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VOL. ix
Syncrétismes et hérésies
dans l'Orient seldjoukide et ottoman
(XIVe-XVIIP siècle)
Sous la direction de
Gilles VEINSTEIN
Publié avec le concours du Collège de France
PEETERS
PARIS
2005
Denis GRIL
1 Beyrouth 1395/1975, p. 31. Sur Bistâmî, voir. Brockelmann, CAL, II, p. 231-2, S, II,
p. 323-4 ; Ziriklî, al-A'lâm, IV, p. 91 ; Kahhaleh, Mu'jam al-mu'allifîn V 184-5 ; El 2 ,1,
p. 1286 ; Encydop. Iranica, IV, p. 182-183 ; DIA, VI, p. 218-219 : Toufic Fahd, La divi-
nation arabe, Paris 1987, p. 228-230.
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lions pratiques, notamment les carrés magiques (khawâss al-hurûf wa peine à s'intégrer dans k I
'ilm al-wafq wa l-taksîr) ; d'autre part dans la connaissance des événe- des hauts dignitaires de l'É
ments à venir (al-jafr wa l-jâmi'a), de l'histoire et de la chronologie (al- Par ailleurs l'ouvrage, p
tawârîkh). La recherche de ces sciences «étranges» ou occultes (al- d'un auteur dont l'œuvre n
'ulûm ai-gharîba) le conduisit à voyager en Syrie, en Egypte et jusque l'élite intellectuelle et spirt
dans l'Occident musulman. Est-ce sa réputation dans ce domaine qui cité, explicitement ou impli
l'amena à Brousse, capitale des Ottomans ; Les savants de la ville lui l-fawâtih al-mukkiyya oc rt
firent sans doute bon accueil puisque, nous précise la notice, Mollah Makkiyya*, «Les révélanot
Shams al-Dîn al-Fanârî2 reçut de lui ces sciences occultes. Il resta à mères, le livre prend pour p
Brousse jusqu'à sa mort en 858/1454, un an après la prise de Constanti- mystères, point de contaa
nople. Tâshkôpruzâde (m. 968/1561) eut l'occasion de consulter une chie des saints qui veillent
grande partie de ses œuvres, pour la plupart autographes, soigneusement L'auteur, à l'instar d'[bn
calligraphiées et composées, précise-t-il. prévu cent chapitres dont
Quoiqu'élogieuse, la notice parle de «sciences étranges» pour désigner diques. Il semble bien qu'il
l'intérêt principal de notre auteur. Cette réserve à l'égard des sciences 844 de l'Hégire, ayant anei
occultes explique sans doute que jusqu'à nos jours son œuvre soit restée il. Grâce à cette indication.
manuscrite, à l'exception d'un ouvrage littéraire peu connu par ailleurs3. Trois orientations princ^
Son traité le plus souvent cité, al-Fawâ'ih al-miskiyya fî~l-fawâîih al- — une inspiration souft
makkiyya «Les senteurs de musc lors des ouvertures mecquoises», reflète Ibn 'Arabî, pénétrée
assez bien la personnalité littéraire, intellectuelle et spirituelle de Bistâmî moins soucieuse de i
et mériterait une étude approfondie. On se contentera ici d'un aperçu sance et à la sainteté,
lions et l'instruisant *
rapide qui nous conduira sur les traces de l'hérésie, telle que l'auteur
lier;
entend la dénoncer. Les autres traités, plus techniques, relèvent avant tout - des développements
de la science des Lettres opérative ou du jafr mais n'en contiennent pas ailleurs dans tout l'a
moins des renseignements utiles sur l'auteur et son œuvre. rituelle, théurgique e
Les Fawâ'ih se présentent comme un assemblage de courtes épîtres médicales;
- un intérêt constant »
(risâla} dont le titre comme l'introduction sont rédigés dans une prose
chronologie, l'héritai
rimée assez recherchée. Le corps de l'épître, parfois entrecoupé de des sciences. Héritie
courts poèmes, adopte un style généralement plus simple. Pourquoi ce nombre de traditions
style orné ; L'auteur déclare répondre à la demande d'une haute person- déjà intégrées dans V
