute liée à la vie en commun, le cochon fréquentant les mêmes endroits que l’homme.
La médecine étudie d’ailleurs l’anatomie du porc pour se figurer celle de l’homme jusqu’au XIVe
siècle. De la parenté physique à la parenté spirituelle, il n’y a qu’un pas, que ces sociétés
franchissent aisément. La vie en commun que partagent hommes et porcs explique également
la fréquence des accidents. Le nourrisson laissé en bordure de champs par sa mère occupée à
ramasser les gerbes et dévoré par une truie n’est pas une simple image d’Epinal mais une dure
réalité. Les « accidents domestiques » de ce genre sont nombreux, sans parler des cochons
fouisseurs déterrant des cadavres !
Les chevaux sont également présents dans les salles de tribunaux, même si les cas
sont plus rares. Là encore, leur implication dans les activités humaines pouvant entraîner des
accidents explique ces mises en accusation. On soulignera alors que ces procès d’animaux
ressortissent de la pratique et reflètent avant tout les risques et dangers de la vie médiévale. Pas
de chat sur l’échafaud. Les dégradations commises par cet ami de Lucifer n’ont en effet rien de
dramatique, à l’inverse des catastrophes causées par la vermine. Cette catégorie fait l’objet d’une
lutte sans merci qui nous invite à distinguer les différents ressorts juridiques actifs à la fin du
Moyen Age.

B) Colère des hommes, colère du Ciel

En effet, pendre ou brûler un porc et excommunier des chenilles ne relèvent pas du


même ressort juridique. Il faut ici distinguer les procès intentés aux animaux domestiques,
pris individuellement et qui sont des affaires criminelles dans lesquelles l’autorité
ecclésiastique n’intervient pas et les procès prenant en compte les animaux collectivement
qui menacent un groupe (loups, sangliers) ou qui ravagent des territoires (mulots, chenilles,
etc.) et qui font l’objet d’exorcisme et/ou d’excommunication. Réservons également une petite
place aux animaux coupables de crimes de bestialité. Mais ce dernier cas est difficile à cerner car
les minutes du procès étaient souvent brûlées avec l’animal, l’homme ou la femme.
Dans tous les cas, le but est de montrer que personne n’échappe aux rets de la
justice. Les procès faits aux animaux sont de véritables exempla ritualisés.
Pour comprendre l’acharnement sur la vermine, il faut se rappeler qu’au Moyen Age, les
insecticides n’existaient pas et que les charançons, chenilles et autres bestioles du genre
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pouvaient devenir une véritable menace pour les récoltes et agiter le spectre de la famine. Pour
lutter contre ces fléaux forcément venus du Ciel, la population se tournait vers l’Eglise, qui
institua tout un attirail de bénédictions afin de protéger la terre, une liturgie particulière qui
conduisit assez rapidement hommes et parasites sur le chemin des tribunaux. Le plus ancien cas
de ce type de procès a été recensé au Tyrol. En 1338, une chronique anonyme, la Bozner Chronik
(1355-1366), raconte qu’un essaim de sauterelles s’abattit sur la région de Bolzano et la dévasta.
Afin de se débarrasser des œufs qui avaient été pondus dans les champs, on prononça un
jugement de bannissement accompagné d’une sentence d’excommunication. On somma les
dernières bestioles de s’en aller et celles-ci, d’après la chronique, s’exécutèrent. Cette pratique est
attestée dans deux diocèses de Suisse dès le milieu du XVe siècle, celui de Lausanne et celui de
Coire. On en trouve également à la même date en France, surtout dans l’Est et dans le Sud. Le
déroulement du procès était partout le même et se soldait par une adjuration, le juge
sommant les bêtes de partir sous peine d’être maudites19, anathématisées20 ou
excommuniées21. De la même manière que pour les porcs et autres animaux domestiques, la
vermine bénéficiait d’un vrai procès et avait droit à un avocat qui cherchait à démontrer son droit
à se nourrir. Le jugement se faisait toujours en faveur des plaignants et les insectes étaient invités
à quitter les lieux. Le clergé local faisait alors son entrée et exécutait le jugement dans le cadre
d’une cérémonie religieuse. Ce rite semble venir d’Orient où il apparaît dans des vies de saints et
dans des textes liturgiques. Les récits remontèrent la filière hagiographique. Le biographe de saint
Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry, repris par Jacques de Voragine dans sa
Légende dorée raconte ainsi comment saint Bernard excommunia des mouches :
« L’homme de Dieu (frère Robert) avait bâti un monastère, qui était envahi par une
multitude incroyable de mouches, en sorte que c’était une grande gêne pour tout le
monde. Saint Bernard dit : « je les excommunie ». Et le matin, on les trouva toutes
mortes ».

Ce modèle se diffusa et, malgré les mises en garde de Thomas d’Aquin, on continua à
maudire et à excommunier les bêtes, procédant ainsi à une sorte de diabolisation des animaux
nuisibles. Les populations auraient en effet pu assimiler ces bêtes à de véritables démons.

19
La malédiction est une peine d’origine judaïque qui désignait un acte par lequel on appelait le malheur sur
quelqu’un. Elle désignait également une sanction judiciaire. Dans ce cas, maudire quelqu’un signifiait l’exclure de la
société ou même le vouer à la mort donnée par Dieu.
20
L’anathème voue la personne qui en est touchée à Satan, c’est-à-dire à la mort spirituelle et éternelle. Toutefois, au
XIIIe siècle, il ne désigne plus que le cérémoniel qui entoure l’excommunication.
21
L’excommunication prive le pécheur des sacrements et l’exclut de la communauté des fidèles.
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Remarquons au passage avec Esther Cohen que ces procès d’animaux se développent dans le
même temps que ceux réservés aux sorcières et dans une même aire géographique : les Alpes,
annonçant l’arrivée d’autres boucs émissaires … Néanmoins, ces procès d’animaux eurent encore
de beaux jours devant eux. Songeons à Racine qui, à la fin du XVIIe siècle, moque le procès fait
à un chien qui a dérobé un chapon et que le juge Dandin envoie aux galères, dans Les Plaideurs
et, plus proches de nous, aux pigeons qui pendant la première guerre mondiale étaient médaillés
pour service rendus à la patrie, tout comme aujourd’hui les chiens des brigades cynophiles ne
manquent pas d’être décorés.

Bibliographie

PASTOUREAU (Michel), « Les procès d’animaux : une justice exemplaire », dans Une histoire
symbolique du Moyen Age occidental, Paris, 2004, p. 29-48.
CHENE (Catherine), Juger les vers. Exorcismes et procès d’animaux dans le diocèse de
Lausanne (XVe-XVIe siècle), Lausanne, 1995.
COHEN (Esther), « Law, Folklore and Animal Lore », Past & Present, n°110, février 1986, p. 7-
37.
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Chapitre 5.
« Loup y es-tu ? »

Il est difficile de résumer les caractéristiques attachées au loup depuis l’Antiquité, voire la
Préhistoire. Animal fourbe, démoniaque dans la mythologie indo-européenne, il est aussi le mâle
rusé, qui cherche à faire déshabiller les petites filles chez Bruno Bettelheim. Avant les lectures
psychanalytiques, le Moyen Age lui a réservé, lui aussi, une image peu flatteuse attachée au
personnage d’Isengrin, le loup, goinfre, bête et méchant du Roman de Renart. Bref, le loup est
un objet de peur que l’on essaie de surmonter par la dérision ou la lutte armée.

I) L’objet de toutes les terreurs

A) Une peur médiévale

Difficile de cerner l’origine de cette angoisse répandue dans toute l’Europe. L’homme ne
mange pas le loup et le loup mange assez rarement de l’homme. Ce manque d’intérêt
réciproque aurait pu isoler l’un et l’autre de ces prédateurs. Il n’en est rien, car le grand défaut
du loup est d’apprécier le même gibier que l’homme et de se délecter de ses troupeaux. Ainsi,
le loup porte le nom de varka dans la langue indo-européenne, c’est-à-dire « le ravisseur » et
devient le principe même du Mal. Si l’on tolère quelques louves allaitant des petits d’hommes,
comme dans le cas de Romulus et Remus, l’exception n’entame en rien le mot d’ordre général :
« Sus aux loups !».
Au Moyen Age, le loup devient une menace et le vulgaire cabot de l’antiquité gréco-
latine laisse place à la bête sauvage qui, dans l’Occident européen semble avoir déclenché les
plus grandes craintes. Selon G. Ortalli, ce rapport au loup est dû aux changements
climatiques et aux altérations des écosystèmes intervenus à la fin de l’Antiquité, ainsi
qu’aux grandes migrations de peuples qui entraînèrent le déplacement de hordes sauvages
venues peupler des étendues boisées de plus en plus vastes. Le loup devint alors un danger
dont il fallait se débarrasser ou tout au moins écarter les menaces.
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B) Une chasse rapidement organisée

Dès les grandes invasions de l’époque burgonde, la chasse aux loups s’organise, puis
elle s’institutionnalise en quelque sorte sous Charlemagne dont le capitulaire de 813 prévoit
deux hommes dans chaque comté affectés à la destruction des loups.
Dans les îles, les campagnes de destruction fonctionnent assez bien. Citons l’exemple
de l’Angleterre avec Edgar le Pacifique qui, dès le XIe siècle, ordonne aux habitants de payer des
tributs en têtes de loups, et celui de la Sicile, où Frédéric II, en 1239, met en place une vaste
campagne d’empoisonnement. Sur le continent, en revanche, le réservoir eurasiatique ne
cesse d’alimenter les forêts d’Occident et les sources abondent en détails sur des battues, des
chasses, et des primes récompensant les plus belles prises. Il faut dire que les campagnes de
défrichement ont incité le loup à se rapprocher des foyers. Ainsi, en Murcie, on donne 10
maravédis au XIVe siècle pour une prise, 15 au début du XVe siècle, puis 100 pour un mâle et
150 pour une femelle à la fin du XVe siècle. En France, en 1395, Charles VI autorise les gens de
« tous états de prendre, tuer et chasser tous loups et louves ». Le danger semble alors de plus en
plus réel. Et la campagne n’en fait pas seulement les frais et le Bourgeois de Paris dans son
journal explique comment, au cours de l’été 1421, les loups sont entrés dans Paris, déterrant les
cadavres, croquant chiens, chats, voire femmes et enfants . Le phénomène se reproduisit en 1423,
puis durant l’hiver 1438-1439. Pendant cet épisode, on reconnut le terrible « Courtaut » à sa
queue tranchée. Quatre-vingts personnes furent dévorées. Mais ce sont les bergers qui sont le
plus souvent confrontés à cet animal. Ils connaissent ses mœurs et notamment sa grande
méfiance, qu’ils attisent par toutes sortes d’instruments : « corne au loup » dont le son effraie
l’animal ou « lanterne au loup » dont la lumière fait battre l’animal en retraite.

C) Tuer le loup : une tâche noble au nom du Bien Commun.

Si les louvetiers sont chargés officiellement de débarrasser les contrées des meutes qui
entament les troupeaux, les nobles ne sont pas en reste. La chasse aux loups est devenue un
combat magnifié, comme l’atteste le traité de Gaston Phébus (voir chapitre 6 sur la chasse). Face
à cet adversaire redoutable, les nobles pouvaient déployer le jeu de leur prouesse. Ce dont ne se
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priva pas Jean sans Peur22. Cette chasse particulière était en effet très appréciée du duc de
Bourgogne qui voyait là une façon de déployer des tactiques très élaborées et d’œuvrer pour le
Bien Commun. En effet, le début du XVe siècle assiste à une recrudescence des espaces boisés et
donc à de nouvelles menaces. Soucieux de protéger les troupeaux de ses sujets et le gibier de ses
forêts, Jean sans Peur mit un point d’honneur à lancer de grandes opérations de destruction
et à s’engager lui-même dans le combat. Il faut croire que les loups s’en souvinrent, eux qui
défigurèrent le cadavre de son petit-fils, Charles le Téméraire, devant Nancy en 1477. Toujours
est-il que cette chasse aux loups ne s’achève pas avec le Moyen Age, puisque François Ier, en
1520, fonde l’institution de la Louverie avec un grand louvetier de France, entouré de
lieutenants et entretenu par la cour, afin de rassurer le royaume contre les attaques de ce grand
prédateur qui n’a pas fini de faire fantasmer.

II) L’objet de tous les fantasmes

A) Un animal diabolique

Cette place essentielle dans l’imaginaire médiéval est en grande partie liée à sa
réputation d’animal diabolique. Le loup est à l’évidence la bête que Dieu envoie pour
châtier les hommes. Non seulement il tue, mais en plus il mord et communique de funestes
maladies comme la rage. Cette mauvaise réputation bloque toute curiosité, même si certaines
parties de son corps sont dotées d’un pouvoir magique positif. La canine d’un loup aide le
bambin à percer ses propres dents, sa chair guérit les chevaux de la colique, et son pénis, rôti, est
aphrodisiaque ! Le loup prend ainsi aisément place dans le bestiaire qui symbolise le Diable.
Dans le Bestiaire de Jacques de Vitry (v. 1160-1170, 1240), le loup prend la voix de la chèvre
pour que le chevreau lui ouvre la porte, et c’est encore lui, le faussaire, qui parvient à séduire les
jeunes filles naïves, incarnant le péché de luxure (d’où l’expression « avoir vu le loup »).
L’Eglise porte ainsi une part de responsabilité dans la mauvaise réputation du loup. Dans le
Roman de Renart, on raconte comment Eve, qui avait entraîné l’homme vers sa chute, créa cet
animal démoniaque. Ainsi, dans la morale judéo-chrétienne, le loup incarne le Diable et,

22
Jean sans Peur (1371-1419), duc de Bourgogne, fils de Philippe le Hardi et petit-fils du roi de France Jean II le
Bon.
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comme lui, dévore les corps pour s’emparer des âmes. Très rapidement, l’iconographie utilise
cette réputation pour stigmatiser les menaces qui planent sur le troupeau des fidèles brebis. Le
loup « habillé en berger » symbolise par exemple le faux prophète venu corrompre les Innocents.
Et dès le IVe siècle, saint Ambroise, évêque de Milan, affirme :
« Si le loup menace de bondir sur toi, tu saisis une pierre, il s’enfuit. Ta pierre, c’est le
Christ. Si tu te réfugies dans le Christ, il ne pourra plus te faire peur ».

Le loup est donc aux yeux du chrétien du Moyen Age une menace pour son corps et
pour son âme. C’est sans doute la raison pour laquelle être dévoré par un loup, vivant ou mort,
est une des plus grandes craintes du Moyen Age. Cette vision populaire était renforcée à
l’occasion des mystères23 durant lesquels les acteurs incarnant le Diable revêtaient une peau de
loup.

