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Serge Martin

avec les poèmes


la poésie à l’école

Maternelle
Élémentaire
Collège
avec les poèmes
la poésie à l’école

Maternelle
Élémentaire
Collège

Serge Martin
Maître de conférences en langue et littérature françaises
Formateur à l’IUFM de Basse-Normandie
Membre du comité de rédaction de la revue Le Français aujourd’hui
Sommaire

Avant-propos

Les poèmes au cœur des apprentissages ?

Dix tensions à soutenir pour redécouvrir le langage avec les poèmes


! La poésie à l’École : quel est donc le problème ?
! Dix tensions :
1. Poèmes longs et courts
2. Poèmes faciles et difficiles
3. Poèmes en langues française et étrangère
4. Poèmes classiques et contemporains
5. Poèmes savants et populaires
6. Poèmes en vers et en proses
7. Poèmes narratifs et descriptifs
8. Poèmes sonores et visuels
9. Poèmes récités et mémorisés
10. Poèmes analysés et savourés
! Quelques clés…

Faire vivre les poèmes à l’école et au collège


! Séquences avec les œuvres poétiques
o Séquences avec les œuvres poétiques au cycle 2
! Avec Robert Desnos : Chantefables et chantefleurs
! Avec En toutes circonstances d’Albane Gellé
o Séquences avec les œuvres poétiques au cycle 3
! Avec une anthologie thématique, La mer en poésie
! Avec Anacoluptères de James Sacré
o Séquences avec les œuvres poétiques au collège
! Avec Blaise Cendrars et ses Feuilles de route
! Avec Pas revoir de Valérie Rouzeau
! Rituels avec les poèmes
o Rituels pour réciter les poèmes
! De la récitation au récitatif
! De la citation à l’action
o Rituels pour illustrer les poèmes
! De l’illustration à l’édition
! Du collage au montage
o Rituels pour créer des poèmes
! De la notation rapide au journal au long cours
! De la citation au collage, de l’imitation à la création
! De la comptine au jeu de langage
! Projets avec les poèmes
! Sortir les poèmes de la classe
! Rencontrer les poètes

Multiplier les anthologies


! Fabriquer des livres
! Réaliser des enregistrements
! Mêler les arts

Trouver sa voix en cherchant le poème


! Quand dire c’est écouter : ce qu’on entend dans la voix
! Observer la langue : les grammaires des poèmes
! Construire une culture : découvrir le monde avec les poèmes
! Chercher le poème : devenir sujet du langage
! Trouver sa voix : rythme et relation

Annexes
! Bibliographie des ouvrages cités
! Index des poètes cités
! Petite bibliothèque portative pour l’enseignant en poésie
! Bonnes adresses pour trouver poètes et poèmes
Avant-propos :
Cet ouvrage vient après une longue expérience en classe puis comme formateur
d’enseignants. Expérience qui m’a permis de croiser les regards, les problèmes et les
propositions avec tous les collègues rencontrés, débutants ou chevronnés, qui m’ont aidé à tenir
à vif le problème, à ne jamais me contenter des trouvailles tout en me permettant de stabiliser
certaines d’entre elles qui toujours laissent les poèmes agir.
Il vient surtout dans le mouvement d’autres publications antérieures qui ont déjà testé
auprès de publics divers des points de vue et propositions souvent élaborées avec mon épouse,
elle-même chargée de classe puis formatrice. Deux ouvrages ont constitué en leur temps une
mise au point à la fois pratique et théorique concernant l’enseignement de la poésie à l’école ;
ils font la paire puisque le premier pose un regard historique autant que problématique sur cet
enseignement quand le second offre une anthologie consistante de poèmes pour l’école ; ce que
le présent ouvrage ne recommence pas mais qu’il prolonge au mieux dans l’esprit de cette
collection. En cela, les trois ouvrages font un ensemble continu et complémentaire.
Les sommaires reproduits ci-dessous ne visent qu’à suggérer cette continuité
problématique et … poétique.
Marie-Claire Martin, Serge Martin

Les Poésies, l’école


Collection « L’Éducateur »
Presses Universitaires de France, 1997
250 pages
Préface de Bernard Noël, Grand prix national de Poésie 1993
Introduction : Les poésies, l’école : léger décalage
Première partie : Situations
C. 1. Les poésies, l’école : la (longue) durée
C. 2. Associer ou dissocier
C. 3. Les fondateurs
C. 4. Les innovateurs
C. 5. Les rénovateurs
C. 6. Recommencer chaque jour les poésies, l’école

Deuxième partie : Emplois du temps


C. 7. Les poésies, l’école : la circonstance
C. 8. La minute, les poésies
C. 9. Le quart d’heure, les poésies
C. 10. La demi-heure, les poésies
C. 11. L’heure, les poésies
C. 12. La semaine, les poésies
Pour ne pas en finir avec les poésies, l’école
Index des noms

Les poèmes à l’école


Collection « Parcours didactique à l’école »
Bertrand-Lacoste, 1997
414 pages
Première partie : Poésie, école : une tension à vivre
Introduction : Il y a… les poésies
1. Il y a poésie et poésie
2. Les comptines : dedans, dehors
3. Activités pour la classe
Deuxième partie : Une anthologie pour l’école
Présentation : Pour qui ? Pour quoi ? Comment ?
D’Adonis à Zvétaéva : une anthologie
Bibliographie
Repères chronologiques
Petit dictionnaire des poètes d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs à l’usage des écoles

La revue Le Français aujourd’hui (éditions Armand Colin) participe à ce dispositif


puisqu’elle m’a permis de solliciter des collègues, si ce n’est des maîtres, avec lesquels les
entretiens ont toujours été constants et fructueux : les numéros 114 (« Il y a poésie & poésie »,
épuisé) et 150 (« Voix, oralité de l’écriture ») de cette revue constituent, entre autres, deux
moments de ce collectif de pensée. Mais la réflexion sur l’enseignement de la poésie ne peut se
contenter d’une didactique de spécialistes voire de praticiens, elle doit s’ouvrir aux expériences
des poètes eux-mêmes, c’est la raison des chroniques régulières dans chaque numéro de la revue
qui invitent un poète à s’entretenir et à offrir une petite anthologie de son œuvre.

Le lecteur trouvera au fil du présent livre bien d’autres références à des contributions pour
des collectifs divers (ouvrages ou revues), c’est-à-dire autant de discussions avec de
nombreuses personnes jusque dans la controverse. Si les poèmes demandent un engagement,
c’est bien celui du dialogue qui ne consiste pas à chercher le consensus mais la relation. Car il
n’y a pas de vérité(s) ailleurs que dans et par la justesse d’une recherche qui ne trouve que ce
qu’elle engage : l’inconnu de la relation. Celle avec les élèves en premier lieu, avec leur
étonnement, leurs refus aussi ; celle avec les enseignants et les didacticiens en second lieu, avec
leur questionnement, leurs (mauvaises) habitudes aussi ; celle enfin surtout avec les poèmes qui
chaque fois augmentent notre part d’inconnu, c’est-à-dire ce qui fait vivre dans et par le
langage.
À l’orée de cet ouvrage, j’aimerais, ainsi que je l’ai fait souvent avant de parler de
l’enseignement de la poésie puis de m’asseoir… et d’échanger même contradictoirement à son
propos, lire un poème qui me semble jouer, avec le rire de la théorie comme avec le corps du
langage, la manière même de son écriture, de cette aventure :

AUTO-DÉTERMINATION

la manière de
la manière de ma de maman
la manière de maman de s’asseoir
sa manie de s’asseoir sans moi
sa manie de soie sa manière de oie
oie oie oie le soir
la manie de la manière chez maman
la manie de soi
le soir là
de s’asseoir là
de s’asseoir oui ! de s’asseoir non ! le soir là
là où la manière de s’asseoir chez soi sans moi
s’asseoir à la manière de
à la manière d’une oie en soie
elle est la soie en soi oui ! oui et non !
la manie et la manière de maman de s’asseoir chez soi
sans moi
s’asseoir chez soi chérie ! chez soi et toute seule chérie !
le soir à la manière d’un cheval
s’asseoir à la manière d’un cheval et d’un loup
d’un châle-loup ô ma chérie !
ô ma chaloupe de soie ! ô ! oui ! s’asseoir non !
s’asseoir le soir et toute seule chez soi ô ! non et non !
manière de s’asseoir sans moi chez soi
sans moi chez ô chérie !
c’est une manière chérie !
une manie de
une manie de la manière de
manière de s’asseoir chez soi sans chaise
s’asseoir s’asseoir sans chaise c’est ça !
c’est une manière de s’asseoir sans chaise

(Luca Ghérasim, 2001, p. 45-46)

Tout l’enjeu du poème et de son enseignement, non comme objet mais comme sujet, c’est
bien cette « auto-détermination » du sujet du langage. Et ce serait le sujet du poème dans et par
son activité : ce qu’un poème nous fait. Il nous apprend à mieux (nous) connaître.
Les poèmes au cœur des apprentissages ?
La seule ambition de faire un poème suffit à le tuer.
Henri Michaux (dans Charpier, 1956, p. 698)

Pas si bêtes ! titre le poète Eugène Guillevic (1907-1997) pour un livre inédit posthume
chez Seghers jeunesse (2005). Dans ce petit livre, on peut lire trente poèmes de quatre lignes :
appelons-les quatrains… mais n’y lit-on pas un seul poème composé donc de trente quatrains !
Ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un bestiaire qui suit l’ordre alphabétique de « Alouette » à
« Ver de terre » en passant par « Chenille », « Cheval de ferme », « Corbeau », « Cygne »,
« Éléphant » qui a droit à deux poèmes – parce qu’il est gros !? –, « Épervier », « Faon »,
« Fourmi », « Geai », « Guêpes », « Hulotte », « Merle » a lui aussi deux poèmes – parce qu’il
est bavard !? –, « Mésange », « Mite », « Mouche », « Oiseaux de paradis », « Papillons de nuit
I et II », « Poissons rouges », « Poule », « Putois », « Ramier », « Rat des villes », « Rossignol I
et II ». Si l’on n’est pas obligé de lire dans l’ordre, il nous faut tout lire pour savoir qui occupe
cette ménagerie. Sans compter que la liste de cet « alphabestiaire » – passez-moi ce néologisme
– a une chute : le poème « Bêtes », le dernier des trente qui n’est donc pas très
alphabétiquement correct ! Le voici :
De me voir devant vous,
Je suis seul tout à coup.
Je souffre d’être un autre
Et me voudrais des vôtres.

Il y a de toute évidence, posée certes à la toute fin de ce bestiaire, une voix. Cette voix est
conteuse : elle engage tout ce qui a eu lieu sous le sceau de la relation que n’importe quel conte
exige. Ce vivre ensemble dans et par la parole vive. Retenons au moins cette réflexion décisive
de Walter Benjamin concernant le contage pour l’approprier à ce que fait un poème, ce que fait
la voix d’un poème (2000, p. 114-151) :
Celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie du conteur ; même celui qui la lit partage cette
compagnie.

Nous ne cesserons dans notre réflexion d’en apercevoir l’enjeu fondamental avec les
poèmes : aussi faut-il dire d’emblée que nous ne pourrons nous contenter des notions
habituelles : narrateur, énonciateur, auteur et même diseur qui certes ne se confondent pas mais
qui ne permettent pas d’engager fortement ce que nous appelons l’oralité du poème, laquelle
n’est pas réductible à du parlé pas plus qu’elle n’est opposable à l’écrit. Il nous faudra donc
dissocier les notions pour progressivement concentrer notre attention autour de la notion de
« raconteur », c’est-à-dire autour du concept d’oralité qui fonde l’écriture et qui fait qu’un
poème est un poème. C’est l’hypothèse. Nous ne cesserons de la travailler, de la remettre en
chantier et d’ailleurs de conclure avec elle (voir « Pour aller plus loin »).
Revenons au poème de Guillevic, à ce dernier des trente. Alors là ! voilà que notre
raconteur – si c’est le poète, je n’en sais rien ; ce qui est sûr c’est que c’est une voix qui me,
nous parle – donc voilà que notre raconteur qui était bien sage avec son alphabet et son bestiaire
comme un fermier avec sa ferme où chacun est à sa place… voilà que notre raconteur se met à
faire des confidences, à interpeller tous ces (ses ?) animaux qu’il a mis en poème (en cage ?) et
à demander qu’on le considère au moins comme eux… Il nous faut tout recommencer ! Allons
au premier poème (« Alouette ») :
Alouette si tu t’envoles,
Tu me sauras à ton école.
Quand tu iras dans tes hauteurs,
J’affronterai mes profondeurs.

Avec les poèmes : pas si bêtes, c’est-à-dire tous égaux


Ce « premier » poème est une adresse qui fait de son objet, l’alouette, un sujet : quelqu’un
à qui l’on parle et même avec qui on est en résonance : son vol est mon école et ses hauteurs,
mes profondeurs, nous dit la voix du poème. Les rimes du poème ne riment pas pour rien – on
voit par là que le poème s’il est un jeu, est un jeu « pour de vrai » , comme disent les enfants ;
un jeu plein d’enjeu(x) ! Les rimes du poème riment pour leur relation à eux deux : le raconteur
et son alouette… Mais alors ! nous, lecteurs, que faisons-nous dans ces entretiens ? Il nous faut
faire une hypothèse : à n’en pas douter, le raconteur s’il s’adresse à ses (ces ?) bêtes, s’adresse
également à un auditoire qu’il prend à témoin de ces (ses ?) entretiens. Aussi, il nous faut
doubler la première scène par une seconde. Un petit schéma serait utile :
1) Raconteur <=> Alouette et toutes les autres Bêtes
2) Raconteur <=> Auditeur et tous les Lecteurs
Il y a donc deux scènes d’énonciation. Mais à vrai dire, ce schéma montrerait plus une
superposition que deux scènes, et donc plus une scène, une seule mais feuilletée, double pour le
moins, si ce n’est multiple. Refaisons le schéma :
Alouette et toutes les Bêtes <= Raconteur => Auditeur et tous les Lecteurs
Il n’y a plus qu’une scène et un moment : celle et celui de la voix qui est le lien entre deux
sujets, l’interlocuteur de la voix (disons un animal…) et son auditeur (disons un lecteur…) –
vous pouvez bien évidemment mettre les sujets au féminin ! On aurait donc le dispositif
fondamental du poème – de tout poème ? c’est notre hypothèse avec ce petit exemple tout
« bête » ! – :
une voix qui raconte et qui relie ce qui n’existe que par elle, c’est un poème !
Car ne nous faisons pas d’illusions : il ne s’agit pas de relier le monde et les hommes en
dehors du langage, comme certains pourraient les supposer avant tout langage, mais bien le
monde et les hommes que seul le langage invente. L’alouette et l’auditeur sont les résultantes de
la voix et non ses conditions antérieures. C’est cette force du poème qu’il faut bien entendre
sous peine de le rater. Et l’enjeu est considérable.
Reprenons autrement. Le poète s’adresse à ses lecteurs : il veut être des nôtres – c’est sa
« conclusion » qui est d’ailleurs plus une ouverture qu’une fermeture, une relance qu’une fin !
oui, il veut être avec nous qui ne savons pas grand chose aux affaires de la poésie ! parce que le
poète nous dit : vous n’êtes « pas si bêtes » ! C’est ainsi qu’il faut commencer avec la poésie :
par ce pari sur la relation. C’est même ce pari que tout poème fait avec son lecteur parce que
c’est le lecteur qui est engagé dans le pari qu’il peut être l’égal des plus grands, des artistes du
langage. Guillevic ne pouvait pas mieux dire : « pas si bêtes ! » Chaque lecteur, quel que soit
son âge, ses savoirs, ses performances, sa condition… chaque lecteur, avec n’importe quel
poème, est considéré comme potentiellement l’égal des artistes du langage. Cette chance – que
chacun peut devenir l’égal des plus grands – c’est celle qu’offre la rencontre avec chaque
poème. Dès qu’il y a poème, le premier lecteur venu (bon ou mauvais, débutant ou expert : il
suffit d’arriver à entendre ce passage énonciatif, cette voix qui raconte et qui relie ce qui
n’existe que par elle) a la possibilité de se faire l’égal du plus grand génie poétique : disons que
le premier élève venu est appelé à être l’égal de Victor Hugo, de La Fontaine et … de Guillevic
– ne l’oublions pas, il nous a dit que nous n’étions « pas si bêtes » !
Détour par l’activité scolaire en général…
On ne peut douter de l’injonction lancée il y a déjà une bonne dizaine d’années et qui
reprenait une conviction qu’il faudrait certainement tenir pour bien plus ancienne : « mettre
l’enfant au centre du système éducatif ». Mais de l’injonction à la réalité, il y a souvent un
gouffre qu’il faut franchir… L’élève comme « centre » suggère deux statuts fort différents :
l’élève considéré comme « objet » ou comme « sujet ». Mais même si l’on va droit au « sujet »
et qu’on comprend bien que sa prise en considération comme « objet » central renvoie vite au
« sujet », on peut s’interroger sur la différence qu’il peut y avoir de l’acteur au sujet. Il y a là
également un pas à franchir qui tient peut-être à la considération qu’on apportera au langage et
nous partirons alors de ce qu’affirment les Programmes pour l’école maternelle et qu’ils sous-
entendent évidemment pour toute l’école primaire : « le langage au cœur des apprentissages ».
C’est le pari de cet ouvrage :
que l’élève devienne non seulement acteur mais sujet de ses apprentissages !
Et c’est le poème, comme cœur du langage, qui peut seul permettre cette transformation.
Pourquoi ? Ce qu’il faut essayer de démontrer et ce que tout l’ouvrage tentera de démontrer
dans et par l’activité langagière qu’engage une voix qui raconte et qui relie ce qui n’existe que
par elle…
« L’apprentissage du langage est le cœur des activités de l’école maternelle »… L’activité
est essentielle à la construction des apprentissages mais elle n’est pas suffisante ! On connaît les
deux dangers qui peuvent conduire l’activité scolaire de l’élève hors d’un apprentissage
construit et réfléchi : l’activisme et le technicisme. Ce sont les deux maladies infantiles de la
didactique… de la maternelle au baccalauréat. L’activisme consiste à croire que l’élève est en
apprentissage quand il est occupé… et le technicisme consiste à croire que la boîte à outils est le
nec plus ultra de l’apprentissage. Bref, dans le premier cas on obtient des apprentissages
aléatoires et dans le second des apprentissages obligatoires qui l’un et l’autre aboutissent
souvent à des apprentissages faibles voire inexistants : soit l’élève est incapable de penser
l’activité, ses objectifs et ses enjeux, soit l’élève est incapable de construire savoirs et savoir
faire dans des situations nouvelles ou plus complexes ; soit il agit à l’aveuglette, soit il avance
avec des œillères… bref, activiste ou techniciste, l’activité scolaire en fait un sourd… et parfois
même un muet – pensons à tous ces élèves qui fuient la situation scolaire voire les situations de
construction des savoirs ! C’est qu’en effet pour étayer n’importe quelle activité scolaire il s’agit
d’augmenter l’attention à l’activité elle-même afin de la rendre pleinement efficiente pour
l’apprentissage. C’est pourquoi si l’attention n’est pas sollicitée, l’élève est sourd à tout ce qui
peut augmenter son intelligence de la situation, ses manières de faire comme ses manières de
penser ce qu’il fait. Cette attention est le levier de son apprentissage. Aussi faut-il bien
considérer comment se construit ou pas l’attention au cœur de l’apprentissage en activité. Cette
construction est toujours dialogique :
pas d’attention sans relation, dirions-nous un peu rapidement dans un premier temps !
Même dans les situations les plus individuelles, le monologue de l’élève s’il est écouté et donc
stimulé, favorisé, réénoncé, est toujours une forme de dialogue : comparaison entre deux
moments de l’activité, avec une activité semblable, etc. ; comparaison qui permet de se situer.
Bien évidemment la mutualisation de l’activité à certains moments de son déroulement oblige
d’une certaine façon à entrer dans un dialogue qui engage à la reformulation de ce qu’on fait, ce
qu’on a fait, ce qu’on projette de faire… Notons immédiatement que ce dialogisme qui est à la
source de la construction de l’attention, fait du langage l’interprétant de l’activité au sens où :
c’est dans et par le langage que l’élève va apprendre.
On ne peut que référer sur cette question à la clairvoyance d’un Émile Benveniste qui a
magistralement démontré comment et pourquoi le langage est « l’interprétant de la société » (et
non l’inverse) dans « Sémiologie de la langue » (Benveniste, 1974, ???), ce qui est une forte
proposition dans la lignée de Wilhelm von Humboldt et de Ferdinand de Saussure pour lesquels
le langage n’est pas un instrument mais « le propre de l’homme », « la définition même de
l’homme » (encore Benveniste, 1974, ???).
C’est pourquoi ce dialogisme ( dialogue « intérieur » qu’on appellera monologue parfois
bruyant dans une classe et « extérieur » qu’on appellera dialogue dans de petits ou grands
groupes également bruyants…) fait le fondement de l’attention à l’activité, qu’il prenne la
forme d’une interlocution orale ou d’activités écrites. Ce dialogue crée au cœur de l’activité
scolaire l’attention que seul le langage peut permettre puisqu’il construit les cadres de la pensée
de l’activité autant d’ailleurs qu’il peut aussi en sauvegarder le mouvement inachevé et peut-
être même inachevable. Mais il ne suffit pas que la classe (ou un groupe d’élèves) ou l’élève se
mettent à parler sur l’activité pour que l’attention, certes déclenchée, soit pour autant au plus vif
de ce qu’on ne peut que souhaiter, pour qu’elle engage l’activité dans l’apprentissage. C’est là
que l’attention au langage vient comme mettre au carré, si ce n’est à la puissance n, l’attention à
l’activité. C’est cette attention au langage qu’il s’agit alors d’exercer parce que seul le langage
livre la conceptualisation de l’apprentissage, engage son effectuation maximale donc. D’où
l’importance de l’attention au langage. Et c’est à ce point qu’intervient le poème !
… pour en venir au poème ou plutôt en repartir
Posons par hypothèse un paradoxe : cette attention au langage est une activité dans et par
le langage qui, si elle tente le surplomb voire la maîtrise, s’en extrait forcément et par là-même
abandonne l’attention au langage, pour le moins perd le principe actif qui fait du langage
l’interprétant de l’activité. Il ne s’agit pas d’un piège logique mais d’une condition, la condition
langagière même à laquelle on ne peut échapper autrement qu’en la considérant dans sa
plénitude. C’est cette considération qui fait alors advenir un sujet de l’activité à la hauteur de
son activité puisqu’il est l’attention au langage même. Mais le paradoxe se résout de lui-même
puisque cette attention au langage qui n’est donc pas celle d’un sujet extérieur au langage
conscient et autonome, est celle d’un sujet entièrement dialogique et donc relationnel puisque la
condition langagière est fondamentalement dialogique y compris pour le monologue qui est une
forme du dialogue (Benveniste ???). Bref, pas de « je » sans « tu », ce qui revient à dire que tout
« je » est d’emblée un « je-tu »… Arrivé à ce point de la réflexion, nous pouvons comprendre
alors que :
ce qui construit l’attention au langage c’est l’activité maximale d’un « je-tu » qui
envahirait toute l’activité langagière, elle-même condition de l’activité d’apprentissage et au-
delà certainement de toute activité humaine. Cette hypothèse met alors tout l’apprentissage
comme activité entièrement subjective du côté de l’activité langagière comme subjectivation et
il n’y a pas mieux que le poème pour subjectiver tout le langage (toutes ses dimensions : orales
et écrites, vocales et gestuelles, conscientes et inconscientes…) et le tout du langage (toutes ses
unités : des plus petites au plus grandes, du phonème à la phrase, de la lettre à la page, de
l’intonation au silence…). Dire « c’est un poème » et tous les équivalents que chacun ne cesse
d’inventer, c’est justement dire que le langage fait cette subjectivation maximale, engage un
sujet qu’on n’avait pas avant, qu’on n’a que dans et par lui : la définition du poème c’est son
activité, sa valeur pour l’activité humaine, d’apprentissage en l’occurrence. Reprenons avec
notre exemple pas si bêtes !
… et chanter un chant des chants
L’alouette qui commence le livre de Guillevic, premier de ses trente quatrains, est une
lancée du « tu » et donc d’un « je » entièrement relation.
Alouette si tu t’envoles,
Tu me sauras à ton école.
Quand tu iras dans tes hauteurs,
J’affronterai mes profondeurs.

Ce quatrain met la consonne « t », cette dentale sonore, au poste de commande du chant


sous le texte. Les occurrences du « t » : 3 puis 2 puis 3 puis 1 en suivant les vers. Disparition
vers la fin ? oui mais disparition pour une réapparition avec la dentale sourde « d » en
conservant le même contexte (de « -teurs » à « -deurs » en passant par « -terai »). Si le raconteur
imite l’alouette avec ses stridences hautes, il l’intériorise tout autant dans ses « profondeurs » :
qu’est-ce que cette série consonantique, si ce n’est une des profondeurs du poème ! mais elles
sont sans fin, ces profondeurs qui sont aussi bien en surface, et les expliquer n’en viendra jamais
à bout car il s’agit de les entendre, les écouter, les faire siennes, jusqu’à la fin du poème, si l’on
considère que les trente quatrains n’en font qu’un . Le lecteur devient ce que le raconteur
voudrait : être « des vôtres », des nôtres ! Une communauté de voix est née : chacune singulière
comme chaque petit poème – et même certains se dédoublent, gardent une multiplicité interne :
n’est-ce pas le rossignol ? Écoutons pour finir le « Rossignol II » :
Le soleil sur un tournesol
Met un point d’orgue à sa tournée
Et tu me chantes, rossignol,
Un chant plus chant que ma journée.

Guillevic nous suggère avec une force magique que ce n’est pas « le poète » qui chante –
c’est peut-être la différence avec le chanteur de chansons – mais le sujet du poème, c’est-à-dire
celui qu’invente le poème comme voix dans son conte (on a pu l’appeler l’interlocuteur mais il
ne faudrait pas le fixer trop vite puisqu’il n’est que passage) : celui-là nous offre le chant des
chants ou ce que la Bible nous a appris à appeler la connaissance, l’amour. Je fais bien sûr
allusion d’une part, au « cantique des cantiques » que le poète et traducteur Henri Meschonnic a
traduit sous le titre beaucoup plus juste, me semble-t-il, de Chant des chants (Meschonnic,
1970) et, d’autre part, au passage de la Genèse qui dit qu’Adam « connut » Ève (« Et l’homme a
connu Ève sa femme », dans la traduction de H. Meschonnic (2002, p. 38, chap. 4, verset 1). Ce
« conatus » est aussi celui de Spinoza, où la connaissance n’est pas seulement un savoir.
Oui, le poème est un acte de connaissance comme acte d’amour : il nous met à la
hauteur d’une relation qui nous fait sujet au plus haut point. Et cela dès l’enfance, dès l’école.
C’est le poème quand il agit comme poème qui nous met en état de connaissance, de relation
amoureuse avec ce qui nous invente, avec une altérité qui nous fait sujet du langage, sujet de
notre vie. Bref : au cœur des apprentissages, il y a bel et bien le poème, chaque poème qui nous
fait sujet dans et par le langage de tel apprentissage. C’est que avec le poème, les savoirs, tous
les savoirs, sont aussi des saveurs : aucune séparation entre affect et concept, entre apprendre
et s’éprendre. Sachant bien qu’à chaque fois, c’est à neuf !
Aussi, partir du fait que le poème est au cœur des apprentissages c’est simplement écouter
la force de cette petite proposition de Émile Benveniste (1974, p. 19) : « Dire bonjour tous les
jours de sa vie à quelqu’un, c’est chaque fois une réinvention. »
C’est ce pari d’une réinvention quotidienne de la manière de faire classe, d’engager les
enfants dans les apprentissages, que nous voulons faire… avec les poèmes.

La poésie, les poèmes dans les Programmes de l’école élémentaire


et quelques commentaires
Le lecteur trouvera ci-dessous quelques extraits des Programmes de l’école élémentaires
(Bulletin Officiel, hors série n° 5 du 12 avril 2007). Pour ce qui concerne notre sujet, nous
n’avons pas aperçu de grandes modifications avec les Programmes de 2002. Pour une
connaissance des programmes antérieurs, il trouvera dans Les Poèmes à l’école (Martin, 1997)
de larges citations commentées des textes officiels parus depuis le « plan de rénovation de
l’enseignement du français » de janvier 1971 jusqu’aux Programmes de 1995. Cette profondeur
historique ne serait-ce que sur les trente dernières années est nécessaire pour comprendre les
programmes actuels. Pour une profondeur historique plus importante, voir Les Poésies, l’école

(Martin, 1997) qui remontent aux textes « fondateurs » de la fin du XIXe siècle.
Nous trouvons dans le « préambule » des Programmes des indications essentielles pour
l’enseignement de la poésie à l’école qu’il s’agit de bien situer. On peut donc lire ces quelques
extraits en songeant à tout ce qui est impliqué quant à la rencontre (lecture, reformulations
diverses) de ces œuvres littéraires et artistiques que sont les poèmes…
Préambule
Une école exigeante
[…] Enseignement de base ne signifie donc pas sommaire. Le mot « élémentaire » n’est
plus approprié s’il est synonyme de simpliste. Pour bien prendre en compte ces finalités, l’école
primaire ne peut qu’avoir des exigences élevées qui mettent en jeu à la fois mémoire et faculté
d’invention, rigueur et imagination, attention et apprentissage de l’autonomie.
Une culture scolaire partagée
[…] Se sentir chez soi dans la langue française est indispensable pour accéder à tous les
savoirs.
[…] l’école permet à chaque élève d’acquérir le socle culturel sans lequel les
connaissances déjà rencontrées ou à venir ne seraient que des savoirs éclatés.
Les instruments de travail
La volonté de développer une culture littéraire et artistique forte, dès l’école primaire,
conduit à proposer un nouvel instrument de travail : une liste de références d’œuvres
regroupées dans un document d’application qui puisse aider et guider les maîtres. Il existe en
effet des textes qui ont nourri des générations et qui gardent encore toute leur force d’émotion,
de réflexion ou de rêve. Ils sont, de plus, le socle des littératures d’aujourd’hui, qui ne cessent
de dialoguer avec eux. Ils doivent être partagés par tous. De même, chacun s’accorde sur
l’existence d’un patrimoine architectural, musical ou pictural qui fait aujourd’hui partie d’une
culture commune. L’art n’est-il pas, par ailleurs, le moyen le plus efficace de comprendre
d’autres civilisations éloignées dans le temps ou dans l’espace ? Il n’est pas trop tôt, à l’école
primaire, pour arrêter les enfants sur ces œuvres. Si l’école ne le fait pas, qui le fera ?
Toutefois, il ne faut pas brûler les étapes. La rencontre avec un grand texte ou une œuvre d’art
est d’abord, pour chaque élève, un moment unique qui requiert simplement le silence, le regard
et l’écoute, et laisse toute sa place à l’émotion partagée. Même si l’analyse peut être esquissée
durant cette première étape de la scolarité, c’est au collège qu’elle sera menée plus avant. Les
élèves, en effet, pourront y appliquer une réflexion plus assurée et des instruments plus
complexes. L’explication et l’interprétation des textes et des œuvres d’art supposent une culture
solide qui, on le sait, ne se construit que dans la fréquentation précoce et assidue de
productions littéraires et artistiques nombreuses et variées. Dans ce domaine, l’école primaire
joue un rôle irremplaçable.
Il est à remarquer – ce qui a été peu fait à ce jour – que les Programmes signalent parmi
les « instruments de travail » (manuels, usuels et BCD, c’est-à-dire bibliothèques) les œuvres
elles-mêmes, montrant ainsi que les œuvres constituent des opérateurs particulièrement
efficaces quant aux finalités de l’école et qu’elles constituent le cœur même de la bibliothèque
universelle dans et par laquelle les élèves vont apprendre, la transformant ainsi en une force
vivante à cent lieues d’une vision compassée et mortifère d’un patrimoine à transmettre. La
transmission se fait ainsi relation vive, invention continue.
Cycle 1
Bien évidemment la poésie est présente dans le domaine du « langage au cœur des
apprentissages ». En conclusion du passage « Du rappel des événements passés au récit :
découvrir les cultures orales »
La mémorisation de poèmes, de comptines, de jeux de doigts, de chansons participe
largement, par leur caractère narratif, à cette construction progressive d’un riche répertoire de
représentations du langage.
Dans le passage « prendre conscience des réalités sonores de la langue », par deux fois, la
poésie est convoquée :
On sait que la poésie joue avec les constituants formels, rythmes et sonorités, autant
qu’avec les significations. C’est par cette voie que l’on peut introduire les jeunes enfants à une
relation nouvelle au langage : comptines, jeux chantés, chansons, poésies, « virelangues » sont
autant d’occasion d’attirer l’attention sur les unités distinctives de la langue.
Et plus bas concernant l’unité syllabique et sa reconnaissance : Cela se fait naturellement
dans une chanson et peut se faire très facilement dans des comptines ou des poèmes. […] Les
systèmes d’assonance peuvent être explorés (rimes en fin de mot dans les poésies et les
chansons, assonances en début de mot…).
Il est demandé à chaque élève d’être capable de : dire ou chanter chaque année au moins
une dizaine de comptines ou de jeux de doigts et au moins une dizaine de chansons et de
poésies.
Intéressant de retrouver les poèmes dans le « vivre ensemble » et plus précisément
« apprendre à coopérer » : Chaque jour, dire des comptines ou des poèmes, écouter des histoires
racontées ou lues, regarder des marionnettes, chanter, participer à une ronde, etc., sont autant
d’occasion de sentir que l’on partage avec ses camarades des moments d’émotion, de plaisir, de
rire.
On retrouvera les poèmes dans les corpus des « activités vocales » dans le domaine de « la
sensibilité, l’imagination, la création ».
Remarquons l’hésitation lexicale qui ne date pas d’aujourd’hui entre « poésie » et
« poème » pour désigner le texte… Ajoutons que « la représentation du langage » que le poème
doit supporter le plus est fortement soulignée du côté du « sonore » et très peu du côté du
« sens », ce qui montre d’une part que la dichotomie est naturalisée et que par conséquent le
sonore n’aurait pas de sens et le sens pas de son sauf à réduire le sens de la poésie au son et à
préparer ce qu’on dira plus tard avec la forme… Quand on veut « dépasser » le niveau presque
premier (au sens de primitif) de cette instrumentalisation, on est toutefois heureux de voir
l’importance donnée à la poésie, aux poèmes, dès le plus jeune âge. Aussi faudrait-il non
seulement emprunter cette « voie » mais augmenter l’écoute de cette « voix » des poèmes.
Dommage que ce concept n’intervienne pas…
Cycle 2
Introduction
L’élève de l’école maternelle a pu, sans savoir encore lire, s’imprégner d’une riche
culture littéraire. Au cycle 2, la fréquentation de la littérature de jeunesse doit demeurer une
priorité. Dans la mesure où les élèves ne lisent pas encore de manière suffisamment efficace
pour aborder des textes longs et complexes, les techniques de travail de l’école maternelle
doivent être utilisées.
Dire des textes
La poésie doit […] garder au cycle 2 une place aussi centrale qu’à l’école maternelle.
Inutile de reprendre ici les passages qui concernent la compréhension des textes littéraires
qui, bien évidemment, comprennent des textes dits poétiques et dont on découvrira au fil de cet
ouvrage que le poème traverse chacun d’eux… Nécessaire de signaler une compétence
explicitement formulée :
Dire un poème ou un court texte parmi ceux qui ont été appris par cœur dans l’année
(une dizaine) en l’interprétant.
Cycle 3
La littérature fait partie de cette culture sans laquelle la plupart des références de la
conversation ordinaire (a fortiori de nos lectures) nous échappent. Il ne s’agit pas, évidemment,
d’instaurer au cycle 3 des techniques d’explication des textes qui ne pourraient être à ce niveau
que des bavardages. Il faut, au contraire, que les enfants lisent et lisent encore de manière à
s’imprégner de la riche culture qui s’est constituée et continue de se développer dans la
littérature de jeunesse, qu’il s’agisse de ses « classiques » sans cesse réédités ou de la
production vivante de notre temps. C’est sur la base de ces lectures que peuvent se développer
dans l’école des débats sur les grands problèmes abordés par les écrivains, comme sur
l’émotion tant esthétique que morale qu’ils offrent à leurs lecteurs. C’est sur la base de ces
mêmes lectures que les enfants découvrent le plaisir de dire les textes qui les ont marqués ou de
prolonger dans des tentatives d’écriture le plaisir qu’ils ont eu à les fréquenter.
[…] La pratique de la voix est au cœur des activités musicales comme du théâtre ou de la
poésie.
Dans les « objectifs » de « la maîtrise du langage et de la langue française », on lit ceci :
L’un des dangers majeurs des pédagogies de la lecture et de l’écriture de l’école primaire
est d’isoler les textes rencontrés (ou produits) du contexte qui est le leur et de conduire les
élèves à croire que la lecture ou l’écriture ne sont que des exercices.
C’est pourquoi, cet ouvrage insistera constamment sur la nécessité de contextualiser
(références du texte parfois isolé, contextes d’activités) le moindre petit poème afin de
permettre aux élèves de toujours construire à leur façon et dans la durée la qualité d’œuvre aux
textes dits poétiques mis au travail voire seulement en circulation. On sortira ainsi de
l’homonymie caractéristique du discours scolaire tenu encore largement par les adultes comme
par les enfants : une poésie c’est une récitation ou une petite rédaction de jeux de mots…
À signaler : la première compétence spécifique dans la partie « programme » de cette
même « maîtrise du langage et de la langue française » est la suivante : dire à haute voix un
texte poétique qui a été lu et travaillé, qui est reformulée ainsi dans les « compétences devant
être acquises en fin de cycle » : oraliser des textes (connus, sus par cœur ou lus) devant la
classe pour en partager collectivement le plaisir et l’intérêt.
« Compétence générale » précisée dans les « compétences spécifiques » en « littérature » :
! être capable de restituer au moins dix textes (de prose, de vers ou de théâtre) parmi ceux qui
ont été mémorisés,
! dire quelques-uns de ces textes en en proposant une interprétation (et en étant susceptible
d’expliciter cette dernière),
! mettre sa voix et son corps en jeu dans un travail collectif portant sur un texte théâtral ou
sur un texte poétique.
Nous ne reprenons pas les compétences du « lire » qui peuvent toutes s’appliquer au
« texte poétique », pour l’« écrire » ; la seconde et dernière est ainsi formulée :
! écrire un fragment de texte de type poétique en obéissant à une ou plusieurs règles précises
en référence à des textes poétiques lus et dits.
Inutile de commenter ici ce qui semble confus (pourquoi ne pas construire cette
compétence en regard de tous les « types » de textes sachant bien que ce « type poétique » est
loin d’être définissable en dehors de clichés qui vont alors souvent empêcher la lecture de bon
nombre de « textes poétiques » voire l’écriture avec eux… De plus, on pourrait tout aussi bien
considérer la première compétence comme valable pour « la poésie » :
! élaborer et écrire un récit d’au moins une vingtaine de lignes, avec ou sans support, en
respectant des contraintes orthographiques, syntaxiques, lexicales et de présentation.
Cette dichotomie, récit/poésie, est fort contestable car bon nombre de poèmes construisent
du récit, du moins tous les poèmes engagent une dimension narrative et n’importe quel récit
construit aussi son poème… à moins qu’on veuille régler son affaire à la poésie en la réduisant à
la versification ; ce qui assimile prose et récit ; ce qui ne tient pas debout même dans
l’enseignement « élémentaire » qui ne doit pas être simpliste (voir ci-dessus)…
Littérature (dire, lire, écrire)
La plus grande partie du texte qui définit les « objectifs » de cet enseignement est à
considérer de très près pour cet ouvrage. Aussi, nous reproduisons presque intégralement ces
« objectifs » :
Le programme de littérature du cycle 3 vise à donner à chaque élève un répertoire de
références appropriées à son âge et puisées dans la littérature de jeunesse, qu’il s’agisse de son
riche patrimoine ou de la production toujours renouvelée qui la caractérise. Il permet ainsi que
se constitue une culture commune susceptible d’être partagée, y compris entre générations. Ces
rencontres avec les œuvres passent par des lectures à haute voix (du maître ou des élèves)
comme par des lectures silencieuses. Elles permettent d’affermir la compréhension de textes
complexes, sans pour autant s’enfermer dans des explications formelles difficilement
accessibles à cet âge. Elles se poursuivent par des échanges et des débats sur les interrogations
suscitées et donnent par là l’occasion d’éprouver les libertés et les contraintes de toute
interprétation.
Avec les œuvres poétiques et théâtrales, les élèves, guidés par leur enseignante ou leur
enseignant, prolongent l’interprétation en cherchant à la transmettre au public de leurs
camarades ou à un public plus large. En liaison avec les activités artistiques (musique, arts
visuels, danse) ou dans le cadre d’un projet, ils élaborent la mise en voix et la mise en scène des
textes.
L’univers de cette littérature se découvre aussi, dès l’école primaire, par la pratique de
l’écriture. Cette expérience, plus exigeante, permet à l’élève de commencer à prendre
conscience des spécificités du monde des fictions.
Tout le passage qui suit et qui fixe le « programme » de la « lecture des textes de la
littérature de jeunesse » concerne bien évidemment la « poésie ». Il nous semble fort judicieux
et à respecter à la lettre si l’on excepte la petite contradiction qui oppose « une courte nouvelle
ou un poème » à « un roman un peu long » étant donné que les uns comme les autres sont à
considérer dorénavant comme des œuvres à moins qu’on en extraie des fragments… Nous
reviendrons sur le statut isolable ou non du « poème »… Et nous préférons respecter l’esprit des
programmes en cessant de réduire la « poésie » au texte court et d’assimiler ainsi le récit au
texte long…
Il en est de même pour le « programme » concernant les deux autres activités « dire les
textes » et « écrire à partir de la littérature » même si nous ne pensons pas qu’il faille réduire
« la pratique de l’écriture poétique » qui « développe la curiosité et le goût pour la poésie » à
des « jeux combinant l’invention et les contraintes d’écriture ». De bien plus riches et diverses
propositions seront faites dans cet ouvrage. Ce passage constituant une reprise non critique de
ce que beaucoup ont tenté d’opposer, du moins d’ajouter, aux pratiques traditionnelles de l’école
en matière de poésie. Mais ces pratiques d’écriture ludique maintiennent le statut à part de la
poésie et du même coup renforcent la situation qu’elles veulent transformer… De plus, on se
demande pourquoi l’écriture « ludique » devrait se limiter à la « poésie » : au demeurant ses
initiateurs aussi bien surréalistes qu’oulipiens ne l’ont jamais limité à la « poésie ».
Quoiqu’il en soit, par la place accordée à la littérature et plus précisément aux œuvres
fortes dans le dispositif d’apprentissage des programmes actuels, on ne peut que retenir que la
« poésie » y occupe une place qui n’est plus à part mais qui, paradoxalement et du cœur de la
littérature, demande une attention soutenue, des interrogations continuelles et surtout une
pratique régulière : « place centrale » à l’école maternelle, réaffirmée pour le cycle 2 et trop
implicitement reconduite pour le cycle 3.

La poésie, les poèmes dans les Programmes du collège


et quelques commentaires
La première occurrence du terme est associée au jeu puisqu’il y est dit que l’élève
« enrichira progressivement sa connaissance des divers types de discours à partir
essentiellement des pratiques de lecture, d’écriture, de jeu théâtral et poétique ». Cet emploi
signale à la fois l’importance donnée au genre à égalité avec le théâtre dans une perspective de
renouvellement des pratiques culturelles puisqu’il s’agirait de comprendre la poésie si ce n’est
comme un « art du spectacle », pour le moins comme un « art vivant » comme on dit par
opposition aux arts qui ne demandent pas la présence humaine pour qu’il se réalise. On peut
certes s’interroger sur ce statut qui met presque entièrement la poésie dans son oralisation si ce
n’est dans la performance. Toutefois nous allons voir que ce « jeu » est avant tout dépendant de
l’inscription première de ces textes dans le cadre générique. Ce dernier semble constituer
l’ancrage conceptuel fondamental de la poésie pour le collège tant du point de vue de la lecture
que de l’écriture même si l’oral permet un peu de « jeu » dans le cloisonnement générique. Ce
cadre générique favorise l’oubli des poèmes et donc des lectures empiriques qui souvent ne
répondant pas du tout aux attendus de l’analyse par les genres. Car en fin de compte, cette
catégorie de classement empêche plus qu’elle ne favorise les lectures attentives aux poèmes
même si leur connaissance doit intervenir, le plus tard possible d’ailleurs, pour penser l’histoire
des lectures des poèmes par exemple. En effet, les genres ne sont que des catégories culturelles
et donc toujours historiques d’assignation des textes à des fins d’homogénéisation des lectures
et écritures mais en aucun cas des opérateurs de la création autrement qu’à la soumettre à la
culture. Une œuvre c’est toujours une reconfiguration de la culture établie ou alors ce n’est plus
une œuvre mais une répétition, un académisme. Rappelons que l’école n’est pas en charge
d’enseigner les académismes mais de permettre la rencontre avec les œuvres qui font plus que
les premiers le cœur du vivre ensemble car le commun n’est pas de l’ordre de la soumission
mais de l’ordre de l’invention comme l’humain n’est pas de l’ordre de l’imitation
(ressemblance/différence) mais de l’ordre de la relation (subjectivation réciproque et identité/
altérité).
Le programme de la classe de sixième fait apparaître cette articulation naturalisée du
poétique au générique dans la partie III (« Connaissances et compétences ») des Programmes.
Sous la rubrique de « l’approche des genres » dans les « textes à lire » (« Les lectures »), on
trouve en deuxième point après les contes : « des textes poétiques, dont plusieurs fables de La
Fontaine ». Puis il est rappelé que : « Il est recommandé que chaque élève se constitue une
anthologie personnelle illustrée ou continue celle commencée à l’école élémentaire ».
L’absence du terme dans « L’écriture » est néanmoins compensée par sa présence dans les
compléments qui indiquent que « les exercices d’écriture poétique (…) en faisant jouer sur les
mots (sens, formes et sonorités), contribuent à développer les capacités d’écriture ». On retrouve
le terme dans « l’oral : écouter, parler » puisque les poèmes sont cités dans « la récitation de
textes ayant fait l’objet d’une étude » après les « textes en prose » et « des extraits de théâtre »
ainsi que dans les compléments comme lecture pour le « jeu théâtral simple ». Aussi c’est vers
le texte d’accompagnement que nous trouvons le plus long texte consacré à « la poésie »
comme deuxième genre des « textes à lire » :
L’approche de la poésie répond au goût qu’ont naturellement les enfants pour le langage et
ses jeux. La réflexion sur l’écriture poétique viendra dans les années suivantes. Il s’agit donc de
pratiquer des textes divers – à regarder, à lire, à dire, à écouter – et non de se livrer à des
analyses approfondies. Dans le prolongement des acquis de l’école, on s’efforce de mettre en
relief la musique des mots, de façon à favoriser une émotion esthétique et à faciliter leur
mémorisation. La diction des textes, la lecture à haute voix, la récitation (on évite la lecture
silencieuse pour la poésie), et l’écoute de poèmes dits, de poèmes mis en musique ou de
chansons poétiques (s’il se peut, une collaboration avec le professeur de musique permet de
combiner ces activités avec la pratique du chant collectif sur de tels textes en classe de
musique), mettent en relation le travail de lecture et le travail de l’oral (voir Oral).
Dans ce même texte d’accompagnement, les poèmes sont convoqués pour la lecture à voix
haute « à livre ouvert » et pour les « jeux oraux » où sont travaillés la mise en voix, en espace et
en gestes.
En cinquième et quatrième, peu de changements sur le fond par rapport à la sixième si ce
n’est que la notion d’« œuvre poétique » est introduite puisqu’il est demandé d’en lire une ou

« un ensemble de poèmes du XIXe siècle » ainsi que celle de « contraintes formelles » puisque
il est demandé d’écrire pour autrui des textes poétiques à partir d’« exercices » de ce type.
Notons également que les élèves doivent déterminer les marques du genre des « formes fixes au
vers libre » - ce qui ne laisse pas d’étonner avec cette dernière notion plutôt difficile à définir…
Toutefois, on confirme que « le travail sur la poésie est lié, de manière privilégiée, à l’oral :
écoute et diction de poèmes » tout en demandant de lier « l’expression sonore (prosodie,
rythme, assonances et rimes) et le contenu figuratif de la poésie » en identifiant « les figures-
reines du discours poétique (métaphore, métonymie, antithèse, périphrase) et les symboles ». Si
une suggestion de séquence est proposée en poésie, il faut dire qu’elle est franchement
caricaturale et ne montre vraiment aucune ambition autre que de déplacer « une première
représentation, très contestable mais très prégnante du texte poétique » vers une autre
représentation tout aussi contestable et prégnante…
On notera l’introduction du concept de « poétique » apposé à celui d’« esthétique » et de
« représentation culturelle » en regard de « l’approche thématique » proposée dans la pratique
du groupement de textes : le lecteur cherchera vainement à comprendre le rapport éventuel entre
ce concept, « la poétique » et la « poésie » voire le « poème »… Dans le glossaire des « outils
de la langue », c’est bien comme théorie des genres qu’est conçue cette poétique et l’esthétique
l’est à partir d’une analytique du sensible ou de la beauté. Nous sommes alors forcément
conduit à un déplacement de la valeur hors langage, dans une extériorité à l’œuvre : des
catégories supérieures voire transcendantales, genre et beauté ou sensible, viendraient assurer le
jugement qui organise la réception sociale. Ce qui est aux antipodes d’une conception de la
poétique comme attention aux œuvres, au sens où le problème de la valeur consiste
essentiellement dans l’invention de sa propre historicité : « en tant qu’œuvre particulière, c’est
sa spécificité, et le caractère radical de son historicité qui font sa définition » (Dessons et
Meschonnic, 1998, p. 236). Une telle poétique ouvre alors vraiment à l’appréciation des œuvres
littéraires, des poèmes puisqu’elle ne cherche pas une qualité ajoutée à une définition mais
construit par la lecture critique lé définition avec la valeur, la valeur avec la définition. Chacun
sait cela en affirmant avoir bien lu « du Hugo » ou « du Prévert » (une œuvre invente une voix
qui définit l’œuvre) ou en parlant d’une « odyssée » ou d’une « robinsonnade » (une œuvre
invente un genre qui définit des imitations)… Pour des prolongements sur cette question, voir
Dessons (2005).
Aucune œuvre poétique n’est proposée voire suggérée pour l’étude d’une œuvre intégrale
quand des romans et pièces de théâtre le sont. En fin de compte, le cycle central du collège
assigne le poème au genre et à sa reconnaissance en tant qu’exemple d’un genre bien établi… à
« identifier ». Quand la poésie vient à l’écriture, elle va certes de l’imitation à la création mais
reste arrimée à des contraintes formelles allant jusqu’aux « calligrammes » qui semblent offrir
le nec plus ultra de la mise en page du poème quand les « sons » et les « rimes » font le pendant
sonore de « l’aspect visuel de la langue ». Dichotomie qui constitue bien une représentation du
langage…
Au paragraphe qui lie « lexique et discours », on retrouve la poésie comme « contexte de
signification globale » (par opposition à la prose) pour la reconnaissance des « figures
essentielles » de rhétorique.
En troisième, la poésie se spécifie en se dédoublant en deux sous-genres puisque nous
restons pour son approche dans un cadre générique : « poésie lytique » ou « expression de soi »
et « poésie engagée ». On découvre néanmoins que « la poésie, le roman ou la nouvelle, le
théâtre sont les lieux où les discours se combinent ». c’est que ce cycle est celui de la
« combinaison » après avoir conforté la « succession » et avant de s’engager dans

« l’entrecroisement ». Combinaison que l’étude de textes poétiques du XXe siècle sous la


direction essentielle des « formes d’argumentation », par exemple, dont l’axe d’étude sera
forcément la « liaison entre dimension poétique et argumentative » ! « L’engagement du poète »
obligera à entrecroiser « argumentation, expression de soi et prise en compte d’autrui »… Mais
à cette fin, il faudra des repères culturels historiques entre autres… et l’on n’est pas loin de
l’histoire littéraire. Mais beaucoup d’élèves auront besoin de commencer par des chansons
avant d’aborder « la poésie engagée trop complexe pour certains »…
Les répertoires d’œuvres et de poètes conseillés augmentent mais on ne voit pas bien ce qui
a permis de choisir telle œuvre ou tel poète car aucun critère n’est engagé, proposé ou risqué…
Au demeurant les références bibliographiques précises sont absentes et les œuvres de littérature
pour la jeunesse ne comportent pas d’œuvres poétiques alors qu’elles comportent des romans
classés en sous-genres et des bandes dessinées… On voit par là les restes de dispositifs qui ne
changent guère : la poésie reste un genre reconnaissable à des marques et les poèmes comme les
poètes ne servent au fond qu’à venir confirmer ces « reconnaissances ».
Tout en nous conformant aux Programmes, il s’agira dans cet ouvrage d’engager nos élèves
au-delà de ces reconnaissances dans une connaissance. Cette connaissance avec les poèmes est
une naissance à l’identité par l’altérité et l’altérité par l’identité que toute l’expérience
langagière ne cesse de travailler quand elle se fait écoute. Ce qu’est toute connaissance digne de
ce nom.

Plan de l’ouvrage
Dans un premier temps, les poèmes viendront transformer nos mauvaises habitudes dans
le domaine de la poésie pour que les problèmes du langage qui apparaissent dès qu’on rencontre
un poème, deviennent des raisons d’ouvrir et non de fermer l’attention au langage, l’attention à
tout le langage. On verra combien les oppositions duelles souvent convoquées en poésie obèrent
l’activité avec les poèmes. Contre toutes ces réductions ou ces instrumentalisations, nous
aborderons plus précisément tout ce qui devrait permettre d’ouvrir les portes, de respirer l’air de
tous les poèmes avec tous pour redécouvrir le langage en considérant ces oppositions comme
des tensions à tenir et entretenir au lieu d’en durcir les termes.
Ensuite, il suffira de s’organiser, d’organiser sa classe avec des séquences, des rituels et
des projets qui ne demanderont pas de se casser la tête ou de devenir savant mais seulement de
laisser agir les poèmes, leur force qui est souvent leur inconnu parfois fort familier à tout un
chacun dans ces pratiques et leur mise en œuvre. Nous y proposerons un exemple d’itinéraire à
travers les livres de poèmes, depuis la Grande Section de Maternelle jusqu’à la troisième de
Collège.
Puis on renforcera les conditions de la réussite en multipliant ce que d’habitude on
considère du côté de la réception : les anthologies. Sans oublier la lecture des anthologies
poétiques, il s’agira surtout d’en fabriquer, d’en inventer, d’en jouer. Et pour aller plus loin, on
reviendra sur ce qui fait le cœur de cette introduction, l’invention de sa voix en cherchant le
poème de sa vie. En considérant cette recherche à la fois du point de vue de chacun et du point
de vue de tous, la voix devrait permettre de renouveler l’attention à la langue, de construire une
culture vive, de lier implication personnelle et culture commune, bref, de s’approprier vraiment
les programmes de l’école et du collège avec les enfants d’aujourd’hui et les poèmes de
toujours. Ce qui demande de concevoir le « dire » bien au-delà de la simple oralisation des
textes comme un opérateur d’oralité au cœur de la trilogie organisatrice des activités de l’élève
en apprentissage : parler-lire-écrire. Et les poèmes nous rappellent au fond que la littérature
engage à (nous) dire à l’oral comme à l’écrit, en écriture comme en lecture, à inventer sa voix
en résonance.
Dix tensions à soutenir
pour redécouvrir le langage
avec les poèmes
On ne lit pas la poésie. On lit des poèmes.

Henri Meschonnic (1989, p. 116)

La poésie à l’École : quel est donc le problème ?


Il y a les bonnes intentions. Il y a les passions et les indifférences. Il y a les
représentations. Il y a…
Et il y a la situation. Elle est à la fois nouvelle et ancienne. Paradoxale pour le moins.
Nous l’avons vu : la tradition comme les Programmes attachent une certaine importance à la
poésie non seulement comme partie du corpus littéraire mais également comme mode d’agir du
langage. Mais, nous le savons, la poésie se trouve souvent délaissée si ce n’est instrumentalisée
et donc détournée. Soit elle reste donc à la porte de la classe, soit elle perd son âme en y
entrant… Reste que les enseignants comme les Programmes et, disons-le, les élèves attachent la
plus grande importance à ces moments où la classe « fait poésie ». Il y a donc à penser cette
situation en vue à la fois de rassurer ses acteurs mais également de l’éclairer au mieux pour que
ces moments trouvent leur efficience et aussi fasse le bonheur de ceux qui les vivent.
Nous avons proposé dès l’introduction de cet ouvrage de mettre les poèmes au cœur des
apprentissages. Il ne s’agit pas de venir après d’autres, à côté d’autres, défendre une boutique,
une spécialité, une sous-discipline. Il ne s’agit pas d’ajouter quoi que ce soit à tout ce qui échoit
à l’enseignement qui n’en peut plus… Il s’agit de considérer l’enjeu de ce qu’engagent les
poèmes quand les élèves peuvent vraiment vivre avec eux au cœur des dispositifs scolaires
quotidiens. Cet enjeu est, redisons-le, celui de l’apprentissage en tant que tel étant donné sa
dimension fondamentalement langagière : doublement langagière puisque toute connaissance
est une production langagière et une interaction langagière. Or nous parions sur le fait que ce
que nous cherchons avec la notion de poème c’est ce qui est le plus actif dans ces deux
dimensions : la dimension cognitive et la dimension dialogale dans leur interaction même. Le
pari est donc celui fait sur un levier qui devrait montrer non seulement son efficience mais
également son élégance au sens d’une simplicité ingénieuse. Allons aux poèmes et nous irons au
cœur du langage et donc au centre de gravité des apprentissages.
Nous savons alors qu’il nous faut débloquer le problème avec la poésie. Quel est-il au
fond ? C’est que la poésie est un opérateur de schizophrénie ! On comprend que beaucoup
l’évitent…. Ils auraient presque raison. N’exagérons pas et reconnaissons que la poésie est un
test qui fait mal : les discours à son propos (non seulement ce qu’on en pense mais surtout ce
qu’on en fait) sont pris dans le tourniquet de contradictions souvent résolues par un refus de la
réflexion qui passe tantôt par des discours passionnels qu’un subjectivisme hyperbolique
entraîne bien loin des poèmes à vrai dire (« on aime ou on aime pas… »), tantôt par des discours
autoritaires qui rendent la réflexion autiste et ignorent au fond les poèmes (« on a toujours fait
comme ça… »). Le résultat peut-être le délaissement ou le détournement. Pu importe ! il est
toujours le même puisqu’il accumule une non prise en considération des poèmes et un mépris
des élèves. En effet dans tous les cas les élèves doivent se soumettre à des modes de pensée et
d’activité avec les poèmes qu’il ne peuvent réfléchir sans parler de choisir quand ils ne sont pas
soumis à une absence de poèmes ou à de telles sélections qui font disparaître les poèmes sous
des apparences de poèmes : combien de « fichiers » n’ont de « poétiques » que le nom ! Les
professeurs sont-ils responsables ? Nous avons vu que les Programmes ne sont pas toujours
convaincants à ce sujet d’une part, d’autre part la tradition professionnelle est redoutable car elle
a toujours obligé chacun à réitérer des choix naturalisés sans que puisse être pensée la
configuration d’ensemble, la pratique dans toute sa complexité (pour des développements
historiques précis, voir Les Poésies, l’école). Les professeurs sont responsables quand ils
participent activement à cette naturalisation ; aussi leur responsabilité est-elle de ne plus
accepter celle-ci et de simplement ouvrir les dispositifs didactiques aux œuvres en pensant le
plus souvent a posteriori plus qu’a priori ce qu’il faut initier, transmettre, connaître avec les
poèmes. Ouvrir les dispositifs, c’est laisser les œuvres agir et laisser les élèves agir avec elles :
cela n’entraîne aucune passivité ! Bien au contraire ! Le professeur découvrira vite qu’une telle
ouverture exige de lui la plus grande activité : l’écoute. L’écoute active : des œuvres et des
élèves. Il verra vite que cette écoute va permettre d’augmenter son savoir-faire didactique et
pédagogique puisque d’une part il saura pourquoi et comment il faut faire confiance aux
œuvres, aux poèmes en l’occurrence, pour entraîner les élèves dans l’apprentissage, la
connaissance, le travail et l’amour, la raison et l’affect, et d’autre part, il trouvera presque par
lui-même les moyens d’accompagnement en amont et en aval pour que cette connaissance se
construise avec efficacité et élégance. Cet ouvrage s’essaie à accompagner un tel itinéraire.
Aussi pour le commencer faut-il dénaturaliser ce qui est fait à « la poésie » à l’École : le
dualisme y règne ! Il faut non éliminer les termes de contradictions qui réapparaîtraient aussi
subrepticement que nous aurions aimé les voir disparaître, mais bien maintenir des tensions et
progressivement nous détacher des termes pour leur préférer la relation, les relations, les mises
en tension, les passages, les échanges, les histoires…
S’il faut mettre les poèmes au cœur des apprentissages pour que l’élève en devienne le
sujet, la question se pose de savoir ce que sont ces poèmes. On a l’habitude d’éviter la question
de la définition de la poésie ou au contraire de s’y complaire : on navigue à vue entre
l’inexplicable mystère sacré d’un ineffable inatteignable et la liste infinie des procédés ou
conditions à remplir dans telle siècle, telle école, telle forme... ce qui fait que dans le premier
comme dans le second cas on convie à une chasse au dahu ! La poésie empêche de voir les
poèmes, l’arbre cache la forêt… À l’école primaire, on aurait tendance à éviter tout ce
questionnement quand, dans le secondaire, la grande affaire serait de s’y complaire plus on
approche de l’Université… mais, paradoxalement, l’éviter à l’école, c’est naturaliser la question
et laisser faire la poésie au lieu d’aller aux poèmes, c’est ne pas interroger une représentation au
lieu de sans cesse la rejouer car chaque poème invente la poésie sinon ce n’est pas un poème !
Pour une histoire précise de ces représentations concernant l’école primaire, on consultera Les
Poésies, l’école (Martin, 1997).
Car les poèmes sont pourtant bien définis très tôt dans la scolarité par un ou deux critères
formels accompagnés d’un ou deux critères thématiques tous rapportés à « la poésie » : vers et
rimes s’ajoutent aux images et fantaisies… On aperçoit déjà la contradiction qui associe
contraintes et libertés… sans y (faire) réfléchir. Les contradictions fleurissent et n’en finissent
pas d’organiser les discours d’accompagnement. Du coup, les élèves comme les enseignants
sont pris en flagrant délit de mensonges, de duperies et de bêtises quand on voudrait que
l’intelligence se marie avec le plaisir, la logique avec la fantaisie… Mais le secondaire ne fait

pas mieux quand il fait l’histoire d’un genre qui aurait disparu au XVIIIe siècle et exploserait au
XXe au point d’y détruire la notion de genre, quand il fait l’histoire d’une forme qui souffrirait
de tellement d’exceptions qu’elle se réfugierait dans la déformation, l’écart voire l’anormal…
quand il ne s’agit pas de la folie ! Dans des conditions presque opposées, le primaire et le
secondaire aboutissent au même paradoxe : définir la poésie sans vraiment écouter les poèmes,
du moins en les instrumentalisant au service d’une idée de la poésie, elle-même pleine de
paradoxes intenables !
Daniel Delas (« Didactique et poésie. Pour une distinction opératoire entre poème et
poésie » dans Enjeux, 2003, p. 46-54) pose fort bien le problème :
Affaire de linguistes, de philosophes, et s’il s’en trouve, de poéticiens, parler de LA poésie n’est peut-
être pas vraiment un bon moyen d’accrocher l’attention des élèves. En tout cas pas vraiment les élèves de
nos classes d’aujourd’hui.
Dans sa classe, avec ses élèves il me semble que le professeur cherche d’abord à lire/dire/
comprendre/aimer/fréquenter des textes concrets, des poèmes. Et que la didactique, donc, qui se définit
en partie, dans le domaine qui nos intéresse aujourd’hui, comme recherche des meilleurs moyens de
transmettre la valeur des textes poétiques, ne peut être didactique « de la poésie » mais didactique « du
poème ».

