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Deucalion. Cahiers de philosophie 2 (1947), pp. 161-167.

LE JEU COMME STRUCTURE

Immense est le domaine du jeu. Si variées en sont les formes qu’il n’est
pas une de nos conduits, de nos paroles ou de nos pensées qui n’y appartienne
en quelque mesure ; si peu conciliables qu’on s’étonne de les voir
pareillement désignées. Des manifestations infiniment diverses qui y
ressortissent et qui font apparaître le jeu moins comme une activité
particulière que comme une certaine modalité de toute activité humaine, on
a surtout cherché l’origine dans une tendance biopsychologique qui y
trouverait exercice et satisfaction. Nous ne suivrons pas cette voie : c’est du
jeu, non du joueur, qu’il sera question ici. Procédant à l’inverse, nous
considérons le jeu comme donnée de fait, en tant que forme, pour essayer de
déceler les éléments qui en agencent la structure et pour tenter une définition
de la fonction qu’il remplit.
On peut d’emblée proposer une définition minima du jeu, qui en souligne
les caractères fondamentaux, ceux sans lesquels il n’est pas. Nous
appellerons jeu : toute activité réglée qui a sa fin en elle-même et ne vise pas
à une modification utile du réel.
Il en ressort déjà les traits principaux qui distinguent le jeu : le fait qu’il
est une activité qui se déploie dans le monde, mais en ignorant les conditions
du « réel », puisqu’il en fait délibérément abstractions ; le fait qu’il « ne sert
à rien » et se présente comme un ensemble de formes dont l’intentionalité ne
peut être orientée vers l’utile et qui trouvent leur fin dans leur propre
accomplissement ; enfin le caractère formel et réglé du jeu, qui doit se
dérouler dans des limites et conditions rigoureuses et constitue une totalité
fermé. Par tous ces traits, faut-il le dire, le jeu est séparé du « réel » où le
vouloir humain, asservi à l’utilité, se heurte de toutes parts à l’événement, à
l’incohérence, à l’arbitraire, où rien ne va jamais à son terme prévu ni selon
les règles admises, où la seule certitude que l’homme possède, celle de sa fin,
lui apparaît à la fois inique et absurde. A toutes ces limitations le jeu échappe,
en ce qu’il est d’abord forme.
Le qualifier de « forme », c’est l’opposer à un « contenu » qui serait la
réalité même. Mais il ne s’ensuit pas que le jeu soit forme vide, production
d’actes dénués de sens. La cohérence de sa structure et sa finalité interne
impliquent au contraire un sens qui est comme inhérent à sa forme et toujours
étranger à toute visée pratique : il est produit par l’arbitraire même des
conditions qui le limitent et à travers lesquelles, passant de l’une à l’autre, il
s’accomplit ; son être est tout entier dans la convention qui le régit. Si une
seule des règles qui le maintiennent hors du « réel » est violée, le jeu cesse
et l’on retombe dans la réalité. Arbitraire sera donc aussi, et nécessairement,
la condition propre des participants, qui dépouillent leur personnalité
ordinaire pour assumer celle-là seulement que l’exigence du jeu leur
assigne ; leur seule fonction sera de permettre au jeu de se réaliser. Et il doit
se réaliser comme action, étant la transcription d’un schème donné d’avance
et qui existe pour soi jusqu’à sa conclusion. C’est donc le jeu qui détermine
les joueurs, non l’inverse. Il crée ses acteurs, il leur confère place, rang,
figure ; il règle leur maintien, leur apparence physique, il les fait même, selon
le cas, morts ou vivants. Tout est conditionné par le déroulement du jeu, à
l’intérieur des conditions en lesquelles il consiste.