B) Un animal prétexte

Parfois, les chroniques se montrent plus amènes à son égard, comme c’est le cas dans
celle de l’abbaye bénédictine d’Erfurt qui relate à l’année 1304 l’histoire d’un enfant élevé par les
loups. Le chroniqueur s’applique à raconter comment cet enfant, au lieu d’être dévoré, fut
« admirablement éduqué », comment les loups lui réservaient les meilleurs morceaux de leurs
prises, comment ils veillaient à ce qu’il ne prît pas froid et comment ils lui apprirent à courir à
quatre pattes. Néanmoins cette historiette ne peut s’empêcher de faire figure d’exemplum et le
but du moine est de souligner que même le monde des loups peut être meilleur que celui des
hommes. Par ailleurs, certains loups sont touchés par la grâce divine, comme celui de
Gubbio, que saint François d’Assise ramena dans le droit chemin, en l’invitant à venir se
faire nourrir par les habitants du bourg plutôt que de ravager les environs. Ici, l’histoire
fait sans doute figure de métaphore pour qualifier la conduite d’un seigneur de la région.
Car le loup sert aussi à dénoncer au sein d’allégories pastorales les appétits féroces de
certains puissants, qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques.
L’Ysengrimus illustre bien les critiques qui peuvent ainsi être adressées à certains
membres du clergé. Ce texte, fort de 6500 vers et attribué à un clerc flamand du nom de Maître

23
Drame liturgique apparaissant dès le XIIe siècle, mais surtout développé aux XIVe et XVe siècles, écrit
généralement pour une représentation théâtrale.
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Nivard, est daté des années 1148-1153, car il fait allusion à la deuxième croisade et à Bernard de
Clairvaux. Précédant le Roman de Renart d’un quart de siècle, l’Ysemgrimus met en scène un
loup, vieux, sot, brutal et présomptueux, dont le neveu est un renard tout aussi fourbe.
Ysengrin est à la fois moine, ermite, parfois évêque ou pape et autour de lui gravitent une
vingtaine d’animaux. Cette transposition permet à Nivard de rédiger une satire contre les
moines et contre Bernard de Clairvaux en particulier, accusé d’avoir fait échouer la
croisade. Ainsi, les allusions acerbes pleuvent. Joseph le bélier dit à Ysengrin : « La rumeur
publique raconte partout que tu vaux bien Bernard pour ce qui est d’ouvrir la gueule », en sous-
entendant que l’action ne suit pas. Ce texte n’est pas le seul exemple d’une satire sociale et nous
avons vu avec le Roman de Fauvel que le cheval est lui aussi mis à contribution pour dénoncer
les troubles du temps. Ici, le loup est stigmatisé pour permettre au clerc de révéler les travers de
ses semblables, mais sa mauvaise image touche une frange beaucoup plus large de la population
médiévale.

C) L’incarnation de tous les vices

Si l’un des buts du Roman de Renart est de faire rire, un autre est de pointer du doigt
les travers et les vices des hommes par le biais de cette cour d’animaux anthropomorphisés.
Isengrin, tour à tour compère et ennemi de Renart, incarne ainsi tout un éventail de vices
parmi lesquels figure l’un des pires péchés capitaux, à savoir la gula ou gourmandise. L’épisode
de la pêche aux anguilles illustre bien cette petite faiblesse de l’animal qui le perdit. Dans le
Roman de Renart, Isengrin est obséquieux lorsqu’il accepte sans broncher les décisions de Noble
le Lion, stupide lorsqu’il accepte par exemple de se faire tonsurer par Renart qui lui fait croire
que pour goûter aux anguilles il faut rentrer dans son ordre religieux, violent lorsqu’il frappe son
épouse Hersent à cause de son adultère, ridicule, lorsqu’il se fait châtrer et perd son honneur
devant sa femme qui lui fait des avances, etc. Il est clair que la littérature vient ici, par la parodie,
désamorcer les peurs face à cet animal humilié d’un bout à l’autre du roman.
Cette forte connotation négative, attachée à l’animal tout au long du Moyen Age, est l’une
des raisons pour laquelle le loup, devenu l’emblème de Louis d’Orléans sous prétexte
d’homophonie, est un fort mauvais choix. Dans Le livre de l’information des princes, qui lui a
appartenu, son blason a pour support deux loups affrontés (BNF, ms. Fr. 1210, fol. 1). Même si le
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loup peut être symbole de fidélité ─ puisque le mâle n’est celui que d’une seule femelle, l’animal
est repris dans la propagande bourguignonne pour critiquer les Armagnacs. Ainsi, le frontispice
de certains manuscrits de la Justification24 de maître Jean Petit représentait une allégorie du
meurtre du 23 novembre 1407 où Jean sans Peur était figuré sous la forme d’un lion et Louis
d’Orléans sous la forme d’un loup. L’image était accompagnée du quatrain suivant :
« Par force le loup rompt et tire
A ses dents et griffes la Couronne.
Mais le lion, par très grand ire,
De sa patte grand coup lui donne. »

On pourrait citer également La geste des ducs de Bourgogne, ou bien encore le


Pastoralet, ou Bernard VII d’Armagnac est représenté par un personnage nommé Lupal et Jean
sans Peur par un berger nommé Léonet. Le gentil lion contre le méchant loup, tout un programme

Bibliographie

DELORT (Robert), Les animaux ont une histoire, Paris, 1984, p. 245-271.
L’animal exemplaire au Moyen Age (Ve-XVe siècle), J. BERLIOZ & M.-A. POLO DE
BEAULIEU (eds.), Rennes, 1999.
SCHNERB (Bertrand), Jean sans Peur. Le prince meurtrier, Paris, 2005, p. 478-481.

24
Texte visant, lors du conseil royal, à faire l’apologie de l’assassinat de Louis d’Orléans sur l’ordre de Jean sans
Peur.
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Chapitre 6.
Chasse, noblesse et traditions

La chasse semble relever d’un instinct de survie. L’homme depuis des temps
immémoriaux doit se défendre face à l’animal sauvage ou l’attaquer pour pouvoir manger. En
marge de ces évidences propres à toutes les civilisations anciennes, le cours s’attachera
exceptionnellement à un document en particulier, le Livre de chasse de Gaston Phébus, afin de
spécifier cette activité à la fin du Moyen Age.

I) Chasser pour vivre et pour se distinguer

A) D’un instinct de survie à un discriminant social

Les profits alimentaires ou matériels qui motivent cette activité sont indéniables. On
pense immédiatement à la viande que l’on mange ou que l’on vend, mais il ne faut pas oublier les
« produits dérivés » dont l’homme médiéval ne peut se passer. La graisse de l’animal est une
matière destinée à la cuisine, mais aussi au luminaire et à la cosmétique ; les cornes, les boyaux,
les tendons constituent une matière importante pour fabriquer toutes sortes d’instruments ; les
peaux et les cuirs servent à la fabrication des vêtements et des supports d’écriture.
Pourtant, si les besoins sont universels, très vite la chasse devient le privilège des chefs.
Et l’aristocratie qui chasse ne le fait nullement pour ravitailler sa table. En effet, certaines
analyses de comptes d’hôtel, comme celles menées par Jean-Pierre Sosson pour Guillaume IV de
Hainaut, ont bien montré que l’essentiel de la viande consommée par la cour venait d’animaux de
boucherie. Ces conclusions ont été depuis corroborées par l’archéozoologie qui a révélé que les
ossements de gibiers représentaient moins de 5%, voire moins d’1% de la totalité des fouilles.
Certes, les guerriers sont les seuls à posséder des armes et la chasse permet la
formation du guerrier. Mais si la connaissance du terrain, la dextérité, l’habileté, le courage et
la force sont des qualités exigées du guerrier comme d’un chasseur, la chasse devient une
activité à part entière, miroir des vertus caractéristiques des puissants. Aussi, pas un roi
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n’échappe à la règle qui parfois leur porte malheur, comme c’est le cas pour Louis V25 et Philippe
le Bel26 qui moururent tous deux à la chasse.

B) La chasse : un privilège …

Il semble que c’est à partir du IXe siècle qu’apparut un droit de chasse. Les
défrichements et la croissance démographique entraînèrent la constitution de réserves giboyeuses.
La garenne qui, selon un sens étroit ou élargi, qualifie une réserve à lapins ou un espace plus
vaste servant de retraite à toutes sortes d’animaux et à l’accès réglementé, fait son apparition
dans des actes des souverains anglo-mormands datés de 1155 à 1166 (Henri II). Warenna
dérive du mot war, indiquant une idée de défense ou de prohibition. Des actes français datant
d’avant la mort de Louis VIII font état de l’existence de ces territoires qui apparaissent bel et bien
comme des réserves de chasse. Si la pêche et la chasse ne sont pas encore des droits exclusifs,
elles tendent à le devenir par l’intermédiaire des garennes. En effet, qu’elles soient situées outre-
Manche ou sur le continent, ces garennes sont gardées et des forestiers sont chargés de les
administrer. Ce monopole, relevant du ban royal ou seigneurial27, s’étend également à la
pêche.
A partir du règne de saint Louis, les documents sont plus abondants et montrent que le
droit de garenne relève du seigneur justicier. Toutefois, à l’articulation du XIIIe et du XIVe
siècle, les garennes disparaissent progressivement. La conjonction de l’appauvrissement des
titulaires de fiefs tentés de vendre et du renouveau du droit romain poussant à une nouvelle
réflexion sur le droit de propriété entraîne la fin des monopoles de chasse. Quelques enclaves
survivent pour le gros gibier comme les Plaisirs du roi et la garenne du comte d’Artois à Hesdin
qui subsistent jusqu’à la Révolution.

25
Mort d’un accident de chasse dans la forêt de Senlis le 22 mai 987.
26
Philippe le Bel mourut à la chasse, désarçonné par un sanglier.
27
Ban : pouvoir de commander et de punir dont la conception très large s’étend aux prérogatives politiques,
judiciaires, fiscales et militaires.
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C) … avec des exceptions

Si la chasse apparaît avant tout comme le loisir des grands, et nous y reviendrons, elle
constitue un appoint alimentaire que l’on ne peut ignorer.
Pour le paysan, la chasse n’est ni un sport, ni une démonstration de qualités et de
puissance. Le paysan chasse pour se défendre, pour protéger ses cultures des saccages perpétrés
par les animaux sauvages. Le droit de chasse que nous évoquions précédemment a évolué tout au
long du Moyen Age. Du IXe au XIe siècle, il relevait de la haute et de la moyenne justices28 et
constituait l’une des caractéristiques du ban seigneurial, mais les seigneurs laïques ou
ecclésiastiques octroyaient de nombreuses concessions et la chasse au petit gibier et aux
oiseaux était en principe libre « hors garenne », c’est-à-dire hors des réserves seigneuriales.
Mais à partir du XIIIe siècle, avec l’augmentation des défrichements, le gibier se raréfia et les
interdictions se multiplièrent, le braconnage étant sévèrement sanctionné. Seule la chasse aux
oiseaux migrateurs est restée ouverte à tous. Quelques calendriers intègrent ainsi des scènes de
chasse pour illustrer les mois d’hiver. Il faut dire que ces mois correspondent en effet à la levée
des interdictions. Ainsi, dans les statuts d’Ivrée en Italie, la chasse à la caille, en 1433, n’est
autorisée qu’entre septembre et novembre, période durant laquelle elles sont les plus grasses. Les
paysans chassent sans chiens ni oiseaux de proie, ce qui fait qualifier de manière générale ce
type de chasse de « chasse des pauvres » par Henri de Ferrière dans son traité de chasse, Le livre
du Roi Modus et de la reine Ratio, rédigé entre 1354 et 1376. Les techniques des paysans sont
en effet rudimentaires : des bâtons imprégnés de glu et surtout des filets comme on peut le
voir dans le Livre d’heures des Croÿ, enluminé vers 1510 à Bruges ou à Gand par Simon Bening
et Gérard Horenbout (cf ÖNB, ms. 1858, fol. 11). Sur cette image, on peut distinguer un paysan
tenant dans ses mains deux longues cordes fixées aux angles extérieurs de deux filets, qui,
lorsqu’on les actionne, permettent aux filets de se rabattre et de prendre les oiseaux au piège. Ces
rets sont appelés « rets à deux manteaux » ou « rets à quatre guèdes ». On remarque également la
présence de quatre cages en osier enfermant des appelants permettant de faire venir les proies et
de deux oiseaux attachés par une cordelette à deux piquets pour finir de rassurer pigeons,
tourterelles, pinsons, chardonnerets et autres passereaux.

28
On distingue au Moyen Age, la haute, la moyenne et la basse justice. La haute justice est réservée aux cas les plus
importants (lèse-majesté, crimes, justice des vassaux) et est exercée par le souverain, le roi ou son délégué. La basse
justice concerne les affaires mineures.
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La chasse est donc une activité exceptionnelle dont l’autorisation varie d’une région
à l’autre. Les fouilles archéologiques menées dans le village de Darcy, près de Beaune en
Bourgogne, attestent une faible présence d’ossements de gibiers (un humérus de chevreuil,
quelques os de lapins et aucune trace d’animal à plumes). En tout, les ossements de gibiers
représentent 4,6% de l’ensemble des restes d’ossements appartenant en majorité aux ovicaprins.
La plupart des paysans de l’époque étant des serfs, on ne trouve également aucune trace
archéologique d’armes de jet. D’ailleurs, la coutume de Bourgogne est très claire sur l’activité
cynégétique :
« Voici le seul cas où il soit permis aux roturiers de chasser. Tout ce qu’ils
peuvent faire si quelques animaux font du dégât dans leurs terres, c’est de les expulser à
cris et jets de pierre, sans toutefois les offenser ».