Allons aux poèmes. Qu’y a-t-il de commun entre ces deux textes ?
Picoli l’a dit,
S’il l’a dit,
C’est fini,
T’es pris !

Comptine de Bretagne (Baucomont, p 85)

Carnac

Les menhirs la nuit vont et viennent


Et se grignotent.

Les forêts le soir font du bruit en mangeant.

La mer met son goémon autour du cou – et serre.


Les bateaux froids poussent l’homme sur les rochers
Et serrent.

Eugène Guillevic (1968, p. 57)

La poésie ou la Bretagne ? Les deux ! Peut-être ! mais alors nous ne serons pas très
avancés… Disons qu’ils font poème chacun à leur manière, plus ou moins, c’est selon la
lecture, le lecteur… qu’il soit breton ou pas, en quête de poésie ou pas également ! Le premier
sert aux enfants à éliminer – ce qui revient à désigner – un joueur, mais on sait qu’il suffit de
ruser sur les syllabes ou de prolonger leur effet pour un peu tricher avec la métrique qui ici fait
rire avec sa diminution (5/3/3/2) et surtout sa rime « pauvre » en /i/. Le second sert à qui le veut
bien à connaître le monde, à découvrir son travail d’élimination, au sens d’un recommencement
infini qui inclut la mort dans la vie. Il y a du légendaire, ce n’est pas Picoli qui l’a dit ( !) mais
ça pourrait être un de ces êtres étranges qu’on peut croiser dans la lande bretonne ou dans les
rêves cosmogoniques. Quoi qu’il en soit, dans l’un et l’autre poèmes, l’homme comme le petit
d’homme est mis au défi de durer, de ruser contre l’élimination, par le mouvement même du
poème. Du ludique au tragique et inversement car c’est tragique d’être éliminé par une formule
comme c’est ludique de sentir les éléments les plus massifs et les plus grossiers faire preuve
d’une telle véhémence…
Plutôt que de définir et de catégoriser, il est plus engageant et plus sérieux à la fois de lire,
de ne jamais refuser de lire pour ensuite attacher toujours plus d’importance à sa lecture et à
l’œuvre lue qu’à ce qu’on a dit qu’il fallait lire dans ce qu’on a dit que c’était. Si l’on veut partir
et des poèmes et de l’expérience empirique de la lecture de qui que ce soit avec les poèmes, il
est nécessaire de considérer la lecture avant l’explication, l’œuvre avant le genre ou avant
les critères qui la rangent, la jugent, l’identifient. Alors, on verra des tensions à l’œuvre qui
n’éliminent jamais l’activité du poème. C’est le pari de la résolution du problème qu’on a avec
les poèmes à l’école tout le long du cursus scolaire : ils ont l’habitude de nous rendre
schizophrènes, alors qu’ils peuvent nous rendre moins bêtes avec le langage…
Disons-le franchement : il nous faut rompre avec le mensonge qui met, encore
aujourd’hui dans bien des classes et des manuels, la poésie dans un confetti (une page au
maximum) et dans une mécanique de coucou horloger (vers et rimes) au décor digne d’un
musée Grévin des enfantillages scolaires (jolies métaphores et belles images) avant de la rendre,
dans le secondaire (toutefois, les premières années du collège semblent poursuivre la conception
dominante du primaire), à l’histoire littéraire qui aligne des écoles et des méthodes bien rangées,
y compris et surtout dans ses errements (voyez Rimbaud), pour construire la fiction d’une
poésie nationale panthéonisée, chloroformisée, sans voix… et sans échos autres qu’une
religiosité sans croyance ou une indifférence sans raison. Certes, on dira que la poésie, à l’école,
est plus produite que lue ! On dira qu’il faut d’abord en faire avant d’en goûter ! mais on voit
vite que ce paradoxe, écrire sans lire, viendrait comme renforcer l’état de la poésie à l’école : ce
coucou qui sonne une heure qui n’est jamais à l’heure d’une vie dans le langage, ni à la hauteur
de l’enfance comme de tout apprentissage. On a un besoin urgent d’entendre des poèmes et
non des poétisations, de lire des poèmes autant que d’écrire avec les poèmes. À cette fin, il
nous faut observer les tensions qui nourrissent nos habitudes, non pour les éliminer mais pour
mieux les connaître et s’en servir pour augmenter notre écoute des poèmes. Et cette dernière,
c’est le levier décisif pour qu’on redécouvre chaque jour toujours à neuf le langage, notre
langage. C’est donc le levier d’une considération de l’élève, de l’enfant, comme sujet de ses
apprentissages.
Les dix séries dichotomiques qui suivent font le paysage des poèmes à l’École mais plus
certainement celui de la littérature à l’École et plus généralement celui du langage à l’École. Il
s’agit non d’éliminer les tensions comme on en a l’habitude mais de les maintenir, de les
déplacer, de ne jamais empêcher la vie du langage sous aucun prétexte même le plus
pédagogiquement bien intentionné ! Comment pourrait-on concevoir quelque apprentissage que
ce soit sans que le langage soit libre.
Poèmes longs et courts
celui qui bâtit le monde est celui
qui active son errance

Adonis (1991, p. 34).

Commençons par le BAba de la situation des poèmes à l’école. La définition première


reproduite à satiété par les manuels et les supports des activités en classe pose qu’un poème
c’est un texte qui tient sur une page. Si l’explication en est certainement facile, la conséquence
en est désastreuse : les poèmes seraient des textes qui tiennent sur une page parce que l’activité
massivement réalisée avec les poèmes, depuis des décennies, c’est la récitation qui consiste à
apprendre par cœur un court texte d’environ dix lignes… aussi le répertoire poétique des classes
se limite-t-il à des textes qui font environ dix lignes ! Et l’immense majorité des élèves au sortir
d’un cursus scolaire moyen voire supérieur ont l’idée que la poésie, c’est un ensemble de textes
qui tiennent sur une page quand le premier d’entre eux dans la culture gréco-latine, l’Odyssée
attribuée à Homère, fait 12 109 vers répartis en 24 chants ! L’honnêteté devrait nous faire dire à
nos élèves qu’étant donné leur âge, nous ne leur offrons que des fragments, des extraits, des
morceaux choisis. Mais l’habitude nous a fait gommer cette réalité. Aussi nous faut-il d’abord
rappeler ce fait simple et qui devrait être familier à chacun : les poèmes sont d’une diversité
considérable quant à leur dimension ! Il y en a des petits et des grands, des courts et des longs…
et aucune raison valable ne doit nous empêcher de lire les uns et les autres car parfois les plus
courts sont les plus difficiles et les plus longs pas si difficiles qu’il n’y paraît… mais attendons
sur ce point.
On peut en tirer deux règles :
- ne jamais présenter un fragment hors de son contexte, du moins sans référence
explicite à son contexte d’ensemble, y compris quand ce fragment a l’apparence d’un objet
indépendant ; exemples :
1. « La Cigale et la Fourmi » de Jean de La Fontaine => extrait du Livre I des Fables
(douze livres) ; première fable de ce Livre I qui en comprend 22.
2. « le printemps a dit :
"même moi je me perds en chacune des secondes qui m’échappe" »
=> c’est la treizième sur 24 des « feuilles dans le vent » du poète Adonis dans ses Mémoires du
vent (1991)
- organiser le plus souvent possible des va-et-vient entre le court et le long ; reprenons
nos exemples :
1. Donner aux élèves la table des matières du Livre 1 des Fables de la Fontaine. Les
élèves remarqueront d’eux-mêmes qu’il y a beaucoup de « couples », de « La Cigale et la
Fourmi » à la dernière fable, « Le Chêne et le Roseau » et donc que le dialogue entre deux
protagonistes est au principe de bien des fables et, si ce n’est le dialogue, c’est la controverse, la
dispute, la confrontation. Ils liront bien plus facilement la fable choisie sans avoir besoin
d’explications en s’étant familiarisés avec un répertoire plus large et forcément congruent.
2. Lire magistralement les 24 « feuilles dans le vent » du poète Adonis. Les élèves, en
charge du seul fragment 13, remarqueront peut-être que le (ra)conteur donne la parole par deux
autres fois à quelqu’un (« la faute » en 6 et « mon histoire » en 11) et ils pourront mieux
comprendre cette parole du printemps en lisant la dixième « feuille du vent » : « je balaie avec
l’attente / les araignées de la poussière »…
On sait que l’activité scolaire a tendance à privilégier les textes courts pour d’autres
raisons que la mémorisation : elle se consacre le plus souvent à la lecture intensive, à
l’observation rigoureuse et au plus près du texte. Mais les Programmes de l’école de 2002
demandent de l’ouvrir à d’autres perspectives : celle de l’œuvre intégrale en particulier, celle
aussi d’autres modes de lecture dont la lecture cursive y compris magistrale et enfin celle qui
permet de construire des réseaux entre des textes et aussi entre des passages ou des éléments
textuels qui peuvent être fort éloignés les uns des autres. Autant de perspectives qui impliquent
qu’on fasse toute sa place à des lectures ouvertes à des répertoires beaucoup plus vastes afin de
donner une tout autre valeur à l’attention qu’à certains moments on demandera d’avoir pour tel
ou tel fragment imposé ou librement choisi. Alors, l’élève découvrira que la lecture consiste
d’abord à lier et délier : construire des rapports entre des fragments et un ensemble, des
fragments entre eux, des lectures dispersées entre elles…
Bref, le gain de cette capillarité entre le court et le long dès le plus jeune âge est double,
non seulement en poésie mais en lecture : la lecture du fragment se nourrit de l’horizon de son
contexte et la lecture longue d’un texte dans son ensemble ou de fragments multiples s’ancre
dans des guidages qui n’ont de sens que parce qu’ils accompagnent un périple au long cours.
C’est tout le sens des Programmes actuels concernant la littérature : donner sens aux textes lus
et travaillés en classe parce que ce sont des œuvres. On en tirera donc l’enseignement suivant
concernant la poésie : pas de poème qui ne soit définitivement confiné sur une page… même
s’il n’en occupe qu’une ligne ou deux ! Tous les poèmes sont au long cours. Les haïkus comme
les devinettes des îles Maurice ! La devinette, certes, a son existence propre mais elle vient
toujours dans une série qui commence et parfois se scande par des rappels rituels :
Sirandane ?
- Sampek
Dilo dibut ? (De l’eau debout ?)
- Kann. (La canne à sucre.)
Dilo ampandan ? (De l’eau qui pend ?)
- Koko. (La noix de coco.)
Dilo durmi ? (de l’eau couchée ?)
- Ziromon. (La courge.)

Ainsi commencent les Sirandanes recueillies et traduites par Jean-Marie Gustave le


Clézio et son épouse Jémia (1990). Formule magique, sirandane/sampek, qui ensuite déclenche
un enchaînement rapide de questions-réponses… dont, bien sûr, chaque maillon est une perle
mais qui perdrait de sa force sans son collier : jeu de l’instant qui met en branle une sagesse
éternelle et infinie.
L’enjeu de la tension entre le court et le long, c’est bien celui de l’infini des lectures et
donc de la chance donnée à chaque lecteur de toujours pouvoir recommencer, relancer sa lecture
par un fragment ou en se laissant porter par le mouvement de l’œuvre dans son ensemble, dans
tout ce qu’elle porte avec elle. Chance qu’aucun élève, même et surtout si ses compétences
paraissent faibles, ne devrait se voir retirer sous aucun prétexte. Même si les poèmes sont
difficiles…
Poèmes faciles et difficiles

Lire un poème, c’est bien arriver à reconnaître qu’un


poème est un poème, et comment, ce qui ne va pas de soi.

Henri Meschonnic (2006, p. 22).

Les poèmes ne peuvent être lus en dehors des habitudes culturelles et parmi elles des
habitudes scolaires. Lesquelles leur font un sort étrange : soit il n’y aurait rien à comprendre
avec les poèmes puisqu’ils seraient une pure musique ou qu’ils offriraient des images
instantanées, soit il faudrait avant d’y accéder de longues et savantes explications quand il ne
faudrait pas de longues études… Bref, les poèmes seraient soit trop faciles, soit trop difficiles :
réservés tantôt aux élèves en difficulté comme remède miracle à leur dégoût de la lecture par
exemple et l’on verrait plus de poésie dans les ZEP que dans les écoles dites ordinaires ;
réservés tantôt aux excellents élèves qui sont versés dans la littérature et ont un bagage culturel
solide et il ne devrait plus y avoir de poésie que dans les classes préparatoires aux grandes
écoles littéraires… On peut reprendre ce schéma de l’acculturation poétique autrement : il y
aurait la poésie facile pour tous et la poésie difficile pour quelques-uns. Mais ce schéma tient-il
une seconde quand on observe ce qui se fait et ce que les élèves font avec les poèmes ? Avant de
répondre, rappelons une anecdote intéressante concernant notre fabuliste national : Jean de la
Fontaine dont le succès dès l’école primaire ne se dément pas depuis bientôt deux siècles alors
même que les savants et les prescripteurs ont toujours juré leurs grands dieux qu’il ne fallait pas
l’enseigner aux enfants parce qu’ils n’y comprenaient rien… Si bien des enfants ne
comprennent pas la morale de la fable « Le Loup et le Chien » (cinquième du Livre I), du moins
s’ils semblent qu’ils se méprennent souvent préférant à la faim l’embonpoint et ne voyant pas
que l’enjeu est la liberté d’aller et venir si ce n’est la liberté tout court, ils comprennent tous que
le Loup a le dernier mot et surtout qu’il « court encor » ainsi que toute la fable qui court dans
ses détails comme dans son ensemble. On peut parier que les enfants rêvent en disant ce vers :
« Chemin faisant il vit le col du Chien pelé » car, non seulement, « Chien pelé » les arrêtera
autant que le fameux « arbre perché » que Jean-Jacques Rousseau pointait dans « Le Corbeau et
le Renard » (Rousseau, 1966, p. 140 et suivantes), mais de « Chemin » à « Chien » il referont le
mouvement qui passe au-dessus de la césure 6/6 : « Chemin faisant il vit / le col du Chien
pelé ». Mouvement de la surprise de la vue : croisement dans la réflexion autant qu’arrêt dans le
compagnonnage.
Ce caractère facile ou difficile des textes dits poétiques est une représentation que la
lecture construit et, quand la lecture n’est plus invention, qu’arrive-t-il ? Elle se soumet aux
définitions qui la figent avant qu’elle ne commence ou dès qu’elle s’oublie ou bute sur une
difficulté. Car, comme pour tout texte, la facilité ou la difficulté d’un poème est la résultante de
sa lecture, de la lecture qu’on engage avec lui. C’est la lecture qui va alors produire facilités et/
ou difficultés et il serait plus intéressant d’habituer les élèves à poser cette caractéristique à
l’issue voire en cours de lecture plutôt qu’à son orée pour deux bonnes raisons qu’on formulera
ici comme deux préceptes à ne jamais oublier :
Ne jamais arrêter une lecture d’un texte prétendument difficile : qu’il s’agisse de son
vocabulaire ou de sa syntaxe, de sa composition ou de ses évocations rapidement jugées
difficiles, on s’empêcherait alors de le lire, de laisser faire sa lecture qui n’a pas forcément à se
soumettre à un régime de compréhension pas plus qu’à une manière d’interprétation ;
et aussi bien ne jamais raccourcir, bâcler ou même éluder la lecture d’un texte
prétendument facile : prétextant tout aussi fallacieusement de sa pseudo-transparence
concernant son sens ou sa composition voire ses intentions, on empêcherait alors d’apercevoir
l’infini de sa lecture et des lectures.
Il suffit d’un exemple pour suggérer qu’en tout poème le facile et le difficile sont des
productions de la lecture qui se soumet ou, au contraire, refuse de se soumettre aux codes
culturels (de compréhension-interprétation) de l’époque.
Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée ;
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.

Cette troisième séquence d’« Enfance » d’Arthur Rimbaud (1980, p. 111) est facile et
difficile ! N’importe quel lecteur considère d’abord ce texte comme une liste cumulative que le
présentatif « il y a » lance sept fois. D’aucuns arrêteraient même ce texte à un schéma
syntaxique facilement imitable : « Il y a X, Y…Z » en ajoutant même une détermination
indéfinie puisque se déclinent : « un oiseau, une horloge, une fondrière, une petite voiture, une
troupe de petits comédiens… » mais déjà apparaissent d’infimes variantes et surtout une attaque
et une chute. La liste, si elle est accumulation, addition, est surtout récitation : « Au bois, il y a
[…] enfin […] quelqu’un qui vous chasse ». La liste prend vie par ce récitatif qui met l’espace
dans la durée, plus précisément dans la subjectivité d’une expérience qui est autant celle de la
diction que celle de la description-narration. Diction parce que l’énonciation est marquée à
l’entrée et à la sortie par le vocatif (« vous ») qui pénètre tout le texte grâce à la porosité des
séries sémantiques ou prosodiques qu’il faut reconstruire par la fin – du moins lire en
remontant-descendant comme il est écrit à la ligne centrale (« qui descend » et « qui monte ») :
- on passerait ainsi des /q/ de la dernière ligne aux /p/,/b/ et /q/ de la pénultième et aux /b/
et /q/ de l’antépénultième pour revenir aux 4 /q/ de la quatrième ligne puis les deux /b/ de la
troisième avant l’alternance /p/ et /q/ pour finir et donc commencer par le /b/ du « au bois »
qu’on pourrait écrire « ô bois » !
- on passerait parallèlement de la chasse finale au chant initial de l’oiseau en remontant
par la lisière, le taillis, la fondrière et le bois, ou encore par les costumes, les rubans, la
cathédrale, la sonnerie silencieuse certes puis le chant ; mais descendons du rouge au blanc, du
sentier à la route, de la faim à la soif…
Ce parcours à la fois sauvage et savant ne cherche qu’à montrer les infinies relations qui
font la lecture à la fois facile et difficile de ce texte mais qui font surtout son rythme augmentatif
après un arrêt, une mise en mouvement, une course, une traversée du regard et enfin une
rencontre qui est une séparation. Rendre ce texte facile serait le réduire à une addition de détails
qui viendraient servir un sens unique, un récit orienté vers sa fin seulement quand il est
parcouru dans tous les sens de mouvements ininterrompus qui mettent tous le sens en éveil :
l’ouïe, la vue mais aussi la faim, la soif… et au-delà tous les affects. Rendre ce texte difficile
serait également empêcher de le laisser agir aussi facilement qu’il peut le faire avec tout un
chacun un peu comme une berceuse féerique. Bref, on voit par là que le point de vue sur le
caractère facile ou difficile d’un texte, et en l’occurrence d’un poème, mérite plutôt de se laisser
porter par la force du texte : la lecture alors gagnant en liberté est portée par le texte plus qu’elle
ne le porte. Les poèmes ne sont ni faciles ni difficiles par nature mais toujours nous disent ce
qu’est pour nous le facile et le difficile. Par quoi, il faudrait avec les élèves confronter des
lectures à ce propos : entre élèves, entre une première et une deuxième lecture, entre une lecture
fragmentaire et une lecture d’ensemble, etc. Autant de pistes qui vont alors déplacer le problème
et même le rendre très profitable à n’importe quel lecteur qui se verra alors voyager de la plus
grande familiarité à la plus forte étrangèreté, du proche au lointain et inversement : chez lui et
toujours ailleurs, l’hôte dans les deux sens du terme.
Poèmes en langue française et en langue étrangère
Les mots, les mots
Ne se laissent pas faire
Comme des catafalques.

Et toute langue
Est étrangère

Guillevic (1968, p. 138)

Un paradoxe fait la situation de l’école dans le choix de ses textes. Contrairement à


l’enseignement secondaire, l’enseignement primaire ne se pose pas de question sur l’origine
linguistique des textes qu’on y rencontre puisqu’ils semblent tous naturellement écrits en
français, la seule langue qui se parlerait… si, depuis quelques années on s’obligeait à y
enseigner des langues étrangères quand on ne s’oblige pas à écouter toutes les langues qui
vivent jusque dans l’école, dans les oreilles voire les bouches des écoliers même les plus
petits. Mais les habitudes sont tenaces et combien d’albums et parfois de romans même
courts sont lus comme s’ils n’étaient pas traduits ! Heureusement bien des enseignants
n’hésitent plus à faire apprendre à leurs élèves des comptines étrangères… et des poèmes en
langue étrangère ! Oui, mais alors, ces mêmes enseignants, ne risquent-ils pas de répéter,
comme on semble le dire un peu partout, qu’ils sont intraduisibles, ces poèmes en langues
étrangères ! Et alors on retombera dans l’autre face du paradoxe qui est que, dans le
secondaire, on ne peut lire la littérature étrangère qu’en langue étrangère même si on oublie
qu’on ne lit la Bible qu’en traduction de traduction et combien d’autres œuvres aussi ou
moins célèbres. Paradoxe donc où l’on passe allègrement du texte intraduisible au texte dont
on a effacé la traduction, et l’inverse comme s’il fallait maintenir la fiction d’une étanchéité
des langues dont le revers serait la fiction d’une langue adamique ante-babelienne : la langue
poétique ?

La situation n’est pas simple mais on a toujours tendance à la compliquer.


Contrairement à cette fiction d’une langue poétique déjà là ou à venir comme un destin qui
verrait la poésie, la langue poétique, sous les langues des poèmes, il n’y a pas de poèmes qui
ne soit écrit dans une langue donnée. Par conséquent, n’importe quel poème, comme
n’importe quel discours au sens de Benveniste (1974, p. 67 et suivantes), mais peut-être plus
intensément, plus conséquemment que n’importe quel discours, est l’inventeur de sa langue
car non seulement il l’actualise mais il la réinvente. N’importe quel poème est un opérateur
linguistique très puissant qui met au jour l’indissociabilité d’une langue et d’une culture. Il

n’y a pas plus langue française du XVIe siècle que ce neuvième sonnet des Regrets de Du
Bellay (1967, p. 74) :
France, mère des arts, des armes et des lois,
Tu m’as nourri longtemps du lait de ta mamelle :
Ores, comme un agneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois


Que ne me réponds-tu maintenant, ô cruelle ?
France, France, réponds à ma triste querelle.
Mais nul, sinon Écho, ne répond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,


Je sens venir l'hiver, de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait hérisser ma peau.

Las, tes autres agneaux n’ont faute de pâture,


Ils ne craignent le loup, le vent ni la froidure :
Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau.

Il est d’autant plus « français » qu’il s’écrit et s’écrie loin de la France ou, pour le moins,
dans le sentiment d’en être séparé, abandonné, rejeté même. Le poète Bernard Vargaftig, né en
1934, qui a dû, enfant, se cacher pour qu’on ne l’emmène vers les camps de la mort, commente
ainsi ce poème :
L’élan même de la vie

J'avais six ans en 1940. Et déjà le souvenir d'avoir vu des avions mitrailler le train que mes parents et
moi venions de fuir. Une fuite qui allait durer cinq ans.
Ainsi ai-je rencontré l'immense joie de lire - c'est-à-dire de déchiffrer, de comprendre l'autre et de
rêver - et le plaisir de vaincre la maladresse et d'écrire, en même temps que l'immense terreur - que je ne
comprenais pas - de devoir se cacher, s'enfuir, être séparé des siens. Simplement parce que nous étions
ce que nous sommes.
En même temps qu'à travers les pratiques de la langue, j'apprenais à être, ce moment tragique de
notre histoire m'apprenait à faire comme si je n'étais pas. Tout, sauf le déchirement le plus concret et le
plus intime, demeure aujourd'hui encore très confus.
C'est dans la poésie, parce qu'elle est beauté, que s'exprimait la fracture. Parce qu'un poème dit
toujours davantage que ce que disent les mots et la syntaxe, et aussi en s'inscrivant si vite dans la
mémoire. Enfin, parce qu'elle conduisait, en ce temps-là, à la «récitation» et donc vers soi-même de par
la nécessité de savoir «par cœur» et vers les autres, l'auditoire, et, en premier lieu, vers ceux qui
m'entouraient.
Alors que c'étaient, que ce sont les mêmes mots quand on dit la vérité et quand on ment, les poètes
les transformaient en geste, en acte, et ainsi leur donnaient sens. Et la force du poème est qu'il continue à
agir.
Lorsque par exemple, Du Bellay écrit dans la seconde strophe de son sonnet France mère des arts,
des armes et des lois:
Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois,
Que ne me réponds-tu, maintenant, ô cruelle ?
France, France, réponds à ma triste querelle:
Mais nul sinon Écho ne répond à ma voix.
comment ne pas entendre et dans le jeu des rimes et des assonances propre au sonnet, c'est-à-dire
dans le fait qu'elles répètent ici le système sonore de la première strophe, et dans la répétition de presque
chaque mot et son, de si à sinon, de enfant à maintenant, à France, de quelquefois à que, cruelle,
querelle, Écho... à la fois l'immensité de l'espace et la plénitude et le vide de l'écho ?
Il faut mesurer aussi comme le fait d'aller à la ligne, de couper la phrase, de créer un silence après ce
que dit le premier vers, fait vivre le déchirement qui crie.
Cette trame vivante, surgissement de sens et pensée, s'accompagne d'un autre mouvement que le son
u semble ponctuer : tu, tu, cruelle, nul, et qui est, lui aussi, comme un télégramme terrible de ce que
hurle la strophe. De même que ce qui se passe entre le o de ô cruelle et celui de Écho.
Le poème porte tout cela qui n'existe qu'en lui. Existence faite du brassage de toutes les matières de
la langue.
Chaque poème est ainsi invention. Transformation en acte du langage qui à la fois nous est commun
et semble surgir du plus intime de nous-mêmes. Déchirement qui est l'élan même de la vie. L'énigme.
Être.
C'est donc d'abord de cette valeur essentielle, de notre intégrité, qu'il s'agit. (Vargaftig, 2000)

Que ce soit donc du plus loin que la langue fasse sentir combien elle nous fait quand nous
la faisons, combien elle est toujours à recommencer pour constituer notre intégrité, c’est ce que
ce sonnet de Du Bellay montrerait toujours aujourd’hui dans un français qui n’est plus le nôtre
mais dans une voix qu’on entend au plus proche ainsi que Bernard Vargaftig le dit pour lui.
C’est pourquoi, l’identité, y compris linguistique, ou la langue maternelle comme l’on dit,
demande de travailler son altérité, chez Du Bellay et chez Vargaftig le relisant des siècles après,
chez n’importe quel lecteur d’un poème dans sa langue maternelle. C’est ce que Proust signalait
quand il disait d’une œuvre littéraire qu’elle est écrite dans une sorte de langue étrangère. N’est-
ce pas ce que nous disons de tout poème dès qu’il nous déshabitue dans ce que nous croyons
être notre langue maternelle, dès qu’il nous fait voir ce que nous ne savions pas qui y était parce
que nous ne savons pas toujours même nous entendre, entendre ce que nous nous disons.
Inversement, quand nous lisons un poème en traduction, si nous ne sentons pas la force
d’une altérité, si nous ne voyons pas sous un autre jour notre propre langue, nos propres façons
de dire et de vivre ; bref, si nous n’entendons pas de l’étranger dans ce français devenu trop
transparent, si nous ne sommes pas confrontés à un inconnu qui se fait entendre jusque dans
notre langue, c’est que le poème n’est pas traduit mais seulement transporté car une traduction
demande un rapport à une autre culture, une autre manière de vivre, de parler…
Il ne s’agit pas de dire alors que la poésie est intraduisible mais bien d’engager dans le
français un rapport encore inconnu que seule cette lecture d’une écriture qui a su traduire peut
engager. Partons avec Paul-Émile Victor (2005, p. 17 et suivantes) dans l’atelier du traduire
avec l’exemple d’un chant de cajolage pour enfants qu’il a recueilli à Angmagssalik en 1935 sur
la côte est du Groenland :
I. Texte pris sous la dictée en orthographe phonétique suivi de la prononciation en orthographe
française :

1 idaqānā idakrângâ
2 amaduaqanā qājā ammadouakrangâ krâyâ
3 idaqa idakra
4 amaduaqa ammadouakra
5 cicaduaqa tsitsadouakra
6 ajā ajā jē ayâ ayâ yêk
7 a’to’ciama artortsiammâ
8 cigicia tsiguîtsiak
9 ciamacia tsiammatsiak

II. Traduction littérale avec son commentaire

1 comme cela plonge ! – Le verbe « plonger » est ici celui employé pour décrire un phoque qui,
verticalement dans l’eau et la tête émergeant, plonge et réapparaît sur place. Il est également utilisé pour
de petits morceaux de glace qui plongent et réapparaissent sous l’effet des vagues.
2 comme c’est rond ! – Le mot « rond » a de plus, dans ce cas, le sens de « lisse », « brillant »
comme de la glace usée ou comme des joues d’enfant.
3 cela plonge.
4 c’est rond.
5 ça éclabousse. – Le verbe « éclabousser » est ici celui qui est employé pour décrire
l’éclaboussement de l’eau sur de la glace sous l’effet du vent, ou celui de phoques s’ébattant dans la mer.
6 ayâ ayâ yêk.
7 lève les yeux vers moi.
8 petite glace. – Petite glace de mer.
9 Tsiammatsiak. – Nom propre.

III. Texte adapté

Il est rond
il est brillant
comme une petite glace dans l’eau.
Il saute
il joue
comme une petite glace dans l’eau.
Aya aya yêk !
Lève les yeux
regarde-moi
petite glace dans l’eau !

On pourrait bien sûr discuter la traduction de Paul-Émile Victor mais n’a-t-il pas trouvé
une forme de langage que nous connaissons bien avec cette berceuse à répondre d’une forme de
vie qui nous est fort étrangère tout en la revivant au cœur même de nos vies mais d’une manière
toute neuve. Cette « petite glace dans l’eau » fait entendre la distance doublement : distance
affective avec l’enfant qu’il faut cajoler et distance culturelle et linguistique avec ce cajolage
eskimo… Et il était judicieux de garder les interjections qui passent elles d’une langue à l’autre
l’incompréhensible d’un mouvement de voix qui ne cherche qu’à enfouir le malheur d’un
moment dans le bonheur d’une relation langagière et corporelle.
Mais les traductions de poèmes ne demandent-elles pas de renoncer à l’absence – cette
traduction dite impossible ou qui renvoie toujours à ce qu’on ne peut trouver – et d’accepter le
voyage : c’est que traduire et donc lire une traduction c’est écrire et donc lire dans sa langue ce
qui peut encore et toujours y voyager : l’altérité qui garantit l’identité, la diversité et la pluralité
qui constituent au fond tous les faits de langue. Ce que le linguiste Ferdinand de Saussure qui
naviguait entre le français et l’allemand (en particulier les contes de ce domaine linguistique)
sans oublier le latin (on sait son intérêt pour les anagrammes dans la poésie lyrique latine),

signalait très clairement à l’orée du XXe siècle :


Première constatation dans les faits de langage : pluralité des langues, diversité géographique.
Cette variété dans l’espace apparaît à tout le monde (il n’en est pas ainsi des variations dans le
temps). Les sauvages mêmes ont cette notion ; c’est cette diversité qui fait prendre conscience aux
peuples de leur langue. Peut-être autrement ne s’apercevraient-ils pas qu’ils parlent
[…] Pour la linguistique, la diversité géographique des langues est bien le fait primordial.
[…] La pluralité des formes de langue sur le globe, la diversité de la langue quand nous passons d’un
pays à un autre, ou d’un district à un autre, c’est là pour ainsi dire la constatation primordiale, celle qu’il
est à la portée de tous de faire immédiatement. […]
Tandis que la variation de la langue dans le temps échappe forcément d’abord à l’observateur, il est
impossible que la variation dans l’espace lui échappe. Nous ne viendrons que plus tard à cette variation
dans le temps, et nous verrons qu’elle n’est pas séparable au fond de celle dans l’espace ; mais c’est
seulement la seconde, je le répète, qui est immédiatement donnée (cité dans Fehr, 2000, p. 54-55).

Nous pourrions retenir de ces quelques remarques au moins deux pistes que la poésie peut
promouvoir à l’école :
! Il n’y a pas d’acquisition de la langue maternelle sans écoute des autres langues,
quelles soient proches ou lointaines, familières ou étrangères, et au-delà de la
différence des langues, il n’y a pas d’acquisition linguistique et culturelle qui ne
passe par l’écoute de la pluralité qui constitue sa propre langue.
! Il n’y a pas d’acquisition de la langue maternelle sans que s’engage un voyage :
géographique pour découvrir que les autres ne parlent pas ma langue et temporel
pour découvrir que les anciens ne parlaient pas ma langue.
Ce qui revient à deux exigences s’agissant des poèmes à l’école :
La première consiste à lire des poèmes dans plusieurs langues et à lire les autres
langues en lisant des poèmes en français ;
La seconde à découvrir le plus tôt possible sa propre langue en s’essayant à traduire.
En d’autres termes, s’apercevoir que l’on parle, c’est découvrir les autres langues et les
autres dans sa langue. C’est à ce point que les poèmes peuvent beaucoup. Ils peuvent ce que
font les proverbes quand on les traduit, du moins quand on cherche dans les autres langues
comment ils résonnent. Ouvrons le livre Voyage en proverbes (Viallefont-Hass, 2002). Ce
voyage commence par « absence » et finit par « voyage » ! C’est exactement ce qu’il nous faut
faire pour tenir la tension du poème dans notre langue et du poème traduit : qu’on ne retrouve
pas le poème dans le poème traduit c’est certainement parce que « qui va à la chasse perd sa
place » et, comme les japonais pour lesquels « l’absent s’éloigne chaque jour », que « l’amour a
besoin des yeux, comme la pensée a besoin de la mémoire », ainsi que disait Madame de Staël.
Alors, « un de perdu, dix de retrouvés » ! C’est ce que certes, disent les Arabes, « qui vit voit
beaucoup » mais « qui voyage voit davantage » ! Alors, si « partir, c’est mourir un peu », il faut
bien se rappeler qu’« on n’emporte pas sa case en voyage » pas seulement en pays malinké !
Les proverbes, comme les poèmes, semblent intraduisibles alors qu’ils ne font que porter
à un plus haut point tout ce qui fait qu’on ne cesse de voyager entre la familiarité et
l’étrangèreté, entre l’identité et l’altérité : désirs et répulsions, attractions et peurs jouent ce
ballet que ne veulent pas voir les puristes comme les différencialistes. Les poèmes seraient alors
cette chance de toujours faire entendre et faire vivre surtout les passages d’une langue à l’autre,
d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre par-dessus toutes les frontières, les préjugés et les
empêchements ; ne serait-ce que pour apprendre qu’on est fait d’histoire(s) qu’on n’a jamais fini
de (se) raconter à condition qu’elles soient toujours vives et donc modernes comme disait
Baudelaire : avec « quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire – d’absolu et de
particulier »
Un poème « moderne » est alors un texte qui engage sa réénonciation infiniment parce
qu’il nous fait vivre notre présent. Traduire participe bien évidemment de cette modernité
puisqu’on y apprend qu’on parle avec toutes les langues, toutes les cultures… mais cette activité
n’est pas la seule.
Poèmes classiques et modernes
Comme il n’y a de discours que d’un sujet, il n’y a
d’historicité que par un sujet. Un sujet est celui qui fait
que d’autres sont des sujets. L’activité de l’art, de la
littérature, est, spécifiquement, l’avènement et la
transformation des sujets. En ce sens, les œuvres qui
durent sont celles qui sont inaccomplies. Ne cessent de
s’inaccomplir dans les sujets. C’est la définition de leur
modernité.

Henri Meschonnic (1988, p. 301).

Il y aurait deux « poésies », la contemporaine et l’ancienne, c’est-à-dire la classique, celle


qu’on a enseignée dans les classes. Il y aurait à l’école, les classiques qui de toute éternité le
resteront parce qu’ils l’auraient été presque à leur naissance (c’est la naturalisation du génie) et
la confusion du présent avec la multiplicité des individus voire des « mouvements » qui tous
échappent aux règles et aux normes à moins que les médias et la mode ne hiérarchisent et donc
sélectionnent le goût du jour. Mais rien ne viendrait altérer cette règle : les « classiques »
respecteraient les règles quand les « modernes » les enfreindraient. Ce qui a pour conséquence
que se confondent classicisme et académisme d’un côté, modernisme et avant-gardisme de
l’autre. Le paradoxe c’est que cela ne tient pas longtemps car depuis toujours le brouillage, le
mixage et les passages ont perturbé cette configuration que les siècles, les écoles et les modes
voudraient voir bien ordonnée. Pour deux bonnes raisons : toutes les époques ont été confuses
pour les contemporains et les usages du passé correspondent trop souvent à des
instrumentalisations qui en apprennent plus sur le présent que sur le passé. En d’autres termes,
les contemporains ont les classiques qu’ils méritent !
Les poèmes ne demanderaient qu’une seule chose à l’École : rester vivants, continuer à
faire du vivant, continuer à nous parler, à nous faire parler, à nous aider à vivre. Dans le cas
contraire, ils deviennent des vestiges qui demandent de nous un respect que l’on rend plus à leur
gardien qu’à leur monumentalité, des momies qui exigent de nous un rituel que l’on effectue
sous la férule de son animateur plus qu’en songeant à les rendre à la vie, même pour un instant.
Mais qu’ils soient classiques ou contemporains, l’enjeu est le même, car rien ne préserve les
contemporains de tomber vite dans l’académisme et donc de passer pour des vestiges sans
monumentalité ou des momies sans souffle de vie… Quant aux classiques pris dans
l’académisme, soit ils nous cachent des œuvres anciennes qui auraient bien plus de force, soit ils
servent les académismes contemporains comme faire-valoir ou comme repoussoir – ce sont les
deux faces d’une même médaille où les gardes du pouvoir et du savoir s’entendent contre tous
les solitaires intempestifs du langage, les vrais aventuriers du poème.
À l’école il faudrait observer combien le sort fait à ses propres classiques est paradoxal.
Prenons deux noms qui constituent comme deux piliers, l’un classique, d’autant plus qu’il
représente le siècle dit classique et donc la règle, et l’autre contemporain, d’autant plus qu’il
symbolise la contestation et donc la liberté voire la transgression.
Jean de La Fontaine (1621-1695) est-il condamné à ne raconter que « des histoires pour
enfants sages » afin qu’on découvre « au-delà […] une réflexion profonde sur l’humaine
condition » ?
Jacques Prévert (1900-1977) est-il « avant tout un poète, qui s’insurge, dénonce, mais sait
aussi s’émouvoir devant la beauté simple du monde » tout en étant un « auteur de pièces de
théâtre, de chansons, de scénarios » qui a fait son temps ?
Il y a avec ces deux auteurs et les manières de les lire tout l’enjeu de la poésie à l’école :
comment oublier une voix singulière derrière une instrumentalisation ? Comment universaliser
en dépersonnalisant, c’est-à-dire au fond comment réduire à néant la force de vie d’une œuvre ?
Qu’elle soit le parangon du classicisme ou du contemporain…

Charles Perrault dans ses Hommes illustres qui ont paru en France au XVIIe siècle (dans
La Fontaine, 1965, p. 8) note pour La Fontaine sa filiation avec Rabelais et Marot. Surtout il
souligne qu’il « cause une surprise toujours nouvelle » et inaugure ce que Jean-Jacques
Rousseau confirmera plus tard, à savoir que « ces qualités si délicates » sont également « si
faciles à dégénérer en mal et à faire un effet tout contraire à celui que l’auteur en
attend » (Rousseau, 1966, p. 139). Mais ni Perrault, ni Rousseau n’ont tort en mettant en garde
les pédagogues contre les interprétations amorales, voire immorales, des jeunes lecteurs si ce
n’est de bien des lecteurs des fables de La Fontaine – Perrault signalait que « ces qualités »,
celles des fables, « ont plu à tout le monde, aux sérieux, aux enjoués, aux cavaliers, aux dames,

aux vieillards, de même qu’aux enfants » ! C’est que les fables que les pédagogues du XIXe
siècle ne voulaient pas voir confiées aux enfants pour ces raisons qu’elles n’accomplissaient pas
correctement leur vertu moralisatrice, continuent à devoir jouer cette même vertu. Il y a un
entêtement avec La Fontaine ! Est-ce parce que ses fables défient tous les entêtements ? C’est ce
à quoi il faut se résigner car, par exemple, dans nos manuels scolaire, la fable « La grenouille
qui se veut faire aussi grosse que le bœuf » est toujours présentée pour sa morale universelle de
sagesse populaire qui voudrait qu’on se contente de sa condition quand c’est certainement son
art de la « muance » qui fait préférer La Fontaine à n’importe quel fabuliste pour catéchisme

religieux ou scolaire, républicain ou altermondialiste… Le XIXe siècle s’est échiné à remplacer


La Fontaine dans les mémoires enfantines par Florian et en 2001, une « anthologie de fables de
tous les temps pour mieux vivre ensemble » (Henry et Lejonc, 2001) ne dérogeait pas à la
tradition puisque La Fontaine s’y voyait éliminé par 70 auteurs : « prouesse du Fabuleux
fablier […] de n’avoir retenu qu’un seul texte du grand fabuliste » ! Heureusement, Claude Roy
venait in fine réciter (re-citer) « L’affable La Fontaine » en rappelant à chacun des lecteurs de ce
fablier presque sans La Fontaine, la morale de cette histoire :
Quand tu seras grand
il sera bien temps
d’apprendre qu’on n’a
souvent aucun besoin
d’un plus petit
que soif
pour boire à la fontaine.

Claude Roy a raison de sortir La Fontaine de la petitesse sans pour autant l’interdire aux
« petits » car « ta fable d’enfant », dit-il à chacun, il faut la « retisse[r] et [la] récite[r] »…
Car il n’y a pas à expliquer ce qu’on ne peut comprendre pas plus qu’il y a à comprendre
ce qui n’est pas explicable. La fable 3 du Livre I, « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse
que le bœuf », est-elle à mettre à l’aune d’une compréhension de la logique d’action de la
grenouille qui irait jusqu’à l’enjeu pragmatique du texte, les fameuses « intentions de
l’auteur » ? Si l’on en croit aussi bien les manuels (Comme un livre, Hachette et L’île aux mots,
Nathan) qu’un corrigé au concours d’entrée dans l’enseignement primaire (CRPE, 2005), il
s’agirait de confronter la signification construite avec la signification officielle, de lier
l’interprétation personnelle aux cadres interprétatifs élaborés en classe sous l’autorité du maître
sans pour autant atteindre le jugement esthétique. Bref, de préparer pour plus tard une
évaluation de la forme en assurant le socle d’une compréhension affermie du fond – c’est
d’ailleurs la position de Michel Fabre (1989) et de sa « lecture rhétorique » des fables … D’aller
à La Fontaine sans vraiment boire de son eau !
La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf

Une grenouille vit un bœuf


Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travailler
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant : « Regardez bien, ma sœur :
Est-ce assez ? dites-moi. N’y suis-je point encore ?
– Nenni. – M’y voici donc ? – Point du tout. – M’y voilà ?
– Vous n’en approchez point. » La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle en creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :


Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs
Tout petit prince a des ambassadeurs ;
Tout marquis veut avoir des pages.

Comment peut-on séparer des remarques vives et de détail aussi simples que « bœuf »
rime avec « œuf », que le son /an/ est un « chant sous le texte » jusqu’à « disant » et surtout
dans la séquence du vers 4 : « Envieuse s’étend, et s’enfle » qu’on réentend dans « s’enfla » au
vers 10, que la vue est au poste de commande, du premier verbe de la fable (« vit ») au premier
verbe du dialogue (« regardez ») sans oublier que « creva » est aussi la chute de l’anecdote et
que l’auditeur maintenant doit apprendre à voir en crevant les yeux de son enchantement qui
n’est pas seulement celui de la fable mais peut-être celui du monde, de toute représentation…
Car, on dit que La Fontaine rend le dialogue fonctionnel quand on ne parle pas de théâtre – et
l’habitude est de mettre en scène les fables en distribuant les paroles aux personnages : le
lecteur deviendrait témoin d’une scène et serait ainsi pris dans une stratégie argumentative qui
du cas passerait à la morale, du particulier au général. Mais cette opération qui veut déjouer les
pièges du récit et redonner à l’élève une distance, augmente l’écart qu’elle veut combler entre
l’implication que demande l’éclat du conteur-fabuliste et la distance que la représentation
demande pour la considérer comme représentative. C’est qu’on se trompe car la théâtralité de
La Fontaine n’est pas scénique mais purement vocale, entièrement langagière : le théâtre est
dans la voix et non la voix sur le théâtre. La Fontaine ne représente pas des scènes, aussi
exemplaires soient-elles, il invente une parole pleine de voix, une parole qu’on a envie de
retisser, réciter, comme dit Claude Roy, non pour séparer le plan narratif du plan axiologique
mais bien au contraire pour mesurer la force éthique du langage, l’intrication, le continu de
l’éthique et du poétique dans et par la fable. Celle de la grenouille et du bœuf, par exemple. Ne
s’agit-il pas de voir l’égalité (« égaler ») ailleurs que dans l’uniformité (la « grosseur » ou bien
le « bâtir » par exemple), ailleurs que dans la totalité (« Tout Bourgeois… ») mais bien dans la
diversité qui voit un « œuf » dans le « bœuf », qui ne peut entendre la « grosseur » qu’en
appelant la « sœur »… et qui généralise dans une énumération diminuante, si ce n’est
dysphorique (vers de 12 puis de 10 et enfin de 8 syllabes). On entend combien le monde est
vide d’être « plein ». On voit par les oreilles, nous apprend La Fontaine. Le poème de la fable
n’est pas sa morale mais l’éthique de sa voix qui n’arrête pas de « muancer », ce qui est bien
plus que de nuancer !
Jacques Prévert ne ferait pas dans la nuance avec son « cancre » ! Et les anthologies en
rajoutent puisqu’à L’École des poètes (collection « Enfance et poésie », Gallimard, 2004), on
compte pas moins de quatre poèmes de Prévert, et les plus longs, sur dix-huit poèmes de treize
poètes ! C’est que Prévert demande de sortir de l’école (« En sortant de l’école ») et son oiseau-
lyre écrit sur la « page d’écriture » des élèves que « les murs de la classe / s’écroulent
tranquillement »… Si Prévert est le prince de L’École des poètes c’est que cette école n’est pas
scolaire, n’est qu’une « école fermée » pour prendre à Georges Jean. Ce qui met la poésie de
l’école dans une zone de non-droit ou plutôt de non-voix : on lui laisse la parole pour qu’elle se
taise. Le poème de Jacques Prévert est également réduit à une pure instrumentalisation : un
loisir scolaire, une petite fête colorée sur fond de grisaille où la poésie ne change pas les jours
ordinaires. C’est que le moderne de ce contemporain est entièrement versé dans sa folie, dans sa
révolte, dans ses refus : la poésie mise au service d’une a-socialité. Et Prévert (1949, p. 56)
écrivait à la fin de son poème « l’accent grave » qui met en scène le professeur et son élève
Hamlet :
Je suis « où » je ne suis pas
Et, dans le fond, hein, à la réflexion,
Être « où » ne pas être
C’est peut-être aussi la question.

Le poème de Prévert est où il n’est pas ! Il n’est pas contemporain pour jouer le jeu d’une
identité fixée à la poésie : celle de jouer au fou du roi, à la folle du logis ou encore au cancre ! Il
n’est pas contemporain pour jouer le jeu de l’accent léger, forcément léger alors qu’il est grave
– ce qui ne veut pas dire contrit ! Il y a une légèreté qui n’exclut pas la gravité chez Prévert
comme il y a une naïveté gaie qui ne conduit pas forcément à la niaiserie contente. Il y a chez
Prévert (1949, p. 230) un enjeu du jeu de mots qui en fait autre chose qu’une utilisation du
langage, qu’une instrumentalisation de la langue, des idées et des sentiments…
L’Amiral Larima
Larima quoi
la rime à rien
l’amiral Larima
l’amiral Rien.
Oui, Prévert dans son poème ne rime pas à rien mais cherche la rime à la vie : arrimer la
rime à la vie et la vie à la rime et donc changer la rime en une rime générale. Exactement ce que
proposait Charles Péguy avec la « sonorité générale » (voir plus loin « Trouver sa voix » dans
« Pour aller plus loin »)
Prévert cherche une rime générale, par exemple, avec le connecteur répétitif des récits
d’enfants dans sa « page d’écriture » : le « et » s’y fait comme dans la Bible un « et » lançant,
une rime lançante voire lancinante qui n’arrête pas de mettre l’addition dans la ritournelle, la
ritournelle dans l’envol et l’envol dans l’écriture. Un redevenir (les cinq « redevient » de la
séquence finale) qui met le poème dans son récitatif parce que la récitation des tables d’addition
y devient la récitation d’un rêve à l’écoute du langage : oui, les tables d’addition font beaucoup
plus qu’additionner des chiffres, elles mettent le corps dans un état naissant, dans une parole qui
s’invente et qui s’infinit : « redevenir » est le verbe de cet infini du poème Prévert autant que ses
inventaires – par exemple, celui qu’on trouve sous la forme de la comptine enchaînée (ou
déchaînée !) dans la « Chanson pour chanter à tue-tête et à cloche-pied » (Prévert, 1963, p. 32 -
Poème illustré par Jacqueline Duhême dans Prévert, 2001.).
Qu’un classique « muance » la règle et qu’un moderne « inaccomplisse » la contestation
montre à l’envi que la dichotomie ne tient pas : l’un et l’autre n’opposent pas la tradition au
contemporain, la vie au poème, l’ordinaire au fabuleux, la récitation au récitatif. Ils cherchent
tout au contraire, et c’est là leur force dans la bouche des enfants, le continu d’une activité qui
ne peut s’arrêter si on ne la ramène pas à des fonctions culturelles que le poème réduit non à
néant mais à chaque époque, chaque situation. Les classiques comme les contemporains
quand ils sont poèmes nous lisent plus que nous les lisons.
C’est pourquoi, on veillera dans la classe à opérer ces va-et-vient permanents des
contemporains aux anciens et inversement mais également à chercher la modernité des textes
anciens et l’ancienneté des textes les plus récents… car il y a du passé qui a de l’avenir quand
certains qui se disent en avant n’en ont pas.
Poèmes savants et populaires
Toute opposition radicale entre poésie populaire et poésie
lettrée est artificielle.

Claude Roy (1997, p. 12).

Redoublant la dichotomie des anciens et des modernes, celle d’une poésie savante qui
serait séparée depuis longtemps d’une poésie populaire, viendrait comme justifier tous les
efforts que l’école fait pour combler le fossé toujours grandissant de l’une à l’autre, des uns aux
autres. On ne peut plus résister au discours sociologique qui a presque naturellement reproduit
cette séparation des cultures sachant bien qu’aujourd’hui les cultures populaires ont de plus
disparus pour laisser place à la confusion des cultures médiatiques forcément jeunes et autres
dénominations au gré des points de vue qui veulent homogénéiser des pratiques culturelles
toujours en mouvement et jamais aussi éloignées les unes des autres qu’on ne le dit. Il faudrait
donc, à partir de la poésie, repenser ces séparations qui empêchent l’école d’être à l’écoute de
toutes les pratiques culturelles et surtout langagières, sans pour autant stigmatiser quelque
public que ce soit et surtout confiner tel public dans telle dénomination même momentanée.
Mais pour que la poésie contribue à ce que les pratiques culturelles soient plus des postes
d’écoute que des ghettos de sourds, encore faut-il qu’on conteste cette fiction d’une poésie
savante et d’une poésie populaire.
Il suffit de lire un poème de Max Jacob (1960, p. 127) :
Musique acidulée

Boum ! Dame ! Amsterdam.


Barège n’est pas Baume-les-dames !
Papa n’est pas là !
L’ipéca du rat n’est pas du chocolat ;
Gros lot du Congo ? oh ! le beau Limpopo !
Port du mort, il sort de l’or (bis).
Clair de mer de verre de terre
Rage, mage, déménage
Du fromage où tu nages
Papa n’est pas là.
L’ipéca du Maradjah de Nepala.
Pipi, j’ai envie
Hi ! faut y l’dire ici.
Vrai ? Vrai ?

Quiconque entend dès le premier vers cette comptine (dont une variante commence par
« Amsterdam » dans Baucomont, 1961, p. 111) :
Am stram gram
Pic et pic et colégram
Bour et bour et ratatam
Am stram gram
Pic !

Il ne s’agit pas de repérer tous les échos qui résonnent dans un tel poème mais seulement
de rappeler combien les poètes sont attentifs aux multiples expériences langagières de leurs
contemporains surtout quand elles sont enfouies dans des millénaires de pratiques langagières
qui n’ont cessé de mettre du corps dans le langage et le langage dans les corps. Claude Roy a
parfaitement fait le point sur cette dichotomie en préfaçant son excellent Trésor de la poésie
populaire française (1997, p. 9 et suivantes) :
[…] La poésie populaire est le fruit de la collaboration d'un homme dont nous ignorons seulement le
nom (souvent) avec d'autres hommes dont nous ignorons les noms (presque toujours). Il est aussi
absurde de croire que le Peuple n'a jamais rien créé, que de croire que, seul, le Peuple crée. Homère
n'était pas une société anonyme, l'auteur du Roi Renaud non plus. Mais ce qu'ils ont créé, qu'ils soient
eux-mêmes aristocrates ou manants, poètes professionnels ou marins, professionnels ou amateurs, ceux
qui nous l'ont transmis l'ont toujours enrichi (ou appauvri), perfectionné (ou déformé), épuré (ou
renforcé). La poésie populaire n'est pas une œuvre collective au sens vague du terme. Elle l'est dans sa
fonction, son service et son histoire. […]
Aussi n'y a-t-il pas, en réalité, une différence essentielle entre l’œuvre qu'on dit littéraire et l’œuvre
qu'on dit populaire. Le travail collectif des générations et des milieux différents, lorsqu'il fait vivre et
survivre un texte, reproduit avec lenteur et tâtonnements le travail même du poète, seul en face de ce que
l'inspiration lui a proposé. L'écrivain rature et resserre, recherche la rigueur et la simplicité. Il éprouve
son texte, le modifie, le conduit à son terme avec patience et effort. Il cherche à lui faire exprimer sa
plus grande richesse dans son plus extrême dépouillement. Il ôte, et il ajoute, il modifie et il polit. Ce qui
s'accomplit dans la poésie populaire de bouche en bouche, de ville à campagne, s'accomplit dans l'esprit
même du créateur solitaire. De bouche à oreille, de rire à malentendu, de mémoire à oubli, le poème suit
dans le peuple le même petit bonhomme de chemin que suit le manuscrit du poète dans son cabinet. Que
l'homme travaille dans la retraite, ou que les hommes se mettent « à plusieurs », les lois du génie sont les
mêmes. Mais le poète-poète gagne simplement du temps sur l'équipe qui travaille en commun, plus ou
moins consciemment. […]
Toute opposition radicale entre poésie populaire et poésie lettrée est artificielle. La poésie devient
populaire dans sa forme quand celle-ci est telle que la mémoire collective la retient aisément et la
perfectionne naturellement. Et c'est davantage la forme que les thèmes qui définissent une poésie
populaire, car le poète savant, très souvent, sans trouver le bonheur d’expression du poème populaire,
s'essaie aux thèmes de la vie rurale ou ouvrière, qui sont les sujets de prédilection de la poésie populaire.
Il échoue souvent, parce qu'il les aborde la plupart du temps de l'extérieur.

On peut lire alors le poème de Max Jacob autrement que comme un pastiche de la poésie
populaire : c’est, à proprement parler, sa réinvention par sa continuation. Cette « musique
acidulée » est un poème légèrement acide car il met la poésie hors de toute mièvrerie sans pour
autant la sacraliser et fait donc une petite musique qu’on ne cessera de reprendre comme les
scies et autres airs populaires. Et Max Jacob conclut sur ce qu’on demande à n’importe quel
poème : « Vrai ? Vrai ? ». Non qu’il nous doive la vérité mais qu’il nous engage dans le langage
avec une éthique de son dire à la hauteur de son dit. Une euphorie qui met tout le langage dans
la relation jubilatoire où l’entraînement réciproque enchaîne pour rendre libre, lie pour délier,
met « la pensée dans la bouche », comme disait Tristan Tzara. Et puis une telle question est
celle que tous les enfants posent quand on les a transportés dans le conte : cette « magie » de la
transmission qui est l’activité d’une voix qu’on veut réentendre jusqu’à ce qu’on la devienne,
qu’on raconte soi-même aux autres ce qui a été transmis magiquement montre à l’envi que la
question n’est pas celle de la vérité référentielle, la vérité du dit mais bien celle de la vérité du
dire et donc celle de l’éthique de la relation langagière. C’est à cette « question » que le poème
nous ramène toujours et pourquoi il ne peut opposer pratiques savantes et populaires autrement
qu’à déplacer cette dichotomie vers ce qui ne peut faire semblant, ce qui ne peut tricher, ce qui
ne peut admettre ni la pédanterie ni la démagogie.
Il est donc nécessaire de ne plus réduire les pratiques langagières enfantines qui
accompagnent leurs jeux aussi bien que leur solitude parfois, à quelques enfantillages ou
niaiseries quand elles recèlent potentiellement toute la culture de l’humanité et, pour le moins,
tout le legs poétique des millénaires. Inversement, il est nécessaire d’entendre avec chaque
poème dûment homologué par l’histoire littéraire ou le panthéon des grands hommes, combien
il résonne de ce langage qui passe de bouche en bouche et de corps en corps dans les jeux de
langage les plus variés de l’humanité tout entière. Malherbe, le poète que l’histoire littéraire a
classé depuis le fameux « Enfin Malherbe vint » de Boileau, comme le redresseur de la langue
française, arc-bouté sur sa clarté et sa pureté, et le parangon d’un purisme hautain et savant, ne
faisait-il pas appel au « langage des crocheteurs du Port au Foin », c’est-à-dire au langage le

plus gueux de Paris en ce début du XVIIe siècle.