Cette réalité seconde dans laquelle le jeu nous installe et nous maintient
tant qu’il dure, il ne suffit pas de dire qu’elle est différente de la « vraie »
réalité. On peut plus précisément la caractériser à l’aide des expressions que
nous lui appliquons. L’extension que nous donnons au mot jeu éclaire la
représentation que nous nous en formons. Nous parlons du jeu de cartes, du
jeu de paume, et aussi du jeu d’une bielle, du jeu des institutions, ou du jeu
d’un artiste. Nous disons qu’un acteur joue, et qu’une porte joue. Nous
employons des expressions aussi diverses que : entrer en jeu ; mettre en jeu ;
donner du jeu ; se faire un jeu de ... Le même vocable semble signifier à la
fois mouvement ou contrainte ou artifice ou facilité ou exercice. Tout cela
qui paraît dissemblable, contradictoire même, est plein d’enseignements,
mais d’abord sur nous ; le témoignage des mots éclaire notre conception du
jeu. Il n’y a pas en pareille matière de notion immuable : où nous ne voyons
que des variétés d’une même espèce, le jeu d’enfants et le jeu athlétique, les
Grecs distinguaient deux réalités indépendantes (παίγνιον et ἆθλος) qu’ils
n’auraient pas eu l’idée de confondre. Bien des langues font la même
distinction. Sous cette réserve, on discerne, dans les multiples acceptions où
nous recevons le mot, les traits constants d’une définition. Le fait qui a causé
cette prolifération sémantique est que tout exercice collectif, toute
« représentation », toute figuration sont désormais regardés comme des
« jeux », comme des imitations « non sérieuses » de la réalité. C’est leur côte
fictif qui se trouve ainsi souligné. Le soldat à l’exercice, le lutteur dans
l’arène, l’acteur sur la scène ne font que les gestes de leur rôle, et ils les font
jusqu’au bout. Tout comportement qui reproduit les dehors d’une action
concertée, qui en imite l’allure et le développement, sera qualifié de jeu. Par
extension on désignera ainsi un fonctionnement considéré du dehors, dans
son mouvement régulier, sans égard au résultat atteint ; on parlera du jeu des
muscles, mécanisme formel, liaison des parties dans le tout qui les
commande, mais dont la fonction n’est pas envisagée. Ainsi se trouve unifiée,
dans les termes qui la traduisent, notre représentation du jeu. Elle s’est
constituée à partir du moment où, en latin, jocus (qui a donné notre mot
« jeu ») a supplanté ludus. Le jocus est le jeu-de-mots, le propos non sérieux,
la plaisanterie ; le ludus est proprement l’ « entraînement » sous toutes ses
formes : entraînement à l’étude (d’où ludus « classe, école ») ou
entraînement au combat, exercice militaire (d’où ludus « compétition ; jeu
du cirque »). Le remplacement de ludus par jocus qui a seul survécu,
consacre un changement d’attitude vis-à-vis de ces exercices et contours,
tombés désormais au rang de simples « jeux ».
Nous pouvons ainsi mesurer l’aire de cette représentation. Mais nous ne
sommes pas mieux renseignés sur sa nature. Nous apprenons seulement
ceci : le jeu est de plus en plus nettement spécifié comme distinct de la réalité,
comme « non sérieux ». Et cependant le jeu est bien aussi, à sa manière, une
réalité. Il faut donc que le jeu, séparé du réel et du quotidien par ses
conventions, ait sa propre réalité. Il y a bien en effet une réalité de jeu, tout
aussi spécifique, qui a ses lois, sa nécessité, sa logique, son code et jusqu’à
son langage. De quelle nature est cette réalité particulière, et dans quel
rapport avec l’autre, qu’elle exclut ?
Le jeu réalise, par l’intermédiaire des participants, une sorte de drame
complet, de forme généralement agonistique, consistant en une lutte pour la
possession d’objet, instrument ou symbole de victoire. Il se joue dans un
groupement fermé, équipe, cercle, club, troupe, classe, etc., dont il est la
raison d’être et qui est entièrement voué à son accomplissement. Entre les
membres de ce groupement, le lien du jeu peut être plus fort qu’une parenté
de sang ; il crée le sentiment très vif d’une communauté qui tire de lui sa
mission, son honneur, ses symboles ; les joueurs ont une personnalité de jeu,
souvent un déguisement. Tout cela aide à définir le type de réalité où se meut
le jeu : c’est une réalité mystique et qui emprunte au sacré quelques-uns de
ses caractères les plus apparents.