II) La chasse : un loisir de nobles

A) La meute et l’oiseau

Le noble, équipé de façon à affronter les intempéries et les épines des taillis, se
déplaçait à cheval et chassait aux chiens et/ou à l’oiseau. La chasse aux chiens visait les
cervidés, les sangliers, parfois l’ours, et les nuisibles comme le loup et le renard. Les pièges
étaient réservés aux lapins. On poursuivait avec la meute l’animal jusqu’à épuisement, puis on
l’achevait à coup d’épieu et l’animal était pris par force. Si l’animal sortait du périmètre délimité,
la forest, la chasse cessait.
La chasse à l’oiseau, qui fut sans doute introduite en Occident par les Germains, se
déroulait dans des espaces ouverts, souvent à proximité des points d’eau. Les chiens levaient le
gibier et les oiseaux dressés les attaquaient. Le risque était que l’oiseau, mal dressé, reprenne sa
liberté. Cette chasse était ouverte aux dames et Marie de Bourgogne, fille de Charles le
Téméraire, qui raffolait de cet exercice, y trouva également la mort. Toujours à la cour de
Bourgogne, Jean sans Peur s’était procuré la traduction française de l’un des plus précieux
manuels de fauconnerie, celui de Frédéric II « De arte venandi cum avibus ». Il faut dire qu’à
la cour de Bourgogne, l’art de la chasse se transmet de père en fils avec passion. Le père de Jean
sans Peur, Philippe le Hardi, avait reçu la dédicace de deux traités de chasse éminemment
importants : le Roman des déduits des chiens et des oiseaux de Gace de la Buigne, commencé
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en 1359 sur ordre du roi Jean II le Bon, « afin que messire Philippe, son quatrième fils et duc de
Bourgogne, qui alors était jeune, apprît déduits pour éviter le péché d’oisiveté et qu’il en fut
mieux enseigné en mœurs et en vertus » et le Livre de chasse de Gaston Phébus, rédigé comme
nous le verrons en 1387-1388 portant la dédicace suivante :
« Très haut, très honoré et très puissant seigneur messire Philippe de France, par la
grâce de Dieu duc de Bourgogne, comte de Flandre, d’Artois et de Bourgogne, etc.,
auquel j’envoie mon livre, que je ne saurais ce me semble, en nul lieu mieux employer
pour bien des raisons : pour le grand et noble lignage dont il descend, pour les nobles et
bonnes coutumes et la valeur qui sont en lui, et parce qu’il est notre maître à nous tous qui
sommes du métier de vénerie, et bien que je sache qu’il ne me convient pas de lui envoyer
ma pauvre science, car il en a plus oublié que je n’en sus jamais ».

C’est l’étude de ce traité qui va nous permettre de livrer quelques détails sur cet art , manifestant
à la fois un instinct d’agressivité et un certain esprit ludique.

B) Le Livre de chasse de Gaston Phébus : un témoignage exceptionnel de l’activité


cynégétique à la fin du Moyen Age

La chasse, nous l’avons suffisamment répété, est une occupation noble par excellence
qui nécessite des qualités physiques mais également des connaissances. Aussi, les ouvrages
de vénerie et de fauconnerie ne manquent pas au Moyen Age. Le plus célèbre d’entre eux
reste celui du comte de Foix, Gaston III dit Phébus qui fut rédigé entre 1387 et 1389.
Personnage contrasté, qui manie aussi bien la rime que l’épée, au point d’être responsable de la
mort de son fils unique, Gaston Phébus expose avec passion et expérience, à l’âge de 57 ans, ce
qui fut l’une des grandes activités de son existence.

a) Le manuscrit

La BNF conserve deux exemplaires de cet ouvrage (ms fr. 619 et 616), dont le nombre de
copies s’élève aujourd’hui à 44, datant toutes des XVe et XVIe siècles. Le manuscrit 616, dont
sont tirées les enluminures présentées, compte 128 feuillets regroupés en 17 cahiers. L’écriture
sur deux colonnes est de forme gothique et la reliure est de maroquin lie-de-vin. (il porte les
armes des Orléans et le chiffre de Louis-Philippe). Il comporte 87 peintures de facture
excellente. Si les peintres semblent tous issus de l’atelier du maître du duc de Bedford, il faut
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distinguer plusieurs artistes, car l’élaboration se faisait en plusieurs étapes. D’abord, les peintres
de fond se chargeaient de l’arrière-plan, puis les peintres illustrateurs se chargeaient des
personnages, des animaux, du mobilier, etc. Venaient enfin la peinture du feuillage et des
nombreux débordements.
La rédaction de ce manuscrit prit place en pleine trêve de la guerre de Cent Ans. Tandis
que l’Europe continue à se déchirer pour le pape de Rome ou celui d’Avignon, Gaston Phébus
préfère se tenir au-dessus de la mêlée et ne reconnaître ni l’un, ni l’autre. Né en 1331 d’Aliénor
de Comminges et de Gaston II de Foix-Béarn, Gaston Phébus est à la tête d’un territoire
complexe. Foix, l’Albigeois, le Lautrecois et le Nébouzan relevaient du roi de France et le Béarn,
le Marsan et le Gabardan du duc d’Aquitaine, roi d’Angleterre. Mais le père de Gaston avait pris
fait et cause pour Philippe VI. Néanmoins, Gaston ne fut pas aussi fidèle au roi de France que son
père et préféra la neutralité, ce qui fit du Béarn une principauté souveraine jusqu’en 1620. Pour
garantir la sécurité de ses territoires, Phébus renforça son château de Pau et dissémina de
nombreuses forteresses qui lui permirent de tenir le pays. Administrateur hors pair, Gaston
Phébus tient à Orthez une cour qui fut louée par Froissart, même si elle fut le théâtre d’un
véritable drame, en août 1380. En effet, le clergé et une bonne partie de la noblesse ne
supportaient pas d’être écartés du pouvoir. Avec l’appui du roi de Navarre, ils fomentèrent un
complot destiné à liquider Phébus. Et ce fut le prince héritier qui fut chargé d’empoisonner son
père. Démasqué et jeté en prison, il refusa de donner les noms de ses complices et fut assassiné
par la main de ce père maudit qui lui porta un coup de poignard dans un accès de colère. Après
trois ans d’exil et la rédaction d’un Livre des oraisons, il revint à Orthez et dicta son traité de
chasse. C’est d’ailleurs lors d’une chasse à courre que Gaston Phébus mourut d’une attaque
d’apoplexie le 1er août 1391 ; heureuse fin pour un homme qui restait convaincu que la chasse
ouvrait les portes du Paradis à condition de ne jamais méconnaître Dieu.

b) Le chien, meilleur ami du page

Le 3ème livre traite de l’instruction du veneur et de la chasse à courre en détaillant les


différentes étapes de l’apprentissage, dont voici les principales.
L’enfant devient page à 7 ans, valet à 14, aide à 20 et enfin veneur. Cette description
de la formation permet de saisir les techniques de chasse, mais aussi les rapports hiérarchiques et
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de vassalité dans la maison seigneuriale. Dans le prologue du manuscrit 619, Gaston Phébus
apparaît dans la position du maître enseignant mais aussi du suzerain dominant ses vassaux.
Le page est celui qui reste le plus souvent avec les chiens. Il doit s’en occuper,
apprendre à les mener et à faire la poursuite. La fréquentation continue des chiens permet au
chasseur de bien les connaître. Et la loyauté des chiens envers leur maître exprime celle des
vassaux à l’égard de leur seigneur. La meute de Gaston Phébus était composée selon Froissart
de 1600 chiens ! On y trouvait des dogues pour affronter le gros gibier, des lévriers qui sentent et
repèrent, des chiens courants pour essouffler la bête et des chiens d’oiseaux dits épagneuls. Le
mâtin est quant à lui, un chien de garde. Même si le mot chien reste une insulte au Moyen Age,
faisant référence à l’Infidèle et à l’hérétique, les chiens de chasse font l’objet de grands soins.
Gaston Phébus donne ainsi des conseils sur l’alimentation de la meute dès la naissance des
chiots. Une fois sevrés, ces derniers doivent être nourris avec de l’eau et du pain pour ne pas leur
donner de mauvaises habitudes. Le dressage doit durer jusqu’à l’âge d’un an et demi au moment
où l’animal pourra participer à sa première chasse. L’entraînement peut ainsi consister à traîner
une tête de cerf dans sa maison avant de la cacher dans un coffre pour que le chiot la recherche et
soit récompensé lorsqu’il l’aura trouvée !

c) Du valet au veneur

Le valet, sous l’égide du maître, apprend quant à lui à repérer et à identifier les
traces d’animaux. Puis, ils partent en repérage avec leur limier et reviennent au lieu de rendez-
vous en informer les seigneurs. Le valet apprend également les techniques de dépeçage du
cerf et du sanglier et les méthodes pour flatter les chiens en leur offrant la curée après la
chasse.
Le veneur passe par une dernière étape d’apprenti durant laquelle il organise la
meute, puis il devient maître en la matière. Sur l’image, cette ascension est claire. Le veneur est
devenu l’égal de Phébus, qui ne se représente plus en maître, mais en équipier. Le reste est affaire
de pratique. Plus on chasse et meilleur chasseur on devient.
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d) « La belle et la vilaine chasse »

Toutefois, il faut savoir faire de la chasse un exercice de vertus et même si Phébus,


semble se méfier du clergé, la morale religieuse n’épargne évidemment pas le traité. Il faut
distinguer « belle et vilaine chasse ». Pour Phébus, la cause est entendue, l’oisiveté est un péché
et par conséquent l’activité de la chasse est rédemptrice. De plus « l’imagination est seigneur et
maître de toutes œuvres bonnes et mauvaises ». Il faut donc choisir son style et son but.
Assurément, la droite vénerie, qui met face à face la bête et le chasseur est la plus noble chasse.
En revanche, la chasse à engins (pièges) n’est qu’un piètre exercice qui semble pourtant amuser
Phébus, malgré ses récriminations « Je n’en dirai d’ailleurs pas plus, car c’est une vilaine
chasse ».
Il est inutile pour nous dans le cadre de notre thématique de détailler les armes qui sont
évoquées dans ce traité, car nous nous écarterions du rapport de l’homme à l’animal, mais sachez
que Phébus y consacre également de nombreuses pages. En revanche, on ne peut faire abstraction
de quelques mots sur l’usage du cor. Gaston Phébus apparaît dans une miniature en « maître à
corner ». Tous, veneurs, pages, valets, etc. portent une corne en bandoulière ; et souffler
dans un cor répond à un code bien précis qui renseigne sur la situation de chasse.
L’ensemble des actions propres à la chasse ressortissent d’ailleurs d’un code qui permet de
rappeler combien chaque acte dans la société médiévale révèle la nature et la culture de
celui qui en est l’auteur.

Bibliographie

La chasse au Moyen Age. Actes du colloque de Nice (22-24 juin 1979), Paris, 1980.
MANE (Perrine), La vie dans les campagnes au Moyen Age à travers les calendriers, Paris,
2004, p. 188-189.
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Chapitre 7.
Le roi lion

La légende attachée à saint Jérôme illustre bien le processus de domestication symbolique


du lion au Moyen Age. Ce grand docteur de l’Eglise aurait en effet apprivoisé un lion après lui
avoir retiré une épine de la patte, au point d’en faire un petit compagnon familier. Ainsi, la bête
féroce et ambiguë a-t-elle été domptée par les savants, qui en ont même fait un roi et une image
de leur Dieu.

I) Un animal qui gagne en distinction

A) L’identification du lion

L’animal est rendu reconnaissable par un certain nombre de signes physiques, qui
constituent un corpus fixe de motifs transmissibles (tête, cou, poitrine, pattes et griffes). Des
éléments comportementaux contribuent aussi à le définir : le lion efface ses traces avec sa
queue quand il est chassé (la queue est l’instrument de l’intelligence et de la sagacité) ; le lion
dort les yeux ouverts (ce motif de la vigilance est très tôt glosé à partir de deux versets bibliques
pour devenir une des plus constantes représentations du Christ) ; les lionceaux naissent morts-nés
– trois jours après leur venue au monde, leur père les ressuscite par son souffle, ou par son
rugissement.

B) Le lion et le non-lion

Le lion a des « limites » indécises, en deux sens du terme : celles de son corps et celles
de son espèce. Textes, images ou sculptures lui donnent une taille très variable et un corps
malléable, qui se déforme pour s’adapter au cadre. Par ses excroissances, il déborde de son
propre corps pour se fondre dans un continuum biologique et cosmique : crinière hypertrophiée
(dimension cosmique : le lion, signe du zodiaque), queue permettant le prolongement ornemental,
se soudant aux entrelacs, aux arabesques, et appendice par lequel le corps de l’animal est en
communication avec le monde qui l’entoure (Noble, endormi, est attaché par la queue, pendant le
siège de Maupertuis ; Yvain délivre le lion du serpent qui lui mordait la queue en tranchant un
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petit bout de celle-ci), langue qui sort de la gueule en arborescences montrueuses, griffes
exagérées. Le lion déborde aussi sur les animaux voisins, voire se confond avec eux :
enfantement par la bouche de petits morts (la belette, selon Richard de Fournival), petit né
informe façonné avec la langue (ours, ibidem), odeur répandue par la bouche et lutte contre le
dragon (panthère), capture sans résistance si on laisse un miroir sur son chemin (tigre), bâtardise
comme outrepassement des limites entre espèces (léopard parfois présenté comme un bâtard du
lion, par exemple chez Brunetto Latini).

C) Vers une distinction maîtrisée

Cette indécision de la figure de l’animal évolue sur un axe diachronique :


- dans un premier temps, son corps est malléable et mal cerné ; ses limites sont
imprécises (manuscrits irlandais, chapiteaux de l’âge roman, bestiaire de Philippe de
Thaon)
- ensuite, on le cerne mieux ; son corps est délimité et son espèce « découpée » dans le
continuum zoologique (premier âge gothique, l’Yvain de Chrétien de Troyes, en ôtant la
tête du serpent, restitue au lion son unicité et son intégrité)
- au-delà (chronologiquement ou synchroniquement), on est capable de décomposer
son corps, de l’atomiser, de jouer avec (deuxième âge gothique : Guillaume de Machaut
en fait un animal familier, semblable à un chien ; c’est le compagnon de saint Jérôme ; on
le rapetisse et on en combine des morceaux pour reconstruire des hybrides : grotesques,
fatrasies). Le Roman de Renart a joué le rôle d’un pivot dans cette transformation de
l’image de l’animal. Enfin, les « morceaux » de lion peuvent fonctionner par synecdoque
pour signifier la nature léonine : marques, blasons, surnoms …
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II) Usurpation au royaume des animaux

A) L’omniprésence du lion

L’Occident féodal a encore l’occasion de rencontrer des lions bien réels : quelques
montreurs les exhibent ; on en trouve dans les ménageries royales et princières. Ces ménageries
sont un signe de pouvoir, de véritables « trésors ».
Voir un lion peint, brodé ou scuplté est encore plus fréquent : églises, bâtiments civils,
monuments funéraires, objets d’art, objets de la vie quotidienne les arborent – même si
l’identification, notamment vis-à-vis des autres félins et des ours, n’est pas toujours facile. Il en
va de même dans les manuscrits enluminés.
Le lion exerce aussi sa prédominance dans le monde des emblèmes et des codes
sociaux. Il infiltre
- l’anthroponymie (prénoms : Léon, Léonard, Léopold ; noms de famille : Leonelli, Löwenstein ;
surnoms : Henri le Lion, Richard Cœur de Lion ; littérature : Lionel, cousin de Lancelot).
- l’héraldique : 15% des armoiries sont chargées d’un lion, en tout temps et en tout lieu. Un adage
apparu dans un roman de chevalerie au XIIIe résume parfaitement la situation : « Qui n’a pas
d’armes porte un lion ». Tous les dynastes, à l’exception du roi de France, ont à un moment ou à
un autre choisi un lion ou un léopard pour les représenter. Pour les hérauts d’armes et les
auteurs de traités de blason, comme pour les auteurs de bestiaires et d’encyclopédies, le lion
est le roi des animaux, possédant toutes les vertus du chef et du guerrier (force, courage,
fierté, largesse, justice), auxquelles s’ajoute, de temps à autre, une dimension christologique
(charité, oblation, miséricorde).

