Вы находитесь на странице: 1из 14

COLLECTION TURCICA

VOL. ix

Syncrétismes et hérésies
dans l'Orient seldjoukide et ottoman
(XIVe-XVIIP siècle)

Actes du Colloque du Collège de France,


octobre 2001

Sous la direction de
Gilles VEINSTEIN
Publié avec le concours du Collège de France

PEETERS
PARIS
2005
Denis GRIL

ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE:


<ABD AL-RAHMÂN AL-BISTÂMÎ,
UN REPRÉSENTANT DE LA SCIENCE
DES LETTRES À BURSA
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XVe SIÈCLE.

L'hérésie n'est que le rejet par une orthodoxie dominante de


croyances et de pratiques jugées hétérodoxes. L'auteur dont nous allons
traiter a appartenu, dans la Bursa du XVe siècle, à l'élite intellectuelle et
spirituelle proche des milieux dirigeants. Il semble avoir été considéré
comme parfaitement orthodoxe. Pourtant son appartenance à l'école
d'Ibn 'Arabî ou son intérêt déclaré pour un savoir ésotérique, votre
occulte, comme la science des Lettres ou la prédiction des événements à
venir, l'aurait certainement voué ailleurs à la vindicte des 'ulamâ'. Lui-
même n'hésite pas à vouer aux gémonies certains sectateurs des Lettres,
classés par lui parmi les pires des hérétiques. Outre l'intérêt propre de
son œuvre, le cas de Bistâmî nous rappelle qu'hérésie et hétérodoxie res-
tent des notions relatives.
L'essentiel de ce que nous savons sur 'Abd al-Rahmân b. Muhammad
b. 'Alî b. Ahmad al-Hanafî al-Bistâmî tient dans la courte notice que lui
consacre Tâshkôpriïzâde dans ses Shaqâ 'iq aï-nu'mâniyya '. Il était ori-
ginaire d'Antioche. Le nom de Bistâmî indique non pas une origine ira-
nienne mais une affiliation spirituelle sur laquelle nous reviendrons.
Formé dans toutes les sciences islamiques traditionnelles, il était parti-
culièrement versé d'une part dans la science des Lettres et ses applica-

1 Beyrouth 1395/1975, p. 31. Sur Bistâmî, voir. Brockelmann, CAL, II, p. 231-2, S, II,
p. 323-4 ; Ziriklî, al-A'lâm, IV, p. 91 ; Kahhaleh, Mu'jam al-mu'allifîn V 184-5 ; El 2 ,1,
p. 1286 ; Encydop. Iranica, IV, p. 182-183 ; DIA, VI, p. 218-219 : Toufic Fahd, La divi-
nation arabe, Paris 1987, p. 228-230.
184 DENIS GRIL

lions pratiques, notamment les carrés magiques (khawâss al-hurûf wa peine à s'intégrer dans k I
'ilm al-wafq wa l-taksîr) ; d'autre part dans la connaissance des événe- des hauts dignitaires de l'É
ments à venir (al-jafr wa l-jâmi'a), de l'histoire et de la chronologie (al- Par ailleurs l'ouvrage, p
tawârîkh). La recherche de ces sciences «étranges» ou occultes (al- d'un auteur dont l'œuvre n
'ulûm ai-gharîba) le conduisit à voyager en Syrie, en Egypte et jusque l'élite intellectuelle et spirt
dans l'Occident musulman. Est-ce sa réputation dans ce domaine qui cité, explicitement ou impli
l'amena à Brousse, capitale des Ottomans ; Les savants de la ville lui l-fawâtih al-mukkiyya oc rt
firent sans doute bon accueil puisque, nous précise la notice, Mollah Makkiyya*, «Les révélanot
Shams al-Dîn al-Fanârî2 reçut de lui ces sciences occultes. Il resta à mères, le livre prend pour p
Brousse jusqu'à sa mort en 858/1454, un an après la prise de Constanti- mystères, point de contaa
nople. Tâshkôpruzâde (m. 968/1561) eut l'occasion de consulter une chie des saints qui veillent
grande partie de ses œuvres, pour la plupart autographes, soigneusement L'auteur, à l'instar d'[bn
calligraphiées et composées, précise-t-il. prévu cent chapitres dont
Quoiqu'élogieuse, la notice parle de «sciences étranges» pour désigner diques. Il semble bien qu'il
l'intérêt principal de notre auteur. Cette réserve à l'égard des sciences 844 de l'Hégire, ayant anei
occultes explique sans doute que jusqu'à nos jours son œuvre soit restée il. Grâce à cette indication.
manuscrite, à l'exception d'un ouvrage littéraire peu connu par ailleurs3. Trois orientations princ^
Son traité le plus souvent cité, al-Fawâ'ih al-miskiyya fî~l-fawâîih al- — une inspiration souft
makkiyya «Les senteurs de musc lors des ouvertures mecquoises», reflète Ibn 'Arabî, pénétrée
assez bien la personnalité littéraire, intellectuelle et spirituelle de Bistâmî moins soucieuse de i
et mériterait une étude approfondie. On se contentera ici d'un aperçu sance et à la sainteté,
lions et l'instruisant *
rapide qui nous conduira sur les traces de l'hérésie, telle que l'auteur
lier;
entend la dénoncer. Les autres traités, plus techniques, relèvent avant tout - des développements
de la science des Lettres opérative ou du jafr mais n'en contiennent pas ailleurs dans tout l'a
moins des renseignements utiles sur l'auteur et son œuvre. rituelle, théurgique e
Les Fawâ'ih se présentent comme un assemblage de courtes épîtres médicales;
- un intérêt constant »
(risâla} dont le titre comme l'introduction sont rédigés dans une prose
chronologie, l'héritai
rimée assez recherchée. Le corps de l'épître, parfois entrecoupé de des sciences. Héritie
courts poèmes, adopte un style généralement plus simple. Pourquoi ce nombre de traditions
style orné ; L'auteur déclare répondre à la demande d'une haute person- déjà intégrées dans V
nalité qui n'est pas nommée mais ne peut être le Sultan, contrairement à
ce qu'affirmait Brockelmann. Quoi qu'il en soit, Bistâmî affirme sa par- 4 En réalité, le titre s'inspire
faite maîtrise de la langue arabe et déploie une vaste culture. Il perpétue Najm al-Dîn Kubrâ (m. 618/1221
cette tradition de Vaàab qui consiste à briller par l'élégance de son style, de Fritz Meier, Die Fawâ'ih al
la richesse de son lexique et l'étendue de connaissances héritées en par- Wiesbaden, 1957, et l'étude et
Kubrâ, Les éclosions de la beau
tie de civilisations antérieures à l'islam. On comprend qu'il n'eut aucune l'influence doctrinale d'Ibn 'An
Najm al-Dîn Kubrâ, une allusion
2 Ce dernier est mort à Bursa en 834/1431, âgé de 83 années lunaires. qu'à l'une des voies initiatiques ,
3 Manâhij al-tawassul fî mabâhij al-tarassul, en marge du Jinân al-jinâs de Salâh al- 5 Dans le colophon de l'exei
Dîn al-Safadî, Le Caire, 1299/1882. avoir copié le texte sur l'exempl;
ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 185