Cette conclusion rejoint celles que les sociologues déduisent des formes
actuelles du jeu. De nombreuses études sur l’origine et la signification de la
plupart de nos jeux y montrent des survivances, plus ou moins claires,
d’anciennes cérémonies sacrées, danses, luttes, mascarades. Le jeu de balle
dramatise d’anciens mythes de tribus. Dans les rondes et jeux d’enfants se
perpétuent des rites d’épousailles. Les jeux de hasard sont destinés à
consulter ou à influencer le sort. Tel jeu-partie laisse encore reconnaître le
souvenir de cultes agraires. La toupie est un ancien toton divinatoire, etc.
Partout apparaît ainsi une relation profonde entre le jeu et le sacré1. Et l’on
sera d’autant plus tenté d’identifier les deux essences que la passion du
joueur, qui le soustrait au monde réel, ressemble souvent à l’extase du fidèle
quand il est au contact du sacré ; c’est la même exaltation, le même
pathétique, une frénésie qui peut mener au meurtre ou au suicide.
Et cependant sous cette parenté certaine on discerne des différences
fondamentales, dont il faut mettre au jour les principales. Le sacré suppose
une réalité, celle du divin ; par le rite, le fidèle est introduit à un monde
distinct, plus réel que le vrai. Le jeu, au contraire, se sépare délibérément du
réel. On peut dire que le sacré est du sur-réel, le jeu, de l’extra-réel. – En
outre, l’opération sacrée a une fin pratique, qui est de rendre habitable le
monde terrestre, de repousser les forces hostiles, d’organiser la société, de
procurer subsistance ou victoire. Le jeu n’a en soi aucune destination
pratique ; son essence est dans sa gratuité même. Car on ne saurait attribuer
comme fin au jeu de provoquer les émotions qu’il suscite ; ces émotions ne
sont que des conséquences et qui n’intéressent pas la nature du phénomène.
– Enfin, dans le sacré, les règles très strictes de la cérémonie ont chacune et
en soi leur efficience ; elles doivent provoquer l’intervention de la divinité
par appel direct et en même temps permettre aux hommes de supporter sans
danger le contact terrible et maléfique du sacré. Dans le jeu, les règles ne
sont rien séparément et sont tout ensemble, ce qui montre bien leur propriété
structuralisante ; elles servent à délimiter le cadre spatial et temporel, les
« conventions », et en même temps elles constituent par elles-mêmes le jeu
entier. C’est pourquoi, au total, le sacré est tension et angoisse ; le jeu,
exaltation et délivrance.
Tout oppose donc le jeu au sacré. Et cependant tout l’y apparente aussi.
Dans cette relation dialectique gît sans doute leur vrai rapport. Ils ont en fait
une structure symétrique, mais oppose. Cette homologie définit le jeu et le
sacré par des trais communs et par une orientation contraire. Alors que le

1
Nous rencontrons ici, mais pour les contredire, quelques-uns des développements du livre, d’ailleurs
remarquable, de J. Huizinga, Homo Ludens. Versuch einer Bestimmung des Spielelements der Kultur
(Bâle, 1944). Les présentes réflexions étaient déjà élaborées quand nous avons connu cet ouvrage, où
nous n’aurions trouvé d’ailleurs que des arguments contre la thèse qu’il soutient. Huizinga annexe au
jeu absolument toute activité humaine soumise à des règles. On ne voit plus dès lors à quoi s’opposerait
le jeu ni, par suite, en quoi il consisterait. La question fondamentale des rapports du jeu et du sacré est
ainsi, à notre sens, entièrement faussée et c’est pourtant le cœur du problème. Il reste que Huizinga
éclaire l’analyse des grands phénomènes de la culture, en y montrant souvent de façon fort suggestive,
l’importance au moins des formes du jeu. [M. Roger Caillois, qui a pu lire notre article en manuscrit,
a eu l’obligeance de nous signaler une étude de lui (parue dans Confluences 10 (1946), pp. 66-77), où
il analyse et discute avec pénétration ce même ouvrage de J. Huizinga. Malgré la différence des points
de vue, ses remarques anticipent quelques-unes de nos conclusions quant aux relations du jeu et du
sacré.]
sacré élève l’homme au divin qui est un « donné » et qui est la source de
toute réalité, le jeu ramène sans danger le divin au niveau de l’homme et par
un ensemble de conventions, le lui rend immédiatement accessible. Le jeu
n’est donc au fond qu’une opération désacralisante. Le jeu est du sacré
inversé et les règles du jeu ne servent qu’à assurer cette inversion. Ceci
apparaîtra mieux si l’on montre en quoi consiste cette transmutation et
comment elle se réalise.
