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novembre 2007
par Jérôme ZANETTA
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Vous faites, d’autre part, souvent référence à la tradition du cirque. En quoi vous
est-elle chère ?
En effet, j’aime cet art qui organise des espaces qui changent sans cesse, des artistes qui
revêtent des rôles très différents, sur des rythmes endiablés. Mon père m’a donné le
goût du cirque qu’il mettait au-dessus de l’art théâtral, à une époque où les intellectuels
se rendaient régulièrement au cirque. Et puis l’acteur est un acrobate du souffle, pendant
que le spectateur retient son souffle !
L’art du souffle, c’est aussi celui de maîtrise de son corps qui peut passer par une
dimension spirituelle ?
Mais les acteurs sont souvent des spirituels, ils font une expérience du corps, du langage
qui traverse leur corps ; ils sortent de leur propre corps. C’est un phénomène que
j’observe avec fascination depuis les coulisses, où je perçois cette activité incessante et
ce dédoublement chez chacun des comédiens, le double monde, l’envers qui est très au
fond du théâtre qui a définitivement à voir avec le renversement, l’autre côté du miroir,
vers la mort.
On est d’ailleurs toujours fasciné par ces figures multiples qui habitent vos
spectacles et dont les noms nous interpellent de façon inattendue.
Oui, j’aime beaucoup jouer avec les noms, le Bonhomme Nihil, Jean Multiple, Irina
Grammatica et surtout Raymond de la Matière ; bref, ces noms surgissent de mon
imagination ou du monde réel et sont un signe identitaire fort pour les comédiens, ils
sont comme un premier vêtement pour eux et agissent dans la pièce de façon souvent
instable. C’est un peu comme au cirque où les artistes ont des noms et des emplois
multiples. Ces noms sont donc importants dans la mesure où ils créent aussi
l’architecture de la pièce.
Comment vivez-vous le fait que certains spectateurs disent ne pas saisir l’entièreté
de votre propos, ne pas parvenir à accéder à votre théâtre ?
Je vois certains spectateurs quitter les lieux, mais j’en vois d’autres aussi qui viennent
une seconde fois pour revivre l’expérience théâtrale. Ce sont ceux-là mêmes qui disent
que tout est allé trop vite et que sans avoir lu le texte, ils ne comprennent pas tout ! Mais
la vie elle-même passe trop vite et il faut accepter de ne pas tout comprendre dans sa
vie. Moi-même je vais au spectacle tous les soirs pour essayer de comprendre la
pièce…et, selon les jours, elle vit différemment, j’apprends d’elle des choses
différentes, c’est une lumière différente qui l’éclaire.
C’est en ces termes que vous rendez vos comédiens sensibles à ces lumières qu’ils
doivent laisser éclairer leurs corps ?
Je ne sais pas si je leur dis cela, mais je sais que je les regarde beaucoup dans leur corps.
Il le faut pour savoir quelle sera la meilleure manière de communiquer avec chacun
d’eux. Certains sont dans une compréhension immédiate de la matière théâtrale et
d’autres nécessitent de ma part un suivi en zigzag pour parvenir à trouver dans leurs
corps la meilleure luminescence possible. Et je constate toujours plus qu’au théâtre le
corps de l’acteur, son incarnation, son travail de mémoire et de diction apportent de
l’intelligence à la matière. Cela passe donc au théâtre par la façon dont les acteurs
touchent le texte, le respirent, l’articulent. Or, je ne connais cela qu’au théâtre. C’est
d’ailleurs ce que je crains le plus, non pas que les textes de théâtre disparaissent, il y en
aura toujours, mais que l’art de l’acteur se perde. Alors que selon moi cet art du
comédien est le point irradiant, jouissif et lumineux qui établit le contact entre le texte et
l’acteur. De cela dépendra l’émotion. La mise en scène, elle n’est là que pour le
comédien, pour l’aider à comprendre la pièce. De fait, tout sur scène doit être pour lui,
avant même d’être destiné au spectateur. C’est la moindre des choses, puisque l’on
disait bien au début du siècle dernier que telle ou telle comédienne donnait Phèdre ou
Andromaque dans tel théâtre. Il y a bien là l’idée du don qui présuppose un apport
antérieur du metteur en scène.
C’est pour cela que nombre de comédiens reviennent régulièrement dans vos
pièces. Est-ce parce qu’ils sont ceux « donnent » le mieux vos textes et dont la voix
les dira le plus justement ?
Effectivement, la distribution est avec la scénographie l’acte le plus essentiel pour le
metteur en scène. Je choisis de façon très scrupuleuse les comédiens qui évolueront sur
le plateau et la voix peut être décisive dans ce choix. À ce sujet, j’aime citer Thomas
Corneille parlant du « charme de la voix » ou Balzac lorsqu’il dit « la voix, lumière
parlée », c’est très beau et ça renvoie à la chair de la voix. Tout cela me semble
extrêmement important dans la mesure où la voix doit prendre la pleine possession de sa
liberté pour s’épanouir dans l’espace scénique et permettre une meilleure
compréhension. Il s’agit donc de l’intelligence par la chair, par la voix, par la mémoire,
mais qui n’est possible si le comédien comprend de manière globale et totale
l’architecture de la pièce et du propos, de l’intérieur comme de l’extérieur. C’est plus
important encore que de parler de l’essence de la pièce. Et parfois, je constate que nous
n’avons pas vraiment parlé de la pièce, de son centre, mais que cette pudeur est souvent
nécessaire, qu’elle permet de mieux accompagner quelque chose ou quelqu’un, comme
ici Daniel Znyk, dont la présence muette est ce silence nécessaire qui laisse jaillir le
langage.