peine à s'intégrer dans le milieu des 'ulamâ' et à être introduit auprès


des hauts dignitaires de l'État.
Par ailleurs l'ouvrage, par son seul titre, s'inscrit dans la continuité
d'un auteur dont l'œuvre n'a cessé, depuis le XIIIe siècle, d'influencer
l'élite intellectuelle et spirituelle du Bilâd al-Rûm : Ibn 'Arabî, souvent
cité, explicitement ou implicitement. Le titre des Fawâ'ih al-miskiyya fî-
l-fawâtih al-makkiyya ne rappelle-t-il pas en partie celui des Fuîûhât al-
Makkiyya4, «Les révélations mecquoises» ? Sur le modèle de ces der-
nières, le livre prend pour point de départ la Ka'ba, Heu de révélation des
mystères, point de contact entre le ciel et la terre et centre de la hiérar-
chie des saints qui veillent sur le monde.
L'auteur, à l'instar d'Ibn 'Arabî, annonce son plan en détail ; il avait
prévu cent chapitres dont les titres révèlent ses intentions encyclopé-
diques. Il semble bien qu'il se soit délibérément arrêté au chapitre 30, en
844 de l'Hégire, ayant atteint le «grand âge» de 62 ans3, nous confie-t-
il. Grâce à cette indication, nous savons qu'il est né en 782/1380.
Trois orientations principales se dégagent des Fawâ'ih al-miskiyya :
- une inspiration soufie, fortement mais non exclusivement inspirée par
Ibn 'Arabî, pénétrée des connaissances les plus ésotériques mais non
moins soucieuse de définir les voies orthodoxes d'accès à la connais-
sance et à la sainteté, mettant en garde le lecteur contre certaines dévia-
tions et l'instruisant dans les pratiques initiatiques, le dhikr en particu-
lier;
- des développements spécifiques sur la science des Lettres, présente par
ailleurs dans tout l'ouvrage, sous diverses modalités, théorique ou spi-
rituelle, théurgique et pratique, comme par exemple ses applications
médicales;
- un intérêt constant, déjà noté par Tâshkôpriizâdeh, pour l'histoire, la
chronologie, l'héritage scientifique antique ou encore la classification
des sciences. Héritier de Yadab classique, cet ouvrage recueille aussi
nombre de traditions d'origines persane, indienne, chinoise et grecque,
déjà intégrées dans le savoir islamique.