Nos contemporains semblent préférer Saint-Denis à Paris, le 9-3 à Paname et le slam
ferait la poésie contemporaine de la banlieue pour ses enfants pas toujours heureux… Grand
Corps Malade (2006) dit son texte, « Saint-Denis », qui commence ainsi :
J’voudrrais faire un slam pour une grande dame que j’connais depuis tout petit – J’voudrais faire un
slam pour celle qui voit ma vieille canne du lundi au samedi – J’voudrais faire un slam pour une vieille
femme dans laquelle j’ai grandi – J’voudrais faire un slam pour cette banlieue nord de Paname qu’on
appelle Saint-Denis […]

Si la rime est au rendez-vous, elle vient surtout rimer avec la bande son d’une ville
reconstituée dans ses clichés qui accompagnent cette diction où la pragmatique l’emporte :
- « j’voudrais faire un slam » qui est à l’incipit du refrain (ouvrant et fermant le texte)
indique un paradoxe puisque le volontarisme (« vouloir faire ») semble suffire quand on sait
bien que l’objet (« un slam ») n’en est pas un puisqu’il s’agit d’une relation, d’un passage de
quelqu’un à quelqu’un, d’une activité transformatrice ; en l’occurrence, il s’agit non seulement
de changer les idées sur la banlieue mais d’amener celui qui écoute à y venir, à partager la vie
de celui qui parle et qui y vit, à Saint-Denis ;
- la dédicace très importante dans le rap rappelle l’adresse de la tradition poétique qu’il
s’agisse d’un envoi à une autorité ou qu’il s’agisse d’un dialogue toujours engagé avec la
personne aimée ; ici elle est double puisque le slam est destiné à « une grande dame »,
personnification de la ville à valeur allégorique qui vise à égaler « Paname »… mais l’adresse
fait ensuite place à un tutoiement qui vise l’auditeur (« Prends la ligne D du RER et erre dans
les rues sévères d’une ville pleine de caractère […] ») afin de le convaincre (« j’espère que j’tai
convaincu. Et si tu m’traites de parisien, j’tenfonce ma béquille dans l’… »).
Il suffit de lire un des « regrets » de Du Bellay (1967, p. 189) pour que le « slam » de
Grand Corps Malade s’entende dans la tradition poétique d’une part et surtout pour que le va-et-
vient du savant au populaire soit rétabli, car Grand Corps Malade semble naviguer à vue entre
pédanterie et démagogie pour ne plus faire entendre la relation, son dire sous un dit que la
machine médiatique a vite fait de calibrer, de normaliser dans son consensus :
Ronsard, j’ai vu l’orgueil des colosses antiques,
Les théâtres en rond ouverts de tous côtés,
Les colonnes, les arcs, les hauts temples voûtés,
Et les sommets pointus des carrés obélisques.

J’ai vu des empereurs les grands thermes publiques,


J’ai vu leurs monuments que le temps a domptés,
J’ai vu leurs beaux palais que l’herbe a surmontés,
Et des vieux murs romains les poudreuses reliques.

Bref, j’ai vu tout cela que Rome a de nouveau,


De rare, d’excellent, de superbe et de beau :
Mais je n’y ai point vu encore si grande chose

Que cette Marguerite, où semble que les cieux


Pour effacer l’honneur de tous les siècles vieux,
De leurs plus beaux présents ont l’excellence enclose.

Ce 181e sonnet des Regrets qui en compte 191, s’adresse à Ronsard – le tu du poème –
mais la dédicace véritable et l’interlocutrice recherchée est bien Marguerite (Marguerite de

Savoie, fille de François 1er). On peut s’étonner de la comparaison offerte par Du Bellay : une
ville en regard d’une femme, Rome et Marguerite… tout comme fait Grand Corps Malade avec
sa « grande dame » et « vieille femme » pour son Saint-Denis. Traditions savante et populaire
confondues de la personnification allégorique certainement ; traditions savantes et populaire de
l’adresse, l’épître en forme de sonnet comme la dédicace en forme de « slam » rappellent que
dans les deux traditions, le dialogisme est fondamental parce que la parole insistante se fait
volontiers pragmatique, cherchant à obtenir de l’interlocuteur qu’il se déplace dans tous les sens
du terme…
C’est ce déplacement dans tous les sens qu’il faut souhaiter quand les poésies savantes et
populaires s’enferment dans leur surdité respective : elles y perdent leur âme paradoxalement, la
première pour finir dans un desséchant formalisme ou un repoussant hermétisme et la seconde
pour s’achever dans d’éphémères productions qui servent de fonds sonores à des activités
souvent déshumanisées (consommation de masse ou rituels autoritaires…).
Poèmes en vers et en proses
Il faut qu’il y ait
dans le poème
un nombre
tel
qu’il empêche
de compter

Paul Claudel (1996, 108e phrase)

Si la poésie fait dire les plus belles choses, elle fait dire aussi des bêtises et on les répète
sans réfléchir. La plus grosse c’est bien celle qui oppose prose et poésie. Cette dualité est
installée depuis très longtemps dans la tradition occidentale et particulièrement française ; elle
repose sur une lecture (contestable) d’Aristote (voir Dessons, Meschonnic, 1998, p. 57 et
suivantes et Dessons, 2005, p. 15 et suivantes). Elle est la source de confusions et de querelles :
confusion de la prose et du langage parlé voire ordinaire d’un côté, confusion du rythme
poétique et de la métrique d’un autre ; querelles autour de la notion de vers libre, de la
traduction des vers en prose, du poème en prose, etc. Cette dualité a au moins deux
conséquences qui sont la réduction de la poésie au vers, lequel souvent lui sert de définition, et
l’impossibilité de lire du poème dans les proses, lesquelles racontent, décrivent, expliquent (voir
les typologies textuelles) mais alors perdent leur(s) voix. Or tout le monde sait que, depuis déjà
longtemps, ce qu’on appelle poème est en vers ou en proses (mettre le pluriel car il y a des
proses et des vers !) et qu’un bon poème n’est pas garanti parce qu’on y versifie. Ajoutons tout
de suite que la seconde définition qui accompagne celle de la poésie par le vers à l’école c’est
celle de la rime ; or la rime n’est certainement pas l’apanage du vers : les proses rimées existent
depuis toujours et l’écoute des rimes dans n’importe quel texte est un bon test de sa force
poétique à condition d’élargir la notion de rime à tout ce qui résonne, à tout ce qui fait
entendre le fil continu d’une voix et parfois même de plusieurs voix.
Paradoxalement, il y aurait à écouter la prose des vers pour les sortir du seul décompte
des syllabes qui fait du lecteur un auditeur de métronome et non un écouteur de voix ! De
même, il y aurait avantage, particulièrement avec les poèmes depuis Apollinaire, à parler de
lignes plus que de vers quand les vers n’en sont plus : on peut affirmer qu’un vers n’existe
pas en soi mais dans un système métrique qui met en rapport des lignes dont on perçoit bien le
nombre équivalent de syllabes. Mais aujourd’hui les dictions sont tellement variables d’une
écriture à l’autre qu’on ne peut lire des vers sauf si le système de cette écriture montre qu’il en
est ainsi. Prenons quelques exemples.
Voici une perle, c’est l’étymologie latine de Marguerite, une comptine qui passe de
bouche en bouche pour un effeuillage du langage :
Marguerite,
Fleur petite,
Verte au pied,
Rouge autour,
Dis-moi quelles sont mes amours.
Il m’aime
Un peu,
Beaucoup,
Passionnément,
Pas du tout.

On relit cette comptine recueillie par Pierre Roy (1994), l’illustrant d’une jeune fille
effeuillant sa jupe. Une métrique ( 3-3-3-3 / 8 / 2-2-2-4-3 ) dans un cadre presque symétrique
(12 / 8 / 13) qui aurait pu l’être avec un dernier « vers » réduit à « Du tout », mais l’attaque qui
est aussi importante que la rime imposait « Pas du tout » comme chute répondant à l’envol
(« passion ») et à la chute (« mensonge ») du « Passionnément » (voir le poème éponyme de
Ghérasim Luca, 1986). Après le ronron du bonheur du premier quatrain (rimes, allitérations et
assonances) interrompu par l’interrogation indirecte, le doute du huit-syllabes central qui se
décompte dans le déséquilibre (2-3-3), et la relance sur des longues dans les trois vers de deux-
syllabes, s’allongeant encore plus dans le quatrième puis revenant au trois-syllabes qui n’est pas
une répétition des premiers vers de la comptine mais leur transformation en une déception : un
rien proche du nada des mystiques, qu’offre la négation et l’arrêt vocalique qui reprend pourtant
la rime du dernier vers de la première strophe (de « Rouge autour » à « Pas du tout ») sans le
prolonger dans la consonne de Marguerite… Claudication qui fait pencher, entrer en relation.
L’effeuillage prosodique est une dénudation du corps langagier qui tourne autour, pour y
tomber peut-être, de la bouche, du sexe, de la fleur d’ombre. En élevant le compte trop vite de
« un » à « beaucoup », la passion est passée sans reste autrement qu’à recommencer, car on n’en
finit pas d’effeuiller la comptine, le langage, son infini, son chant : « Dis-moi… ». Relance par
le milieu de la comptine comme un incessant jeu qui empêche à chaque moment du processus
relationnel langagier de s’arrêter car « ni dans les concepts, ni dans la langue elle-même, il n’y a
place pour des éléments proprement discontinus » :
Lorsque l’âme s’éveille vraiment au sentiment que la langue est bien autre chose qu’un moyen
d’échange servant à la compréhension mutuelle, un véritable monde que l’esprit doit instituer entre lui et
les objets en mettant au travail son énergie propre, elle se trouve dans les conditions qui ouvrent toutes
les promesses d’un enrichissement mutuel. (Humboldt, 1974, p. 329)

Aussi faudrait-il aller vers une rythmique plus que vers une métrique, même quand la
métrique semble prendre le dessus mais en sachant bien que plusieurs principes peuvent
l’organiser. Prenons un autre exemple beaucoup plus difficile qui permettra alors de comprendre
bien des textes…
Air et caillou aucune ombre
L’horizon la lavande il y a
La nudité que le précipice
Est venu jeter sur l’aube

Un déchirement immense
Trop d’écho le feuillage entrevu
Quand les dahlias le mur la poussière
Couraient où les mots respirent

Comme alors vivre vivre dévale


Et il manque un instant dans l’éclair
Et je reconnais l’été

La rue un roncier dont tout à coup


Le lointain se séparait les merles
Muets sans que rien ne tremble

Extrait d’un long poème, Un Récit, ce poème de Bernard Vargaftig (1991, p. 12) est
comme tous ceux du livre mesuré. Comptons les syllabes de ces deux quatrains suivis de deux
tercets : 7-9-9-7 / 7-9-9-7 / 9-9-7 / 9-9-7. Notons que le dernier vers demande la diérèse sur
« muets » : « mu-ets » puisque le système du poème impose de compter sept syllabes…
Nous devrions scolairement lire un sonnet mais la chose se complique quand on aperçoit
l’organisation métrique qui permettrait de lire par-dessus (ou plutôt par-dessous !) l’organisation
graphique : 7 (9-9-7) / 7 (9-9-7) / (9-9-7) / (9-9-7), soit une organisation qui introduit sous les
quatrains des tercets et donne alors aux vers inauguraux des deux quatrains un poids certain.
Mais il faudrait vite confirmer (voire confronter) le décompte syllabique par le découpage
accentuel, les rythmes prosodiques. Contentons-nous de relever quelques phénomènes qui
viendront suggérer ce à quoi nous aimerions engager les lecteurs sans qu’aucune technicité ne
soit requise – ce qui n’empêche pas la rigueur et des acquisitions dans ce domaine…
Ce poème de l’impair joue son pair ! Dans la première strophe, l’analyse accentuelle
donnerait les groupes suivants : (4-3)-(3-3-3)-(4-5)-(3-4) où l’énumération qui semble confuse
montre qu’elle est tenue dans une symétrie toutefois défaite par le vers suivant (5-2) avec
lecture possible (2-3-2) qui serait confirmée par les vers suivants (« Couraient où les mots
respirent »). Revenons au premier quatrain pour remarquer qu’il commence dans
l’indétermination (« air et caillou » avec déterminant zéro, diraient les linguistes) si ce n’est
dans l’absence, l’indéfinition (« aucune ombre ») pour mieux ensuite faire entendre la consonne
de la détermination, de la définition (« l ») jusqu’au hiatus (« la lavande ») et jusqu’au rappel
quasiment conceptuel du présentatif augural en philosophie (« il y a ») dont on entend
évidemment l’accent rimbaldien voire apolinairien. Et « l’aube » est bien le dernier mot ! Mais
il faudrait encore ajouter à ces remarques qui décidément s’éloignent de la versification pour
mieux la retrouver peut-être, que la conjugaison verbale y est étrange : sorte de futur immédiat
au passé. Mais tout le poème va ensuite joindre l’imparfait et le présent, l’itératif et
l’inaccompli ; ce que signalait ce futur immédiat du passé ! car tout ce poème et tout Un Récit
est un poème dont les vers, entre autres, font l’itératif qui n’est pas une simple répétition mais
un resouvenir en avant dans une prose qui ne cesse de s’inaccomplir, de recommencer, de
chercher son « vivre vivre » (forme intensive plus que répétitive). Ce que nous pouvons lire
dans les attaques du premier tercet (« et ») qui font entendre comme des rimes en avant le mot
« été » qui avait déjà résonné dans « l’éclair ». Lequel rimerait avec « tout à coup » (ce qu’on
peut appeler une rime sémantique) avant que le syntagme final (« rien ne tremble ») ne vienne
rimer avec le syntagme final du premier vers (« aucune ombre ») qui font des équivalences
certainement sémantiques mais également en partie sonores. Rien ne sert de tout dire… Il suffit
d’écouter ce qu’on peut mettre ensemble et on perçoit très vite que ce poème demande
beaucoup plus qu’une simple métrique, que cette dernière même dans son extrême complexité
demande vite de sortir des séparations qui organisent traditionnellement l’analyse des vers
(métrique, syntaxe, sémantique, prosodie…) pour suivre des trajets de lecture qui n’hésitent pas
à mêler tous ces niveaux et surtout à suivre les forces rythmiques du poème dans sa lecture.
Chaque lecture prend alors valeur et surtout le poème montre son infini – non pas parce que
l’explication ne s’arrêterait pas mais parce que le poème, comme tout le langage, est d’abord
une force qui demande d’y répondre dans son historicité propre. Ici, nous cherchions un poème
en vers et nous avons suivi les chemins d’une lecture de plus en plus attentive aux proses du
poèmes, c’est-à-dire à ces gestes que peut-être les verbes du poème déclinent merveilleusement
(« jeter », « courir », « respirer », « vivre », « dévaler », « reconnaître », « se séparer »…) dans
un récit plein de proses, les proses que seuls des vers les plus mesurés possibles peuvent faire
entendre s’agissant de l’œuvre de Bernard Vargaftig. Mais son poème n’est certainement pas
dans telle ou telle forme (vers ou proses) autrement qu’à lire sous elle ce qui relate et relie : un
récit certes énigmatique mais bien concret jusqu’à ces « merles / muets » et un appel quasi
métaphysique mais lui aussi plus que vivant (du « air » inaugural au « vivre vivre » central).
Si comme le suggérait Mallarmé le poème ne s’entend que par le vers, il demandait alors
de le lire dans la prose et signalait par là-même que la versification ne définit pas le
poème (Mallarmé, 1985, p. 117-118). Appelons rythme ce qui certainement permet de lire le
poème en activité : primat de l’oralité dans et par l’écriture, une oralité entièrement relation,
c’est-à-dire faite d’autant de passages d’un vivre qui transforme un dire et d’abord un lire. Car
voilà le défi, il nous faut à chaque lecture de poème inventer le poème de la lecture. On
comprend que ceux qui veulent savoir lire avant de lire préfèrent ne pas voir le poème mais des
vers ou des proses. Ils ont la lecture qu’ils méritent. Nous n’avons pas à imposer de tels modes
de lecture à nos élèves à moins de concevoir un enseignement qui n’aurait pas encore entendu la
leçon du Bourgeois gentilhomme de Molière. Car si ce qui n’est pas point vers est prose, ce qui
est vers n’est pas forcément poème ! Et ce que chacun dit du poème parlant de ses vers, par
exemple, en dit plus long sur lui que sur le poème… un poème a cette force qu’il vous
découvre !
Ajoutons qu’il ne s’agit pas de nier l’importance de la versification et du décompte
syllabique par exemple. Pour des approches méthodiques sérieuses et fiables de ces technicités
ainsi que des exemple de commentaires de textes, voir Dessons (2000) qui conclut au
demeurant sur le propos de Desnos : « Au-delà de la poésie, il y a le poème » (Desnos, 1999, p.
1203) en ajoutant :
En deçà aussi. Le poème est premier, parce qu’il est l’affirmation d’un sujet. Cela explique le
caractère de singularité des œuvres poétiques, quand elles sont véritablement des œuvres. […]
Les poèmes ne se répètent pas, et la poésie n’est pas réductible à la production de signaux
stéréotypés. Écrire des vers ou réaliser une image n’est pas faire un poème. (Dessons, 2000, p. 149-150)
Poèmes narratifs et descriptifs
Il ne s’agit pas de description pure et simple, il s’agit
d’une connaissance, il s’agit d’une compréhension.

Paul Claudel (1969, p. 155)

La poésie semble depuis longtemps scolairement vouée à la description : son format


réduit autant que sa thématique de prédilection en ont un fait un « bibelot d’inanité
sonore » (Mallarmé) que les traditions lyriques aussi bien qu’objectives ont scolairement réduit
effectivement à un bel objet langagier faisant concurrence au monde objectif ou subjectif :
descriptions de réalités ou d’états. Ces conceptions très représentativistes ou expressives de la
poésie sont certainement justifiées par les propos de nombreux poètes dans les deux

mouvements de balancier qui ont pu organiser la poésie du XXe siècle. Qu’elle soit l’image
(Reverdy et cette « création pure de l’esprit ») ou l’équivalent d’un « objet » réel (Ponge et son
« parti pris des choses »), qu’elle soit même « surréelle » (Breton), il semblerait que le texte
poétique ait été condamné à imiter, du moins à représenter la réalité (vécue, imaginée voire
fantasmée) alors même que les trois poètes cités ici ne peuvent être réduits à ces conceptions
représentativistes (voir, pour Ponge, Martin, 1994, p. 36-37). Cette activité représentative
condamnerait alors le poème à décrire, c’est-à-dire à « parler de ». Mais même les poèmes
apparemment descriptifs ne font pas que « parler de », ils parlent, c’est-à-dire qu’ils inventent
une relation qui ouvre à la fois une histoire et un lien.
Il pleut ce matin sur Paris
Des enfants gris portant des sacs
s’en vont dans les rues grises aussi
Les pigeons tombent comme des tuiles
sur les chaussées déchaussées de paris
Quel est ce ciel mal éveillé
où passent des immeubles noirs
Je suis assis dans un café
buvant un café noir aussi
Tous les témoins encore en vie
se pressent pour éviter la pluie
Une femme court derrière le temps
pour rattraper le bus ou la vie
Un homme s’éloigne dans l’autre sens
en relevant son col ou son âme
Partout se croisent indifférents
les témoins du petit matin gris
Ils jureront demain peut-être
de n’avoir pas vécu ce jour aujourd’hui
Un très haut fleuve m’emportera
s’il pleut mille ans sur paris
Vers l’estuaire je glisserai
pour gagner la pleine mer au Havre
Ô Sainte-Adresse où tout est gris
recevez cet heureux cadavre
Mille ans c’est trop pour une vie
Il pleut ce matin sur Paris

Ce poème de Hubert Haddad (1990, poème XXII) décrit bel et bien un matin de pluie sur
Paris. Accumulation objective-subjective d’éléments composant le double paysage. L’ordre
descriptif ouvre déjà à l’histoire puisque ce sont autant de témoins et donc de témoignages qui
s’accumulent pour dire la pluie ou pour dire que le poème non seulement en dit plus que ce qu’il
dit – définition scolaire qui met alors le poème dans sa polysémie et qui ainsi piège l’élève ou
n’importe quel lecteur sommé de se soumettre au savant et à sa lecture qui elle sait déchiffrer…
il en dit plus peut-être mais surtout il reprend in fine « Il pleut ce matin sur Paris ». Donc il
répète « ce matin » devant témoins et surtout il répète son adresse aux indifférents, il cherche à
qui s’adresser. Et si Sainte-Adresse est bien dans le prolongement du Havre sur une carte de
géographie (description exacte), elle est surtout l’allégorie personnifiée de cet appel qui allie le
dérisoire quotidien (« bus » ou « col ») au pathétique essentiel (« vie » ou « âme »). Et la petite
histoire d’une pluie sur Paris un mauvais matin se mue en grande histoire multiséculaire, en
« trop » certes mais en équivalent tout de même puisqu’un pauvre petit matin a été porté à
hauteur d’un millénaire par le rappel de tous ces poètes morts en Seine. Poètes ou pas, poètes de
leur vie d’abord et avant tout. On aura compris que le descriptif n’est pas sans porter à hauteur
de vie d’homme, à hauteur de légende la plus petite réalité, le plus petit café noir bu à la terrasse
d’un café !
C’est cette puissance légendaire que n’importe quel poème porte en lui jusque dans
ses insignifiances. Ce qui ne le réduit pas à un récit avec son chemin bien tracé du début à la
fin ! car « ce matin sur Paris » n’a ni début ni fin, il devient infiniment « il pleut ».
C’est avec les « esquisses » de Claude Michel Cluny (1991, p. 112-113) que nous
pourrons voir ou plutôt écouter les mouvements qui permettent de sortir de cette dichotomie
statique qui oppose descriptif et narratif dans la tradition fort ancienne des catégories qui
organiseraient les discours (rhétorique des genres et des modes) et plus récente des fonctions qui
structureraient ces mêmes discours (typologie textuelle). Car ce que les poèmes obligent à faire
avec les discours c’est à d’abord écouter leurs mouvements plus qu’à observer leur formes : les
poèmes demandent une poétique plus qu’une rhétorique.
ESQUISSES

Le bruissement des mers, l’envol des spores, la lumière de la nuit, l’haleine des fauves, l’épée qui
sépare, les épis de la pluie, l’écume des songes, la haine qui rit jaune, l’étoile dans la main, l’ombre plus
sombre du pin, la terre de Sienne, les noirs desseins du jour, l’idée des mers, la cime des Andes, la
mélancolie d’une rue, la chaleur de ta hanche, l’adieu à reprendre, la douceur de l’absence, les aiguilles
de l’attente, la morsure du sang, la patiente des strates, l’oreiller d’herbes, la tendresse nue, le murmure
des astres, l’ivresse du givre, l’inutilité des lampes, les ciseaux de la parque, la force des choses,
l’étonnement de l’heure et, maintenant, le désir immobile

II

L’allée vide, l’idée folle, la nuit transfigurée, les mains fermées, les fibres sentimentales, le rire
malheureux, le reflet perdu, l’étoile mutilée, le cœur battant, le cri étouffé, les buissons ardents, le lit
défait, la plaie vive, l’idée fixe, l’orage brisé, les oiseaux morts, l’épaule nue, l’horizon chimérique, le
vert émeraude, l’heure heureuse, la chair déchirée, la lune rousse, l’algue brune, le sang séché, l’étang
littoral, l’élan solitaire, la lice déserte, la main armée, le moindre mal – un choix à faire, un jour ou
l’autre

III

Le vrai ou le faux, l’impatience ou l’oubli, hier ou jamais, la mer ou l’idée qu’on s’en fait, l’été ou
l’infini, […], le ciel simplement, ou si bleu ou si calme

IV

Si loin de tout, si l’on peut dire, si le temps s’arrête avant le mur, si nous avions pu, […], si les pas
n’étaient perdus, un jour, une nuit pour toutes

Pour en finir pour le meilleur avec le pire, pour chaque battement du sang, pour vivre ici, […], pour
tout ce qui n’est pas dit et n’a besoin de l’être, ni demain, ni de près

VI

Ni la sourde chamade, ni le bras-mort des fleuves, ni le chant de l’étrave, […], ni le scorpion sous la
cendre ou, comme on le voit, la désespérance

VII

Comme la mer à boire, comme un crayon s’use, comme le soir tombe et tout se brise, […], comme
chaque toile, pour chaque regard, recommence le monde, du commencement à la fin du temps

VIII

Au risque de tout perdre, au diable vauvert, au tranchant du glaive, à la caresse des mers, […], à
l’amble cavalier, au manteau royal, au sourd travail des ferments sur la palette le papier la toile les
déchets la lumière en vrac

IX

En plein ciel en dépit de tout, de l’heure taillée dans le quartz, de l’éveil du chaos, en tirant vite que la
peur en plein front la balle ou la honte, […], le silence en camaïeu, l’empreinte en creux de l’ombelle des
fougères, le regard bleu du pétrole, sans nul remords sur la moire des mer
X

Sans l’ombre du jour, sans bruit et sans fureur, sans nuit et sans soleil, […], sans taire l’éternelle
naissance du monde, sans se lasser jamais du bruissement des mers

Ces dix litanies énumératives qui font dix « esquisses » s’enchaînent bien évidemment
pour former un ensemble dont la dimension descriptive est explicite puisque, comme l’esquisse
finale conclut, c’est la naissance du monde qui veut s’éterniser dans cette parole. Mais le terme
« naissance » n’est pas sans évoquer immédiatement un commencement et donc une genèse,
une histoire. Certes, cette dernière semble bouclée comme l’est toute description qui ferait le
tour d’un objet puisque le syntagme final est l’incipit de la première « esquisse » : « le
bruissement des mers ». Ne serait-ce pas plus qu’un bouclage qui mettrait la description dans
une statique, tableau arrêté d’un monde clos, une relance qui demande de reprendre sans se
lasser le texte depuis le début comme une ritournelle et donc à le relire, sachant bien alors que
toute relecture va découvrir ce monde sous un autre jour, le recommencer. Ces « esquisses »
suggèrent justement l’inachèvement consubstantiel de ce monde, l’impossibilité d’arrêter le
tableau, de bloquer la description. Mais, dans le même mouvement, les « esquisses » ne
proposent pas une genèse bloquée sur un récit ayant début et fin ; aussi la narration, pas plus
que la description ne pouvait s’achever dans un tableau, ne peut s’en tenir à un récit ; elle ne
cesse de recommencer, de se relancer, de se rejouer dans un mouvement de relance perpétuelle :
« bruissement des mers ». Le poème de ces « esquisses » est bien celui du mouvement de
relance par les chevilles que seraient ici ces moules syntaxiques qui s’enchaînent les uns aux
autres (I. complémentation du nom ; II. groupe nominal introduit pas un défini et comprenant
toujours un nom et un adjectif ; III. coordination de deux groupes nominaux par la conjonction
ou ; etc…). Mais les infimes modulations de ces « structures », voire leurs dérapages – en
particulier en fin d’« esquisse », semblent plus à l’écoute du poème du texte que l’établissement
de ces structures car, comme nous le verrons, la grammaire du poème fait la grammaire de la
langue et non l’inverse : on pourrait, par exemple, juger des équivalences syntaxiques de la
première esquisse dans leur pluralité (« l’écume des songes, la haine qui rit jaune, l’étoile dans
la main, l’ombre plus sombre du pin ») !
Ce que nous pouvons conclure de telles lectures c’est que les mouvements descriptifs
demandent d’écouter l’épopée d’un regard qui est forcément celle d’une voix et que les
mouvements narratifs emportent la relation poétique dans la construction d’un monde, de tout
un monde commun dès que le poème advient. Ce monde commun – qu’il soit paradisiaque ou
pas importe peu – et cette histoire partagée d’une voix fondent dans et par le poème une oralité
de l’écriture qui devient l’historicité d’une lecture : un poème-relation.
On peut en tirer deux enseignements pédagogiques :
- ne jamais restreindre la lecture aux critères typologiques du texte – c’est-à-dire ne
jamais réduire un texte (poème ou autre) aux critères d’une typologie textuelle ;
- rester toujours à l’écoute de ce qu’un texte (un poème en l’occurrence) fait plus que de
ce qu’il dit, c’est-à-dire écouter l’infime et sa force, par exemple le mouvement narratif d’une
description ou le mouvement descriptif d’une narration, l’histoire d’un regard et le regard
qu’une histoire invente, bref chercher dans et par la lecture non des formes reconnaissables
et assignables mais un sujet qui invente un nouveau monde.
Mais ce « nouveau monde » n’est pas forcément de l’ordre d’une conquête, peut-être
même est-il plus de l’ordre de l’oubli ainsi qu’Apollinaire le demandait dans Calligrammes
(1966, p.100) :
Toujours

À Madame Faure-Favier

Toujours
Nous irons plus loin sans avancer jamais

Et de planète en planète
De nébuleuse en nébuleuse
Le don Juan des mille et trois comètes
Même sans bouger de la terre
Cherche les forces neuves
Et prend au sérieux les fantômes

Et tant d’univers s’oublient


Quels sont les grands oublieurs
Qui donc sauta nous faire oublier telle ou telle partie du monde
Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent.

Perdre
Mais perdre vraiment
Pour laisser place à la trouvaille
Perdre
La vie pour trouver la Victoire
Poèmes sonores et visuels
L’oral est lié au visuel.

Henri Meschonnic, (1982, p. 299)

Deux métaphores parcourent le commentaire sur la poésie depuis les origines. La


première se résume dans la définition de la poésie donnée constamment et surtout dans les
mythologies de ses commencements : « musique du langage ». La seconde a été fixée dans la
formule latine empruntée à Horace : ut pictura poesis. D’un côté donc les poésies verseraient
dans une pure musicalité, de l’autre dans une certaine picturalité : à cela on rapporte autant
d’anecdotes antiques que de mouvements avant-gardistes modernes ou contemporains. La
tension est donc redoutable puisque la poésie, chez certains commentateurs, se voit tirée dans
deux directions : la sonore et la visuelle. Les tentatives conciliatrices ne manquent pas : elles
peuvent se résumer dans le mot d’ordre emprunté à Baudelaire, celui des « correspondances »
qu’on traduirait dans le jargon artistique et politique contemporain par « métissages ». Les
conciliations ne font que maintenir les deux origines mythiques et surtout la fiction d’un
langage qui viendrait imiter une réalité hors langage. Du cri à la symphonie ou de la tache à la
composition paysagère, on ne se rend pas compte que la métaphore empêche d’écouter le
poème et laisse beaucoup plus entendre notre conception du langage nourrie de cette double
mythologie qui déshistoricise le langage, voire le déshumanise – en effet, ce sont toujours des
dieux ou héros surhumains qui sont invoqués : d’Orphée à Narcisse… Mais redisons-le,
l’activité poétique est au cœur de l’activité langagière, de toute activité langagière. Par
conséquent, il est essentiel de considérer celle-ci sans en exclure un quelconque aspect mais
également de ne jamais la réduire à un de ses aspects ou, comme le font certains, dans la
tradition la plus répandue, de toujours la rapporter à cette dichotomie fondamentale du son et du
sens ou, ce qui revient au même, de la forme et du contenu.
Plutôt que de dissocier, séparer, voire opposer des pratiques, des traditions, des écoles,
mieux vaudrait observer le continu du visuel à l’auditif et inversement. Et l’on découvrirait que
le visuel est plein d’oralité quand le sonore a aussi sa typographie, sa mise en page… On
comprendrait alors de mieux en mieux l’enjeu de la « force dans le langage » (voir Meschonnic
dans Chiss, Dessons, 2000) qui, dans et par l’activité poétique, donne à toute voix un visage et
inversement fait entendre de la voix dans toute inscription.
p !luie pl !uie plu !ie plui !e
plu !ie plui !e p !luie plu !ie
pl !uie plu !ie plui !e p !luie
plui !e p !luie plu !ie pl !uie

poème de l’éternité

PLUIE

Il pleut dans la pluie ! Poème de la pluie à l’intérieur du mot ; il pleut dans le nom « pluie » d’une
façon continue. Il s’agit ici d’un poème figuratif ; sans doute existe-t-il d’autres mots dans lesquels on
pourrait introduire leur bruit, leur mouvement…

Ce poème de Pierre et Ilse Garnier (1990, p. 68-69) n’est rien moins que « spatialiste » et
donc visuel « figuratif » ; toutefois, le commentaire qu’en font les auteurs eux-mêmes dans cette
édition montre bien que cet espace est plein de bruit. L’espace envahi de rythmes qui ne se
limitent pas à l’inscription visuelle de régularités ouvre alors à une subjectivation
langagière puisque l’exclamation qui interrompt le mot fait entendre autant de variantes
intonatives qui démultiplient « la pluie » comme si le déplacement du signe de ponctuation dans
le mot que semble autoriser la poésie visuelle était aussi l’écoute du mouvement que le rythme
fait aux mots. « Pluie » devient alors dans toutes ses graphies perturbées par l’exclamation
l’occasion d’une polyphonie vocale.
Observons de plus près ce que les habitudes font à ce sujet à l’école et au collège. Il suffit
d’ouvrir par exemple n’importe quel manuel à disposition des enseignants et l’on verra
l’instrumentalisation du « calligramme ». Prenons à témoin la page consacrée à ce « jeu
poétique » dans une « anthologie de poésies et jeux poétiques » plus que significative. Au-
dessus d’un calligramme de Madeleine Le Floch, on lit ceci (Coz et alii, 1999, p. 254):
Caligramme (sic !)
Il s’agit de présenter différents calligrammes aux élèves, en faisant ressortir le principe : le
texte est composé de façon à lui donner la forme de ce qu’il décrit.
On proposera ensuite aux enfants de représenter un animal ou un objet qu’ils peuvent dessiner
facilement et on leur demandera ensuite d’écrire quelques lignes pour en parler. On articulera enfin le
texte par rapport au dessin et on effacera les lignes du dessin.
Par le biais du calligramme, on fait remarquer aux enfants que le poème trouve aussi son expression
dans l’harmonie visuelle. On insistera donc sur le fait que le jeu sur les espaces, les caractères, la mise en
page est une partie intégrante de l’œuvre poétique.

Ce dispositif est extrêmement courant ! Ce qui d’abord pose problème c’est l’importance
qui lui est accordée alors même qu’un seul calligramme (« Il pleut » de Guillaume Apollinaire)
est présenté dans l’anthologie qui précède : soit un sur 500 poèmes ! Est-ce parce que le
descriptif, comme type de texte, apparaîtrait trop difficile à expliquer à de jeunes élèves et qu’en
utilisant le calligramme on espère ainsi introduire les élèves à cette dimension de la poésie : la
représentation de la réalité, le rapport au monde ? N’est-ce pas plutôt que cette activité s’inscrit
dans le prolongement naturel du cahier de poésie qui demande traditionnellement d’illustrer la
poésie et donc de montrer par une représentation adéquate figurative de quoi parle le poème.
Mais revenons aux « calligrammes » d’Apollinaire dont il faut d’abord rappeler que dans le
livre éponyme de cet auteur, bien peu figurent : le « il pleut » est un poème qui certes
naturellement représente la pluie puisque cinq lignes obliques de gouttes d’eau présentent le
texte suivant : « il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes dans le souvenir /
c’est vous aussi qu’il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes / et ces nuages
cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires / écoute s’il pleut tandis que le
regret et le dédain pleurent une ancienne musique / écoute tomber les liens qui retiennent en
haut et en bas ». Aussi sommes-nous mis en demeure de constater qu’Apollinaire ne serait pas
considéré comme un bon élève en regard de la consigne donnée par les auteurs de ce « large
choix de jeux poétiques » comme autant « d’outils qui amèneront (les) élèves à devenir, à leur
tour, des artisans de la langue qui, par delà leur imaginaire, toucheront l’émotion que procurent
des mots » (Coz, 1999, p. 4).

(ici reproduction du calligramme : http://www.ubu.com/historical/app/app3.html)

Que fait Apollinaire ? Certes il dispose le texte pour figurer la pluie mais remarquons
qu’il n’écrit pas un texte sur un dessin en décrivant une pluie attendue… mais il transforme
cette pluie typographique mise en page dans un véritable « lyrisme visuel » en un poème qui ne
cesse de résonner plus que de montrer quoi que ce soit : évocation de « voix » à la première
ligne puis interpellation (« c’est vous aussi » et invocation (« ô gouttelettes ») à la seconde ligne
et connotation précisément auditive (« villes auriculaires ») pour s’achever dans les deux
dernières lignes par la demande d’écoute (« écoute ») reprise par deux fois sans compter
l’évocation de la « musique ». Bref, Apollinaire écrit un poème entièrement construit sur le
lyrisme de l’écoute et de l’appel en utilisant tous les moyens de la vue que lui offrent la
typographie et la mise en page. Les calligrammes qu’Apollinaire désignait avant 1917
d’« idéogrammes lyriques » sont bien plus que des représentations de la chose dite, des
invocations qui se donnent à voir. Et comme le rappelle Michel Décaudin ( dans Musées de
Marseille, 1993, p. 76 – on peut lire/voir dans ce très beau catalogue une reproduction du
manuscrit original d’Apollinaire en regard de sa composition typographique de 1918, p. 68),
Apollinaire éprouve plus un « sentiment de continuité » entre ses calligrammes et ses autres
poèmes. Ce qu’il écrit à André Breton le 14 février 1916 (cité par Décaudin, p. 74) :
Pour en venir à mes pièces qui vont des Fenêtres à mes poèmes actuels en passant par Lundi rue
Christine et les poèmes idéographiques, j’y trouve, pour ma part (mais je suis orfèvre), la suite naturelle
de mes premiers vers ou du moins de ceux qui sont dans Alcools. La forme rompue des poèmes dont
vous parlez rend à mon sens ce que je puis rendre de la vie infiniment variée. Je le sens ainsi.

Dans un texte qui suit celui de Décaudin, Jean-Pierre Bobillot reconnaît qu’on ne peut
« nier que certains calligrammes […] répondent, au moins partiellement, à quelque intention
mimétique » (Musées de Marseille, 1993, p. 90) mais, ajoute-t-il, « rien de tout cela ne saurait
dissimuler que […] si plasticité il y a, les éléments qu’[une telle poésie] mobilise ne sont en rien
ceux que met en œuvre la peinture, mais bien ceux que met en œuvre l’écriture : à savoir, ceux
qui constituent le signifiant graphique ». Et Bobillot de rappeler que le fameux « coup de dés »
de Mallarmé était caractérisé par le poète de « partition ». Ce que nous venons de suggérer pour
le « il pleut » d’Apollinaire, étant entendu qu’il faut là encore ne pas verser dans un réalisme
hors langage : une telle « partition » n’est pas faite pour être chanté ou joué avec des
instruments vocaux ou musicaux mais bien lue-dite dans et par les moyens du langage qui
mettent le visuel dans l’oralité et la voix dans le visuel.
Quoiqu’il en soit, on aperçoit par ces quelques remarques qu’on ne peut se contenter de
cet exercice de mimétisme prôné par des manuels bien intentionnés : il vaudrait mieux
apprendre à lire les poèmes dans leur typographie et leur mise en page qui sont autant
d’invitation à trouver leur diction autant sinon plus qu’à constater une illustration dont
l’évidence parfois masque l’appel à ce que « l’œil écoute » comme disait Claudel (1946).
Poèmes récités et mémorisés
Les voix sans cesse revenant (…) tout commence toujours
(…).

Jacques Ancet (1979, p. 39)

Il y a un paradoxe pédagogique que l’école continue à entretenir malgré ses enseignants et


ses élèves : celui qui confond mémorisation et récitation, rapportant indûment l’une à l’autre. Si
la récitation permet certainement la mémorisation et si la mémorisation peut emprunter la voie
de la récitation, on ne peut confondre ces deux activités. Qu’arrive-t-il alors ? Ce que nous
voyons depuis toujours s’agissant des « poésies » : des dictions qui souffrent d’une absence de
réflexion quand elles ne transforment pas le texte poétique en un murmure incompréhensible et
le récitant en automate ; des mémorisations qui ne construisent aucune mémoire puisqu’une fois
accompli la performance de la récitation, la mémoire n’est plus activée autrement qu’à répéter
cette performance alors qu’il y aurait à concevoir son travail de bien d’autres manières (extraits
de la performance, dimension seulement prosodique ou sémantique…).
Que les poèmes aient à être récités, cela irait de soi à condition qu’on repense cet exercice
scolaire de deux points de vue :
! en le détachant de la mémorisation car la récitation est d’abord une activité
d’incorporation qui, outre la mémoire, demande de construire également une gestualité, un
souffle et une respiration avec un texte ou un fragment de texte, seul ou à plusieurs ; ce qui
demande de penser cette activité comme un moyen d’écoute du poème autant sinon plus que
son « expression » ou l’expression de son lecteur ;
! en considérant la récitation dans la pluralité culturelle qu’elle implique tant du côté de
ses pratiques traditionnelles voire ancestrales que de son renouvellement, de l’invention de
formes récitatives nouvelles ; ce qui demande de penser cette activité comme une expérience
culturelle pleine et entière qu’il faut régulièrement dénaturaliser en l’historicisant, en la
rapportant à des expériences anciennes et/ou lointaines.
Pour la liberté

Laissez chanter
l’eau qui chante
Laissez courir
l’eau qui court
Laissez vivre
l’eau qui vit
l’eau qui bondit
l’eau qui jaillit
Laissez dormir
l’eau qui dort
Laissez mourir
l’eau qui meurt

Ce poème qui ouvre les Poésies pour mes amis les enfants de Philippe Soupault (1983, p.
13) demande forcément la récitation ne serait-ce que par sa proximité avec la comptine dans son
mouvement métrique impair (4+3) qui est rythmé par le moule syntaxique dont le dialogisme
interpelle tout un chacun. Mais alors la récitation s’arrêterait à dupliquer une structure métrico-
syntaxique qui ignorerait le poème. C’est pourquoi la récitation ne peut se contenter de la
répétition ou de l’emprunt aveugle d’une diction qui ne pense pas sa diction. Car le poème ici
est peut-être plus qu’un jeu de reprises cadencées, un mouvement certes de relances mais
également de variations, de modifications : bref, un mouvement de mouvements ! Les verbes
organisent le poème autant que la métrique : « chanter », « courir » ouvrent quand « dormir »,
« mourir » ferment et quand « vivre » fait le cœur qui se démultiplie en « vit, bondit, jaillit ». Le
poème offre donc plus qu’une ligne « qui meurt », une explosion, un jaillissement par son
milieu. C’est ce que la récitation non soumise à la seule structure métrico-syntaxique peut faire
entendre : par exemple, dans un mouvement qui fait bien entendre les rimes de vie en /i/. C’est
que le poème peut montrer dans et par la récitation qui est d’abord une tentative de dire le
poème en le laissant se dire, son récitatif. Aussi, la récitation est-elle un moyen de s’entendre et,
plus précisément, d’entendre le poème dans sa diction dans les deux sens de l’expression : la
diction du poème et la manière qui m’est propre de dire ce poème. À condition que le lecteur-
diseur se laisse prendre par le rythme du poème : toute une écoute qui ne peut advenir qu’en
laissant le poème se dire contre toute les tentatives de l’arraisonner à des dictions qui l’ignorent
au profit de schémas culturels préfabriqués – celui d’une réduction à la métrique ou à la syntaxe
en étant un parmi d’autres.
Dans cette conception de la récitation, la diction d’abord hésitante mais d’emblée
attentive au texte (les distiques ne doivent pas être lus comme des vers d’une traite !) est
l’apprentissage d’une liberté que le texte va faire à la voix haute puisque cette dernière va
gagner son aisance en laissant le poème faire ce qu’il a à faire : « laissez chanter » ! Cette forme
de dépossession constitue comme un envers de la maîtrise qui voudrait savoir ce qu’on dit, lit
avant de le dire, de le lire… Elle n’est pas une absence de réflexion mais au contraire un
aiguisement de l’écoute du poème et de ce que la lecture fait entendre de ce qu’il nous fait.
Paradoxalement, l’attention qui s’en trouve accrue peut également augmenter la mémorisation
du texte. Toutefois, selon les individus et les expériences mais également selon les textes eux-
mêmes, cette mémorisation peut être variable : respectueuse de la lettre le plus souvent, elle
peut aussi reposer avant tout sur l’écoute d’une dimension du texte et se transformer
momentanément en une évocation plus qu’une restitution, voire en une sélection de fragments
mémorisables et donc mémorisés plus que d’autres. C’est très exactement ce qu’on entend dans
une classe quand les élèves accompagnent un diseur – souvent l’enseignant – qui tire tout un
groupe : les enfants redisent des fragments sélectifs de l’ensemble du texte ! D’où l’intérêt de ne
plus confondre mémorisation et récitation. Récitant un texte, les élèves peuvent en sauter des
passages pour faire entendre ce qui les transforme et ce qu’ils transforment… Le mémorisant,
ils doivent retrouver la lettre quitte à se contenter d’une mémorisation fragmentaire.
Ces deux activités distinctes peuvent certes s’associer : alors, c’est le récitatif du poème,
son oralité écrite dans la lettre, dans la page, qu’on tentera d’entendre. Cette oralité n’est plus
alors seulement ce qu’on entend quand on récite ou ce qu’on retient quand on mémorise
mais ce qu’on écoute chaque fois qu’on récite ou qu’on retient, qu’on retient et qu’on
récite…
Un peu comme ce que donne le rémouleur dans sa chanson qui ferme le livre de Philippe
Soupault (1983, p. 95), poème sur lequel nous reviendrons dans notre dernière partie :
Chanson du rémouleur

Donnez-moi je vous prie


vos ciseaux
vos couteaux
vos sabots
vos bateaux

Donnez-moi tout je vous prie


je rémoule et je scie

Donnez-moi je vous prie


vos cisailles
vos tenailles
vos ferrailles
vos canailles

Donnez-moi tout je vous prie


je rémoule et je scie

Donnez-moi je vous prie


vos fusils
vos habits
vos tapis
vos ennuis

Donnez-moi tout je vous prie


je rémoule et je fuis
Poèmes analysés et savourés

La critique est l’interaction même de l’activité théorique


et de l’activité poétique. A quoi elle doit sans doute sa part
de non conceptualisé, non conceptualisable. Elle est un
travail vers le concept. Il y a une passion, une affectivité
théorique. L’écriture théorique de Saussure est sa manière
d’écrire sa vie. (…) Il y a une poé&tique, et une éthique, de
la théorie. Le discours théorique a en commun avec
l’activité du poème d’être un mode spécifique du subjectif
pour tendre à la fois vers le référentiel et l’intersubjectif,
l’impersonnel, qu’il faudrait appeler le transpersonnel.

La critique, la poétique sont donc, comme le poème,


personnelles et impersonnelles.

Henri Meschonnic (1982, p. 61)

Nous en arrivons en fin de compte à la dichotomie scolaire fondamentale qui fait le lot de
bien des ouvrages didactiques. Ces derniers ressassent à satiété et selon les penchants de
l’époque les bienfaits d’un pôle pour mieux condamner les méfaits de l’autre. Car « la poésie »
serait le domaine scolaire par excellence où s’opposeraient deux « écoles » : celle de la
transmission qui en effet demanderait qu’on sache avant de savourer, qu’on apprenne avant de
raisonner, qu’on suive une progression avant de s’aventurer, bref celle qui n’envisage pas qu’on
accède à « la poésie », cet art du langage à ses sommets, sans qu’on ait souffert avec quelques
exercices, sans qu’on ait été instruit des diverses entrées en matière, sans qu’on ait accumulé
moult savoirs… et celle de la découverte qui tout au contraire verrait dans « la poésie »
justement l’occasion de laisser agir enfin les affects fondamentaux de l’enfant, de s’appuyer sur
ses penchants naturels à la beauté, à la liberté, à toutes les valeurs qui font l’avenir de l’homme
et que seuls les poètes savent si librement exprimer. Dans des versions certes variables selon les
époques et les modes, nous retrouvons toujours ce conflit entre un enseignement qui
privilégierait le raisonnement le plus élevé dans le domaine du langage et une activité quasiment
critique de l’enseignement scolaire et donc potentiellement toujours rénovatrice qui libérerait
enfin les affects de l’apprenant quand la raison les brimerait. Bref, tout un système d’opposition
qui vient comme naturaliser les représentations que les uns et les autres entretiennent sur « la
poésie » et plus généralement par conséquence sur l’école, l’enfance, la société et surtout le
langage. Ce qui montre que « la poésie » ne sert le plus souvent qu’à montrer ce que vous
pensez plus qu’à penser ce que font les poèmes, ce qu’ils vous font quand elle ne les empêchent
pas d’agir en les soumettant parfois à des instrumentalisations qui sont autant d’asservissements
des poèmes et de leurs lecteurs.
La didactique de la littérature et, en son cœur, celle qui considère les poèmes dans et par
la lecture la plus attentive possible à ce que cela fait, vous fait, ne peuvent se contenter d’une
telle dichotomie, au fond aporétique. Au plus près de l’activité des élèves réellement confrontés
aux textes, mis en activité avec les textes, la didactique de la littérature avec les poèmes peut
justement associer constamment la conceptualisation et l’ « affectuation » – nous posons ce
néologisme pour éviter les termes trop courus qui impliquent la dichotomie en la nuturalisant
tels que « émotion » (vs distanciation), « sentiment » (vs. « objectivation »), « plaisir » (vs.
« travail »)…
Prenons un exemple (Henri Meschonnic, 2001, p. 34) qui montre que lire à voix haute
c’est aussi penser, qu’analyser c’est aussi aimer :
une ligne
c’est seulement une
phrase qui s’arrête puis une autre
la vie rime
avec la vie
nous sommes tous des rimes vivantes
qui cherchent
à finir leur phrase
il n’y a pas
de fin pour
dire
peut-être sans le savoir
nous ne sommes que les syllabes
de mots que nous commençons
mais nul n’a la phrase entière
le sens c’est seulement des bouts
de sens que nous sommes ce qui
manque
pour faire la phrase c’est chez
l’autre l’autre l’autre

La lecture à voix haute de ce poème en constitue forcément une analyse si le lecteur fait
seulement et simplement attention aux lignes ne serait-ce qu’en marquant pour le moins le saut
de ligne : il apercevra et donc analysera ce que le poème fait à sa lecture en lisant. Il retrouvera
une coupe syntaxique (« une ligne / c’est […] » souligne l’opération syntaxique de détachement
du syntagme nominal qui fait le thème de la phrase introduite par le présentatif) et découvrira
aussitôt après une coupe qui défait le groupe syntaxique (une / phrase) ouvrant ainsi la lecture
du poème à ce qu’il fait : des phrases qui n’en finissent pas ou plutôt qui ne cessent de
commencer, de s’engendrer jusqu’à la ligne finale qui fait entendre infiniment l’écho de
« l’autre », l’écho des lectures qui sont toujours des recommencements puisque « nul n’a la
phrase entière » ! Il y a donc avec ce poème à entendre le sourire si ce n’est le rire de la pensée
du poème qui part d’une « ligne », celle bien physique du poème, jusqu’à une éthique du poème
et, au-delà, du langage. Éthique dialogique s’il en est, annoncée par l’évocation de Desnos,
l’autre du poète de ce poème, et de sa « ligne de vie » dans ce poème publié dans Les Portes
battantes en 1936 et repris dans Fortunes en 1942 (Desnos, 1999, p. 964) :
Il était une feuille

Il était une feuille avec ses lignes –


Ligne de vie
Ligne de chance
Ligne de cœur –
Il était une branche au bout de la feuille –
Ligne fourchue signe de vie
Signe de chance
Signe de cœur –
Il était un arbre au bout de la branche –
Un arbre digne de vie
Digne de chance
Digne de cœur –
cœur gravé, percé, transpercé,
Un arbre que nul jamais ne vit.
Il était des racines au bout de l’arbre –
Racines vignes de vie
Vignes de chances
Vignes de cœur –
Au bout des racines il était la terre –
La terre tout court
La terre toute ronde
La terre toute seule au travers du ciel
La terre.

De la ligne à la « ligne de vie », le mouvement est double : il mêle deux expériences,


celles de la lecture dans sa plus grande concrétude et celle de la vie où nous ne cessons de
chercher chez l’autre la fin de nos phrases, et augmente la vie par l’expérience du langage et la
pensée par l’attention au langage. Par exemple, la répétition finale qui triple « l’autre » est
comme une mise à l’infini de l’altérité qui fait doublement réponse à une sacralisation de la
relation (« l’Autre »), laquelle empêche la pluralité (cette triplication est une lancée plus qu’un
décompte) mais aussi l’infini recommencement de la relation. En effet, la coupe qui accentue
prosodiquement et sémantiquement la préposition « chez » en fait non une destination locative
mais un mouvement ouvert. Il faudrait lire pour elle-même la ligne (« pour faire la phrase c’est
chez ») qui à et par ses deux « bouts » invente un « faire la phrase » à rebours de toutes les
conceptions statiques du langage puisque qu’alors « faire la phrase » c’est mettre en rapport,
faire rimer dans un mouvement le plus vivant possible. Alors une « vraie » phrase, c’est-à-dire
une phrase vivante, c’est une phrase jamais finie, toujours en mouvement. Ce que suggère ce
poème extrait d’un livre qui ne cesse de poursuivre ce mouvement, de le rendre toujours plus
vivant. C’est avec de tels livres, de tels poèmes, que la pensée se fait entièrement dans et par la
relation la plus affectée qui soit et que l’affect engagé construit de la pensée. Il suffit de
vraiment lire : que rien n’empêche que le poème soit lu, vous lise ; mieux : que le poème fasse
la lecture, que la lecture trouve le poème, que la lecture devienne poème et inversement. Tout le
pari de cet ouvrage avec ses propositions et ses poèmes. Ce que nous reprendrons pour aller
plus loin avec une nouvelle conception du « dire ».
Les poèmes obligent à la critique des conceptions que nous avons du langage et d’abord à
la critique de ces deux représentations : distanciation versus implication c’est-à-dire analyse ou
réflexion savante ou réflexion froide vs. amour ou appréciation esthétique ou plaisir affectif. Or
les poèmes n’ont ni besoin d’analyse au sens d’une décomposition-recomposition en éléments
puisque la plus petite unité du poème c’est le poème, ni besoin d’engouement au sens d’une
fusion entre un sujet et un objet puisque le poème n’est pas un objet mais un sujet langagier qui
vous fait sujet, une voix qui vous donne voix. Ce que nous développerons tout le long de cet
ouvrage et plus particulièrement sous l’angle de deux conceptualisations qu’impose n’importe
quel poème vraiment poème : la relation langagière et la voix.
Quelques clés…
(…) la poésie : entreprise hasardeuse, mais qui reste et
restera longtemps indispensable.

Robert Desnos (1999, p. 1150)

Ce passage en revue des tensions qui traversent les pratiques scolaires avec la poésie et
au-delà bien des représentations savantes ou communes concernant la poésie peut faire peur et
paralyser n’importe quel enseignant… ou formateur d’enseignants. Et c’est un fait qu’on voit
bon nombre d’entre eux, souvent forts d’une réflexion plus poussée que bien d’autres, tellement
hésiter qu’ils en arrivent à abandonner la poésie en reportant chaque jour sa prise en charge
didactique. Au point que l’INRP (Institut National de la Recherche pédagogique) intitule un de
ses stages de formation : « la poésie délaissée : pourquoi et comment modifier cette situation à
l’école, au collège et au lycée ? » (septembre 2007).
Ne faut-il pas une bonne dose d’innocence pour « faire poésie » dans sa classe ?! Mais
nous retomberions dans le paradoxe bien connu d’une meilleure prise en charge avec une
moindre réflexion… et tout serait à refaire, et la didactique retournerait au pays des borgnes et
des aveugles ; quant à la poésie, il y a de bonnes chances qu’elle soit abandonnée en chemin. Ce
passage en revue n’a pas pour dessein de désespérer le lecteur : non seulement les dix tensions
envisagées parmi bien d’autres, n’ont pas à être dépassées par on ne sait quelle puissante mise
en œuvre réflexive et formatrice que seuls quelques experts pourraient délivrer à quelques
aficionados… mais de plus, ces tensions sont à soutenir, à entretenir même. En effet, il s’agit de
mieux les apercevoir pour en jouer. La première et peut-être la meilleure façon d’en jouer étant
de passer d’un pôle à l’autre sans forcer le passage et en cherchant les passages justement qui
permettent de glisser d’un pôle à l’autre, de rendre poreux la frontière, de renverser les polarités
au cœur des pôles… et pourquoi pas de les confondre pour mieux les retrouver. Cette manière
de faire avec « la poésie » constitue le meilleur moyen de ne jamais sacraliser telle ou telle
définition, donc de ne jamais réduire le répertoire, de ne jamais bloquer les lectures, de ne
jamais arrêter les expériences avec les poèmes, bref, de laisser agir les poèmes et les lecteurs.
Résumons dans ce sens tout d’abord, car là est la première de toutes les clés : pas de
poèmes courts sans poèmes longs dans la classe ; pas de poèmes dits faciles sans des poèmes
qu’on croit difficiles et l’inverse ; pas de poèmes en langue française sans poèmes en langue
étrangère éventuellement voire le plus souvent traduits sans oublier de signaler le fait de la
traduction ; pas de poèmes classiques sans poèmes contemporains, pas de modernes sans
anciens ; pas de poèmes réputés savants sans poèmes classés populaires et l’inverse ; pas de
poèmes en vers sans poèmes en prose voire sans poèmes qu’on ne saurait classer dans une
forme déjà déterminée ; pas de narrations poétiques sans descriptions poétiques et l’inverse ; pas
d’approche sonore sans approche visuelle et pas d’attention visuelle sans écoute des poèmes ;
enfin pas de poèmes à savourer sans aussi les réfléchir et pas de poèmes à analyser sans y
prendre goût…
En fin de compte, il ne s’agit rien de moins que d’augmenter la liberté des poèmes et des
lectures pour que les poèmes et les lectures agissent le plus largement, le plus durablement
possible afin de résonner dans tout le langage, dans toutes les pratiques langagières. Ce qui
implique de transformer nos conceptions et de la pensée et de l’amour (de la délectation, du
plaisir…) dans et par le langage. La réflexivité n’est pas forcément distanciation, elle est aussi
engagement ; et l’adhésion n’est pas forcément fusionnelle et aveugle, elle est aussi
appropriation et donc invention du propre, de ce qui nous fait personne – en gardant à ce terme
l’ambiguïté qui depuis Homère et Ulysse le nourrit : de l’anonyme au plus individuant. Comme
le propose Bruno Latour dans un autre domaine, la sociologie (2005, p. 365), c’est de
« proximité critique » et non de distance critique dont nous avons besoin dans les
apprentissages. Les poèmes sont la chance offerte à chacun pour construire cette « proximité
critique », pour trouver cet engagement réfléchi ou cette pensée affectueuse, comme on
voudra…
Augmenter cette liberté c’est d’abord diversifier les manières de faire puisque ainsi on
répond à la pluralité et des poèmes et des lectures… et des lecteurs. Il ne s’agit pas d’entendre
par là un relativisme qui répondrait au mot d’ordre plutôt liberticide du « à chacun ses goûts et
ses couleurs ». Nous le savons, le langage est relation : histoire commune et aventure partagée
et chaque poème refait chaque fois ce partage du commun lui-même s’inventant toujours
spécifiquement. Il s’agit d’entendre par là une écoute de la pluralité toujours à l’œuvre, toujours
au cœur des œuvres et au cœur de la lecture et de tout ce que font et nous font faire les poèmes.
C’est pourquoi ce qui va suivre se présente sous le signe de cette pluralité au travail : loin d’être
une dispersion désorganisée c’est une résonance organisée puisque nous allons présenter trois
modalités essentielles de l’activité avec les poèmes dans l’École : séquences, rituels et projets.
C’est aussi par ce qu’on ne peut se contenter d’une sorte de pédagogie négative : « pas de…
sans… », etc. Entretenir les tensions ne suffit pas et l’enseignant aurait raison d’objecter « le
manque de temps ». Aussi, ces trois sortes de moments réguliers viennent comme baliser la
temporalité du travail avec les poèmes.
Les séquences permettent la rencontre authentique et profonde avec un livre de poèmes
pour réénoncer une voix nouvelle, parfois même étrange, chacun à son rythme et à sa manière
par des échanges structurés et progressifs qui d’un livre à l’autre vont engager chacun et la
classe dans un véritable apprentissage, une aventure littéraire reposant sur une programmation
et ouvrant à bien d’autres découvertes. Mais on a besoin aussi de moments réguliers qui
permettent aux élèves de s’exercer, d’entraîner leur oreille, leur bouche, leur main, leur corps
avec les poèmes dans des formes familières et des formats d’activités rassurants. Les rituels
répondent à ce besoin et assurent à l’enseignant des liens avec bien d’autres domaines de la vie
et de l’école montrant ainsi aux élèves que la poésie en constitue souvent la source vive. Les
séquences et les rituels ne permettraient pas toutefois à eux seuls l’ouverture la plus large que
demandent les poèmes à tous les rêves et à toutes les rencontres qui font l’utopie de la vie et
d’abord de la vie du langage. C’est pourquoi les projets viennent répondre à ce désir : les
poèmes demandent bien plus que d’apprendre, ils demandent de vivre même si, nous l’avons vu
et y reviendrons, l’apprentissage, la connaissance n’ont d’intérêt que comme recommencement
infini et donc désir naissant.
Ces trois modalités que sont les séquences, les rituels et les projets avec les poèmes,
constituent la seconde clé pour faire vivre les poèmes à l’école et surtout pour que les
apprentissages avec eux soient assurés en prenant sens et force, en gardant le goût des
commencements. Mais il faut tout de suite ajouter que la troisième clé, et certainement la plus
décisive, est bien la prise en charge par les équipes de professeurs d’une telle programmation
associant séquences, rituels et projets. En effet, la programmation des séquences pour
l’itinéraire que nous donnons de la grande section à la fin du collège veut seulement illustrer à
partir de multiples expériences vécues en classe mais également nourries par les échanges en
formation et ailleurs l’enjeu d’une telle mise en perspective. Aussi, ce sont bien les échanges
d’expériences et de conceptions entre les enseignants au sens des équipes pédagogiques ou dans
le cadre des formations qui permettront que dans chaque classe chaque enseignant engagé dans
de tels itinéraires poétiques avec ses élèves soit le garant d’une continuité des apprentissages.
C’est en effet une telle continuité qui permettra vraiment à chaque élève de grandir avec les
poèmes.
Faire vivre les poèmes à l’école et au collège
La poésie est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie.

