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Boutet Dominique. Le Roman de Renart est-il une épopée ?. In: Romania, tome 126 n°503-504, 2008. pp. 463-479;
doi : 10.3406/roma.2008.1441
http://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_2008_num_126_503_1441
Cependant il nous semble que cette question peut devenir une question
productive si on la prend non pas pour elle-même, mais comme une
hypothèse heuristique pour pénétrer dans l'écriture renardienne et
celle-ci à la lumière des théories générales sur l'épopée, et non des seules
relations avec la chanson de geste. C'est ce que nous nous proposons de
faire ici, après avoir sommairement rappelé l'état du problème qui
demande à être replacé dans un contexte large.
Pour notre Moyen Âge, la tradition des contes d'animaux est double
(même si la première a pu influer sur la seconde), et renvoie dans les deux
cas à la littérature universelle : une veine populaire, orale, recueillie par les
folkloristes à partir du xixe siècle (avec, en particulier, des contes répandus
dans l'Europe du Nord sur Tours et le loup), et une veine savante, latine,
héritière du recueil indien du Pantchatantra dont l'Occident a eu
commme on le sait, par l'intermédiaire de l'adaptation arabe d'Ibn
al-Muqafa, le Livre de Kalila et Dimna, introduit en Occident par le relais
de l'Espagne, et qui est Tune des sources de la branche I du Roman de
Renart puiqu'il est centré sur la cour du lion et sur les mauvais tours qu'un
chacal joue à ses compères.
Comme Ta montré Jean Batany, ces deux veines correspondent
à deux modèles 4 : une « forme parcellaire » (récits brefs
autonomes) et une « forme unitaire » (événements regroupés dans
des ensembles narratifs, avec généralement un récit-cadre), et J. Batany
constate que le premier modèle est généralement dépourvu d'idéologie
politique, alors que le second répond au contraire à un projet centré,
narrativement, sur la cour du roi (le lion, dans le Pantchatantra, Kalila et
Dimna et le Roman de Renart) et la rivalité, la lutte, entre deux courtisans
dont l'un, plus fin que l'autre, arrive à supplanter l'autre, défini comme
plus « lourd » et plus « naïf », dans le cur du monarque, voire à le
détruire physiquement. Jean Batany formule l'hypothèse générale que
« dès la plus haute antiquité, la tendance à regrouper les histoires
dans un ouvrage a pu être liée à la présence d'une idéologie politique,
tandis que la tendance parcellaire l'emportait là où cette idéologie était
atténuée ou occultée ». Les textes qui relèvent de la forme unitaire ont par
ailleurs souvent été caractérisés par la critique comme des « épopées
animales », relevant du genre épique par la conjonction de leur longueur,
de leur caractère souvent politique 5 et de l'utilisation de matériaux
épiques (guerre, haines privées, sièges, jugements en cour royale...), cette
28. Voir, par exemple, Alain Christol, « Lecture comique de mythes oubliés »,
dans Le Rire des Anciens, Paris, 1998, p. 21-31.
29. Burlesque et dérision dans les épopées de l'Occident médiéval, dir. Bernard
Guidot, Besançon, 1995.
30. Nicolo Pasero, « Niveaux de culture dans la chanson de geste », dans
Rapport introductif, Essor et fortune de la chanson de geste en Europe et dans l'Orient
latin, Modène, 1982, p. 14.
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mentant. Elle lie et ne peut être liée ; elle est glissante et on ne peut la tenir
[...]. Elle est douce et rusée, large et prête à épuiser le bien et à mélanger le
mal ». Scheidegger montre que l'enjeu du procès, pour les accusateurs,
n'est pas d'établir la vérité et de prononcer un jugement équitable, mais un
« désir de mort », le désir de détruire Renart : « les procès de Renart se
présentent comme une mise en scène qui, sous les atours d'une fiction qui
revêt les formes de la procédure juridique, met à l'épreuve des discours
contradictoires, comme une suite d'actes linguistiques qui interrogent le
rapport entre le réfèrent et la langue du roman. Plutôt que d'être judiciaire,
l'enjeu des procès renardiens est d'ordre sémiologique et littéraire » 32.
C'est là un enjeu qu'ignorent les trouvères épiques, le monde de l'épopée
étant, selon Lukacs, un monde plein, transparent, à la différence du genre
romanesque qui émerge lorsque la perception du monde commence à se
troubler.