4 En réalité, le titre s'inspire tout autant des Fawâ'ih al-jamâl wafawâtih al-jalâl de
Najm al-Din Kubrâ (m. 618/1221), le grand maître du Khwârezm (cf. l'étude et l'édition
de Fritz Meier, Die Fawâ'ih al-jamâl wa fawâ'ih al-jalâl des Najm ad-Dîn al-Kubrâ,
Wiesbaden, 1957, et l'étude et la traduction récentes de Paul Ballanfat : Najm al-Dîn
Kubrâ, Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, Nîmes 2001). Quoique
l'influence doctrinale d'Ibn 'Arabî soit prépondérante, il faut voir dans la référence à
Najm al-Dîn Kubrâ, une allusion à son influence majeure sur le soufisme anatolien ainsi
qu'à l'une des voies initiatiques auxquelles était rattaché l'auteur (voir infra).
5 Dans le colophon de l'exemplaire consulté : BN arabe 6520 f. 164, le copiste dit
avoir copié le texte sur l'exemplaire autographe, en 1091 H.
186 DENIS GRIL

Le projet encyclopédique de Bistâmî était trop vaste pour être mené à


son terme. Il faut avouer aussi que la logique de son plan nous échappe
parfois. On a un peu l'impression d'une œuvre à tiroirs, constituée à partir
de textes précédemment rédigés. C'est ce que suggère la comparaison des
Fawâ'ih al-miskiyya avec d'autres traités de Bistâmî, sur la science des
Lettres en particulier. L'originalité de cette œuvre réside moins dans son
contenu que dans son projet qui consiste à recentrer l'ensemble du savoir
autour d'un noyau essentiel : la science des Lettres, clé de toute connais-
sance, «science des saints» selon l'expression d'al-Hakîm al-Tirmidhî*
reprise par Ibn 'Arabî, et donc héritière de l'intérieur de la prophétie.
Bistâmî s'inscrit en effet dans une tradition ésotérico-hermétique qui
repose simultanément sur le soufisme et la science des Lettres. Repre-
nant à dessein le titre des Épîtres des Ikhwân al-safâ, il adresse à plu-
sieurs reprises son discours aux «frères de la pureté d'entre les soufis et
amis fidèles, adeptes de la science des Lettres» (ikhwân al-safâ min al-
sûfiyya wa khillân al-wafâ min al-harfiyya1}. Ces deux catégories d'êtres
spirituels sont distinguées mais unies par leur inspiration commune, le
dévoilement direct (kashf) auquel prépare le cheminement initiatique.
«Les maîtres dans la science des Lettres (al-sâdât al-harftyya), écrit-
il, sont comparables aux sûfiyya dans leur mode de réception des
connaissances, mais ils s'en distinguent par des connaissances subtiles,
de nobles secrets, des connaissances gustatives et une terminologie qui
leur est propre. Ils reçoivent la connaissance des secrets du Coran, du
bon augure (/a'/), des relations entre les Lettres, les nombres, les tempé-
raments, les conjonctions astrales, par l'intermédiaire des awfâq («carrés
magiques»). Ils possèdent également la science des Noms divins, des
invocations et de leurs effets spirituels, des remèdes...8»
La suite de ce passage qui correspond à la fin du livre énumère les 68
sciences issues de la science des Lettres, ce qui montre bien qu'elle
constitue pour l'auteur l'origine et l'achèvement de toutes les sciences.

6 Cf. Tirmidhî, Khatm al-awliyâ', éd. O. Yahya, Beyrouth, 1965, p. 363 ou Sfrat al-
awliyâ', éd. B. Radtke, Beyrouth, 1992, p. 58 ; dans ce passage le 'ilm al-hurûfest l'une
des quatre sciences qui caractérisent les saints et constituent les principes de la Sagesse
(usai al-hikma). Le traité de Tirmidhî intitulé «La science des saints» ('(7m al-awliyâ')
commence par évoquer la science des lettres. Sur la place de celle-ci chez cet auteur, voir
Geneviève Gobillot, Le livre de la profondeur des choses, Villeneuve d'Ascq, 1996, chap.
VII «le langage».
7 II emploie loujours ce terme, positivement ou négativement, mais jamais celui de
hurûflyya.
H Fawâ'ih at-miski\\a f.!31b.
ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 187

Comment et par qui Bistâmî fut-il initié dans les deux voies, celle du
soufisme et celle des Lettres ? Il nous renseigne sur la première, non
dans les Fawâ'ih al-miskiyya mais dans un autre traité sur la science des
Lettres, le Kashf asrâr al-hurûfwa wasf ma'ânîal-2urûf. Dans un pas-
sage consacré aux maîtres de la Voie, il mentionne son appartenance à
trois chaînes initiatiques. Il a été rattaché par un certain Abu 1-Hasan
'Alî al-Dûrkî (ou al-Dûzkî?) à la voie de Najm al-Dîn Kubrâ, par l'in-
termédiaire de Nur al-Dîn al-Isfrâ'inî. Son principal maître semble avoir
été Shams al-Dîn Muhammad b. Ahmad al-At'ânî, originaire d'Alep et
mort en 807 H10, d'après les indications de l'auteur. Ce cheikh apparte-
nait à la Suhrawardiyya, par l'intermédiaire de 'Abdallah al-Balyânî (m.
env. 686/1288) " et de quelques maîtres portant la nisba de Bistâmî jus-
qu'à al-At'ânî. En effet la chaîne initiatique de ces derniers maîtres
remontait également à Abu Yazîd al-Bistâmî, rattaché, en mode direct et
uwaysî, à l'Imam Ja'far al-Sâdiq. C'est sans aucun doute cette affiliation
qui explique le nom de Bistâmî porté par l'auteur et ses maîtres. Enfin,
par un certain Shaykh 'Abd al-Hâdî qui avait été l'un des maîtres d'al-
At'ânî, Bistâmî avait été initié à une voie remontant au Shaykh Safî al-
Dîn al-Ardabilî, l'ancêtre des Séfévides (m. 735/1334)12. En 'Abd al-
Rahmân al-Bistâmî convergent donc plusieurs voies dont il faudrait
étudier en détail les transmetteurs. Certains d'entre eux, comme Balyânî
ou d'autres dont al-At'ânî, maître de l'auteur, ont été vraisemblablement
le relais de connaissances ésotériques.
En ce qui concerne la science des Lettres, Bistâmî ne mentionne que
ses deux principaux inspirateurs : Ibn 'Arabî et Shams al-Dîn al-Bûnî13.
Comme on l'a déjà signalé, les chapitres 3 à 7 des Fawâ'ih al-miskiyya
sont calqués, dans un ordre différent, sur les chapitres 6 à 12 des Futû-