Pierre Reverdy (dans Charpier, 1956, p. 545)

Les poèmes ne demandent qu’une chose à l’école : la vie ! parce qu’ils sont la vie du
langage par excellence. Souvent les faux problèmes empêchent de se rendre compte que l’école
c’est tout simplement de longs moments de vie pour toutes les générations d’écoliers : faut-il
alors opposer l’école à la vie ou faire rentrer la vie dans l’école ou faire sortir l’école dans la
vie ? Autant de questions qui ratent le vrai problème : faire que les activités scolaires soient
vivantes, maintiennent et même suscitent la curiosité, l’entrain et la vivacité des élèves et de
leurs professeurs. De ce point de vue, on ne peut considérer les poèmes que comme les ferments
parmi d’autres d’un tel objectif puisque les poèmes sont ce qu’il y a de plus vivant dans le
langage… à condition qu’on ne les tuent pas dans l’œuf. Mais nous savons maintenant
comment et pourquoi éviter ce bain de sang qui se fait souvent avec les meilleures intentions
puisque nous avons en main les dix clés du problème !
Nous allons maintenant concevoir au moins trois modes de vie avec les poèmes à
l’école et au collège, qui sont trois modes bien connus d’organisation des activités scolaires.
Nous les dissocions pour les besoins de l’exposé mais ils sont étroitement associés et ne vont
pas l’un sans l’autre. En effet, pas de surprises sans habitudes, pas de nouveautés sans
acquisitions lentes, pas d’entraînements réguliers sans explorations hasardeuses et pas
d’aventures merveilleuses sans de patients préparatifs… Rituels, séquences et projets vont alors
s’entrelacer pour faire vivre les apprentissages avec les poèmes. Les rituels constituent des
habitudes que les séquences permettent de réfléchir pendant que les projets organisent des
sorties : la poésie demande de changer un peu les habitudes langagières y compris en
didactique. Alors, n’hésitons pas à déplacer les habitudes et la langue de bois… L’essentiel
consiste à observer si nos élèves s’y (re)trouvent, c’est-à-dire apprennent et aiment.
Comment concevoir rituels, séquences et projets ? Commençons par esquisser une
conception de la séquence.
Les poèmes demandent de ne pas se fier à un seul modèle de séquence d’apprentissage. Il
est vrai que l’école habitue dans ce domaine à ce qu’on appelle le « moment de poésie » et que
selon les modèles didactiques ou le niveau, il est tantôt orienté vers un « moment » tout à fait
original et spécifique, soit vers un « moment » qui se confond avec d’autres. D’un côté le
« moment » qui, de la maternelle au cycle 3, évolue de l’apprentissage collectif d’une comptine
ou « poésie » dans une situation foncièrement interlocutive du type chorale à l’apprentissage
individuel d’une « poésie » pour la réciter et l’illustrer ; ce dernier moment étant accompagné de
menues explications prenant parfois la forme d’un « questionnement de texte » pour mieux
comprendre la « poésie ». D’un autre côté le « moment » qui, de la maternelle au cycle 3,
engage dans la « création » c’est-à-dire dans une « production d’écrit » plus ou moins libre,
parfois fort contrainte, lequel moment se conçoit comme une occasion propice à l’activité
d’écriture inventée en allant de la dictée à l’adulte (bien plus souvent collective qu’individuelle)
à l’expression écrite avec « premier jet » et grille de réécriture élaborée en commun, c’est-à-dire
sous l’œil vigilant de l’enseignant qui veille à ce que le texte produit apparaisse comme
conforme à un modèle textuel si ce n’est poétique. Il est vrai que de nombreuses classes dans la
tradition d’un Freinet, mettent ce moment sous le régime de l’expression libre non sans
renforcer une autre mythologie aussi pernicieuse que la première qui vise l’imitation d’un
moule syntaxique pendant que la seconde vise l’imitation d’un cadre thématique que « le »
surréalisme a offert à Freinet et ses émules : le « texte libre » valorisant la dimension
imaginative de l’activité en n’engageant que la lecture des images produites, réduisant ainsi la
production langagière à la nomination, d’où une valorisation extrême des noms, des groupes
nominaux, dès qu’on « est en poésie ».
Nous aimerions proposer des activités qui concourent à une séquence avec des poèmes
sans qu’aucune instrumentalisation ne détourne les élèves, les lecteurs donc, de leur
appropriation personnelle-collective de ces poèmes : entendons bien qu’il s’agit de ne jamais
utiliser les poèmes comme des prétextes à une quelconque activité qui les ignorerait telle que
l’entraînement pour la prononciation correcte du français, la diction rhétorique des textes,
l’imitation des modèles textuels y compris de ce que d’aucuns appellent « le texte poétique »…
Les activités d’une séquence avec les poèmes viennent simplement répondre au souci des
programmes concernant les œuvres littéraires : que les élèves soient mis en contact avec des
textes forts, qu’ils se les approprient par les voies les plus directes, les plus simples, les plus
engageantes et respectueuses de chacun. Le « modèle » d’activité, si l’on peut employer ce
terme, est celui de la reformulation, mais on comprend aussitôt qu’il ne peut y avoir de modèle
puisque chaque texte demande d’inventer ses reformulations, voire de les multiplier. Le
fondement de ces reformulations qui constituent autant de modes singuliers d’appropriation, est
la lecture magistrale (restitution de l’œuvre par la voix haute du maître). Celle-ci permet à
chaque élève, quelles que soient ses performances en lecture, d’accéder à l’œuvre littéraire ; en
effet, même s’il s’avère incapable de lire seul le texte de l’œuvre, il est tout à fait capable de
reformuler l’œuvre après qu’on la lui ait transmise de cette manière ; c’est pourquoi aucune
œuvre littéraire d’importance dans le dispositif didactique ne doit échapper à ce mode de
transmission qui n’empêche nullement que les élèves lisent seul le texte – les activités les y
encouragent – ou d’autres textes, tout simplement parce qu’ainsi aucun élève n’est exclu de la
dynamique collective qu’ouvre la lecture magistrale d’une œuvre et les activités de
reformulation qui vont accompagner cette lecture en vue de son appropriation par chaque élève
– y compris, rappelons-le, l’élève le moins performant du point de vue des techniques de la
lecture.
Soit une œuvre, l’activité d’appropriation de cette œuvre par la classe et par chacun des
élèves est celle de la multiplication des reformulations : (se) redire, relire, réécrire, jouer,
transposer, évoquer, citer, manipuler… Cette démarche est au fond celle que nous proposons
pour toutes les œuvres littéraires qui constituent le socle commun, et donc le fonds de la culture
littéraire commune. Les poèmes, nous l’avons dit, se présentent d’abord, comme les autres
œuvres littéraires, sous la forme d’un livre, livre de poèmes d’un auteur ou anthologie… Ils
doivent donc d’abord être abordés à ce titre dans la classe. C’est donc à ce titre que les
séquences les considèrent d’abord. Nous verrons ensuite dans les rituels et projets, d’autres
manières de les rencontrer, de vivre avec eux.
Si les reformulations des œuvres sont forcément multiples, il nous paraît indispensable de
les regrouper, quelle que soit l’œuvre, dans quatre formes d’activités de reformulation
complémentaires et jamais exclusives les unes des autres mais toujours reliées voire
concomitantes si possible (pour une contextualisation plus générale, voir Martin, mai 2005) :
1. L’échelle lexicale (il serait plus judicieux de la dénommer « liste lexicale hiérarchisée »
mais la métaphore de l’échelle que chaque élève se construit pour grimper dans l’arbre textuel si
ce n’est au ciel des constellations d’un univers textuel, l’emporterait sur le rappel des « échelles
d’acquisition de l’orthographe lexicale » (Pothier, 2003) que nous respectons tout à fait par
ailleurs mais qui n’ont rien à voir avec cette échelle, ce parcours de lecture personnel dans un
texte) : prélever, lister, hiérarchiser et éventuellement titrer des éléments lexicaux du texte pour
en faire ressortir une facette, une dimension, un aspect. Cela reviendrait à construire un réseau
qui maille le texte, le traverse soit fragmentairement soit complètement et ainsi l’élève se
donnerait des prises pour le relire et pour construire sa compréhension et son interprétation.
2. Le jeu dramatique : dire le texte ou un fragment même réduit du texte pour que sa
lecture engage le corps, sa voix et ses gestes afin d’observer ce qu’il nous fait quand il nous
traverse ; afin de sentir ce qui l’anime, constitue sa force, organise les énergies qui s’y
rencontrent…
3. Le documentaire : découvrir le monde construit avec le texte, avec son énonciation en
particulier et pas seulement son énoncé, en reconfigurant ce monde dans un texte documentaire
qui met ce monde en résonance avec les préoccupations, les interrogations et les mondes déjà
construits par les lectures et les expériences antérieures. Sachant bien qu’il ne s’agit pas ici de
construire une vérité scientifique mais d’agencer des informations, des notations pour
apercevoir une vérité du texte dans et par sa lecture. C’est pourquoi l’exercice aurait pu aussi
bien s’appeler « documenteur » car il se peut que ses informations ne soient pas validées
scientifiquement si elles doivent toujours l’être comme vérités d’expérience de lecture. Et si
mensonge il y avait, on n’oubliera pas la leçon d’Aragon avec son « mentir-vrai ».
4. La parole vive : faire résonner le texte lu des paroles qu’il recèle mais qu’il ne livre pas
explicitement en donnant la parole à des protagonistes du texte, animés ou inanimés,
protagonistes qui ne l’ont pas apparemment mais qui peuvent très vite la prendre si on la leur
donne ; il s’agit d’écrire en « je » autant de reformulations incidentes et dialogiques qui vont
résonner dans la pluralité les dire du texte souvent localement, parfois plus globalement – par
exemple en fin de parcours… (pour de plus amples développements sur cette dernière activité,
voir Martin, septembre 2005).
Ces quatre activités conduites, on peut affirmer que chaque élève à sa façon et la classe
dans cette configuration forcément singulière puisque articulée avec ce qu’elle aura auparavant
lu et fait, se sont appropriés l’œuvre littéraire et en l’occurrence l’œuvre poétique. Mais on
perçoit bien que cela demande parallèlement un étayage. Les rituels et les projets vont
l’apporter puisque les premiers vont permettre de renforcer des savoir-faire initiés dans les
séquences et les seconds vont élargir le sens d’activités forcément réduites aux conditions de la
classe.
On aura compris que le cœur du dispositif (la séquence) est bien scolaire, qu’il est
expérientiel et réflexif sans négliger la dimension répétitive et entraînante des rituels ni celle
plus aventureuse des projets. Les poèmes devraient toujours s’y (re)trouver, du moins jamais se
perdre, puisque jamais ne devraient s’imposer naturellement dans ce dispositif didactique les
séparations traditionnelles que nous avons d’ores et déjà bien pointées dans la perspective d’une
redécouverte du langage avec les poèmes.
Proposition d’organisation de séquences littéraires et donc poétiques sur deux semaines en
cycle 2 et trois semaines en cycle 3. La durée étant liée à l’importance quantitative de l’œuvre,
certaines séances peuvent donc s’y dédoubler mais le principe est fondamentalement le même .
Pour le collège, on adaptera cette durée en comptant les séances. Certaines séances peuvent être
plus longues que d’autres, bien entendu. Ce « modèle » est bien évidemment à adapter aux
temporalités de la classe (entre début et fin d’année) et de l’œuvre (plus ou moins longue).

Séances 1 2 3 4 5 6 7
Lecture 1 1 1 2 1
magistral
e
Échelle 2 2
lexicale
J e u 2 1 1 3
dramatiq
ue
Docume 2 (bis) 1 (bis) 1
ntaire
Parole 2 1 (bis)
vive
Les sept séances montrent l’organisation des activités suivantes :
La première séance est d’abord consacrée à une découverte de l’œuvre par la lecture
magistrale inaugurale puis par les premières prises lexicales personnelles sur l’œuvre.
La seconde séance poursuit si ce n’est achève la lecture intégrale et magistrale de l’œuvre
et ouvre deux ateliers concomitants (jeu dramatique et documentaire) qui vont se poursuivre
lors de la troisième séance pour organiser quelques échanges des travaux (quelques réalisations
dramatiques et documentaires présentées et appréciées).
La quatrième séance déplace les activités avec l’œuvre en commençant par une relecture
magistrale (en relisant des passages délicats ou choisis par les élèves…) pour lancer l’activité
d’écriture personnelle, la parole vive.
La cinquième séance croise lecture magistrale et réalisations dramatiques des élèves
(veillant à ce qu’un maximum d’élèves s’expriment devant la classe, en particulier ceux qui
n’auraient pas eu l’occasion de le faire lors de la troisième séance…).
La sixième séance permet à tous les élèves d’achever leurs travaux personnels, de les
reprendre, de les améliorer.
Enfin, la septième séance vient couronner la séquence en la bouclant sur une reprise de
l’œuvre par l’enseignant et les élèves (lecture magistrale et réalisations dramatiques) qui ouvre à
une dernière prise sur l’œuvre peut-être plus problématique (reprise adaptée de l’activité de
l’échelle lexicale afin de lancer un débat) pour conclure provisoirement du point de vue du
travail de l’œuvre mais définitivement du point de vue de son inscription obligatoire dans le
temps scolaire. On remarquera que le dernier mot est aux élèves : ils font vivre l’œuvre
montrant que cette dernière est maintenant leur responsabilité alors que c’est l’enseignant qui
l’avait ouverte. Passage d’œuvre qui est un passage de sujet – nous y reviendrons dans la
quatrième partie de cet ouvrage.
Séquences avec les œuvres poétiques
Pas de séquences « poésie » sans livre(s) de poèmes ! Ce premier impératif demande
quelques remarques. Si les livres sont chers, ils restent indispensables : ne serait-ce qu’un livre
dans les mains de l’enseignant et les poèmes ne sont plus les mêmes ! Ils viennent du livre
autant sinon plus que de la bouche du professeur ! Ces livres sont constamment à la disposition
des élèves tout simplement parce que c’est l’œuvre qu’il s’agit de transmettre et non telle ou
telle notion, tel ou tel savoir . Aussi on abandonnera définitivement les mauvaises habitudes qui
parfois cachaient aux élèves tout ou partie de l’œuvre et du livre sous des prétextes fallacieux
divers ; celui de l’anticipation étant le plus curieux puisqu’au prétexte de travailler cette faculté
on interdisait aux élèves de découvrir l’œuvre en les privant de celle-ci… alors que la faculté
anticipatrice n’a qu’à être exercée et si elle doit être réfléchie, elle peut l’être toujours a
posteriori et non a priori : allez donc au cinéma et coupez le film au bon moment, vous verrez
que les spectateurs demanderont le remboursement du ticket d’entrée ! Ces mêmes spectateurs
n’ont pas besoin qu’on coupe le film pour exercer leur faculté d’anticipation ! Tout lecteur sait
bien qu’elle est en éveil constant ; ce qui n’empêche pas que des activités visant à observer
l’activité d’anticipation, à augmenter sa puissance ne soient organisées dans la classe, mais
jamais elles ne doivent l’être au détriment de la découverte d’une œuvre littéraire et encore
moins poétique ! C’est pourquoi, toutes ces séquences visent à faire connaître le plus
rapidement possible l’intégralité de l’œuvre ; la première condition étant que le livre soit
toujours accessible pour tous et chacun. Le mieux étant certainement que chacun en dispose
mais les conditions matérielles de l’enseignement ne le permettant pas toujours, l’enseignant
saura le mettre à disposition de chacun par divers moyens : un livre par groupe d’élèves, un
livre par élève pour un groupe qui réalise une activité avec l’œuvre pendant que les autres font
autre chose dans un autre domaine et quoiqu’il en soit le livre présent dans la classe, bien visible
et lisible à tous moments en classe.
Le lecteur de cet ouvrage ne manquera pas de lire l’ensemble de ces séquences
indépendamment du niveau dont il est chargé car nous développons des points particuliers dans
chaque séquence et inversement nous passons plus rapidement sur des aspects déjà traités dans
des séquences antérieures. Tout particulièrement, le lecteur lira la première séquence puisqu’elle
permet de donner concrètement le cadre général de la conception de ces séquences. Ajoutons
qu’un enseignant peut fort bien selon les circonstances se nourrir des manières de faire qui font
les lectures et la programmation de sa classe à un autre niveau que celui de ses élèves…
Nous proposons ci-dessous une programmation d’œuvres pour l’école et le collège avec
des variantes possibles. À raison de deux ou trois œuvres par an, un élève aurait en fin de cycle
un corpus de 7 œuvres poétiques intégrales, puis en fin d’école primaire, au moins 14 œuvres et
en fin de scolarité obligatoire, environ 24 œuvres, ce qui est loin d’être négligeable ! Rêvons à
cette bibliothèque de 2’ œuvres poétiques qui constituerait le socle commun d’un enseignement
avec les poèmes ! Cette programmation peut paraître assez arbitraire mais elle répond toutefois
aux critères suivants : équilibrer les œuvres pour que la poésie reste en tension (voir toute la
première partie de cet ouvrage), varier les voix pour que la pluralité appelle chacun à entendre
sa propre diversité et donner à entendre la force du langage avec des œuvres qui engagent tout
ce qu’on a de meilleur et de fort. Les références précises des ouvrages sont données en
bibliographie à la fin de cet ouvrage.

Cycle 2 GS CP CE1
Luce Guilbaud, Qui, Albane Gellé, En Robert Desnos,
Œuvres
que, quoi ? toutes circonstances Chantefables et
Chantefleurs
Eugène Guillevic, Victor Hugo, Jean-Marie Henry,
Échos, disait-il Chansons pour faire Le Tireur de langue
danser en rond les
petits enfants et autres
poèmes
Jean-Damien
Chéné, J’ai un
(chut !) dans la
gorge

Cycle 3 CE2 CM1 CM2


Le Clézio, Jean-Pascal Dubost, Pierre Marchand et
Sirandanes C’est corbeau Vincent Besnier,
La mer en poésie
Lucien Suel, Visions Jacques Roubaud, Les James Sacré,
d’un jardin Animaux de tout le Anacoluptères
ordinaire monde
Jean-Marie Henry,
Tour de terre en
poésie
Collège 3e
6e 5e 4e
Jeanne Gatard, Jean-François Bory, Antoine Emaz, Jean Tardieu,
La Grande gigue Le Cagibi de MM. De l’air L’Accent grave
Fust et Gutenberg et l’accent aigu
Daniel Biga, La Blaise Cendrars, Jean de La V a l é r i e
Chasse au haïku Feuilles de route Fontaine, Les Rouzeau, Pas
Fables, Livre 1 revoir
Henri Meschonnic, Jacques Prévert,
Les cinq rouleaux Histoires

Quelques remarques complémentaires afin de mieux comprendre une telle programmation


dont on peut s’inspirer pour en établir d’autres, la renouveler partiellement, la compléter avec
d’autres lectures…

(ici fac-similé)
Si on ne peut parler de lecture de livres de poèmes en cycle 1, il va de soi que la lecture de
poèmes y est par contre tout à fait nécessaire et utile. Aussi nous incluons dans notre
programmation deux ouvrages destinés à la grande section dont on connaît le statut « à cheval »
sur les deux cycles. L’ouvrage de Luce Guilbaud est explicite par son titre et montre comment
les poèmes font autant mouvement avec les questions qu’avec les réponses : ici les réponses
sont dans le mouvement de la devinette dont on sait que l’intérêt réside autant sinon plus dans le
jeu de l’interlocution que dans la réponse finale. L’illustration et la mise en page avec un jeu de
cache entrent pleinement dans l’activité des poèmes-devinettes qui font patienter, rêver, jouer.
(ici fac-similé)

Le livre d’Eugène Guillevic continue cette pratique interlocutive doublement. Paroles


rapportées, ces poèmes constituent également autant d’échos à ce qui n’a pas de source précise
mais qui permet une recherche infinie de l’altérité et surtout un jeu de la relation. Comme pour
le livre précédent, l’accompagnement illustratif est indispensable et poursuit la chaîne des
échos.

(ici fac-similé)
L’ouvrage qui ouvre l’école élémentaire à la lecture intégrale d’un livre de poèmes est pris
à une collection particulièrement féconde, « Le farfadet bleu », dont les livres constituent à la
fois de vrais livres de poèmes plus que de simples recueils d’autant plus que les
accompagnements graphiques participent chaque fois singulièrement au projet. Si certains
ouvrages peuvent convaincre plus que d’autres, tous constituent une première collection qui
pourra accompagner les jeunes lecteurs tout au long de leur scolarité. En toutes circonstances
poursuit les pratiques poétiques de l’école maternelle qui mettent le corps-langage dans une
jubilation certaine tout en introduisant à une pensée du langage en actes qu’un Robert Desnos
viendra confirmer en fin de cycle avec son livre universellement reconnu et devenu un
monument patrimonial dans la bouche des enfants eux-mêmes. Aussi faudrait-il montrer le
continu d’une poésie contemporaine, celle d’Albane Gellé avec des « monuments » scolaires
anciens que sont devenus Hugo puis Desnos.
(ici fac-similé)

Les chansons de Victor Hugo n’imitent pas la chanson enfantine mais introduisent dans la
grande poésie la fraîcheur enfantine et dérident le sérieux patrimonial en même temps. Lire une
anthologie des jeux de mots avec ce titre qui leur donne un enjeu tout autre que seulement le
ludisme gratuit d’une enfance naïve voire bête, c’est montrer dès le cycle 2 que le langage n’est
pas coupé en deux (le discours sérieux et ce qui ne veut rien dire) mais bien continu car « tirer la
langue » c’est sérieux comme n’importe quel jeu de mots : l’enjeu est bien celui de la force du
langage plus que le seul plaisir des mots.
(ici fac-similé des index de Chéné)

Le petit livre de devinettes de Jean-Damien Chéné dont les illustrations de Bernadette


Chéné redoublent l’intérêt, vient poursuivre cet enjeu. il fait du livre l’objet même de la lecture
(voir ses « index alphabétique », « index matière » et « sommaire ») : ce qui met le jeu de mots
dans le poème et donc dans la voix, le geste, le corps-langage plus que dans une métaphysique
des mots, des lettres ou de l’écriture à laquelle on soumet plus tôt qu’on ne le pense les
lecteurs :
Ce qu’il vous plaît
ne le sachant pas, de chercher, puis-je
pouvons-nous l’écrire
s’il nous plaît ? (Chéné, 2002, p. 51)

(ici fac-similé)

Le cycle 3 s’ouvre alors sur un semblable recueil de devinettes qui viennent de loin et
dont Jean-Marie-Gustave Le Clézio et son épouse nous offrent avec la version originale de
belles traductions. Des îles Maurice, nous devinons toute la richesse d’une vie qui emmêle la
nature, la culture, les bêtes et les hommes, le corps et le langage jusque dans les couleurs vives
de ces broderies qui illustrent les sirandanes. Elles illustrent ainsi le jeu infini de la découverte
du monde et de l’homme avec les poèmes des devinettes : jeu de la relance, jeu de la relation.
C’est que le poème nous fait (re)voir le monde.
(ici fac-similé)

Ainsi Lucien Suel et son « jardin ordinaire » met les « visions » dans notre langage de
tous les jours avec les moyens du poème. Passer des devinettes ancestrales à une écriture
d’aujourd’hui qui rappelle sans nostalgie tout ce qui disparaît sous nos yeux : ces jardins
ouvriers qui assuraient plus qu’un approvisionnement substantiel une vie de rêve dans une vie
de labeur… Si le poème fait rêver c’est pour mieux vivre, pour vivre la vraie vie.
(ici fac-similé)

Dans la vraie vie, il y a la mort et Jean-Pascal Dubost raconte cette arrivée avec son
« corbeau ». Cette écriture de notations qui construit un journal d’impressions montre comment
le poème peut transformer des jours sans lendemain en une vie qui n’a pas fini de laisser vivre
l’intrusion de l’étrange, de l’altérité radicale, dans nos vies. Cette écriture est lancée par le
présentatif du titre : « c’est corbeau ». Le poème invente sa grammaire comme il invente la vie.
Mais jamais il ne l’invente dans l’isolement, dans l’incommunicabilité.
(ici fac-similé)

Le livre de Jacques Roubaud (voir pour sa lecture intégrale le livre d’Agnès Perrin, 2004),
dans la longue tradition des bestiaires que ce cycle 3 explore en filigrane jusqu’à James Sacré et
ses Anacoluptères, rassemble les animaux comme il rassemble tout le monde. Ces jeux qui sont
souvent des clins d’œil amicaux mettent en verve le lecteur comme dans une grande parade et
les déguisements animaliers ouvrent au carnaval des discours, des genres ; alors le poème mène
la danse.
(ici fac-similé)

Deux anthologies viennent compléter ces livres d’auteurs : une anthologie thématique
autour de la mer et une anthologie de poésies du monde entier avec les versions originales qui
montrent la diversité des langues et des cultures tout en signalant certainement trop rapidement
que les poèmes ne connaissent pas les frontières, qu’il suffit de chercher sa voix pour dire
l’altérité dans sa langue. De telles anthologies ne sont que des portes ouvertes vers des lectures
multiples, des lectures toujours plus appropriées qui font de chacun un sujet du langage.
(ici fac-similé)

Au collège, la classe de sixième peut permettre de découvrir un personnage qui n’existe


qu’en poème, La Grande Gigue de Jeanne Gatard ouvre à cette existence que seul le poème
permet d’inventer. Force du geste qui met du corps dans des proses pleines de poème (au
singulier car il s’agit bien de chercher du poème).
(ici fac-similé)

En sixième on peut alors partir pour une chasse au poème à la manière de cette chasse au
haïku que Daniel Biga propose dans ses notations ultrarapides et quotidiennes. Cette écriture
prosaïque met le poème dans la vie à condition qu’on entende ce que le poème invente et
dispose en ouvrant les yeux et les oreilles comme on n’a pas l’habitude.
(ici fac-similé)

Il faudrait aussi se lancer dans la lecture des « textes fondateurs » comme le demandent
les Programmes, pas seulement pour en découvrir un succédané événementiel, mais d’abord
pour en entendre une voix ou plutôt des voix qui nous font nous découvrir. L’écriture du poète
et traducteur Henri Meschonnic fait venir à nous cette oralité-là : très ancienne et très moderne
parce qu’elle met à vif l’épopée de nos vies. Ces cinq rouleaux font cinq livres de poèmes qu’il
est indispensable de lire dans nos voix, dans toutes les voix de la classe. C’est un voyage, non
seulement dans le temps chronologique et historique, mais surtout dans le temps subjectif d’un
récitatif infini, dans le temps divin qui met l’homme à l’écoute de l’humain.
(ici fac-similé)

Aventure que poursuit à sa façon un livre de poèmes comme celui de Blaise Cendrars.
Cette recherche du poème de l’altérité est également au principe de l’activité typographique des
textes de Jean-François Bory qui fait écho d’une manière très ludique et savante à l’héritage
poétique qu’un élève de cinquième peut alors évoquer en n’hésitant pas à passer d’un livre à
l’autre, du palais des Belles-Lettres au Cagibi de MM. Fust et Gutenberg, du manuscrit au
tapuscrit, etc.
(ici fac-similé)

Retrouver deux grands auteurs scolaires en quatrième, La Fontaine et Prévert, c’est


l’occasion de faire De l’air comme nous y invite Antoine Emaz ! Les élèves ne peuvent alors
que relire ces vieux auteurs pour les retrouver tout neufs, pleins de force. « Fables » et
« histoires » deviennent alors non des « poésies » à réciter mais des textes qui demandent de les
vivre dans des activités où le corps, la voix, la parole se multiplient, s’ouvrent à l’inconnu, se
poursuivent dans des relations qui n’en reviennent pas de se trouver… C’est ce que Antoine
Emaz fait avec son journal qui cherche le poème de chaque jour, de chaque sensation, de chaque
humeur. Et alors la poésie fait respirer un air neuf, un air vif, un air plein de fables et de paroles
vraies.
(ici fac-similé)

La classe de troisième peut alors (in)finir ces lectures en poésie par deux livres dont le
premier, celui de Tardieu, cherche l’accent qui nous fait toujours nous-mêmes avec les autres,
quand le second, celui de Valérie Rouzeau, nous fait autre avec nos plus proches. Ces passages
sont toujours des inventions relationnelles pleines de langage, intensifiant des formes de vie en
formes de langage et inversement. Graves ou aigus, nos noms ne sont plus des mots, mais des
voix qui marchent, des pas qui font chaque fois des histoires, des histoires de lecteurs toutes
indispensables pour chacun. Les poèmes des lectures scolaires sont alors devenus des poèmes
de vie.
Séquences avec les œuvres poétiques au cycle 2
Nous proposons deux séquences avec des œuvres pour le cycle 2, l’une avec une œuvre
classique et l’autre avec une œuvre contemporaine ; paradoxalement la seconde est
certainement plus facile que la première car le texte est moins important et donc elle devrait
prendre place avant la première présentée ici dans le cursus de l’élève. Mais tout est relatif dans
de telles progressions, car il est tout à fait envisageable de reprendre une œuvre et c’est ce que
nous proposerions concernant celle de Desnos qui est un incontournable dans un « programme »
poétique à l’école et au collège. Nous la verrions bien abordée au cycle 2 puis reprise en début
de collège !
Avec Robert Desnos : Chantefables et Chantefleurs

(ici, image de la couverture originale du livre : voir Desnos, 1999, p. 1326)

C’est l’année de son arrestation que Robert Desnos (1900-1945), en 1944 donc, porte à
Michel Gründ un manuscrit de trente Chantefables à chanter sur n’importe quel air que René
Poirier publia dans sa collection « Pour les enfants sages » avec des illustrations d’Olga
Kowalewsky. Ce n’est qu’en 1952 que ces poèmes furent édités accompagnés des Chantefleurs
dans une édition illustrée par Christiane Laran à la Librairie Gründ, et il fallut attendre 1955
pour que paraisse une édition définitive comprenant 80 poèmes qui, depuis lors, eurent le succès
que l’on sait auprès des enfants des écoles. Mais Desnos lui-même notait, non sans modestie,
dans son journal de février 1944 que ces Chantefables seraient la part la plus durable de son
œuvre, ce qui n’est pas sans témoigner d’un grand respect et d’une grande confiance pour ses
jeunes lecteurs. De l’alligator au zèbre et de l’angélique à la violette, ce bestiaire doublé d’un
livre des fleurs rassemble ce que certains appellent des « comptines » Par exemple, Marie-
Claire Dumas, éditrice des Œuvres (1999) qui s’achèvent sur ce recueil. On observera d’ailleurs
d’une édition à l’autre d’infimes différences (ponctuation, majuscules…) ; ce qui pourrait
engager les élèves dans des lectures attentives d’une édition à l’autre pour tenter de donner
valeur à ces différences.
***
Autour de séances qui s’ouvrent toujours avec des lectures à voix haute de nombreux
poèmes – chaque séance pouvant recommencer par des rappels des poèmes antérieurs (« celui
que vous voulez qu’on relise »…) – la séquence commence par la réalisation de listes. Si tout
est possible car l’objectif premier consiste à ce que les élèves se fraient chacun un chemin
« lexical » et donc une mémoire lexicale dans l’œuvre, il semble fort judicieux de partir avec
des listes de rimes. Syllabes, mots, syntagmes ? On doit surtout laisser les élèves décider par
eux-mêmes des unités à convoquer dans leur recherche – cela fera d’ailleurs l’objet de
discussions après comparaisons...
Consignes : 1. cherche au moins trois séries de rimes ; 2. ordonne ces séries dans l’ordre
de tes préférences.
Modalités : travail individuel d’abord avec, selon le niveau, coloriage au crayon puis
notations sur le cahier ou notations directes ; puis échanges en petits groupes avec échange
collectif dirigé pour faire émerger quelques trouvailles et questionnements ; enfin, chacun
retient une ou deux remarques qu’il fait sienne(s) sur son cahier.
L’intérêt est double : la définition de la rime est à construire et doit absolument rester
ouverte, discutée et discutable – de ce point de vue, les notations des élèves sont d’une
importance cruciale (découpage, mise en rapport…) et il sera important de les faire expliciter
dans la mesure du possible en respectant les trouvailles et même les incohérences voire les
erreurs éventuelles ; étant donné l’importance des rimes dans ces poèmes, leur manipulation par
les élèves permettront de nombreuses remarques et surtout les points d’appui essentiels pour la
mémorisation non pas pour tout retenir mais pour pouvoir aisément survoler le corpus de
poèmes et surtout s’imprégner de la culture prosodique de Desnos.
***
Deux activités parallèles peuvent alors s’engager, l’enseignant se chargeant
principalement d’aider, ne serait-ce que par une écoute active, la seconde activité qui demande
une bonne organisation spatiale : la réalisation d’une courte anthologie personnelle et de petites
mises en voix ou en scène de deux ou trois poèmes à deux ou trois enfants.
Consignes : 1. Choisis quatre poèmes de Robert Desnos, présente-les dans un petit livret
que tu illustreras. 2. À deux ou trois, choisissez deux ou trois poèmes de Robert Desnos que
vous allez présenter à toute la classe.
Les consignes sont volontairement très ouvertes car l’objectif est une appropriation la plus
personnelle possible de l’œuvre et l’écoute des trouvailles des autres pour penser sa propre
lecture, la rejouer différemment (en l’incorporant par l’écrit et par l’oral, en observant les
réalisations des autres lecteurs). Quelques précisions cependant pour mieux orienter ces
activités sont nécessaires.
***
Concernant l’anthologie, il s’agit de réaliser de petits livrets (une feuille A4 pliée en 4 est
largement suffisante) venant s’ajouter à une collection régulièrement réalisée par chaque élève
(autant de petits carnets de lecture, si l’on veut). La perspective anthologique est bien
évidemment importante s’agissant de l’œuvre d’un auteur classique. Chaque élève obtiendra
ainsi son Desnos ! Nous nous situons dans la tradition du cahier de poésie : recopier un poème
d’un auteur ; en l’occurrence quatre ! Si la quantité paraît trop élevée pour certains élèves, ils
peuvent se contenter de recopier quelques vers (les préférés) des quatre poèmes choisis.
On aperçoit que le premier objectif est celui du choix : la sélection des poèmes préférés
dans le corpus des 80 poèmes des Chantefables et Chantefleurs (l’enseignant peut avoir réduit
le corpus aux 60 voire seulement aux fables ou aux fleurs… mais la quantité ne doit pas être
négligeable sous peine de retirer à toutes les activités leur intérêt quelle que soit l’autonomie des
élèves dans les performances de lecture ; en effet, la lecture des titres peut suffire…) puis
l’appropriation par le recopiage de certains de ces poèmes (voire de fragments), c’est-à-dire leur
passage par la main du lecteur. Cette activité prend tout son sens et ne reste pas un simple
exercice de recopiage si l’ensemble forme un réel petit livret dont l’élève est rendu entièrement
responsable. C’est pourquoi, il a en charge l’ordre de présentation des poèmes. Plusieurs
possibilités s’offrent à lui : ordre fidèle à celui de Desnos ; ordre alphabétique des titres ; ordre
thématique (deux animaux, deux fleurs ; seulement des oiseaux…) ; ordre rhétorique ou
métrique (poèmes à rimes semblables ; poèmes qui posent des questions ; poèmes de huit
syllabes…). Ordre choisi voire construit que l’élève explicitera dans un petit sommaire en fin de
livret auquel il donnera un titre personnel et qu’il signera comme auteur en page de titre bien
entendu ; si la classe est habituée à cette activité de réalisation de livret, on peut envisager une
quatrième de couverture avec un court texte de présentation visant le lecteur potentiel et
cherchant à le captiver… Un tel livret ne peut se passer d’un accompagnement illustratif :
plusieurs solutions s’offrent alors aux élèves que l’enseignant rendra ou non obligatoires en
fonction des expériences antérieures. Prioritairement dans le cadre de cette activité, il s’agit de
signaler que la littérature est un mode de découverte du monde. Aussi, l’accompagnement
illustratif pourra-t-il tout simplement (bêtement !) prendre la caractère d’une illustration de type
« sciences naturelles » en empruntant aux ouvrages adéquat (dictionnaires, manuels…) et
effectuer des collages ou des décalques de ce type d’illustrations. L’intérêt didactique est double
puisque les élèves croiseront des lectures (lecture du poème et du texte définitionnel ou
« scientifique » concernant, par exemple le Zèbre ou le Souci) et devront également confronter
manuellement, pourrions-nous dire, texte et image et donc organiser la confrontation sur chaque
page de leur livret soit en conservant un mode de confrontation, soit en le variant et l’adaptant à
chaque cas…
Toute cette expérience n’a pas pour objectif de réaliser des chef-d’œuvres. Toutefois, au
bout d’un certain nombre d’expériences du même type, le niveau d’exigence puisse bien sûr
s’accroître, mais nous proposerions plutôt d’atteindre de tels objectifs en cycle 3 et au collège.
Cette expérience a d’abord pour objectif de faire expérimenter un mode de réénonciation de
l’œuvre littéraire dans un temps limité mais suffisant pour que l’élève s’approprie très
concrètement des fragments de l’œuvre et surtout pour qu’il commente, échange, confronte
avec ses camarades les conditions (hypothèses, trouvailles, évocations diverses…) de cette
lecture en actes. Ces échanges doivent cependant rester assez libres et c’est à l’enseignant, si
nécessaire, de les susciter, de les soutenir, de les valoriser sans jamais vouloir obtenir des
savoirs qui viendraient confirmer ou infirmer l’expérience des élèves, laquelle doit toujours
rester ouverte à condition qu’elle soit constamment confrontée à l’œuvre elle-même. Aussi, la
réussite d’une telle activité est-elle mesurable au degré d’engagement de chacun plus qu’à la
qualité matérielle de la réalisation finale même si celle-ci témoignera forcément d’un
engagement ; toutefois beaucoup d’élèves de cycle 2, voire de cycle 3, n’ont pas la dextérité
manuelle (habileté graphique…) nécessaire à une réalisation magistrale ! Mais ils ont tous la
possibilité de montrer qu’ils peuvent rendre compte de leur lecture par un petit « objet » dans
lequel ils ont investi beaucoup d’eux, de leur lecture qui a valeur dorénavant tant pour
l’enseignant que pour eux-mêmes…
***
Le jeu dramatique proposé avec les poèmes de Desnos doit lui aussi rester modeste tout
en engageant fortement chaque élève. S’il vise certes à réciter les poèmes choisis librement par
les enfants en petits groupes, chacun en apprenant quasiment par cœur un, il vise également à
augmenter l’écoute des poèmes dans la bouche des autres car on ne peut se contenter dans cette
activité d’un passage de trois élèves devant la classe récitant chacun son tour trois poèmes. En
effet, la consigne demande de présenter ensemble et donc de savoir ce que les deux élèves ne
récitant pas vont faire pendant qu’un élève récite… sans que pour autant ils soient obligés de le
réciter en silence !!! c’est-à-dire de mimer chaque mot comme si le sens devait se voir dans une
explicitation qui rend tout le monde idiot… Pas facile ! et pourtant pas si compliqué si nous
prenons quelques exemples.
Un élève sur les trois pourrait, comme dans le théâtre de Bertolt Brecht – voir l’article sur
l’Opéra de Quat’sous dans Wikipedia.org –, utiliser une petite pancarte (une feuille A4 bien
tenue pour commencer…) pour indiquer le titre du poème ou le refrain ou encore une image…
pendant que le second jouerait un geste, une mimique voire montrerait un objet… Exemple :
« La Sauterelle ». Pancarte : « Saute, saute, sauterelle ». Mimique : l’élève assis derrière une
table (couché au sol…) fait mine de suivre une sauterelle qui traverse la table, la scène… en le
faisant discrètement pour seulement appuyer la diction de son camarade qui récite (ou lit) le
poème.
En conservant le même dispositif, une variante consiste à faire participer vocalement les
deux élèves accompagnateurs pour les refrains quand il y en a, y compris avec les variantes
comme dans « L’Églantine, l’Aubépine et la Glycine » : vers 2, « Rouge, rouge, rouge et
blanc. » puis vers 6, « Bouge, bouge, bouge et vlan ! » et enfin vers 9, « Et vlan, vlan, vlan ! » ;
idem pour « La Girafe » avec sans variante le refrain des vers 2 et 4 des quatre quatrains : « Vent
du sud et vent de l’est » puis « Vent du nord et vent de l’ouest ».
Mais les élèves sauront trouver d’eux-mêmes des petits dispositifs simples et efficaces
comme, par exemple pour « La Fleur de Pommier », la pancarte indiquant « Joli rossignol et
fleur de pommier » et l’élève-acteur faisant tomber quelques petits flocons de coton devant la
pancarte pour évoquer les fleurs de pommier qui font de la « neige » en plein « mois de
Juillet »… Ainsi on gagnerait certainement des dictions plus lentes (ou plus rapides si
nécessaire) mais moins « scolaires » puisque les trois « acteurs » doivent se coordonner,
s’écouter et au fond faire passer le poème, devenir des passeurs de poèmes. Il va de soi que le
dispositif n’a d’intérêt que si les élèves changent de rôle à chaque poème, que si les expériences
sont partagées avec toujours beaucoup de bienveillance dans des moments et des lieux adaptés
pour que l’écoute et les échanges qui s’en suivent atteignent leur objectif : partager un moment
poétique où beaucoup de poèmes vont s’échanger de vives voix. Concrètement, pour que tous
les élèves passent, cela demande certainement plusieurs séances : soit deux moments forts ou
plusieurs petits qui vont ponctuer d’autres activités.
***
Cette séquence ne peut s’achever sans que les élèves soient sollicités pour prendre la
parole, plutôt sans donner la parole à ceux qui ne l’ont pas eue dans les poèmes de Desnos ou
dont la voix ne s’entend pas – ce qui est une manière de prendre la parole en la donnant, de ne
plus confondre le « je » et le « moi », de préserver également ce qui dans le cadre collectif de la
classe ne peut se dire sans quelques risques. Ce don de parole est aussi une manière de vivre
ensemble en préservant l’intégrité de chacun.
La consigne est simple mais demande effectivement que les élèves s’habituent à ce genre
d’activités : « Donne la parole à un personnage qui ne l’a pas dans un poème de Robert
Desnos ». Prenons quelques exemples et montrons quelques réalisations qui vont du plagiat à
l’invention « folle »… Nous suivons les poèmes dans l’ordre de l’édition Gründ et nous
proposons des réalisations dont l’orthographe a été revue.
« La Rose » parle : « Ah ! il m’a cueilli. Eh bien, je vais l’endormir »; « Je suis rose ou
blanche ou d’or / Je suis en branche pas encore éclose » ; « Rose, il dit rose, mais je suis
blanche ! » …
« Le Glaïeul », c’est le fils du « Père Glaïeul » qui parle : « Je suis au Cap, je suis à
Gand, / Je suis à Nice et à Tunis, / Et je suis à Senlis. / Je suis perroquet dans une oasis » ;
« Comment mon père Glaïeul sait-il où je suis ? Si encore c’était mon aïeul qui est au pôle
Nord, je lui dirais d’aller au pôle Sud à mon père Glaïeul ! C’est pas tout, j’ai froid : gla-gla ! »
« La Pivoine », c’est la marchande qui parle : « Pivoine, pivoine, / Qui veut mes belles
pivoines ? » ; ou c’est la pivoine qui dit : « Je ne veux pas aller sur l’eau avec ces matelots / ils
vont me laisser faner pour les beaux yeux de la marchande. »
« L’Alligator » pense tout en parlant au « négrillon », « Bonjour, mon garçon » : « Un
tendre négrillon, ce serait bon pour mon réveillon » ; et à la fin, il pense : « Raté pour
aujourd’hui mais demain, mon petit, je t’offrirai un bonbon et tu feras mon réveillon. »
Etc.
Plutôt que de faire écrire des « poèmes » aux élèves, il est préférable de les faire
écrire avec les poèmes et d’engager un mode d’expression qui permette à chacun de se
préserver tout en ayant toute sa liberté d’écriture. Aussi, cette consigne permet d’une part de
choisir le poème, de choisir le mode d’écriture (en ligne, en prose, avec ou sans rimes, en
reprenant tout ou partie du texte de Desnos, en ignorant complètement le poème…) pour
répondre au poème d’une manière personnelle tout en préservant son quant-à-soi puisque
l’élève peut toujours dire que ce n’est pas lui qui parle, s’exprime, répond… étant entendu qu’il
est le scribe de ce personnage qui prend la parole à partir du poème. Comme pour les autres
activités, le résultat n’est pas toujours à la hauteur de ce qu’on espérerait mais l’essentiel est
cette reprise par l’élève d’un fragment de l’œuvre. Reprise qui est en l’occurrence une
réénonciation, une appropriation.
***
Ces quatre activités conduites constituent un petit ensemble qui permet aux élèves de
parcourir l’œuvre, de se l’approprier d’une manière personnelle tout en ne cessant
d’échanger avec les autres. Chaque élève a ainsi la possibilité de choisir les modes de son
engagement avec l’œuvre (attente, observation, reprise, engouement…) sans jugement de valeur
et surtout sans ennui. En effet, l’enseignant veille à ce que chacun s’engage au moins dans deux
ou trois des quatre activités et surtout il veille à ne pas surcharger ses élèves d’explications,
de consignes et d’exercices qui souvent dégoûtent même les meilleurs. Ici les activités
constituent d’abord des reprises assez libres des poèmes que l’enseignant est toujours le premier
à proposer à ses élèves dans des moments de lecture magistrale. Sans que cela soit une
obligation on peut conclure par un petit débat collectif ou par un moment conclusif. Par
exemple, en demandant aux élèves d’échanger sur ce qui les a fait le plus rire ou ce qui les a le
plus intrigués dans tous ces poèmes. Discussion permettant de remémorer les poèmes mais aussi
de pointer la force humoristique, joueuse de Desnos sans qu’à aucun moment un consensus ne
soit à imposer à chaque élève qui peut préserver son jardin secret, son Desnos à lui… D’ailleurs,
ce moment conclusif peut consister à garder pour soi dans son carnet de lecture ce qu’on
aimerait garder de Desnos après tout ce travail… « Mon dernier lilas bien qui lilas le dernier »,
écrivait Desnos dans « le Lilas » !

Avec En toutes circonstances d’Albane Gellé

(ici, image de la couverture du livre)

Ce livre de poèmes poursuit la tradition forte d’un Robert Desnos. Le refrain n’est pas
sans faire penser à sa fourmi de dix-huit mètres : « Au 10, de la rue de l’espoir, assise sur le
trottoir… une fourmi même pas noire agitait l’un de ses 937 mouchoirs. […] » Donc comme
s’il y avait six refrains mais avec des variations et comme une progression puisque le dernier
commence par un « décidément » et propose un retour à la case départ : « puis retourna
s’asseoir sur le trottoir » ! Six refrains ponctués de 5 « couplets » comprenant chacun 6 puis 5,
5, 5 et enfin 6 séquences très courtes toutes aussi insolites afin de dessiner un univers du rêve ?
du jeu ? de l’énumération ? et surtout du plaisir de dire, de la volubilité de raconter, réciter,
imaginer, jouer, plus qu’avec les mots, avec tout le langage.
***
On pourrait rapidement lister les consignes que nous ne commenterons pas aussi
longuement que pour Desnos :
Liste lexicale : « 1. Lister au moins cinq personnages du livre ; 2. Les classer dans l’ordre
de préférence et donner un titre à la liste ». Il s’agit bien de permettre à chaque élève de poser
ses marques pour assurer les lectures ultérieures ; ces marques les plus diverses dont la
dimension subjective ou plus certainement dont la connaissance déjà assurée (« monde connu »
ou « univers d’expérience proche ») mais aussi dont les possibles surprises et plaisirs attirent,
constituent autant de parcours personnels de lecture que les échanges vont faire se croiser et
forcément s’ouvrir les uns aux autres.
Jeu dramatique : « 1. Choisir un couplet du livre et le jouer seul ou à plusieurs ; 2.
Apprendre par cœur un ou deux refrains puis progressivement improviser des « histoires de
fourmi noire ». Il s’agit de jouer la jubilation récitative du poème : (se) raconter des histoires à
dormir debout mais aussi faire tenir des histoires courtes sur leur force récitative, leur prosodie
de comptine, leur entrain ludique dans et par le langage. Les ratés sont forcément de la partie et
chaque partie est toujours à remettre.
Documentaire : « Faire un bestiaire à partir du livre En toutes circonstances : de quatre à
huit pages avec des illustrations adéquates ». Les élèves ne manqueront pas de profiter des
propositions de Alain Bahuaud, l’illustrateur des poèmes d’Albane Gellé, qui utilise les
techniques du collage. Les « bêtes » du bestiaire peuvent au demeurant s’humaniser ou se
chosifier au gré des trouvailles plastiques et verbales…
La parole vive : « Deux personnages (de deux couplets différents) de En toutes
circonstances dialoguent ». La notion de personnage est ici à prendre dans sa plus grande
extension. Exemples de dialogues possibles : entre les « chanteurs de rock » et la « vieille
dame » ou entre le « cheval en colère » et « le placard ouvert »…
***
Ces quatre activités ne cherchent pas à faire le tour de tous les détails (« circonstances » !)
du poème mais à lancer le mouvement qui l’anime : celui d’une ritournelle qui met tous les sens
au diapason d’une jubilation enfantine des plus écouteuses comme le montre dès le début la
première séquence du premier couplet :
si le ciel est un peu
en désordre
c’est pour faire joli ?

La question qui ressemble à toutes celles des enfants (« combien d’étoiles y a-t-il dans le
ciel ? ») reste néanmoins prudente (« un peu » vient renforcer la proposition hypothétique) tout
en proposant sur le mode interrogatif une réponse (« pour faire joli ») qui empêche toute
instrumentalisation du jeu enfantin. Ce que confirmerait une autre séquence prise au troisième
couplet :
très très loin les étoiles
se demandent si c’est possible
(une seule fois)
de redescendre
(pas pour longtemps)

Ces parenthèses commentatives mettent beaucoup d’humour et de prudence dans le jeu


enfantin qui est toujours la tentative de refaire le monde sans le détruire, bref de le faire jouer un
peu, beaucoup, passionnément…
***
On peut facilement parier qu’à l’issue de ces activités, beaucoup d’élèves auront
mémorisé nombre de passages du livre. Ce petit livre d’Albane Gellé les aura mis au cœur
d’une parole libre, assez jubilatoire mais également pleine d’interrogations naïves ou abyssales
mais toujours joueuses et, en fin de compte, rieuse pour ne pas dire « rimeuse »… C’est qu’au
cycle 2, on poursuit tout ce que le cycle 1 a engagé : l’attention au langage dans toutes ses
composantes puisque la dimension prosodique voire pragmatique des textes n’y est jamais
oubliée car, à n’importe quel âge mais particulièrement à l’âge où l’on apprend à lire, la parole,
qu’elle soit écrite ou orale, est à la hauteur d’un acte qui transforme le monde, change le
locuteur et emporte l’auditeur.
Séquences avec les œuvres poétiques au cycle 3 :
Après que les élèves du cycle 2 ont commencé la rencontre avec des œuvres poétiques, les
élèves du cycle 3 vont augmenter leur capacité de faire œuvre en cherchant à augmenter tout ce
qui fait la force d’un auteur et en particulier en percevant qu’une œuvre est toujours une force
en mouvement qui peut inclure plus d’un texte, qui ne sait jamais où elle commence ni où elle
finit.
Avec une anthologie thématique, La mer en poésie

(Ici images de la couverture et de la table des matières (p. 142-144) du livre :


Marchand et Besnier, 1980)

Comment lire une anthologie en classe ? S’il est vrai qu’une anthologie conséquente
comme celle que nous proposons ici ne peut exiger sa lecture intégrale, il n’empêche qu’il s’agit
d’amener les élèves à sa lecture dans tous les sens et donc à une lecture du livre pour en
comprendre les choix, les valeurs et les enjeux. L’anthologie, de ce point de vue, est un
excellent terrain d’entraînement pour la lecture critique.
La table des matières du livre offre la liste des auteurs et surtout l’origine bibliographique
des extraits qui constituent l’anthologie thématique. Véritable bibliothèque poétique qui mêle
connus et inconnus, célèbres et oubliés, cette table est toutefois incomplète puisque les titres des
poèmes, quand ils existent, n’y figurent pas. Pire, on ne voit pas à sa lecture si une organisation
quelconque préside à l’ordonnancement des poèmes. Ces lacunes apparentes peuvent être
prétexte à des interrogations qui relanceront fortement les activités proposées. Le dossier
pédagogique sera laissé à l’usage libre des élèves car il nous semble ne pas répondre à notre
objectif, lire une anthologie, quand il sollicite simplement des activités plutôt occupationnelles
non justifiées par cette anthologie.
La plupart des activités consisteront à mobiliser les élèves dans des activités
anthologiques quitte à faire mieux – c’est le défi – que l’anthologie convoquée, du moins à
engager une critique : anthologies d’anthologie… pour suggérer que la lecture n’est rien moins
qu’une activité d’écriture anthologique et que toute écriture est une anthologie de lectures.
***
La liste lexicale hiérarchisée peut viser en plusieurs séances, au fil des lectures qui vont
parcourir linéairement ou « sauvagement » l’anthologie, à constituer un répertoire de morceaux
choisis généralement courts incluant le mot « mer ». Ce répertoire devra être hiérarchisé en
suivant le degré d’évocation proposé par chaque fragment. Les critères de la hiérarchisation s’ils
restent toujours subjectifs sont toujours discutables et donc permettent de mettre en valeur les
critères d’appréciation construits par les élèves. Depuis la citation de Baudelaire (« Homme
libre, (…) / La mer est ton miroir (…) ») jusqu’à celle de Saint-Pol Roux (« Océan : // Ciel à
l’envers »), des résonances s’entendent mais d’infimes gradations peuvent aussi s’établir :
métaphore abstraite puis concrète ou extériorisation d’une subjectivité puis personnalisation
d’un élément objectif… Et la quête se poursuit avec Guillevic (« Mer de ceux qui veulent y
mourir ») et Maurice Fombeure (« Si la mer touchait à la nuit »)…
Si la consigne paraît trop difficile, la simple recherche des occurrences de « mer » et leur
hiérarchisation peut suffire pour aboutir aux mêmes discussions et appréciations plus ou moins
attentives au travail poétique qu’engage cette anthologie.
***
Les instantanés théâtraux viseront de la même manière à monter des passages qui
s’enchaînent d’un poème à l’autre : enchaînements thématiques ou autres qui feront entendre un
parcours de lecture seul ou à plusieurs. Ici, le travail en petites équipes est à encourager pour
augmenter les lectures en les mutualisant. Le prétexte actif aux enchaînements peut être le
passage d’objets, de mots, de matières, de lumières – des lectures qui incluent un éclairage,
voire une projection de diapositives ou d’ombres colorées, seraient propices à cette anthologie
vivante. Loin d’aboutir à un quelconque spectacle, cette activité n’a pour objectif que de faire
vivre la lecture dans et par l’activité corporelle dont la voix constitue le cœur le plus vivant, le
plus « extime », c’est-à-dire nouant sans faire appel aux intentions explicites l’intime d’une
lecture à son exercice public – étant entendu que le public ici convoqué l’est toujours dans
l’égalité du partage et de l’échange réciproque des lectures, donc du respect de chacune.
Des montages plus faciles peuvent être réalisés : les poèmes de Jules Supervielle présents
dans l’anthologie, tous les poèmes s’intitulant « Marine », etc.
***
La réalisation de « documentaires » avec tous ces poèmes peut rappeler des expériences
éditoriales fréquentes en littérature jeunesse mais tout particulièrement celles qu’a initiées
Georges Jean (voir Jean, ????). Rassembler des citations autour d’objets « marins » présentés
thématiquement (bateaux et marins, plages et tempêtes…) ou encore réaliser un glossaire de tel
ou tel aspect de « la mer » avec, pour chaque entrée du glossaire », une citation ou plusieurs
bien référencées, prises à un ou plusieurs poèmes de l’anthologie, voilà de quoi relire et
proposer une lecture dans et par l’écriture anthologique.
Exemple de réalisation par un élève sur le premier tiers du livre :
Petit glossaire des bateaux de La mer en poésie
Baleinière : « Alors dans sa baleinière le père tout seul s’en est allé » (Jacques Prévert, « La pêche à
la baleine »)
Barque : « L’un n’a-t-il pas sa barque et l’autre sa charrue ? » (Victor Hugo, « Oceano Nox ») ; « Sur
la mer blanche de colère, par cette blanche nuit de neige, les barques plongent, aux arpèges de la rafale et
de la mer » (Paul Fort, « Puisqu’il faut toujours que l’on parte ») ; « La barque est belle fille / Du flèche à
la quille » (Saint-Pol Roux, « Prière à l’Océan »)
Caravelle : « (…) penchés à l’avant des blanches caravelles, / Ils regardait monter en un ciel ignoré /
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles » (José Maria de Heredia, « Les conquérants »)
Cargo : « Au loin un cargo fait naufrage » (Jacques Prévert, « Le gardien du phare aime trop les
oiseaux »)
Esquif : « Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée ; / L’une a saisi l’esquif, l’autre les
matelots ! » (Victor Hugo, « Oceano Nox »)
Felouque : « La felouque a coupé l’étreinte de leurs mains / (…) / La felouque glisse au creux des
vagues de guerre » (Robert Arnaud, « Le pirate d’Alger »)
Motogodille : « Maintenant les autres vont me pourchasser en motogodille » (Jacques Prévert, « La
pêche à la baleine »)
Navire : « En pierre mon navire s’embosse à la Terre » (Saint-Pol Roux, « Prière à l’Océan »)
Nef : « Lente la nef cambre les muscles de son torse » (Robert Arnaud, « Le pirate d’Alger »)
Vaisseau : « Et comme un jour les vents, retenant leur haleine, /Laissaient paisiblement aborder les
vaisseaux » (La Fontaine, « Le berger et la mer ») ; « Voici rentrer l’officier de marine, / (…) / Il dit
combien de vaisseaux il a pris » (Charles Cros, « Chanson de la côte ») ; « Démon de verre cassant des
vaisseaux comme on casse des noix » (Saint-Pol Roux, « Prière à l’Océan »)

En vue d’un tel écrit, on pourrait envisager la collaboration de plusieurs élèves mais
rappelons que jamais l’exhaustivité n’est l’objectif et que l’engagement personnel jusque
dans les erreurs est une condition de l’appropriation puis de la discussion avec l’œuvre.
***
Donner la parole à la mer en réalisant un montage de citations des poèmes de l’anthologie
permettrait de « boucler » ces activités en laissant toutefois l’écriture dériver et donc les
citations passer dans l’écriture des élèves : les citations se perdant donc dans l’écriture
deviennent ainsi non seulement la parole de la mer mais la parole de chacun des lecteurs.
Exemple de réalisation :
« (L’Océan parle à la suite de Claude Roy, Guillaume Apollinaire, Pablo Neruda, Paul Verlaine et
Victor Hugo)
Je suis beau je suis sel je suis vent je suis bleu
Je suis immense et fou je suis avide et tout
Autour de ta maison il y a moi que tu connais
Et qui ne repose jamais
Et j’œuvre en ton silence
Tu ne reposes pas auprès de ce rocher
Je palpite sous l’œil de la lune en deuil
et palpite encore
Je vais, viens, luis et clame
Le sombre oubli que jette
le temps sur tous ceux que j’enfouis »

Avec Anacoluptères de James Sacré

(ici, couverture du livre et reproduction de la page avec la liste des coléoptères…)

Ce petit livre porte jusqu’au bout son énigme avec un plaisir certain qui demande toujours
de revenir en arrière (souvenirs d’enfance) et d’aller de l’avant (surprise d’un poème qu’on
n’attendait pas comme ces fourmis qui vous montent dans les jambes…). On comprend qu’il ne
s’agira jamais d’en venir à bout – qui prétendrait maîtriser le monde des insectes, monde infini
comme celui des poèmes… On comprend aussi qu’il s’agira de beaucoup s’amuser tout en se
posant des questions redoutables (la mort rôde ou plutôt l’expérience élémentaire de ce pouvoir
d’écraser, de punaiser n’importe quel insecte avec les meilleurs prétextes…). Ce petit livre et les
lectures qu’il va entraîner demandent l’attention la plus forte possible aux toutes petites choses
qui vont s’y faire un peu comme un collectionneur d’insectes sait que la valeur de sa collection
est dans les toutes petites différences.
Le titre constitue à lui seul une énigme qui peut-être le restera après la lecture des
élèves… mais ces titres énigmatiques ne sont-ils pas ceux qui laissent le plus de souvenir parce
qu’ils éveillent la rêverie. Ce titre est un mot valise qui emmêle « anacoluthe » et
« coléoptères », donc deux types d’observation concernant le langage et le monde. Ce qui
montre bien que ce petit livre possède dès son titre une réversibilité des plus actives.
ANACOLUTHE. Ce terme est utilisé traditionnellement (et encore par Littré) pour désigner deux
phénomènes syntaxiques différents. La tradition grammaticale faisait de l’anacoluthe l’emploi du
pronom relatif sans antécédent : par exemple il y aurait ellipse de là dans Il va où le devoir l’appelle, ou
de celui dans Qui vivra verra. L’anacoluthe est définie, plus généralement, comme une rupture de
construction, un changement d’orientation, une asymétrie pouvant produire divers effets : surprise,
suspens, etc. En fait les exemples classiques relèvent d’une possibilité très générale : le « déplacement à
gauche » ou « thématisation » (« Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court... »). (Demougin, 1985)
COLÉOPTÈRE n.m. (gr. koleos, étui, et pteron, aile). Coléoptères : ordre d’insectes à
métamorphoses complètes, pourvus de pièces buccales broyeuses et d’ailes postérieures pliantes
protégées au repos par une paire d’élytres cornés, comprenant plus de 300 000 espèces parmi lesquelles
le hanneton, le charançon, la coccinelle, etc. (Larousse, 1995)