Le motif de la transmission du message est également un motif épique,
et, ramené à un énoncé abstrait, il suit dans la branche I des traits
stéréotypés : un messager est envoyé par l'empereur à un vassal
récalcitrant pour le faire venir à la cour ou lui réclamer un tribut ; ce messager
subit un traitement infamant de la part du rebelle (barbe rasée, voir
meurtre) ; l'empereur réagit violemment à cette provocation. Ici, c'est le
second temps qui fait l'objet d'un traitement décalé, qui repose
entièrement sur le glissement vers l'isotopie animale : le messager est pris au piège
de sa propre gourmandise, manipulée par le langage de Renart. Une telle
déviation justifie l'expression d'épopée animale bien plus que lorsque la
queue du goupil apparaît sous son armure : c'est la nature même de
l'animal, l'instinct de la quête de nourriture, qui investit la structure épique
pour en abolir, ou en mettre entre parenthèses, les valeurs traditionnelles.
Mais cette séquence est aussi le lieu du déploiement de la ruse renardienne,
cette variété plaisante d'une métis qui avait toute sa place dans l'épopée
grecque. Ulysse n'était-il pas, comme Renart, maître en couleurs de
rhétorique (comme le reproche Noble à ce dernier 33) ? Comme Ulysse, Renart
joue sur le désir de son adversaire, et déploie la tromperie grâce aux
artifices du langage.
Le « Siège de Maupertuis » présente deux séquences intéressantes, qui
trouvent des échos dans l'épopée : les sarcasmes lancés par Renart du haut
de sa tour, et la sortie nocturne de Renart pour attacher ses ennemis aux
arbres par la queue. La première se rencontre dans des chansons de geste
comme la Chevalerie Ogier ou Jehan de Lanson, et l'on connaît la célébrité
réalité historique des sièges de forteresses, n'est pas sans évoquer celui de
personnages récurrents dans les chansons de geste, les enchanteurs
d'épopée : Fouchier dans Girart de Roussillon, Basin et Malaquin dans
Jehan de Lanson, et surtout Maugis, qui présente des liens étroits avec
Renart, en particulier comme agent de la dérision à l'égard du pouvoir
établi. Sylvie Roblin a rapproché leur activité de certains traits attribués à
Odhinn dans la mythologie Scandinave et à Varuna dans le panthéon
védique, et en particulier celui qui nous intéresse ici directement, le «
pouvoir du lien », mais aussi « le don de métamorphose », « la nature
trompeuse et redoutable » et la maîtrise de la magie, également caractéristiques
de Renart39.
Si l'on se souvient, de surcroît, que Loki a le pouvoir de se
métamorphoser en toute sorte d'animaux (saumon, jument...) et que la mythologie
Scandinave intègre des divinités zoomorphes comme le loup Fenrir, on
peut se demander si le burlesque et la « parodie épique » que l'on fait
ordinairement découler du principe de la double isotopie, humaine et
animale, qui caractérise le Roman de Renart, loin d'avoir pour but et pour
sens de jeter le ridicule sur les valeurs et sur l'écriture épiques, ne viseraient
pas au contraire à signaler un rapport étroit (d'affinité et non de
contestation) avec l'épopée en général, au-delà du cas particulier des chansons de
geste qui n'en sont qu'une variété spécifique.
Se fixer sur la chanson de geste revient en effet à rechercher des
correspondances avec l'épopée de type historique (le « modèle historique
médiéval » de Daniel Madelénat 40), qui relate, au moins en sa source
lointaine, un événement ou un type d'événement du passé qui a marqué la
mémoire collective ou peut servir à donner un sens au présent. Une
histoire d'animaux ne saurait prétendre relever d'un tel type. En revanche,
G. Dumézil écrivait que l'épopée « est en communication constante, dans
les deux sens, avec les contes » 41. Même s'il entendait le terme d'épopée
au sens large (les formes les plus anciennes de littérature narrative), il y a
là la voie d'un rapprochement possible. Selon Daniel Madelénat,
« l'épopée représente une civilisation, avec ses déterminations sociales et
politiques » 42 : une telle définition n'est pas incompatible avec des
branches de Renart comme les branches I ou Va, voire avec l'ensemble des
branches (à l'exception sans doute de branches epigonales proches des
fables ou des fabliaux). Le Roman de Renart se donne pour but de dire
quelque chose sur la nature humaine et sur les contradictions de la société,
43. Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. M. Zink, Paris, 1989 [Classiques Garnier],
v. 155-157.
44. Voir Xavier Kawa-Topor, « L'image du roi dans le Roman de Renart », dans
Cahiers de civilisation médiévale, t. 36 (1993), p. 263-280, ici p. 268.
45. D. Poirion, art. cit., p. 20.
46. Jean-Pierre Martin, « Histoire ou mythes : l'exemple de la chanson de
geste », dans L'épopée : mythe, histoire, société, Paris, 1996, p. 11 [Littérales, 19].
47. Jean-Marcel Paquette, « Définition du genre », introduction du volume
L'Epopée de la Typologie des sources du Moyen Age occidental (vol. A-VII.B.l),
Turnhout, 1988, p. 23.
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Dominique Boutet
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)