9 Ms BN fonds arabe 2686, 216 f. Le texte a été composé en 845 H., un an après les
Fawâ'ih.
10 En se nommant lui-même à l'aboutissement de cette chaîne, Bistâmî se donne la
nisba de Killizî. Killiz est une localité dépendant de 'Azâz, entre Alep et Antioche, cf.
Yâqùt, Mu'jam al-Buldân, Beyrouth, 1957, IV, p. 476.
11 Sur lui voir l'introduction de Michel Chodkiewicz à Awhad al-Dîn Balyânî, Épître
sur l'Unité Absolue, Paris 1982. Il est intéressant de remarquer qu'un descendant de
Balyânî au IXe siècle H. fut réputé pour sa connaissance des sciences occultes. £ur la
famille de ce cheikh de Chiraz, voir Denise Aigle, «Le soufisme sunnite en Fars : Shaykh
Amîn al-Dîn Balyânî» dans L'Iran face à la domination mongole ( Denise Aigle éd.),
Téhéran, 1997.
12 Cf. Kashf asrâr al-hurûf f.110-5. La lecture suivie de ces chaînes de transmission
n'est pas facilitée par la composition du texte coupé en plusieurs unités, occupant la page
dans différentes directions.
188 DENIS GRIL

hât al-makkiyya et d'autres, prévus mais non rédigés, leur empruntent


également des titres. Bistâmî a sans aucun doute largement puisé dans
les ouvrages de Bûnî qu'il cite souvent14. Il lui doit tout ce qui touche
aux applications pratiques de la science des Lettres. Contentons-nous de
rappeler ici l'objet de cette science qui repose sur une certaine vision du
monde. Les Lettres, dont la prononciation ou l'écriture ne sont que les
signes, constituent par leur valeur numérique, leurs relations avec les
éléments et les astres, une réalité intermédiaire entre le monde d'en haut
et celui d'en bas. En elles se rencontrent les réalités supérieures inscrites
dans l'exemplaire céleste du Livre, prototype de la Révélation et les réa-
lités terrestres. Leur rencontre, sur un plan opératoire, s'accomplit par
les noms des êtres et des choses qui, par la combinaison de leurs lettres,
peuvent être reliés à leurs principes supérieurs, représentés en particulier
par les noms divins et angéliques. Les carrés magiques (awfâq) permet-
tent de mettre en relation les propriétés et les sens auxquels renvoient les
lettres et de faire agir ainsi les principes supérieurs ou subtils sur les
êtres inférieurs ou de dévoiler des réalités cachées dans ce monde mais
préexistantes dans le Livre où toutes choses sont inscrites. Les effets de
cette science peuvent être physiques : guérison, protection, connaissance
de l'avenir mais aussi spirituels, par l'invocation des Noms divins qui
élève l'âme vers les mondes supérieurs.
La science des Lettres s'inspire aussi bien de la Révélation coranique
que d'une multitude de connaissances cosmologiques, héritage des tradi-
tions antérieures, déjà largement brassé par les spécialistes des sciences
occultes au cours des siècles précédents, dans la tradition alchimique
notamment15. Ce fut précisément le rôle d'Ibn 'Arabî d'intégrer un cer-

13 Sur ïbn 'Arabî et la science des Lettres, on pourra consulter le chapitre VIII du
volume collectif sous la direction de Michel Chodkiewicz : Ibn 'Arabî, Les Illuminations
de La Mecque, Paris, 1988. On y trouvera une allusion à la relation entre BÛnî et Ibn
'Arabî, p. 615 notes 133 et 134. Contrairement à ce qui est affirmé dans El 2, suppl. 156-
7, la date de mort de Bûnî ne peut être 622/1225 mais se situe plutôt à la fin des VII-XIIF
siècles. On trouvera quelques indications sur l'œuvre de Bûnî dans T. Fahd, La divination
arabe, p. 230-2, 237. Sur la science des Lettres, voir Ibn Khaldûn, Shifa' al-sâ'il li-tahd-
hîb al-masà'il, éd. M. Tanjî, Istanbul, 1958, p. 63-68 ; trad" R. Ferez, La Voie et la Lui ou
le Maure et le Juriste, Paris, 1991, p. 184-91 ; voir également le numéro du Bulletin d'É-
tudes Orientales sur les sciences occultes sous la direction de Pierre Lory.
14 Sa Durrat aï-âfâqfî 'ilm al-hurûfwa l-awfâq est un commentaire de \&Lam'a nurâ-
niyya fî l-awrâd al-rabbâniyya de Bûnî, cf. GAL suppl. I, p. 910, n° 7 (indication de
Michel Chodkiewicz).
15 Cf. Paul Kraus, Jâbir Ihn Hayyân. Contribution à l'histoire des idées scientifiques
dans l'islam, Paris, Les Belles Lettres, 1986 ; Pierre Lory, Alchimie et mystique en terre
d'islam, Lagrasse, 1989.
ESOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 189