Les activités avec ce livre vont tenter de tenir cette réversibilité jusqu’au bout,
réversibilité qu’il faudrait d’ailleurs généraliser : description et narration, vers et proses,
réflexion et divagation, etc.
***
Viser un premier parcours dans l’œuvre demande de hiérarchiser un lexique. Ce livre
commence et finit par une liste alphabétique de coléoptères : « Liste quelques-uns de ces
coléoptères en commençant par ceux que tu connais ». Ce premier lexique hiérarchisé précède
un second qui semble indispensable à un premier parcours personnel dans l’œuvre : « Relève les
coléoptères évoqués par le livre de James Sacré – en excluant ceux listés au début et à la fin de
l’ouvrage – puis énumère-les dans l’ordre de tes préférences ». Les élèves apercevront dans les
échanges qui s’en suivront bien des spécificités de l’ouvrage :
! le premier fragment signale « le cétoine et le calosome », si le premier est mentionné dans la
liste ouvrant le livre, le second ne l’est pas !
! le second qui est consacré au « carabe doré » s’achève sur les « cicindèles » : les deux
figurent dans la liste mais on ne comprend pas facilement le rapport entre eux ;
! le troisième consacré au « criocère », lequel ne figure pas dans la liste augurale, mais les
coléoptères évoqués avec lui sont des « paysans perchés dans les peupliers » (!) qui
pourraient – pourquoi pas ? – venir compléter la liste des coléoptères… ;
! les « fourmis » évoquées dans le cinquième fragment sont-elles des coléoptères ? si l’on en
croit le Larousse illustré, non ! puisque les hyménoptères, s’ils sont des insectes, ne sont pas
des coléoptères ! Le livre s’ouvre donc à une découverte des insectes plus que des
coléoptères au sens strict ! Sans compter que « maman » est comparé par le narrateur à
« une grande fourmi dans le temps » !
! etc. sans oublier « le termite » (et non « la » !) qui est inclus sur la liste des isoptères…
Conclusion du narrateur à propos du dictionnaire : « Dans le gros livre qui est un

arrangement systématique des mots ça fait une dérive de vocabulaire mal tenu » (6e fragment) !
De la même façon, les listes des élèves pourront mal se tenir puisque les dérives lexicales
inévitables auront suivi l’imprévisibilité des passages entre découverte du monde et dérive
langagière. Ces réversibilités tenues jusque dans les listes répondent au poème :
Un poème comme un doigt levé ou comme
Un coup de balai bien donné, vraiment,
Le voilà-t-y qui ruse encore,

Autrement que j’ai pu penser ? (13e fragment)

Précisons-le à cette occasion : cette activité qui généralement ouvre les lectures-écritures-
jeux avec les livres de poèmes demande à l’enseignant d’accepter et même d’écouter au plus
près toutes les propositions des élèves « autrement qu’il a pu penser »… C’est certainement
dans ces « altérités » de la pensée, dans ces imprévus de la didactique que se construisent les
valeurs de l’œuvre. Si, par exemple dans la classe, un débat prend sur l’inclusion ou non de « la
nicole » (fragment 16) qui ne figure pas dans la liste du livre mais qui bien évidemment semble
être le nom pour la coccinelle, l’occasion est belle de faire travailler la confusion toujours forte
de l’expérience personnelle et de la connaissance du monde parce que, comme dit le narrateur
au fragment 18 : « Peine perdue de pas le croire, tu joues / À transformer la bestiole et ton
poème en je. » Dès l’écriture de liste lexicale hiérarchisée, l’enjeu c’est bien de faire venir ce
« je » qui n’est pas le « moi » de l’individu, ou de l’élève mais le sujet d’une activité que le
poème seul peut faire advenir au cœur du langage.
Des variantes de consignes sont tout à fait possibles :
! faire une liste (non exhaustive) des souvenirs d’enfance du narrateur et les ordonner dans
l’ordre d’importance ;
! faire une liste (non exhaustive) des comparaisons que le narrateur effectue et les ordonner à
sa convenance ;
! etc.
***
La seconde activité demanderait de laisser une grande liberté de choix aux élèves avec
une consigne à la fois très ouverte et extrêmement ferme : « choisis un passage du livre – pas
trop long – et joue-le en l’accompagnant d’un geste fort et d’un objet évocateur ». Cette
association du fragment textuel, d’un geste et d’un objet oblige les élèves à chercher entre
l’illustration littérale et l’analogie la plus suggestive possible leur voix propre que peut seul
permettre une mise en espace rapide mais décisive.
Exemples de réalisations sachant bien que mille autres sont possibles et qu’aucun modèle
ne peut ici intervenir ; on considèrera également que la classe est par ailleurs entraînée à des
activités régulières de jeu dramatique avec les textes littéraires (instantanés théâtraux) :
! « Maman s’en va, j’entends mal ce que dit maman… maman comme une grande fourmi
dans le temps » peut faire entendre un « À l’âge que t’as ! » dit par une mère qui est trop prise
par ses occupations domestiques entre les deux parties de ce fragment ; ce qui oblige le joueur à
se dédoubler et à « remplir » la suspension qui sépare ce court fragment.
! « Qui c’est qu’a peur des libellules ? / Petites filles princesses dragons » : l’adresse
demande d’interpeller fortement le public, de lui décrire en deux temps trois mouvements des
métamorphoses subites : petites filles=>princesses=>dragons…
! « La nicole. Le seul insecte à qui presque on donnait de l’affection. La voilà montée au
bout de ton doigt, du côté qu’elle s’envolera tu te marieras ! » : finir sur une comptine en ayant
joué des doigts auparavant : facile et difficile car il faut (se) retenir et faire tenir toute la diction
sur un doigt…
L’enseignant peut aussi faire jouer toute la classe dans une course à la liste des insectes :
diction articulée mais rapide, diction sans compétition mais pour que chaque voix fasse entendre
sa propre polyphonie : diction qui prend bien entendu place dans l’anthologie sonore de chacun.
***
L’écriture documentaire avec ce livre de poèmes semblerait couler de source puisque « le
poème parle d’insectes » (fragment 13) et qu’il évoque les « soixante-dix illustrations en noir et
une planche en couleurs pour les seuls papillons » dans « le dictionnaire Larousse de mille neuf
cent soixante-trois » (« dessine la planche des anacoluptères de James Sacré en utilisant comme
légendes des citations de cet ouvrage ») ! Mais ne pourrait-on pas le faire parler d’autre chose…
et par exemple de poèmes (« réalise une anthologie des passages de ce livre qui parle de
poésie ») ou bien encore de souvenirs (« confectionne un album des souvenirs du narrateur de
Anacoluptères un peu comme un album photos de famille »)…
Plus qu’en cycle 2, les élèves vont maintenant chercher à mieux « coudre » les éléments
de leur documentaire. De deux points de vue : soit en proposant un court texte de présentation
des éléments regroupés (chapeau d’introduction ou quatrième de couverture du livret), soit en
liant les éléments du documentaire avec des titres qui s’enchaînent voire se répondent, ces titres
pouvant même ouvrir à de courts textes de liaison qui montrent une progression, un ordre de
présentation.
Exemple de réalisation d’un petit livret anthologique commenté (des illustrations peuvent
l’accompagner, en l’occurrence, collage de photocopies de dictionnaires divers) :

(couverture)
Nom et prénom de l’élève-auteur (pseudonyme possible)
Les poèmes du poème de James Sacré
Éditions de l’école X

(p. 1)
Le poème rassemble
Il collectionne : « une tellement courte collection »
Il arrange : « que ça fasse un parterre de ces mots : un poème »
Il ordonne : « tout un dictionnaire vivant »
(p. 2)
Le poème accueille
Il s’ouvre au monde : « ramener du printemps dans les mots d’un poème »
Il s’ouvre aux mots : « c’est plus que des mots »
(p. 3)
Le poème se cache
Dans le corps : « des poèmes comme des fourmis dans les jambes »
Dans le langage : « tu joues à transformer la bestiole et ton poème en je »
(p. 4)
Le poème surprend
On ne sait pas exactement où il est « une ruse pour surprendre en l’arrangement de ses propres mots
ce qui le fait poème, ou si vraiment c’est pour être (mais comment ?) avec la nicole qui voulait pas
s’envoler de nos doigts d’enfants, ou le barbot lent que maman balayait vivement de la chambre humide
sans surtout l’écraser ? »

(quatrième de couverture)
Dans son livre Anacoluptères, le poète James Sacré parle de la poésie. Il va chercher les poèmes dans
les petites bêtes. Il a parfois envie de les écraser mais il les laisse vivantes. Pour lui, les poèmes sont
comme des insectes bien vivants. Alors, découvrez la poésie comme on découvre le monde des insectes.

***
Les insectes n’ont pas vraiment la parole dans ce livre de poèmes. Donnons-la leur ! Il
s’agit de répondre au narrateur ou bien encore de les faire dialoguer entre eux à propos de cet
ouvrage, de ce poème voire d’un fragment seulement. Le choix peut rester libre ou bien un
projet peut aider chacun à progresser. Exemples de consignes :
! Le carabe doré (ou le criocère) prend la parole afin de commencer par une ou plusieurs
reformulations à la première personne du texte descriptif du narrateur ;
! La nèpe, la punaise et le termite du Larousse de 1963 échangent leurs impressions (on
peut lire des Larousse ultérieurs) sur les articles qui leur sont consacrés et sur ce qu’en dit le
poème ;
! L’araignée du fragment 17 répond au narrateur qui avait « une familiarité méchante et
joueuse avec ce qui était déclaré mauvais » et qui « tuait occasionnellement un insecte »…
! Les insectes épinglés « dans l’espèce de tiroir (…) selon l’ordre » que lui a montré un
livre sur les insectes, discutent entre eux du collectionneur d’insectes devenu poète…
Séquences avec les œuvres poétiques au collège :
Deux ouvrages seulement pour le collège mais après ceux des cycles 2 et 3, chacun
comprendra aisément la démarche et saura l’adapter aux autres ouvrages que nous avons
proposés et à bien d’autres tout aussi forts de lecture. Certes, l’ampleur et la difficulté
augmentent mais rien ne remplace, contrairement aux habitudes souvent acquises dans le
secondaire, cette démarche qui laisse toute sa place à l’aventure de la lecture et des lecteurs
étant donné qu’elle est toujours l’exigence de leur liberté, c’est-à-dire de l’écoute la plus proche
des œuvres.
Avec Blaise Cendrars et ses Feuilles de route

(ici couverture du livre)

Il n’y a pas plus allégorique de la lecture elle-même que le journal de voyage et c’est un
tel journal que Cendrars propose comme livre de poèmes avec ses Feuilles de route : la
dédicace fort longue qui ouvre le livre parle de « cahier » ; ce qui nous fait songer au carnet de
bord. Lequel est constitué de trois parties :
! « I. Le Formose », du nom du bateau qu’emprunte Cendrars en direction du Brésil en
passant par Bilbao et Dakar, dont nous connaissons lieux et dates d’écriture puisqu’on
lit au bas de cette première partie la mention « Le Havre-Saint-Paul, février 1924 »;
! « II. Sao-Paulo », le Saint-Paul de la mention finale de la première partie, qui comprend
six courts poèmes ;
! « III. », la troisième partie du « cahier » sans autre titre que sa numérotation qui
commence par un « Départ » pour s’achever sur un question abyssale « Pourquoi
j’écris ? » à laquelle est donné la réponse la plus ouverte qui soit : « Parce que… »
avant que ne figure l’année de cette écriture (« 1924 »). N.B. On notera toutefois que les
éditions Gallimard ont donné, dans le sommaire le titre du premier « poème » à la
troisième partie sans utiliser les règles typographiques qui s’imposent…
C’est donc un « cahier » de 80 pages environ qu’on peut lire d’une traite comme
l’invention d’un livre qui se cherche autant dans ses lecteurs que dans son propos, même si
Cendrars semble nous donner des pistes rassurantes autant que déroutantes avec sa « lettre-
océan » :
LETTRE-OCÉAN

La lettre-océan n’est pas un nouveau genre poétique


(…)
La lettre-océan n’a pas été inventée pour faire de la poésie
Mais quand on voyage quand on commerce quand on est à bord quand on envoie des lettres-océan
On fait de la poésie (p. 22)

Passage qui pourra certainement susciter un débat nourri tout au long du livre même si les
formes du débat peuvent rester allusives voire silencieuses…
***
Les listes lexicales possibles sont bien évidemment nombreuses ; il semble toutefois que
des pistes exemplaires puissent être empruntées et la classe pourra utiliser à bon escient des
répartitions en sous-groupes étant entendu que chaque liste lexicale hiérarchisée réalisée ne
peut l’être qu’individuellement puisqu’il s’agit toujours de (se) montrer un parcours de
lecture dans l’œuvre.
! Observez quelques personnages rencontrés par Cendrars au long de son voyage et
ordonnez-les à votre convenance ;
! Le narrateur du cahier livre ses impressions de voyageur au long cours, relevez-les et
ordonnez-les ;
! Listez quelques activités des voyageurs à bord des transatlantiques telles que décrits par le
narrateur de ces Feuilles de route et ordonnez-les dans l’ordre de préférence de ce même
narrateur.
Il s’agit, on l’aura compris, de pénétrer la voix narrative, d’en comprendre les accents,
d’en saisir la force jusque dans son ironie parfois grinçante et sa porosité aux clichés de
l’époque quoiqu’elle ne cesse de s’y opposer – perdons l’habitude de dire que le poète pense
que, parle de… et considérons en poésie comme en roman, y compris autobiographique, que le
narrateur que nous préférons appeler, dès qu’il y a poème, le « raconteur » n’est pas l’auteur !
***
Les instantanés théâtraux peuvent avoir pour objectif de montrer le travail d’écriture
pensive et aventurière de Cendrars : écriture au présent de l’écriture. Cendrars donne toujours
l’impression du poème en train de s’écrire au moment du vivre. On pourrait donc proposer aux
élèves de dire tel ou tel passage de leur choix en mimant leur écriture (machine à écrire ou plus
certainement traitement de texte avec vidéo-projecteur si le collège a les moyens). Ce mode de
diction en écrivant – même fictivement car un diaporama projeté peut très bien avoir déjà écrit
le texte qui se projette s’écrivant – permet à la voix de s’intérioriser dans son passage au public.
Un exemple avec trois « poèmes » qui vont ensemble (p. 34-35) :
L’ÉQUATEUR

L’océan est d’un bleu noir le ciel bleu est pâle à côté
La mer se renfle tout autour de l’horizon
On dirait que l’Atlantique va déborder sur le ciel
Tout autour du paquebot c’est une cuve d’outremer pur

LE PASSAGE À LA LIGNE

Naturellement j’ai été baptisé


C’est mon onzième baptême de la ligne
Je m’étais habillé en femme et l’on a bien rigolé
Puis on a bu

JE NAGE

Jusqu’à la ligne c’était l’hiver


Maintenant c’est l’été
Le commandant a fait installer une piscine sur le pont supérieur
Je plonge je nage je fais la planche
Je n’écris plus
Il fait bon vivre

Ce passage de la ligne (l’Équateur) peut être lu comme un passage à la ligne dans


l’écriture, passage qui renverse toute l’écriture comme l’Équateur traversé renverse les saisons.
Ce qui rappelle le sérieux d’une anecdote dans l’écriture : aller à la ligne. Sérieux qui aussitôt
peut aussi faire rire, défaire le sérieux de l’écrire : « je n’écris plus »… L’instantané théâtral
peut suggérer ce passage à la ligne en créant cet espace brisé et renversant : espace qui doit
d’abord s’entendre dans la diction qui explorera les modes du passage à la ligne : liées et
séparées, les lignes inventent une danse de la voix…
***
Les écrits à la première personne emprunteront bien évidemment le « genre » (qui n’en
est pas un !) de la lettre-océan. La plus grande liberté est possible quant aux signataires de ces
lettres-océan : un « papillon » (« Un papillon grand comme la main est venu virevolter tout
autour du paquebot / Il était noir et jaune avec de grandes stries d’un bleu déteint », p. 39) ou un
« ouistiti » (« j’ai acheté trois ouistitis que j’ai baptisés Hic Haec Hoc », p. 78 ; voir aussi p. 82)
peuvent fort bien en être les signataires ; mais « le charpentier » (p. 82) ou encore Christophe
Colomb (p. 83) peuvent signer de belles lettres-océan en écho à celles de Cendrars. La
mythologie personnelle de Cendrars pourrait aussi venir nourrir une lettre-océan signée d’Orion,
sa constellation de prédilection (p. 30) qui est sa « main montée au ciel » (p. 34). L’écriture de
telles lettres demandent de se nourrir du poème, de ne pas hésiter à le citer, de glaner des
documents dans les dictionnaires, bref, de dériver, de voyager dans et par l’écriture.
Didactiquement, il est certainement préférable d’orienter la liberté dans un projet d’écriture qui
montera progressivement en puissance. Par exemple, en suivant une progression de ce type :
1. Écris la réponse à la « Lettre » (p. 13) ;
2. « Europe » répond à la lettre « En route pour Dakar » (p. 17-18) ;
3. Cendrars a trouvé une « lettre-océan » dans un « cachot » de « Gorée » (p. 24) mais ne l’a
pas publiée ; tu décides de nous la montrer ;
4. Orion envoie une « lettre-océan » à Cendrars (voir p. 30 et 34) ;
Etc.

Avec Valérie Rouzeau et Pas revoir

(ici la couverture du livre)

Ce petit livre est un grand livre. Cela commence par son titre : son attaque qui fait
entendre la première syllabe de l’être cher disparu (« Papa ») ; sa syntaxe ouverte, béante sur
tout ce qui s’y entend si fort mais qui ne peut être nommé, seulement suggéré ; son refus du
syntagme figé (« au revoir ») des rituels relationnels y compris avec les morts, son refus du
semblant, cette exigence de dire vrai, non le vrai ; son anonymat qui crie l’énonciation la plus
singulière parce que justement s’y entendrait cette voix d’enfant – peu importerait son âge – qui
s’affirme face au père et avec lui, dans ce face à face où l’altérité la plus grande (la mort)
devient forme de vie. Donc, un grand poème de vie, non qui rend vie, mais qui vit, donne vie à
qui l’entend, le lit. Soixante-dix-neuf stations d’un thrène au père font de ce livre une course
éperdue (« Toujours courir ») de « Toi » à « mon père », premier et derniers mots du livre : tout
le contraire d’une lente remémoration, d’une commémoration. La mémoire est au présent d’une
syntaxe qui récupère, évacue, redistribue, un peu comme le père faisait dans son métier avec son
camion. Les voix s’emmêlent pour peut-être mieux entendre celle qu’on cherche à écouter : « ça
va quand on demande moi je dis bien surtout s’il y a du monde je prends sur moi très bien ». Et
c’est dit très fort : « Tu me fais marcher ». Car ce long poème est aussi le rythme d’un sujet qui
travaille son écoute, l’affine, parce que justement la voix du père résonne la voix de sa fille, et
l’inverse : « Les fleurs seront bientôt très bleues. / Mon œil, tes yeux ». Le thrène n’est pas un
chant désenchanté mais l’échange comme enchanteur : « Tu as mes fleurs j’ai ton sourire on est
quittes ». Et c’est par moments, un bouquet d’air, presque une voix qui comptine, un rire
« quand pas les mots ». Et c’est à la fin : « Ma main là posée sur la table de dehors. / De la
même couleur que sa main à mon père. » Le poème a juste mesuré, et mesuré juste (il faudrait
dire rythmé, car rien n’est calculé et tout est trouvé), cette distance (deux phrases ou lignes
séparées par un point) et cet échange : extérieur/intérieur ; « ma main » / « sa main ». A-t-il
aussi trouvé la couleur (« à mon père ») ? La lamentation serait alors un hymne à la vie ? Les
grands poèmes font vivre (pas revivre) nos morts. Pas revoir en est un, il participe, à sa manière
de poème, d’une invention de l’anthropologie du quotidien, de la mort dans et avec la vie, dont
nous avons tous le désir quand ce n’est le besoin.
Toutes les activités que nous avons proposées dans les séquences précédentes viennent ici
empêcher que l’on réduise ce livre, comme les précédents, à ce dont il parle car ce qui compte
avec les poèmes c’est de s’intéresser à ce qu’ils nous font, à ce qu’on fait avec eux : au dire plus
qu’au dit, au sentir plus qu’au senti, au ressentir plus qu’au ressenti, etc. C’est pourquoi on
raterait le poème de ce livre si sa lecture était d’emblée placée sous le signe de son genre (le
thrène ou chant pour les morts) ou de son thème (la mort du père)… Les activités proposées, si
elle n’empêche pas la problématisation générique ou thématique visent d’abord à laisser agir les
lectures au plus près de chacun et de tous dans les circonstances de ces lectures.
***
La première activité attire l’attention des lecteurs sur les passages jugés difficiles
(« bizarres » si l’on préfère) en les ordonnant par ordre de difficulté ou, si l’on préfère, de
« bizarrerie ». Il ne s’agit pas de « résoudre » ces difficultés mais seulement de montrer par ces
prises d’abord hasardeuses que le poème fait système et que telles difficultés locales va soudain
s’éclairer du contexte ou d’occurrences semblables. La consigne peut se préciser ainsi :
« Relève quelques passages qui te paraissent difficiles. Attention pas plus d’un par page (les 79
« stations ») ! Ordonne ces passages par ordre de difficulté ».
Apparaîtront donc des similitudes et donc ainsi certaines difficultés s’élimineront d’elles-
mêmes quand d’autres seront rendues moins difficiles par comparaisons et, forcément,
relectures. Quelques exemples :
La première station en offre bon nombre mais suivons la consigne :
Toi mourant man au téléphone pernoctera pas voir papa (p. 7)

Comment lire ce « verset » ? Où découper les syntagmes signifiants ? Tout s’enchaîne et


pourtant… tout est suggéré dans cet enchevêtrement, dans ce chamboulement des habitudes que
fait la mort au langage, à la vie, jusqu’à inventer des mots (« pernocter »)…
Il y aurait peut-être des coquilles dans ce livre :
La neige a ses rêves qu’elle ignore de tant tomber de ciel sur nous (p. 13)

On dit toujours « tomber du ciel » ! Mais ici c’est le ciel qui tombe ! Et puis plus bas,
l’accord n’est pas fait pour la « neige » quand il semble fait pour la « voix » :
Beau neige voix blanche. (p. 13)

Etc. Mais on retiendra pour montrer la direction de cette activité un des faits les plus
saillants de tout l’ouvrage et qui en constitue certainement l’enjeu :
Je prends son vélo à mon père. (p. 31)
Ma main là posée sur la table de dehors.
De la même couleur que sa main à mon père. (p. 85)

Ce doublement du possessif est bien autre chose qu’une « faute » enfantine ou


« populaire » : la duplication est l’écriture d’un échange qui met les corps et le langage dans le
mouvement d’un passage réalisant ainsi une transmission réciproque (masculin/féminin,
troisième et première personne…).
***
On peut alors s’engager dans les instantanés théâtraux qui chercheront ces passages de
voix. Prenons un seul exemple pour montrer l’enjeu de cette recherche, par ces essais qui
doivent bien évidemment être multiples, se jouer seul ou à plusieurs, une fois ou de nombreuses
fois en variations infinitésimales…
Te parler papa j’ai pu te paparler un peu un petit peu paparce que nous n’avions plus tout le temps.
(p. 30)

Le bégaiement écrit n’est pas un symptôme d’un hors-langage (deuil qui empêche de
dire…) mais l’écoute dans le discours de ce qui le double, de ce qui va plus vite que lui, de ce
qui vient dans le dire avant le dit : l’appel de l’interlocuteur envahit tout le dit et met le dire (« te
dire ») au premier plan. Ce qui laisse une marge plus qu’importante à la force de l’adresse que
toute diction cherchera à trouver dans des gestes et d’abord dans des gestes de paroles : pensons
aux postillons que l’occlusive ne manque pas de lâcher !. Alors les répétitions qui suivent ne
sont plus les tics d’un bégaiement mais les gestes d’une relation qu’il faut faire entendre, faire
voir, faire sentir et d’abord en les sentant dans sa bouche :
Te parler papa j’ai pu te paparler un peu un petit peu paparce que nous n’avions plus tout le temps.
Dehors le monde ses oiseaux blancs comme des avions, le mur du son.
Tes mains sur le drap blanc jaunissaient jaunissaient.
Ils n’ont sûrement pas le droit de voler aussi bas pas pas le droit de voler aussi bas tu disais.
Même même le blanc de tes yeux était jaune nous alors nous sommes tout pardonné. (p. 30)

***
Ce livre de poèmes est également un parcours dont les lecteurs peuvent reconstituer les
étapes (les « stations » si l’on veut filer la métaphore chrétienne avec la Passion du Christ qui
constitue certainement dans la tradition littéraire un des grands topoï du passage de la vie à la
mort). L’écriture d’une anthologie légèrement commentée du parcours de la narratrice en
choisissant des lieux-moments clés de ce parcours, mettrait en valeur cette dimension
organisatrice du livre. Il y a des lieux qui suivent l’agonie, l’enterrement, l’après…mais ces
lieux d’une temporalité linéaire qui rendraient compte d’un destin et donc d’une fin qui
achèverait la vie, sont doublés voire multipliés dans tous les sens par d’autres lieux, lieux-
souvenirs, lieux-avenirs, lieux-rêves, lieux-dérives…, qui alors mettent le récitatif plus fort que
le récit, le poème plus fort que le destin, la vie incluant la mort, le vivant des voix plus fort que
l’écho mortel, le « pas revoir » d’un appel plus fort que « l’au revoir » d’un adieu.
On saisira pour l’exemple ces passages de lieux dans ce poème-comptine qui fait entendre
bien d’autres poèmes (de Charles d’Orléans à Guillevic en passant par Apollinaire) :
Mon père mon père mon père en terre au vent d’été au vent d’hiver.
Oh mon père terra terraqué je te répète perroquet mon père mon père.
Au vent d’hiver au vent d’été en terre entier au vent chanté.
Enfant dans les grands sapins verts c’était toi qui sifflais soufflais enfant dans les grands sapins
blancs.
Mon père je te répète en l’air c’est une fleur lancée assez haut.
Les deux pieds dans tes graviers clairs.
Les mains pour la fleur ou l’oiseau. (p. 57)

Les lieux circulent de la tombe (« gravier) à « l’air », de la « terre » au ciel, de l’« hiver »
à l’« été », de « la fleur » à « l’oiseau » mais aussi de l’enfance à maintenant, du vert au blanc,
des pieds aux mains, du « siffler » au « souffler », etc.
Ces itinéraires commentés doivent rester toujours fort singuliers et les lieux les plus
incongrus peuvent donner à voir autant de parcours de lecture qui sont des parcours vivants
dans le livre.
***
Enfin, l’écriture de paroles donnés aux sans-voix du poème permettrait de laisser entendre
le débat qui ne manquera pas de sourdre pour chaque lecteur entre tristesse et joie, tendresse et
révolte, détresse et joie de vivre, mutisme et jubilation volubile… C’est qu’il n’y a pas à choisir
mais à entendre toutes ces voix qui nous traversent et forment le chœur d’un poème de vie. Ce
poème part certes d’une disparition mais il fait repartir d’une force de vie. Le défi maximal
serait de faire entendre la voix du père mort, de faire entendre sa vie non seulement en reprenant
des souvenirs que le poème fait revivre mais également en trouvant des accents de vie dans une
voix qui répondrait jusque dans son silence :
Tu n’écoutes plus rien si je parle plus bas.
Ni tu n’entends plus rien des guêpes qui s’occupent de piquer les lilas.
Ni n’en vois la couleur ni celles que j’ai sur moi.
Ces bottes sont faites pour marcher tu ne chantes plus ça.
C’est de la haute fidélité ton silence m’arrête là. (p. 34)
Rituels avec les poèmes
Il ne faudrait surtout pas perdre ces moments qui permettent à la classe de continuer à
apprendre sans se soucier d’objectifs à atteindre, de savoirs précis à trouver, de démarches à
contrôler… Ces moments ritualisés sont comme bien des moments de la vie, ceux où l’on fait
sans trop savoir ce que l’on fait mais en sachant bien qu’on le fait : bref, ce sont des moments
d’écoute (ou de diction) flottante, de lecture à vue et d’écriture au fil de la plume parce qu’on se
laisse aller dans un cadre ritualisé qui assure qu’on en reviendra sain et sauf et même ragaillardi,
réjoui, et pourquoi pas reposé aussi.
Ces rituels sont généralement courts : certains les ont appelés « gouttes de poésie » mais
une tornade ne peut prendre que quelques instants et le goutte-à-goutte est souvent le dernier
remède avant l’extinction ! Alors de la minute qui vient comme ponctuer les autres activités
scolaires à ce petit moment régulier qu’on retrouve tous les jours ou tous les deux jours et qui
nous met tous ensemble pour entamer une activité sérieuse ou au contraire boucler une activité
qui manque de sérieux… de la minute au quart d’heure, on peut trouver une variété de rituels
qui mettent les poèmes au diapason des habitudes toujours vives et pas forcément empêtrées
dans la morosité, les mauvaises habitudes ou les facilités occupationnelles.
Rituels pour réciter les poèmes
Le souci

Et pour qui sont ces six soucis ?

Ces six soucis sont pour mémoire.

Ne froncez pas les sourcils

Ne faites donc pas une histoire,

Mais souriez, car vous aussi,

Vous aussi aurez des soucis.

Robert Desnos (1991, p. 42).

De la récitation au récitatif
Le rituel le plus répandu dans l’école c’est la récitation qui est à la fois un exercice très
ancien et progressivement réduit à l’instrumentalisation de la poésie. On aurait tendance
aujourd’hui à le vouer aux gémonies. Pourquoi ne pas le garder en lui (re)donnant ses lettres de
noblesse, peut-être même en le réinventant ! Par exemple, la récitation pourrait s’inspirer de cet
extrait du théâtre de Valère Novarina (1997, p. 142-144) :
L’enfant d’outrebref :
Vous n’avez plus que cinquante-huit phrases à dire.
La figure pauvre :
En tout et pour tout ? « Le plancher est ; la pluie coule à verse ; j’ai passé les tuyaux au Zèbracier ;
j’ai déplacé sur ma table les galets témoins ; de plus en plus de personnes en moi, ou hors de moi, disent
qu’elles ont froid aux pattes ; le soleil luit aujourd’hui ; j’irai faire un tour chez les vénénaux ; puis je me
lèverai matin ; bénis ceux dont les langages me parlent dans la tête ; bénie soit la vie qui nous échappe ;
ombre verte est l’ombre verte ; je vais balayer. »
L’enfant traversant :
Encore trois cent quatre-vingt-neuf mots.
La figure pauvre :
[…]
L’enfant traversant :
Trois-cent vingt et un.
La figure pauvre :
Par la fenêtre, on voit : un groupe de sapins ; un sapin isolé à double tronc ; une maison en ruine avec
des poutres ; une haie d’orties ; une prairie d’herbes avec des chardons ; les sapins vert sombre ou bleu
sombre, vert-bleu sombre ; les sapins toujours là sombrement ; une colline bleue ou bleu-gris ; le ciel
très-très-très blanc au-dessus du bas de la colline ; le ciel un peu plus bleu au-dessus ; des rojales oyu
épilobes au milieu des orties. – Nom des herbes, dire le nom des herbes ! – Je peux encore dire le nom
des herbes ?
L’enfant traversant :
Dites le nom des herbes que vous savez !
La figure pauvre :
La tramine, l’épieuse, le lactis, les foliacées, l’égrangette, la bardane, l’épilobe, la prêle, la fétuque, la
brize, le dactyle, le vulpin, le scirpe, la laîche, la luzule, le colchique, le narcisse, l’iris, l’oseille, le
mélandre, le coucou, l’œillet, le caltha, le trolle, la renoncule, la cardamine, la parnassie, l’ansérine, la
benoîte des ruisseaux, la valériane, la succise, la scabieuse, le coult, la campanule, la marguerite, l’arnica,
le séneçon, la carline, le salsifis, le pissenlit, la chicorée sauvage, la piloselle, la folle avoine, le muscari,
la tulipe sauvage, la petite oseille, la renouée, la dauphinelle, l’adonide, le pavot, le coquelicot, le
fumeterre, le sénevé, la ravenelle, le bec de grue, l’euphorbe, la pensée, le liseron, la morgeline, le
lamier, la galéopse, la menthe, la mélampyre, la nièble, la matricaire, l’anthémide, la centaurée, le
laiteron, le cirse.

(reproduire : http://www.novarina.com/theatre/espace-furieux.html)

N’avoir que 58 phrases à dire, que 389 mots ou encore dire le nom des herbes que l’on
sait… autant de pistes de récitation ! Qu’est-ce à dire ? Qu’il s’agit de réciter des listes qui ne
sont pas seulement nominales, de manière adéquate au niveau ou aux finalités que l’on se
donne :
! un récitant et un chœur qui reprend – le récitant pouvant être l’enseignant, le chœur pouvant
être la classe ou de petits groupes qui récitent alternativement… des listes ;
! un ou plusieurs élèves lisent des listes dans un premier temps puis progressivement
emportés par la récitation se mettent à improviser des suites de listes ou des listes
nouvelles…
Ces récitations n’ont pas pour objectif premier de bien lire, de bien articuler, de bien
exprimer ces listes mais de faire passer des fragments certes sensés d’un discours qui n’a de
tenue que par sa profération, son passage en bouche(s) – voire en boucle(s) – exactement
comme les ritournelles enfantines qui d’ailleurs peuvent être pour les plus petits l’occasion de
récitations semblables. Ces récitations habituent à mettre le corps dans des dispositions libres
pour que les textes prennent voix indépendamment des volontés et autres stratégies
d’arraisonnement à des fins trop réfléchies. Il s’agit de faire venir l’énergie discursive proche de
la volubilité des parleurs engagés dans des conversations passionnantes : des enfants qui parlent
pour parler, par exemple comme font bien des adultes au téléphone ou au café voire dans les
soirées mondaines dont l’art, rappelons-le, est de tenir la conversation coûte que coûte…
Quand la récitation de listes acquiert cette volubilité, elle peut alors facilement s’étendre à
n’importe quel texte pour faire peut-être entendre son poème c’est-à-dire ce qui peut en faire un
poème, étant entendu que la volubilité entraîne tout le discours dans l’inconnu de la relation
langagière. C’est un test excellent pour voir si un texte mis en bouche fait poème. Et il faudrait
autant sinon plus que par l’explication tester les textes ainsi. Ce qui n’a rien à voir avec la
diction théâtrale qui peu ou prou entre dans une culture qui surplombe le texte bien souvent ou
avec la diction dite expressive qui vient comme confirmer la compréhension et l’interprétation
scolaires ou savantes. Les unes comme les autres ne rendront jamais tel texte de Henri Michaux
(1963, p. 92-93) à son poème autant qu’une récitation-profération.
Dans la nuit

Dans la nuit
Dans la nuit
Je me suis uni à la nuit
À la nuit sans limites
À la nuit.

Mienne, belle, mienne.

Nuit
Nuit de naissance
Qui m’emplit de mon cri
De mes épis.
Toi qui m’envahis
Qui fais houle houle
Qui fais houle tout autour
Et fumes, es fort dense
Et mugis es la nuit.
Nuit qui gît, nuit implacable.
Et sa fanfare, et sa plage
Sa plage en haut, sa plage partout
Sa plage boit, son poids est roi, et tout ploie sous lui
Sous lui, sous plus ténu qu’un fil
Sous la nuit,
La Nuit.

Tous les poèmes de cet ensemble intitulé « Poèmes » – il y en a treize ! – peuvent ainsi
être mis en bouche pour le seul enjeu de vivre leur volubilité qui fait le plein de poème(s). Celui
qui figure ici – le neuvième – commence par se répéter pour ne plus arrêter de se reprendre un
peu comme s’il bégayait mais, plus qu’une hésitation dans la diction, il s’agirait d’une
insistance, d’un tournoiement, d’un abandon à cette « nuit », à cette obscurité envahissante qui
tient autant à sa prosodie qu’à sa thématique, qui tient à sa voix éblouissante.
L’énergie discursive se trouve dans la diction qui se cherche en répétant, en reprenant
presque inlassablement jusqu’à un certain épuisement, un certain oubli du texte, de la situation
même… C’est que l’enjeu d’une telle activité consiste à faire venir jusqu’à son écoute l’inconnu
d’un texte autant que l’inconnu de l’activité elle-même. La surprise est imprévisible ; la
trouvaille ne se maîtrise pas.

De la citation à l’action
Écrire au tableau une phrase du jour ou, variante, faire écrire aux élèves la phrase du jour
sur une affiche qui accumule ainsi les phrases, extraits de proses et de vers… pour que chacun
les recopie, les redise, les apprenne par cœur (on vérifie ces mémorisations dans la journée, le
lendemain…), sachant bien que la sélection s’opérera d’elle-même pour chacun mais aussi dans
le groupe. Ce « bon mot » du jour peut se voir reconsidérer de plusieurs manières :
! le recopier, certes, mais en travaillant le graphisme sans, pour autant, faire calligramme de
ce qui n’a pas été écrit pour cela mais simplement pour démonter l’extrait, le montrer
autrement, se l’approprier :
La rivière parfois
tremble se noue
pourtant jamais
elle ne se retourne
pour voir si on la suit.
(Alexandre Voisard dans Guy Goffette, 2003, p. 92)

! le contextualiser en lisant le contexte de l’extrait (avant et/ou après), en donnant les


références, en se documentant sur l’auteur, le thème, les mots… :
Voulez-vous parlons d’autre chose
Il y a des esprits moroses
Des esquimaux des ecchymoses
(Louis Aragon, 2003, p. 72.)

! l’afficher dans des lieux insolites dans la classe, dans l’école pour que ces nouveaux
contextes obligent à lire autrement, à inventer d’autres lectures, à trouver d’autres lecteurs :
tout l’intérêt de cette activité c’est aussi d’être régulière jusque dans ses surprises mêmes.
Liste indicative de telles possibilités souvent inspirées par Amandine Marembert (dans
Cahiers pédagogiques, n° 417, 2003, p. 37-38) :
o corbeille de fruits poétiques à l’entrée de la classe, de l’école
o fil à linge poétique dans le couloir
o self poétique (un poème sur le plateau du self) le midi
o post-it poétiques sur les marches d’escalier, aux plafonds
o parapluie, parasols et paravents poétiques dans la BCD
o papillotes, boules et autres guirlandes poétiques dans l’arbre de la cour
o portes-clés, badges, tickets et autres petits matériels poétiques pour une fête de
l’école
o sms, timbres et enveloppes poétiques pendant une semaine de la poésie
o petites annonces poétiques sur le panneau des informations
o tracts poétiques la matin ou le soir avant ou après les heures de classe
o fusées, avions et cerfs-volants poétiques
o etc.
! le jouer de multiples fois pour en tester la force en variant les dispositifs scéniques ou
vocaux :
La source tombait du rocher
Goutte à goutte à la mer affreuse.
L’Océan, fatal au nocher,
Lui dit : « Que me veux-tu, pleureuse ?

Je suis la tempête et l’effroi ;


Je finis où le ciel commence.
Est-ce que j’ai besoin de toi,
Petite, moi qui suis l’immense ? »

La source dit au gouffre amer :


« Je te donne, sans bruit ni gloire,
Ce qui te manque, ô vaste mer !
Une goutte d’eau, qu’on peut boire. »

Ce poème de Hugo tiré des Contemplations (avril 1854 dans Hugo, 1973, p. 254)
demanderait plus qu’une mise en scène dialogique qui d’ailleurs détruirait la continuité de la
voix du fabuliste. Il exige un long travail de variations sur un ou deux vers seulement, quels
qu’ils soient. Dire de très nombreuses fois un ou deux vers, les passer de bouche en bouche, les
faire vivre dans des déplacements du corps et dans des gestes, vont alors permettre que les
commentaires fusent et surtout que le poème de cette fable s’incorpore, devienne le propre de
chacun sans qu’aucune explication n’ait été donnée. Ces variations partagées sur de petits
moments poétiques d’un texte ouvrent un vrai débat interprétatif dans et par l’attention précise
aux détails les plus infimes de ce que fait un poème au corps, à la voix, à chacun et à tous.
Parions que le mot « goutte » ne sera plus jamais entendu, compris, employé comme
avant…
Rituels pour illustrer les poèmes
Vous voyez, je ne nomme pas avant que de faire.

Si on savait, si on savait, on ne serait pas là d’abord.


C’est l’immense part d’inconnu ! Quand on parle de
signe, on entre dans le connu !

Il y aurait une connaissance avant que fût le savoir.

Pierre tal-Coat (2007, p. 22, p. 27, p. 76)

Les poèmes n’existent pas hors du livre, plus précisément, les poèmes sont édités et ces
éditions les proposent très souvent avec un accompagnement artistique de type graphique ou
plastique. C’est à cette dimension que d’autres rituels peuvent s’attacher sans que cela ne
demande à proprement parler d’explications autres qu’une fréquentation ouverte à toutes les
sollicitations. Donner à l’illustration sa force première de rendre illustre, de faire briller, et donc
de faire mieux entendre le poème en le voyant mieux, puis donner toute leur valeur d’opérateurs
poétiques à tout ce qui concoure à l’édition dont l’illustration mais également la mise en page,
la typographie, etc., c’est tenter de trouver des activités régulières qui font aller plus vite au
cœur du livre de poèmes, au cœur de la lecture.
De l’illustration à l’édition
Parfois,

le poème voudrait

changer de page.

Jean-Claude Touzeil (2004, p. ?)

L’habitude scolaire de recopier des poèmes peut-être considérée de deux façons : soit il
s’agit d’occuper les élèves et de leur demander de recopier tel texte poétique en pariant sur le
fait qu’ils ne perdent pas leur temps à recopier un « beau texte » d’autant plus que la poésie
étant ce qu’elle est et les élèves aussi, il vaut mieux ne pas se faire d’illusion et assurer les
compétences de base (manuscrites et orthographiques) avant d’envisager autre chose… soit il
s’agit de considérer une telle activité comme une véritable activité intellectuelle non dénuée de
sensations qui touchent à une physique de la lecture ainsi que Walter Benjamin le signalait avec
beaucoup d’humour dans un beau texte (« Objets de Chine ») dont je retiens l’extrait suivant :
La force d’une route de campagne est autre, selon qu’on la parcourt à pied, ou qu’on la survole en
aéroplane. La force d’un texte est autre également, selon qu’on le lit ou qu’on le copie. Qui vole voit
seulement la route s’avancer à travers le paysage : elle se déroule à ses yeux selon les mêmes lois que le
terrain qui l’entoure. Seul celui qui va sur cette route apprend quelque chose de sa puissance, et apprend
comment, de cet espace qui n’est pour l’aviateur qu’une plaine déployée, elle fait sortir, à chacun de ses
tournants, des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives, comme l’ordre d’un
commandant qui fait sortir des soldats du rang. Il n’y a que le texte copié pour commander ainsi à l’âme
de celui qui travaille sur lui, tandis que le simple lecteur ne découvre jamais les nouvelles perspectives
de son intériorité, telles que les ouvre le texte, route qui traverse cette forêt primitive en nous-mêmes, qui
va toujours s’épaississant : car le lecteur obéit au mouvement de son moi dans l’espace libre de la
rêverie, tandis que celui qui copie le soumet à une discipline. Aussi l’art chinois de copier les livres fut-il
la garantie incomparable d’une culture littéraire, et la copie une clé pour les énigmes de la Chine.
(Benjamin, 1950, 115-116)

Demander régulièrement de copier des poèmes pour les lire demande de laisser les élèves
effectuer ce travail à leur guise, c’est-à-dire en leur donnant le temps à l’issue de l’activité
d’échanger rapidement sur leurs pratiques de la copie. Cela constitue un rituel de lecture
extrêmement conséquent si l’on y réfléchit bien. D’autant plus qu’en poursuivant la proposition
de Walter Benjamin et se rappelant du fait que les chinois calligraphient, on peut suggérer aux
élèves de dessiner au cœur même de leur activité de copie. Plutôt que de séparer le dessin et la
copie comme le faisait le cahier de poésies traditionnel, il serait judicieux d’engager les élèves à
dessiner en même temps qu’ils copient. Non pour tout confondre, encore qu’un continu de la
pensée du lecteur peut s’y inscrire, mais pour donner (prendre) le temps de la lecture. Ajoutons
que la pratique d’écriture de bon nombre de poètes associent dès le manuscrit ou dans des
pratiques de prise de notes diverses, dessin et écriture. On verra ci-dessous que le dessin peut se
prolonger voire disparaître au profit du collage.
Pour commencer de tels rituels, il est nécessaire de lancer des activités très régulières de
« copie » qui convoquent des « poèmes » (ou plutôt des extraits de poèmes très courts). Par
exemple, la lecture magistrale ou par des élèves d’un poème peut être suivie immédiatement par
le copiage d’un extrait soit imposé soit libre de ce poème. Un petit carnet de lecture – servant
par ailleurs à d’autres activités – ou plus simplement le cahier du jour, peuvent servir à cette
activité qui ne dure pas plus de cinq à dix minutes. Des reprises sont toujours possibles en vue
d’une édition de « copies »… en utilisant, par exemple, la photocopie ! Mais alors, le montage
va intervenir. On y revient plus loin.
Il faudrait particulièrement réserver cette activité de copie aux « poèmes » car c’est avec
de tels textes que vont se rencontrer un certain nombre de problèmes de lecture et d’écriture et
donc se construire des problématisations et conceptualisations importantes et décisives pour tout
lecteur. Le plus important – et peut-être le premier dans la genèse de l’écriture et de la lecture –
est celui de la justification qui ne peut se réduire à un vulgaire code typographique quand il
s’agit de faire sens, de donner vie. La manipulation par la copie, qu’elle soit manuscrite ou
tapuscrite (jusqu’au traitement de texte), demande de penser l’écriture dans son activité
quasiment physique comme invention de son espace en même temps que de sa temporalité, de
son continu en même temps que de ses discontinuités, de sa volubilité en même temps que de
ses silences, etc. Les questions naïves des jeunes élèves copiant un texte sont des questions
fondamentales de lecture : « pourquoi, comment aller à la ligne ? », « pourquoi, comment
couper un mot ? », « pourquoi, comment des majuscules, des signes de ponctuation… ? »
« pourquoi, comment disposer dans la page ? », etc.
Tenant compte de ces objectifs et des possibilités d’accorder toute son importance à
l’activité de copie de poèmes voire, de préférence, d’extraits choisis de poèmes, il paraît
judicieux de continuer à utiliser le cahier de poésie. Cela demande alors de le transformer de
deux points de vue : varier son format et surtout ne plus opposer texte et illustration en
recherchant des formes libres d’association et en laissant s’accumuler des essais de copie mêlant
écrits et dessins. Nécessairement, les enseignants et peut-être les parents demanderont alors à
vérifier ces « copies » de poèmes mais dans un premier temps il semble préférable d’y attacher
de l’attention et de les relire ensemble ou, mieux, d’y consacrer de courts moments pour voir ce
qui a été fait, ce qui est nouveau… et les erreurs de copie se corrigeront d’elles-mêmes puisque
le seul moyen de vérification est de repartir de l’original, de l’édition « officielle » du poème en
vue de cette édition personnelle qu’est sa copie.
Du collage au montage
Une autre modèle du rituel pour illustrer avec les poèmes demande de donner toute sa
place à l’activité de collage. Comme dit Michel Butor, « dans le collage, les mots ne sont plus
quelque chose que l’on trace, mais que l’on trouve » (Butor, 1974, p. 88). Si Butor parle des
collages de fragments d’imprimés, on peut généraliser sa proposition également à tous les types
de collage (matières, couleurs, illustrations diverses et bien évidemment morceaux de textes
imprimés ou manuscrits) car le collage demande, après voire au cours de sa réalisation,
d’engager une parole qui construit une lecture. Cette parole prendra forcément appui sur les
rapports qui peuvent apparaître entre la lecture première du poème ou fragment de poème qui
précède le poème et la lecture seconde qui voit se superposer ou se juxtaposer collage et poème.
Prenons quelques exemples qui donnent matière à ces activités de collage :
! lire un poème, ou répétons-le une dernière fois, un fragment de ce poème, à côté de papiers
de couleur déchirés ou découpés qui viennent l’accompagner : observer alors les différences
de lecture selon les accompagnements colorés et ne coller les papiers qu’une fois
l’expérience conduite après plusieurs essais ;
! réaliser le même genre d’expérience avec des papiers transparents en variant les couleurs,
les formes, les superpositions, finir par une proposition ;
! prendre dans une banque d’images de reproductions d’œuvres ou de photographies
(paysages, portraits,objets…) et essayer des combinaisons avec le poème : coller après avoir
effectuer si nécessaire des prélèvements, des superpositions…
Si ces activités avec bien d’autres variantes peuvent se réaliser dans le traditionnel cahier
de poésies, elles peuvent également en sortir et s’ouvrir à des boîtes de poésies qui feront place
à des objets – s’inspirant , par exemple, des boîtes de Joseph Cornell (voir http://tlfe.org.uk/
imart/collage/Images/010.gif), autant qu’à des papiers pour que la lecture alors prenne la
troisième dimension sans hésiter ! Mais avec le montage, c’est vers la quatrième dimension que
les élèves vont alors se diriger…
(reproduire ici http://tlfe.org.uk/imart/collage/Images/010.gif)
Pour concrétiser cette activité, nous allons observer un ouvrage publié dans la collection
« Le farfadet bleu ». Au-delà, une observation de plusieurs ouvrages de cette collection
permettrait d’ailleurs aux élèves de trouver par eux-mêmes des idées de montage avec les
poèmes et les images…

Le Capitaine des myrtilles de Daniel Biga est accompagné par un « carnet de dessins » (p.
25 à 34) réalisé par Kélig Hayel. Les 29 poèmes de Biga qui font comme une courte anthologie
de son œuvre pour ses jeunes lecteurs puisqu’ils ont été pris à trois ouvrages antérieurs, sont
parfois annotés d’un renvoi au carnet de dessin. Ce livre propose donc un montage étonnant : un
ensemble de poèmes et un carnet de dessin avec un système de renvois des uns aux autres !
Mais si l’on observe de plus près ce dispositif, on voit que c’est l’écriture de Biga qui l’a
suggéré. Le poème qui suit est précédé de la mention manuscrite : « dessin du carnet ».
PAYSAGE RAPIÉCÉ
haies de cyprès de saules de peupliers
longues et hautes allées de domaines inconnus
chemins terreux route de goudron
limites de champs et vignobles
ruisseaux serpentins bordées de forêts de cannes
talus frontaliers enchevêtrés de garrigues
lambeaux campagnards bourrelets cicatrices
haché coupé retaillé bordé surfilé patchwork
multiples coutures reprises du paysage

(ici reproduction du livre de Biga, p. 25 et p. 34)


Kélig Hayel pour Daniel Biga, 2003, p. 32-33)

Ce poème et ce dessin qu’il faut donc associer en tournant les pages du livre nous font
faire ce qu’ils font et ce qu’ils disent qu’ils font : « rapiécer » ! Mais ce montage qui est un
travail de reprise par les bordures, les enchevêtrements, les cicatrices, le surfilage et les
coutures, lie dans un continu le texte à l’image, le propos à la manière, le rythme au sujet. Aussi,
le paysage n’est plus une description statique mais un mouvement de va-et-vient qui ne cesse de
tisser une voix autant qu’un regard, une expérience autant qu’une pensée.
Pour encore mieux préciser la démarche ici proposée avec les élèves, il s’agit bien de
considérer l’activité d’écriture de listes (voir nos séquences avec un livre de poèmes et la
première activité proposée : liste lexicale hiérarchisée) comme une véritable activité d’écriture.
Ici, l’écriture de listes inclut la prise d’éléments graphiques et illustratifs, du moins n’hésite pas
à passer des uns aux autres. Quand la collection a été plus ou moins réalisée, les élèves sont
amenés à la présenter et donc à effectuer un montage. Ce montage peut s’effectuer linéairement
comme fait Daniel Biga dans son poème – ce qui correspond à l’activité de hiérarchisation
précédemment proposée – ou tabulairement comme fait Kélig Hayel pour son « dessin d ». Ce
« tableau » est en effet concentrique par son organisation signifiante : collage concentrique de
fragments de « dessins, pastels grattés et encres » autour de reproductions découpées de
papillons venant elles-mêmes entourer une liste de ces mêmes papillons – ces derniers ayant été
pris à un « manuel » ou « guide » naturaliste. Il faut toutefois ajouter que cette organisation
concentrique est perturbée puisqu’elle est orientée vers le coin supérieur droite de la double-
page et que les « dessins » noirs y concourent par leur disposition. Un peu comme la liste
hiérarchisée des éléments du « paysage rapiécé » de Daniel Biga est lancée par le syntagme
« haies de cyprès » qui met le lecteur au cœur (si près !) de ce qui organise ce poème-paysage :
ses « coutures ». De ce principe (dés)organisateur, le poème fait une orientation qui
paradoxalement construit un continu dans et par la fragmentation : « haies de cyprès-de saules-
de peupliers » où dès la première ligne nous lisons cette accumulation apparemment hétéroclite
puisque chaque fragment est une « reprise du paysage » . Le continu du poème puise son
principe dans l’exigence du continu du microcosme au macrocosme et de l’extérieur à
l’intérieur, que la voix du poème réalise.
Rituels pour créer des poèmes
Cette troisième catégorie de rituels ne doit pas nous bercer d’illusion et vise au contraire à
nous méfier de ce que l’école et certaines traditions culturelles voudraient parfois faire accroire :
soit la création poétique est innée, soit elle est apprise ! Dans le premier cas, elle est réservée à
une catégorie de personnes (les génies) ou à une période de la vie (« l’enfant-poète ») ; dans le
second cas, elle peut s’enseigner par une transmission de techniques d’expression ou de
fabrication : ateliers d’écriture inspirés du modèle américain (creative writing) ou du modèle
français (OULIPO pour Ouvroir de Littérature Potentielle) ou encore rhétorique ancienne que
les lycées du XIX siècle enseignaient avec leurs exercices d’imitation des Anciens. Ces deux
versions de la création poétique sont les deux faces d’une même conception qui sépare le poème
du langage sous l’appellation de « langage poétique » opposé au « langage ordinaire » alors que
le « génie poétique » est au cœur de toute activité langagière tout au long de la vie tout comme
on ne peut réduire aucun poème à quelque procédé que ce soit sous peine de séparer la
définition du poème de sa valeur et la valeur du poème de sa définition. Avec les conséquences
qui s’en suivent : relativisme subjectiviste ou dogmatisme traditionnaliste. Comme dit Henri
Meschonnic (2006, p. 14) :
Alors, que fait un poème ? Un poème fait la poésie. Sinon il est refait par elle. Refait, dans tous
les sens du mot. Et qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas raconter une histoire, ce n’est pas dire une vérité, la
vérité, aucune vérité. Je ne vois pas autre chose qui reste sinon s’inventer langage, vivre sa vie, et une vie
langage.

Ces rituels ne viseront donc pas autre chose que d’intensifier l’activité langagière pour
qu’on y augmente l’attention au langage (voir à ce sujet Jérôme Roger, 2002). Car cette
dernière est certainement la condition de la création de poèmes, plus précisément la condition
de création de moyens permettant qu’on les écoute, les poèmes, dans et par les activités
langagières, en lecture comme en écriture, à l’oral comme à l’écrit.
De la notation rapide au journal au long cours
Le fruit de l’expérience m’a permis de dégager trois
types d’exercice dans la composition du haïku :

! éveiller les enfants au rôle de chaque mot dans


une phrase,

! les habituer à manipuler les mots,

! affiner leur sensibilité à l’égard des mots et de


leur usage.

Fujii Kunihiko, Composons des haïku, 1989 [cité par


Alain Kervern, 1995, p. 113]

On sait le succès des haïku dans l’enseignement : l’écriture courte a toujours eu bonne
presse parce qu’elle permettait de tenir dans le temps scolaire et dans le cahier des charges de
l’enseignant (corriger 25 expressions écrites…) et l’on sait que bien des ZEP (ou lieux
équivalents) n’offrent comme projet d’écriture à leurs élèves que ces « carnets de haïku » qui
permettent de « donner de la place à tous » et d’acculturer avec presque rien… Malgré ces
critiques que d’aucuns trouveront rapides et faciles, gardons toutefois de ces expériences
largement connues et explorées ce qui en constitue le plus grand intérêt, l’écriture de notations
rapides, et ajoutons leur ce qui souvent leur manque : une temporalité adéquate et un travail de
la reprise et du montage. Dans un premier temps, il semble tout à fait judicieux de faire noter
rituellement des brèves – remarques, citations, notations sur le vif… – qui, d’une part,
s’accumulent (l’intérêt de ces brèves consiste d’abord à rendre disponible rapidement une
certaine quantité pour la réécriture) et, d’autre part, entraînent une dextérité de la prise de notes
(comme pour tous les projets d’écriture dans les classes, il est nécessaire de penser leur durée
qui doit à la fois ne pas être trop longue mais assurer assez de possibilités de reprise). Dans un
second temps, l’activité d’écriture se transforme en celle de lecture, de relecture et surtout de
sélection et de montage, voire d’illustration et d’édition, sans pour autant viser quoi que ce soit
d’ambitieux si ce n’est de se constituer un parcours qui montrerait une histoire, ne serait-ce que
l’histoire de cette activité de prises, au quotidien ou presque, sur le réel.
La justification d’une telle activité est plus à rechercher par le moyen d’un support et d’un
moment adéquats qu’à initier par une connaissance de la tradition japonaise : ce qui me paraît
soit irréalisable avec de jeunes enfants (et de moins jeunes apprenants !), soit démagogique et
d’un exotisme de très mauvais goût car les haïku constituent certes une tradition populaire au
Japon mais on oublie souvent que leur dimension savante est extrêmement rigoureuse sans
parler de la prégnance d’une dimension érotique si ce n’est vulgaire… qui en fait tout le charme
si ce n’est le sel. On comprendra alors qu’il est plus sain, non seulement pour les enfants mais
pour l’enseignant qui alors ne se joue pas d’un pseudo-savoir transmissif, de proposer de noter
des bribes de réel (sensations, visions, évocations voire citations) en utilisant la page d’un carnet
minuscule afin de favoriser l’agrandissement de la bribe ou de la brève à la dimension de la
page lui conférant ainsi une unité formelle mais également temporelle immédiate tout en la
situant dans une opération d’accumulation – ce qui permet à la fois de rester sec un jour pour
devenir disert un autre jour et surtout ce qui permet que les bribes s’enchaînent les unes les
autres sans forcément suivre la même logique, le même thème… Il y a là des libertés et des
nécessités (hasardeuses !) qui sont au principe d’une telle activité qui paradoxalement
retrouvera alors l’esprit de la tradition japonaise, sachant bien que cette dernière n’est pas
homogène et qu’elle est très ancienne… et donc diverse historiquement.
Ce rituel de la notation sur le vif peut se construire avec des consignes répétées à satiété
(au moins une dizaine de fois) et toujours assez simples :
- notez ce que vous avez vu en sortant de chez vous…
- notez les paroles entendues à la récréation…
- notez la météo du jour (dans une acception très large, on peut noter les humeurs et autres
sentiments du moment)…
- etc.
Ce rituel peut alors se transformer progressivement en un jeu collectif (petits groupes
d’abord) pendant lequel les participants enchaînent leurs notations brèves comme dans un défi,
une joute verbale (en l’occurrence écrite). Il serait judicieux alors que les élèves puisent dans
leur stock de notations pour venir répondre aux brèves lancées par leurs camarades. En groupe
de 4, les élèves proposent une série enchaînée de 12 notations en puisant dans leurs carnets puis
les proposent à la classe oralement en prenant la parole chaque fois qu’il s’agit de leur notation.
En groupes plus importants, les élèves vont écrire sur une grande affiche une notation qui vient
répondre aux précédentes… Le principe du jeu doit mêler le défi et la participation de tous.
En conclusion, ces notations ne prennent saveur qu’au long cours.
De la citation au collage
Nous avons déjà évoqué l’activité de notations et de diction de citations, donc de brefs
fragments pris aux textes poétiques voire à d’autres textes ; aussi, il s’agirait de suggérer aux
élèves de poursuivre cette activité de notations jusqu’au montage-collage de nombreuses
citations qu’on appelait « centon » :
Le terme désigne un texte en vers ou en prose dont les fragments sont empruntés à divers auteurs ou
à diverses œuvres d’un même auteur (Demougin, 1985).