B) Sa conquête du pouvoir symbolique

On assiste à l’essor des lions et chevaliers au lion (= chevaliers dont l’écu est orné d’un
lion) aux XIe-XIIe siècles. Sans doute peut-on invoquer le rôle des tissus et objets d’art importés
du Proche et du Moyen-Orient. Dans l’imaginaire, cependant, le chevalier au lion devient le
chrétien par excellence, par opposition au païen à l’écu au dragon.
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Dans la Bible, le cas du lion est ambivalent : dangereux, cruel, brutal, rusé, impie, il
incarne les forces du mal, les ennemis d’Israël, les tyrans et mauvais rois, les hommes vivant dans
l’impureté. Le bon lion met sa force au service du bien commun et son rugissement exprime la
parole de Dieu : il est associé à la tribu de Juda, à David et même au Christ. Le lion comme roi
des animaux est une tradition orientale, inconnue des Grecs (Aristote) et des Romains (Pline,
qui lui préfère l’éléphant). Les Celtes ignorent cet animal, auquel ils préfèrent l’ours (le nom
d’Arthur lui est apparenté). Les Germains l’accueillent tardivement et saluent la crinière comme
symbole de force et de courage, non sans rapport avec la longue chevelure de leurs rois.
Après un moment d’incertitude (les Pères de l’Eglise sont partagés), les qualités
supposées du lion sont mises en relation avec le Christ : le lion efface avec sa queue les traces
de ses pas pour égarer les chasseurs, comme le Christ a caché sa divinité dans l’incarnation pour
égarer le diable ; il épargne un adversaire vaincu comme le Christ pardonne au pécheur ; il dort
les yeux ouverts, préfigurant la résurrection du Christ ; le lion, par son souffle, redonne vie à ses
petits morts-nés. On assiste alors à la promotion du lion, roi des animaux pour les auteurs du
Roman de Renart (Noble) et les encyclopédies du XIIIe (Barthélemy l’Anglais, Thomas de
Cantimpré, Vincent de Beauvais). Le mauvais lion est relégué au statut de léopard : dans
l’héraldique, il apparaît tête de face et corps de profil. Les Anglais, avec leurs trois léopards, sont
du mauvais côté de la zoologie et de l’emblématique : raillés par les hérauts français pendant la
guerre de Cent Ans, pour avoir choisi le mauvais lion, né de l’accouplement de la lionne et du
mâle de la panthère, immanquablement rejeté du côté des méchants dans la littérature, ils optent
pour la désignation « lions passant guardant » pour camoufler leur bévue.
Autre signe de la popularité du lion : sa place constante dans les représentations de
l’arche de Noé.

C) L’ours détrôné

On note un moment de tension aux XIe-XIIe entre l’Europe celtique et germanique, où


l’ours détient longtemps la première place, et l’Europe méditerranéenne, qui préfère le lion. La
victoire définitive du lion est due pour l’essentiel à l’attitude de l’Eglise. L’ours est l’animal
mythologique par excellence. Son caractère anthropomorphe annonce le thème de l’homme
sauvage. Il est à la fois bestial, violeur de femmes et roi de la forêt : de nombreux rois et chefs se
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disent ou sont appelés « fils d’ours ». Pour l’Eglise du haut Moyen Age, l’ours est un
dangereux cousin de l’homme, qui s’accouple de la même façon, croit-on, et qui fait l’objet
de cultes païens, associés à des fêtes calendaires. Les clercs vont le faire descendre de son
trône au profit de l’animal maîtrisable et « savant » qu’est le lion. L’ours est donc diabolisé,
porteur de tous les vices : brutalité, méchanceté, lubricité, saleté, goinfrerie, paresse, colère. Dans
plusieurs récits hagiographiques anciens, il est dompté par les saints. Après l’an mil, il devient
une bête de foire, montrée et contrainte à faire des tours et à amuser le public. Parmi les barons
du Roman de Renart, Brun, l’ours, est balourd et souvent ridiculisé. Le lion étend son empire.

III) Le règne du Lion : Noble

Le Rufanus (celui qui est de couleur fauve) latin devient dans le Roman de Renart le roi
Noble, c’est-à-dire celui qui possède toutes les qualités d’une âme bien née. Si l’on excepte la
branche Ib, Le Siège de Maupertuis, qui donne du roi une image fortement dégradée (chef
militaire sans envergure, mari humilié publiquement, justicier cupide), et la branche XVII, Le
Partage des proies, qui fait de Noble sorti de la cour un vulgaire prédateur et un tyran brutal,
l’image du roi est ailleurs très positive. Un passage propre au manuscrit H, Renart le Noir, place
dans la bouche de Tibert un portrait particulièrement flatteur du roi : doux, généreux,
soucieux de justice et de paix, attaché à ses vassaux par une vraie affection …
La prérogative royale la mieux représentée dans les textes est évidemment la
fonction judiciaire : le roi, garant de la bonne marche de la justice, doit veiller à la régulation
des débats de la cour ; cette fonction s’inscrit dans le prolongement des attributions politiques
du roi, chargé de maintenir la concorde dans le royaume, en particulier par le moyen de la paix
jurée. La branche Ia, Le Jugement de Renart, rappelle à l’occasion des funérailles de dame
Coupée, la poule tuée par Renart, que le roi conserve une dimension religieuse : il a en charge le
salut éternel de ses vassaux et de ses sujets. La branche XVI, Renart empereur, montre le roi
Noble, également appelé empereur, dans l’exercice de la fonction guerrière : il doit défendre son
royaume attaqué par les païens (c’est en somme l’envers des croisades), puis, après une
campagne victorieuse, il dispute son trône et son château à Renart, avant de lui pardonner en
raison de l’excellence des services rendus antérieurement.
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Le Couronnement de Renart, roman tardif de la seconde moitié du XIIIe siècle, met


en scène un roi devenu vieux qui cède son royaume à Renart. Qu’y voir, sinon un changement
d’époque ? Les nouveaux temps sont placés sous le signe de la convoitise, de la soif de pouvoir et
du désir de promotion sociale. Comme le dit l’œuvre, c’est désormais le règne de l’Argent. Le
lion féodal n’a plus qu’à s’effacer.

Bibliographie

PASTOUREAU (Michel), « Le sacre du lion. Comment le bestiaire médiéval s’est donné un


roi », dans Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Paris, 2004, p. 49-64.
Le Roman de Renart, BIANCIOTTO (Gabriel) ed, Paris, 2005.
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Chapitre 8.
Une vedette marginale : le singe

I) Un bon petit diable

A) Le singe « savant », avatar du démon

Voilà encore une mauvaise réputation à décortiquer. Le culte qui lui était rendu en Egypte
a sans doute d’emblée disqualifié le singe auprès des penseurs romains. Pour les chrétiens, qui
sont les héritiers de ces derniers, le singe représente tout bonnement le diable. C’est ainsi, en
particulier, qu’est interprété un passage du Physiologus. Le singe annoncerait l’équinoxe en
urinant sept fois. Exégèse : l’équinoxe réjouit le diable, car c’est le moment où la nuit (les païens)
égale le jour (les chrétiens). Par ailleurs, si l’on s’en tient aux espèces connues des Occidentaux,
le singe entretient une ressemblance analogique avec le Malin : comme lui, il « tourne mal » ; il
n’a pas de queue, signe indubitable d’hybris, d’orgueil – il a voulu s’élever au-dessus de sa
condition et égaler l’homme, comme Satan a voulu se hisser au rang de Dieu.
Du reste, il n’échappe à personne que le singe est l’imitateur par excellence. Le terme
latin simia (le singe) est, selon une fausse étymologie, dérivé de similitudo (la ressemblance). Or,
le diable est simia Dei (le singe de Dieu).

B) Des mimiques sympathiques

Cette dureté initiale du ton, cette vindicte à l’égard d’une bête de papier, va cependant
s’adoucir au contact du véritable animal. La familiarité des Européens avec lui va croissant à
partir du XIe siècle, à la faveur de l’essor du commerce avec l’Orient. Les jongleurs itinérants
font connaître ours et singes. Les grandes maisons nobles exhibent des singes, animaux
domestiques de luxe et marqueur social. A les regarder de la sorte, il apparaît une fascination
pour le comportement quasi humain et dénué de méchanceté de ce petit être drôle et pathétique.
Réalisme oblige, les exempla s’adaptent et utilisent le singe en tant que figure de pécheur,
victime du diable plutôt que diable lui-même.
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Plusieurs points de vue étaient possibles pour une enquête sur la perception du singe : la
médecine s’est attachée à souligner la similitudo hominis, les moralistes de la fin du XVe siècle
l’ont choisi pour représenter la folie et la vanitas, etc. Préférons exploiter les images, juste reflet
du discours ambiant, et même celles des marges, qu’on dit plus libres que les illustrations
officielles et commandées.

II) Marges de réflexion

Les marges des manuscrits font bon accueil aux singes, à tel point que le mot
« babouinerie » désigne parfois, au XIVe siècle, les figures ridicules du genre des
marginalia. Mais leur omniprésence est bien antérieure, car ils envahissent presque
immédiatement l’art marginal gothique. Ce genre a été redécouvert par les historiens dans la
seconde moitié du XXe siècle (citons le très plaisant classique de Michael Camille, Images dans
les marges, et les travaux de Jean Wirth). Il faut savoir que ces éléments de décor relèvent d’un
monde de pure fantaisie. Il n’existe pas de règles ou de pratiques définies de communication et
les « drôleries » n’ont pas de fonction illustrative : la consultation du texte est donc inutile à leur
compréhension. Parlons plus volontiers d’un fatras, dans lequel s’engouffrent le symbolisme
religieux, la mythologie classique, les fables, les exempla, le folklore … Dans cette jungle
impénétrable, bien sûr, le singe est roi. A vrai dire, ne serait-ce que dans les marges des
manuscrits flamands des XIVe et XVe siècles, qui comptent parmi les plus riches et les plus
chargés d’ornementations, la gent simiesque est si nombreuse qu’elle excède de beaucoup le reste
de la population animale.
Quatre cas de figure principaux sont décelables : les scènes de parodie, les représentations
de singes de spectacle, les illustrations de fables, les confrontations de singes et d’oiseaux.

A) Le singe imite l’homme

Il s’avère difficile de trouver des singes singeant les hommes avant le XIIe siècle.
Tout au plus peut-on dénicher quelques transpositions de motifs classiques, ne poussant pas très
loin la dérision ou la critique sociale. Ainsi, un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Omer (Ms
30, f. 74 v.) figure-t-il une lutte de singes, reprenant un motif proche de ces combats d’athlètes
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dont les corps affrontés forment eux aussi la lettrine A. Une telle image existe, significativement,
dans un manuscrit du fonds de Boulogne-sur-Mer (Ms 2, vol. II, f. 81 r.), preuve de l’émulation
entre les scriptoria, ces centres monastiques de copie – et d’enluminure.
Au début du XIIIe siècle, les artistes vont beaucoup plus loin, avec un thème et ses
nombreuses variantes : celui du singe à califourchon, dans le mauvais sens, sur un bouc et
tenant au poing un hibou. Il s’agit d’une moquerie transparente à l’égard de la chasse au
faucon, loisir dont les nobles sont entichés. On peut à bon droit parler de satire. A cette période,
le singe paraît idéalement placé pour tourner en dérision les qualités chevaleresques principales –
la bravoure et l’amour courtois. Car le singe, à l’instar de quelques autres (cochon et chat,
notamment), passe pour un sensuel dépravé. Dans un ordre d’idée voisin, on peut observer ici ou
là un singe vêtu en chevalier ou en homme de noble condition participant à des danses avec des
damoiselles, ou encore luttant avec des hommes sauvages qui tentent d’enlever ces dernières. Un
livre d’heures flamand – un livre des prières qui scandent la journée, donc – ajoute encore un
degré de moquerie en peignant le singe à cheval sur une licorne, supposée pourtant ne se laisser
approcher que par une jeune fille chaste.
Le singe des marges incarne également à sa façon l’élite intellectuelle, comme on
pouvait s’y attendre de la part de peintres et artistes frottés de culture et restés au contact
des auteurs et des lecteurs. Le primate désigne alors l’apparence de piété et d’érudition, la
ressemblance avec la raison humaine (similitudo rationis humanae). Là aussi, les variantes sont
multiples : singes jouant aux échecs, lisant, écrivant – bref, parodiant les activités de l’esprit. Un
fleuron de cette ligne ironique est le dessin de la docte et sévère Grammatica enseignant ou
réprimandant un élève de sa férule. Il faut rappeler que la grammaire (c’est-à-dire l’apprentissage
de la langue latine) est le vecteur principal de l’éducation scolaire, puis le fondement même de la
formation universitaire29. Les rituels de l’Eglise, à leur tour, sont singés sans que ce manque de
respect offusque qui que ce soit, de même que les docteurs-singes, inspectant les urines ou
appliquant des onguents.
Notons que les allusions sous cette forme à la vie des couches inférieures de la société
(paysans, mendiants, artisans, etc.) ou aux tâches et satisfactions domestiques n’existent pas
avant les XIVe et XVe siècles. Pour les religieux, l’analogie était sans doute trop facile pour être

29
Les études, suivant le schéma antique, reposent essentiellement sur la connaissance des arts du trivium
(grammaire, rhétorique et dialectique), qui sont ceux du langage. Epoque bénie où la culture littéraire gouvernait le
monde …
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visuellement intéressante. Un proverbe allemand dit que le paysan est un bœuf sans cornes ! Il
faut sans doute attendre que des artistes laïcs en plus grand nombre se chargent de l’enluminure
pour que la dérision se démocratise en s’étendant aux catégories moins prisées de l’art pictural.