tain nombre de questions d'ordres philosophique et hermétique à une


vision universelle de la Révélation où les Lettres par leurs symbolismes
phonique, graphique et numérique, permettent une remontée vers les
principes non manifestés de l'univers. Bûni, sans négliger la dimension
spirituelle sur laquelle il insiste, s'est surtout consacré à développer les
applications cosmologiques de cette science. Bistâmî, originaire d'une
des grandes villes de l'Antiquité, s'inspire de l'un et de l'autre en y ajou-
tant une nouvelle intention : faire de la science des Lettres la synthèse
du savoir non seulement spirituel, hermétique et scientifique mais aussi
historique et littéraire, reprenant à son compte et adaptant à son temps la
vocation encyclopédique et universaliste de Vadab. Le style particulière-
ment fleuri, en prose rimé, par lequel débutent les chapitres des Fawâ'ih
al-miskiyya est l'expression de cette ambition.
Bistâmi s'est également illustré dans les récits apocalyptiques (Jafr et
malâfâm)16, autre genre de littérature ésotérique, étroitement lié à la
science des lettres, surtout lorsque ces textes annoncent dans un langage
chiffré des événements comme l'avènement ou les vicissitudes de telle
dynastie et plus encore la venue du Mahdî. Dès son arrivée en Anatolie,
il appliqua ses connaissances dans ce domaine à sa terre d'adoption
puisqu'il composa à Akshehir en 810 H. la Sayhat al-bûm fî hawâdîth
al-Rûm «Le cri du hibou au sujet des événements de Rûm»17. L'intérêt
de l'auteur pour ce type de prédictions s'inscrit dans une vision de
l'histoire qui se dégage progressivement du plan des Fawâ'ih al-mis-
kiyya. Inspiré par la première partie des Futûhât, \Q fasl al-ma'ârif «la
section des connaissances»18, il expose les débuts et les fins, l'origine
du monde et son achèvement, en y ajoutant des traditions sur la prise de
Constantinople la Grande et de Rome la Majeure (Qustantiniyya al-
kubrâ wa Rûmiyya al-'uzmâ) dont la prise par les musulmans doit coïn-
cider avec la venue du Mahdî, la redescente de Jésus et le déferlement
final de Gog et Magog. Cette vision eschatologique est tempérée ou
mise en attente par la tradition prophétique selon laquelle «Dieu envoie
à cette communauté, tous les cent ans, un homme qui rénove pour elle

16 Cf El2 articles Djafr, Malhama et Malâhim (T. Fahd) et T. Fahd, La divination


arabe, p. 219-28.
17 Sur ce texte, l'origine du titre et son attribution à Bistâmî, voir D. Gril, «L'énigme
de la Shajara aï-nu'mâniyyafî I-dawla al-'uthmâniyya, attribuée à Ibn 'Arabî» dans Les
traditions apocalyptiques au tournant de la cnute de Constanlinople (B. Lellouch et S.
Yérasimos éd.), Varia Turcica XXXIII, Paris-Montréal, 1999, p. 144-5.
1K Voir l'introduction de M. Chodkiewicz à Ibn 'Arabî, Les Illuminations de La
\iecque, p. 46-69.
190 DENIS GRIL

sa religion»19. Mêlant perspectives exotérique, ésotérique et eschatolo-


gique, Bistâmî, identifie ainsi les rénovateurs : 'Umar b. 'Abd al-'Azîz,
al-Shâfi'î, Tabarî, Isfâ'inî, Ghazâlî, Fakhr al-Dîn al-Râzî, Ibn Daqîq al-
'Id, Ibn Jamâ'a (m. 733 H.)20 ; sans se prononcer prudemment sur le
IXe siècle de l'hégire, il annonce la venue du Mahdî pour le Xe. Il rap-
pelle en même temps que le véritable maître du temps à chaque époque
est le qutb, le «Pôle» ou chef de la hiérarchie des saints, émanation de
l'Esprit de Muhammad, Pôle de toute l'humanité. Il superpose ainsi à
dessein les histoires officielle et initiatique de l'islam. Pour rappeler
que les traditions apocalyptiques doivent être intériorisées et appliquées
par chacun à soi-même, il fait suivre ces traditions d'un chapitre sur le
devenir posthume de l'âme et les quatre morts initiatiques21. Le chapitre
suivant traite curieusement de deux sujets apparemment sans relation
aucune. On y trouve d'abord une sorte de miroir des princes : exhorta-
tion à la justice et connaissances nécessaires au bon gouvernement, y
compris l'art de la guerre22. Sont relatés ensuite des récits merveilleux
sur les villes légendaires. Existe-t-il un rapport entre ces deux parties ?
Veut-on ainsi suggérer que depuis ces villes qui représenteraient les
centres occultés de la hiérarchie des saints, les véritables vicaires de
Dieu surveillent les souverains de ce monde dans leurs capitales et
orientent à leur insu leur politique selon la volonté divine?
De même, les développements spécifiques sur la science des Lettres
sont suivis de deux chapitres fort différents mais complémentaires. Le
premier concerne les fondements spirituels de cette science : Le Roseau
suprême et la Tablette gardée, son histoire en islam et la connaissance du
Nom suprême de Dieu. Le second est une sorte d'histoire de la philoso-