Ces mélanges qui introduisent pratiquement à l’anthologie (nous y revenons bientôt)


n’ont pas pour objectif de présenter un simple ensemble de citations mais bien un texte
cohérent, du moins dont le continu est perceptible – ce qui n’exclut pas des « sauts et
gambades », comme disait Montaigne de son écriture.
Ces rituels peuvent se contenter de créer non des poèmes mais bien plutôt des ensembles
qui, de la liste (écriture en lignes) au texte continu (écriture en prose), permet de découvrir par
l’écriture les traits saillants d’une recherche du poème :
! ce qui coupe / ce qui enchaîne ;
! ce qui reprend / ce qui perturbe ;
! ce qui s’allie / ce qui désunit ;
! ce qui accentue / ce qui fond ;
! ce qui annonce / ce qui répond ;
! ce qui accompagne / ce qui sépare ;
! ce qui se retranche / ce qui s’affirme ;
! ce qui ralentit / ce qui accélère ;
! ce qui ouvre / ce qui ferme ;
! etc.
Bref, autant de catégories discursives qui font entendre du poème dans et par une activité
de reprise multiple.
De l’imitation à la création
Continuer Cézanne est impossible. On ne peut le
continuer que par de tout autres chemins.

Ernest Pignon (1966)

Mais nous savons que la tradition scolaire qui prend sa source dans les anciens exercices
de rhétorique tout comme dans certaines pratiques des ateliers d’écriture, préconise l’activité
d’imitation pour « produire » des textes dits poétiques en vertu de procédés de fabrication qui
garantirait le label de poéticité… La littérature didactique et pédagogique sur la question
naturalise cette activité en confondant procédé ou technique d’écriture et valeur poétique même
si l’intitulé de tels « exercices » d’imitation est plus que suggestif et engage bien autre chose
que l’application de procédés : « à la manière de ».
C’est que la « manière » est un concept qui fait problème : est-ce seulement une affaire de
« main », un savoir faire transmissible, d’autant plus réduit à un « tour de main » le plus
souvent ! Non ! Nous savons bien que la manière conceptualisée dans le domaine pictural à
l’époque classique rentre en concurrence dans le domaine littéraire avec la notion de style,
laquelle n’est pas moins problématique puisque le concept semble se confondre avec l’individu
quand, ailleurs, on sait que le style fait la caractéristique d’une époque, d’une école, d’une série
de fauteuils, etc., bref d’un collectif, d’un passage à l’anonyme. C’est pourquoi Gérard Dessons
a réintroduit le concept de manière dans l’attention au poème pour lui donner sa force
conceptuelle de prise sur l’activité subjective au cœur du langage et des discours. C’est
justement en considérant la manière comme ce qui permet que, « par le langage comme
aventure du dire, l’expérience d’un seul devient l’expérience de tous » (Dessons, 2004, p. 380).
Ce que pose Dessons, c’est que la manière est un opérateur relationnel qui oblige chacun à
trouver son rythme et non, à la différence du pastiche, de la parodie ou de la caricature, par
exemple, de dissoudre le transubjectif dans une répétition d’objet et/ou de sujet qui achève
l’œuvre dans ses détails, dans ses tics, dans ses signes quand la manière engage à la continuer
dans et par sa réénonciation. Aussi, s’agirait-il de travailler à des « copies qui ne sont pas, à
proprement parler, des copies » (Octave Mirbeau dans Nathalie Heinich, 1991, p. 226), c’est-à-
dire de continuer la manière d’une œuvre plutôt que de la répéter, selon la formulation de
Dessons (p. 267).
( ici Image de
Jean-Claude Touzeil, Maud legrand (ill.), Parfois, Coll. « Le farfadet bleu », Chaillé-sous-les-
Ormeaux, L’Idée Bleue, 2004, p. 20-21)

Cette double page extraite du livre de poèmes de Jean-Claude Touzeil illustré par Maud
Legrand, Parfois (2004), semble proposer une même formule répétitive d’engendrement
« poétique » du début à la fin du livre puisqu’il est constitué d’une litanie de propositions
qu’ouvre l’adverbe « parfois ». Mais, d’une part, l’illustration qui met deux blocs colorés face à
face les anime de petits personnages qui progressivement développent une épopée minuscule et
mystérieuse et, d’autre part, la litanie construit des registres thématiques, des parallélismes, des
échos aussi variés qu’inattendus. Bref, la répétition se fait rythme du texte à l’image et de
fragments en fragments. Ce que chaque page, même sans illustration, impose par son
organisation en quatre propositions comme les quatre points cardinaux : du sens en mouvement,
une girouette au vent toujours changeant…
Contentons-nous d’observer ces deux pages 20 et 21 : si les jeux de mots ou
approximations nous mettent sur la piste d’un procédé unitaire, un fragment (« la rose des
sables ») n’y concourt pas et donc défait cette première réduction possible de la litanie à la
réitération d’un procédé unique ; la structure syntaxique de la proposition est également trois
fois identique (syntagme nominal+groupe verbal) mais la première proposition commence par
un impersonnel ; trois propositions font deux lignes mais la quatrième se contente d’une ligne ;
etc. La litanie est donc plus un montage de propositions, souvent mais pas forcément analogues
par un de leur aspect. Ces propositions visent d’abord à construire un souffle ininterrompue de
remarques certes hétéroclites mais qui progressivement font entendre une manière de voir, de
sentir, de vivre le monde, la pensée et le langage. Cette manière devient alors inimitable. Aussi,
que reste-t-il à faire sous peine de réduire ce souffle à quelques procédés au souffle court, voire
au souffle coupé qui enterrerait la manière de Touzeil et celle du livre, donc aussi l’épopée de
l’illustration… ? Il reste à continuer cette manière, à inventer si ce n’est avec des lanceurs du
type de « parfois », du moins avec des observations qui trouvent en même temps qu’elles se
poursuivent un chemin pour une pensée qui se trouve dans le jeu de langage.
Il n’y a pas de recettes… pour passer de l’imitation à la création car, pas seulement
« parfois » mais toujours, « faire la doublure / en retournant sa veste est une autre paire de
manches » (Touzeil, 2004, p. 43)
De la comptine au jeu de langage
Par une comptine, l’enfant saute à pieds joints par-dessus
le monde sur mesure dont on lui enseigne les rudiments.
Il jongle délicieusement avec les mots, et s’émerveille de
son pouvoir d’invention. Il prend sa revanche, il fait
servir ce qu’il sait au plaisir défendu d’imaginer,
d’abuser.

Paul Eluard (1954)

Pour conclure sur l’ensemble de ces rituels, il faudrait repartir du plus célèbre d’entre eux
et qui semble se confiner aujourd’hui à l’école maternelle, donc au cycle 1 de l’enseignement
primaire, pour parfois s’y trouver de plus instrumentalisé à des fins d’enseignement
phonologique : le rituel de la comptine. Ce dernier n’est pas à proprement parler scolaire mais
l’école maternelle a su lui accorder depuis longtemps une place quasiment quotidienne : il
permet de constituer la classe en chorale(s), de laisser chaque voix trouver ses gestes
relationnels et surtout d’engager le langage dans tout le corps, d’engager le corps dans tout le
langage, à condition certes d’écouter chaque voix, chaque geste dans une polyphonie
indispensable à la comptine elle-même.
Observer les comptines dans les pratiques enfantines montre très vite que le langage y est
entièrement engagé dans une pragmatique qui elle-même devient entièrement langage. Ce qui
pourrait d’une certaine façon orienter notre attention à ce qui fait poème : « l’invention d’un
rapport à soi, aux autres, et au monde » (Meschonnic, 2001, p. 44). Car les comptines sont
irréductibles à quelque schéma ou recette que ce soit dans leur diversité considérable qu’aucun
savant – folkloriste, ethnologue, sociologue, littéraire, pédagogue, psychologue… – n’a réussi à
ce jour à considérer dans leur force. Qu’on s’intéresse à leur dénomination même – nous disons
comptine depuis que Pierre Roy en 1926 a rassemblé ces formulettes, comptes, rengaines,
disettes et autres amusiottes (voir Roger Pinon, « Les noms de la comptine » dans Jean
Baucomont et alii, 1961, p. 52 et suivantes.)… –, qu’on se préoccupe de leur origine, de leur
dissémination, de leur évolution, de leurs multiples variantes, et surtout qu’on soit attentif à
leurs valeurs poétiques et relationnelles dans et par le langage, on ne peut manquer d’abord et
avant tout de considérer le corps-langage qu’elles inventent à chaque fois. Ce corps-langage est
celui de chaque acteur en comptines comme celui de chaque petite ou grande collectivité
qu’elles constituent immanquablement ne serait-ce que dans cette activité qui est toujours une
transmission de relation, une invention de gestes langagiers relationnels.
Jean Baucomont a pu parler avec justesse à leur sujet de « gestateurs » et a pu évoquer
d’une façon absolument pertinente la « transe » poétique, montrant ainsi qu’il faut considérer
ces productions à égalité avec les plus grandes œuvres de la littérature. Or elles sont encore trop
souvent considérées comme puériles et, par conséquent, souvent instrumentalisées à des fins
strictement didactiques (phonologie et prononciation par exemple).
Le spectacle de cette « transe » poétique incite à évoquer d’autres faits de même nature : l’ivresse
linguistique des inventions vocabulaires chez Rabelais, le débordement jaculatoire des sibylles antiques,
le flux des lamentations vocératrices corses, les inépuisables phantasmes de certains textes réalistes
obtenus par l’écriture automatique, voire les piétinantes litanies des versets de Péguy. (Baucomont et
alii., 1961, p. 23)

C’est que les comptines, quand elles ne sont pas réduites à « un simple divertissement
futile et naïf, ad usum Delphini » (Baucomont et alii., 1961, p. 12), font bien plus visiblement
que ce que tous les poèmes font , ainsi que Henri Meschonnic le précise fortement dans une
définition qui vient défaire bien des préjugés et engager le poème dans le vivre tout entier :
La poésie comme activité d’un poème, est un des universaux du langage. Anthropologiquement.
C’est une définition qui échappe au signe. Elle fait du poème une éthique en acte, en acte de langage.
Inséparablement du fait que le poème est ce qu’un corps fait au langage. (Meschonnic, 2001, p. 41)

Comment ne pas conclure alors ce chapitre par une comptine et par une fable…
S’entretenir, c’est se tenir ensemble, c’est-à-dire vivre ensemble dans et par le langage.
Je te tiens
Tu me tiens
Par la margoulette (ou par la barbichette ou par la barbette ou par la barbignette) ;
Le premier qui rira (ou Celui de nous deux qui rira ou le premier des deux qui rira)
Aura la claquette (ou la tapette ou la clafette).
Différents départements
Par la barbe je te tiens ;
Si tu me tiens, je te tiens.
Le premier d’nous qui rira,
Une claque il aura.
Brest
Je te tiens par le menton,
Barbichon ;
Et moi aussi,
Barbiche ;
Premier d’nous deux qui rira,
Un bon souffle aura,
L’oreille tirée,
La cuisse pincée.
Saône-et-Loire

Cette comptine et ses variantes viennent du chapitre VII, « Jeux et formulettes de


jeux ; 2.- Le Pince-sans-rire », du très beau livre d’Eugène Rolland, Rimes et jeux de l’enfance
publié en 1883 (2002). Elles sont introduites ainsi par l’auteur : « Deux enfants se tiennent
réciproquement par le menton en chantant la formulette qui suit. Le premier qui rit reçoit de
l’autre une claque ». L’ethnographe Thierry Charnay préface la réédition bienvenue de cet
ouvrage. Il voit, dans l’anthologie rééditée du folkloriste, « un répertoire authentique » avec
« des matériaux pour une étude comparative et historique », des « curiosités […] liées au
contexte socio-culturel de l’époque » et « des textes vraiment originaux ». Il note le manque
« d’indications ethnographiques, comme les circonstances du jeu, le lieu, sa périodicité, l’âge
des joueurs, leur sexe, sa fréquence, etc. ». Voici sa conclusion :
L’intérêt des Rimes et jeux de l’enfance, de tout le folklore enfantin, réside dans le fait qu’il s’agit
d’un mode de transmission traditionnel reposant sur le bouche à oreille, sur l’imitation, sur
l’imprégnation culturelle : [suit l’exemple du jeu de billes appris par l’enfant hors tout magistère]. Il n’y
a pas d’écriture, ces formulettes et ces jeux enfantins, transmis entre pairs (mais l’école peut aussi jouer
un rôle), le sont oralement, et, comme pour la "littérature orale", admettent des variations, des variantes
car la reproduction exacte n’est guère possible. Ce sont des œuvres ouvertes, toujours disponibles pour
être réalisées selon des conditions qui en permettent la reconnaissance mais qui admettent également des
innovations. En somme, les activités ludiques des enfants relèvent du "patrimoine immatériel"
comprenant cette culture enfantine transmise entre pairs notamment dans les cours de récréation des
écoles, pratiquement le seul espace où elle peut circuler, se constituer, socialiser les enfants ; c’est
pourquoi les récréations sont des espaces de liberté à garder, à condition que le football ne les occupe pas
tout entières. Comme Rolland, nous souhaitons par cette publication attirer l’attention sur la production
enfantine qui devrait mériter tout notre intérêt pour une meilleure compréhension de notre société .

Observons que l’objectivité ethnographique laisse entendre son soubassement subjectif :


une historicité des savoirs et méthodes que le scientisme socio-ethnologique ne peut masquer.
L’ethnographie depuis Rolland a certainement progressé. Elle attache dorénavant autant
d’importance au faire qu’au dire. Mais elle semble maintenir les points de vue traditionnels de

l’ethnographie du XIXe quand Charnay, voulant ne serait-ce qu’à la marge contrôler


l’incontrôlable, oublie que le football est une pratique et donc une invention jamais fixée dans
telle ou telle rhétorique du jeu, et surtout quand il rapporte, sous prétexte d’absence d’écriture,
la culture enfantine à la culture populaire et donc au langage ordinaire, ce no man’s land du
discours, ce non-lieu du littéraire. Son « il n’y a pas d’écriture » vient comme répéter les clichés
habituels qui déclinent les dichotomies naturalisées de l’ordinaire et du littéraire, de l’oral et de
l’écrit, de la variation et de la fixation, jusqu’à celle du populaire et du savant, qui toutes
conduisent à séparer la littérature de la vie. Mais l’ethnographe est savant et il sait que cet
« ordinaire » est « extraordinaire » : aussi remet-il cette spécificité dans une pragmatique de
l’actualisation d’une forme « immatérielle » soumise à une performance de la quotidienneté.
Mais il s’agit de bien autre chose !
Certes l’ethnographe voit passer un sujet de l’imitation sociale, du conformisme groupal,
intégrant une certaine innovation forcément nécessaire, le temps passant, les conditions
évoluant. Mais il est sourd et n’entend pas le sujet du langage qui est au cœur de tels processus,
dont seule la considération permet de penser l’articulation de la société et du langage hors de
toute instrumentalisation et du langage et du sujet. Ces formulettes sont bel et bien « écrites » !
Il faut le rappeler à l’ethnographe oublieux, parce qu’elles font l’écriture d’un sujet : un sujet-
relation dont tout le corps est langage non seulement parce que les formulettes exigent la
performance dans ses variantes et variations, mais parce qu’elles inventent chaque fois
nouvellement une performativité du corps-langage, à savoir une éthique du dire par son faire.
Reprenons notre formulette. Il faut vraiment « se tenir » pour que la formulette marche…
En effet, le « se tenir » qui fait la réciprocité est une forme de vie transformée en une forme de
langage et l’inverse. « Se tenir » par ce qu’on n’a pas (la barbe…) c’est justement faire la
démonstration que le langage nous tient plus que ses signes. C’est cette tenue qui est la relation
dans et par le langage, sa prosodie, son rythme, que la transmission ne cesse de rejouer dans les
formulettes et autres jeux de récréation, de re-création. Alors on ne peut se contenter de
rapporter cette transmission à une simple actualisation, il faut la concevoir comme l’invention
d’un noyau poétique, forme interne de ce discours, historicisation radicale qui met toute
actualisation au diapason d’une relation et non d’une répétition. On voir par là que la
transmission transmet d’abord de la transmission, de l’entretien pour le moins.
Laissons maintenant la formulette et passons à la fable. Nous allons vite voir que
l’entretien, ou plutôt l’entretenue, en fait toute la force. Nous la prenons dans une vieille édition
scolaire (Jean de La Fontaine, Fables précédées d’une notice biographique et littéraire et
accompagnées de notes grammaticales et d’un lexique, dans Radouant, 1929).
Le Corbeau et le Renard

Maître corbeau, sur un arbre perché,


Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit au dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Cette tenue par le corps-langage d’un sujet-relation que la formulette suggère, on peut
aussi entendre son activité dans « la poésie » de la récitation scolaire, celle qui rejoue plus un
« enchantement » qu’elle ne représente un « théâtre de la parole ». C’est que, pour se limiter à la
fable du corbeau et du renard, l’enchantement de l’« arbre perché », paradoxalement bien
remarqué par Rousseau, se poursuit dans tous les échanges que fait faire la fable : « ramage-

plumage », « fromage-langage » (pour une analyse plus détaillée et pour une considération plus
vaste de cette lecture dans l’histoire de « la poésie » à l’école, voir M.-C. Martin et S. Martin,
Les Poésie, l’école, p. 69-72.). Passage d’un corps-langage, formaticum, par la tenue réciproque.
N’est-ce pas cette tenue que la récitation scolaire de génération en génération a transmise bien

plus qu’une morale de l’interlocution ? Ce qui serait tout autre chose qu’une leçon de rhétorique
(sur cette question, je me permets de renvoyer à « Faire poésie, faire récitation, produire un
poème : chercher le ton ou chercher la voix ? » dans F. Marcoin, 2002) ?
Cette poétique relationnelle fait l’enchantement de la fable de La Fontaine . Ce « langage
nouveau » qui « fait parler le Loup et répondre l’Agneau », est un poème-relation que la
récitation a peut-être plus réussi à entendre que ne le font certaines activités pédagogiques
portées sur la versification ou l’argumentation qu’Anne-Marie Malazeyrat (1996) juge avec
raison réducteurs. « Démontrer la polyphonie narrative » permet certes de prendre conscience
de « l’écart » qu’instaure l’écriture de La Fontaine « avec la formule attendue, avec les règles
traditionnelles du genre », avec « la parole figée ». Mais cela revient à réduire le récitatif de la
tenue réciproque du corps et du langage, du langage et de la société, à une « mise en scène de la
parole des personnages » puis « du narrateur » (Mazaleyrat, 1996) alors que c’est le récitatif
continu d’une voix-relation qui l’emporte sur la représentation de voix. Le théâtre est dans la
voix et non l’inverse, tout comme la performance est dans la formulette et non l’inverse. Par
conséquent, la récitation scolaire, dans son aveuglement même, son « approche peu littéraire »
qui laisse « bien des écoliers » seulement « entrevoir quelque chose de La Cigale et la Fourmi
ou du Corbeau et du Renard » (ibid.), a pu transmettre ce théâtre de la fable plus que son
explication.
C’est cette tenue d’un sujet-relation qui fait le poème du langage. Il est dans cet ordinaire
de la cour de récréation et de la récitation en classe, ordinaire qui ne l’est donc plus.
Et nos rituels de devenir alors extraordinaires tous les jours qu’on fait classe…
Projets avec les poèmes

Il y a donc les séquences qui permettent de vivre avec des œuvres pour faire œuvre, des
rituels qui construisent des habitudes d’écoute et d’attention vers les poèmes et, enfin, des
projets qui vont accroître le continu du poème à la vie sous l’angle de la fête ou de la rencontre.
Moments d’exception mais moments indispensables pour que les rituels et les séquences
prennent sens, se ressourcent à des dynamiques où la surprise et la jubilation, l’aventure et le
hasard, l’attente et la coopération jouent multiplement pour chacun.
Nous avons surtout veillé à faire rentrer les poèmes dans la classe, à ce que les élèves,
tous les élèves, puissent avoir les moyens de grandir leur écoute du poème dans des activités
variées au cœur de leur scolarité. Aussi, faudrait-il envisager le mouvement inverse pour que le
continu de la vie s’entende dans les poèmes : sortir les poèmes de la classe, du moins tester que
les poèmes tiennent face à la vie, toute la vie, celle qui parfois ne peut rentrer dans la classe…
Mais également faudrait-il sortir de la classe pour rencontrer des personnes, poètes ou pas, qui
disent vivre le poème dans leur vie.
Ces projets n’ont pas pour ambition de « produire » des résultats qui devraient
immédiatement plaire à quelque institution culturelle encadrant de ses fonds des activités
contrôlables ou à tel public avide de trouver la poésie sans travailler son écoute du poème et son
attention au langage. Il ne s’agit pas non plus d’y développer un « plaisir » qu’on n’aurait pas eu
dans les rituels et les séquences pendant lesquels le « travail » aurait été de rigueur, auquel cas
ces activités n’auraient pas pu engager les élèves dans une dynamique de subjectivation dans et
par le langage, dans une dynamique qui en fait un sujet de ses apprentissages. Il s’agit bien de
poursuivre en risquant une ouverture maximale : le risque des rencontres, des lieux, des
moments et des personnes auxquels on n’est pas habitué.
Sortir les poèmes de la classe
Les manières de « sortir » les poèmes de la classe sont multiples et chacun trouvera dans
les circonstances qui sont celles de sa classe les modalités concrètes voire les idées pertinentes
qui feront que les poèmes, quand ils ont engagé leurs lecteurs, ne peuvent que devenir des
opérateurs de rencontres et de manifestations les plus diverses, en inventant même de nouveaux
modes de diffusion. Si tous les supports sont à explorer, ce sont souvent les poèmes eux-mêmes
et les lectures qui ont permis leur appropriation, qui exigeront tel ou tel support. Que les
supports soient donc faits de papier ou de virtualité, ils ne sont que le prolongement d’un geste
initié dans la classe et qui demande de devenir un geste pleinement relationnel, de devenir
réciprocité. Des échanges entre classes, des rencontres régulières entre groupes d’élèves, des
espaces d’échange régulièrement renouvelés, des moments privilégiés dans le calendrier
scolaire, autant de modalités que les enseignants connaissent bien et que les enfants apprécient
toujours pour que les poèmes tiennent leurs promesses de lanceurs relationnels.
Nous proposerons ci-après deux modalités peut-être plus originales mais, rappelons-le,
ces « sorties » du poème ne sont que le prolongement obligé d’une activité qui est au cœur du
poème et de sa réénonciation, l’infini de son activité sous peine de ne plus être un poème. Cet
inaccompli n’exige aucun défi autre que celui qui fait que le poème engage à sortir de ce qui est
son confinement à quelque assurance que ce soit, donc à risquer sa valeur et nous avec elle.
Envols poétiques
Le poème est d’abord un appel à entrer en relation, à trouver l’inconnu. Que des cerfs-
volants soient porteurs de ces appels signerait dans l’air et le vent cette activité de tout poème :
traverser l’espace pour inventer une relation. On peut varier les propositions mais la collection
« Petits géants » des éditions Rue du monde nous en suggère une : faire monter dans le ciel de la
cour de récréation un poème sur plusieurs cerfs-volants comme chacun de ces petits livres offre
un poème découpé en autant de doubles-pages qu’en compte l’album carré. Celui qui nous
semble le plus adéquat pour toucher du doigt cette proposition est illustré par Antonin
Louchard avec le poème de Paul Eluard qu’il publia dans son livre issu d’émissions
radiophoniques réalisées en 1949, Les Sentiers et les routes de la poésie. Ce poème et sa mise
en livre font ce projet d’envols qui suit le vent de la comptine en boucle où tout un monde est
parcouru et contenu dans l’air de son récitatif ; de la même manière, les illustrations de
Louchard cherchent cette légèreté, trouvent cet envol qui renverse. C’est comme ce jeu enfantin
où l’on aime voir le monde à l’envers.
Illustrations 3 et 4
Paul Eluard, Antonin Louchard (ill.), Dans Paris il y a…, coll. « Petits géants », Rue du monde,
2001.

Publicités poétiques
Disperser les poèmes (des fragments de poèmes) dans des lieux insolites, là où on ne les
attendrait pas, permettrait de suggérer ce que les poèmes nous font. Ils nous refont parce qu’ils
nous changent le monde. Cette dispersion peut prendre de nombreuses modalités parmi
lesquelles la plus simple consiste à utiliser les voies de la publicité si prégnante dans notre
société contemporaine. Apposer des post-its dans des endroits inhabituels mais stratégiques de
l’école, voilà qui interpelle le passant, crée même des itinéraires nouveaux… À partir du livre
de Daniel Biga, La Chasse au haïku (1998), les élèves mettent le livre en confettis et dispersent
leurs post-its dans toute l’école en cherchant à réaliser des jeux de pistes qui recomposent les
itinéraires qu’ils ont découverts dans le livre. Lequel était organisé en « chapitres » (« En
ville » ; « l’atelier des écritures » ; « le jardin » ; « en montagne » ; « « des animaux » ;
« l’hiver » ; « neige »). Ci-dessous un parcours sans titre réalisé par un jeune lecteur, qui
commence au matin et finit en rêve…

bonne journée ma chérie


- au-revoir mon amour
rendors-toi

aucun livre
ne vaudra jamais
une journée heureuse

le haïku je le pratique
comme la promenade
quotidienne

lettre du jour
je lis puis ça se brouille
les larmes aux yeux

Abed a dit:
"quand la tristesse se présente
accueille la tristesse"

dans la chaleur animale


des WC
boite à rêves

sur la table
l'ombre de la main
qui écrit
après le genou qui gratte
c'est le nez
qui démange

dans la salle
silence d'or
écriture d'argent

au carrelage du mur
répondent
les carreaux du sol

derrière le mur
résonnent des voix
sans corps

la parole
est au cœur
du silence

ceux qui m'entourent


ceux que je vois
autour

sous l'écharpe
se cache
une gorge frileuse

la mouche
dans mon oeil
nul autre ne la voit

qui je suis
ici et maintenant
n'a pas de visage

parfois je me demande:
comment
me voient les oiseaux ?

mon ombre passe :


merci à la terre
comme au ciel

ni pensée ni souci
ouvre la fenêtre du jardin
plein de pensées plein de soucis

je me penche tout en bas


sur le lac une minuscule silhouette
me regarde

le nuage gris
dérobe
une portion du caviar lacté

je fais un détour
pour ne pas déranger
un moineau picorant

vent redoutable
je m'achète une écharpe d'hiver
plus haute que moi

neige au matin
je pense
aux poireaux du jardin

ce soir je m'endormirai
la neige
sous mes paupières

Il y a bien sûr la modalité opposée aux confettis poétiques : l’agrandissement démesuré du


poème ou d’un fragment : sur un mur, sur une banderole… agrandir au maximum un court
fragment et poser à proximité le poème en entier (mieux : le livre dont il est extrait). Exemple :

CACHECACHECACHENT
psst pssit
petites chosesfantômes
en catimini
clins-d’yeux-mini

petites agitées
sorcières et tintinabulantes
lutines
à tu et à toi à tu et à toi

petites hop-hop heureuses


flatteuses en flanelle
flanelle
petites gratteuses souriquoises

aux yeux qui


se carapatent crissent et courent et
cachecachecachent
droppent

droppent guettant la vieille femme


avec une verrue sur le nez
ce qu’elle vous fera
nul ne sait
car elle connaît le diable ooh
le diable ouh
le diable
aah le grand

et vert
danseur
de diable
diable

diable
diable

huiiIII

(poème de E. E. Cummings, traduit par Jacques Demarcq dans Contes de fées, 16 poèmes enfantins,
Clémence hiver éditeur, illustration de Macha Poynder, 2002, p. 62-63)

Image 5
La complexité revendiquée de la poésie de Cummings est aussi, avec de tels poèmes, la
revendication de sa part enfantine qui est aux antipodes du simplisme : « l’amour produit de
l’inconnu, c’est sa fonction », disait ce poète dans un sonnet. Et les 16 poèmes que ce grand
poète américain a rassemblés à la fin de sa vie font comme un hommage aux lectures enfantines
de la poésie la plus difficile, puisqu’elle font un autoportrait (voir la postface écrite par le
traducteur, lui-même poète, Jacques Demarcq) plein de confiance dans la relation que lance le
poème de lectures en lectures. Réénonciation continue de l’écriture toujours en mouvement et
qui trouve son sujet, comme dit le distique final du troisième poème :
Car quoi qu’on perde (comme un moi ou un toi)
c’est toujours soi que dans la mer on trouvera (p. 54)

Rencontrer les poètes


On ne peut pas nier que la rencontre avec un écrivain participe à la fois de la
désacralisation et de la valorisation de la littérature : un écrivain est un homme ordinaire… dont
l’œuvre nous fait des choses extraordinaires. Ou alors, cet écrivain est un faiseur et son œuvre
est une mystification , ce qui est malheureusement parfois le cas ! Aussi, est-il tout à fait
judicieux d’organiser de telles rencontres : les élèves sont souvent partie prenante à condition
qu’aucune démagogie spectaculaire ne vienne altérer la qualité d’une rencontre comme on peut
en avoir beaucoup d’autres – avec tel « voisin » de l’école qui vient partager son expérience de
vie ou de travail… Suivent deux modalités complémentaires de ces rencontres. La première
répond à un souci d’ancrage dans le temps d’une rencontre qui doit certainement garder son
caractère d’événement mais qui exige qu’on la prépare, la poursuive. De plus, la rencontre avec
un poète peut très bien ne pas être possible si ce dernier ne le souhaite pas, ne le peut pas, mais
la correspondance peut venir la rendre vive à sa façon.
Correspondances poétiques
Engager une correspondance avec un poète est une modalité forte de la rencontre que ce
soit donc pour sa préparation ou son prolongement mais également pour tout simplement
l’assurer et l’ancrer dans l’écriture elle-même – qu’elle prenne la forme d’écrits ou
d’enregistrements, d’envois d’objets divers (photographies, livres…). Une telle correspondance
ne doit pas rester formelle et de simple politesse. La correspondance engage vraiment chacun
dans une relation qui s’appuie sur la lecture. Chaque lecture (celle des œuvres comme celle des
lettres) va demander une écriture et donc une meilleure écoute de ce qu’on a lu puisque
l’écriture épistolaire demande de reformuler toujours avec l’autre. L’épistolaire oblige à relancer
à chaque échange et donc à remettre sur le chantier sa lecture puisque l’échange avec un poète
ne peut s’engager qu’à partir des lectures. Car il n’y a pas à chercher une vérité de son écriture
dans le discours du poète qui détiendrait une vérité quelconque qu’elle soit prise à l’anecdote
biographique ou à la révélation d’un procédé quelconque de fabrication mais plutôt à poursuivre
dans la relation épistolaire ce que fait l’œuvre à son auteur comme à son lecteur : l’échange de
cette recherche augmentant certainement ce que l’œuvre fait à chacun.
Chaque élève peut écrire au poète, y compris dans des formes qui ne sont pas forcément
canoniques, et si ce dernier ne répond pas à chacun – ce qui serait certainement beaucoup trop
lui demander –, sa réponse au collectif classe saura entendre chacun et donc répondre à chacun
dans les inflexions de sa lettre. Si l’enseignant ne sait pas où adresser la correspondance, rien
n’est plus facile : il suffit d’écrire à l’éditeur qui saura transmettre le courrier, ce qui signalera
d’ailleurs que cette correspondance est partie de la lecture du livre publié chez cet éditeur ! Car
pas de correspondances sans lectures : il ne s’agit pas de jouer à la rencontre mais de la jouer à
partir de ce qui seul peut la nourrir : les poèmes et leurs lectures.
Rencontres poétiques
Un jour alors peut arriver qui permettra une rencontre de vive voix : échange de regards et
surtout de voix, c’est-à-dire d’écoute les yeux dans les yeux. Moments parfois magiques,
souvent décevants mais toujours marquants quand le poème est passé dans les voix comme dans
les yeux ou encore un geste, une inflexion minuscule, un sourire même.
Il faudrait conclure sur la nécessité de varier de telles rencontres dans le domaine qui nous
concerne ici. Cela demande de concevoir le continu des rencontres : avec un poète, avec
d’autres personnes œuvrant chacune dans un domaine précis mais toutes engagées par et dans le
langage. C’est alors que la rencontre jouera son rôle : montrer la force du langage parce qu’elle
est l’éthique de la relation quand elle devient poème-relation. Et cela, un poète est en devoir de
le faire mais quiconque peut le réussir. Alors chaque élève comprendra qu’il n’y a pas de
rencontres plus « grandes » que d’autres parce que le partenaire de la rencontre est reconnu
avant puisque célèbre ou médiatisé. Les rencontres sont « grandes » parce que le partenaire nous
engage à y être « grands », plus grands que nous sommes, dans une réciprocité certaine. C’est
d’ailleurs ce que font les poèmes quand ils sont poèmes : nous faire plus grands dans et par le
langage avec les autres car la grandeur ici n’est pas celle qui se mesure à l’aune d’une
comparaison avec les autres mais avec soi en relation.
C’est aussi tout l’enjeu de n’importe quelle activité avec les poèmes : les pratiques que
nous venons de suggérer n’ont pour finalité que cet agrandissement qui est aussi la condition
d’un apprentissage langagier et littéraire conséquent.
Avec les poèmes, les activités scolaires mettent l’enfant en mesure de connaître et de
grandir à la fois. : il peut alors porter ce beau nom d’élève puisqu’il est pris dans une démarche
d’élévation.
Multiplier les anthologies
Souvenons-nous que, bien souvent, le vrai poème est le
livre tout entier dont l’auteur de l’anthologie l’a extrait.

[…] Ainsi, en nous proposant de rencontrer des poètes et


en nous aidant à les lire, une anthologie est là pour nous
inciter à aller vers les poètes qui vivent parmi nous
aujourd’hui, et écrivent.

Les poètes de notre temps, dans la langue qui est la nôtre


aujourd’hui, transforment en ce que seul un poème peut
dire, ce qui est le plus profond de nous-mêmes, que
parfois nous ne connaissons pas, que nous avons besoin
de crier ou de taire, et le ciel, et quand l’éclair de
l’amour nous traverse.

Ils partagent nos inquiétudes, notre désarroi, nos espoirs,


et par le langage, dans le langage, les transforment en
beauté. Et en confiance. Car écrire, et lire, c’est avoir
confiance.

C’est toujours transformer le présent en avenir.

Bernard Vargaftig, 1993, p. 2.

Traditionnellement, la poésie est scolairement lisible sous la forme d’anthologies. Non


seulement, les enseignants ne la connaissent le plus souvent que sous cette forme mais
également les élèves n’y accèdent qu’à travers elle. Qu’est-ce qu’une anthologie ?
Étymologiquement, une anthologie est un bouquet de fleurs, c’est-à-dire un bel ensemble de
beaux textes. Cette « beauté » double est à considérer plus précisément : fragmentaire,
l’anthologie n’en propose pas moins un ensemble unifié et la conception que nous avons des
anthologies n’est pas forcément la seule qui vaille et qui a valu dans l’histoire des anthologies.
En effet, l’anthologie à l’école primaire est devenue un instrument pour l’enseignant qui y puise
à sa guise à des fins très pragmatiques qui mettent le poème sous le régime d’une utilisation
décontextualisée et donc en fin de compte ignorent l’anthologie elle-même. Ferait exception la
pratique de certains enseignants qui laissent leurs élèves choisir dans l’anthologie, réduite alors
souvent à un fichier. Mais, historiquement, l’anthologie à l’école a pu recouvrir d’autres usages.
Petite bibliothèque choisie et portative constituant un vade-mecum culturel fondamental, elle
servait d’abord à l’élève qui s’appropriait ainsi les fondements d’une culture textuelle, en
l’occurrence poétique, dans le cadre d’un cursus scolaire qui avait défini les éléments de cette
culture. Nous retrouvons ici les caractéristiques d’un genre pratiqué dès l’Antiquité et qui fut au
cœur de l’enseignement de la littérature dans toutes les institutions scolaires depuis lors.
Toutefois, on sait que les corpus de morceaux choisis qui visaient toujours un degré
d’homogénéité assez fort à visée édifiante que ce soit pour des raisons morales ou civiques, sont
entrés en crise parce que ces mêmes visées sont elles-mêmes en crise. pensons à la continuité
homogénéisante de la langue, de la grammaire, de la religion, de la morale et de la nation…
qu’elle fut d’inspiration laïque ou autre et dont on sait qu’aujourd’hui elle est le plus souvent
rompue, du moins toujours en débat. Il faudrait cependant préciser que continuité et
homogénéisation ne sont pas synonymes. En effet, la pensée du continu des activités humaines
que les « sciences sociales et humaines » découpent depuis l’Encyclopédie en autant de
« disciplines » séparées, demande de penser la pluralité. Aussi, la crise du continuum
homogénéisant qu’une certaine école « républicaine » aurait pu instaurer n’est-elle qu’apparente
car, dans ce cadre discontinu d’une pensée des activités humaines, enfantines en l’occurrence,
c’est toujours à la fois à la séparation et à l’homogénéisation que nous avons à faire. L’idéologie
du discontinu exige même cette homogénéisation des pratiques qui permet d’osciller de
l’individualisme au collectivisme selon les moments, les intérêts et les enjeux… Très
concrètement, les anthologies d’aujourd’hui mêlent une bonne conscience alter-mondialiste et
écologiste (thématiques de la différence et des droits de la terre autant sinon plus que de
l’homme…) et un hédonisme enfantin (thématique de l’enfant-roi voire du génie langagier
enfantin à travers le ludisme débridé des jeux de mots bien scolarisés). Inutile de donner ici des
noms ou des titres mais chacun doit travailler sa lecture pour ne pas laisser faire trop facilement
ces séparations homogénéisantes c’est-à-dire consensuelles et donc non-critiques, tout le
contraire de l’activité du poème.
Il semblerait donc, qu’aux antiques anthologies qui s’imposaient naturellement, on ait fait
place à des anthologies dans lesquelles les enseignants comme les élèves butinent à leur guise…
C’est ce que les textes officiels rédigés dans la foulée de la rénovation de l’enseignement du
français depuis les années 70 n’ont cessé de proposer. Mais cette liberté est fort trompeuse car
les enseignants comme les élèves ne lisent plus les anthologies comme des livre. Ils y prélèvent
des éléments qui, décontextualisés, perdent leur sens. Aussi faut-il qu’ils le retrouvent en n’en
ayant plus les moyens. Car, si les anthologies sont des ouvrages dont les choix peuvent porter à
critique, elles n’en restent pas moins des parcours de lecture qui nous sont proposés dans une
écriture qu’il n’est pas possible d’ignorer, sous peine de ne pas pouvoir justement en faire une
lecture critique, une lecture libre donc. La liberté n’est jamais donnée, toujours acquise…
Regard sur une anthologie…
Il faut être éditeur en Vendée et originaire de Bourgogne comme Louis Dubost pour
réaliser une anthologie thématique sur l’escargot (Dubost et Diguet, 1996). Il faut avoir créé une
maison d’éditions avec un vers de René Char, « Le Dé bleu », devenue récemment « L’idée
bleue » mais toujours sise à Chaillé-sous-les-Ormeaux en Vendée, pour reprendre au même
René Char le titre d’une telle anthologie : « Fine pluie mouche l’escargot ». Il faut aimer les
livres qui emmêlent textes et images comme dans les plus beaux albums pour collectionner
autant de petits fragments poétiques et de dessins suggestifs qui nous enroulent dans le temps
lent de la lecture et nous emballent dans du papier kraft, s’il vous plaît. Il faut suivre les mots
qui font la sagesse des hommes et donc les poèmes-escargots qui font vivre grâce à leur coquille
ou à leur « trace brillante d’un fragment de sagesse au détour d’un mot, d’un vers ou d’une
phrase ». Il faut aimer les poètes : les inconnus que cachent des proverbes chinois ou africains,
les méconnus, les disparus, les inoubliables et tous les autres. Il faut être éditeur et poète.
(images Dubost 1 et 2)
…vers d’autres anthologies
S’il faut du temps pour arriver à ce petit 48 pages, chacun peut s’y essayer plus
modestement car nul besoin d’être éditeur vendéen d’origine bourguignonne s’il s’essaie avec
un autre animal, légume, fruit ou élément quelconque du monde qui perdra son anonymat
puisqu’il deviendra sien. Une anthologie pour agrandir le monde comme celle de Louis Dubost
avec Isabelle Diguet qui font d’un escargot un monde en transhumance, un monde porté par les
poèmes, les dits et récitations de leurs lectures.
L’anthologie est toujours un projet paradoxal puisque « dans un même mouvement, elle
proclame volontiers sa volonté de faire lire moins et s’affirme comme moyen de faire lire plus.
Lire moins en réduisant une œuvre à un extrait suffisant, et lire plus en renvoyant à l’intégralité
de l’œuvre » (Fraisse, 1997, p. 9). Cet aspect pragmatique qui répond à la double injonction
faite à tout lecteur, particulièrement à l’école, de tout lire et bien lire, est doublé par un aspect
programmatique puisque « l’anthologie est nécessairement écartelée entre la démarche du bilan
et celle du manifeste » (Ibid., p. 190) : l’anthologue est en charge du passé autant que de
l’avenir, avec les renversements qu’on pourrait apercevoir entre ces deux termes puisque
certaines anthologies rendent au passé un bel avenir quand d’autres feraient le contraire. Et
parfois les deux à la fois ! Il suffirait de citer la publication en 1948 de l’Anthologie nègre et
malgache de L. S. Senghor, préfacée par J.-P. Sartre, qui a paradoxalement annoncé
l’émergence aux yeux et aux oreilles du public occidental d’une littérature « nègre » montrant
l’avenir d’un passé (et d’un présent) enfoui et rejeté, et qui a pour longtemps fixé ces poèmes
dans l’ambiguïté d’une assignation racialiste et culturelle soumise au contexte politico-littéraire
de la « métropole »… Quoiqu’il en soit, l’anthologie est l’œuvre d’un auteur, qui plus est en tant
que lecteur. C’est pourquoi elle a tout son prix pour n’importe quel lecteur puisqu’elle est une
« manifestation créatrice de la lecture et d’un rapport à la littérature » (Fraisse, 1997, p. 102).
C’est ce rapport qu’il ne faudrait jamais perdre avec les anthologies : elles nous ouvrent à un
rapport de rapport. Aussi, contre toutes les instrumentalisations, la plus courante étant celle qui
consiste à isoler, prélever le morceau choisi, poème en l’occurrence, hors de son contexte
anthologique, il faudrait toujours, du moins le plus souvent possible, considérer l’anthologie
comme anthologie, c’est-à-dire comme une organisation médiatrice de la littérature avec un
ordonnancement et une hiérarchisation reposant sur autant de sélections et de prélèvements que
d’oublis et de rejets, avec un appareil critique et de présentation. Autant d’opérations qui, non
seulement, font la mémoire et l’oubli de la littérature, mais également, font sa réécriture.
C’est à ce point que nos pratiques pédagogiques peuvent se transformer : et si nous
proposions à nos élèves de devenir anthologues, non seulement, parce que c’est le meilleur
moyen de s’obliger à lire des anthologies, mais surtout parce que c’est le meilleur moyen de
trouver sa voix en poésie, comme en littérature d’ailleurs.
Faire des anthologies c’est tout simplement concrétiser l’histoire de ses lectures en en
réalisant la mémoire et en en projetant l’avenir, les potentialités. Faire des anthologies c’est
montrer concrètement, quasi matériellement, et certainement de la manière la plus vive, que les
lectures sont toujours l’aventure d’un sujet en relation, d’une relation pleine de sujet.
Il s’agira donc d’en faire, des anthologies, sous forme de livres mais également de
productions sonores et enfin de réalisations qui n’hésitent pas à « brancher » les autres pratiques
artistiques sur les poèmes et l’inverse.
Regards sur d’autres anthologies
Auparavant, il peut être tout à fait judicieux d’observer régulièrement les anthologies
elles-mêmes. Par exemple, de scruter presque ludiquement les sommaires, d’observer de près
les extraits et donc de construire progressivement une culture anthologique qui fasse de son
lecteur un critique averti. Non pour reprocher telle ou telle erreur, relever tel ou tel oubli,
discuter tel ou tel choix mais bien pour observer le point de vue que construit n’importe quelle
anthologie.
Observons la « table des poèmes » d’un très beau livre où se mêlent poèmes,
photographies en noir et blanc et illustrations aux pastels.
(images anthologie paix 1 et 2)
Si le titre fait jeu de mots, On n’aime guère que la paix, il semble partir d’une double
naturalisation dans laquelle les « poèmes » sont embarqués. Naturalisation que confirme in fine
la quatrième de couverture qui fait office de commentaire pour cette anthologie.
L’œil des photographes de l’agence Magnum nous montre la guerre, les pastels de Nathalie Novi
nous disent la couleur des jours paisibles et les mots des poètes nous crient que les armes ne doivent plus
faire la loi sur la Terre.
Un album constitué de bannières de papier pour que les enfants fêtent la paix.
(Henry, 2003, quatrième de couverture)

La naturalisation est double puisque l’énonciation du titre (« on ») sembla universaliser un


sujet qu’on devine être l’enfant-lecteur de cette anthologie ; mais tous les enfants du monde
doivent-ils naturellement se plier à un sentiment aussi consensuel. D’autant plus que la seconde
naturalisation est celle de la dichotomie guerre et paix qui empêche de dissocier les guerres et
les paix, qui absolutise l’un et l’autre terme quand on sait que des guerres justes peuvent être
nécessaires et des paix injustes sont pires que des guerres qu’elles nourrissent d’ailleurs… Sans
entrer plus avant dans cette thématisation qui est réduite à cette double naturalisation, on peut
concevoir que les poèmes ne peuvent qu’être instrumentalisés. « Les mots des poètes (…)
crient que les armes ne doivent plus faire la loi sur la terre » est une réduction des poèmes
présents à un slogan, ce que confirme la métaphore des « bannières de papier ». Or, les poèmes
que rassemblent l’anthologie ne sont pas tous, loin de là, sur le registre du cri et, de plus,
beaucoup ne sont pas du tout des hymnes à « la paix ».
Prenons quelques exemples célèbres qui contredisent cette thématisation-naturalisation.
Le poème « il y a » d’Apollinaire dont l’anthologie nous livre seulement qu’un extrait alors
même que le livre fait preuve d’inventivité pour augmenter la dimension des pages en jouant
des pliages. Pourquoi donc ne pas donner tout le poème d’Apollinaire qui ici perd sa force et
perd justement sa force problématique où l’amour et la guerre s’emmêlent dans une redoutable
réflexion et surtout un rythme totalement neuf ? Notons que les lignes d’Apollinaire sont
transformées en pseudo vers libres. Et « Il y a » suit de près un poème intitulé « Merveille de la
guerre » ! Certes, il y a de l’antiphrase dans ce titre mais il fait litanie en lançant : « Que c’est
beau ces fusées qui illuminent la nuit »… car Apollinaire dans son écriture-vie essaie de penser
la fascination qu’on sait, chez les enfants aussi, pour la guerre.
Si le poème de Robert Desnos, « La voix », est un poème particulièrement fort – nous y
reviendrons dans le chapitre suivant – il aurait été préférable de donner le poème : « Ce cœur
qui haïssait la guerre » dont le premier vers est explicite et dont la fin situe précisément l’enjeu :
« Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille ! / […] Révolte
contre Hitler et mort à ses partisans ! / […] Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour
la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit » (Desnos, 1999, p.
1246). Car ce que doit une anthologie à ses lecteurs, c’est l’historicité des poèmes. Et dans cette
anthologie, tout est presque effacé : les dates des poèmes (voyez la bibliographie incomplète de
la table) alors même que les photographies sont légendées par conflits et souvent datées – mais
là également, l’information reste rudimentaire : « 1994 Rwanda – Tutsis fuyant les
massacres »).
En fin de compte, si cette anthologie avait confronté des poèmes contemporains aux
conflits, on aurait cherché les échos réciproques avec photographies et illustrations mais les
poèmes vont de Victor Hugo à Jean-Pierre Siméon et parsèment ce parcours poétique
« français » de quelques poèmes d’origine étrangère (allemand, turc, vietnamien, italien,
sénégalais, cubain, bosniaque, israélien et palestinien). Aussi l’anthologie demande toujours la
critique. Elle demande toujours à son lecteur une lecture critique, c’est-à-dire l’historicité de sa
lecture, l’engagement que le poème ouvre dans sa multiplicité interne (voyez Apollinaire et ses
poèmes de guerre et d’amour) et externe (que de poèmes de par le monde !)…
Il y a des anthologies indispensables. Réunir seulement dix poètes pour un siècle, c’est
certes peu mais suffisant pour bien connaître par la traduction « des poèmes que des millions
d’enfants russes, aujourd’hui encore, connaissent pas cœur » (quatrième de couverture de
Anthologie de la poésie russe pour enfants, 2000). Placés sous la tutelle du grand poète Ossip
Mandelstam qui demandait de « ne lire que des livres d’enfants… », cette anthologie est
passionnante car elle est à la fois érudite (l’introduction mais aussi la présence de poètes que
peu connaissent en France même parmi les spécialistes) et immédiatement lisible par tout un
chacun. Les poèmes y sont vraiment des poèmes pour enfants sans aucune afféterie ou
démagogie, résultant bien plutôt de ce qu’une autre grande poète russe, Anna Akhmatova,
disait de la littérature russe du XIXe siècle dont se sont emparés les enfants et que l’on pourrait

appliquer à ce XXe siècle russe : « moment unique et magique grâce auquel un pont fut jeté
entre la poésie et les enfants ».
(images antho russe 1, 2, 3)
Suivre cette anthologie c’est forcément la lire comme un livre. Un livre d’histoire d’abord
même si l’on ne s’intéresse pas à l’histoire russe, on peut suivre lentement mais avec une grande
proximité une histoire du regard sur l’enfance ou peut-être même du regard des enfants… et
puis il y a dans cette anthologie une leçon de français à nulle autre pareille :
LEÇON DE FRANÇAIS

Il y avait
Dans la rivière
Un gros brochet
Qui savait se taire
En français.
Les canards
Si bavards,
Les hochequeues
Si curieux
Lui demandaient :
« Cher ami, cher brochet,
Taisez-vous un peu
En français. »
Et le brochet
Se taisait,
Se taisait tout le temps
En pur français.

(Poème de Roman Sef, dans Anthologie de la posésie russe pour enfants, 2000, p 133)
Fabriquer des livres
Pour s’engager à lire des anthologies, il faut en écrire. Mais, dira-t-on, la tâche est hors de
portée des enfants, de nos élèves, de nos classes déjà si pauvres en poèmes… À moins de
considérer l’anthologie dans ses rudiments qui en font les fondements et alors la taille ne sera
plus qu’une question d’habitudes construites, d’apprentissages réguliers et d’activités adaptées
au bon moment. Il suffit de s’habituer déjà à consigner dans un carnet de lecture sur une seule
page quelques fragments de chaque livre de poèmes lus en classe. Ces fragments choisis
librement par chaque élève et recopiés proprement, illustrés à l’occasion et pourquoi pas titrés
voire commentés, constituent de rapides et courtes anthologies qui, chemin faisant, feront une
grosse et longue anthologie pour chaque élève au bout d’une année voire d’un cycle si l’on
conserve le même support ou l’additionne dans une collection de cahiers, et pourquoi pas, de
petits livrets réalisés à l’occasion. Manière de poursuivre le « cahier de poésies » en le
transformant radicalement… sans en avoir l’air !
Au-delà, des projets anthologiques moins rivés aux lectures successives peuvent voir le
jour à propos d’activités qui auraient pour origine d’autres domaines voire d’autres disciplines.
Ce projet anthologique regroupant des fragments poétiques pris à des ouvrages les plus divers
en privilégiant toutefois les ouvrages littéraires et les livres de poèmes demande quelques
recommandations qui suivent les étapes d’un tel projet :
1. La première étape est celle de la collecte pendant laquelle tout fragment relevé pour son
intérêt doit être toujours bien référencé – que ce soit avec des post-it de couleur ou la
photocopie ou mieux le copiage. Cette étape peut s’appuyer sur des moments de lecture libre
pendant une quinzaine de jours.
2. La seconde étape est celle du montage et de la présentation anthologique pendant
laquelle un sommaire s’organise, des critères de classement et de présentation se génèrent et
enfin une présentation se trouve. Cette seconde étape demande deux ou trois séances pour que
le montage ait le temps de se discuter y compris personnellement car il peut-être bienvenu de
réaliser des anthologies à plusieurs même si l’anthologue doit, à un moment donné, se retrouver
seul face à la tâche. Quoiqu’il en soit, les critères d’organisation doivent apparaître dans le
sommaire voire dans les titres et intertitres : organisation chronologique ou thématique voire
alphabétique ; enchaînement par opposition, par proximité, etc.
Ces anthologies ne doivent pas être démesurées pour de jeunes élèves : un petit quatre
pages inséré dans une couverture avec un sommaire peut d’abord suffire ; l’élève qui désirerait
un huit pages est bien entendu libre…
Quelques exemples de projets anthologiques :
! Anthologie d’un poète, d’un groupe poétique, d’une époque, d’un pays…
! Anthologie thématique (arbre, branche, forêt… ; soleil, lune…)
! Anthologie notionnelle (type de vers, de strophes, de rimes, de présentations sur la
page…)
Fabriquer une anthologie avec une feuille A4
(notice de fabrication en 7 photographies d’atelier)
Légendes des photographies :
Image 1 : Couverture du livre d’Eric Sautou, Un Oursin, « le farfadet bleu », éd.
L’Idée bleue, 2004.
Image Fab. Livre 1 : Prendre une feuille A4 et la plier en 4
I. Fab. Livre 2 : Découper en deux la feuille et obtenir un petit livre de 8 pages.
I. Fab Livre 3 : Réaliser la couverture (auteur, titre, éd.)
I. Fab. Livre 4 : Commencer l’anthologie (extraits du livre de Sautou référencés avec
la pagination) ; ne pas oublier une dédicace éventuelle sur le revers de la première de
couverture.
I. Fab. Livre 5 : Continuer l’anthologie. N.B. : les deux pages centrales permettent
des chevauchements.
I. Fab. Livre 6 : Finir l’anthologie sur la page 6 et réaliser un sommaire en page 7 :
ici, c’est un index qui reprend la liste des arbres et plantes.
I. Fab. Livre 7 : Rédiger une quatrième de couverture.
Réaliser des enregistrements
Ce que la poésie impose à la littérature c’est la voix. Ce que la poésie demande au langage
c’est d’entendre la voix. Ce qui implique bien entendu de considérer la voix physique, c’est-à-
dire du point de vue de l’acoustique mais à condition de faire de la voix autre chose qu’une
simple réalité biologique voire psychologique : l’enjeu est encore plus important. Considérer la
physique de la voix c’est, en passant par l’acoustique, donner toute sa place à une physique du
langage et donc ouvrir les voies d’une écoute de la voix dans et par le langage, tout le langage et
pas seulement son acoustique. C’est seulement à la condition que cet enjeu soit pleinement pris
en compte et sans cesse redynamisé que les pratiques sonores avec la poésie s’ouvriront sur
cette écoute qui est certainement plus l’invention d’un organe (oreille intérieure ?) et d’un sens
(écoute interne ?) que l’utilisation d’un sens (entendre) avec un organe (l’oreille) porté à son
maximum d’efficacité. Mais cela peut passer par son exercice qui n’est certainement pas assez
pratiqué si ce n’est lors des activités musicales, ce qui n’est pas négligeable mais qui est
totalement insuffisant pour le langage.
Au chapitre « Argot qui pleure et argot qui rit » du livre septième, « L’argot » de la
quatrième partie du roman Les Misérables de Victor Hugo, on peut lire ceci :
Mirlababi surlababo
Mirliton ribon ribette ;
Surlababi mirlababo
Mirliton ribon ribo

Dans ce même septième livre Victor Hugo écrivait significativement :


Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle.

C’est ce qu’on recherche ici : que les syllabes épelées étincellent… pas forcément toutes
mais au moins quelques-unes parce qu’elles vont alors résonner de l’étincelle du poème qui
mettra le feu à toute la plaine, à tout le langage. Et on apprend dans le roman de Hugo que ce
court refrain (quatrain) « se chantait en égorgeant un homme dans une cave ou au coin d’un
bois » ! Le narrateur hugolien précisait auparavant ceci :
On retrouve au dix-huitième siècle dans presque toutes les chansons des galères, des bagnes et des
chiourmes, une gaîté diabolique et énigmatique. On y entend ce refrain strident et sautant qu’on aurait dit
éclairé d’une lueur phosphorescente et qui semble jeté dans la forêt par un feu follet jouant du fifre : […]

Les développements qui suivent sont de la plus haute importance quant à la congruence
de l’éthique et du politique (« le sens révolutionnaire est un sens moral ») ; et le livre sur l’argot
s’achève sur la comparaison forgée à propos de notre comptine-refrain :
Faut-il continuer de lever les yeux vers le ciel ? le point lumineux qu’on y distingue est-il de ceux qui
s’éteignent ? L’idéal est effrayant à voir ainsi perdu dans les profondeurs, petit, isolé, imperceptible,
brillant, mais entouré de toutes ces grandes menaces noires monstrueusement amoncelées autour de lui ;
pourtant pas plus en danger qu’une étoile dans les gueules des nuages.

La lecture à voix haute par le moyen de l’enregistrement serait cette étoile d’utopie car,
on le sait fort bien, la lecture à voix haute est difficile mais ce qu’on espère c’est que « dans les
gueules des nuages » que sont forcément les ratages, les bafouillages, les silences et les bruits de
toute mise en voix dans la classe, s’apercevra « le point lumineux » de la voix irremplaçable,
celle qu’on se doit d’entendre dans sa fragilité même, dans ses essais.
L’argument premier de la nécessité d’une vocalisation des textes poétiques est celui qui
ouvre la lecture à une appropriation par la voix haute. Il suffit de rappeler qu’historiquement la
voix haute a précédé la lecture silencieuse d’une part et, d’autre part, de souligner combien la
vocalisation des textes constitue, pour le moins, une première et décisive appropriation. Non
seulement, des pans entiers de la compréhension et de l’interprétation peuvent et doivent passer
par de telles activités, mais l’oralisation est une incorporation qui permet que le texte porte son
lecteur autant qu’il le porte. En effet, un texte s’il fait œuvre et encore plus s’il fait poème est un
opérateur anthropologique qui transforme le lecteur voire transporte, au point de modifier
indissociablement ses affects et ses pensées, son corps comme son langage, sa vie comme le
monde. Même si ces changements paraissent minimes, l’essentiel est qu’ils soient réels ; qu’ils
soient parfois même imperceptibles prouverait qu’ils en sont d’autant plus probants car hors de
tout contrôle, hors de toute maîtrise. La chair de poule, le vertige, la sueur… ne se maîtrisent
pas plus que les œuvres qui les font venir au corps. Sans parler de la mémoire involontaire, du
moins, de ce travail qu’un poème fait durablement à un corps dans son indissociabilité avec
l’esprit voire avec l’âme… restons avec Hugo et les derniers mots des Misérables :
LIVRE NEUVIEME
SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE

[…]

VI
L’HERBE CACHE ET LA PLUIE EFFACE

Il y a, au cimetière du Père-Lachaise, […] une pierre. […]


Cette pierre est toute nue. On n’a songé en la taillant qu’au nécessaire de la tombe, et l’on n’a pris
d’autre soin que de faire cette pierre assez longue et assez étroite pour couvrir un homme.
On n’y lit aucun nom.
Seulement, voilà de cela bien des années déjà, une main y a écrit au crayon ces quatre vers qui sont
devenus peu à peu illisibles sous la pluie et la poussière, et qui probablement sont aujourd’hui effacés :
Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange.
Il vivait. Il mourut quand il n’eut plus son ange ;
La chose simplement d’elle-même arriva.
Comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va

Le monumental fait place ici au « movimental » : aux inscriptions gravées dans le marbre,
il est préféré la nudité d’une voix qui a retenu en « quatre vers » toute une vie et bien plus :
toute une relation. Et encore bien plus : tout un poème qui porte tout l’univers dans le plus
banal événement. C’est que dans cette voix (les finales de vers en particulier) s’entend non
seulement le nom (Valjean) mais s’entend aussi son infinie résonance. La vie, la voix, « comme
la nuit se fait ».
Enregistrer sa voix régulièrement, telle serait la première activité qui viendrait comme
éprouver cette physique du langage que les rencontres avec les textes poétiques obligent à
construire, à vivre. Deux solutions très simples le permettent dans toutes les classes aujourd’hui.
Chacun sa bande-son
La première solution est ancienne : chaque élève possède une cassette sur laquelle il
enregistre au magnétophone régulièrement des fragments de textes lus ou récités.
La seconde solution est plus récente : chaque élève ouvre un dossier personnel
d’enregistrement avec un logiciel adapté sur l’ordinateur de la classe, de son groupe…
Tous à l’écoute
La contrainte dans chacun de ces cas, c’est d’archiver les enregistrements. L’enjeu
didactique qui repose sur cette pratique régulière d’enregistrements, consiste à organiser de
temps en temps des moments d’écoute critique soit individuels soit collectifs (petit groupe ou
classe entière). Dans le cahier poésie ou littérature, chaque élève note ce qu’il a écouté et rédige
un court commentaire.
L’enseignant peut fort bien préciser les consignes d’écoute et donc de prise de notes. Il
peut également organiser de courts débats avant la prise de notes quand l’écoute se fait en petit
ou grand groupe.
… vers des anthologies sonores publiques
Au-delà de cette activité régulière, d’autres modes d’enregistrement peuvent être
réalisés afin d’effectuer des montages de voix, de textes et/ou de sons comme autant
d’anthologies sonores mises ensuite à la disposition de tous (BCD, classe de correspondants,
familles, site Internet…).
Il y a des poèmes de prédilection pour les enregistrements : les comptines, en premier
lieu, mais également les poèmes dits illisibles à voix haute. On comprendra aisément qu’entre
ces deux pôles, tous les poèmes peuvent donner lieu à enregistrements, à anthologies sonores.
1. Des comptines
Si tous les textes peuvent passer par la voix enregistrée, on peut aussi aller droit vers ceux
qui obligent à trouver une voix qu’on ne savait pas qu’on avait… Les comptines sont souvent
réservées aux élèves du cycle 1, en confier aux élèves des cycles 2 et 3 permettrait d’une part
d’ouvrir le répertoire et d’autre part de saisir cette physique du langage qui est forcément à
l’œuvre avec les comptines. Au niveau du collège et dès le cycle 3, l’introduction des
« chansons » dans le corpus devrait problématiser ce qui perdure de la comptine à la chanson.
Pensons, entre autres phénomènes plus ou moins récents, au rap et au slam (voir Lecture jeune,
n° 115). Il y a des traditions multiples qu’il ne faudrait jamais perdre de vue et que des
références toujours vives aux plus vieilles « chansons » de nos répertoires devraient nourrir, et il
y a également dans une actualité qu’il faudrait toujours saisir pour rester vigilant et à l’écoute ce
qui n’est que répétition ou au contraire heureuse reprise, vraie réinvention.
Voilà une piste d’anthologies sonores qui ne peuvent se faire qu’en tâtonnant, en
cherchant ce qui, dans les voix enregistrées, continue, résonne, fait écho, renverse ou encore fait
entendre à neuf.
Ce poème de Robert Desnos met la voix dans une ronde non seulement par ses rimes qui
tournent mais également par sa métrique (4x huit-syllabes puis 4x cinq-syllabes) qui oblige à
faire entendre ce déhanchement du pair à l’impair avec une accélération que renforcent les
attaques finales qui imposent une sur-accentuation jusqu’à presque prononcer l’envoi ainsi « Et
salut tout l’monde »
La sardine

Une sardine de Royan


Nageait dans l’eau de la Gironde ;
Le ciel est grand, la terre est ronde,
J’irai me baigner à Royan
Avec la sardine,
Avec la Gironde,
Vive la marine !
Et salut au monde !