B) Les bêtes de scène

L’espèce à laquelle les Occidentaux avaient alors affaire est le macaca inua ou
sylvana, d’Afrique du Nord, dont le dressage n’est pas facile. A l’époque, il consiste surtout
en brutalités et en lourdes chaînes. Le répertoire de ce singe concret et contraint devait être
fort limité. Dans le royaume de drôlerie, en revanche, les facultés des singes sont
sensiblement plus variées : musique, acrobatie, danse … Ils pratiquent tous les types
d’instruments (viole, flûte, cornemuse, trompette, luth, harpe, tambour), à l’image des musiciens
itinérants. Ils sont parfois dirigés par des jongleurs. D’autres fois, dans ce monde de l’inversion
qui constitue le principal ressort du comique, ils dirigent eux-mêmes des jongleurs, auxquels ils
apprennent à faire des tours. En général, avec son maître, le singe des marges est un mauvais
artiste, toujours réticent ; laissé à lui-même, il se révèle d’une adresse et d’un enthousiasme sans
limites. Quant à la danse des singes, elle symbolise l’impermanence des plaisirs du siècle.

C) Fables et anecdotes

L’inspiration puisée dans les bestiaires ou la littérature scientifique est faible, à


l’exception du motif de la capture. Trois histoires forment le stock classique.
D’abord, ce conte venu de l’Antiquité. Une guenon a deux petits, l’un qu’elle aime et
porte dans ses bras contre sa poitrine, l’autre qu’elle déteste et délaisse. Poursuivie par des
chasseurs, elle se met à courir sur deux pattes et laisse tomber le petit préféré, tandis que
l’autre s’accroche à son dos. Cette légende est réintroduite par le bestiaire du pseudo-Hugues de
Saint-Victor au début du XIIe siècle. Les bestiaires la reprennent quasi systématiquement après
1200. C’est encore une fois Jacques de Vitry qui s’applique à en tirer les leçons morales :
l’enfant haï représente les péchés, qui s’accrochent au dos du pécheur et causent sa perte,
au profit des venatores infernales, les chasseurs d’âmes de l’enfer.
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Autre exemplum : un chasseur fait mine, devant un singe, d’enfiler des bottes ; le
singe, une fois le chasseur apparemment parti, tente d’imiter son comportement, mais se
retrouve prisonnier, empêtré dans des bottes trop grandes pour lui. On peut y voir une
nouvelle illustration des ruses du diable, qui attire et trompe le pécheur. Alexandre Neckham,
moine de Saint-Albans à la fin du XIIe siècle, poète et encyclopédiste, agit autrement et souligne
la nature bêtement imitative du singe, qu’il fustige en même temps que ses maîtres, les jongleurs
et bouffons, classe longtemps méprisable aux yeux de l’Eglise, en ce qu’elle contrefait et dégrade
l’ordre du monde instauré par Dieu.
Dernier thème : celui du singe, ou plutôt de la guenon, qui enlève un bébé humain, le
berce ou le chérit. A la suite d’un malentendu sur les sources antiques, les auteurs du XIIIe
siècle pensent que les singes ont un amour immodéré pour les bébés des autres espèces (humains
et chiens, en particulier), qui les pousse quelquefois à les étrangler ou à les étouffer par mégarde.
Là encore, l’imitation confine à la perversion.

D) Les singes et les oiseaux

Hildegarde de Bingen fait la remarque suivante : « Quand il observe des oiseaux en train
de voler, le singe se lève et tente de voler, mais enrage de ne pouvoir accomplir son désir ». Nous
voilà revenus à la case départ : le singe cherche à s’élever au-dessus de son état, comme
l’Ange Déchu. Son aptitude à grimper aux arbres s’expliquerait même par son envie
d’imiter les oiseaux. Mais il y a oiseau et oiseau.
Le singe est singulièrement l’ennemi des petits oiseaux, qui symbolisent une
connaissance supérieure, de type spontané et prophétique, et l’âme humaine détachée du
corps, par opposition au singe, physique et sensuel. Dans les marges, les singes réussissent
bien sûr rarement à capturer leur proie, malgré l’emploi d’arcs, de flèches, de pièges divers, car
l’esprit l’emporte sur le corps.
Que dire de l’association du singe et du hibou – ou de la chouette, leur nom latin, noctua,
renvoyant explicitement à la nuit ? On a vu plus haut un hibou substitué parodiquement au
faucon, ce qui est logique, puisque ce dernier a une vue perçante et que le hibou est censé, selon
la science médiévale, être aveugle de jour. Leurs qualificatifs rapprochent le singe, turpissima
bestia (la plus vilaine bête – le concept de « mammifère » n’existant pas au Moyen Age), du
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hibou, turpissima avis (l’oiseau le plus vilain). Dans les bestiaires, le hibou préfère l’obscurité à
la lumière, vole mal, vit dans les ruines ou les églises, gobe les œufs des pigeons, boit l’huile des
lampes d’autel, est détesté de tous les autres oiseaux : il symbolise le juif. Un psautier anglais de
la fin du XIIIe siècle, à Saint John’s College (Cambridge), figure le meurtre d’Abel par Caïn.
Dans un arbre, on voit un oiseau, visé par un singe armé d’un arc, sous le regard d’un hibou..
Selon le droit romain antique, les parricides étaient enfermés dans un sac avec une vipère un
singe, un chien et un coq, et jetés au point d’eau le plus proche. Cette poena cullei (peine du sac
de cuir) est réactivée en Europe du Nord à la fin du Moyen Age. Johann von Buch, commentateur
du Miroir des Saxons (Sachsenspiegel)30 en 1325, expose que le parricide, comme le singe, est
semblable à un homme, mais n’en est pas un. Il arrive qu’une forme particulière de poena cullei
s’applique aux Juifs (eux aussi inhumains, fratricides ou déicides, selon la terminologie
médiévale), pendus au gibet avec un chien et un singe (ou, à défaut, un chat). Caïn, le fratricide
originel, est le prototype du juif. Cette caractéristique est évoquée par la présence du hibou,
tandis que le singe souligne l’inhumanité du crime.
Enfin, les singes sont parfois accompagnés des grands oiseaux aquatiques ou
échassiers, toujours en lutte. Ces combats signifient, selon Honorius Augustodunensis
(Honoré de Ratisbonne, théologien, encyclopédiste et vulgarisateur d’origine anglaise de la
première moitié du XIIe siècle), la vita activa tourmentée du paganisme.

Bibliographie

JANSEN (H.W.), Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance, Londres, 1952.
WIRTH (Jean), « Les singes dans les marges à drôleries des manuscrits gothiques », Micrologus.
Il Mondo animale, The World of Animals, t. VII, n°2, 2000, p. 429-444.

30
Recueil de droit coutumier allemand mis par écrit en 1226.
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Chapitre 9.
Les animaux dans la Bible

Toute la connaissance médiévale est fondée pour une grande partie sur l’héritage
biblique. L’harmonie de la Création est un modèle vers lequel tend, nous le verrons en étudiant
les bestiaires, toute tentative d’explication du monde animalier.

I) « Homme et animal, Dieu les créa »

A) « Que la terre donne âme vivante ! »

Chacun se souviendra du récit classique de la Genèse où, patiemment, Dieu, aux


cinquième et sixième jours, fit les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et les bêtes de la
terre pour servir d’ornement au monde qu’il venait de créer. Ce principe d’embellissement
et de joie esthétique apparaît nettement dans l’introduction de ces figures animalières dans
les textes dès le haut Moyen Age comme dans le Sacramentaire de Gellone (vers 790-800) où
les poissons forment des jambages où le « A » de « Ad hostes nos », et où le cou des échassiers se
tord pour mieux signifier un « P ». L’animal est un motif décoratif, tout comme il le fut avant de
recevoir une utilité au livre II de la Genèse (2, 18-21). A cet instant, Dieu dit « Il n’est pas bon
que l’homme soit seul, je veux lui faire une aide qui lui soit assortie ». Dieu amena alors toutes
les bêtes devant Adam pour que ce dernier leur donne un nom. Ce qu’il fit. Puis, n’ayant pas
trouvé un animal qui fut semblable à l’homme, Dieu créa la femme.

B) Adam nomme les animaux et l’homme affirme sa supériorité sur l’animal

En nommant les animaux, Adam prit « seigneurie » sur les créatures que Dieu avait
façonnées. De façon générale, le Moyen Age s’est peu intéressé à l’épisode de la Genèse
durant lequel Adam donne un nom aux animaux, marquant ainsi la supériorité de l’homme
sur la nature, alors que cet épisode est un acte crucial dans la distinction fragile entre
animalité de l’homme et humanité de l’animal. Même si l’iconographie de cette scène remonte
à l’époque paléochrétienne, ce n’est qu’aux XIIe-XIIIe siècles que l’on en trouve le plus grand
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nombre d’exemples. Ce sont les mosaïques du narthex31 de la basilique32 Saint-Marc de Venise


qui sont les plus connues. On peut y voir une représentation très fidèle du texte biblique. Dieu
amène les bêtes à l’homme « pour voir comment il les nommerait » (Gen. 2, 19). Le Créateur
indique à Adam ce qu’il doit faire et bénit toute la création. Adam écoute docilement les paroles
du Créateur et étend sa main en direction des animaux. La taille d’Adam et son geste illustrent
l’idée que « sicut Deus hominibus, ita homo animalibus dominatur » (« de même que Dieu
domine les hommes, ainsi l’homme domine les animaux »)33.
Cet acte illustre le début de la connaissance du monde pour Adam via les animaux. Pour
quelle raison Adam nomme-t-il les animaux ? Son but est de trouver une compagne et, ne
trouvant pas sa semblable parmi les bêtes, Adam établit toute la différence entre l’homme et
l’animal, tandis que la dénomination prouve également sa supériorité.
Après avoir servi d’illustrations à quelques Bibles de l’époque carolingienne, le thème se
répand au XIIe siècle dans des églises d’Ombrie et reflète une inspiration byzantine. Mais il
faut attendre les Bestiaires du XIIe siècle, pour voir la scène se développer. Avec cette nouvelle
source et l’introduction du classement établi par Isidore de Séville dans ses Etymologies,
l’épisode s’enrichit d’une nouvelle signification : Adam indique à chaque animal son rôle
dans l’univers, sa mission et son sort dans le monde. Les animaux domestiques doivent aider
l’homme, tandis que les animaux sauvages sont là pour sa correction, son châtiment. De plus, le
nom donné aux animaux exprime leur nature. C’est un réflexe typiquement médiéval que de faire
du nom un révélateur de la nature de la chose (il en va de même dans l’anthroponymie). Ainsi,
pour Isidore « la nature primitive et l’essence même des choses se reconnaissent à l’étymologie
des noms qui les désignent »34. Nomen est omen (« le nom est un présage ») … Rappelons
l’exemple cité du chat, que l’on nomme murilegus, le chasseur de souris.
Pourtant, cette scène de nomination des animaux ne sert que très rarement de frontispice
aux bestiaires. Lorsqu’elle est présente, Adam n’est pas représenté nu, mais habillé à la manière
d’un prophète. Or, on sait que le port du vêtement pour Adam vient après la Chute, signifiant
ainsi la mortalité de l’homme et son péché. Habiller Adam pour cet épisode traduit la volonté

31
Galerie ou porche parfois fermé à l’entrée d’une église. Lieu réservé aux catéchumènes dans les premières
basiliques.
32
Bâtiment public civil de grande taille dans l’empire romain, de forme rectangulaire se terminant par une abside,
dont le plan a été repris dans la construction des premières églises.
33
Hugues de Saint-Victor, Adnotationes elucidatoriae in Pentateuchon, PL, CLXXV, col. 37.
34
E. Gilson, La philosophie au Moyen Age, Paris, 1962, p. 152.
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de rappeler sa différence avec l’animal et sa supériorité (cf. ms de la Bodléienne. Ms Ashmole


1511, fol. 9).
Le XIIe siècle, siècle de renaissance intellectuelle, accueille volontiers un tel sujet,
capable de renseigner sur la place de l’homme dans l’univers. Les siècles suivants sont moins
friands de cette thématique, alors que, si vous voulez bien vous rappeler les procès d’animaux, la
conscience ou non de la bête reste une interrogation éminente.

II) L’animal et la manifestation du divin

A) L’animal : entre vice et vertu

La deuxième intervention de taille dans le destin de l’homme est marquée par la ruse
du serpent. Satan, ayant pris les traits d’un serpent au doux visage de pucelle, incita Eve à
croquer le fruit de l’arbre de la connaissance, causant ainsi la perte du couple et sa chute. Le
serpent fut puni et trois fois maudit. Parce qu’il avait envié la science de l’homme, il fut
condamné à ramper, parce qu’il avait menti, du venin fut mis dans sa bouche et parce qu’il avait
trompé la femme, Dieu mit de l’inimitié entre elle et lui.
Les animaux ne sont pas épargnés par la colère divine et lorsque la terre s’emplit de
méchanceté, les animaux, tout comme les hommes, sont sacrifiés. Noé n’embarque dans son
arche qu’un couple de chaque espèce. A la fin du déluge, après que la colombe a annoncé, par
son rameau d’olivier, la possibilité de sortir de l’arche, un nouveau « contrat » entre Dieu et sa
Création est passé. Désormais, chacun devra vivre dans la crainte du Père et tout animal ne
pourra être mangé qu’après avoir été saigné. C’est à ce prix que se maintiendra l’ordre sur terre.
L’extension du monothéisme au monde romain mit fin aux usages hébraïques et à l’habitude de
saigner les bêtes.
Les discours sapientiaux introduisent quant à eux une certaine admiration pour
l’animal, porteur d’un savoir astucieux proche du bon sens comme chez Jérémie (8, 7): « Même
la cigogne dans les airs connaît le temps de ses migrations. La tourterelle, l’hirondelle et la grive
ne manquent pas le moment du retour. Mais mon peuple ne tient pas compte de l’ordre établi par
Yahvé ». Job 12, 7-8, quant à lui, invite celui qui veut savoir à interroger les animaux :
« Mais interroge donc les bêtes : elles t’instruiront,
les oiseaux du ciel, ils te renseigneront,
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ou bien les reptiles de la terre : ils t’instruiront,


les poissons de la mer : ils t’expliqueront. »

Et c’est peut-être ce qui explique la raison pour laquelle l’homme observe avec tant
d’intérêt le monde animal, détenteur du savoir et qui sait de la clef du paradis perdu35.