19 Citée par Abu Dâwûd dans ses Sunan, malâhim 1, éd. M. Muhyî l-Dîn L Abd al-
Hamîd, Beyrouth s. d., I, p. 109, hadîth n" 4291. Sur les autres occurrences de cette tra-
dition, voir al-Sakhâwî, al-Maqâsid ai-hasanz, Beyrouth 1985, p. 203-204.
20 D'après Sakhâwî (voir note précédente), le nom des deux premiers personnages de
la liste sont indiqués par Ahmad Ibn Hanbal pour illustrer cette tradition. Les personnages
suivants sont principalement des juristes et des théologiens shafi'ites et ash'arites. On
trouve une liste à peu près identique chez Sakhâwî, lui-même shâfï'ite. Bistâmî s'inspire
sans doute de la même source que ce dernier. Notre auteur, lui-même hanafite, ne mani-
feste aucun parti pris pour sa propre école juridique et surtout compile toutes sortes de
sources.
31 Les morts de couleurs rouge, blanche, verte et noire symbolisent respectivement le
fait de contredire les penchants de l'âme, d'endurer la faim, de revêtir le manteau rapiécé
des soufis et d'endurer les vexations cf. f. 55b.
32 Nous y apprenons que les carrés magiques comportant 100 divisions conviennent
tout particulièrement à la préparation des batailles. Ceci constitue un bon exemple de
l'application de la science des Lettres aux domaines les plus variés.
ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 191

phie ou plutôt de la Sagesse universelle. Depuis Hermès Trismégiste, en


passant par Zoroastre, on retrouve les philosophes de la Grèce réunis
sous un titre repris à l'histoire de la médecine : 'Uyûn al-anbâ' fî taba-
qâî al-alibbâ' «Les sources des informations sur les générations de
médecins»23. En donnant à l'un des chapitres du livre le titre d'un
ouvrage connu, Bistâmî signale qu'il s'inscrit dans une certaine tradition
littéraire et savante. La science grecque est présentée ici comme devant
nécessairement aboutir à la science des Lettres. Au passage, il attire l'at-
tention sur l'importance d'Antioche, sa ville natale, dans la transmission
de l'héritage antique.
C'est un peu de la même manière qu'il aborde le soufisme, son his-
toire et ses pratiques, le dhikr en particulier, qu'il ramène à fa science
des Lettres. Il s'intéresse aussi dans ce cadre à la vision en rêve et, plus
particulièrement à la vision du Prophète, pour souligner son caractère
véridique et la différencier d'autres visions où il arrive que l'initié s'illu-
sionne sur lui-même et sur son degré spirituel. Ce type d'illusion ainsi
que la réalisation imparfaite de certains états spirituels sont, considère-t-
il, causes de nombreuses déviations. Aussi dénonce-t-il, avec véhé-
mence, les innovations blâmables (bid'a pi. bida') et les sectes déviantes
(firqa pl.firaq). Ce parti-pris hérésiographique est nuancé cependant par
des critiques plus subtiles, internes au soufisme, pour en dénoncer les
déviations. Il passe ainsi en revue non seulement les différentes formes
de shi'isme mais aussi les soufis «extrémistes» (ghulât al-sûfiyya),
c'est-à-dire, comme les shi'ites pareillement qualifiés, ceux qui tendent
à voir en certains êtres, voir en eux-mêmes, une manifestation divine. Il
dénonce aussi les antinomistes (al-ibâhiyya), ceux qui se déclarent au
delà des interdits ou des mises en garde de la Loi, se permettant par
exemple de regarder ou même de fréquenter de plus près les jeunes gens
imberbes. L'usage du hachisch par certains derviches est également
honni. Quelques ordres comme les Qalandariyya, Haydariyya, Harîriyya
et même Rifâ'iyya sont taxés d'hétérodoxie pour leurs pratiques peu
conformes à la Loi, Mais surtout il voue aux gémonies les «hérétiques
des imposteurs de la science des Lettres» (al-zanâdiqa min makhâriqat
al-harfiyyà}, autrement dit les Hurûfis.
Les trois derniers chapitres résument de manière significative les
orientations doctrirfiales de Bistâmî. Ils comportent tout d'abord une apo-
logie du soufisme orthodoxe, représenté selon l'auteur par quatre voies