Dans le sacré réside l’efficience suprême, condition primordiale de
l’efficience humaine. Nos actes n’atteignent rien et demeurent à jamais vains
si leur pouvoir n’est garanti au préalable par la cérémonie où l’officiant les
a accomplis dans les formes prescrites, et a évoqué leur prototype divin. Or
la puissance de cette « acte » sacré réside précisément dans la conjonction
du mythe qui énonce l’histoire et du rite qui la reproduit. Si à ce schème nous
comparons celui du jeu, la différence apparaît essentielle : dans le jeu, seul
le « rite » survit, on ne conserve que la forme du drame sacré où toutes choses
sont chaque fois posées à nouveau. Mais on en a oublié ou aboli le « mythe »,
l’affabulation en paroles prégnantes qui confère aux actes leur sens et leur
vertu. Retranché de son mythe, le rite se réduit à un ensemble réglé d’actes
désormais inefficaces, à une reproduction inoffensive de la cérémonie, à un
pur « jeu ». De la lutte divine pour la possession du soleil, il reste un jeu de
balle où le joueur peut impunément – un tel dieu eut-il jamais privilège
pareil ? – s’emparer à son gré du disque solaire. Tel est le ludus.
Le jocus offre une structure pareille, mais retournée. Ce sont des paroles,
non plus des actes, qui constituent le jeu, mais des paroles qui n’ont que leur
vertu propre ; elles sont proférées « comme si » elles traduisaient une réalité,
mais sous cette convention, acceptée de tous les participants, qu’elles n’ont
en fait aucun contenu vrai. Le jocus est caractérisé par le caractère
délibérément fictif de la réalité à quoi il allude ; mais ce n’est pas une réalité
forgée, qui serait simple mensonge ; le mensonge suppose ou crée le même
type de réalité que la véracité, tandis que le jeu-de-paroles, l’histoire « pour
rire » renvoie à une réalité différente admise comme telle. Il apparaît alors
que, à l’inverse du ludus, et d’une manière symétrique, le jocus consiste en
un pur « mythe », auquel ne correspond nul « rite » qui lui donne prise sur la
réalité.
En somme nous tenons les éléments d’une définition du jeu comme
structure. Il prend origine dans le sacré dont il offre une image inversée et
brisée. Si le sacré peut se définir par l’unité consubstantielle du mythe et du
rite, on pourra dire qu’il y a jeu quand on n’accomplit qu’une moitié de
l’opération sacrée en traduisant le mythe seul en paroles ou le rite seul en
actes. On est ainsi hors de la sphère divine et humaine de l’efficient. Le jeu
ainsi compris aura deux variétés : jocique, quand le mythe est réduit à sa
propre teneur et séparé de son rite ; ludique, quand le rite est pratiqué pour
lui-même et séparé de son mythe. Sous ce double aspect, le jeu incarne
chacune des deux moitiés en lesquelles la cérémonie sacrée se trouve scindée.
En outre, le propre du jeu est de recomposer fictivement dans chacune de ses
deux formes, la moitié absente : dans le jeu de paroles, on fait comme si une
réalité de fait devait s’ensuivre ; dans le jeu corporel, on fait comme si une
réalité de raison le motivait. Cette fiction permet aux actes et paroles d’être
cohérents avec eux-mêmes, dans un monde autonome que des conventions
ont soustrait aux fatalités du réel.
Poussant plus loin, pour la vérifier, cette définition, on peut avancer
qu’elle fournit les conditions nécessaires et suffisantes pour la production de
tout jeu, pour convertir en jeu n’importe quelle activité réglée. De fait pour
qu’une telle activité se renverse en jeu, il faut et il suffit qu’on la considère
dans sa structure organisée en faisant abstraction de la fin « réelle » qu’elle
se propose : jeu, la justice avec son cérémonial et ses rites immuables si l’on
néglige la cause jugée ; jeu, la politique qui se déroule parmi tant de formes
et de règles, si l’on se désintéresse du gouvernement d’hommes ; jeu, la
poésie, agencement de formes arbitraires étroitement réglées, si l’on
dédaigne le sentiment exprimé ; jeu, le culte qui est la chose la mieux réglée,
si on le sépare des mythes qu’il actualise ; jeu, la guerre… etc. Toute
manifestation cohérente et réglée de la vie collective et individuelle est
transposable en jeu quand on en retranche la motivation de raison ou de fait
qui lui confère l’efficacité.