B) L’animal : un témoin privilégié des rapports de l’homme avec Dieu

Les épisodes qui font de l’animal un intermédiaire entre Dieu et son peuple sont
nombreux. Il peut être considéré comme un moyen allégorique. Citons le bélier qui apparaît
miraculeusement pour se substituer à l’enfant lors du sacrifice d’Isaac par son père Abraham. Il
est gage de la confiance du juste en Dieu. Citons encore le lion mis en pièce par Samson pour
chercher querelle aux Philistins (Juges, 14), qui est là pour rappeler la supériorité fondamentale
de l’homme sur la bête. Il peut se révéler un médiateur de la parole divine comme dans
l’épisode où l’ânesse parle à son maître Balaam. L’ânesse, qui avait vu l’ange de Yahvé sur le
chemin, dévia et subit les coups de son maître Balaam, furieux de l’attitude de sa monture :
« Yahvé ouvrit la bouche de l’ânesse, et elle dit à Balaam : « Que t’ai-je fait pour que tu
m’aies frappé à trois reprises ? » Balaam dit à l’ânesse : « C’est que tu t’es jouée de moi.
Si j’avais en main un glaive, je te tuerais à l’instant ». L’ânesse dit à Balaam : « Ne suis-je
pas ton ânesse, que tu as montée depuis que tu existes jusqu’à ce jour ? Ai-je donc
l’habitude d’agir ainsi avec toi ? » Il dit : « Non ».
Yahvé dessilla les yeux de Balaam qui vit l’Ange de Yahvé posté sur le chemin, son
glaive dégainé à la main. Il s’inclina et se prosterna sur son visage ». (Nombres, 28-31)

L’ange explique alors à Balaam que si l’ânesse n’avait pas dévié de son chemin il l’aurait
tuée. Les animaux sont alors dotés d’un « savoir » mystérieux, à l’instar des vaches qui
conduisent l’arche à Beth Shemesh (Samuel, 1, 6-12), ou des corbeaux nourrissant Elie dans un
vallon désert (1 Rois, 17, 1-6). Mais le message divin ne se décline pas toujours sur le registre
de l’avertissement bienveillant et les deuxième, troisième, quatrième et huitième plaies
d’Egypte pour contraindre Pharaon à laisser partir les Israélites sont nettement moins amènes (!).
Les grenouilles, la vermine, les moucherons et les sauterelles et leur cortège de dévastations
laissent des traces. Et les implications du clergé dans les procès de ces bestioles, comme nous

35
Pour d’autres exemples de cette admiration, voir Proverbes,30, 24-28 et 18-19, Job, 21-10, Cantique, 1, 9 ; 2, 9 et
14.
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l’avons vu, rappellent ce traumatisme du peuple châtié pour ses erreurs. Le repentir accompagne
l’action judiciaire.

C) La bête de l’Apocalypse

Cette oscillation permanente entre crainte et admiration habite également les visions
prophétiques d’Isaïe, d’Ezéchiel et de saint Jean. Le divin, dans leur esprit, se manifeste sous des
traits pour le moins inquiétants. Chez Ezéchiel, le Galgal est une sorte de char dont chaque
roue annonce les caractéristiques du tétramorphe (voir chapitre sur les bestiaires) : une face
d’aigle, une face de taureau, une face de lion et une face d’homme (Ezéchiel, 10, 8-17). La vision
de saint Jean fait, quant à elle, la synthèse de plusieurs épisodes bibliques. On retrouve l’agneau
d’Abraham en messie-Christ de la Jérusalem céleste, tandis que le serpent de la Genèse inspire
la bête de l’Apocalypse. Jean voit d’abord un dragon rouge qui balaie de sa queue les étoiles et
que saint Michel parvient à vaincre. Puis vient la bête, épouvantable, celle qui sort de l’eau avec
un corps de léopard, des pattes d’ours, une gueule de lion, sept têtes et dix cornes. Dans la Somme
le Roi, frère Laurent commente pour Philippe III le Hardi les enseignements de ce monstre. La
bête, c’est le diable qui vient de la mer de l’Enfer. Elle apporte avec elle douleur et amertume. La
robe aux mille couleurs du léopard signifie les mille ruses dont le diable use pour tromper
l’homme. Les pattes d’ours permettent au diable de tenir fermement sa proie entre les griffes du
péché. Les sept têtes représentent les sept péchés capitaux et les dix bois l’oubli des dix
commandements, tandis que les dix couronnes symbolisent la victoire du Diable sur les pécheurs
oublieux de la loi divine.

Bibliographie

Bestiaire médiéval. Enluminures. Catalogue de l’exposition de la BNF, Paris, 2005.


MURATOVA (Xénia), « Adam donne leurs noms aux animaux », Studi Medievali, 3ème série,
t. XVIII, 1977, p. 367-394.
DE PURY (Albert), Homme et animal. Dieu les créa. Les animaux et l’Ancien Testament,
Genève, 1993.
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Chapitre 10.

Bestiaires et littérature savante

Pélican qui nourrit ses petits de son sang, licorne endormie dans le giron d’une pucelle,
salamandre traversant les flammes d’un brasier ─ le bestiaire médiéval suscite le rêve et inspire la
plume des enlumineurs. A l’articulation de la foi et du savoir, l’œuvre est cependant sans
ambiguïté et propose une certaine conception du monde chrétien où l’animal tend un
miroir aux vices et vertus de l’humanité. L’animal n’attire pas l’attention pour ce qu’il est (ou
très peu) mais pour la multiplicité de sens que sa nature concentre, permettant d’attacher au
monde réel le reflet du monde spirituel. C’est au coeur de cette quête inlassable menée par les
intellectuels de l’époque, épousant les modes de pensée de leur temps, que se situe cette
présentation des travaux fondés sur le monde animalier.

I) Le bestiaire : un genre en perpétuelle mutation

A) Qu’est ce qu’un bestiaire ?

Au sens strict, un bestiaire est un livre consacré à la description et à l’interprétation


symbolique des animaux et des pierres. Par extension, on parle également de « bestiaire »
pour qualifier la partie zoologique des encyclopédies françaises et latines du XIIIe siècle.
Le texte à l’origine de ces compositions autonomes sur lesquelles nous allons
concentrer notre attention est le Physiologus. Cette oeuvre, composée sans doute au IIe siècle de
notre ère à Alexandrie et traduite en latin au IVe siècle, est une compilation anonyme regroupant
citations bibliques, légendes populaires, informations des naturalistes antiques, pour à la fois
présenter la « nature » des animaux et surtout les interprétations emblématiques qui leur sont
attachées. Il porte ce nom car les chapitres débutent par « Le Physiologus dit … » (Physiologue =
« Naturaliste »). Cette œuvre, enrichie par les mentions des Etymologies d’Isidore de Séville,
remporta un vif succès en Orient comme en Occident et inspira les bestiaires médiévaux.
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B) Comment s’organisent-ils ?

Le Physiologus a non seulement inspiré mais également déterminé la composition de ces


bestiaires. Chaque rubrique est caractérisée par un titre, comme par exemple « Des propriétés
du chien », puis suivent les prétendues natures de l’animal et enfin les enseignements
moraux ou religieux qu’il faut tirer de ces caractéristiques. Ainsi, les propriétés du pélican
qui, trois jours après la naissance de ses petits, s’ouvre le flanc pour les nourrir de son sang,
signifient le sacrifice du Christ. Le lion, qui figure au premier rang des animaux du bestiaire,
possèdent trois natures qui enseignent l’Incarnation, la Passion et la Résurrection du Christ. La
première nature du lion est d’effacer de sa queue toute trace pour se protéger des chasseurs. Il est
en cela comme le Christ qui « s’effaça » au cœur du genre humain pour sauver les hommes.
Deuxièmement, le lion dort les yeux ouverts, tout comme le Christ, dont la divinité veillait tandis
qu’il mourait sur la croix. Enfin, troisièmement, quand la lionne met bas, ses petits sont morts-
nés ; elle les veille trois jours, puis vient le lion qui, de son souffle, les ranime, tout comme le
Père ressuscita le Fils au troisième jour.
Il faut donc voir dans ces bestiaires médiévaux des témoins du néoplatonisme
augustinien, dominant avant 1250, puisque toute créature reflète le Créateur. Ces textes
restent éloignés de réflexions scientifiques.

II) Du bestaire à l’encyclopédie : une dérive du genre ?

A) Filiation et héritage

Les premiers textes en langue vulgaire apparaissent entre 1121 et 1135 sous la plume
d’un clerc vivant en Angleterre, du nom de Philippe de Thaon, dont le bestiaire suit une
organisation, originale mais sans lendemain, qui est la suivante : à chaque sous partie (« Bestes »,
oiseaux, pierres) correspondent trois types d’emblèmes (emblèmes du Christ, de l’homme, du
diable). Philippe de Thaon adapte le Physiologus dans le but de fournir des exempla à la
prédication populaire. Dans la même veine, Pierre de Beauvais, avant 1217, traduit une partie du
Physiologus et ajoute quelques données à son bestiaire qui n’a rien de très personnel. Il faut
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attendre le Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de Normandie, composé vers 1210/1211, pour
voir apparaître un texte plus original.
Le genre évolue néanmoins et le Bestiaire de Cambrai (1260) est le dernier à s’inscrire dans
un style fidèle au Physiologus.

B) Parodies et encyclopédies

Avec l’introduction de l’aristotélisme, la justification ontologique n’est plus nécessaire et


le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival36 fait des « natures » un support à une
interprétation érotique de tonalité courtoise. Dans cette œuvre, les animaux et leur
emblématique viennent fixer les postures et les démarches de l’amant et de la dame, en illustrant
situation amoureuse et thèmes traditionnels de la lyrique courtoise. Voyons l’exemple de la
guenon (et son illustration : BNF, ms. Fr. 1951, fol. 16v. 17). Dans le texte, l’amant non aimé se
compare à l’enfant mal aimé de la femelle singe qui, envers et contre tout, s’accroche à son dos,
tandis que par fatigue, l’animal laisse tomber sa progéniture préférée qu’il tenait entre ses bras.
Ce texte témoigne de l’évolution parodique du genre et non plus d’un souci d’édification
spirituelle.
D’autre part, un effort « scientifique » fait retenir à Brunetto Latini dans son Livre dou
Trésor uniquement les informations zoologiques pour enrichir son encyclopédie. Ce livre est une
petite encyclopédie d’économie domestique pour les laïcs. Cette dernière s’inspire elle aussi
des bestiaires, mais donne également des conseils pratiques pour l’élevage de certains animaux
comme les chevaux, les moutons, les oiseaux de chasse, etc. Ainsi, lorsqu’il parle du coq et des
poules, Brunetto Latini rappelle que les chapons sont très sains et très bons en été, tandis que les
poules sont meilleures en hiver, car en été elles sont couveuses et se donnent tant de mal pour
leurs poussins qu’elles s’affaiblissent et se déplument. Brunetto annonce par ses conseils le
Mesnagier de Paris (voir chapitre sur le cheval). Le franciscain Barthélemy l’Anglais, dans
son Livre des propriétés des choses, rédige quant à lui un aide-mémoire savant du monde
pour les religieux de son ordre, permettant ainsi aux prédicateurs de trouver des exemples

36
Richard de Fournival est le fils d’un médecin de Philippe Auguste. Chirurgien lui-même, il devient chanoine puis
chancelier du chapitre de l’église Notre-Dame d’Amiens à partir de 1240. Il porte l’habit ecclésiastique jusqu’à sa
mort survenue vers 1260. La carrière de trouvère de cet homme est donc surprenante et pourtant son bestiaire
remporte un vif succès à tel point qu’il est adapté et traduit en Italie.
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adéquats pour leurs sermons, par une signalisation dans la marge. Ainsi, par exemple, le
développement sur la chauve-souris peut faire l’objet d’un sermon sur les méchants et les
paresseux. Deux chapitres sont consacrés aux animaux, le livre XII (oiseaux) et le livre XVIII
(quadrupèdes). Cette œuvre, produite vers 1240, fut traduite en français pour le roi Charles
V par son chapelain, Jean Corbechon, en 1372, et donna lieu à de très belles illustrations
(BNF, ms. Fr. 9140, fol. 328 et fol. 211). On l’aura compris avec cet exemple, qui pourrait être
enrichi du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré (vers 1240), l’encyclopédie, malgré
ses effort de scientificité, rencontre des difficultés à se détacher du niveau allégorique.
De manière générale, retenons que ces ouvrages réservés au monde animal, en dehors des
efforts d’encyclopédisme et en tenant compte des dérives de ces derniers, n’enseignent pas une
connaissance scientifique mais ont pour but de transmettre une lecture allégorisée du
monde, fondée sur les saintes écritures. Les volucraires, composés dans et pour le milieu
monastique, proposaient eux aussi des dessins stylisés d’oiseaux non pas pour illustrer une
curiosité scientifique, mais afin de faciliter la mémorisation de l’exégèse spirituelle. Dans le Livre
des oiseaux d’Hugues de Fouilloy (3ème quart du XIIe siècle), la colombe symbolise par exemple
la vie contemplative du moine, tandis que le faucon représente la vie active du noble et ses
bonnes œuvres (BNF, ms. Lat. 2495, fol. 2, p. 85, Colombe à queue dorée).

III) Bestiaires manuscrits et bestiaires imagés

A) L’architecte lecteur et illustrateur du bestiaire.

On sait que les bestiaires écrits ont très rapidement inspiré les artistes du temps. D’ailleurs
une source comme la tapisserie de Bayeux, prouve, par la foule de petits animaux présents dans
ses marges, que le Physiologus était connu à cette époque. Un petit carnet de Villard de
Honnecourt, célèbre architecte et ingénieur ayant oeuvré sur les chantiers des cathédrales
au début du XIIIe siècle, montre, par les esquisses qu’il comporte, l’importance des
bestiaires dans la décoration des bâtiments religieux. Cette connaissance animalière n’est pas
simplement au service d’une décoration anodine, et c’est bel et bien l’aspect moralisant du
bestiaire qui est adopté par l’artiste. Ainsi, le dompteur qui dresse un lion et qui s’apprête à
battre ses deux chiens illustre le thème : Pour faire peur à ton ennemi, bats ton chien (Villard de
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Honnecourt, Album France, 1225-1235, BNF, ms. Fr., 19093, fol. 24, p. 70 du Bestiaire
médiéval). Les représentations fonctionnent souvent par paire dans un esprit manichéen typique
du Moyen Age. Ainsi, trouve-t-on l’ours et le cygne associés, pour opposer la luxure à la pureté.
Soulignons que de la même manière que dans les exempla, les animaux viennent simplifier, dans
la sculpture, un discours d’édification spirituelle inaccessible aux plus humbles.