nalité qui n'est pas nommée mais ne peut être le Sultan, contrairement à
ce qu'affirmait Brockelmann. Quoi qu'il en soit, Bistâmî affirme sa par- 4 En réalité, le titre s'inspire
faite maîtrise de la langue arabe et déploie une vaste culture. Il perpétue Najm al-Dîn Kubrâ (m. 618/1221
cette tradition de Vaàab qui consiste à briller par l'élégance de son style, de Fritz Meier, Die Fawâ'ih al
la richesse de son lexique et l'étendue de connaissances héritées en par- Wiesbaden, 1957, et l'étude et
Kubrâ, Les éclosions de la beau
tie de civilisations antérieures à l'islam. On comprend qu'il n'eut aucune l'influence doctrinale d'Ibn 'An
Najm al-Dîn Kubrâ, une allusion
2 Ce dernier est mort à Bursa en 834/1431, âgé de 83 années lunaires. qu'à l'une des voies initiatiques ,
3 Manâhij al-tawassul fî mabâhij al-tarassul, en marge du Jinân al-jinâs de Salâh al- 5 Dans le colophon de l'exei
Dîn al-Safadî, Le Caire, 1299/1882. avoir copié le texte sur l'exempl;
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4 En réalité, le titre s'inspire tout autant des Fawâ'ih al-jamâl wafawâtih al-jalâl de
Najm al-Din Kubrâ (m. 618/1221), le grand maître du Khwârezm (cf. l'étude et l'édition
de Fritz Meier, Die Fawâ'ih al-jamâl wa fawâ'ih al-jalâl des Najm ad-Dîn al-Kubrâ,
Wiesbaden, 1957, et l'étude et la traduction récentes de Paul Ballanfat : Najm al-Dîn
Kubrâ, Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, Nîmes 2001). Quoique
l'influence doctrinale d'Ibn 'Arabî soit prépondérante, il faut voir dans la référence à
Najm al-Dîn Kubrâ, une allusion à son influence majeure sur le soufisme anatolien ainsi
qu'à l'une des voies initiatiques auxquelles était rattaché l'auteur (voir infra).
5 Dans le colophon de l'exemplaire consulté : BN arabe 6520 f. 164, le copiste dit
avoir copié le texte sur l'exemplaire autographe, en 1091 H.
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6 Cf. Tirmidhî, Khatm al-awliyâ', éd. O. Yahya, Beyrouth, 1965, p. 363 ou Sfrat al-
awliyâ', éd. B. Radtke, Beyrouth, 1992, p. 58 ; dans ce passage le 'ilm al-hurûfest l'une
des quatre sciences qui caractérisent les saints et constituent les principes de la Sagesse
(usai al-hikma). Le traité de Tirmidhî intitulé «La science des saints» ('(7m al-awliyâ')
commence par évoquer la science des lettres. Sur la place de celle-ci chez cet auteur, voir
Geneviève Gobillot, Le livre de la profondeur des choses, Villeneuve d'Ascq, 1996, chap.
VII «le langage».
7 II emploie loujours ce terme, positivement ou négativement, mais jamais celui de
hurûflyya.
H Fawâ'ih at-miski\\a f.!31b.
ÉSOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 187
Comment et par qui Bistâmî fut-il initié dans les deux voies, celle du
soufisme et celle des Lettres ? Il nous renseigne sur la première, non
dans les Fawâ'ih al-miskiyya mais dans un autre traité sur la science des
Lettres, le Kashf asrâr al-hurûfwa wasf ma'ânîal-2urûf. Dans un pas-
sage consacré aux maîtres de la Voie, il mentionne son appartenance à
trois chaînes initiatiques. Il a été rattaché par un certain Abu 1-Hasan
'Alî al-Dûrkî (ou al-Dûzkî?) à la voie de Najm al-Dîn Kubrâ, par l'in-
termédiaire de Nur al-Dîn al-Isfrâ'inî. Son principal maître semble avoir
été Shams al-Dîn Muhammad b. Ahmad al-At'ânî, originaire d'Alep et
mort en 807 H10, d'après les indications de l'auteur. Ce cheikh apparte-
nait à la Suhrawardiyya, par l'intermédiaire de 'Abdallah al-Balyânî (m.