" D'Ibn Abî Usaybi'a {m. 668/1270), cf. El2, III, p. 715-716.
192 DENIS GRIL

spirituelles qui sont en partie les siennes : Bistâmiyya, Junaydiyya,


Qâdiriyya, Suhrawardiyya. Les maîtres de ces voies sont porteurs d'une
connaissance ésotérique qui est l'esprit de toutes les sciences exotériques
et qui trouve son accomplissement dans la science des Lettres. L'élite
des soufis ne se distingue pas en définitive des «Maîtres des Lettres»
(al-sâdât al-harfiyya). C'est pourquoi l'hérésie des Hurûtis lui semble
particulièrement dangereuse. 11 lui consacre en partie l'avant dernier
chapitre dont il emprunte pour l'occasion le titre à Ibn Taymiyya : al-
Farq bayna awliyâ' al-Rahmân wa awliyâ' al-Shayîân «La différence
entre les alliés de Dieu et les alliés de Satan». Le fondateur des Hurûtïs
est pour lui l'exemple même de l'inversion diabolique de la science éso-
térique quand celle-ci prétend pouvoir s'affranchir de la Loi et donc de
la Révélation dont la réalité est à la fois extérieure et intérieure. Il s'ex-
prime ainsi, reprenant des critiques déjà formulées par Ghazâlî contre les
Bâtiniyya Ismaéliens24 :
«...Si bien que le lion de la forêt des faussetés et la hyène des crocs des
erreurs qui a tourné la tête aux serviteurs de Dieu et semé la corruption, le
nommé Fadl Allah al-Astarâbâdî qui a suivi la voie des Khurramites et la
religion des Qarmates, a dit : "les significations intérieures de l'interpréta-
tion nous dispensent de nous en tenir aux sens extérieurs de la Révélation
et les idées intelligibles nous affranchissent des formes textuelles". C'est
pourquoi Satan l'a pris dans le filet des doctrines douteuses sans qu'il ait
même dépassé le sens extérieur des versets ambigus.» (f.144)
On désigne sous le terme de Khurramiyya un mouvement néo-mazda-
kiste qui se développa au début de l'islam en Iran dans la mouvance des
partisans d'Abû Muslim. L'activité de cette secte anti-arabe révoltée
contre le pouvoir abbasside atteint son point culminant sous la direction
de Bâbak, finalement battu et exécuté en 213/838". En assimilant les
Hurûfis à cette tendance ainsi qu'aux Qarmates, mouvement proche des
Ismaéliens qui menaça le califat abbasside, Bistâmî souligne le double
danger d'une secte fondée sur le rejet des rites extérieurs sous prétexte
d'interprétation ésotérique et sur une attente eschatologique insurrec-
tionnelle. Sa critique est d'autant plus violente qu'il est conscient de la
séduction exercée par les Hurûfîs sur certains esprits. Aussi met-il forte-
ment en garde son lecteur en citant, par exemple, ce vers :

24 En particulier dans le Mustazhirî ou Fadâ'ih al-bânniyya, éd. 'Abd al-Rahmân


Badawî, Le Caire, 1964, p. 46-48, ou dans le Mwnqidh min al-dalâl, trad. Farid Jabre :
Erreur et délivrance, Beyrouth, 1959, p. 28-34.
25 Voir El2, V, p. 65-77, Khurramiyya.
ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 193

«Être près d'une chamelle saine ne sert en rien à la chamelle galeuse mais
celle-ci contamine la première.»
Après cette diatribe violente et comme par contraste, Bistâmî revient
une fois de plus sur les authentiques représentants de la science des
Lettres, depuis les prophètes jusqu'aux descendants du Prophète, déten-
teurs du Jafr, en attendant la venue du Mahdî, héritier par excellence de
cette science. Le dernier chapitre est construit sur une opposition ana-
logue entre vrais et faux adeptes du soufisme : d'un côté les voies ortho-
doxes déjà vues, de l'autre tous les ordres populaires ou marginaux, en
partie cités mais dont il allonge la liste : Malâmiyya, Qalandariyya, Hay-
dariyya, Harîriyya, Yûnusiyya, Jâkiriyya, 'Adawiyya, Khurramiyya
(sic), Rifâ'iyya, Hayrâniyya, Sistâniyya, Badawiyya et toutes sortes de
soufis incarnationnistes (al-sûfiyya al-hulûliyya). Il leur ajoute les faux
maîtres, imposteurs (al-mudda 'iyya) et prétendus médecins des cœurs,
alors qu'ils sont eux-mêmes malades, ainsi que les cheikhs héréditaires
dont la maîtrise ne repose que sur la réputation de leur père ou de leurs
ancêtres et qui n'ont même pas atteint le degré des disciples engagés
dans la voie26. Il qualifie ces prétendus guides spirituels de «brigands de
grand chemin» (quttâ1 al-tarîq), littéralement «coupeurs de la Voie»,
car ils empêchent les aspirants sincères d'accéder au cheminement ini-
tiatique véritable. L'ésotériste qu'est Bistâmî se double donc d'un cri-
tique impitoyable de toute forme d'appartenance au soufisme qui ne
serait pas strictement ancrée dans la tradition des grands maîtres recon-
nus. Aucune sympathie chez lui ni indulgence pour le peuple des der-
viches réfugiés dans les couvents ou parcourant les routes d'Iran, de
Syrie et d'Anatolie.
En quoi Bistâmî nous permet-il de mieux comprendre le phénomène
de l'hérésie, voire du syncrétisme ? Il se situe de prime abord à l'opposé
de ces deUx tendances. Sa critique finale, digne d'un hérésiographe, pré-
sente l'intérêt de nous faire sentir la tension qui pouvait régner dans
l'Anatolie du XVe siècle entre, d'une part, un soufisme soucieux d'équi-
libre entre extérieur et intérieur et agréé par les 'ulamâ' et les milieux
dirigeants et, d'autre part, des tendances laxistes ou ultra-ésotéristes,
attirantes aussi bien pour le peuple peu porté à l'ascèse du corps et de
l'âme que pour des milieux plus intellectuels à la recherche d'un com-
promis entre intellectualité et spiritualité.