Peut-être sommes-nous en mesure de discerner à présent ce qui en nous
appelle le jeu et y trouve satisfaction. Le jeu comme structure renvoie sans
doute à une structure humaine qui, l’ayant modelé, s’y adapte. A le
considérer d’une vue très générale par rapport à l’homme, on remarque
d’abord que le jeu est liée à la prédominance de la vie subconscience dont il
est dès le premier âge une manifestation vitale. Précisément en ce qu’il libère
une activité spontanée, il correspond à un instinct profond. Quand l’enfant
acquiert la première notion du réel, quand il comprend que ce monde
« utile » est composé de dangers, d’illogismes et d’interdits, il trouve refuge
dans le jeu et compense ainsi l’effort épuisant que l’apprentissage de la
réalité impose à son esprit. Et à tout âge, qu’on s’y laisse aller ou qu’on le
recherche, le jeu signifie oubli de l’utile, abandon bienfaisant aux forces que
la vie réelle bride et meurtrit. Dans le jeu de groupe, c’est, par delà
l’inconscient individuel, un fort inconscient collectif qui trouve satisfaction.
Car l’activité de jeu, chez l’enfant, correspond à sa représentation native des
choses, qui est d’essence magique. Cette vision magique, que le monde vrai
déçoit à chaque instant et de plus en plus, est celle-là même que le jeu lui
permet de vivre : il peut s’identifier à n’importe qui, créer n’importe quoi,
briser le règne du possible et de l’impossible. D’un âge à l’autre, les prestiges
du jeu ne variant pas : suspension. La rigueur du fictif subvertit le réel. Il
suffit de devenir celui que le jeu exige et assumer les risques, prévus pour
qu’un monde satisfaisant et intelligible naisse de ses propres règles.
Il faut bien poser cette antinomie de l’esprit et du monde « vrai » pour que
se révèle l’authenticité de la vie de jeu et aussi sa fonction. Le jeu permet de
résoudre ou d’abolir ce conflit en lequel se résume la relation de la
conscience au monde. La conscience est condamnée à tâtonner
douloureusement dans un réel qu’elle ne peut vivre d’emblée ni assumer
complètement, car si elle parvient souvent à le modifier, elle n’est jamais en
état de le comprendre. Telle est sa fatalité. Pour se réaliser selon sa tendance
la plus profonde, la conscience doit s’irréaliser selon l’univers. Voilà où le
jeu intervient : il figure une des modalités les plus révélatrices de cette
irréalisation où aspire le subconscient, et c’est pourquoi jeu signifie libre
expansion. Ce n’en est pas le seul témoignage : l’imagination, le rêve, l’art
en sont d’autres. Mais le jeu, et lui seul, permet à la conscience de vivre son
irréalisation dans un monde qui lui est accordé et dans lequel l’irréalisation
est la loi.
Nous nous trouvons donc au point où rejoignent un besoin qui émane de
la conscience et une forme que propose le jeu. Le besoin de s’irréaliser
s’épanche dans cette structure donnée et complète. Il ne saurait trouver
ailleurs, dans le sacré par exemple, la même satisfaction, car le sacré a beau
être séparé, il n’en est pas moins coordonné à la vie réelle, qu’il commande ;
seul le sacré donne au réel sa réalité, sa consistance, et aux hommes le
pouvoir de l’aménager et de le gouverner. La distinction du sacré et du
profane ne recouvre donc nullement celle du jeu et du réel ; elle lui est
seulement parallèle. En ce qu’il ne conserve que la forme du sacré et la
projette hors de la réalité, le jeu s’assure à la fois la magie de l’irréel et la
consistance de l’humain, la joie de l’expansion libre et l’ordonnance de la
sécurité. Chacun peut alors, à la mesure de son imagination et de sa passion,
le valoriser à nouveau et même le resacraliser en fonction d’un mythe
personnel.

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