env. 686/1288) " et de quelques maîtres portant la nisba de Bistâmî jus-
qu'à al-At'ânî. En effet la chaîne initiatique de ces derniers maîtres
remontait également à Abu Yazîd al-Bistâmî, rattaché, en mode direct et
uwaysî, à l'Imam Ja'far al-Sâdiq. C'est sans aucun doute cette affiliation
qui explique le nom de Bistâmî porté par l'auteur et ses maîtres. Enfin,
par un certain Shaykh 'Abd al-Hâdî qui avait été l'un des maîtres d'al-
At'ânî, Bistâmî avait été initié à une voie remontant au Shaykh Safî al-
Dîn al-Ardabilî, l'ancêtre des Séfévides (m. 735/1334)12. En 'Abd al-
Rahmân al-Bistâmî convergent donc plusieurs voies dont il faudrait
étudier en détail les transmetteurs. Certains d'entre eux, comme Balyânî
ou d'autres dont al-At'ânî, maître de l'auteur, ont été vraisemblablement
le relais de connaissances ésotériques.
En ce qui concerne la science des Lettres, Bistâmî ne mentionne que
ses deux principaux inspirateurs : Ibn 'Arabî et Shams al-Dîn al-Bûnî13.
Comme on l'a déjà signalé, les chapitres 3 à 7 des Fawâ'ih al-miskiyya
sont calqués, dans un ordre différent, sur les chapitres 6 à 12 des Futû-
9 Ms BN fonds arabe 2686, 216 f. Le texte a été composé en 845 H., un an après les
Fawâ'ih.
10 En se nommant lui-même à l'aboutissement de cette chaîne, Bistâmî se donne la
nisba de Killizî. Killiz est une localité dépendant de 'Azâz, entre Alep et Antioche, cf.
Yâqùt, Mu'jam al-Buldân, Beyrouth, 1957, IV, p. 476.
11 Sur lui voir l'introduction de Michel Chodkiewicz à Awhad al-Dîn Balyânî, Épître
sur l'Unité Absolue, Paris 1982. Il est intéressant de remarquer qu'un descendant de
Balyânî au IXe siècle H. fut réputé pour sa connaissance des sciences occultes. £ur la
famille de ce cheikh de Chiraz, voir Denise Aigle, «Le soufisme sunnite en Fars : Shaykh
Amîn al-Dîn Balyânî» dans L'Iran face à la domination mongole ( Denise Aigle éd.),
Téhéran, 1997.
12 Cf. Kashf asrâr al-hurûf f.110-5. La lecture suivie de ces chaînes de transmission
n'est pas facilitée par la composition du texte coupé en plusieurs unités, occupant la page
dans différentes directions.
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13 Sur ïbn 'Arabî et la science des Lettres, on pourra consulter le chapitre VIII du
volume collectif sous la direction de Michel Chodkiewicz : Ibn 'Arabî, Les Illuminations
de La Mecque, Paris, 1988. On y trouvera une allusion à la relation entre BÛnî et Ibn
'Arabî, p. 615 notes 133 et 134. Contrairement à ce qui est affirmé dans El 2, suppl. 156-
7, la date de mort de Bûnî ne peut être 622/1225 mais se situe plutôt à la fin des VII-XIIF
siècles. On trouvera quelques indications sur l'œuvre de Bûnî dans T. Fahd, La divination
arabe, p. 230-2, 237. Sur la science des Lettres, voir Ibn Khaldûn, Shifa' al-sâ'il li-tahd-
hîb al-masà'il, éd. M. Tanjî, Istanbul, 1958, p. 63-68 ; trad" R. Ferez, La Voie et la Lui ou
le Maure et le Juriste, Paris, 1991, p. 184-91 ; voir également le numéro du Bulletin d'É-
tudes Orientales sur les sciences occultes sous la direction de Pierre Lory.