Cf. Fawâ'ih miskiyya, f. 160.


194 DENIS GRIL

S'il se montre si critique à l'égard des Hurûfis, modèle de toutes les malgré le caractère qucfcpef
déviations, c'est que la dimension ésotérique et hermétique de sa pensée s'est si bien fondu dans I
le rend bien conscient des points communs entre ses propres convictions oeuvre reflète re
et connaissances et celles des Hurûfis. Selon la doctrine d'ibn 'Arabî, à manc. Sur le plan reli
laquelle il adhère pleinement, le monde est le lieu d'une théophanie dont tout lorsque la toheM
l'homme est l'expression la plus parfaite. Le Prophète se trouve au tuent pas moins, que
centre, à l'origine et à l'aboutissement de cette théophanie, séparant pur réalité religieuse et
les deux faces de sa réalité les deux présences existencîelles, divine et vitupère ou d'autres qui
humaine. La prophétologie, l'hagiologie et la cosmologie qui découlent autre plan, un rôle d"
de cet enseignement reposent sur le principe d'une unité profonde entre
les formes manifestées, particulièrement la Loi sacrée qui régit les
hommes, et leurs principes supérieurs. Tout laxisme à l'égard de la Loi
est donc exclu. Par ailleurs, la croyance dans le gouvernement caché des
saints, relativise et légitime tout à la fois le pouvoir temporel. Libre
ensuite aux maîtres de se tenir à l'écart complet du sultanat ou de
conseiller le prince. Identifier, comme le font apparemment les Hurûfis,
la théophanie à un homme particulier - ce qui peut se concevoir sur un
plan intérieur - pour en faire l'Imam, c'est confondre individu et fonc-
tion spirituelle et mettre en cause l'unité de la communauté des croyants
autour de leur prophète. Tant sur le plan spirituel et dogmatique que sur
le plan politique, Bistâmî a bien vu le danger du hurûfisme.
Que penser par ailleurs de l'organisation de toutes les branches du
savoir et de la culture, islamiques et préislamiques, autour de la science
des Lettres ? Sa compilation systématique de matériaux plus ou moins
anciens ne constitue-t-elle pas une forme de savoir syncrétique ? Il faut
distinguer, même si elles sont liées dans son esprit, deux dimensions
dans son œuvre. L'une, culturelle, se situe dans le droit fil de Vadah,
vaste entreprise de refonte dans un moule arabe, d'éléments de diverses
cultures, désormais réunis dans une langue commune et un style classi-
cisant. Bistâmî ne déroge pas à cette tradition et répond à l'attente d'un
public cultivé au service de la dynastie ottomane. L'autre dimension,
spirituelle, procède elle aussi de traditions multiples. Par l'intermédiaire
de la science des Lettres, comme l'avait fait Ibn 'Arabî avant lui, ce
maître rapproche la spiritualité islamique issue de la Révélation de cou-
rants de pensée et de pratiques hérités de l'Antiquité. Pour être spirituel-
lement opérante, cette science doit être reçue selon le mode prophétique
de l'inspiration car elle pren'd sa source à la Tablette gardée où sont tra-
cées les Lettres supérieures du Livre et du Cosmos. Plutôt que de syn-
crétisme, il convient de parler de synthèse et d'intégration. Si Bistâmî,
ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 195

malgré le caractère quelque peu «étrange» des sciences qu'il consignait,


s'est si bien fondu dans le milieu des savants de Brousse, c'est que son
œuvre reflète remarquablement, dans son domaine propre, l'idée otto-
mane. Sur le plan religieux, orthodoxie et hétérodoxie s'affrontent, sur-
tout lorsque la cohésion politique est menacée mais elles n'en consti-
tuent pas moins, que Bistâmî le veuille ou non, les deux faces d'une
réalité religieuse et spirituelle complexe. Les ordres contre lesquels il
vitupère ou d'autres qui se développent à son époque, jouent, sur un
autre plan, un rôle d'intégration comparable au sien.

Вам также может понравиться