B) Du roman au gothique : une simplification du bestiaire iconographique

L’entrée de l’animal dans un système représentatif symbolique apparaît très


nettement à l’époque romane. Les traditions littéraire, théologique et cosmologique sont à
l’origine de cette inspiration au sein de laquelle il faut distinguer art animalier et bestiaire. Le
bestiaire roman est, quant à lui, redevable à la fois des motifs orientaux transmis par plusieurs
relais et des thèmes bibliques distillés à partir du Physiologus essentiellement. Ainsi, la sculpture
monumentale, à travers les tympans, les chapiteaux, les clefs de voûte des édifices religieux,
répète un symbolisme biblique rendu plus accessible par la magie de l’image. Au « hit-parade »
des figures les plus répétées, il faut signaler l’engouement pour le tétramorphe, à savoir le
symbole des quatre évangélistes. Le lion (sacrifice du Christ), le taureau (la Passion), l’aigle
(l’Ascension) et l’homme-ange (l’Incarnation) apparaissent soit distinctement, soit confondus en
une seule créature. La représentation de l’animal est un véritable langage pour signifier
l’humain, le divin et même l’inhumain et le démoniaque dans une ambivalence propre à la
mentalité médiévale. La disposition interne des églises permet parfois aux pèlerins de
comprendre le sens de ses prières. Rien n’est laissé au hasard. Ainsi, à Vézelay, ils trouvent en
entrant, côté Nord, surtout des scènes de l’Ancien Testament et de violence (luttes, meurtres,
diables) les incitant à prier et à renoncer à leurs péchés, alors qu’à leur sortie, ils cheminent parmi
des modèles de vie chrétienne fournis par des épisodes du Nouveau Testament et des vies de
saints (Benoît, Martin). De plus, un véritable répertoire animalier des vices et des vertus est
élaboré.

Symboles des vertus Symboles des vices


Chasteté Abeille, castor, colombe, Avarice Crapaud, dragon, écureuil, taupe.
éléphant, licorne, salamandre. Colère, Ours, sanglier.
Clémence Lion, éléphant Envie Crapaud.
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Courage Lion Hypocrisie Chauve-souris, renard,


Espérance Hirondelle crocodile, singe.
Fidélité Chien Idolâtrie Dragon, singe.
Innocence Agneau, colombe Ivrognerie Singe.
Piété filiale Cigogne Luxure Bouc, chèvre, grenouille, ours,
Prudence Serpent passereau, pie, renard, singe.
Pureté Cygne, hermine Mélancolie Chauve-souris.
Tempérance Eléphant Orgueil Paon.
Vigilance Coq, héron, griffon, lion Paresse Ane, escargot, tortue.
Virginité Abeille Vanité Paon, pie, singe.

Un animal peut être synonyme de plusieurs caractéristiques, tels l’éléphant ou le lion.


Mais la représentation allégorique n’étouffe pas tout désir d’enseignement scientifique comme
l’atteste un chapiteau de l’église d’Aulnay-de-Saintonge (1122) où les éléphants s’appuient sur la
mention Hi sunt elephantes : « ce sont des éléphants ».
L’art gothique opère quant à lui une simplification d’un système qui demeure
pourtant le même. L’Ancien Testament perd du terrain, tandis que les monstres et autres
animaux fantastiques trouvent un nouveau support dans les gargouilles. L’intérieur des
églises laisse davantage la place aux agneaux mystiques et aux colombes du Saint-Esprit.

Bibliographie

Bestiaire médiéval. Enluminures, catalogue d’exposition de la BNF, 2005.


Articles du Dictionnaire du Moyen Age sous la direction de Claude Gauvard.
L’animal exemplaire au Moyen Age (Ve-XVe siècle), J. BERLIOZ & M.-A. POLO DE
BEAULIEU, Rennes, 1999.
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Chapitre 11.
Le secret de la licorne

I) L’âge de la bête féroce

A) Du monokeros à l’unicorne, déclinaisons de la sauvagerie

Commençons par le rappel d’un fait linguistique. Si, en Europe, il existe un peu partout
des unicornes, au masculin ou au neutre, la licorne est un produit français, d’ailleurs assez tardif.
C’est autour de 1350 qu’est composé le texte qui constitue la meilleure consécration du passage
au féminin, Le Roman de la Dame à la Licorne et du Beau Chevalier au Lion. Or, ce changement
grammatical coïncide avec l’évolution du sujet. Dès avant le XIVe siècle, et même dans les
langues où le genre reste stable, on voit s’atténuer ou s’effacer la violence meurtrière qui était
indéniable dans les bestiaires et dans leurs sources.
La Vulgate (version latine de la Bible, réalisée pour l’essentiel par saint Jérôme, qui
fait autorité) a cautionné la terreur de l’unicorne cruel, car il y est sept fois cité comme tel. Il
se trouve que le mot hébreu re’em, ainsi traduit par erreur, désigne plutôt un taureau sauvage, un
buffle ou, mieux, un auroch.
Il s’y joint une tradition remontant aux Grecs Ctésias et Mégasthénès, et à de nombreux
intermédiaires évoquant la faune de l’Inde. Leur monokeros vainc toutes les autres bêtes et
s’avère redoutable pour l’homme. Cependant, sa corne, doublement singulière, a des vertus
dont le renom traversera les âges, d’antidote et d’aphrodisiaque. Il en résulte un commerce
florissant où rhinocéros, narval et oryx servent de substitut à l’animal fantôme. Ce trafic
persiste en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. Les pièces les plus précieuses rejoignent les trésors
des églises et des princes (citons la corne du trésor de l’abbaye de Saint-Denis, aujourd’hui au
Musée de Cluny, et celle du trésor de Saint-Marc à Venise). Alors que seuls riches et puissants
ont accès à la corne et à ses vertus préventives (notamment contre le poison), le peuple en trouve
sur le marché sous forme de poudre.
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B) La mort aux trousses

Mais une histoire plus apte à être reprise en parabole a contribué à placer l’unicorne au
rang des bêtes de cauchemar. C’est celle de Barlaam et Josaphat, issue d’un roman byzantin
traduit au Xe siècle en latin, puis dans les langues vernaculaires. La version la plus frappante et la
plus simple est celle de Gui de Cambrai. L’unicorne y poursuit l’homme, l’affole de son cri
horrible, si bien qu’il se jette dans un puits. Là, il s’accroche à un arbre, dont deux bestelettes –
une blanche, une noire – rongent la racine. Au fond, un dragon, gueule béante, guette la chute.
Mais les branches portent un fruit dont la couleur promet la douceur. L’homme le cueille, mord
dedans, oublie tout dans les délices et meurt dévoré. Barlaam, qui catéchise Josaphat, explicite la
leçon. L’unicorne est la mort qui nous harcèle, le puits le monde, l’arbre notre vie que rongent les
jours blancs et les nuits noires, le fruit les plaisirs mondains, le dragon l’enfer. La corne n’est
pourtant redoutable que pour celui qui, sur terre, a négligé son salut.

II) La licorne, christique et érotique

A) Victime, donc sacrificielle

Dans les bestiaires, tous inspirés du Physiologus, l’unicorne reste puissant, mais gagne
une certaine grâce, tenant, selon les textes, surtout du cheval, ou de la chèvre, ou de la biche. Il
est presque toujours figuré avec une barbiche et des sabots entiers. S’il se lance dans le vide, il
retombe intact sur sa défense. Pour le prendre, il existe un appât irrésistible. On installe dans
son domaine une jeune fille au sein découvert. Attirée par son odeur suave, la licorne
accourt, parfois pour téter un lait virginal (mais comment les vierges pourraient-elles
allaiter ?), pose la tête sur les genoux de la pucelle et s’endort dans l’extase. Les chasseurs
peuvent alors la tuer, ou l’emmener vivante vers le palais d’un roi.
Pierre de Beauvais, par exemple, en livre une glose limpide. Jésus, céleste licorne, est
venu se loger dans le sein de Marie. Les Juifs, ses chasseurs, l’ont alors conduit devant Pilate,
sorte de roi terrestre, puis ils l’ont tué ; il rejoignit alors le vrai palais royal, le paradis. La corne
est le symbole de l’unité divine. La cruauté de l’animal, héritage malaisé à récupérer, signifie que
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jamais les puissances du ciel et de l’enfer ne surent l’heure de l’Incarnation. De l’Annonciation à


la Résurrection, tout est résumé par l’unicorne.

B) Erotique et aristocratique

L’épisode qui a le plus tenté les sculpteurs, les peintres, les lissiers (auteurs de
tapisseries), les poètes, est la séduction, la domestication du dangereux animal par une
femme. Le lien avec la virginité devient l’accord avec la féminité. L’érotisation précède le
passage au féminin. En témoigne la célèbre ouverture d’une chanson du comte Thibaut IV de
Champagne (1201-1253), célèbre trouvère : « Je suis comme la licorne / troublée de contempler /
la jeune fille qui l’enchante, / si joyeuse de son supplice / que pâmée elle tombe en son giron, / et
qu’alors on tue par trahison. / Moi aussi, m’ont tué, de même façon, / Amour et ma Dame, oui,
c’est vrai : / ils ont mon cœur que je ne puis reprendre ». Avec le Bestiaire d’Amour de Richard
de Fournival, nous suivons, jusqu’à l’échec final, les étapes d’une quête courtoise. L’amant est
l’unicorne, jadis orgueilleux et solitaire. Amour, maître chasseur, plaça sur sa route une femme
au parfum suave et le prit au piège de l’odorat.
La licorne, associée à la Vierge ou à une figure féminine idéalisée, prend au XVe siècle
plus de place dans les arts visuels que dans la littérature. Son étrangeté et son charme en font
comme une signature aristocratique. Marie ou la Dame, représentées avec elle, semblent toujours
dans un hortus conclusus (un jardin fermé), souvent marqué par un cercle. Ainsi (voir la page
http://www.musee-moyenage.fr/homes/home_id20392_u1l2.htm), la Dame des tapisseries du
Musée de Cluny est-elle, avec la licorne et le lion qui se font pendant, détachée sur fond bleu de
l’ensemble à fond rose. Elle acquiert, par cet isolement relatif, le droit de jouir du monde par ses
cinq sens, sans que les menaces extérieures ne l’atteignent. Car, sur l’ensemble des six
tapisseries, cinq semblent une allégorie des sens. La licorne apparaît partout, notamment en tant
que porteuse d’armoiries, mais joue un rôle actif dans deux d’entre elles : celle du toucher, où la
Dame place sa main sur la corne, et celle de la vue, où la Dame tient un miroir où se reflète
l’image de la licorne. Dans la sixième tapisserie, la Dame remet son collier dans une cassette et la
licorne porte un étendard ; en arrière-plan, une tente arbore la devise : À mon seul désir. On a
rapproché l’esprit de cette œuvre d’art des sermons du grand théologien Jean Gerson (1363-
1429). Il y définit un sixième sens – celui du cœur et de l’entendement traçant un chemin menant
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à Dieu. Ces idées, qui se retrouvent chez les humanistes néoplatoniciens comme le Florentin
Marsile Ficin, se répandent en France à la fin du XVe siècle. On a vu également, dans ces
tapisseries, une allégorie du mariage, la tapisserie ayant été commandée de façon sûre par un
membre de la grande famille lyonnaise des Le Viste, à l’extrême fin du XVe siècle, peut-être à
l’occasion d’un mariage. Il s’agit en tout cas aussi bien, en ce qui concerne l’art de la
tapisserie, la pensée allégorique et la représentation de la licorne, d’une expression de la
mode seigneuriale au tournant du XVe et du XVIe siècle. Le thème est encore présent dans
d’autres tapisseries de l’époque, en particulier celle du Musée des Cloisters à New York, qui
retrace une chasse à la licorne et reprécise une autre des propriétés fabuleuses de la bête : elle
peut purifier les eaux d’une rivière en y trempant sa corne (voir le site
http://www.metmuseum.org/explore/Unicorn/unicorn_splash.htm).
Il faudrait enfin rappeler la place de la licorne dans le faste des fêtes. On appelle « pas
d’armes » une joute théâtralisée qui oppose un chevalier, sorte de champion, à tous ceux qui
veulent le défier. Au milieu du XVe siècle, le Pas de la Fontaine des Pleurs, dont Georges
Chastellain, Mathieu d’Escouchy et Olivier de la Marche, chroniqueurs de la principauté de
Bourgogne, évoquent le déroulement, avait pour décor un pavillon où une Dame faisait pleuvoir
ses larmes dans une fontaine, au bord de laquelle une licorne portait au cou trois écus eux-mêmes
semés de larmes bleues. Le schéma et le décor, imaginés par Jacques de Lalaing, révèlent un
souci élitiste de raffinement, et peut-être une intention politique, liée au rêve tardif de croisade
nourri par le duc de Bourgogne Philippe le Bon, protecteur de Lalaing. La licorne, là aussi, fait
sens : elle appelle les purs et écarte les autres.

III) Héraldique et exotique

A) Ennemie du lion

Plusieurs caractères égrenés ci-dessus ont concouru au succès de la licorne dans le


champ de l’héraldique et des signes individuels ou collectifs. Sa pureté, son élégance et sa
distinction, à l’évidence, ont pu jouer. Sa fréquente association, dans les romans et légendes,
avec des figures éminentes de rois paraît également valorisante. Un récit anglais fait s’échouer la
nef du roi Arthur sur un rivage étrange. Un nain lui apprend qu’une mère licorne prend soin de
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son fils et de lui au cœur de la forêt. Nourri du lait de la licorne, le fils en question est devenu un
géant et a construit une tour carrée de couleur rouge où il vit avec son père. Après l’avoir honoré
d’un festin à la tour, le géant et la licorne remettent à flot le navire royal et tous font voile vers
l’Angleterre.
Mais le meilleur atout de la licorne a dû être son opposition habituelle avec le lion.
Les bestaires la confrontaient en outre avec d’autres animaux, notamment l’éléphant. Il n’en reste
pas moins que le symétrique du lion, dont on a mesuré l’impact emblématique, ne pouvait que
séduire les familles ou royaumes amenés à défier un voisin léonin. Un faux du XIIe siècle, la
lettre du Prêtre Jean, qui décrit un Orient féerique, peuplé entre autres, de phénix, griffons,
licornes et dragons, donne l’avantage sur ce point au fauve rusé. Incitant la licorne à le
pourchasser, le lion se dirige vers un arbre, dont il s’écarte au dernier moment : la corne de la
licorne s’enfonce profondément dans le bois et, ainsi piégée, elle est vite mise en pièces par le
lion.
L’adoption de la licorne sur les armes royales écossaises est donc plus
compréhensible quand on la rapporte à la proximité du lion anglais (une fois le léopard
abandonné). La licorne héraldique possède la tête, la crinière et le corps du cheval, les pattes et
les sabots du cerf, la queue du lion, la barbiche du bouc et une longue corne torsadée.