2. Des textes impossibles à dire


Si les comptines et autres textes de « chansons » semblent faciles à dire et donc peuvent et
doivent constituer le premier fonds des anthologies sonores, ne serait-ce que pour conserver en
vie ce fonds immémorial ou largement partagé, d’autres textes devraient paradoxalement venir
constituer un fonds propice aux anthologies sonores : ceux qui semblent justement impossibles
à dire ! Commençons par un exemple :
!
ô(rondE)lune,co
mment
flott(ronDe
plus
que roNde)es-tu ;
tou
te &(rOnde plus)
dor
:ée(que Rond
issime)

(E. E. Cummings, 2002, p. 68)

Enregistrer ce texte dans une anthologie sur la lune, par exemple à côté de « Moi, j’irai
dans la lune » de René de Obaldia (1969), c’est chercher ce que fait un tel poème autrement
qu’en rimant en fin de vers (« lune » avec « fortune ») ou qu’en comptant six syllabes. Mais
alors que fait un tel poème qu’on a peine à faire entendre ? Il nous force à augmenter l’écoute, à
chercher cette écoute dans des dimensions inhabituelles. Et cela demande autant d’essais que de
bredouillages, de dérapages, de bégaiements. Mais, de l’exclamation à l’interrogation, des
coupes incongrues (de vers, de mots, de lettres) aux incises entre parenthèses, peut s’entendre
une voix qui nous fait voir une lune jamais vue dans le halo lunaire…
Mais l’impossible à dire c’est certainement le silence et l’orientation première que toutes
les anthologies sonores réalisées à l’école jusqu’en troisième devraient concrétiser, c’est bien
celle de faire entendre les silences des poèmes qui résonnent de tout ce qu’ils ne peuvent pas
dire et qu’ils disent si fort à leur insu et à notre insu. Il ne s’agit pas alors d’enregistrer des
silences comme on ferait en musique mais de laisser venir à force d’écoute dans le travail de la
voix enregistrée et des poèmes dits à voix haute, des uns aux autres, dans ces anthologies, de
laisser venir le silence du poème, c’est-à-dire sa force insoupçonnée, son inconnu qui est aussi
notre inconnu, l’inconnu de notre diction, de notre lecture.
Prenons un exemple qui demande, grâce aux enregistrements, autant de reprises que de
tentatives :
LE CÔTÉ BLEU DU CIEL

Les bancs sont prisonniers


Des chaînes d’or du mur
Prisonniers des jardins où le soleil se cache
Près de la forêt vierge
De la prairie étale
Du pont qui tourne à pic
Dans l’angle le plus froid
La boîte des nuages s’ouvre
Et tous les oiseaux blancs s’envolent à la fois
Tapis plus vert que l’eau plus doux que l’herbe
Plus amer à la bouche et plus plaisant à l’œil
Les arbres à genoux se baignent
L’air est calme et plein de soleil
La lumière s’abat
Le jour perd ses pétales
Plus haut c’est tout d’un coup la nuit
Les regards entendus
Et le clignement des étoiles
Les signes
Par-dessus les toits

(Pierre Reverdy, 1967, p. 275)

Ce poème de Pierre Reverdy semble ajouter statiquement des éléments de paysage alors
qu’au contraire c’est un mouvement d’élévation (de libération ?) qui progressivement met en
branle tous les éléments d’une rêverie certes mystérieuse mais active au plus haut point jusqu’à
se fondre au cosmos. C’est ce continu, au-delà du silence, qu’il s’agit de rendre actif dans la
respiration toute retenue d’une lecture. Celle-ci ne peut se contenter d’accumuler des éléments
informatifs mais doit chercher cette voix silencieuse qui la porte vers « le côté bleu du ciel ».
Aucune recette ni technique ne peut venir à bout d’une telle recherche. Elle demande le temps
d’une écoute la plus vive qui soit : entendre dans la voix enregistrée ce qui trouve ce continu, ce
qui fait entendre même à peine ce « côté bleu du ciel », voilà l’objectif de telles anthologies
sonores qui incluraient aussi des textes impossibles à dire…
Mêler les arts
Art du langage, la poésie avec tous ses poèmes comme autant d’œuvres d’art, ne peut que
résonner avec les autres œuvres d’art parce que les unes comme les autres sont des activités
subjectives qui inventent des manières de vivre en même temps que des manières de dire. Alors
des unes aux autres, les passages sont incessants parce qu’elles n’existent qu’en relation : un
tableau comme un poème ne vivent qu’en passant de bouche en bouche, qu’en s’écoutant – la
réciprocité étant ici toujours langagière ! C’est pourquoi tous les arts, quels qu’ils soient, y
compris ceux non encore enregistrés dans les genres homologués, peuvent appeler les poèmes.
C’est pourquoi il ne faut pas hésiter à « brancher » les pratiques artistiques entre elles ou, plus
précisément à laisser s’emmêler les arts dans des pratiques qui effectuent des « branchements »
inédits (voir, sur cette notion, Amselle, 2001).
Aussi la voix en poésie peut se trouver dans les poèmes de la peinture, de la musique ou
de toutes les activités artistiques que l’homme ne cesse de renouveler (de la danse au masque,
de la photographie aux installations…). Deux manières principales s’offrent aux activités
poétiques en classe : les pratiques artistiques les plus diverses viennent accompagner les poèmes
ou les poèmes viennent accompagner ces mêmes pratiques artistiques. Les va-et-vient pouvant
d’ailleurs se rejouer à l’infini… Ces accompagnements trouveraient le plus souvent leurs
concrétisations dans le cadre d’anthologies modestes et ambitieuses à la fois.

Faire des arts avec les poèmes


Il y a des poèmes qui demandent des résonances artistiques – peut-être tous ?
(Image de couv. d’Emaz, Bouvier)
Lisons ce poème d’Antoine Emaz (1992, dernière séquence du livre) avec de l’encre en
main, relisons-le avec autant de petits essais de lavis que de lectures… et la collection de lavis
fera la collection de lectures ! Ce livre est accompagné de quelques dessins à l’encre de Sophie
Bouvier. Si nous proposons des lavis, quiconque pourra proposer d’autres techniques : mais
l’encre semble constituer un matériau de prédilection pour l’expérience de lecture proposée
avec ce poème.
ŒIL – CIEL

comme une limite



sans pouvoir en finir
et franchir
paroi d’azur
on longe le mot d’azur
cherchant le calme

***

long glissement de ciel


le soir
la coque renversée
vire

dernier remous plus sombre

lointains cris d’enfants

***
malgré tout

on vit sous le ciel

La valeur sémantique des mots du poème qu’on pourrait, noms et adjectifs, assimiler à
des verbes, est une invite à agir avec le pinceau : « franchir », « longer », « glisser »,
« renverser », « virer ». Mieux, les mouvements du poème font des gestes de peintre : « là (…)
cherchant le calme » ; « dernier remous plus sombre». Peut-être que lire ce poème avec un
pinceau c’est « vivre sous le ciel »… On peut alors demander aux élèves de choisir une ligne ou
un fragment de poème pour le donner en titre à un lavis réalisé dans le cadre d’une activité d’art
visuel.
Le magnifique livre des éditions MeMo, Cobra norato (2005) du poète brésilien Raul
Bopp, d’abord publié en 1931, est traduit par Ciro de Morais Rego et illustré par Sandra
Machado. On ne peut s’empêcher de lire ce livre, ce long poème épique écrit dans un univers du
« on-dirait-que », en entendant en contrepoint des musiques. Pas de cosmogonie d’autant plus
qu’ici elle est toute puisée dans un mythe syncrétique, sans un chant dont on a le conte mais qui
exige certainement un accompagnement soit pour le soutenir, soit pour l’interrompre et le faire
résonner avant sa relance. L’utilisation de percussions ou de musiques enregistrées au moment
d’une lecture collective préparée soit fragmentairement soit intégralement peut soutenir le projet
d’entendre ce long poème. Quel que soit le résultat, les essais seront toujours autant de
recherches pour être à la hauteur d’un tel poème, de son envoûtement qui demande abandon, la
musique aidant certainement à ce voyage.
(images Cobra norato 1 – couverture – et 2 – p. IX)

Faire des poèmes avec les arts


Une visite d’exposition artistique, la réalisation du musée de la classe ou encore de
simples collections de reproductions d’œuvres d’art mais également l’écoute de musiques les
plus diverses, autant d’occasions de convoquer les poèmes, de réaliser des anthologies.
La plus simple des anthologies dans ce domaine consiste à associer même arbitrairement
parfois une œuvre d’art ou sa reproduction à un poème. Des rencontres alors s’opèrent rendant
le regard à l’écoute et l’inverse. Il suffit de prendre l’habitude de ces rencontres pour qu’elles
résonnent de plus en plus. L’habitude pourrait être de proposer un coin exposition (ou un
moment d’écoute) qui s’organiserait autour d’une œuvre et demanderait alors aux élèves de
venir afficher, dire, jouer… un poème. La multiplication des propositions obligerait à toujours
déplacer et donc augmenter l’écoute et, par là-même, le regard, l’attention.
Prenons l’exemple du poème proposé par James Sacré avec la photographie de
Abderrazzak Benchaabane (James Sacré, 1992, p. 4-5).
(image des deux pages du livre avec la photographie)
C’est le début d’un livre et le narrateur commence par rendre la photographie à son
expérience de voyageur et surtout de poète qui écrit un livre et qui finit, dans ce passage, par se
comparer avec le sujet de la photographie…
Après avoir affiché la photographie de l’âne du livre, on pourrait demander aux élèves de
l’accompagner d’une anthologie d’extraits de ce livre – ceux qu’ils ont aimé, ceux qu’ils
trouvent les plus significatifs… Un élève a trouvé ces trois passages pour accompagner la
photographie :
La grande oreille et l’œil tranquille d’un âne, comme si
Beaucoup de silence pour écrire, sans doute que les mots
Ont pas bougé.

(Sacré, ibid., 7)

Cet âne que je regarde à Casablanca, la poésie ?


Une affaire d’un autre âge, à ce qu’on dit.

(Sacré, ibid., 16)

Tu parles que l’âne s’en fout


Si la vie est une princesse ou une putain. Le monde est que du bleu silencieux.

(Sacré, ibid. 17)

Nous avons pris une photographie qui venait accompagner un livre de poèmes, d’une part,
pour montrer que la photographie est un domaine trop peu exploré dans nos classes alors même
qu’elle est depuis déjà longtemps une pratique très répandue sans toutefois être pensée comme
activité artistique et, d’autre part, parce que James Sacré signale bien qu’il s’agit toujours
d’accompagnement, d’écho et de résonance mais jamais à proprement parler d’illustration, de
représentation même. Il précise bien qu’il s’agit pour lui et son ami photographe de « fabriquer
ensemble quelque chose qui ne peut ressembler, tout au plus, qu’à un de ces bagages
hétéroclites qu’on voit, si souvent mal ficelés (mais plus solidement qu’on pourrait croire) sur le
dos des ânes » (Sacré, ibid., 10-11).
James Sacré nous convie à réaliser de telles anthologies, « bagages hétéroclites » certes
mais plus solidement ficelés qu’on ne pourrait croire !

Sans oublier le cahier de poésie…


Plus simplement, il s’agirait de poursuivre les essais que proposait l’ancien « cahier de
poésie », cette vieille anthologie scolaire, et de les « transformer » (comme dans le rugby). Si
nous enquêtons auprès des « anciens » élèves de l’école, un des « objets » qui leur est le plus
cher est certainement le « cahier de poésie » : des générations d’écoliers l’ont préservé, choyé
même ! Et c’est souvent celui que bon nombre d’écoliers ont eu l’impression de s’être approprié
le plus fortement ! Pourtant les jugements des enseignants, ne parlons pas des didacticiens
patentés, sont souvent sévères à son égard – et nous les partageons ! Les textes sont assez peu
diversifiés, les illustrations sont confondantes d’académisme scolaire et, nous l’avons dit, tout
est réduit à la sacro-sainte page qui, rapportée à la récitation, réduit le poème à y tenir coûte que
coûte…
Mais ce cahier dont le format peut d’ailleurs varier dans la scolarité, voire dans l’année,
du petit au grand format, du carnet à l’album…, est un terrain d’une richesse inépuisable que
l’on n’explore pas assez. Les poèmes peuvent bien évidemment s’allonger et devenir, pourquoi
pas, des textes longs ou des textes qui se suivent avec des illustrations à l’avenant – comme
dans les albums de la littérature enfantine. Ils peuvent aussi déborder la page réservée à
l’écriture pour explorer l’autre page… et devenir poème graphique sans qu’on soit obligé de les
transformer en pseudo-poèmes calligrammes, lesquels sont ou ne sont pas des calligrammes dès
leur invention. Le poème occupant la page ou les pages implique une recherche calligraphique
si ce n’est typographique et surtout une mise en page. Voyez la différence entre ces quatre
« solutions » qui suivent celle qu’a trouvée Jean Tardieu (1990) : la lecture change et donc la
signifiance.
(Image extraite de Jean Tardieu, extrait de « Promenade du matin » dans Poèmes à voir,
Gallimard, 1990)

Les étoiles
ne brillent
que dans
nos yeux
fermés
***
Les étoiles ne brillent
que dans nos yeux

fermés
***

Les étoiles
ne brillent que dans nos yeux
fermés
***

L e s é t o i l e s

ne brillent que dans nos yeux fermés


***

La première met en valeur le découpage syllabique et accentue l’effet de chute dans le


noir ; la seconde semble dessiner un visage qui ferme autant la bouche que les yeux ; la
troisième en accentuant le parallélisme du début et de la fin suggère que les étoiles sont
ouvertes, font notre ouverture ; la quatrième en modifiant l’espacement des lettres du syntagme
souligne le thème. Reste que la trouvaille de Jean Tardieu est irremplaçable : l’écriture « en
étoiles » demande ce déchiffrement qui met la lumière dans l’obscurité, la direction dans
l’aveuglement. L’écriture, certes, suggérait déjà cette signifiance mais la mise en page
typographique nous aide à la voir pour mieux l’écouter… et les recherches « libres » des élèves
peuvent accompagner les commentaires, les lectures. Il s’agit en fait de lectures crayons en
main, pages en vue.
On pourrait d’ailleurs attirer l’attention des jeunes lecteurs, au-delà de leur seul intérêt
pour « la poésie », sur ces dispositifs dans les albums : en effet, ces écritures en lignes semblent
s’être généralisées montrant ainsi que le poème déborde largement la poésie… Il est donc grand
temps que les cahiers de poésie, ces anthologies naturelles de l’école, prennent en compte tout
l’apport de l’édition contemporaine, qu’ils rivalisent même avec elle non pour atteindre leur
degré de technicité (papiers et pliages des plus originaux, quadrichromie…) mais pour chercher
des propositions visuelles et typogaphiques (calligraphiques le plus souvent car la main est
essentielle dans l’appropriation de tels dispositifs) à la hauteur des poèmes, avec la modestie qui
sied aux moyens limités des écoles et à l’âge des élèves.
Mais rien ne vaudrait l’observation attentive du travail d’un artiste avec un poète – et
l’inverse – quand ils réalisent ensemble un livre. Les pages de Titi Parant pour Jean-Luc Parant
dans Le Yeux au monde (Parant, 2003) sont exemplaires de ce qu’on peut faire simplement avec
l’écriture de celui qui dit être « un fabricant de boules et de textes sur les yeux ».
(image Parant Titi)
Chacun peut retrouver des fragments réécrits à la main par l’artiste mais également et
surtout retrouver ce qui fait la volubilité de Jean-Luc Parant : ce monde de textes sur les yeux
qui n’en finissent pas de refaire le monde et de boules qui n’en finissent pas de multiplier les
mondes. Cette manière qu’a Titi Parant de couvrir la page est un écho simple et fort à la manière
qu’a le poète de tourner dans une ronde vertigineuse qui nous entraîne au cœur du langage, au
cœur de la relation langagière dans cette ritournelle de la pensée et de diction confondues.
Comme titre le sixième texte du livre : « Nous sommes sans début ni fin ». Ce que fait Titi
Parant en faisant tourner la feuille, en passant des boules aux textes, en cherchant le continu de
tous ces fragments d’infini. Ce que serait toute anthologie, ce que deviendront toutes ces
« petites » anthologies réalisées par les élèves tout au long de leur scolarité obligatoire.

En conclusion, et justement parce que nous venons d’évoquer le cahier de poésie, il ne


s’agit pas d’inventer l’impossible ni de souhaiter des lendemains qui chantent « la poésie » dans
les écoles, mais très simplement de continuer la belle œuvre de nos anciens, de tous les élèves
des écoles depuis des lustres : réaliser fréquemment et individuellement dans des dynamiques
de classe heureuse autant d’anthologies que possible, ne serait-ce qu’en rénovant le traditionnel
cahier de poésie mais également en inventant tous types de supports (visuels et sonores), pour
que chaque enfant et tous les élèves s’approprient les poèmes au cœur des activités les plus
scolaires. Il ne reste qu’à souhaiter que cette « manipulation » des poèmes où la main
accompagne la voix de chaque poème par le lent travail de l’écriture manuscrite, du dessin qui
va avec, des échos qui résonnent son activité, soit quasiment quotidienne, du moins devienne
pour chaque élève coutumière. L’école deviendra alors une vaste bibliothèque vivante qui ne
cesse de reconfigurer sa culture, son patrimoine et son avenir, dans et par l’activité de ses élèves
devenus tous, chacun à sa façon, des anthologues, des collectionneurs de fleurs du langage. Et
quand on sait qu’un collectionneur est souvent un agent éminent de l’histoire de l’art ou, plus
généralement, de l’attention au monde, alors chaque élève aura à charge d’être un passeur de
poèmes, un agent actif du langage porté à l’art comme activité décisive d’une humanisation
toujours en cours. Un élève en fin de compte qui s’élève à hauteur d’homme.
Trouver sa voix
en cherchant le poème
Les voix sont une réalité qu’on ne peut laisser au dehors.
Henri Michaux (1961, p. 205)

En fin de compte, quelle est la finalité d’un enseignement de la poésie ou plus


précisément d’une appropriation par les élèves des œuvres poétiques ?
On aurait certes répondu à cette question depuis fort longtemps. Les fondateurs de l’école
républicaine puis, presque concomitamment les rénovateurs et enfin, à partir des années
soixante-dix lors de la rénovation de l’enseignement du français et de l’ouverture du secondaire
à tous les élèves, n’ont cessé de poser son importance, sa centralité même. La poésie, les textes
dits poétiques et les activités conduites avec eux constituent historiquement des leviers pour des
apprentissages culturels et linguistiques essentiels. Que ce soit d’abord avec la récitation puis
avec le texte libre (à caractère souvent poétique) et enfin avec les exercices de lecture-écriture
imitative inspirés de la linguistique structurale, l’École a toujours accordé une place de choix à
la poésie. Si la récitation constituait originellement un exercice de prononciation du français
scolaire nécessaire à des élèves dont la langue parlée était souvent très éloignée du français
standard, elle est vite devenue l’exercice désignant la poésie à l’École ; si l’écriture de textes
libres venait d’abord encourager l’activité d’expression de chacun, elle s’est très rapidement
trouvée orientée comme naturellement sous la figure de « l’enfant poète » ; et si le retour de la
rhétorique imitative dans les activités d’écriture a certes englobé le récit, elle a fortement
convoqué le « texte poétique » pour les mêmes raisons que précédemment et parce que le texte
poétique fait dans le court… Bref, historiquement l’École a toujours demandé de faire avec…
les poèmes ! Mais nous savons que cela n’a pas été sans quelques déconvenues pour les
enseignants comme pour les élèves, tant en ce qui concerne les intentions des uns et des autres
qu’en ce qui concerne les mises en œuvre et leur résultat concret. Les uns et les autres sont trop
souvent mis en demeure d’oublier un des pôles des tensions que les poèmes obligent à penser et
à vivre (voir ici même la première partie). On ne peut porter un jugement péremptoire sur cette
longue histoire de l’enseignement de la poésie et il faut garder mesure : loin de nous de
proposer d’abandonner les éléments constitutifs de cette histoire ! La récitation, le cahier de
poésie, les écritures imitatives, etc., toutes ces activités peuvent prendre sens et même s’enrichir
à condition, nous l’avons dit, qu’on n’oublie jamais les poèmes. Mais cette attention aux
poèmes demande de tenir ferme contre les séparations traditionnelles, les injonctions
contradictoires parfois, pour tenter d’instaurer une dynamique du continu avec les poèmes. Le
pari est à la fois modeste – il ne s’agit pas de bouleverser les habitudes et l’on veut s’inscrire
dans les traditions mêmes – et ambitieux puisque le bénéfice attendu dépasse la simple poésie
comme sous-discipline. En effet, cette dynamique du continu avec les poèmes engage tout les
rapports aux textes, littéraires en premier lieu, et au-delà au langage et donc à ce qu’il est
convenu d’appeler « la maîtrise de la langue ». Cette dernière partie voudrait revenir sur certains
aspects de cette dynamique pour lui donner toute sa force. Elle réside dans la recherche de la
voix avec les poèmes. Mais il nous faut auparavant revenir sur la question posée à l’orée de
cette dernière partie.
La question de la finalité de l’enseignement de la poésie a souvent tendance à engager la
réflexion dans le domaine de l’évidence. Cependant on ne saurait la réduire ni à une
acculturation ni à une initiation alors même qu’il semblerait que le public concerné l’exigerait
naturellement. La première considérerait l’élève comme un individu sans culture ou du moins
sans culture légitime et qui lui fournirait dans la lenteur de son cursus scolaire les éléments
d’une culture poétique fondamentale, si ce n’est pleine et entière, à l’issue d’un parcours docile
et préservé dont on apercevrait toujours l’inachèvement voire l’impossibilité même. La seconde
poserait une initiation à un domaine paradoxal qui mêlerait une approche aux plaisirs les plus
immédiats du langage voire les plus spontanés, et une entrée dans ses plus subtils raffinements
si ce n’est dans ses arcanes les plus secrets. Ces finalités ne sont que des réductions ou des
instrumentalisations qu’il faut contester d’autant plus qu’elles sont généralement naturalisées :
quoi de plus généreux que d’offrir aux élèves une telle acculturation et une telle initiation ! Il
nous faut prendre le temps de la réflexion.
D’une part de telles finalités mettent trop haut ou trop bas la poésie, du moins ce qu’on
entend par là, non quelque chose de connu, un produit à communiquer, mais bien ces activités
de lecture/écriture/jeu avec les poèmes qui la constituent dans le cursus scolaire comme
« discipline » à part entière. Ces finalités sont en effet des injonctions doubles qui ne peuvent
que décourager la majorité des élèves et leurrer les autres. En effet, elles posent soit une
immédiateté soit une inaccessibilité ; ce qui est un double mensonge car les poèmes, s’ils sont
parfois d’accès immédiat, sont toujours à situer, et s’ils sont parfois obscurs, sont toujours
engageants. Toutefois, ces finalités n’ignorent pas vraiment l’indispensable activité et c’est là la
force d’une tradition qu’il ne suffit pas de vilipender et de rejeter. Pour justement conférer la
plus haute fonction à cette présence des poèmes dans le cursus des élèves, pour même leur
donner la place qui leur revient, au cœur des apprentissages, il est nécessaire de repenser la
finalité première d’un tel enseignement et d’une telle présence : les poèmes constituent le
moyen le plus fort, le plus rapide, le plus nécessaire à ce que chacun trouve sa voix. Si le
jeu de mots (voix/voie) n’est pas loin, il est en même temps à rejouer, car il n’y a pas à trouver
une voix (voie) mais autant de voix (voies) que nécessaire(s) dans l’aventure d’une vie, et
d’abord d’une vie scolaire, car ce qui fait une voix c’est d’abord qu’elle consonne avec les
autres et qu’elle consonne intérieurement dans sa pluralité également ; et ce qui fait qu’on
trouve un chemin personnel c’est qu’il reste une aventure, c’est qu’il a été trouvé comme on
trace un itinéraire sur une carte qui n’est pas encore faite : l’itinéraire en même temps qu’il se
trouve invente la carte qui le porte. Si trouver sa voix, c’est certainement se trouver, c’est aussi
inventer une manière de se trouver qui ne s’arrête pas à une psychologie (se construire) ou à une
sociologie (faire sa place) mais s’ouvre à tout l’humain dans et par le langage (s’inventer
comme humain parmi les humains et en même temps inventer l’humain). Alors tout moment
(scolaire) avec les poèmes devient initiation et donc cette dernière n’est pas réservée à une
période préparatoire ou, si l’on préfère, aucun moment (scolaire) n’est initiation mais toujours
engagement c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne ici, engagement dans et par tout le langage,
tout ce qui participe à son fonctionnement ; alors tout moment est également culturel, c’est-à-
dire échange avec toute la culture qui nous précède ou qui nous environne afin qu’elle devienne
propre, c’est-à-dire nous-mêmes tels que nous sommes avec les autres, c’est-à-dire neuve.
D’autre part de telles finalités (acculturation et initiation) ne permettent pas de penser et
d’agir dans le mouvement des poèmes et de ce qu’ils nous font. En effet, la relation qu’engage
le poème, non comme forme mais comme acte éthique, n’est pas de l’ordre du connu mais bien
de l’inconnu : relation entre sujets et non d’un sujet à un objet. Une telle relation est
toujours une aventure dans et par le langage, un passage de sujet où l’appropriation est une
transformation et la transmission une relation. Ce qui n’est pas sans évoquer la suggestion déjà
évoquée dans cet ouvrage d’une définition du poème et de sa lecture comme une épopée de la
voix. Nous y revenons dans cette dernière partie.
La finalité d’un enseignement de la poésie est donc à chercher dans une éthique du
langage qui met le personnel dans l’échange, le plaisir dans l’écoute, le gain dans l’inconnu, le
savoir dans la surprise, l’inattendu dans le travail et surtout la voix (voie) dans le poème. Ces
directions étant elles-mêmes réversibles… du moins de l’ordre d’une réciprocité continuelle
dans et par l’activité langagière la plus ouverte possible à toutes ses potentialités. En fin de
compte, une éthique du langage qui n’est pas donnée mais qui demande de toujours chercher
l’écoute, ce qui fait qu’on peut s’entendre (dans les deux sens que permet le pronominal : vivre
ensemble et écouter ce qu’on fait, dit, pense…) mais aussi ce qui fait qu’on peut dire le plus
avec le moins, suggérer sans nommer, s’épancher dans le silence et aussi découvrir le silence au
cœur d’une volubilité généreuse.
Charles Péguy pestait contre les « conserves de paroles » et, par la voix de Jeanne, cette
voix qu’il n’a cessé de travailler dans son poème, que son poème n’a cessé de travailler en lui,
dans sa pluralité même, il formule assez clairement les finalités de l’enseignement de la poésie à
l’école :
Les paroles de (la) vie, les paroles vivantes ne peuvent se conserver que vivantes,
Nourries vivantes,
Nourries, portées, chauffées, chaudes dans un cœur vivant.
Nullement conservées moisies dans des petites boîtes en bois ou en carton,
(…) (Péguy, 1929, p. 106-107)

Il s’agit donc de nourrir. Nourrir la recherche de chacun sa voix, de tous la voix de chacun
car cette recherche si elle est forcément individuelle et même contre certaines voix, les
autoritaires, les castratrices, les trompeuses… est également, forcément, avec les autres, tout
contre elles, pas sans elles. Ce chapitre permettra, en proposant d’aller plus loin dans la
réflexion, de nous trouver au cœur même de l’enseignement avec les poèmes. De trois façons :
! les poèmes obligent à penser la langue par la voix et donc à inventer la grammaire chaque
fois qu’on lit un poème c’est-à-dire à reconsidérer tout ce que nous croyons savoir sur la
langue et sur notre rapport à la langue dès que nous sommes avec des poèmes ;
! les poèmes obligent à penser le monde par la voix et donc à défaire les cadres de la
connaissance qui parfois ignorent, tout installés dans leurs disciplines scolaires voire
savantes, que le vivant « objectivé » n’est que le cadavre de la vie, du monde, de l’univers
quand la connaissance demande d’épouser la vie – on ne rappellera jamais assez la leçon de
Bachelard ;
! enfin les poèmes obligent à penser un sujet du langage qui, à la différence de tous les
autres sujets auxquels les disciplines savantes et scolaires nous habituent, permet d’entendre
la voix, c’est-à-dire l’histoire d’une aventure à nulle autre pareille, celle du sujet du poème
qui nous fait accéder à la relation interminable, à l’échange vertigineux du plus intime au
plus anonyme, du plus personnel au plus impersonnel et tous les mouvements inverses parce
qu’alors, pour reprendre Péguy, le poème met le langage dans ce « mystère » :
Et celui qui l’entend pour la centième fois,

C’est comme si c’était la première fois,

Qu’il l’entendrait.

Charles Péguy, 1929, p. 162.

Mais avant tout, il faudrait commencer par poser la question que nous avons trop sous-
entendue dans le déroulement de la réflexion qui a nourri cet ouvrage : qu’est-ce que
dire ? Comment en effet d’abord, et ici enfin, ne pas considérer les poèmes à l’école, ainsi que
les Programmes de l’École nous y invitent depuis toujours, sous l’angle de cette activité trop
souvent naturalisée, peu accompagnée et abandonnée au gré des aléas de la vie de la classe
(temps libre restant par exemple). C’est que dire est peut-être décisif dans les apprentissages du
lire et de l’écrire et qu’il va bien au-delà d’une considération de l’oral : avec dire, c’est l’oralité
qui commande.
Avec dire c’est la voix qui devient l’enjeu des apprentissages. Et, nous le savons, pas
d’apprentissage sans (faire) entendre sa voix. Le entendre de Charles Péguy prendrait alors un
sens double qui engage une réciprocité, une interaction au travail, une co-naissance : entendre
la voix du poème et entendre sa voix dans et par le poème. Telle serait la double opération du
dire avec les poèmes et pas seulement des poèmes car, parvenus à notre dernier moment de
réflexion dans cet ouvrage, on apercevra que son enjeu est bien celui de toutes les rencontres
avec les œuvres littéraires à condition que s’y aiguise l’écoute du poème au sens de « ce qu’on
entend dans la voix » (Christine Planté dans La Licorne, n° 41, p. 87 et suivantes). Cette
définition qui fait valeur est donnée à l’occasion de « notes à partir de Marceline Desbordes-
Valmore » que Christine Planté caractérise comme « un poète sans majuscule […], très différent
des grandes figures du romantisme français, qu’on pourrait définir comme celle qu’on nomme
plus que celle qui nomme, écouteuse plus que mage ou démiurge, le poème se donnant comme
reprise, écoute et réponse » (p. 105). Et elle ajoute que chez Marceline Desbordes-Valmore, « le
sens n’est pas que dans les mots, mais dans la voix, voix qui devient chez elle un principe de
liberté, un modèle de présence vivante vers quoi tend le poème, et une valeur » (p. 103). Il suffit
de lire un de ses poèmes et de l’accompagner d’un fragment de lettre à son mari (cité p. 103) :
« Sans toi, je serais restée une jeune faiseuse de chansons, assourdie de sa propre voix, mais tu
m’as appris à écouter ». Il faudrait préciser que c’est certainement l’écriture, ce travail d’écoute
de « ce qu’on entend dans la voix » qui lui a appris à écouter et nous apprend maintenant à
écouter dès qu’on la lit, par exemple avec ce poème célèbre depuis que Sainte-Beuve l’a
« lancé » après la mort de Marceline (Desbordes-Valmore, 1997, p. 73) :
Les séparés

N’écris pas. Je suis triste, et je voudrais m’éteindre.


Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.
N’écris pas !

N’écris pas. N’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.


Ne demande qu’à Dieu… qu’à toi, si je t’aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais.
N’écris pas !

N’écris pas. Je te crains ; j’ai peur de ma mémoire ;


Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
Une chère écriture est un portrait vivant.
N’écris pas.

N’écris pas ces doux mots que je n’ose plus lire :


Il semble que ta voix les répand sur mon cœur ;
Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.
N’écris pas !

Ce poème nous permet de revenir ici sur cette distinction fondamentale que nous avons
suggérée à l’orée de cet ouvrage : le poème demande plus qu’un narrateur, car au moins à la
hauteur du conte, il exige un raconteur c’est-à-dire une voix qui engage une autre voix.
C’est que le poème est un récit qui ne raconte pas seulement une suite séquentielle d’actions
généralement rapportée à un schéma narratif. Le poème invente à la fois l’histoire d’une voix et
la voix de cette histoire. Autrement dit, le poème fait l’épopée d’une voix.
Le poème est d’abord adresse : « n’écris pas ». Un peu comme le conte demande l’écoute
dès que commencée : « il était une fois » pose avant tout une complicité - sachant bien que cette
formule équivaut toujours quelles qu’en soient les variantes à un déictique qui met au premier
plan de la narration le dire plus que le dit, les conditions spatiales et temporelles du récitatif plus
que celles du récit. De ce point de vue, rappelons-le, il n’existe aucune différence entre les
traditions dites orales et les contes écrits qui toujours mettent l’écriture au régime de l’oralité,
c’est-à-dire non de la situation performative de l’oral mais du dialogisme et du rythme d’une
écriture pleine d’oralité. Ce que fait ici le « n’écris pas » doublement : adresse, il implique une
réponse qui est ici paradoxalement exigée plus elle semble refusée, et interdit, il transforme la
demande en écoute de la réponse où celle-ci devient non seconde mais première, où ce qui
devrait suivre précède. Bref, le récit n’est pas celui qui va suivre une logique (schéma narratif
ou ici même psychologique du type : demande=>réponse) mais celui qui va défaire une telle
logique et même poser un récitatif en lieu et place du récit, poser une voix dans la voix, inventer
l’histoire d’une voix faite d’une autre voix. Ce que dit fortement la première rime :
« m’éteindre » n’advient qu’avec « t’atteindre » ou la perte fait la trouvaille, la disparition se
résout en reconnaissance… Car il faut aussitôt ajouter l’enchaînement des rimes, la rime
généralisée : « toi » et « bras », etc.
On dira que tout cela est sous le régime négatif : certes ! mais il faut l’entendre comme le
refus d’une histoire simple qui accepterait sa fin. Le poème invente ici l’infini de la relation et
donc fait agir au maximum le refus de toute finition voire définition et donc assignation car la
relation est toujours mouvement ou alors n’est plus, comme l’amour, l’amitié, toute affection.
Que le « portrait vivant » soit dans « une chère écriture », voilà ce que ne cesse de faire ce
poème : et c’est à cette voix raconteuse qu’une telle écriture renvoie. Cette voix entretient les
voix, les fait tenir ensemble, les fait se poursuivre infiniment. Parce qu’elle se raconte en nous
racontant, c’est par cette voix que le poème tient comme poème. Il y aurait d’ailleurs plus qu’un
jeu de mot dans ce poème comme dans tous les autres : « n’écris pas » n’est-il pas si proche de
« ne crie pas » au point que l’adresse se fait invocation pour que le silence d’un « sourire »
s’entende comme le cœur de la voix, non la possession de quelqu’un mais bien la relation elle-
même, un entre-deux, un passage. Ce qu’est tout regard comme toute voix.
Oui, un passage ! Le poème est d’abord cette recherche : une voix pour un passage de
voix. C’est pourquoi les poèmes inventent toujours un raconteur plus qu’un narrateur, un
récitatif plus qu’un récit. Mais il nous faut maintenant encore plus approfondir cette découverte,
la dissocier de ce que semblent nous faire accroire des notions proches comme celles de diseur
ou d’interprète à moins que notre conceptualisation du raconteur les emporte avec elle… pour
toujours plus de voix.
Quand dire c’est écouter :

ce qu’on entend dans la voix

Qu’est-ce que dire ? Si dire n’est pas séparable de parler, on ne peut confondre les deux.
D’autant plus que la conceptualisation de la parole est souvent proche de celle du dire.
Quoiqu’il en soit, dire ne peut être confondu avec une diction réduite à une oralisation
expressive des textes ou à une rhétorique de la diction des textes voire à une sémiotique-
esthétique des dictions… En effet, les unes et les autres arriment le dire au dit et sortent le dire
du langage par un psychologisme ou un sociologisme de l’expression (voir Martin dans Lecture
jeunesse, 2005). On n’y fait pas attention mais souvent « l’expression » qui semble le plus court
chemin pour parler du dire, empêche de penser le dire dans et par le langage. Le « moi » et le
« nous » ne permettent pas de penser le « je » dans sa spécificité y compris sa pluralité. Nous
allons essayer de dénouer cette difficulté trop souvent contournée. L’enjeu en étant le sujet du
langage, son écoute ou son éviction. Ce qui n’est pas rien !
Vers une autre attention au dire
peut-être on commence à dire

ce qui passe de corps en corps

quand on arrive à entendre

les voix qui parlent seulement

dans les silences de notre voix

Henri Meschonnic (1990, p. 31)

Il y a dans l’interaction du dire au parler un rapport qui est analogiquement le même que
du dire au lire et à l’écrire, par quoi la trilogie qui fonde une didactique du langage à l’École est
bien celle du parler-lire-écrire à condition que le dire en constitue le levier fondamental et
transversal si ce n’est transformateur et intégrateur. C’est que dire est au fond le mode premier
de toute subjectivation à l’œuvre dans le parler, le lire et l’écrire et que penser le dire
continûment dans ces trois domaines d’activités langagières c’est, pour le moins, poser le dire
comme le vecteur de la subjectivation dans et par le langage, c’est poser le primat de la voix
dans le langage et du langage dans la voix. Ce qui est mettre le dire dans une conceptualisation
qui est bien loin d’en faire un appendice ou un supplément voire même un compartiment des
apprentissages, des activités langagières et même des activités artistiques. Le dire est au cœur de
la subjectivation dans et par le langage parce que l’attention au dire est l’attention au rythme, à
la relation et au sujet dans et par la voix. Ce qui n’est pas sans rappeler ce que W. von Humboldt

signalait à l’orée du XIXe siècle : « la véritable individualité réside dans la seule effectuation du
sujet parlant » (cité dans Meschonnic, 1975, p. 133).
Dire va avec parler, lire et écrire, autant d’« effectuations du sujet parlant », seulement si
on ne le sépare pas de ces activités langagières ! Or la séparation semblerait souvent naturelle et
donc naturalisée puisque dire consisterait didactiquement à porter un texte à l’oral, c’est-à-dire
au mieux à le lire d’une certaine manière. Il faudrait bien entendu observer les attendus et les
conséquences de cette discontinuité : le dire définitivement exclu de l’écrire et du parler voire
du lire puisque certaines manières de lire l’excluraient, par exemple la « lecture silencieuse » ;
le dire, donc, consigné à une traduction/interprétation fidèle du dit de l’écrire, à sa bonne
expression pour le lire et parfois le parler. Bref, une activité qui viendrait confirmer/infirmer
mais jamais inventer, créer l’œuvre, le sujet de l’œuvre, le sujet à l’œuvre. Une activité toujours
postérieure à l’œuvre, qui met la voix sur l’œuvre et non dans l’œuvre. Cette conception est une
représentation des activités langagières, qu’elles soient artistiques, scolaires ou autres, qui met
le dire après le parler, le lire et l’écrire, et non en leur cœur comme activité relationnelle et donc
transsubjective dans et par le langage.
On ne peut se contenter de cette naturalisation de la réduction du dire à l’expression/
interprétation. Rappelons d’abord qu’il s’agit d’une conception du dire arrimée à des
conceptions du langage et donc du sujet et de la relation, qui soumettent le dire à des instances
herméneutiques-sémiotiques. Ces instances lui enlèvent sa force et son intempestivité pour
l’asservir au sens et au signe. Elles renvoient alors le dire hors langage dans les individualismes
ou les collectivismes rhétoriques pour ne pas dire comportementaux. Ces derniers empêchent

toutes les subjectivations à l’œuvre de faire œuvre (voir Martin dans Le Français aujourd’hui n°
149) en renforçant les séparations du poétique, de l’éthique et du politique. Ce travail critique
absolument nécessaire permettrait alors d’engager une écoute du dire tout autre. Dire
deviendrait alors la possibilité de faire du sujet avec du sujet, et autant de sujet(s) qu’il y a de
sujet(s). Par quoi, dire est au cœur des stratégies de la relation contre toutes celles qui veulent
les rapporter à la communication qu’elle soit prosaïque (objets du culturel condamnés à la
circulation/consommation des signes sur le modèle de la publicité ou des médias
contemporains) ou sacralisée-sacralisante (sujets, au sens d’assujettis, d’une transcendance,
d’un destin, d’une epokhê sur les modèles anciens ou récents du théologico-politique).
Il y a d’abord à veiller à l’interaction des trois activités : dire-lire-écrire. Cela permet
d’éviter leur séparation qui conduit poétiquement à privilégier le dit au dire, politiquement à
séparer les individus en créateurs (actifs) et publics (passifs), éthiquement à bloquer la relation
transsubjective et à condamner le sujet de la relation à ses termes : objet de communication
versus sujet expressif, interprétatif, culturel, etc. (voir sur ces questions nos ouvrages : L’Amour
en fragments et Langage et relation). Didactiquement et pédagogiquement, les stratégies du
discontinu réitèrent toujours l’opposition oral/écrit en excluant ainsi toute prise en compte de
l’oralité qui est au principe du dire dans toutes les modalités du parler, du lire comme de
l’écrire, de tout l’écrire et pas seulement du parlé dans l’écrit. De plus, ces stratégies rendent
impossibles l’écoute des processus de subjectivation autrement qu’à les réduire à des « sujets »,
« postures » ou « rôles » voire « figures » qui posent toujours les termes avant la relation – c’est
tout le sens des notions telles que « incorporation », « incarnation », « expression »,
« figuration » et autres retours sur affects dont on est maintenant coutumiers – et qui toujours
ignorent la subjectivation dans et par le langage quand bien même elles disent qu’elles s’en
préoccupent puisqu’elles désolidarisent la question du sujet de la question du langage. Le
« retour du sujet » y est toujours un retour du subjectivisme sous ses deux formes bien connues :
l’individualisme ou le collectivisme dans les mouvements de balancier des idéologies ou des
scientismes qui rivalisent dans la sortie du langage afin de disculper de tout point de vue
poétique, éthique et politique leur propre discours. C’est malheureusement ce à quoi aboutissent
presque tous les discours savants qu’ils soient à visée herméneutique, sémiotique ou rhétorique
(voir sur toutes ces questions le magistral ouvrage de Meschonnic, 1995).
Il y a ensuite à penser ce que le dire fait au parler, au lire et à l’écrire et inversement :
! comment lire le dire l’emporte sur lire le dit ;
! comment le dire est au principe de l’écrire et pas seulement du point de vue de l’énonciation
mais également quant au lexique, à la syntaxe, à la prosodie ;
! comment le parler ne s’entend vraiment que dans le dire ;
! et, enfin, comment dire est d’abord paradoxalement l’invention d’une écoute.
Cette écoute est celle de la voix du parler, du lire et de l’écrire, voix pleine de voix – au
pluriel et au singulier. Au pluriel parce qu’il s’agit bien d’y concevoir une pluralisation toujours
à l’œuvre, une polyphonie qui jamais ne permet l’individuation comme identification, comme
stase ; et au singulier parce que l’écoute de la voix est toujours une re-conceptualisation de la
voix, une pensée de la voix dans et par chaque écoute qui perd son écoute si elle ne pense pas sa
voix et perd sa voix si elle ne pense son écoute. Voix parce que le dire comme écoute transforme
le parler, le lire et l’écrire en activité pleinement transsubjective : en poèmes-relations. C’est ce
que le poète Ossip Mandelstam a fort bien montré dans son essai au très beau titre : « De
l’interlocuteur » (Mandelstam, 1990, p. 58-68) dont je retiens les passages suivants :
L’air du vers, c’est l’imprévu. Si l’on s’adresse au connu, on ne peut exprimer que du connu.
[…] Le poète est seulement lié à un interlocuteur providentiel.
[…] Ce n’est pas d’acoustique qu’il faut se soucier : elle viendra toujours d’elle-même.
[…] La poésie en tant que telle aura toujours pour objet quelque destinataire inconnu et lointain en
l’existence duquel le poète ne saurait douter sans se remettre lui-même en question.

En fin de compte, l’attention au dire comme écoute revient à laisser agir (à ne pas
empêcher d’agir) toute la part d’inconnu, d’imprévu, d’insaisissable même, qui fait la force
toujours active d’une œuvre dans et par un parler, un lire ou un écrire. Ce laisser agir nous met
dans la plus grande attention portée à l’activité du langage comme activité d’un sujet-relation.
Nous sommes alors portés par l’œuvre plus que nous la portons : c’est elle qui nous fait parler,
lire, écrire plus qu’on ne la parle, la lit, l’écrit. Aussi n’y a-t-il pas de théories régionales de ces
activités (une didactique du dire puis une du lire, etc.) mais il y a toujours une poétique de
l’œuvre, de chaque œuvre, qui les traverse quand dire les traverse. La poétique n’est pas alors
une prise sur les œuvres mais la condition critique que les œuvres nous prennent…

Vers une autre écoute dans et par le dire

Je me souviens encore… comme si c’était hier… de la


première fois où je t’ai entendu Lire… […] c’était comme si
c’était un électrochoc !…

Bernard Heidsieck (« Ghérasim Luca » dans 2001)


Pour que dire ne soit plus le parent pauvre de la trilogie didactique réduit à la portion
congrue de l’oralisation ou de l’expression quand il faudrait en faire un moyen des plus fort et
des plus efficace pour écouter le poème du langage, on pourrait d’abord concevoir des mises en
œuvre utiles tout au long de la scolarité, dans des variantes bien évidemment adaptées. Voici
quelques pistes :
! lire sans préparation spéciale en faisant passer le texte dans les voix des participants et, à
l’issue d’une lecture, discuter les erreurs de lecture non pour y lire une erreur du lecteur
mais pour y lire une aspérité significative du texte : le réseau, certes aléatoire des erreurs,
constituant un réseau des aspérités du texte et une entrée dans son rythme, en tout cas un
travail de la relation ; les remarques d’un Jean Renoir (1974) à ses acteurs sont d’une
pertinence qui ici inspire : aucune préparation mais beaucoup de temps pour que le texte
(vous) prenne et « prenne » corps : mouvements, lumières autant que paroles et silences et
gestes dans la voix ;
! enregistrer régulièrement des fragments de ses lecture puis les écouter pour entendre sa
propre voix à distance : apparaît alors une autre voix qui est celle que le texte nous a faite et

qui peut permettre alors de relancer le dire du texte ; les élèves ont des cahiers, des classeurs
et malheureusement, ils n’ont pas d’archives sonores… alors qu’il est très facile de les
réaliser puis de les utiliser aujourd’hui : cette attention à « sa » voix est un préalable à
l’attention à la voix ;
! écrire régulièrement dans les insterstices du texte en donnant de la voix à ceux qui n’en ont
pas (apparemment du moins) : ces écritures avec les œuvres ne visent aucunement à imiter,
à prolonger ou à parodier… mais seulement à augmenter l’écoute des voix dans et par le
travail de l’écoute d’un dire qui vient comme résonner le dire de l’œuvre (voir « Donner la
parole aux sans-voix » dans Le Français aujourd’hui, n° 150).
Mais il s’agirait encore plus certainement d’engager une reconceptualisation didactique
pour qu’on apprenne à parler/lire/écrire le dire autant sinon plus que le dit dans nos institutions
scolaires. Parler/lire/écrire le dire demanderaient simplement de considérer la parole, c’est-à-
dire ce qui du sujet s’invente dans et par le langage. Après les travaux de Henri Meschonnic, il
me semble que doivent vraiment être promues des activités d’observation-conceptualisation qui
permettent de construire l’écoute de cette invention subjective et transsubjective. Une telle
écoute passe par la prise en compte pleine et entière du dire : la prosodie et plus largement le
rythme que personnellement je placerais sous l’exigence éthique et politique d’une recherche de
la relation dans et par le langage contre toutes les stratégies de la communication.
Écoute qui est d’abord la recherche du récitatif contre toutes les habitudes narratologiques
et poétologiques. Les premières sont rivées aux schémas du récit (voir notre ouvrage Les Contes
à l’école) quand les secondes sont soumises au diktat de l’énoncé, de l’énonciateur et de leurs
figures. Narratologies et poétologies rendent sourd au récitatif puisqu’elles ne mettent pas ce
« mode de signifier d’un sujet qui passe à tous les sujets » (Meschonnic, 1981, p. 115) au cœur
de l’activité du poème dans son dire mais y voient un supplément, une figure expressive quand
ce n’est pas une trace, une marque qui ainsi signe la mort du récitatif. Alors c’est le « signisme »
qui vient là dire son dernier mot (voir Païni, « Pour en finir avec le signisme », 2007)… Mais
comme dit Meschonnic, « tant que le signifiant a un sujet, il est vivant, continu, éternel, ayant la
survie du sujet de l’énonciation, comme le sujet a la survie du signifiant » (1981, p. 115) !
La prosodie est en effet pratiquement ignorée par tous les programmes de l’enseignement
sauf à l’instrumentaliser dans quelques « lectures » qui servent à reconnaître un genre, un type
ou encore une forme mais jamais une manière, un poème comme poème-relation. Car ce que
fait une œuvre, elle le fait d’abord par son système prosodique qui organise des chaînes
consonantiques-vocaliques qui dégagent une signifiance. Celle-ci produit une force qui,
indépendamment de la conscience qu’on peut en avoir agit bien au-delà du sens des mots,
emporte même ce sens dans une oralité généralisée, une résonance générale. On ne peut limiter
la prosodie à quelque notation technique et si l’accentuation, l’intonation, la ponctuation, les
rimes, les répétitions, les séries consonantiques et vocaliques peuvent toutes être précisément
observées, quelquefois même rapportées à des règles linguistiques (on parlera de prosodie
française) ou culturelles (on évoquera telle prosodie d’époque ou de genre), c’est la
personnalisation du discours dans sa cohérence propre qui compte avant tout. Aussi ce sont
les paradigmes prosodiques qui doivent d’abord éveiller l’attention pour y observer le rapport
de continuité entre le rythme et la valeur encore plus que le sens. Aussi la prosodie permet-elle
d’observer de près les reprises et les positions (attaques, finales…) des composantes phoniques
d’un discours, d’un texte en l’occurrence. Elle est attentive à ce qui lie autant qu’à ce qui sépare,
à ce qui heurte qu’à ce qui rassure. Flaubert parlait dans une lettre à Louise Collet des
« combinaisons prosodiques » (24 avril 1852). Ce sont ces combinaisons auxquelles il faut
être attentif pour que le texte vive, que le sujet ait du corps. Sans cet « accompagnement » –
c’est le sens étymologique de prosodie – le texte n’est pas poème. Alors la prosodie est
effectivement ce qui fait le cœur de la relation langagière : elle fait relation, plus précisément
c’est même le corps de la relation. C’est pourquoi le dire est essentiel au parler-lire-écrire car
c’est l’attention au dire qui augmente l’écoute des « combinaisons prosodiques », du poème de
la parole ou de l’écrit. Et si ces combinaisons sont toutes prises dans une langue de bois ou des
tics collectifs, la prosodie est une dépersonnalisation qui ne peut vous faire sujet de votre
discours ; elle est devenue une technique quand une personnalisation et donc un poème en fait
un moyen de devenir sujet.
Les travaux de Gérard Dessons (2003) viennent consoner ici avec notre problématique. Il
y fait, entre autres, une critique de « la logique de l’expression » qui réduirait la manière à une
manie et on voit bien ce que certaines dictions, celles de certains comédiens, font du dire de
certains textes : des manies plus que des manières, s’en suivent des manies de manies jusque
dans les classes… Mais, plus fondamentalement, Dessons note que « appliquée à la question de
l’art, la notion d’expression génère une confusion aux conséquences redoutables, puisqu’elle
rapporte la responsabilité de l’art à l’activité d’un sujet psychologique, volontaire ou non » (p.
149) ; la conséquence en est que, pour lui, « la notion d’"expression créatrice" rend impossible
la pensée de la spécificité artistique » (p. 151). Or, c’est la « prosodie qui fait qu’à la lecture
du dit s’ajoute une autre lecture, une lecture du dire » (Meschonnic, 2005, p. 16). Ce que je
reformulerais ici plus radicalement : c’est la prosodie et, au-delà, le rythme comme
sémantisation générale du discours, comme subjectivation transsubjective dans et par le poème,
qui engagent à inventer un parler, un lire et un écrire pour les écouter, les réénoncer, les porter à
leur infini. Aussi, pour ne pas faire de la prosodie et du rythme, une « prise » qui viendrait
s’additionner à d’autres prises dans un éclectisme didactique – ce que font la stylistique et la
linguistique textuelle ou discursive – ou se conformer à une instance plus élevée – ce que
réalisent toutes les herméneutiques et esthétiques sémioticiennes (voir « Cinq petites leçons
pour faire du rythme avec les vers et les proses ou les paradoxes de la vulgarisation » dans P.
Michon, 2002, p. 131-138) –, il s’agit de porter l’attention prosodique à son efficace motrice
dans le parler, le lire et l’écrire. Ce que Charles Péguy appelait « sonorité générale » est tout
simplement à écouter, à apprendre à écouter car souvent la conception du dire empêche que
puisse s’écouter la résonance générale du dire à l’œuvre :
Ce n’est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n’est pas le rythme seulement et le
gouvernement du rythme, c’est tout ce qui concourt à l’opération de l’œuvre, toute syllabe, tout atome, et le
mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu’il y a entre les syllabes, et ce qu’il y a entre les
atomes, et ce qu’il y a dans le mouvement même. C’est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d’une
œuvre . (Péguy, 1961, p. 1048)

Aussi transforme-t-on un dire en travaillant sa conception du dire et inversement.