14 Sa Durrat aï-âfâqfî 'ilm al-hurûfwa l-awfâq est un commentaire de \&Lam'a nurâ-
niyya fî l-awrâd al-rabbâniyya de Bûnî, cf. GAL suppl. I, p. 910, n° 7 (indication de
Michel Chodkiewicz).
15 Cf. Paul Kraus, Jâbir Ihn Hayyân. Contribution à l'histoire des idées scientifiques
dans l'islam, Paris, Les Belles Lettres, 1986 ; Pierre Lory, Alchimie et mystique en terre
d'islam, Lagrasse, 1989.
ESOTÉRISME CONTRE HÉRÉSIE 189
19 Citée par Abu Dâwûd dans ses Sunan, malâhim 1, éd. M. Muhyî l-Dîn L Abd al-
Hamîd, Beyrouth s. d., I, p. 109, hadîth n" 4291. Sur les autres occurrences de cette tra-
dition, voir al-Sakhâwî, al-Maqâsid ai-hasanz, Beyrouth 1985, p. 203-204.
20 D'après Sakhâwî (voir note précédente), le nom des deux premiers personnages de
la liste sont indiqués par Ahmad Ibn Hanbal pour illustrer cette tradition. Les personnages
suivants sont principalement des juristes et des théologiens shafi'ites et ash'arites. On
trouve une liste à peu près identique chez Sakhâwî, lui-même shâfï'ite. Bistâmî s'inspire
sans doute de la même source que ce dernier. Notre auteur, lui-même hanafite, ne mani-
feste aucun parti pris pour sa propre école juridique et surtout compile toutes sortes de
sources.
31 Les morts de couleurs rouge, blanche, verte et noire symbolisent respectivement le
fait de contredire les penchants de l'âme, d'endurer la faim, de revêtir le manteau rapiécé
des soufis et d'endurer les vexations cf. f. 55b.
32 Nous y apprenons que les carrés magiques comportant 100 divisions conviennent
tout particulièrement à la préparation des batailles. Ceci constitue un bon exemple de
l'application de la science des Lettres aux domaines les plus variés.
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" D'Ibn Abî Usaybi'a {m. 668/1270), cf. El2, III, p. 715-716.
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«Être près d'une chamelle saine ne sert en rien à la chamelle galeuse mais
celle-ci contamine la première.»
Après cette diatribe violente et comme par contraste, Bistâmî revient
une fois de plus sur les authentiques représentants de la science des
Lettres, depuis les prophètes jusqu'aux descendants du Prophète, déten-
teurs du Jafr, en attendant la venue du Mahdî, héritier par excellence de
cette science. Le dernier chapitre est construit sur une opposition ana-
logue entre vrais et faux adeptes du soufisme : d'un côté les voies ortho-
doxes déjà vues, de l'autre tous les ordres populaires ou marginaux, en
partie cités mais dont il allonge la liste : Malâmiyya, Qalandariyya, Hay-
dariyya, Harîriyya, Yûnusiyya, Jâkiriyya, 'Adawiyya, Khurramiyya
(sic), Rifâ'iyya, Hayrâniyya, Sistâniyya, Badawiyya et toutes sortes de
soufis incarnationnistes (al-sûfiyya al-hulûliyya). Il leur ajoute les faux
maîtres, imposteurs (al-mudda 'iyya) et prétendus médecins des cœurs,
alors qu'ils sont eux-mêmes malades, ainsi que les cheikhs héréditaires
dont la maîtrise ne repose que sur la réputation de leur père ou de leurs
ancêtres et qui n'ont même pas atteint le degré des disciples engagés
dans la voie26. Il qualifie ces prétendus guides spirituels de «brigands de
grand chemin» (quttâ1 al-tarîq), littéralement «coupeurs de la Voie»,
car ils empêchent les aspirants sincères d'accéder au cheminement ini-
tiatique véritable. L'ésotériste qu'est Bistâmî se double donc d'un cri-
tique impitoyable de toute forme d'appartenance au soufisme qui ne
serait pas strictement ancrée dans la tradition des grands maîtres recon-
nus. Aucune sympathie chez lui ni indulgence pour le peuple des der-
viches réfugiés dans les couvents ou parcourant les routes d'Iran, de
Syrie et d'Anatolie.