B) La licorne des voyageurs

Si l’existence de la licorne n’a été que tardivement mise en doute, c’est en partie
parce que certains grands voyageurs ont contribué à entretenir le mythe. Certes, à la fin du
XIIIe siècle, Marco Polo, quand il décrit la licorne, cite avec exactitude quelques particularités du
véritable rhinocéros asiatique, s’efforçant de rejeter les fariboles à la mode. Mais son témoignage
n’est pas cru, contrairement à celui, beaucoup plus tardif (début du XVIe siècle) de Ludovico di
Varthema, le premier Européen à avoir pénétré dans la cité de La Mecque et en Somalie, où il
affirme avoir vu de ses yeux des licornes assez conformes à leur portrait standard et …
imaginaire !
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Bibliographie

BOUDET (Jean-Patrice), La Dame à la Licorne, Toulouse, 1999.


FAIDUTTI (Bruno), Images et connaissance de la licorne (Fin du Moyen-Age - XIXème siècle),
en ligne sur http://faidutti.free.fr/licornes/these/these.html
GOTFREDSEN (Lise), The Unicorn, Londres, 1999.
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Chapitre 12.
Un monstre utile : le dragon

I) Monstres de feu pour héros bien trempés

A) La somme de toutes les peurs

Aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, le dragon du Moyen Age et
de la Renaissance se distingue d’abord par son caractère hybride. Il ressortit de l’oiseau, du
mammifère, du poisson, et bien sûr du reptile. Il n’est pas rare de le voir figuré avec une tête de
chien. Cet aspect composite, véritable défi à l’imagination, le place d’emblée dans la catégorie
des monstres et prodiges.
Son origine est très ancienne : il apparaît en Chine dès 4000 avant J.-C. Par le biais des
religions sumérienne, puis perse, il a été adopté dans la Bible, source principale de sa
connaissance en Occident médiéval, même si les croisés de retour dans leur patrie avec des
dépouilles de crocodiles entretiennent la rêverie. Le mot, quant à lui, vient du grec drakôn,
apparenté au verbe derkomai, traduisible par « regarder avec intensité ». Car à la base, comme le
confirme la Bible, le dragon est un serpent.
Seulement, son hybridité lui permet de se mouvoir sur tous les terrains et de
maîtriser les quatre éléments, ce qui le rend redoutable. Il habite de préférence une caverne,
où l’on retrouve des ossements (voir le tableau de Paolo Uccello, Saint Georges terrassant le
dragon, vers 1440). Sa capacité à cracher du feu en fait une incarnation du Mal, un monstre sorti
de l’enfer, à l’image du Léviathan. Il est toutefois rarement représenté en cracheur de flammes. Il
peut également résider dans un lac ou un fleuve et provoquer des inondations, ce qu’attestent les
chroniques suisses de la fin du XVe siècle.
Enfin, le dragon occidental a ceci d’original qu’il vole. Il possède donc des ailes, à
l’instar de Satan en personne, qui ne deviennent définitivement membraneuses, comme celles de
la chauve-souris, qu’au XVe siècle, achevant de lui donner un aspect nocturne.
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B) Le faire-valoir du héros civilisateur

En Occident, le dragon incarne les forces hostiles de la nature dont triomphe le héros,
marquant la fin de l’hiver et le renouveau de la nature. L’hagiographie n’a souvent fait
qu’accommoder les mythes anciens : sainte Marthe domestique la Tarasque, qui écumait les rives
du Rhône et le fait sombrer dedans (d’où le toponyme Tarascon). Plus précisément, le dragon est
symbole du chaos qui existait avant l’avènement du christianisme. De l’Antiquité, il a
conservé son caractère chthonien : il est associé à un territoire (sauvage : montagne ou grotte).
Ses traits d’agent du Mal s’accusent au Moyen Age, dans la foulée de l’opprobre sur les reptiles
causé par le serpent tentateur de la Genèse. Il possède une langue fourchue, double comme le
langage. Sa propension au camouflage, sa démarche rampante en font un monstre surgi de nulle
part, toujours prêt à nuire.
Le livre de l’Apocalypse fournit un modèle de combat victorieux contre le dragon,
celui de saint Michel, qui établit la supériorité du Bien sur le Mal. La Légende dorée et les
récits antérieurs du même genre offrent de nombreux avatars de cet affrontement. Voici
quelques exemples. Sainte Marguerite est jetée en prison parce qu’elle refuse de renier sa foi.
Comme elle demande à Dieu de lui montrer son ennemi, un dragon surgit bientôt dans sa geôle
pour la distraire de ses prières. Il l’avale tout entière, mais la sainte lui perce l’abdomen avec un
crucifix. Ainsi l’héroïne sort-elle victorieuse de ses conflits personnels. Il en va de même pour
saint Antoine, assailli au désert par toutes sortes de tentations, dont quelques-unes prennent dans
l’iconographie chrétienne l’aspect du dragon. Le dragon a aussi un sens extérieur au saint : il est
le symbole du paganisme. Nombreux sont les évêques évangélisateurs amenés à lutter contre un
dragon. Saint Clément, premier évêque de la ville de Metz, délivre les habitants du Graouilly,
niché dans l’amphithéâtre, à condition que ceux-ci se convertissent. L’usage d’une croix et le
pouvoir de l’eau bénite suffisent à assagir l’animal. Ses cousins abondent au sein du monde
chrétien (la Gargouille à Rouen, la Chair-Salée à Troyes, ou la Tarasque à Tarascon,
respectivement vaincues par les saints Romain, Loup et Marthe).
Le plus fameux saint sauroctone (tueur de dragon) reste néanmoins saint Georges.
Dans une contrée de Libye, sur le rivage d’un lac, un dragon terrorise la population, de laquelle il
exige un tribut animal, puis, le bétail venant à manquer, humain. Georges, officier dans l’armée
romaine, vient à passer le jour où le sort désigne la fille du roi. Fort de sa foi et d’une longue
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lance, le cavalier affronte et blesse le monstre, qu’il achève en échange de la conversion de tous
au christianisme. Ce parangon de l’idéal chevaleresque mérite de la sorte l’abondance
iconographique dont il fera l’objet.
Ce modèle religieux bien établi est ensuite complété par l’idée du rite initiatique : le
héros victorieux s’attribue les richesses ou les vertus du monstre qu’il vient de terrasser.
Siegfried, figure centrale de la légende germanique des Nibelungen, s’approprie les pouvoirs de
Fafnir en avalant accidentellement quelques gouttes de son sang, ce qui lui permet de comprendre
le langage des animaux, qui l’incitent à se baigner dans le sang du monstre. Sa peau devient alors
impénétrable ; seule une petite parcelle cachée par une feuille reste vulnérable, ce qui causera sa
perte. Le dragon constitue l’épreuve pour accéder pleinement au statut de chevalier, et Lancelot,
Tristan ou d’autres, la passent avec succès.

II) Le dragon apprivoisé

De fil en aiguille, la puissance du dragon devient protectrice et bénéfique quand elle


est détournée. Tel est le sens de son effigie, présente sur les blasons, étendards, armes et cimiers.
Il s’agit d’effaroucher l’ennemi. On parle en ce cas de fonction apotropaïque. Toujours en éveil,
le dragon joue le rôle d’un gardien idéal et d’un geôlier implacable, mais valorisant.
Comme beaucoup d’animaux, il est porteur de sens. Sa présence est d’une grande
banalité dans les prophéties, à commencer par la mère de toutes, incorporée vers 1138 par
Geoffroi de Monmouth dans son Histoire des rois de Bretagne. Le roi Vortigern, dans ce
passage, demande à Merlin pourquoi la tour qu’il a édifiée ne tient pas. C’est qu’elle se situe au-
dessus d’un étang qui dissimule deux dragons dans des cavernes. Ils sont mis au jour – l’un
rouge, l’autre blanc – et commencent un combat sans merci. Le Blanc symbolise les Saxons, que
Vortigern a commis la faute d’accueillir en Grande-Bretagne ; le Rouge, les malheureux Bretons,
dont le destin est d’être malmenés par les envahisseurs jusqu’à l’avènement du « sanglier
gallois » (Arthur). La suite est étonnante sur le plan littéraire : Merlin se livre à une série de
vaticinations qui couvrent six siècles, au plus grand mépris de son auditoire, qui devrait n’en
avoir que faire ; c’est le moyen pour Geoffroi de diluer une prédiction désastreuse dans une
masse d’autres prophéties plus joyeuses. Quoi qu’il en soit, le dragon a fait son entrée parmi le
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bestiaire prophétique qui ne va faire que proliférer et l’opposer ici au lion, là à l’ours, au sanglier,
à la licorne, à l’aigle, etc.
Aux frontières entre messianisme et provocation apotropaïque, le choix du dragon
en tant qu’emblème peut revêtir une signification politique. La ressemblance phonétique –
« dragon », « d’Aragon » – en fait une figure parlante des armoiries de péninsule ibérique, aux
infinies connotations. Pierre IV d’Aragon le prend pour mascotte en plaçant le saurien sur son
heaume. Les mauvaises langues diront que le port de ce haut cimier compense un peu la petite
taille du roi, né prématurément. Il est aussi un second visage, qui autorise la transgression,
ludique ou diabolique. La dimension apocalyptique du dragon n’est pas pour déplaire à un
héritier de la maison impériale des Hohenstaufen, que la papauté avait jadis condamnée comme
famille de l’Antéchrist. Le dragon est conçu comme le pendant du lion, caractérisant la famille
d’Anjou, rivale des Aragonais en Italie du Sud. Une confusion ultérieure due à une ressemblance
du dragon miniature et de la chauve-souris va avoir raison du dragon, décidément trop sulfureux,
alors que la chauve-souris, mangeuse de moustiques (= les musulmans, dans les prophéties)
semble idéale pour accompagner les dernières décennies de la Reconquête de l’Espagne contre
l’Islam.

III) Gros serpent ou mythe volant ?

A) Une affaire classée de la zoologie

Le Physiologus, rédigé par un auteur anonyme du IIe siècle, inspire comme nous l’avons
vu les bestiaires médiévaux. Pour ces derniers, le dragon est à son tour assimilé à la luxure et à la
lubricité. Mais les constats « scientifiques » ne s’arrêtent pas là. Déjà, Aristote et les Grecs,
suivis des Romains, croyaient en l’existence du dragon et en décrivaient le mode de vie.
Elien le Sophiste oppose l’aigle, roi des oiseaux, au dragon, roi des serpents. Pline dépeint des
luttes à mort entre le dragon et l’éléphant, dont il voudrait se repaître du sang frais..
La forte composante symbolique du dragon, qui lui vaut une place de choix dans les
bestiaires, ne l’exclut donc pas des encyclopédies, où il est traité comme un animal à part
entière dans la section concernant les serpents. Le terme draco qualifie certainement, au
départ, un boa ou un python, ou de manière générale un serpent géant. La plupart des auteurs
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médiévaux reprennent les chapitres de Pline ou d’Isidore de Séville, qui soulignaient la taille du
dragon. Mais ils discutent sur la possession d’ailes. Un accord se dégage sur quelques principes :
le dragon n’est pas venimeux ─ son danger vient de sa force et de la puissance de sa queue ;
différentes parties de son corps ont des propriétés médicinales remarquables. Les nuances et les
évolutions chronologiques dans l’interprétation ne sont pas sans intérêt.
A la fin du XIIe siècle, Alexandre Neckham explique que l’éléphante met bas dans l’eau,
car le dragon espère manger son nouveau-né. Il livre une lecture morale : le dragon est le démon,
dont l’homme se débarrasse par la grâce de l’eau du baptême, la froideur du sang de l’éléphant
symbolisant la chasteté. On distingue chez Alexandre Neckham cette tendance à confondre les
anecdotes et récits fabuleux avec les exempla des ouvrages spirituels. Un peu plus tard (vers
1228-1230), Thomas de Cantimpré mélange les sources « naturalistes » d’Aristote et de Pline
avec les métaphores de la Bible et les commentaires des Pères de l’Eglise, qu’il présente sur le
même plan. Dès les années 1230, Barthélemy l’Anglais rationalise les faits merveilleux. Isidore
de Séville a écrit que le dragon n’a pas de venin, mais aussi que sa chair, sa langue et son fiel sont
venimeux. Qu’à cela ne tienne, Barthélemy concilie les notations antagonistes : s’appuyant sur
une remarque plus générale d’Aristote, il rend compte de cette toxicité par le régime alimentaire
du dragon. Dans les années 1250, Vincent de Beauvais rassemble le plus d’informations possible,
sans se soucier des contradictions ni des répétitions, mais en effectuant un classement, de nature à
apporter rapidement au lecteur ce dont il a besoin. Albert le Grand, dominicain encore plus
éminent, achève en quelque sorte le processus de démythification. Pour lui, seul le commentateur
arabe (!) d’Aristote, Avicenne, est une source fiable sur le sujet, quand il établit que le dragon est
un serpent non venimeux dont la blessure peut être dangereuse, et dont les plus grands habitent en
Inde. Tout le reste relève du conte digne de peu de foi. Albert réfute la légende du dragon volant
cracheur de feu. Il a recours pour cela à un passage des Météorologiques d’Aristote décrivant les
boules de feu qui peuvent survenir dans le ciel et qui sont appelées … « dragons ». L’imagination
populaire aurait donc brodé sur ce motif. On le constate, chaque encyclopédiste a son mode de
pensée propre. Tous, cependant, soumettent à une sévère critique le dragon des mythes, qui
est également celui de l’hagiographie, et affichent un souci de « vraisemblance » contre
l’imagination poétique. Est-ce à dire que le monstre merveilleux est en voie de disparition ?
Point du tout.
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Les voyageurs revenus des confins font des crocodiles, gavials, lézards et autres reptiles
curieux des dragons en puissance. Marco Polo en parle dans son Livre des Merveilles. Les
découvertes d’ossements d’animaux, mal interprétées, corroborent les légendes. Au XVe siècle,
dans les Alpes suisses (région de Lucerne), les rencontres avec les dragons sont nombreuses.
En 1421, un dragon survole le mont Pilate et laisse échapper sa pierre précieuse, la draconite,
recueillie par un fermier témoin (en réalité une pierre peinte, conservée aujourd’hui au musée
d’histoire naturelle de Lucerne). Située traditionnellement dans le crâne du dragon, la draconite
possède des vertus thérapeutiques, soignant les hémorragies et guérissant de la peste. Le dragon
vivra au moins jusqu’au temps des dinosaures, au profit desquels il perdra sa place.

Bibliographie

AURELL (Martin), « Messianisme royal de la cour d’Aragon (XIVe-XVe siècle) », Annales.


Histoire. Sciences Sociales, vol. 52, 1997, p. 119-155.
BUSCHINGER (Danielle) – SPIEWOK (Wolfgang) ed., Le dragon dans la culture médiévale,
Greiswald, 1994.
HOCH (P.) – ABSALON (Patrick) dir., Dragons, Metz, 2005.

FIN DU COURS

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