Je prends un exemple qui montre comment le dire peut opérer par la prosodie, le rythme,
les signifiants-relation (sur cette dernière notion, voir Martin, 2004) :
LES CRIS VAINS

Personne à qui pouvoir dire


que nous n’avons rien à dire
et que le rien que nous nous disons
continuellement
nous nous le disons
comme si nous ne nous disions rien
comme si personne ne nous disait
même pas nous
que nous n’avons rien à dire
personne
à qui pouvoir le dire
même pas à nous

Personne à qui pouvoir dire


que nous n’avons rien à faire
et que nous ne faisons rien d’autre
continuellement
ce qui est une façon de dire
que nous ne faisons rien
une façon de ne rien faire
et de dire ce que nous faisons

Personne à qui pouvoir dire


que nous ne faisons rien
que nous ne faisons
que ce que nous disons
c’est-à-dire
rien

Ce texte de Ghérasim Luca (2001, p. 212-213) [il faut préciser que le titre est sur la page
de gauche et les trois « strophes » sur la page de droite] vient de l’ensemble intitulé « Dé-
monologue ». Cet ensemble « pass[e] / du / dialogue / au / dé-monologue » (p. 203). Benveniste
rappelait qu’un « monologue […] doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du de
dialogue, structure fondamentale » (1973, p. 85). Ici, Luca suggère de faire entendre le démon
de la voix, l’autre de toute voix, de toute individuation par la voix, bref un dialogisme
fondamental qui pose une anthropologie relationnelle dans et par le langage. Cette critique
explicite des conceptions du « dialogue », qui n’est pas sans évoquer d’autres critiques presque
contemporaines comme celle, entre autres, de Roland Dubillard (1975), est d’abord une
attention au langage (« logos ») que les conceptions dominantes du dialogue (voir Ricœur, 1990
et Habermas, 1987 – pour une critique, voir L’Amour en fragments et Langage et relation)
n’ouvrent pas mais ferment puisqu’elles posent les termes avant la relation et/ou la relation hors
langage.
Trois « strophes » commencent par le même « Personne à qui pouvoir dire ». Ce qui leur
donne progressivement une force pragmatique relationnelle forte : l’appel ou l’invocation y fait
plus le sens que l’énoncé d’une impossibilité. Ce qui n’est pas sans évoquer d’ailleurs le lama
sabactani de Jésus (Matthieu, 27,46) qui reprend et, en même temps, déplace le psaume 22 dont
on sait que le rythme modifie le sens puisque ce n’est plus « pourquoi », mais « vers quoi, à
quoi » qu’il faut lire, entendre, répondre… : « Mon dieu mon dieu à quoi m’as-tu abandonné
[…] » (Meschonnic, 2001c, p. 90 et note 2, p. 389-390). En outre, Henri Meschonnic montre
bien que « le rapport au divin n’y est pas le même » après cette nouvelle traduction.
Les trois séquences du poème de Luca sont diminuantes : de 12 à 8 puis 5 lignes alors
qu’on entend bien une activité volubile mais qui se rongerait le frein elle-même ou bien alors
qui passerait le relais. Le travail du négatif semble continu : retranchement « strophique », nous
venons de le voir, mais également sémantique continue du négatif entre sujet (« personne ») et
objet (« rien »). Mais ce travail du négatif n’est pas le chant nihiliste auquel une certaine poésie
du négatif nous a habitué car le « faire » est conjoint au « dire » et il ne l’est pas dans une
conception métaphysique qui viendrait réenchanter une poiêsis mais bien dans une éthique que
seul le poème dans et par son rythme trouve et engage. Les lignes ponctuantes font ici
prosodiquement et rythmiquement une indécision du « dire » : de l’intransitif (dire pour dire) au
transitif (dire quelque chose) et, au-delà, du renversement possible du « dire » puisqu’on dit
autant qu’on est dit. Par conséquent, il s’agit certainement plus d’une critique de la nomination
(« dire pour nommer les choses, les phénomènes ») qu’une apologie de l’impuissance du
langage (« dire qu’il n’y a rien à dire ») ; ce que renforce le passage du dire au faire : leur
équivalence finale étant non seulement dans le dit du poème mais surtout dans et par la rime
non au sens phonique mais au sens de la position en fin de ligne (vers ?), dans et par l’échange
continuel que les mots font dans le poème où faire s’entend de plus en plus comme l’équivalent
de dire et inversement. Renversement qu’on peut alors entendre de « dire » à « faire » puis à
« rien » et qui résonne jusque dans le titre, « Les cris vains », qui rime avec la finale du texte
(« vains »/« rien »).
Dire c’est surtout ne rien faire… du texte ; ne pas le réduire au sens, à l’énoncé ; surtout
ne pas faire de l’œuvre un objet ! Alors « dire » c’est d’abord la force de ces attaques en /k/ qui
sont comme autant de demandes d’écoute, de demande d’un « continuellement » qui passerait
de bouche en bouche. Et c’est ensuite le « chant sous le texte » des quarante /n/ que lance
« personne », cet absent tellement présent ! Cette voix dans la voix qu’une ligne vient même
isoler pour mieux relier. Pour mieux relier « personne » à « nous » qui sont aux deux bouts de la
première séquence ; pour mieux relier l’impersonnel au personnel, l’individu au collectif, le
subjectif au transsubjectif : tout ce que font ces « cris vains » de Ghérasim Luca où l’écrit fait
les cris autant que le dire fait l’écrire comme invention d’un sujet-relation (« nous nous
disons ») :
[…]
j’écris et je cris de ma langue déchirante
je déchire tes bras tes bas
délirant je désire et déchire tes bras et tes bas
le bas et le haut de ton corps frissonnant
frissonnant et pur comme l’orange
orange de tes genoux de tes narines de
ton haleine de ton ventre je dis
ventre mais je pense à la nage
à la nage du nuage nuage du
secret le secret merveilleux merveilleux
comme toi-même
toi sur le toi somnambulique et nuage
nuage et diamant c’est un
diamant qui nage qui nage avec souplesse
tu nages souplement dans l’eau de la
matière de mon esprit
dans l’esprit de mon corps dans le corps
de mes rêves de mes rêves en action

Cet extrait du « rêve en action » (Luca, 2001, p. 48-50) met le vertige au principe du dire :
« tomber dans tomber » disait Marina Tsvetaieva. Cette paranomase généralisée où les mots
s’auto-engendrent n’est pas un procédé mais le travail généralisé de la rime : une résonance
générale, une incantation !
Prendre à bras le corps le « dire » consisterait en fin de compte à mettre en action le rêve
des œuvres, du conte au poème, le poème dans le conte et le conte dans le poème. C’est
pourquoi quand le dire vient à l’œuvre c’est la fable de la voix qui commence… elle est sans fin
comme la relation à l’œuvre, le faire relation de toute œuvre dans son dire. Lequel inclut « les
voix qui parlent seulement / dans les silences de notre voix » : défi toujours à recommencer
d’arriver « à dire / ce qui passe de corps en corps » (Meschonnic, 1990, p. 31).
Observer la langue :

la grammaire des poèmes


quand une main se libère du
sol
elle invente l’autre main
et
deux mains apprennent ensemble
toutes les autres mains

Philippe Païni (2007, p. 123)

Les poèmes sont de merveilleux tests pour l’observation de la langue. Pour deux raisons
au moins : la première tient au fait que les poèmes mettent toutes les grammaires en crise et ne
cessent d’inventer des manières de dire et d’écrire qui obligent à observer la langue toujours en
discours, toujours en se situant ; la seconde résulte de la première puisque le changement de
point de vue sur la langue qu’oblige à faire la lecture des poèmes entraîne du même coup
l’habitude à observer toute la langue dans tous les discours autrement qu’on ne le fait
d’habitude. Mais ces deux raisons demandent d’abord de changer de point de vue sur ce que
font les poèmes et en particulier de cesser de leur faire jouer le rôle de fou du roi, de bouffon du
prince ou d’exception à la règle : ce que fait la théorie de l’écart qui met n’importe quel poème
dans l’écart à la norme quand n’importe quel poème ne fait que montrer du doigt qu’il n’y a que
du discours et non de la langue et seulement des points de vue sur la langue et non des vérités.
On sait depuis toujours, à moins de mauvaise foi, que les poèmes sont écrits avec le lexique et la
syntaxe de tous les discours et inversement. Aucun lexique poétique si ce n’est, comme tout
discours, un lexique qui peut faire système : on dira alors comme pour tout auteur, voire pour
tout locuteur : le vocabulaire de Hugo… Aucune syntaxe poétique si ce n’est là encore des
inflexions, des tournures, des manières qui feront dire : c’est bien du Hugo comme on dit « c’est
bien de mon voisin ! ». Certes, Hugo a plus fait pour le lexique et la syntaxe que mon voisin,
mais il ne s’agit que d’une question d’échelle et non de changement de paradigme, de
changement de langue : donc, pas de langue poétique et de grammaire afférente !
Cela demande toutefois de considérer les éléments petits et grands des discours toujours
du point de vue de leur emploi et de leur valeur et non en tant que tel, en tant que purs éléments
d’une langue hors discours, bref cela demande de les considérer hors de toute fiction car « la
langue » et « la grammaire » sont, prises à un tel réalisme, de pures fictions. Les poèmes
obligent à l’empirisme dès qu’on veut observer la langue en train de se faire et il n’y a de langue
qu’en activité, en discours – ces affirmations un peu rugueuses s’appuient sur la tradition que je
résumerais par l’enchaînement de trois noms : Humboldt-Saussure-Benveniste auxquels
j’ajouterais les travaux récents de Meschonnic (voir bibliographie). C’est la chance de l’école
primaire que de partir de cet empirisme et de ne pas s’en laisser imposer par les habitudes de
l’enseignement secondaire trop soumis depuis longtemps aux dogmes d’une culture
linguistique. Dogme qui réduit les textes et leurs lectures/écritures à la fiction d’une langue
établie dans une grammaire et une rhétorique homogénéisantes même quand elles se parent
d’un fonctionnalisme moderniste comme celui de la typologie textuelle qui chevauche l’ancien
partage générique. On sait bien qu’avec ces classements, les poèmes font mauvais ménage, du
moins qu’ils les mettent en crise : c’est pourquoi les poèmes dans leur pluralité sont soit rejetés
dans l’écart à la norme grammaticale mais aussi générique et typologique s’agissant des textes,
soit ignorés au profit de quelques spécimens tenus de bien se tenir comme des exemples faisant
figure de modèles conformes ou au contraire non-conformistes. D’où le mythe, certes
entretenus par certains poètes, d’un « contre-langage », d’une langue « hors d’elle-même », etc.
Cette dichotomie, comme toutes les autres que nous avons déjà aperçues, fait disparaître les
poèmes dans l’instrumentalisation (conformiste ou anti-conformiste) et réduit la réflexion à une
répétition de niaiseries ou de contre-vérités que n’importe quel petit poème vient
immédiatement contredire. De quoi dégoûter définitivement de la poésie… et de la grammaire.
Car voilà aussi l’enjeu des poèmes : donner le goût, le plaisir et surtout l’intelligence de la
langue. Et à cette fin, nul besoin d’être un spécialiste de la langue autrement qu’à augmenter son
goût des poèmes. Or, ce goût des poèmes, nous savons que n’importe quel enfant l’a quand on
le voit entonner une comptine, réciter un poème ou, encore plus simplement, jouer avec les
mots, comme on dit même s’il s’agit de se moquer du nom d’un inconnu… C’est en partant de
ce goût qu’il s’agit de transformer en attention et en réflexion, sans que le goût ne se perde pour
autant, bien au contraire, que les poèmes peuvent devenir des tremplins à l’observation réfléchie
de la langue et surtout pas des prétextes.
Si les dimensions fondamentales de la langue en activité (énonciative, lexicale et
syntaxique sans compter d’autres souvent ignorées : prosodique, rythmique, pragmatique…)
doivent être explorées, elles ne doivent pas pour autant constituer des entrées qui précéderaient
l’activité sous peine d’empêcher d’écouter le poème et de ne chercher qu’à retrouver ce qu’on
connaît déjà au risque d’effacer le poème, de réduire son activité à exemplifier ou contrecarrer
comme contre-exemple une notion déjà répertoriée dans une grammaire déjà faite et donc
sourde à l’inconnu et surtout à la vie du langage. Car l’unité de la grammaire du poème c’est le
poème et non l’énoncé, le champ lexical ou le procédé voire la syllabe pour ceux qui aime
compter sur leurs doigts : on ne peut prétendre à la grammaire du poème si on est obligé, après
quelques séances laborieuses de dissection, de reconstituer un cadavre dépecé… Ce à quoi
ressemble bon nombre d’études de poèmes qui additionnent les entrées suivant la logique d’un
dépeçage qui inévitablement fait disparaître le spécifique : cette force qui met ensemble dans un
continu toujours inédit énonciation, lexique et syntaxe ou encore prosodie, champs lexicaux et
valeurs des temps verbaux… C’est ce continu qui fait la grammaire du poème, c’est le poème
qui invente et sa grammaire et la grammaire puisqu’après une telle expérience, on n’a plus du
tout le point de vue d’une grammaire discontinue.
Si l’unité est le poème, il faut aussi interroger l’unité « poème » quand le poème ne se
réduit pas forcément à la page… c’est peut-être la principale question à débattre avec les élèves
dès le plus jeune âge : « où ça commence et où ça finit ? ». Question fondamentalement
grammaticale !
Chercher « son » poème, l’encadrer, lui faire son « portrait » (un titre, quelques notations
peuvent suffire), c’est commencer à construire « sa » grammaire. On comprend aussitôt que cela
ne peut se faire sans débat avec les autres, avec soi-même, avec l’histoire de sa recherche.
Si l’unité est le poème, comment se décompose-t-il ? Cela peut devenir le second
problème à discuter avec les élèves : « combien de parties dans tel poème, tel fragment de
poème ? »
Autant de questions qui n’ont pas de « bonnes » réponses mais seulement des réponses
qui s’argumentent et qui construisent une grammaire du poème, c’est-à-dire avec le poème.

(Ici image de: Des rêves au fond des fleurs de Magali Thuillier, illustrations de Anah
Merlet (« Le farfadet bleu », l’idée bleue, 2006)).
Le livre Des rêves au fond des fleurs est composé de 32 courts « textes » comme un jeu
de cartes dont on peut prendre chaque carte pour une unité indépendante ou au contraire les 32
pour un ensemble continu ; mais il est encore possible de mettre les couleurs ensemble, les rois
et les valets… bref, de chercher la grammaire de la composition. L’activité peut s’orienter vers
un sommaire à sa manière avec des titres, des tentatives de regroupement… autant de raisons de
discuter, de partager ses lectures. Par exemple, mettre ensemble tous les « rêves » qui utilisent
de formulettes : p. 14, « un peu beaucoup passionnément » suit un « à la folie » qui précède – et
on pense bien sûr à la comptine de l’effeuillage de la marguerite ; p. 38, « ainsi font » puis
« font font » et enfin « trois petits tours et puis s’en vont » avec deux fois « marionnettes »…
etc.
Mais pour faire des petits paquets de rêves, on peut aussi fabriquer un glossaire des
expressions qu’on connaît bien, celles « comme quand on parle » : « même pas mal » (p. 16) et
« pas d’heure » (p. 21), etc. Et chacun peut inventer son glossaire : « j’y serre mes gloses »,
disait Michel Leiris. Faisons comme lui et apparaîtra la grammaire du poème comme « des
rêves au fond des fleurs ». Celle de la page 33 par exemple :
ça suffit fit pas ci incroyable ça et ne fait pas ci ça non ne fait pas ci suffit maintenant non je ne plaisante
pas t’en prendre une tu vas claque

Est-ce un bégaiement ? Est-ce un jeu gratuit d’inversion syntaxique ? Non ! C’est un


poème qui invente son dire en écoutant la relation, en écoutant le langage dans toute son
ampleur : ses gestes, ses vitesses et lenteur, ses reprises et sauts, ses gambades et finales. Cette
syntaxe est bien française mais d’abord elle est poème. Sa ponctuation est son rythme et
l’inverse. Pas d’autres moyens que d’approcher sa grammaire et d’en apprendre long sur la
grammaire du français que de le lire, le jouer, le déjouer pour jubiler. Alors on verra que
l’oralité, la relation, le poème ont leur mot à dire pour faire une grammaire : « c’est merveilleux
d’évidemment » (p. 45) qui est la clausule du livre avec une liaison en trop (« d’ ») invente un
merveilleux qu’on ne connaissait pas, un merveilleux qui est l’évidence et surtout finit sur une
modalisation qui demande l’acquiescement, la relation de la plus grande confiance, la croyance
les yeux fermés parce que l’oreille ouverte, grande ouverte au poème.
Et « dévider » n’est pas « vider » : toute la différence entre une grammaire qui n’en finit
pas de se chercher, une grammaire du poème qui continue de vivre par les lectures, les jeux et
les écritures, et une grammaire qui sait d’avance ce qu’elle cherche parce qu’elle prétend vider
le langage, le poème, de sa vie. Reste une momie : plus de poème et plus de grammaire… dans
la tête de l’élève : tous les enseignants savent cela ! Aussi le poème, le premier poème venu, les
engage avec leurs élèves à augmenter l’attention au poème pour augmenter l’attention à la
grammaire du poème, c’est-à-dire à la vie du langage.
Construire une culture :

découvrir le monde avec les poèmes

Dans le poème
On peut lire

Le monde comme il apparaît


Au premier regard.

Mais le poème
Est un miroir

Qui offre d’entrer


Dans le reflet

Pour le travailler,
Le modifier.
- Alors le reflet modifié
Réagit sur l’objet
Qui s’est laissé refléter.

Eugène Guillevic, 1989, p. 40.

Il y a un principe connaissance – nous partons ici de Spinoza, de l’interaction qu’il pose


entre intellect et désir, entre concept et affect en vue de penser libre (voir Meschonnic, 2002b) –
qui n’est pas le même que celui qu’établit logiquement la vérité sous le sceau des sciences et de
leurs disciplines, des carcans qui souvent ignorent l’expérience, le tout de la vie et du monde.
Ce principe connaissance peut s’appeler faculté poétique : appelons-le « poème », c’est-à-dire
cette activité au cœur du langage qui s’inscrit bien au-delà d’un genre littéraire, d’une histoire
de ce genre… mais qui constitue un universel de l’expérience humaine et sa condition même.
C’est ce que le poète Guillevic (1989, p. 153) signale abruptement quand il écrit : « Le poème /
Nous met au monde. »
Si, dans un premier temps, il semblait évident d’évoquer la force du poème en ce qui
concerne la langue, il est tout à fait indispensable, dans un second temps, de réfléchir à ce
principe connaissance du poème. En d’autres termes et pour utiliser la très belle formulation des
Programmes de l’école, les poèmes nous font découvrir le monde. Il faut prendre cette activité
au sens fort : non seulement les poèmes sont des médiations pour aller au monde, le pénétrer, le
sentir, le transformer… mais également les poèmes sont des opérateurs de mondes : ils
permettent de « découvrir », au sens de Christophe Colomb découvrant l’Amérique, le monde
voire des mondes.

(Ici couverture de Supervielle)

Le Premier arbre

C’était lors de mon premier arbre,


J’avais beau le sentir en moi
Il me surprit par tant de branches,
Il était arbre mille fois.
Moi qui suis tout ce que je forme
Je ne me savais pas feuillu,
Voilà que je donnais de l’ombre
Et j’avais des oiseaux dessus.
(…)

(Supervielle, 1987, p. 38)

Le début de ce poème de Jules Supervielle pris au recueil La Fable du monde illustre


parfaitement notre propos. Le « je » qui s’énonce ici, fut-il Dieu le créateur ou quelque
démiurge imaginaire, poète en proie aux fantasmes et autres rêves délirants, est d’abord une
voix, celle que nous postulons comme l’inconnu que seul le poème sait trouver. Cette voix est
d’abord celle qui raconte une « fable du monde », plus précisément ici, la « fable » du « premier
arbre ». Voix fabuleuse dans les deux sens du terme : elle invente l’arbre et elle raconte sa
genèse comme une leçon de vie. C’est que la « fable » qui serait peut-être, s’il en fallait un, le
genre fondamental du poème non pour des marques formelles définissables mais pour un faire
qui est d’abord un dire, un dire qui englobe un faire, un faire monde par un dire qui inclut un
théâtre de paroles, une multiplicité de voix – comme chez La Fontaine bien sûr :
(…)
D’un coup je fis chênes, sapins,
Beaucoup d’écureuils pour les cimes,
L’enfant qui cherche son chemin
Et le bûcheron qui l’indique,
Je cachai de mon mieux le ciel
Pour ses distances malaisées
Mais je le redonnai pour tel
Dans les oiseaux et la rosée.

(Supervielle, 1987, p. 39)

Ce que raconte ici la fin du poème avec « d’un coup » l’accumulation des caractéristiques
culturelles de la forêt : ses espèces, sa faune, ses contes et à la toute fin dans un quatrain
magistral son cosmos sous les espèces du « ciel » distant puis proche. Mais cette fable de
l’arbre, c’est d’abord la fable de la voix de l’arbre et donc d’un principe connaissance à nul
autre pareil, entendons par là fondamentalement distinct si ne n’est contraire aux modes de
connaissance traditionnels que fondent nos disciplines « scientifiques » par exemple. En effet,
cette fable de la naissance d’un monde, de l’arbre en l’occurrence, cette genèse donc, est
d’abord l’instauration d’un dire plus que d’un dit, d’un dit porté par un dire qui est à lui-
même ce principe connaissance. Cette voix tenue par un « moi qui suis tout ce que je forme »
indique bien que la formation, la génération, la mise au monde est d’abord langagière, est même
entièrement langagière et pose donc face aux « vérités » scientifiques une force première, celle
de la parole qui tient, porte, fait même la réalité, celle qui nous forme. En effet, c’est ce langage
du langage, cette voix, qui invente le monde et qui nous rend au monde et d’abord à ce monde
primordial, fondamental, premier : le langage. Aussi le ton fabuleux et sa force pragmatique
(« D’un coup je fis ») montrent que le langage, comme activité de découverte du monde, est le
réel premier auquel nous avons affaire. Il est vrai que nous oublions vite cette évidence, que les
idées et vérités viennent vite faire écran si ce n’est naturaliser voire instrumentaliser le langage
au profit de représentations qui empêchent de reconnaître ce principe connaissance.
Comme dit James Sacré au début d’un « poème dans l’arbre » : « Arbre envahi de
langage… » (Sacré, 2001, p. 73-74). Et nous pourrions le dire pour tout élément du monde, pour
tout monde puisque l’arbre est bien un monde, l’arbre « ouvre le monde ». Cette ouverture se
réalise dans et par l’altérité, aussi le poème est-il un art de la rencontre. Et cette expérience
dans et par le langage est indispensable à qui veut découvrir le monde. Ce que confirmerait la
tradition multiséculaire des devinettes : sirandanes de l’île Maurice (voir J.M.G. et Jemia Le
Clézio, 1990 ; voir également Claudine Bavoux, 1993) ou hain-tenys de Madagascar (voir
Paulhan, 2007 et un excellent résumé sur cette question par F. Zimmermann dans http://
anthropologielinguistique.fr/traductologie/index.php?id=26). Ces devinettes mêlent
inextricablement cet art de la rencontre à la découverte du monde. Ce que confirmeraient
également les imagiers et autres bestiaires en passant par toutes les comptines et jeux de langage
qui sont autant de fables didactiques d’une découverte du monde, du corps et de soi avec les
autres. Car ce principe connaissance est un principe fondamentalement dialogique si ce n’est
dialogal : ce qui le différencie aussi radicalement de la connaissance scientifique. En effet, la
connaissance y devient rencontre, échange, relance, goût de l’altérité, altérité du goût, de la
connaissance elle-même…
Avec les élèves, cette découverte du monde avec les poèmes engage dans deux directions
essentielles :
- quel (nouveau) monde est découvert avec tel poème ?
- quelle (nouvelle) manière d’être (voir, sentir, concevoir…) m’apprend tel poème ?
Ces deux directions demandant d’ailleurs de s’enchaîner sous peine de dissocier contenu
et forme, informations et dictions, documentation et fiction alors même que le poème est le lieu
de leur porosité, de leur échange, de leur déplacement et transformation en tout autre chose que
l’affectation à ces termes essentialistes. Le principe connaissance du poème est à l’aune de cet
enjeu. Ce que nous allons essayer de voir avec un livre de Jacques Fournier.
(Ici couv.)

Poèmes pris au vol

Ici la craie du soleil


n’inscrit rien
sur l’ardoise des toits

Nul ne lui doit rien


pour ce qu’il donne en abondance

L’étoile tombée du ciel


ne sait raconter
son histoire

Elle a perdu
sa voix lactée

*
À peine l’oiseau
ose-t-il l’envol
que déjà apparaissent les lueurs

L’aube ?

Au sortir de l’hiver
le soleil a perdu
l’or de sa parure

Il fera c’est juré


une cure de jonquilles
et de fleurs de colza

Le soleil éclate de joie


chaque fois que tu ris
*

Appuyant notre front


à celui du ciel
nous voilà plongés
dans l’ultime déchiffrage

Le babillage
de deux hirondelles
à la marge du toit

Le silence même
en reste pantois

L’oiseau toujours
aspire à plus vaste
le ciel n’y suffit pas

Seul le nid de tes mains

*
Quel est ce message
que trace l’oiseau
sur le chiffon du ciel ?

Le coup a claqué
l’oiseau est tombé

Que veux-tu
savoir du silence

L’oiseau ne t’en dira rien

Le secret est au chaud de ses plumes

Le soleil aggrave ta soif

Agriffé
à la margelle du bassin

Tu sais
oiseau
qu’une goutte suffit

L’oiseau seul
sait le chant de ses plumes
dans la toile de l’air

Il n’est jamais pour nous


que silence et voltige

Comment sais-tu
oiseau
la limite de ton vol ?

Un éclat d’étoile
en plein jour
*

Dis-moi
pâle oiseau
depuis quand n’as-tu pas
parlé à l’arc-en-ciel ?

Ton chant aurait-il


perdu ses couleurs
irisées de lumière et de pluie ?

Dis-moi l’oiseau
ce qui te fait chanter
entre fin de nuit et début de jour

La fin de la nuit
et le début du jour

À louer l’alouette
on oublie d’écouter :

Je te plumerai !

Cruelle tradition

C’est le cri d’un enfant


tombé
qui m’a fait sursauter
et perdre
le fil du discours
que l’oiseau
me tenait en traçant
courbes et
lignes sur le papier
du ciel

Qu’importe :
l’enfant pleurait

*
(sur un air connu)

Il était une rivière


Héron, héron
petit patapon

Dis-moi l’oiseau
n’as-tu jamais peur
du vide sous ton ventre ?

M’aide le silence

Le ciel par-dessus la ville


n’est pas plus vaste
aux oiseaux du parc
que le bac à sable
aux enfants des villes

Il leur suffirait
aux uns de repousser le bleu
aux autres de jeter à poignées
le sable sur les herbes

pour penser liberté

L’oiseau est funambule


sur les fils invisibles
tissés de l’arbre aux nuages
et du ciel à mon épaule

Les oiseaux seuls


ont droit de vol
vers cette contrée
d’où tu ne reviendras
que si tu sais
pourquoi tu y es allé
*

Les oiseaux ont


depuis longtemps déjà
choisi leur camp

Il ne nous reste
qu’à les regarder partir
vers ces horizons
que jamais nous n’atteindrons

*
Un oiseau
peut-être deux
ont élu domicile
dans le ciel de ta gorge

Flambant neuf
le vent
en habit d’infini
dévoile sa voix
aux oiseaux ébahis

Griffonnant des mots imprononçables


sur l’ébène du ciel

les oiseaux attendent


frileux
le retour de l’aurore

Découvrir le monde en lisant un poème consisterait tout simplement à réaliser à partir


d’un parcours de lecture toujours singulier un petit documentaire en utilisant les deux
modes fondamentaux de l’écriture documentaire : l’imagier ou le glossaire et la planche ou le
dessin légendé et commenté voire seulement titré. Mais avec le poème, les mots – au sens de
ces unités que l’on distingue typographiquement et que grammaticalement on réduit aux
catégories (noms, adjectifs, verbes…) – ne suffisent pas et c’est même le poème qui décide des
mots et donc des énoncés qui vont soit désigner, soit légender le documentaire réalisé par
chacun. Aussi, cette activité de (re)connaissance du monde est-elle une activité anthologique qui
même si elle se permet des variantes, des coupes et autres modes de la citation et de la
référenciation, est une activité qui propose d’abord un parcours de lecture et donc une lecture
qui est une relecture, une lecture de sa lecture, une lecture agie par le poème, portée par le
poème. Le résultat que constitue le documentaire réalisé, peut être fort insuffisant voire même
très éloigné du poème et des idées que l’on a sur la poésie, reste qu’il est le témoin le plus juste
d’une activité d’appropriation du poème ; plus précisément, il est le témoin d’une réénonciation,
d’un énonciation continue au plus près de la vie du lecteur. Et c’est justement ce qui importe.
Les élèves peuvent selon leur lecture orienter leur documentaire et donc la réénonciation
de leur parcours de lecture dans des directions fort nombreuses avec ce poème de Jacques
Fournier (j’indique entre parenthèses les « modèles » rhétoriques du documentaire qui peuvent
servir de référent mais jamais de « modèles » d’éxécution) :
- liste des oiseaux (espèces, occurrences du mot « oiseau(x) », etc. (imagier-glossaire) ;
- liste des actions des oiseaux (planche séquentielle du type imagier) ;
- liste des mots qui résonnent avec « oiseau » (dictionnaire de rimes, assonances et
allitérations) qu’on peut présenter sur une planche pour montrer comme un tableau ;
- etc.
Ces réécritures par le documentaire vont certainement permettre à chacun à sa manière
d’être pris dans l’énonciation poétique, de se laisser porter par la voix de ce poème, par son
attaque (« Ici ») qui réalise comme un rapt pour un envol… encore faut-il que l’élève, au lieu
d’être pris dans le réseau des explications qui empêchent que la voix passe, soit invité à se
laisser porter par cette voix. On parie ici sur le fait que ces petites réalisations documentaires
personnelles ouvrent forcément à un tel « miracle » puisqu’il suffit de laisser les élèves
pratiquer la réénonciation poétique par cette voie documentaire. C’est le pari de la confiance
faite et au poème et aux élèves. Le pari qu’il puisse faire entendre leur voix active dans et par la
connaissance.
Chercher le poème :

devenir sujet du langage

Écrire un poème, c’est faire la vie. Lire un poème, c’est


sentir la vie qui nous traverse et être transformé par lui.
Penser, écrire, c’est travailler à être libre, c’est-à-dire
vivant.

Henri Meschonnic (2006, p. 12)

Faire poésie à l’école consiste d’abord à chercher le poème là où on ne l’attend pas, là où


on ne sait pas qu’il est, là où « je » m’invente, invente son lecteur. C’est certainement la
réponse la plus forte aux réductions de la poésie à un jeu de mots sans enjeu. C’est que, comme
disent les enfants, ce jeu c’est sérieux et ce serait même la condition pour ne pas réduire
l’activité avec les poèmes à une occupation scolaire, pour que la dimension ludique soit
également préservée. On n’est pas sujet, on le devient et on ne peut le devenir qu’avec un autre
sujet : c’est ce que n’importe quel poème engage. Jeu du je-tu, libre de toute assignation, le
poème.
Les arts poétiques des poètes sont d’abord des arts de vivre, des arts d’écoute de ce qui vit
dans et par le langage beaucoup plus que des traités de versification ou de savoir-faire « un »
poème (voir l’indispensable Charpier et Seghers, 1959). Pierre Reverdy disait que la poésie
« est une propriété de sentir et un mode de penser » (1974, p. 56) et c’est très exactement
cette interaction de l’affect et du concept dans et par le langage qui invente un sujet du langage
qu’on n’avait pas avant l’activité du poème. Encore Reverdy dans un texte de 1938, « Le poète
secret et le monde extérieur », (1974, p. 129 et suivantes) pour nous aider à saisir l’enjeu d’une
telle proposition :
La poésie n’est pas dans l’objet, elle est dans le sujet. Ce n’est pas l’objet qui agit, c’est le sujet. Ce n’est
pas l’objet qui varie, mais le sujet. Ce n’est pas l’objet qui communique l’émotion, c’est dans le sujet qu’elle se
forme et c’est lui qui l’exprime après l’avoir tellement trahie et transformée qu’elle n’a plus rien de commun
avec l’objet, d’où il semblait qu’elle vînt, et que le sujet seul en constitue la source.
[…]
La valeur de la forme ne vient pas du métier. Ce n’est jamais au dehors qu’un être ou une œuvre
comportent ce qui les fait vivre. Ce qui donne la forme à un corps, c’est ce qu’il y a dans la peau. Ce qui donne la
forme à une œuvre, c’est la substance dont elle est gonflée, et ce qui donne la saveur, c’est la qualité de cette
substance. Le métier poétique n’apporte rien à la grandeur. Il est d’ailleurs, à remarquer que partout où l’on sent
la prédominance du métier habile apparaît aussitôt la faiblesse, une espèce de brillante médiocrité.
[…]
L’œuvre d’art elle-même n’a pas de meilleure ni de plus humaine justification que d’être, à son plus haut
degré, la réalisation particulière et nécessaire d’une personnalité.

Ce sujet que nous cherchons n’est donc pas un « objet » mais bien un « corps ». C’est une
« substance » qui agit parce qu’il fait « être » ou qu’il fait « œuvre » de l’intérieur et cela change
certainement l’extérieur et même cela change ce qu’on croit être intérieur et extérieur. Cette
réalisation « d’une personnalité » c’est la réalisation, en écriture comme en lecture, d’un
« sujet » à nul autre pareil : un sujet du langage ou plus précisément un sujet du poème dont on
aperçoit, avec Reverdy, la force éthique puisqu’il ne peut ressortir d’une quelconque habilité
sous peine de relever au mieux d’une « espèce de brillante médiocrité ». On voit par là le travail
à engager pour devenir un tel sujet : « trahir » et « transformer » toutes les naturalisations, les
faux-semblants, les habiletés et tout ce qui apparaît comme du connu, du reconnaissable en de
l’inconnu, de la connaissance qui ne cesse de s’inventer. Ce travail c’est au fond l’écoute de la
relation dans et par le langage.
Relisons la « chanson du rémouleur » que Philippe Soupault met significativement à la fin
de ses Poésies pour mes amis les enfants (1983, p. 95) :

Chanson du rémouleur

Donnez-moi je vous prie


vos ciseaux
vos couteaux
vos sabots
vos bateaux

Donnez-moi tout je vous prie


je rémoule et je scie

Donnez-moi je vous prie


vos cisailles
vos tenailles
vos ferrailles
vos canailles

Donnez-moi tout je vous prie


je rémoule et je scie

Donnez-moi je vous prie


vos fusils
vos habits
vos tapis
vos ennuis

Donnez-moi tout je vous prie


je rémoule et je fuis

On peut, à la première lecture, n’y voir qu’une « chanson » pour enfants, c’est-à-dire un
enfantillage sans queue ni tête… Puis à deuxième lecture, on aperçoit quelques bizarreries, ne
serait-ce que dans la métrique qui semblait ronronner : le passage d’un six-syllabes (le premier
vers) à un sept-syllabes (le premier vers du refrain) qui fait alors porter l’accent sur l’intrus :
« tout ». De la demande polie et raisonnable qui semblait se contenter du nécessaire nous voilà
passés à la demande impolie et déraisonnable, impossible même, qui veut « tout ». C’est que ce
« tout » c’est le principe même de cette « chanson », c’est son poème si l’on veut : le « tout » de
la volubilité, le « tout » qui fait le principe du langage, commencer et ne pas s’arrêter, ne pas
cesser de recommencer, de s’élargir, de s’agrandir. Non pour accumuler mais pour traverser,
pour rencontrer.
Mais voilà qu’apparaît une deuxième bizarrerie : c’est un rémouleur qui chante ! et que
fait un rémouleur ? Il rémoud, du verbe « rémoudre », « aiguiser de nouveau », dit le Larousse !
Mais qu’écrit Philippe Soupault : « je rémoule », ce qui n’est ni le verbe « rémoudre » ni le
verbe « remouler » qui perd son accent… Bizarre ! Ou , comme dirait un spécialiste :
« néologisme poétique » ! Et si Soupault avait écrit les deux en même temps, comme on fait
souvent dans la vie quand on a trop de choses à dire et qu’un mot veut dire plus qu’il ne dit
d’habitude. Notre rémouleur dirait à la fois qu’il « aiguise de nouveau » tout ce qui est
tranchant, qu’il affûte non seulement les « ciseaux » mais tout le reste, et partant, tout ce qui
constitue le monde, c’est-à-dire tout le langage puisqu’ici c’est le monde produit par le langage,
la liste qui fait le monde dans et par la chanson, et qu’il « remoule » le monde par la même
occasion, qu’il le refait à neuf… à sa façon, dans sa chanson !
Recommençons sans oublier la/le « scie » du refrain qu’on peut entendre de deux
manières : il s’agit bien du verbe « scier » qui certes engage l’action de couper, diviser mais
aussi, dans un registre familier, celle d’étonner vivement son ou ses interlocuteurs, et alors il
s’agirait aussi de l’évocation de la rengaine, de la répétition fastidieuse qu’est familièrement
encore une « scie ». Ce qui n’est pas sans poser quelques paradoxes. C’est que notre
« rémouleur » est un sujet qui loin de s’arrimer à quelque métier bien défini et forcément étroit,
invite à chercher un sujet sans cesse en fuite… non pour se dérober mais pour mieux s’inventer
dans sa chanson comme dans nos répétitions. Et c’est bien un métier qu’on ne connaissait pas
que fait ce « rémouleur » : il n’a pas d’autre objet que la vie et la vie c’est vivre sa voix, « je
vous prie »…
Et pourtant… Ariane Dreyfus conclut un livre-poème (2002, p. 51) ainsi : « Chanter, je
n’oserais pas » ! C’est que, comme dit une autre page du livre :
Anne fait la roue.
Paul fait la roue.
Pas deux pareilles. (p. 9)

Oui, « pas deux pareilles » quand le poème vient au poème avec des bribes de tous les
jours qui sont comme des pépites du vivant. C’est cela le secret du poème qui va chercher dans
le langage la vie . Il y a comme des citations ou des prélèvements qui ouvrent loin la méditation
et aussi comme des notations qui entraînent loin la sensation :
« On ne devrait pas vivre moins longtemps que la mort qui dure toujours ». Paul (p. 21)
C’est rare de voir Anne marcher. Parce qu’elle gambade. (p. 43)

On comprend que « chanter » ici n’est pas à la hauteur de la relation quand il s’agit
seulement d’écouter et surtout d’entendre tout ce qui ne peut se dire :
« Madame, je vous aime, voulez-vous être ma maman ? »
Anne (p. 51)

C’est dans et par cette question entendue qui met la relation dans ce passage d’une
identité à l’autre, de « Madame » à « maman », c’est-à-dire d’une altérité à une autre, que le
poème est pleinement sujet et que le sujet est pleinement poème dans et par la relation
langagière.

Pris à un livre de poèmes (Emaz, 2001) publié dans une édition d’emblée trilingue
(français, allemand, arabe), c’est le texte d’un professeur de collège qui, dit-il, mais c’est une
autre question, parle pour la première fois, dans son travail de poète, de son métier : une élève
est affectée dans sa classe de troisième, elle est « primo-arrivante », selon les termes officiels.

Je ne

I.
une voix

«je
ne»

visage comme retourné dedans


une peau morte laissée en face

devant la porte c'était


un bout de voix même pas
une révolte ou bien
elle était plus loin
serrée

à ce moment c'était
plus lourd
comme un mur comme
forcer pour accoucher sans pouvoir
dans l'autre langue donc
non

sans violence ou
tournée vers soi d'abord
niant je
n'existe pas dans cette langue
peut-être cela

comment lire un visage


réduit au silence

qui peut caresser


à ce moment ce
visage qui
ne pleure pas

II.

bouffi et rabougri
des années pourtant porté visage
il ne crie ni ne se tue
subit seulement espère
enfant peut-être encore
après tout
dessous
boulette de chair
avec deux yeux
grands

souffle court soupir

seize ans visage vieux


vite
las

vie sans éclat


ni vague ni bruit vie
close comme bouche

de grands yeux sombres


dans un rond

buée sur les yeux


donc pas muets
même sans mots

ils laissent voir le noir


dans l'arrière-œil
ils voient quoi eux
à travers l'eau

III.

elle là
sans langue
et tout le temps qui revient vite

ne pas pouvoir dire son histoire


et pourtant être pris
dedans

ce n'est pas l'exil


c'est avant
entre

là-bas est déjà là


mais pas encore ici

elle est passée de l'autre côté


ombre
pas encore autre
parmi d'autres

comprendre
tout son visage
vite

sinon
il ne lui reste que la fuite
ou bien rentrer sous terre

IV.

visage encore ce
visage
en tête avec
des bouts d'histoire
apprise autour

on arrive toujours à savoir


un peu

on voudrait surtout pouvoir toucher


soigner

on voudrait c'est dire on


ne peut pas rester
face à cette tête

on veut partir
elle aussi

on va faire quelque chose


mais d'abord on veut se sauver
respirer

on ne supporte plus
et
on ne peut laisser ainsi
« on lui demande l'impossible »

V.

visage qui prend place


dans la longue suite

un plus précis plus près crispé


sur sa fin tellement rentré
dans son combat
que plus rien
même les yeux
fermés
derrière les lunettes

longue file de têtes


sans mots
pas mortes mais
au-delà d'un trop dur
à dire
une butée de langue
ou de corps
une falaise
une fatigue
et puis rien

visages figés perdus tandis


qu'autour toujours bruissent
radio télé web et portables

VI.

maintenant
il n'y a plus de voix du tout

seulement la peur d'être là


sans lieu
à tort

seule comme
le sourd-muet du TGV 20h00 dépose
ses porte-clés à 19h50
avec un sourire fixe
avant de les reprendre sans sourire

grande peur d'être


face à qui ne peut
ou face à qui rit de ne pas
ou face à qui tente de
comprendre

défaut de langue à pic


comme une coupe brute un manque
à combler jusqu'à l'autre le
visage détourné dès
qu'il voit que ce n'est pas
possible donc tout
le corps tourne
pour cacher les yeux tout le corps
ne veut plus non ça suffit

parler doucement pour ne rien dire


juste doucement presque bercer

les yeux reviennent


de nouveau fixent
de nouveau nouent

VII.

sa peur
on la connaît un peu

quand tout le corps se serre


dans l'œil

on a regardé ainsi
déjà

être dans ce ressac


d'être quand personne
ne jette une couverture sur qui
grelotte

attendre là maintenant
quand tout tremble
autour

on retrouve cela
ramène le visage
en boucle
il insiste appelle appuie
sur une panique ancienne

s'en défaire
on ne peut pas

VIII.

du temps
pas revu
« je
ne »

pas envie de revoir

elle est déjà prise incluse


dans une lutte
autour et née de son visage
comme logé
nulle part
sauf en tête
une honte
motrice

on se décale
pour faire face

on se défait
de moins en moins sûr
d'avoir sur les épaules
une tête d'homme

« on ne vous demande pas ça »

IX.

on pilonne
dedans

ce n'est pas un boulot facile

« je
ne »
comme forte tête

elle revient dans le tas


on ne bouge que peu
on laisse on lutte on laisse
on lutte

broyeuse jusqu'à bouillie

des yeux
des yeux
encore

honte

on laisse
on lutte

ça ne va pas assez vite

X.

la révolte
l'innerver

la laisser irriguer tout le réseau


électrifier
le corps jusqu'à
la colère tenace la tension
longue

le visage fond se fond


à d'autres avant plus tard

fixer le cendrier
sur la table

on ne bouge pas
le visage revient

fragile tête de cendres

fin de « je ne » mais
un peu de terre posée pour d'autres

L’hypothèse est que ce texte d’Antoine Emaz est un poème parce qu’il invente une
reconnaissance. D’abord une « co-naissance » au sens de Paul Claudel (1984) : connaissance
réciproque et construction d’une proximité qui garde la distance. Ensuite l’invention d’une
voix-relation unique : un sujet du poème qui fait que la relation n’est pas un objet mais un sujet,
un sujet libre qui plus est, qu’on pourrait nommer, appeler par le titre du texte : « je ne ». Aussi
Emaz propose-t-il un déplacement latéral considérable en regard des politiques dites de
discrimination et autres louables intentions de tolérance où les identifications restent prises dans
les rêts des pouvoirs et rapports de force au lieu d’inventer les aventures de la voix et du visage,
de l’entrevue et de l’entretien, de la relation contre toutes les communications et autres jeux de
société privée ou publique.
C’est que le poème essaie plus qu’il ne sait : il répond à l’impossible plus qu’il ne force
à la gestion des possibles. Le poème se fait réponse, non à une question, à « la » question qui est
le plus souvent l’impossibilité de la pensée et peut-être d’abord de toute subjectivation –
question qu’on pourrait formuler par exemple ainsi : « comment intégrer ? » Le poème y est
réponse à un appel insaisissable : réponse les yeux fermés, contre tout ce qui empêche de
marcher à l’oreille, de résonner, d’accompagner. Oui, les politiques pour la banlieue et pour
l’école ont trop de sentiments et même beaucoup d’amour mais bien peu d’écoute, pas assez de
réponse entre les voix, comme dit Claudel dans L’Échange (1964).
Ce poème essaie en répondant à ce qui ne demande rien d’autre que l’attention et d’abord
l’attention au langage. Pas seulement à ce qu’on dit mais à tout ce qu’on fait dans et par la
relation : « comprendre / tout son visage / vite ». Avec ce double mouvement qu’il faut tenir :
« on ne supporte plus / et / on ne peut laisser ainsi ». Car le « défaut de langue » qui peut
entraîner un « ça suffit », peut aussi demander un « parler doucement pour ne rien dire / juste
doucement presque bercer », et alors « les yeux reviennent / de nouveau fixent / de nouveau
nouent ». Une telle relation ne peut jamais se contenter du manque au risque de tomber dans la
communication. Elle oblige à « s’en défaire / on ne peut pas », tout en ayant trouvé non une
solution, un remède, une issue mais une manière « pour faire face » : « on se décale ». Toute la
prosodie, et au-delà tout le rythme de la relation langagière qui inclut le tout de la relation
humaine, vient trouver ce mouvement pour vivre ensemble et vivre seul : « on se décale ». Ce
mouvement est une subjectivation qui, dans et par l’intersubjectif, le trans-subjectif, pose un
sujet du poème inédit : « on se défait / de moins en moins sûr / d’avoir sur les épaules / une tête
d’homme ». Lequel remet en cause tous les autres sujets dont, bien évidemment le sujet
enseignant qui perd toute certitude. Mais il garde une conviction : « la révolte / l’innerver »
parce que cette écriture dans et par la relation c’est « un peu de terre posée pour d’autres ». Ce
poème, « fragile tête de cendres », c’est la possibilité d’un recommencement, d’un présent au
présent : « on ne bouge pas / le visage revient ». Commencements multiples d’un « je / ne »
contre tous les empressements du savoir à mesurer, contrôler, pouvoir ; empressements qui
peuvent s’appeler « projet », « orientation », « contrat », « évaluation »… Mais c’est le poème
qui, même quand il ne bouge pas, est le plus mouvement, non vers l’autre, mais mouvement
d’un « je-tu » infini. Un tel poème engage une attention au langage comme attention à la
liberté dans et par l’interaction de tout ce qui fait au cœur du langage nos vies. En cela le poème
est la plus grande activité critique et la plus grande inventivité pour la vie parce que pour le
langage.
Trouver sa voix :

rythme et relation
La visée de l’écrit : ouvrir les yeux sur la voix.
Henri Meschonnic (dans Mallarmé, 1985, p. 57)

Le poème permet à chacun chaque fois de trouver sa voix. Mais cela demande de
s’entendre, non au sens de se mettre d’accord mais au sens de s’accorder jusque dans le
désaccord. Car l’enjeu du poème par la voix est double : ne pas séparer l’intime et le commun
sans pour autant les confondre et tenir le singulier dans et par la pluralité. Tout cela demande
bien évidemment quelques précisions mais c’est justement parce que nous arrivons au terme de
notre recherche qu’il nous faut encore plus « ouvrir les yeux sur la voix », comme dit Henri
Meschonnic. Ces précisions consisteront de fait à tenir ensemble tous les propos de cet ouvrage,
à montrer comment rien ne peut vraiment s’engager avec les poèmes sans cette exigence. Pour y
aider, la « sonorité générale » de Charles Péguy (1961, p. 145) en constitue la meilleure
introduction puisque loin d’être une définition technique, c’est avant tout une recherche de la
valeur par la force de l’œuvre que propose Péguy. Cette sonorité générale n’est pas à
proprement parler une sonorité au sens habituel du terme, musical ou pour le moins sonore. Il
faut en effet porter cette sonorité du côté de l’oralité qui constituerait alors ce
« mouvement même » de la parole dans l’écriture – que celle-ci soit lue silencieusement ou
oralement, qu’elle soit même dite dans des traditions où l’écrit n’intervient pas… Aussi, pour
éviter toute confusion faudrait-il parler de « résonance générale ». Ce court fragment pris à un
livre de Charles Pennequin (2007, p. 133) permet de suivre assez rapidement ce qui fait
résonance générale dans cette écriture.
J’ai toujours avancé comme ça, ça a toujours été moi, rien que moi qui avançais comme ça, et pourquoi
j’avançais, qu’est-ce que j’avais bien à dire, ils avancent toujours, ils ont toujours un truc à avancer et moi j’ai un
train de retard, j’avance avec mon train de retard, je le regarde, ils me regardent, on se regarde, on voir le train
partir, tout le monde s’est avancé vers moi, je suis pas le train, je suis rien, j’avance, j’avance avec mon train de
retard, je suis encore à la conversation de tout à l’heure, ils n’ont rien appris de plus que ce qu’ils auraient pu
apprendre tout à l’heure, mais tout à l’heure je n’avais rien à dire, j’ai juste avancé une hypothèse, l’hypothèse
comme quoi j’avais un train à prendre et que c’était le leur, celui qu’ils ont loupé, moi j’ai rien loupé de la
conversation, j’ai pas loupé le départ, je l’ai bien vu partir, j’ai bien vu où ils voulaient en venir, je revenais de
mon train-train, c’est mon train-train quotidien, je le prends à l’heure que je veux, et je suis pas pressé d’y être.
La ritournelle est plus qu’audible, c’est elle qui fait que le poème est aussi une pensée
en mouvement. Si les locutions familières (« avoir un train de retard », « le train-train
quotidien ») font ici ritournelle par les reprises, elle le font aussi par porosité avec tout ce qui les
entoure : le verbe « avancer » se dédouble comme le « train » parce qu’il s’agit bien d’avancer
dans un sur-place quasiment vertigineux et de proposer quelque chose qui n’a plus rien à voir
avec une proposition qui tiendrait dans un « avoir quelque chose à dire » parce que justement ce
qui semble l’emporter c’est d’avancer à son rythme. Ce rythme c’est cette résonance générale
qui met ce texte dans une lenteur pleine de vitesse et dans une vitesse qui fait du sur-place. Ce
rythme est celui de l’infinie reprise qui consiste à surtout ne pas « louper le départ » ! Ce que
fait le livre entier dès sa première séquence qui commence par le titre éponyme et finit par « la
vie est un trou et nous avons les moyens de vous faire exister » (p. 18). De « ville » à « vie », la
reprise est infime mais décisive : la vie dans la ville et l’inverse parce que ce « trou » c’est bien
celui que fait toute voix dans et par le langage quand le poème vient au langage :
Le voisin parle. Le voisin a une bouche ouverte. Le voisin est un héros. Tout héros parle. Tous les voisins
ont la bouche ouverte. Sont des héros. Car dans héros il y a « o ». Et ça ouvre la bouche. Comme dans voisin.
Dans tout voisin il y a un héros qui sommeille la bouche ouverte.
Nous sommes pas pareils. Nous sommes avec nous. Et nous c’est pas pareil. Pourquoi ? Pourquoi on
peut pas être pareil ? On est pareil : on est dans le même trou. Et moi je voudrais parler dans ta bouche. Je
voudrais penser rien qu’en parlant dans ta bouche. Je penserais à toi rien qu’en remuant la langue. Ma langue elle
pense. On est tous les deux fort occupés à penser. Je remuerai en toi. Je te chercherai. Je chercherai ta bouche.
Ma langue pense. On mélange nos voix comme deux petits êtres dans un organe. Le corps est un tube d’où qu’on
glisse. La voix nous mélange. Elle mêle notre pensée à tout notre corps. On s’emmêle en pensant. S’aimer c’est
glisser dans nos langues. On se pense = on s’aime. On n’est plus qu’un organe. S’aimer c’est se sortir de l’organe
par la pensée des langues qui se mêlent. (p. 26-27)

Cet autre extrait de Pennequin vient comme continuer le mouvement mais il le précise :
ce mouvement est organique, plus précisément c’est une pensée organique, une pensée qui a
du corps. Et cette activité dont il n’est nul besoin de souligner le caractère profondément
érotique est également politique : politique de voisinage – mais il faudrait lire tout ce qui
précède et suit pour que ce « voisin » prenne toute sa force. Que la différence soit revendiquée
en même temps que le commun se réalise comme un acte amoureux, n’est pas sans laisser
songeur… C’est que justement, le poème invente ici la pluralité dans et par la spécificité : ce
que signalerait avec humour certainement le passage du « nous » au « on » et surtout ce
« mélange » que fait la voix. Mélange de l’intime et du commun, emmêlement du corps et du
langage, de la parole et de la bouche : grammaticalement ce serait le rôle d’opérateur du continu
que prend le verbe « être » bien loin des habitudes qui en font une copule définitionnelle. Le
verbe être y est plus un passage de la relation et une physique du rapport, qu’un arrêt sur
l’identité des termes et une stase métaphysique sur l’essence. En effet, « pas pareils » peut ici se
comprendre avec « pareil », le pluriel peut s’entendre au singulier et l’inverse…
et nous aimons nous
parler
sans nous attacher
à ce qu’on dit la parole nous relie si
nous la dénouons
et nous vivons

Ce fragment pris au livre de Philippe Païni (2006, p. 21) dit ce singulier-pluriel non
seulement dans le dit mais d’abord dans le dire qui est ici organisé, entre autres, par ses lignes
où le sens progresse comme par tuilages – autre mot pour résonances – ou encore par échos –
autre mot pour reprises. S’aimer sans s’attacher c’est engager parallèlement « et nous aimons //
et nous vivons » autour d’un « parler » intransitif, d’une « parole » suractive au point de relier
par les déliaisons (« nous la dénouons ») qu’elle demande.
Alors si « la voix est le corps du poème, le corps par le poème », on peut mesurer
l’enjeu d’un enseignement de la voix avec Laurent Mourey (Le Français aujourd’hui, n° 150, p.
71-78) :
Enseigner la voix est alors certainement enseigner la lecture, dans tous les sens, du poème, la lecture de
l’écriture, du dedans du poème et de ce qui se passe dans l’oreille. Seule condition d’une pratique de l’écriture et
de la voix haute. […]
Qu’est-ce qui se passe – et qui passe – dans la lecture ? L’oralité nous met sur le terrain d’une poétique
de la lecture, mettant chaque poème, chaque texte au pluriel. C’est même ce qu’allégorise l’écriture pratiquée en
classe à partir d’un poème. Il y a à écouter, dans le silence de la classe lisant un texte « dans sa tête », le murmure
des voix dans les silences entre les mots. Les questions qui suivent n’attendent plus alors des réponses, mais des
résonances. La voix lance alors le défi d’une poétique de la lecture dans et par l’infini du poème.

Il n’y aurait plus qu’à augmenter les rencontres vraies avec les poèmes et, comme écrit
Philippe Païni (2007, p. 122) :
puis il y a
ma voix dans le dehors comme
si la bouche n’était qu’un
lieu de passage

je t’écoute m’entendre
et nous marchons vers nous
Même si la volubilité nous entraînerait ici facilement à conclure combien la voix peut
opérer pour les apprentissages non seulement avec les poèmes mais, par là-même, dans et par
tout le langage vers une culture commune qui inclut le plus personnel, ce que chacun ne peut
même pas dire parce que son « grand secret » (« On cherche aussi, nous autres, le Grand
Secret » disait Henri Michaux au dernier vers du célèbre poème « Le grand combat » dans le
recueil Qui je fus de 1927, 2000, p. 45), il ne le connaît pas autrement qu’à vivre avec les autres.
Gérard Dessons (dans La Licorne, 1997, p. 3) introduit un ensemble de réflexions sur la voix
ainsi :
Il s’agit, en écoutant la voix, d’écouter le silence dans le langage, comme si le savoir sur la voix ouvrait
nécessairement sur la connaissance de ce qu’on n’entend pas ordinairement dans l’écoute de l’humain.

« Écouter le silence dans le langage » : rien de plus difficile, non pas techniquement
mais éthiquement, et en même temps rien de plus nécessaire. Ce que suggère le dernier poème
du livre de Werner Lambersy (2000, p. 46) qui propose un cheminement rêveur et surtout plein
de questions comme savent en poser les jeunes enfants – de celle qui n’ont pas de réponse toute
faite mais qui ne cessent d’enclencher de nouvelles questions, bref de poursuivre la relation
dans et par le langage :
Et la poésie ?
Dit celui qui marchait
au soleil

Depuis qu’elle est là


on a une ombre qui nous
suit dit le poème

Et quand on ne peut pas


marcher dans le soleil ?
Dit celui qui marchait
dans la nuit

Alors c’est toute la nuit


des étoiles qui nous suit
dit
celui que personne n’a vu

Mais le poème avait une


drôle de voix

Ne pourrions-nous pas dire qu’avec les poèmes, les élèves qui apprennent à voir leur(s)
voix, entrent dans la connaissance « de ce qu’on n’entend pas ordinairement dans l’écoute de
l’humain » et, pour le moins, du langage ? C’est tout le défi que les poèmes font aux
apprentissages et à la didactique, c’est toute la chance que les poèmes offrent aux élèves et à
leurs enseignants pour qu’ils apprennent et grandissent ensemble avec eux.
Le poème comme relation de voix : histoires de voix et rapports entre des voix. Tout ce
que rêve ceux qui vont à l’École.
Rions un peu pour ne pas en finir :
[…]
UN : Quoi, quoi… Il n’était pas sourd, Beethoven ?
DEUX : Si.
UN : Alors ?
DEUX : Mais c’est pas ça qui l’empêchait d’écrire.
UN : Justement ! C’est ça, qui est extraordinaire !
DEUX : Extraordinaire ! Mais mon pauvre ami, moi qui vous
parle, quand il faut que j’écrive, vous savez ce que je fais ?
UN : Non.
DEUX : Je me bouche les oreilles. Pour ne pas entendre les autos – le
raffut qu’ils font dans la rue. Avec de la cire, je me les bouche.
UN : Les oreilles ?
DEUX : Les oreilles.
UN : Eh bien ça prouve que vous n’êtes pas Beethoven, voilà tout.
DEUX : Moi ?
UN : Mais oui, vous, parfaitement. Ne faites pas la bête.

Roland Dubillard (1975).


Annexes

Bibliographie des ouvrages cités


Nota Bene : le lieu d’édition n’est pas indiqué quand il s’agit de Paris.

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Index des poètes cités
avec quelques renseignements sur chacun d’eux (dates, pays hors France)

Adonis Ali Ahmad Saïd Esber, Syrie et France (né en 1930)


Ancet Jacques (né en 1942)
Apollinaire Guillaume (1880-1919)
Baudelaire Charles (1821-1867)
Biga Daniel (né en 1940)
Bopp Raul, Brésil (1898-1984)
Bory Jean-François (né en 1938)
Breton André (1896-1966)
Butor Michel (né en 1926)
Cendrars Blaise (1887-1961)
Chéné Jean-Damien (né en 1946)
Claudel Paul (1868-1955)
Cluny Claude-Michel (né en 1930)
Cummings Edward Eslin, Etats-Unis (1894-1962)
Demarcq Jacques (né en 1946)
Desbordes-Valmore Marceline (1786-1859)
Desnos Robert (1900-1945)
Dreyfus Ariane (née en 1958)
Du Bellay Joachim (1522-1560)
Dubillard Rolland (né en 1923)
Dubost Jean-Pascal (né en 1963)
Dubost Louis (né en 1950)
Eluard Paul (1895-1952)
Émaz Antoine (né en 1955)
Fombeure Maurice (1906-1981)
Fournier Jacques (né en 1959)
Garnier Pierre et Ilse (nés en 1928 et 1927)
Gatard Jeanne (née en ?)
Gellé Albane (née en 1971)
Guilbaud Luce (née en 1941)
Guillevic Eugène (1907-1997)
Haddad Hubert (né en 1947)
Hugo Victor (1802-1885)
Jacob Max (1876-1944)
La Fontaine Jean (de) (1621-1695)
Lambersy Werner, Belgique (né en 1941)
Leiris Michel (1901-1990)
Luca Ghérasim, Roumanie et France (1913-1994)
Mallarmé Stéphane (1842-1898)
Mandelstam Ossip, Russie (1892-1938)
Marembert Amandine (née en 1977)
Meschonnic Henri (né en 1932)
Michaux Henri, Belgique et France (1899-1984)
Novarina Valère (né en 1942)
Obaldia René (de) (né en 1918)
Orléans Charles (d’) (1394-1465)
Païni Philippe (né en 1975)
Parant Jean-Luc (né en 1944)
Péguy Charles (1873-1914)
Pennequin Charles (né en 1965)
Prévert Jacques (1900-1977)
Reverdy Pierre (1889-1960)
Rimbaud Arthur (1854-18
Roubaud Jacques (né en 1932)
Rouzeau Valérie (née en 1967)
Roy Claude (1915-1997)
Sacré James (né en 1939)
Saint-Pol-Roux, Paul-Pierre Roux (dit) (1861-1940)
Sautou Éric (né en 1962)
Sef Roman, Russie (né en 1931)
Siméon Jean-Pierre (né en 1950)
Soupault Philippe (1897-1990)
Suel Lucien (né en 1948)
Supervielle Jules (1884-1960)
Tardieu Jean (1903-1995)
Touzeil Jean-Claude (né en 1946)
Thuillier Magali (née en 1972)
Tsvetaieva Marina, Russie (1892-1941)
Vargaftig Bernard (né en 1934)
Petite bibliothèque portative

pour l’enseignant en poésie

5 ouvrages de référence

1. Un panorama poétique (auteurs, notions) :


Michel Jarrety (éd.), 2001, Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Paris :
P.U.F.
2. Un excellent manuel de poétique :
Gérard Dessons, 2000, Introduction à l’analyse du poème (1991), Nathan.
3. Un point de vue didactique et éducatif :
Jean-Pierre Siméon, 2003, Aïe, un poète ! co-édition Le Seuil Jeunesse et le Printemps
des Poètes.
4. Une réflexion historique et pédagogique sur l’enseignement de la poésie :
Marie-Claire et Serge Martin, 1997, Les Poésies,l’école, P.U.F.
5. Un petit livre qui concentre une œuvre monumentale de poétique :
Henri Meschonnic, 2006, Vivre poème, éditions Dumerchez.

5 anthologies de première nécessité

1. Roy Claude, 1997, Trésor de la poésie populaire française, Plon (indispensable pour
vivre le continu du contemporain et des traditions).
2. Bernard Vargaftig, 1999, Poésies de résistance, « Les classiques », J’ai lu (une
introduction lumineuse et un choix magistral qui met le politique dans le langage, tout le
langage).
3. Marie-Claire et Serge Martin, 1997, Les Poèmes à l’école, « Parcours didactiques à
l’école », Bertrand-Lacoste (300 p. de poèmes et 100 p. de conseils, bibliographies…).
4. Bernard Noël, 2002, Un certain accent : anthologie poétique, Mont-de-Marsan : Atelier
des Brisants (l’anthologie comme rencontre et résonance).
5. Zeno Bianu, 2002, Poèmes à dire, Une anthologie de poésie contemporaine

francophone, Poésie/ Gallimard (un parcours multiple dans les voix du XXe siècle).

5 revues de poésie

1. Poèmes et enfance : Dans la lune, 8, rue Kléber 51430 Tinqueux (la seule revue actuelle
de poésie pour l’enfance et la jeunesse)
2. Poèmes et arts sur un sommaire pensé par James Sacré : Triages aux éditions Tarabuste,
rue du Fort 36170 Saint-Benoît-du-Sault (une revue en trois temps : un numéro annuel,
un supplément-dossier et une anthologie)
3. Poèmes et comptes rendus de lecture : Contre-Allées, 16 rue Mizault, 03100 Montluçon
(une revue animée par une jeune équipe avec un travail soigné et à l’écoute)
4. Poèmes et poétique : Résonance générale aux éditions L’Atelier du Grand Tétras (des
« cahiers pour la poétique » avec des poèmes et des essais incisifs où le poème est
critique de la critique)
5. Des informations et des voix : Ici & là revue de la Maison de la Poésie de Saint-
Quentin-en-Yvelines
10 place Pierre Bérégovoy
F-78280 Guyancourt
(surtout un très bon dossier sur la poésie d’expression française quelque part dans le
monde…)

5 œuvres d’auteurs classiques

1. Fables de Jean de La Fontaine (1668-1694, 1709 : édition de Charpentier)

2. Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916, (1925) de


Guillaume Apollinaire, 1966 Poésie/Gallimard.
3. L’Accent grave et l’accent aigu, Poèmes 1976-1983, de Jean Tardieu, 1986, Poésie/
Gallimard
4. Paroles (1949) de Jacques Prévert, 1992, « folio », Gallimard.
5. Plume précédé de Lointain intérieur (1963) de Henri Michaux, 1985, Poésie/Gallimard.

5 œuvres d’auteurs contemporains

1. Nous le passage de Henri Meschonnic, 1990, Verdier.


2. Canal Street de Bernard Heidsieck, 2001, Al Dante (avec deux CD).
3. Va où de Valérie Rouzeau, 2002, Le Temps qu’il fait.
4. Sous le ciel de nous de Sophie G. Lucas, 2007, Contre-allées.
5. La Somme du feu de Philippe Païni, 2007, L’Atelier du Grand Tétras.

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