En quoi Bistâmî nous permet-il de mieux comprendre le phénomène
de l'hérésie, voire du syncrétisme ? Il se situe de prime abord à l'opposé
de ces deUx tendances. Sa critique finale, digne d'un hérésiographe, pré-
sente l'intérêt de nous faire sentir la tension qui pouvait régner dans
l'Anatolie du XVe siècle entre, d'une part, un soufisme soucieux d'équi-
libre entre extérieur et intérieur et agréé par les 'ulamâ' et les milieux
dirigeants et, d'autre part, des tendances laxistes ou ultra-ésotéristes,
attirantes aussi bien pour le peuple peu porté à l'ascèse du corps et de
l'âme que pour des milieux plus intellectuels à la recherche d'un com-
promis entre intellectualité et spiritualité.
S'il se montre si critique à l'égard des Hurûfis, modèle de toutes les malgré le caractère qucfcpef
déviations, c'est que la dimension ésotérique et hermétique de sa pensée s'est si bien fondu dans I
le rend bien conscient des points communs entre ses propres convictions oeuvre reflète re
et connaissances et celles des Hurûfis. Selon la doctrine d'ibn 'Arabî, à manc. Sur le plan reli
laquelle il adhère pleinement, le monde est le lieu d'une théophanie dont tout lorsque la toheM
l'homme est l'expression la plus parfaite. Le Prophète se trouve au tuent pas moins, que
centre, à l'origine et à l'aboutissement de cette théophanie, séparant pur réalité religieuse et
les deux faces de sa réalité les deux présences existencîelles, divine et vitupère ou d'autres qui
humaine. La prophétologie, l'hagiologie et la cosmologie qui découlent autre plan, un rôle d"
de cet enseignement reposent sur le principe d'une unité profonde entre
les formes manifestées, particulièrement la Loi sacrée qui régit les
hommes, et leurs principes supérieurs. Tout laxisme à l'égard de la Loi
est donc exclu. Par ailleurs, la croyance dans le gouvernement caché des
saints, relativise et légitime tout à la fois le pouvoir temporel. Libre
ensuite aux maîtres de se tenir à l'écart complet du sultanat ou de
conseiller le prince. Identifier, comme le font apparemment les Hurûfis,
la théophanie à un homme particulier - ce qui peut se concevoir sur un
plan intérieur - pour en faire l'Imam, c'est confondre individu et fonc-
tion spirituelle et mettre en cause l'unité de la communauté des croyants
autour de leur prophète. Tant sur le plan spirituel et dogmatique que sur
le plan politique, Bistâmî a bien vu le danger du hurûfisme.
Que penser par ailleurs de l'organisation de toutes les branches du
savoir et de la culture, islamiques et préislamiques, autour de la science
des Lettres ? Sa compilation systématique de matériaux plus ou moins
anciens ne constitue-t-elle pas une forme de savoir syncrétique ? Il faut
distinguer, même si elles sont liées dans son esprit, deux dimensions
dans son œuvre. L'une, culturelle, se situe dans le droit fil de Vadah,
vaste entreprise de refonte dans un moule arabe, d'éléments de diverses
cultures, désormais réunis dans une langue commune et un style classi-
cisant. Bistâmî ne déroge pas à cette tradition et répond à l'attente d'un
public cultivé au service de la dynastie ottomane. L'autre dimension,
spirituelle, procède elle aussi de traditions multiples. Par l'intermédiaire
de la science des Lettres, comme l'avait fait Ibn 'Arabî avant lui, ce
maître rapproche la spiritualité islamique issue de la Révélation de cou-
rants de pensée et de pratiques hérités de l'Antiquité. Pour être spirituel-
lement opérante, cette science doit être reçue selon le mode prophétique
de l'inspiration car elle pren'd sa source à la Tablette gardée où sont tra-
cées les Lettres supérieures du Livre et du Cosmos. Plutôt que de syn-
crétisme, il convient de parler de synthèse et d'intégration. Si Bistâmî,
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